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l’érudition.
1
» Leur bêtise est érigée aujourd’hui comme un parapet (un garde-
fou ?) sur le gouffre de la connaissance.
L’homme avance comme Sisyphe poussant son rocher, il dégringole
inlassablement ce qu’il vient de gravir, aveuglé par l’immédiat bénéfice de la
progression de chaque pas. Si les contradictions des idées scientifiques
aboutissent à l’annihilation du savoir, ce n’est pas le néant qu’il faut retenir mais
que la continuité de la réflexion permet de s’extraire des certitudes. La
controverse permet de nourrir le débat et de maintenir vivant ce qui nous pousse
vers notre humanité.
Nous savons dans quelle mesure et pour quelle fin, la bêtise est nocive et
qu’elle est capable de rendre l’homme inhumain, barbare ou monstrueux ? Il est
bien possible comme l’indique Jean-François Mattei, que la barbarie se soit logée
au cœur même de notre civilisation « elle sait prendre son temps et mûrir son goût
du néant. La civilisation européenne n’a pas dissous la barbarie en conquérant de
lointaines steppes ou de nouveaux déserts, elle l’a introduite en son sein et l’a
laissé gagner par son propre processus de dissolution, irriguant de son sable les
déserts intérieurs.
2
»
Le dissensus, s’il est essentiel à la vie du débat, ne peut être, néanmoins,
considéré comme suffisant puisqu’il risquerait de nous enfermer dans une sphère
intellective sans lien avec le monde réel. Nous arrivons donc à légitimer la
nécessité de passer par l’étape de décision pour que l’éthicité de la réflexion
puisse être mesurable dans l’acte. Pour passer à l’action et que celle-ci soit
acceptable dans le sens commun, il est convenu que la décision soit aujourd’hui
consensuelle. Le consensus n’offre pas forcément les avantages que promettait
Habermas dans sa première étape de réflexion sur l’éthique de la discussion, il est
aussi aliéné aux limites humaines et fluctuantes de l’éthos. L’empathie solidaire
que prône Habermas, confrontée à ces limites de l’éthos, ne peut avoir de sens que
dans un monde où chacun adhère à cette logique. Utopie. Le monde vécu nous
montre à chaque seconde que les enjeux de la discussion ont raison de cette
solidarité et que se mettent en place des jeux de pouvoir. La rhétorique
aristotélicienne cède trop souvent la place à la sophistique car avoir raison de
l’altérité prend généralement le pas sur le partage des vérités. Les limites de
l’empathie solidaire nous renvoient inévitablement à son contraire : l’antipathie
individualiste dont la bêtise campe l’archétype et sur qui il faut compter dans le
monde vécu. L’hôpital est un terrain sensible pour la rencontre humaine et
réfléchir ensemble suppose l’expérience de la discussion pour laquelle aucun des
acteurs concernés n’a reçu d’enseignement.
Au cœur de l’institution hospitalière s’est construit un monde cloisonné,
où le « vivre ensemble » qu’Hanna Arendt a donné comme télos s’est transformé
rapidement en un « mal de vivre ensemble » où chaque catégorie barbarise l’autre
de telle sorte que le centre et l’objectif commun qui logiquement se trouve être la
personne soignée, justement, ne s’y retrouve plus. Oui, c’est bien de l’hôpital qu’il
s’agit et à tous les niveaux. Ce lieu destiné à l’intimité de la rencontre humaine
1
Guy de Maupassant, « Bouvard et Pécuchet », supplément du Gaulois, 6 avril 1881, in Gustave
Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues, Paris, GF Flammarion, 1999, p.
445.
2
. Jean-François Mattei, La barbarie intérieure, Paris, Puf, 2001, p. 47.