Que pèse le capital ? Cette question peut se lire de façon intransitive ou transitive, et nous demande d'envisager le capital au singulier, dans sa globalité et son unité. Il s'agit de quantifier sa place et son poids dans les processus de production économique et de reproduction sociale. Mais les différentes formes de capital sont-elles commensurables ? Que font les sciences sociales lorsqu'elles pèsent le capital ? S'agit-il d'en évaluer la place et le pouvoir explicatif, ou bien de construire un indicateur des transformations sociales et économiques ? Le capital est-il facteur ou vecteur de production économique et de reproduction sociale ? I) Le capital pèse lourd I - A) comme facteur de production Le poids du capital se mesure le plus couramment en économie par la part de sa rémunération dans le P.I.B. (doc.1). Lorsqu'on prend du recul en mesurant cette part en moyennes décennales pour lisser ses fluctuations conjoncturelles, en remontant jusqu'au milieu du siècle dernier, en comparant différents pays et en agrégeant ses formes financières, immobilières et professionnelles, on est frappé de sa relative stabilité. Il varie à l'intérieur d'un intervalle de 10 points de P.I.B., entre 23 % dans la France des années 2000 et 33 % dans l'Italie des années 1990 et 2000, relativement étroit au regard de la diversité des pays et des périodes de collecte de ces données. La microéconomie néoclassique rationalise cette invariance. Elle formalise l'analyse initialement conduite par J.B. Say dans son Traité d’Économie Politique (1803). En régime concurrentiel, le capital comme le travail sont rémunérés à hauteur de leur « service productif », de leur contribution à la production. En appliquant le raisonnement à la marge, la microéconomie en déduit que le poids unitaire de cette rémunération nous est donnée par la productivité marginale du capital. Le poids global de la rémunération du capital découle alors du volume de capital engagé et de sa productivité. Aussi on peut rendre compte de sa stabilité en considérant son imparfaite substituabilité au travail. Elle serait de nature technologique, le capital contribuant pour un tiers de l'activité productive, un peu moins quand on retranche sa dépréciation pour en estimer le poids net, comme dans les données compilées par M. Rognlie (Doc. 1). L'imparfaite substituabilité des facteurs de production se formalise par une fonction Cobb-Douglas Q(K, L) = AKαLβ, avec K le volume de capital, L le volume de travail, A une constante technologique, α et β les paramètres captant le poids respectif du capital et du travail dans la production. Si la répartition des richesses se fait de façon concurrentielle et pour α+β=1, la fonction de production Cobb-Douglas implique alors que la part du capital vaut : Q'K (K, L)K Aα K α-1 Lβ K = = α. Les données empiriques suggèrent alors une valeur 1/3 pour α. A K α Lβ Q(K, L) I - B) comme ressource valorisable, accumulable et convertible Le poids du capital se jauge également à l'observation des stratégies individuelles et collectives d'accumulation. Il faut alors englober dans cette pesée des formes non-économiques. Avec P. Bourdieu on peut ainsi considérer à côté du capital économique le capital social comme ensemble de ressources valorisables que procurent un réseau de relations, et le capital culturel comme ensemble de dispositions, de savoirs, de savoir-faire et de goûts valorisables. Le capital culturel peut d'ailleurs être approximativement soupesé par le niveau du diplôme. Les régressions économétriques permettent de mesurer le poids de ces différents éléments de capital sur l'accès à la création ou reprise d'entreprises, la propriété immobilière et la mobilité sociale (doc.2 et 4). Ainsi, la détention d'un capital immobilier double toutes choses égales par ailleurs la probabilité d'acquisition d'un capital professionnel, et réciproquement. La détention d'un diplôme au moins égal au C.A.P. a un effet du même ordre par comparaison avec un individu non-diplômé, ce qui corrobore l'approche du patrimoine et du niveau de diplôme comme deux formes, économique et culturelle, du capital. Leur poids tient notamment à la 1 transmission familiale. Ainsi, les dons augmentent toutes choses égales par ailleurs la probabilité de devenir propriétaire d'une résidence ou d'une entreprise, tandis que le facteur familial rend compte de plus de la moitié de la variance du niveau d'études. Les données du doc.4 sont formulées en termes d'écart-type, ce qui présente l'intérêt de rapporter à une commune unité de mesure et donc de pouvoir comparer le poids des différentes variables explicatives du facteur familial. On y mesure le poids prépondérant du niveau de diplôme des parents sur celui de l'enquêté, de la transmission familiale du capital culturel. La reproduction à l'école relève d'une part d'un facteur externe développé par R. Boudon (L'inégalité des chances, 1973) : l'agrégation des décisions individuelles d'orientation prises en rationalité limitée produit avec l'allongement des études une translation vers le haut des inégalités scolaires. P. Bourdieu et J;-C. Passeron mettent l'accent sur le facteur interne (La reproduction, 1970) : “l'école apprend aux poissons à nager”, c'est-à-dire qu'elle sanctionne des compétences et dispositions acquises largement au sein de la famille. B. Bernstein (Langage et classes sociales, 1971) souligne l'adéquation précoce des codes langagiers des enfants des classes supérieures aux normes véhiculées à l'école concernant notamment l'usage des pronoms et des connecteurs argumentatifs. Le poids de la transmission familiale du capital a imposé à la science économique de se départir de son individualisme originel. Les modèles intertemporels ont longtemps conçu l'épargne comme un arbitrage intertemporel entre le présent et le futur (I. Fisher, La théorie de l’intérêt, 1930), et plus spécifiquement sur le cycle de vie. Reconnaissant le poids du souci de transmission familiale du capital sur l'épargne (F. Modigliani & R. Berumberg, « Utility analysis and the consumption function: interpretation of cross-section data », 1954), G. Becker a incorporé l'altruisme à la fonction d'utilité de l'homo oeconomicus (A treatise on the family, 1981). La mesure du poids du capital sur les trajectoires individuelles a donc aussi pesé sur l'orientation des sciences sociales. I - C) comme contrainte : son caractère cumulatif creuse les inégalités et rend compte de la reproduction sociale Les agents économiques sont soumis à une contrainte de crédit. Le capital constitue un collatéral qui bien souvent conditionne l'accès au crédit. Ainsi, les taux des crédits aux microentreprises sont supérieurs de 1 à un point et demi aux taux des crédits aux grandes entreprises depuis l'éclatement de la crise des subprimes (doc.6). Il s'agit d'une prime de risque pesant sur les entreprises qui ont des effectifs, un chiffre d'affaires et surtout un bilan, et donc un actif comptable plus faible. En effet, la relation de crédit est soumise à des asymétries d'information. Le prêteur connaît ex ante moins bien que l'emprunteur sa capacité de remboursement et contrôle mal ex post les efforts de l'emprunteur pour honorer ses engagements. Le capital de l'emprunteur constitue alors une garantie. Aussi la prime de risque observable sur le doc. 6 ne donne qu'une estimation minimale du poids du capital comme contrainte économique. Comme la hausse du taux d'intérêt créditeur aggrave la sélection adverse et l'aléa moral, dans la mesure où les emprunteurs conscients de leur risque de défaut sont relativement moins sensibles au coût financier de l'emprunt, les prêteurs préfèrent plutôt restreindre le crédit aux mieux dotés en capital (J. Stiglitz & A. Weiss, “Credit rationing in Markets with Imperfect Information”, American Economic Review, 1981). Les agents sociaux sont soumis aux obligations qu'impose l'impératif d'accumulation du capital. Ainsi, dans le Béarn rural étudié par P. Bourdieu, le fils aîné bénéficie d'un droit exclusif sur l'exploitation familiale, mais il en est davantage le dépositaire que le détenteur. Il lui incombe d'accomplir les stratégies familiales d'accumulation notamment dans le choix d'une épouse dont l'apport en dot soit à la mesure du capital de sa propre famille. Le poids de cette contrainte de reproduction du capital se révèle particulièrement lourd avec l'industrialisation et l'urbanisation : les aînés ne peuvent profiter des opportunités de mobilité géographique et sociale dont se saisissent les cadets et leurs sœurs, et la dépréciation relative du capital agricole affaiblit leurs chances matrimoniales (Le bal des célibataires, 2002). Les partages sont des moments critiques de cette imbrication des trajectoires individuelles aux stratégies familiales de conservation et d'accumulation du capital (doc. 3). La reprise de la pâtisserie par le fils Pilon et les études de ses sœurs prennent sens au sein de la fratrie. C'est en partie parce que le capital professionnel est transmis au fils que les sœurs accumulent du capital scolaire, et réciproquement. C'est bien le poids DU capital et non la distinction de ses formes qui rend compte des devenirs individuels. L'approche ethnographique (doc.3) donne ainsi accès à l'unité du capital, qui est artificiellement fractionné en ses diverses formes par les variables économétriques (doc.2 et 4) Le poids du capital tient donc à sa contribution aux processus de production économique et de reproduction sociale. La mesure de ce poids permet d'appréhender les logiques d'accumulation qui sont à l'oeuvre non seulement dans la sphère économique de la production, mais aussi dans les champs sociaux. Cette pesanteur est une force dynamique de création de richesses mais aussi une force d'inertie. 2 II) La mesure du poids du capital pose des problèmes méthodologiques II - A) Les différents capitaux ne sont pas fongibles. L'agrégation de différentes formes du capital pour en mesurer le poids est une opération scientifique fructueuse, mais aussi problématique. Les différentes formes de capital ne sont pas interchangeables. Les équivalences établies par les Pilon sont des constructions sociales. Elles résultent de négociations, comme le rapporte lors d'un entretien Renée à propos de la conversion de capital économique en capital scolaire par la vente d'un moulin (doc.3). Cette conversion opère également un déplacement dans l'espace social qui selon P. Bourdieu est structuré non seulement par le volume global de capital mais aussi sa structure selon la part relative du capital économique et culturel (La distinction, 1979). Or la position dans l'espace social confère à l'agent un habitus, des représentations qui disposent à la conservation non seulement du volume des capitaux, mais de leur structure. On comprend alors les résistances du père de Renée à la vente du moulin. La conversion de capitaux présente également un enjeu symbolique. Le capital symbolique n'a pas de contenu spécifique, il n'est rien d'autre que la combinaison des différentes formes de capital, mais cette combinaison est une « configuration » relative à un champ. Ce serait une erreur économiciste de poser une équivalence entre le rendement locatif ou productif d'un moulin et celui d'études, car les termes de la comparaison sont inscrits dans un champ spécifique, formé ici par les familles originaires de Tournègue : une conversion qui paraît avantageuse à Renée peut induire pour son père une perte de capital d'autochtonie. La transmission de capitaux peut entraver leur conversion. Elle revêt une dimension identitaire qui oriente leur usage par le destinataire. Cette transmission est marquée par la tension du « keeping-while-giving ». A. Weiner (Inalienable possessions, 1992), partant du constat que le « hau » chez les Maoris est à la fois l'esprit de la chose donnée et du clan qui donne, montre que plus généralement le don n'aliène pas complètement la relation du donateur à la chose donnée. Une conséquence pourrait être la propension des capitaux à conserver leur forme spécifique après transmission dont témoignent certains résultats des régressions économétriques (doc.2 et 4). La détention de la résidence principale par les parents augmente toutes choses égales par ailleurs de près de moitié la probabilité d'achat de la résidence principale, mais a un effet moins significatif sur la probabilité de création et reprise d'entreprise. Symétriquement, avoir des parents détenteurs d'assurance-vie, et donc d'un capital financier, a un effet positif et statistiquement significatif sur l'acquisition d'entreprise, mais pas de la résidence principale. On retrouve cette symétrie à propos du nombre d'années d'études et du score de la profession (doc.4), mise en exergue par le choix de formuler les résultats de la régression en termes d'écart-type. Le nombre d'années des études des parents a un effet statistique plus fort sur le nombre d'années d'études des enquêtés que sur le score de leur profession ; et le score de la profession des parents a un effet statistique plus fort sur le score de la profession des enfants que sur leur nombre d'années d'études. Même la forme de capital la plus liquide, à savoir la monnaie, fait l'objet d'un marquage social qui en oriente les usages. L'analyse qualitative par V. Zelizer de La signification sociale de l’argent (1994) pointe ainsi que l'argent gagné de façon illégitime par les prostituées ou les délinquants est rapidement consommé, tandis que l'argent dépensé à la messe ou pour l'éducation des enfants est puisé dans les ressources légitimes que sont les prestations sociales et la rémunération d'activités professionnelles légales. L'analyse quantitative de l'influence des dons et héritages sur l'acquisition d'une entreprise et d'une résidence principale (doc.2) fait apparaître un marquage analogue. Les dons et héritages reçus par le conjoint favorisent toutes choses égales par ailleurs l'acquisition d'une résidence principale, mais pas celle d'une entreprise. II - B) Un poids fluctuant La microéconomie du producteur examine la détermination du poids du capital dans la combinaison productive par son coût, par le coût du travail et par la technologie de production. Ainsi, si le coût du capital diminue et que les facteurs de production sont substituables, le volume de capital mobilisé par le producteur augmente par effet substitution et par effet volume. L'effet substitution correspond plus précisément à la variation du poids relatif du capital. C'est alors l'élasticité de substitution des facteurs de production qui est déterminante. Si les facteurs de production sont complémentaires, le poids relatif du capital est insensible au coût des facteurs de production. Une forte élasticité de substitution avive en revanche cette sensibilité. 3 Cas où les facteurs de production sont complémentaires (technologie de type Leontieff) Cas où les facteurs de production sont substituables (technologie de type Cobb-Douglas) K K x I : combinaison productive initiale x S : effet substitution x F : combinaison productive finale xF xS xF xI xI L L Or le coût du capital connaît des variations différenciées selon les agents. Ainsi l'expansion monétaire consécutive à l'éclatement de la crise des subprimes fin 2008 s'est traduit par un effondrement du coût du capital plus marqué pour les grandes entreprises, dont le taux d'intérêt des crédits étant divisé par trois en moins d'un an, alors qu'il n'a été divisé que par deux pour les microentreprises (doc.6). Le poids du capital connaît donc des déterminants politiques, mais subit aussi les aléas des comportements financiers : mimétisme esprits animaux, renversement des conventions (cf. J. M. Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936). C'est ainsi en raison d'une brutale dégradation des anticipations que le coût du capital et son accumulation se sont effondrés en 2008. Ces fluctuations du poids et de la valeur des différents capitaux sont également documentées par la sociologie. La conversion du moulin en capital scolaire s'inscrit dans le contexte plus général de salarisation et de qualification de la population active : l'investissement en capital scolaire devient plus rentable, ce que perçoit mieux la génération de Renée (doc.3), y compris peut-être en termes symboliques. Les champs où se valorisent les capitaux connaissent des transformations, voire des révolutions, tels le déclin de la haute couture et la montée du prêt-à-porter dans le champ de la mode analysé par P. Bourdieu et Y. Delsaut (« Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975) : « Aux uns les stratégies de conservation qui visent à maintenir intact le capital accumulé (le "renom de qualité") contre les effets de la translation du champ et dont la réussite dépend évidemment de l'importance du capital détenu et aussi de l'aptitude de ses détenteurs, fondateurs et surtout héritiers, à gérer rationnellement la reconversion, toujours périlleuse, du capital symbolique en capital économique. Aux autres les stratégies de subversion, qui tendent à discréditer les détenteurs du plus fort capital de légitimité, à les renvoyer au classique et de là au déclassé, en mettant en question (au moins objectivement) leurs normes esthétiques, et à s'approprier leur clientèle présente ou, en tout cas, future, par des stratégies commerciales que les maisons de tradition ne peuvent se permettre sans compromettre leur image de prestige et d'exclusivité. » (p.8) Au vu des fluctuations et de la relativité du poids des multiples formes de capital, l'entreprise scientifique visant à en mesurer le poids agrégé paraît fragile. II - C) Les conditions sociales et historiques de la prise de poids du capital Ce n'est pas seulement les rapports d'équivalence entre différents capitaux mais la définition même d'un capital qui pèserait que l'on peut soumettre à la critique des variations sociales et historiques. L'analyse de M. Weber dissipe en quelque sorte l'ethnocentrisme implicite du présent atemporel de la question du sujet (doc.5). L'émergence d'un capital qu'on peut peser est relativement récente historiquement. Les termes de la description par M. Weber du capitaliste des origines le présentent comme une figure de la déviance : « son entrée en scène […] fut rarement pacifique […] heurté à la méfiance, parfois à la haine, surtout à l'indignation morale, […] « style nouveau » ». Il peut se ranger dans la catégorie de la rébellion si l'on suit la typologie dressée par R. Merton, avec des objectifs et des moyens qui tranchent avec les valeurs et normes de son temps (Eléments de théorie et de méthode sociologique, 1957). Le fait que le capital puisse peser est donc propre aux sociétés contemporaines, a rencontré et rencontre encore des résistances. M. Herskovits rapporte que les 4 bergers africains cherchent à posséder le plus de têtes de bétail possibles non par logique capitalistique puisqu'ils n'en tirent pas nécessairement de production, mais par prestige social (Anthropologie économique, 1952). Et pourtant l'étymologie suggère que ces « têtes » ont constitué une forme primitive du capital en Europe. Au moment où la bourgeoisie commençait à asseoir son poids social sur le capital, la noblesse stigmatisait l'accumulation et prônait la dépense, comme le relève N. Elias à propos du duc de La Rochefoucauld qui jette par la fenêtre la bourse que son fils lui rapporte pleine (La société de cour, 1969). Même à son apogée, le capitalisme et la bourgeoisie n'adhèrent pas complètement à la logique d'accumulation, comme en témoigne la consommation ostentatoire (T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899) Il faut alors envisager ce que pèse le capital de façon transitive et non plus intransitive, ce qu'il permet de soupeser et non plus seulement sa masse. III) Le capital soupèse. Son poids est un indicateur. III - A) Un indicateur des transformations du capitalisme Selon M. Weber, le capital ne pèse pas sur le capitalisme, son poids n'est que le reflet de la diffusion de l'esprit du capitalisme. Cette analyse renverse la dépendance de la superstructure à l'infrastructure par le marxisme qui met l'accumulation du capital au centre de l'explication du capitalisme, et influence en cela toutes les tentatives économiques et sociologiques de mesure du poids du capital. Pour M. Weber, le capital ne pèse guère que comme indicateur de l'avènement du capitalisme. Il n'en est pas le facteur mais le vecteur. Ce sont des « qualités éthiques bien déterminées », l'ascèse, le goût du travail, la perception de la richesse comme signe d'élection divine dans la doctrine protestante, qui pèsent véritablement. De nos jours le poids du capital et ses évolutions peuvent être interprétés comme des indicateurs de l'avènement d'un nouvel esprit du capitalisme (cf. L. Boltanski & E. Chiapello, 1999). Le premier esprit du capitalisme émane de la cité domestique et de la cité marchande, que reflète le poids du capital familial et des fondateurs d'entreprise. Le second esprit du capitalisme émane de la cité civique et de la cité industrielle, que reflètent la « scission entre propriété et gestion du capital » (cf. J. M. Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936, chap. XII) ou encore le poids du capital public. Depuis les années 1970 le capitalisme a incorporé la critique artiste et se légitime par un nouvel esprit émanant de la cité par projets. La montée du capital financier (doc.1) découle de cette nouvelle fluidité de la configuration du travail et du capital dans les entreprises. Les différentes formes de capital économique ont des déterminants spécifiques. Leur coût et les revenus qu'elles procurent n'évoluent pas de façon identique, ce qui rend compte de leurs variations dans le temps et l'espace. Les économies d'échelle, l'industrialisation puis la tertiarisation, la concentration des entreprises réduisent progressivement le poids du capital professionnel dans la réparation des revenus. La répartition des revenus en France est marquée depuis le milieu du XXème siècle par le doublement du poids du capital immobilier, ce qui peut en partie s'expliquer par la réorientation de la politique du logement de l'aide à la pierre à l'aide à la personne, dont G. Fack a montré qu'elle bénéficiait non aux locataires mais aux détenteurs de capital immobilier (« Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? L’incidence des aides au logement en France (1973-2002) », Economie et Statistique, 2005), et qui entretient la hausse du prix du logement et les plus-values immobilières. L'encadrement des marchés financiers puis leur libéralisation à partir des années 1980 se ressent sur l'évolution du poids du capital financier au Royaume-Uni, et sans doute en Australie, mais pas dans les autres pays. III - B) Un indicateur des transformations de la science économique Le capital est une notion économique à géométrie variable. La mesure de son poids est le reflet de son extension scientifique. C'est dans le Tableau économique (1758) de F. Quesnay qu'on en trouve une estimation originelle, sous la forme des avances « primitives » et des avances « annuelles ». Mais les avances n'ont pas de poids propre dans le processus de production, elles ne sont que l'adjuvant déclencheur de l'extraction de richesses qui sont en dernière instance fournies par la nature. Les économistes classiques font des capitalistes la classe motrice de l'enrichissement des nations imputé à l'épargne et à l'accumulation du capital. En même temps la théorie de la valeur travail s'applique au capital, qui n'est en dernier ressort que du travail incorporé (D. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817). Le poids de sa rémunération et sa valeur ne sont alors que le résultat de rapports sociaux. 5 C'est l'économie classique qui donne tout son poids au capital, désormais considéré comme un facteur de production à part entière auquel on incorpore la terre dans la fonction de production (J. B. Clark, Eléments fondamentaux de théorie économique, 1907). La querelle des deux Cambridge a contesté sans la renverser cette essentialisation du capital par la science économique. J. Robinson a ainsi mis en évidence la contradiction logique, la circularité d'une mesure monétaire du poids du capital, somme de machines d'âge différent, actualisée par un taux d'intérêt dont le niveau serait lui-même déterminé sur le marché des fonds prêtables, et donc égal à la productivité marginale du capital (« La fonction de production et la théorie du capital », Review of Economic Studies, 1953). Le taux d'intérêt serait alors à la fois un paramètre nécessaire au calcul du poids du capital et une variable ne pouvant être mesurée qu'en connaissant au préalable ce poids ! Au cours des dernières décennies, les sciences sociales ont abordé les compétences et les savoirs des individus comme du capital humain, à la suite de G. Becker. Le dossier documentaire s'inscrit dans cette perspective en articulant le capital scolaire aux autres formes de capitaux (doc.3 et 4). On peut s'interroger sur la pertinence de cette nouvelle extension du capital par la science économique, dans la mesure où l'individu ne peut pas liquider, convertir ce capital qui lui est incorporé. T. Piketty considère qu'au sens propre le capital humain ne peut renvoyer qu'à l'esclavagisme (Le capital au XXIème siècle, 2013). Le poids du capital et ses évolutions sont donc le reflet des révolutions de la science économique, et peutêtre d'une certaine fétichisation, naturalisation des rapports sociaux propres au capitalisme. III - C) Un indicateur des rapports sociaux Le capital (1864) n'est pas pour K. Marx un facteur, mais un rapport social de production. C'est l'exploitation capitaliste, l'extorcation de plus-value qui donnent du poids au capital. Le poids du capital est donc un symptôme de rapports de domination. Les analyses quantitative (doc. 2 et doc.4) comme qualitative (doc.3) en termes de capital relèvent d'ailleurs d'une sociologie de la reproduction des inégalités inspirée de P. Bourdieu. Le poids donné par cette sociologie de la domination au capital dans l'explication d'une large palette de comportements sociaux, depuis les goûts culinaires jusqu'aux choix politiques en passant par les pratiques culturelles, peut relever d'une approche « misérabiliste » (cf. C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire, 1989) déniant toute autonomie à la culture des classes populaires. Inversement, le refus d'une explication par les stratégies de reproduction et d'accumulation du capital peut relever d'une approche « populiste ». Il se pourrait que ce poids du capital soit à la fin du XXème siècle amoindri par la moyennisation, la mobilité sociale et l'affaiblissement des clivages de classe, au moins dans les représentations. (cf. R. Peterson & R. Kern, « Changing highbrow taste : from snob to omnivore », 1996 ; B. Lahire, La culture des individus, 2004). Les régressions économétriques (doc.2 et doc.4) en donnent d'ailleurs des indications : les facteurs autre que familiaux rendent compte tout de même de la moitié de la variance du nombre d'années d'études, et des deux tiers de la variance du score de la profession (doc.4). Le nombre d'enfants et le statut matrimonial qui sont largement indépendants du capital jouent de façon statistiquement significative sur l'accumulation du capital résidentiel et professionnel (doc.2). T. Piketty annonce pour le XXIème siècle un « retour des rentiers », et donc un alourdissement du capital, résultant de rapports sociaux à leur avantage avec la mondialisation, une plus grande tolérance des inégalités et une fiscalité moins progressive. 6