Revue du MAUSS N° 43 Du convivialisme comme volonté et comme

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La Découverte • M|A|U|S|S
R E V U E D U M A U S S N° 4 3
convivialisme
comme volonté
et comme
espérance
SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2014
Du
REVUE DU M|A|U|S|S
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N° 43
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PREMIER SEMESTRE 2014
Du convivialisme
comme volonté
et comme espérance
REVUE DU M|A|U|S|S
S E M E S T R I E L L E
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales
Indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou
idéologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de débat, œuvre au développement
d’une science sociale respectueuse de la pluralité de ses entrées (par l’anthropologie,
l’économie, la philosophie, la sociologie, l’histoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le
sillage de Marcel Mauss, d’assumer tous ses enjeux éthiques et politiques.
Directeur de la publication : Alain Caillé.
Rédacteur en chef : Philippe Chanial.
Secrétaire de rédaction, préparation de copie : Sylvie Malsan (Le Bord de l’eau Éditions).
Conseillers de la direction : Francesco Fistetti, François Flahault, François Gauthier,
Jacques T. Godbout, Ahmet Insel, Paolo Henrique Martins, Serge Latouche, Sylvain Pasquier,
Alain Policar, Elena Pulcini.
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Foucauld, Vincent Descombes, François Eymard-Duvernay, Mary Douglas (✝), Jean-Pierre
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Guillebaud, Philippe d’Iribarne, Stephen Kalberg, Bruno Latour, Claude Lefort (✝), Robert
Misrahi, Edgar Morin, Thierry Paquot, René Passet, Philippe Van Parijs, Annette Weiner (✝).
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Paradigme du don : Étienne Autant, Dominique Bourgeon, Mireille Chabal, Anne-Marie
Fixot, Pascal Lardelier, Jacques Lecomte, Paulo Henrique Martins, Henri Raynal, Dominique
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Philosophie : Jean-Michel Besnier, Stéphane Bornhausen, Marcel Hénaff, Michel Kaïl,
Philippe de Lara, Christian Lazzeri, Pascal Michon, Chantal Mouffe, Fabien Robertson.
Débats politiques : Cengiz Aktar, Antoine Bevort, Pierre Bitoun, Christophe Fourel, JeanClaude Michéa, Jean-Louis Prat, Jean-Paul Russier, Philippe Ryfman, Alfredo Salsano (✝),
Patrick Viveret.
Sociologie : Frank Adloff, Norbert Alter, Rigas Arvanitis, Yolande Bennarrosh, Olivier
Bobineau, Simon Borel, Denis Duclos, Vincent de Gauléjac, Françoise Gollain, Aldo
Haesler, Annie Jacob, Michel Lallement, Christian Laval, David Le Breton, Louis Moreau
de Bellaing, Pierre Prades, Ilana Silber, Roger Sue, Frédéric Vandenberghe, François Vatin.
Psychanalyse : Carina Basualdo, Elisabeth Conesa, Olivier Douville, Tereza Estarque,
Roland Gori.
Les manuscrits sont à adresser à : MAUSS, 3 avenue du Maine, 75015 Paris.
Revue à comité de lecture international,
publiée avec le concours du Centre national du Livre.
ISBN : 978-2-7071-7891-6
ISSN : 1247-4819
REVUE
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N°43
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PREMIER SEMESTRE 2014
Du convivialisme
comme volonté et comme espérance
Alain Caillé,
Philippe Chanial
5 Présentation
I. Du convivialisme comme volonté et comme espérance
A) Introductions générales au convivialisme
Patrick Viveret
Philippe Frémeaux
Bernard Perret
25 Les tâches d’un mouvement convivialiste
31 La lutte contre les inégalités, un objectif et une méthode
35 Transition écologique ou choc de la finitude ?
Elena Pulcini
41 Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste
convivialiste
Roland Gori
44 Mesure et démesure
Gus Massiah
47 Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
Marc Humbert
Paulo Henrique Martins
Ahmet Insel
63 Une indispensable offensive intellectuelle collective
75 La nature symbolique et les usages du « Bien vivre »
89 Des « transitions démocratiques » interminables
B) Qu'un monde plus convivial est possible,
souhaitable et nécessaire. Quelques exemples
Jacques Lecomte 99 Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
Claude Alphandéry 115 L’économie sociale et solidaire, vecteur du convivialisme
Jean-Louis Laville 117 Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire
Armand Hatchuel 127 Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir
responsable
Dominique Méda 132 Inverser la courbe du chômage ?
Jean-Baptiste de 137 Travailler dans une France convivialiste
Foucauld
François Flahault 141 Une école plus conviviale ?
Antoine Bevort 150 Démocratie, populisme et élitisme…
Anne-Marie Fixot 154 Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise
d’usage
Andrew Feenberg 169 Les données sur la nature entre rationalisation et passion
Sylvain Pasquier 181 Convivialisme et individualisme altruiste
Jean Baubérot 191 Une laïcité conviviale
Pierre-Olivier Monteil 203 Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivreensemble
Sylvie Gendreau 213 Création de formes convivialistes
Jacques Beaumier 216 Un mode de vie convivialiste à la montagne
C) Fondements théoriques, prolongements, accords et désaccords
François Flahault 221 La vie sociale comme fin en soi. Contribution
théorique au convivialisme
Francesco Fistetti 226 Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
Christian Lazzeri 247 Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste
Elena Pulcini 253 Quelques questions sur le convivialisme
François Fourquet 258 Un convivialisme mondial
Ahmet Insel 262 Le convivialisme vu de Turquie
Alain Caillé 269 Quelques réponses à…
Philippe Chanial 276 « Tous les droits pour tous… et par tous. »
Citoyenneté, solidarité sociale et société civile
dans un monde globalisé
Simon Borel 292 « Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un
numéro de la revue Multitudes
Thomas Coutrot 298 La bonne vie pour tous !
Alain Caillé 302 Fragments d’une politique convivialiste
(pour la France)
Eric Sartori 309 La religion de l'humanité de Fredéric Harrison.
Positivisme contre ploutonomie
II. Libre revue
Mark Anspach 327 Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don
Francesco Callegaro 337 Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet
inachevé des modernes
Jean-Michel Le Bot 357 Construction sociale et modes d'existence.
Une lecture de Bruno Latour
Mauro Magatti et 374 Le capitalisme de la valeur contextuelle.
Laura Gherardi
La perspective de la générativité
Nicolas Pinet 395 La politique des profanes. Formes d'action politique
et pratiques de citoyenneté des jeunes adultes
Bibliothèque 411
Résumés & abstracts 433
Liste des auteurs 457
Présentation
Alain Caillé et Philippe Chanial
En juin 2013, paraissait (au Bord de l’eau) un petit livre intitulé
Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance. Signé par
soixante-quatre intellectuels français ou étrangers (rejoints par une
cinquantaine d’autres depuis), il a déjà été traduit, au moins sous sa
forme abrégée, dans une dizaine de langues. Son premier mérite est
d’exister. Sa parution montre qu’avec de la volonté il est possible
de surmonter les clivages, trop nombreux et qui nous condamnent
à l’impuissance, qui séparent encore tous ceux qui, partout à
travers le monde, s’opposent pratiquement ou intellectuellement
au règne du néolibéralisme et du capitalisme rentier et spéculatif
en dessinant les contours d’un monde postnéolibéral. Ces auteurs
représentent à titre personnel des courants de pensée, des réseaux
associatifs, des réseaux de réseaux, etc., très variés. Pour en rester
à la France : l’Appel des appels, Attac, Dialogues en humanité,
Fair (le Forum pour d’autres indicateurs de richesse), les États
généraux du pouvoir citoyen, le Laboratoire de l’économie sociale
et solidaire, le Pacte civique, les revues ou magazines Alternatives
économiques, Multitudes, la Revue du MAUSS, une frange du
patronat alternatif, etc.
6
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Les accords de départ
Qu’est-ce qui a permis cette rencontre, puis une telle
convergence ? Un accord, explicite ou implicite, sur au moins six
points :
1. Tout d’abord, et c’est sans doute ce qui a été le plus déterminant,
un très fort sentiment d’urgence. La certitude qu’il ne nous reste
guère de temps pour tenter d’éviter, à la mesure de nos moyens et
ne fût-ce qu’à une chance pour cent ou mille, toute une série de
désastres : climatiques, environnementaux, économiques, sociaux,
guerriers, moraux ou culturels, etc. Face à ces périls, il faut à tout
prix surmonter les querelles de chapelle ou d’ego, les multiples
narcissismes de la petite ou moyenne différence, individuelle ou
organisationnelle.
2. La conviction qu’une partie de ces périls résulte de
l’hégémonie à la fois idéologique et matérielle exercée dans le
monde entier par un capitalisme rentier et spéculatif qui est devenu
l’ennemi principal de l’humanité et de la planète, parce qu’il opère et
représente une cristallisation paroxystique de la démesure (hubris)
et de la corruption.
3. Celle, encore, que la première raison de la toute-puissance
de ce capitalisme rentier et spéculatif est l’impuissance de tous
ceux qui en souffrent, et qui aspirent à un autre mode de vie, à bien
percevoir ce qu’ils ont en commun, à le nommer et à commencer
à donner une figure et une forme plausibles à leurs espérances. On
voit bien que, partout à travers le monde, les peuples se dressent,
non seulement contre la misère mais, d’abord et plus profondément,
contre la corruption des élites et des dominants. De la Puerta del
Sol à Maïdan, en passant par les places Tahrir ou Gezi, d’Alep
à Bangkok ou à Caracas, etc., c’est un irrésistible sentiment
d’indignation qui les pousse dans la rue, parfois avec un courage
inouï. La révolte, dira-t-on, ne suffit pas à faire une politique, et faute
d’une représentation partagée d’alternatives praticables, on retombe
vite dans les mêmes ornières. Les généraux succèdent aux généraux
et les mesures d’économie aux mesures d’économie. Et c’est vrai.
Pourtant, les idées ou les initiatives qui dessinent les contours d’un
autre monde sont légion : « La défense des droits de l’homme et de
la femme, du citoyen, du travailleur, du chômeur ou des enfants ;
l’économie sociale et solidaire avec toutes ses composantes : les
Présentation
7
coopératives de production ou de consommation, le mutualisme, le
commerce équitable, les monnaies parallèles ou complémentaires,
les systèmes d’échange local, les multiples associations d’entraide ;
l’économie de la contribution numérique (cf. Linux, Wikipedia,
etc.) ; la décroissance et le postdéveloppement ; les mouvements
slow food, slow town, slow science ; la revendication du buen vivir,
l’affirmation des droits de la nature et l’éloge de la Pachamama ;
l’altermondialisme, l’écologie politique et la démocratie radicale,
les Indignados, Occupy Wall Street ; la recherche d’indicateurs
de richesse alternatifs, les mouvements de la transformation
personnelle, de la sobriété volontaire, de l’abondance frugale, de
l’agrobiologie, du dialogue des civilisations, les théories du care,
les nouvelles pensées des communs, etc. » Imagine-t-on la force que
représenteraient tous ces courants si, d’une manière ou d’une autre,
ils parvenaient à s’opposer ensemble au néolibéralisme financier ?
Qu’est-ce qui y résisterait1 ?
4. La certitude que nous ne pourrons plus faire reposer l’adhésion
aux valeurs démocratiques – et, a fortiori, les universaliser en les
faisant partager par des pays ou des cultures qui y étaient ou y
sont encore rétifs ou éloignés – sur la perspective d’une croissance
indéfinie et significative du PIB et du pouvoir d’achat monétaire. La
croissance forte du PIB ne reviendra pas dans les pays riches, pour
des raisons structurelles, et il est donc vain d’en attendre, comme le
font encore tous les gouvernements occidentaux, les remèdes à tous
nos maux. Et d’autant plus vain, et dangereux, que si par miracle
ce remède se trouvait à nouveau à disposition, il engendrerait
d’autres catastrophes, écologiques celles-là. En tout état de cause,
la planète ne pourra pas survivre à une généralisation du mode de
vie occidental, de l’American way of life. Ce n’est pas demain mais
dès aujourd’hui qu’on commence, certains jours, à ne plus respirer
à Pékin ou à Séoul. Et même à Paris, tout récemment. Quoi qu’on
pense des bienfaits ou des méfaits intrinsèques de l’argent, de la
richesse monétaire et du PIB, il est clair que le monde postnéolibéral
qu’il nous faut inventer sera un monde postcroissantiste.
1. On trouvera un diagnostic particulièrement précis et lucide des limites et des
insuffisances actuelles de la généralisation et de l’internationalisation de ces luttes
dans l’article de Gus Massiah.
8
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
5. La certitude, également, que ce qui nous fait le plus
cruellement défaut pour commencer à construire pour de bon ce
monde postcroissantiste, ce ne sont pas tant les propositions et les
esquisses de solutions techniques, économiques, écologiques, etc.,
qu’une idéologie, ou une philosophie politique, comme on voudra,
suffisamment générale, partageable et partagée pour permettre de
penser la juste place de ces diverses propositions vues dans leur
cohérence. Les idéologies politiques dont nous sommes les héritiers :
libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme, que nous
combinons tous, chacun à notre façon, dans des proportions variables
(parfois avec des restes de traditions religieuses), ne nous permettent
plus de penser à la fois notre passé, la situation présente, les avenirs
possibles et le futur désirable, comme c’est le rôle des idéologies
politiques de le faire. Et c’est là une autre raison fondamentale de
notre impuissance à penser les voies d’un dépassement effectif du
néolibéralisme. Cet essoufflement théorique et idéologique.
Qu’est-ce qui rend ces quatre idéologies de la modernité
aujourd’hui, sinon caduques, à tout le moins insuffisantes ? Deux
choses, probablement. La première est que, aussi universalistes
ou cosmopolistes qu’elles aient pu se penser ou se vouloir en
principe, elles ont toujours en réalité pensé l’émancipation qu’elles
promettaient dans le cadre des États-nation. Qu’il faut bien se
garder de trop vite enterrer, mais qui ne sont pas ou plus à l’échelle
des problèmes désormais clairement mondiaux qui se posent à
nous. La seconde raison, encore plus fondamentale, est que toutes
quatre partageaient la conviction que le problème fondamental de
l’humanité est celui de la rareté matérielle. Ou, encore, que les
humains sont avant tout des êtres de besoin (matériel). Or si tel est le
cas, alors il faut en déduire que le problème numéro un de l’humanité
est le problème économique et qu’il est donc naturel que toutes les
sociétés, les États et les gouvernements actuels subordonnent toute
la vie sociale à la quête de l’efficacité économique et à la croissance
du PIB. Ce n’est donc pas de ce côté-là qu’il faut chercher secours
pour penser une société postcroissantiste2.
2. C’est sans doute ici que je (A. C.) sollicite le plus l’opinion de mes amis très
au-delà de ce qu’ils ont explicitement exprimé, mais aucun d’entre eux, non plus,
n’a émis de critique vis-à-vis des idées formulées dans ce cinquième point et que je
développais dans Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’eau, Lormont,
2012.
Présentation
9
6. La certitude, enfin, que le seul espoir d’échapper de manière
civilisée à toutes les menaces qui nous assaillent est d’approfondir
et de radicaliser l’idéal démocratique. Vaste programme, à
l’évidence exigeant et compliqué, dès lors qu’il est clair qu’il
ne pourra s’identifier ni à la promesse de l’opulence matérielle
pour tous, puisque c’est une société postcroissantiste qu’il s’agit
d’édifier, ni à la multiplication indéfinie des droits pour tous,
puisqu’il s’agit de lutter contre la démesure3. Il faudra bien limiter
au moins le « droit » à l’enrichissement sans limites. Mais il
serait trop facile de laisser entendre que l’hubris n’atteint que les
méchants capitalistes ou les dominants du moment, et qu’elle ne
menacerait pas les hommes et les femmes ordinaires, qui seraient
miraculeusement immunisés contre elle. Contre les ravages de
l’aspiration à la toute-puissance, il faudra bien équilibrer les
nouveaux droits à conquérir par des devoirs et des interdictions.
C’est donc d’une autre manière, et dans un autre registre que celui
de la multiplication indéfinie des biens, des services et des droits,
qu’il faut penser la réalisation de l’idéal démocratique. La direction
générale à suivre est probablement la suivante : là où les idéologies
politiques héritées plaçaient leurs espoirs les unes dans le Marché,
les autres dans l’État, l’idéologie politique postcroissantiste à
venir, le convivialisme, donc, si ce nom s’impose, les placera
dans la Société elle-même, dans l’infinie myriade des actions
entreprises en commun par les citoyens, les femmes et les hommes
assemblés à de multiples fins, dans les associations si l’on veut
et, plus généralement, dans la société civile auto-organisée. Ou,
mieux, dans ce que Patrick Viveret nomme très justement la société
3. Sur cette question de la place de la demande de droits, sur leur nécessité et
leur légitimité, d’une part, mais aussi sur leurs limites possibles, on lira ici même le
remarquable article de Philippe Chanial, et aussi, celui, déjà cité, de Gus Massiah. Pour
ce garder de tout idéalisme en la matière et se convaincre de la difficulté de défendre et
de généraliser l’idéal démocratique dans sa formulation actuelle, on lira, dans la version
numérique de ce numéro, le premier article d’Ahmet Insel qui décrit admirablement
la situation, majoritaire dans le monde, de toutes ces sociétés (dont la Turquie est
un excellent exemple), mi-dictatoriales mi-démocratiques, qui n’en finissent pas de
commencer et de recommencer sans cesse leur supposée « transition démocratique ».
On peut imaginer que la transition vers une démocratie postcroissantiste sera encore
plus difficile à réaliser. Mais peut-être est-ce le contraire qui est vrai. L’idéal central
de la démocratie convivialiste est la lutte contre les inégalités insupportables et contre
la corruption. N’y a-t-il pas là un mot d’ordre aisément universalisable et dont la mise
en œuvre tend par elle-même vers la démocratie ?
10
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
civique. C’est dans cette perspective qu’il conviendra de penser
un nouvel équilibre à trouver des droits et des devoirs.
Les accords établis dans le Manifeste convialiste
La rédaction du Manifeste a résulté d’une petite dizaine de
réunions, étonnamment amicales et constructives, suivies de
multiples échanges par internet qui ont permis de préciser nombre
de points, de nuancer certaines formulations ou, au contraire, d’en
durcir d’autres. La formulation la plus centrale, celle en tout cas qui
a suscité le plus d’échanges et dont il est possible de dire qu’elle
représente pour cela le point d’équilibrage du groupe, est celle
qui présente le convivialisme comme la pensée ou la recherche
« d’un art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation
et la coopération, et permette de s’opposer sans se massacrer, en
prenant soin des autres et de la Nature ». Une première formulation
le présentait à peu près, et plus sèchement, comme une philosophie
du vivre-ensemble permettant de s’opposer sans se massacrer4. Mais
pourquoi s’opposer, objectaient les uns ? D’autres, au contraire,
auraient volontiers davantage insisté sur le conflit.
Il n’y a guère eu de discussion, en revanche, sur la liste des cinq
questions centrales et des quatre principes de base du convivialisme.
Cinq questions : « La question morale : qu’est-il permis aux
individus d’espérer et que doivent-ils s’interdire ? La question
politique : quelles sont les communautés politiques légitimes ? La
question écologique : que nous est-il permis de prendre à la nature
et que devons-nous lui rendre ? La question économique : quelle
quantité de richesse matérielle nous est-il permis de produire, et
comment, pour rester en accord avec les réponses données aux
questions morale, politique et écologique ? Libre à chacun d’ajouter
à ces quatre questions, ou pas, celle du rapport à la surnature ou à
l’invisible : la question religieuse ou spirituelle. » Ou, dit autrement,
la question du sens.
4. « S’opposer sans se massacrer », la formule est de Marcel Mauss, dans l’Essai
sur le don. Et il ajoutait : « … et se donner sans se sacrifier ».
Présentation
11
Le Manifeste précise que la seule politique légitime est celle
qui s’inspire d’un principe de commune humanité, de commune
socialité, d’individuation et d’opposition maîtrisée.
« Principe de commune humanité : par-delà les différences de
couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion
ou de richesse, de sexe ou d’orientation sexuelle, il n’y a qu’une
seule humanité, qui doit être respectée en la personne de chacun
de ses membres.
Principe de commune socialité : les êtres humains sont des
êtres sociaux pour lesquels la plus grande richesse est la richesse
de leurs rapports sociaux.
Principe d’individuation : dans le respect de ces deux premiers
principes, la politique légitime est celle qui permet à chacun
d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en
développant ses capabilités, sa puissance d’être et d’agir sans nuire
à celle des autres, dans la perspective d’une égale liberté.
Principe d’opposition maîtrisée : parce que chacun a vocation à
manifester son individualité singulière, il est naturel que les humains
puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi
longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune
socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice. La
politique bonne est donc elle qui permet aux êtres humains de se
différencier en acceptant et en maîtrisant le conflit. »
Ce qui contredit au premier chef à ces quatre principes, et qui
empêche du même coup de trouver réponse aux cinq questions
principales du vivre-ensemble, c’est le cercle vicieux qui relie, à des
degrés plus ou moins forts de proximité et de connivence, l’hubris,
la corruption, l’explosion des inégalités, le capitalisme rentier et
spéculatif, les paradis fiscaux et le crime organisé.
Face à cela, le mot d’ordre le plus aisément universalisable
est celui de la lutte contre la corruption et les inégalités, dont la
traduction la plus concrète est l’instauration conjointe d’un principe
de revenu minimum et de revenu maximum. Aucune communauté
politique ne peut être considérée comme légitime si elle viole les
principes de commune humanité et de commune socialité en laissant
des couches plus ou moins importantes de la population sombrer
dans l’abjection de la misère ou, à l’opposé, de l’extrême richesse.
Sur quelles armes un mouvement convivialiste pourrait-il
compter pour affronter les ennemis redoutables mentionnés à
12
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
l’instant ? L’arme première, celle qui est déjà à l’œuvre partout mais
trop épisodiquement, sera le sentiment d’indignation. Mais il ne
permettra d’avancer véritablement que, si dans tous les endroits où il
explose et se manifeste, il s’accompagne de la conscience explicite
de la communauté des luttes comparables menées partout à travers
le monde, dans tous les pays et dans tous les types d’activité. Le but
premier du Manifeste convivialiste est de proposer un symbole, un
signifiant commun permettant, s’il « prend », de les nommer et de
se dire. Bien sûr, pour cristalliser, ces révoltes devront déboucher
sur tout un ensemble de dispositions juridiques et politiques5, mais
rien ne se fera dans cette direction qui ne soit précédé d’énormes
mouvements de l’opinion publique et de la mobilisation de
larges masses. La honte, aussi, parce qu’elle est le corollaire de
l’indignation, aura aussi son rôle à jouer. Et peut-être, au bout du
compte, le plus décisif. Ce sentiment qu’il y a des choses qui ne se
font pas parce qu’elles violent la commune humanité, la commune
socialité, la common decency.
Aucune mutation historique, aucune évolution, aucune
révolution politique, sociale ou religieuse n’a été possible, en effet,
sans que des membres des couches dominantes ne rallient la cause
des dominés en sacrifiant leurs intérêts immédiats, matériels, de
pouvoir ou de prestige, à des intérêts supérieurs, les intérêts de
commune humanité et de commune socialité. Ou, plus simplement,
l’intérêt de pouvoir se regarder dans la glace sans détourner le
regard. Peut-être, avant même de songer à pouvoir imposer quelque
dispositif légal que ce soit, un mouvement convivialiste en voie
d’internationalisation pourrait-il définir un seuil au-delà duquel
l’extrême richesse lui semble moralement indéfendable. Nul ne
peut exclure que nombre de ceux qui bénéficient actuellement (ou
croient bénéficier) de cette extrême richesse y renonceraient alors
d’eux-mêmes et que ce mouvement fasse boule de neige6.
5. Voir, en ce sens, la critique du Manifeste par Christian Lazzeri.
6. Bien sûr, certains de nos amis sont restés sceptiques, comme le seront sûrement
nombre de nos lecteurs, face à cet appel à l’indignation morale. À titre d’exemple de
la puissance potentielle de cette arme, on peut rappeler la non-violence de Gandhi,
ou ce fait étonnant rapporté par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : pas un
Juif danois n’a été déporté sous l’occupation nazie malgré les demandes incessantes
de Berlin, auxquelles les Danois répondaient calmement : Impossible, ça ne se fait pas
chez nous. À tel point que les autorités nazies locales n’osaient pas insister.
Présentation
13
Mais à quel niveau fixer la barre qui sépare la pauvreté de la
misère, la richesse admissible de l’extrême richesse, inadmissible ?
Sous quelle forme, selon quelles modalités instaurer revenus
minimum et maximum ? Cela dépend, évidemment, des situations
locales, et de débats citoyens à mener. Pour que la question puisse
être posée, il faudrait que les principes et les analyses présentés
dans le Manifeste commencent à trouver des représentants chez
les acteurs de la vie politique. Nous sommes loin d’en être là. Le
travail à faire, pour l’instant, est un travail de conquête de l’opinion,
un travail d’hégémonie, au sens où l’entendait Gramsci. Et, avant
même que la question politique puisse être soulevée, il faut être
sûr que les thèmes convivialistes trouvent écho auprès de la société
civique, puisque rien ne se fera sans elle.
Sur ce numéro
Un an après la publication du Manifeste convivialiste, le présent
numéro du MAUSS se propose de faire le point sur les questions qu’il
soulève, les avancées qu’il permet et les obstacles qu’il rencontre.
Comme de très nombreux auteurs sont ici réunis, qui voient chacun
le convivialisme sous un angle spécifique, et comme il ne saurait
être question de prétendre synthétiser leur propos, contrairement aux
habitudes de la Revue du Mauss on ne tentera pas de donner un aperçu
un peu détaillé de chaque article ni d’indiquer la voie ou la vision
générales qui semble s’en dégager, puisqu’il appartient à chacun d’en
tirer les leçons qui lui semblent les plus pertinentes. Le mieux est de
laisser le lecteur cheminer à sa guise. Munissons-le simplement de
quelques indications sommaires pour lui faciliter cette randonnée.
Introductions générales au convivialisme
Dans une première partie, introductive, on trouvera trois
lectures ou interprétations générales, très complémentaires, du
convivialisme, respectivement par Marc Humbert, Elena Pulcini et
Patrick Viveret. Paulo Henrique Martins en décrit les harmoniques
avec le projet bolivien du bien vivir. Philippe Frémeaux, en
s’appuyant notamment sur le livre important de Richard Wilkinson
et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, montre
14
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
pourquoi le projet de bâtir des sociétés moins inégalitaires ne se
recommande pas seulement pour des raisons morales. C’est qu’à
ressources matérielles égales on y vit nettement mieux et plus
agréablement, et cela est vrai aussi pour les plus riches et les mieux
lotis qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont perdants, eux
aussi, au jeu de la course à l’inégalité. En croisant ces analyses avec
d’autres qui mesurent la corrélation entre sentiment de confiance et
état de bien-être, on arriverait facilement à la conclusion qu’on peut
vivre deux fois mieux, à niveau de ressources matérielles égales,
selon que le contexte social est plus ou moins égalitaire (ce qui ne
vaut pas dire égalitariste) et confiant, ou, au contraire, marqué par
de fortes inégalités et par un climat de défiance générale7.
Roland Gori et Bernard Perret touchent, quant à eux, aux trois
questions cruciales dont le caractère de plus en plus pressant justifie
la démarche convivialiste : la question de la finitude, celle de la
démesure et celle de la mesure. À des degrés de conscience plus ou
moins avancés, nous sommes tous en train de découvrir l’inexorable
finitude de notre monde dont les ressources ne sont pas infinies et
exploitables à merci. Et cette finitude se fera sentir d’autant plus vite
et implacablement que l’humanité restera en proie à la démesure
(hubris), à une volonté de toute-puissance. Face à ce double défi, la
démarche convivialiste consiste en une recherche de la juste mesure.
Mais quelle place, dans cette optique, accorder aux instruments
de mesure ? Il y a là un dilemme, crucial et complexe, à affronter
en toute lucidité. D’une part, en effet, il va nous falloir apprendre
à faire les comptes, à compter avec toujours plus de précision les
ressources dont nous disposons encore, l’eau non polluée, l’air
respirable, la terre féconde disponible, les matières premières encore
utilisables, etc. D’autre part, nous voyons bien comment toutes les
politiques de gestion par le chiffre, le néomanagement avec son
cortège de reportings et de benchmarkings, se présentent comme
7. Dans un article récent (« How Inequality hollows out the soul », International
New York Times, 3 février 2014, p. 8), Ronald Wilkinson et Kate Pickett font état
de nouvelles données qui montrent ou confirment comment, à système médical
et enregistrements statistiques équivalents, les maladies mentales, schizophrénie,
dépression ou narcissisme, sont trois fois plus fréquentes dans les pays très inégalitaires
(États-Unis, par exemple) que dans ceux qui sont plus égalitaires (Allemagne ou Japon,
par exemple) et comment ceci est lié à l’inquiétude statutaire, étroitement corrélée à
l’accroissement des inégalités.
Présentation
15
le bras séculier du capitalisme rentier et spéculatif et produisent un
effet à la fois de sidération et d’assujettissement de tous ceux qui
tentent de lui résister au nom d’autres logiques et d’autres idéaux.
À la politique par les chiffres, conclut Roland Gori, il faut opposer
celle de la parole : « Il nous faut réapprendre, écrit-il, à vivre et
penser dans la contradiction, irréconciliés peut-être, mais refusant
l’humiliation des crimes de la logique et du calcul, avides des paroles
d’autrui sans lesquelles il n’y a pas davantage de démocratie que de
subjectivité authentique8. » Gus Massiah, enfin, dresse un inventaire
très complet de toutes les voies alternatives au néolibéralisme qui
s’expriment dans les forums sociaux mondiaux. À compléter par
la lecture de l’article d’Ahmet Insel, déjà mentionné.
Qu’un monde plus convivial est possible, souhaitable
et nécessaire. Quelques exemples
Dans la deuxième partie, on examine les sujets ou les secteurs plus
particuliers dans lesquels une démarche convivialiste est susceptible
de se révéler particulièrement bienvenue ou éclairante. Avant de
les détailler, il faut se convaincre qu’une telle démarche n’est en
rien de l’ordre du vœu pieux ou de l’idéalisme stérile. Jacques
Lecomte renvoie pour le montrer à un important matériau empirique
qui atteste que le convivialisme, c’est-à-dire l’attitude confiante et
coopérative, « existe », que « ça marche », que ce soit en matière
d’enseignement, de politique pénale ou de gestion des entreprises,
par exemple. Diagnostic amplement confirmé par François Flahault
en ce qui concerne l’école, et généralisé par Pierre-Olivier Monteil
qui identifie le convivialisme à une politique de la confiance.
Claude Alphandéry et Jean-Louis Laville dégagent les harmoniques
possibles entre convivialisme et économie sociale et solidaire. Le
développement de l’économie sociale et solidaire (ESS) représente
une partie de la réponse au problème du chômage de masse qui
tend à devenir structurel, même si sa visée excède de beaucoup ce
problème. Mais, au-delà de l’ESS, quels remèdes rechercher ? Pour
8. Sur ce sujet, parmi une très vaste littérature, voir le tout dernier livre publié aux
éditions Mille et une nuits, sous la direction de Barbara Cassin, Derrière les grilles.
Sortons du tout-évaluation. Voir également Vincent de Gaulejac, La Recherche malade
du management, Quae, Paris, 2012.
16
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Dominique Méda, ils passent nécessairement par une réduction
du temps de travail. Jean-Baptiste de Foucauld suggère pour sa
part toute une série de mesures qui convergeraient vers un Pacte
civique pour l’emploi auquel les citoyens, les diverses organisations
qui structurent la vie économique et sociale, et les responsables
politiques (seraient) invités à adhérer. L’inspiration commune, en
arrière-plan de ces deux approches à la tonalité bien différente, est
l’appel à une politique du temps et, plus spécifiquement peut-être, à
une politique du temps choisi, permettant le plus possible à chacun
d’arbitrer entre plus de revenu monétaire et plus de subordination
salariale, ou moins de revenu monétaire mais plus de liberté (ou
moins de subordination). Mais rien ne se fera véritablement si,
au-delà de l’indispensable critique du néomanagement, on n’appelle
pas à une réforme de la gestion et à une refondation de l’entreprise.
On lira, en ce sens, l’éclairante mise au point d’Armand Hatchuel
sur l’idée même de gestion.
Cinq contributions éclairent, ensuite, certaines des voies d’un
approfondissement nécessaire de l’expérience et de l’exigence
démocratiques. Antoine Bevort appelle à ne pas se laisser intimider
par les supposées menaces de populisme et à faire confiance à
une logique de démocratie radicale9. Anne-Marie Fixot montre
comment, pour surmonter l’échec des politiques de la ville et des
appels incantatoires à la participation des habitants, il faut instaurer
en matière d’urbanisme, en complément des maîtrises d’œuvre
et d’ouvrage, une « maîtrise des usages » qui suppose que les
citoyens intéressés ne soient pas seulement informés ou consultés
épisodiquement (quand ils le sont…) mais équipés d’une expertise
suffisante pour pouvoir effectivement faire valoir leur point de vue.
Comme dans les conférences de consensus10.
Voilà qui pose la question des rapports et de la frontière entre
la sphère de la technique et de l’expertise, d’une part, celle de la
citoyenneté et de la délibération démocratique, de l’autre.
9. Deux livres parus depuis la rédaction de son article viennent à l’appui de son
propos : David Van Reybrouck, Contre les élections, Babel, Paris, 2014 ; et Olivier
Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Seuil, « Liber »,
Paris, 2014.
10. On revient sur l’opposition possible entre ces deux conceptions dans l’article
d’Alain Caillé, « Fragments d’une politique convivialiste ». Voir infra.
Présentation
17
Le grand intérêt de l’article d’Andrew Feenberg, un des principaux
philosophes de la technique contemporains, est de montrer comment
le pouvoir de la technocratie repose sur la certitude qu’il existe une
sphère de la technique socialement et axiologiquement neutre, et
donc indiscutable par le profane. Ce qu’Andrew Feenberg nomme
théorie critique de la technologie, ou constructivisme critique
soutient, au contraire, que « la technique présente un biais inhérent…
autrement dit, qu’elle n’est ni universelle ni neutre par rapport aux
valeurs ». C’est par ce biais que le débat démocratique peut et doit
s’emparer également des questions techniques et manifester ainsi
une agence, une capacité d’agir technique.
Mais pour que des citoyens s’emparent des questions
urbanistiques ou techniques, encore faut-il… qu’il y ait des citoyens,
intéressés par le bien commun et la chose publique. Est-ce toujours
le cas ? L’individu ne s’est-il pas substitué au citoyen ? Sylvain
Pasquier nous rassure en dégageant les traits d’un individu altruiste
en passe de devenir le fer de lance actif du convivialisme. Un
individu altruiste qui sera peut-être, plus généralement, le militant
de cette laïcité conviviale que dépeint Jean Baubérot, une laïcité
non pas exclusive et de combat, mais inclusive et réconciliatrice.
Sylvie Gendreau, enfin, dans un tout autre champ, décrit une
expérience artistique convivialiste prise par elle. Espérons que ce
soit là le début d’une foule d’initiatives comparables, car il est clair
que le convivialisme n’aura aucune chance de succès s’il ne sait
pas parler au plus grand nombre, et cela ne se fera pas à travers
des concepts, comme on le fait ici puisque nous sommes entre
intellectuels, mais à travers des récits, des sons et des images. Le
convivialisme sera, entre autres mais notamment, artistique, ou il
ne sera pas. Mais pourquoi dire « il sera » ? N’est-il pas un peu
partout et toujours déjà là, comme le montre Jacques Beaumier, en
termes étonnamment simples et parlants, à partir de son expérience
montagnarde ?
Fondements théoriques, prolongements,
accords et désaccords
La troisième partie propose à la fois des pistes d’approfondissement
théorique et un ensemble de discussions.
18
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Approfondissements théoriques avec un second article de
François Flahault posant fermement que la vie sociale doit
être considérée comme une fin en soi – proposition lourde
d’implications –, ou avec la réflexion très dense menée par le
philosophe italien Francesco Fistetti qui aboutit à la conclusion
que la perspective convivialiste est la seule capable de nous faire
passer du stade politique actuel, que l’on peut qualifier avec Colin
Crouch, de postdémocratique, à une démocratie cosmopolitique11.
@Philippe Chanial, pour sa part, analyse de façon très serrée la
question tout à fait centrale de la place à accorder à la demande
des droits en vue d’une synthèse souhaitable, dans une perspective
d’autolimitation, des trois séries de droits hérités – les droits civils
du libéralisme, les droits politiques du républicanisme et les droits
sociaux de la social-démocratie – et des nouveaux droits à conquérir,
les droits écologiques et les droits associatifs.
Trop de droits ne tuent-ils pas les droits ? Et trop de gratuité
ne tue-t-elle pas la gratuité ? C’est la question qu’on se posera en
lisant le commentaire par Simon Borel d’un numéro de la revue
Multitudes, qui met en doute les vertus émancipatrices de la gratuité
sur Internet dont pourtant cette revue s’était fait le champion. Et si
cette gratuité n’était qu’une forme ou un moyen de l’exploitation
moderne ? Belle question pour le convivialisme.
Mauro Magatti et Laura Gherardi situent quant à eux le
convivialisme par rapport à d’autres projets comparables, notamment
par rapport à la perspective de la générativité.
Approfondissements, encore, mais sous la forme de la
discussion et de l’expression des accords et des désaccords avec
des interventions de François Fourquet, Ahmet Insel, Christian
Lazzeri et Elena Pulcini, et des éléments de réponse par Alain
Caillé, pour relancer la discussion.
Quels prolongements donner à ces discussions, quelles
implications pratiques, i. e. militantes et politiques, en tirer ?
Thomas Coutrot, coprésident d’Attac, esquisse en ce sens le portrait
d’une société convivialiste possible qui serait une société de « la
bonne vie pour tous ». Alain Caillé donne le compte rendu d’une
11. Ce texte est la traduction de l’importante préface à la traduction italienne de
Pour un manifeste du convivialisme, d’Alain Caillé, op. cit., rédigée par Francesco
Fistetti.
Présentation
19
discussion récente entre une quinzaine d’auteurs du Manifeste
(ou assimilés) qui s’étaient fixé comme règle du jeu de proposer
chacun trois mesures convivialistes, c’est-à-dire permettant
selon eux d’améliorer sensiblement notre qualité de vie – dans
le souci de la bonne vie pour tous –, sans que cela implique un
financement particulier. Indépendamment, donc, de toute attente
d’accroissement du PIB. On le verra : tout cela est encore loin de
former un programme électoral12, mais des pistes se dessinent. Ou,
plutôt, une certaine manière de poser les questions se fait jour, tout
autre que celle qui anime le discours de l’expertise technocratique.
Comment avancer et aller plus loin ? Il était nécessaire que des
intellectuels, dont c’est le métier, se réunissent pour mettre noir
sur blanc quelques idées-forces qui les rassemblent en soupesant
les formulations possibles. Mais tout ceci n’aura de sens que si
tous ceux qui bâtissent, chacun à sa manière, une société civique,
reconnaissent effectivement dans ces formulations celles qu’ils
ont déjà proposées et qu’ils mettent en œuvre, parfois depuis
longtemps, et les enrichissent à leur tour de leurs réflexions et
de leurs inventions. Le Manifeste a réussi à regrouper un certain
nombre d’intellectuels13 qui ont su surmonter leurs divergences.
Bien plus important et nécessaire, mais bien plus difficile, sera de
regrouper tous les réseaux et multiples associations ou associations
d’associations qui constituent cette société civique, pour qu’ils
puissent enfin peser et contribuer activement au basculement
des mentalités, au renversement d’hégémonie, nécessaire à une
survie civilisée. Ce n’est pas facile mais nullement désespéré
puisque, d’ores et déjà, ce qui constitue certainement le plus grand
regroupement de la sorte en France, les États généraux du pouvoir
citoyen, se reconnaît dans le convivialisme14. Peut-être parce que,
comme le dit très bien une de ses animatrices, Laurence Baranski,
12. Et d’autant moins que deux questions essentielles, au moins, n’y sont
absolument pas abordées : celle de la transition énergétique et celle de l’Europe.
13. On aurait pu et pourrait en réunir infiniment plus. L’idée était d’amorcer une
discussion entre intellectuels connus pour leurs engagements dans le débat public et,
plus précisément, pour leur réflexion sur les contours d’une société alternative possible.
14. Les États généraux du pouvoir citoyen réunissaient, lors de leur création le
12 octobre 2013, cent trente-sept associations ou réseaux associatifs, parmi lesquels :
Attac, Cigales, Citoyens du monde, les Colibris, le collectif de la Transition citoyenne,
le collectif Richesses, le collectif Roosevelt, Copernic, Crida, Dialogue en humanité,
la FSU, SOS, la Cimade, La Nef, le Labo de l’ESS, la Vie nouvelle, le Pacte civique,
20
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
la grande force du Manifeste, c’est… qu’il ne dit rien. Rien de très
concret et déterminé, si l’on veut, mais que, du coup, en « ne disant
rien », il dit tout, puisque chacun peut y projeter sa volonté et ses
espérances. C’est sans doute le mieux à quoi puisse prétendre, en
effet, un texte de cette nature.
Ce début est prometteur, mais pour qu’il porte ses fruits il faudra
se doter d’outils d’information, de dialogue et de coordination
informatiques plus puissants et actifs. Et il faudra aussi traduire les
idées exposées par le Manifeste, encore passablement abstraites,
dans un langage plus directement accessible aux plus jeunes.
Et, surtout, apprendre à moins mettre l’accent sur les menaces
du présent, aussi réelles et graves soient-elles, pour commencer
à décrire concrètement en quoi l’avènement d’une société
convivialiste serait effectivement bénéfique pour tous. Bénéfique
pour le plus grand nombre en tout cas, parce que ce serait une
société où personne ne serait laissé sur le carreau et abandonné
à la misère, où l’école enseignerait autant ou plus à vivre qu’à
triompher de ses camarades, à créer plutôt qu’à répéter, où la justice
serait rendue vite et sereinement sans laisser de ressentiment, où la
prison, resocialisante, permettrait une véritable réinsertion plutôt
que de pousser à la récidive, où la police serait l’amie de tous ceux
qui aspirent à une société civique, où la richesse, raisonnable, des
plus riches alimenterait la vie civile au lieu de servir à afficher la
morgue des vainqueurs du moment et à alimenter le cycle infernal
des mépris et des envies. Bref, une société confiante en elle-même
parce que chacun de ses membres aura confiance dans les autres
et dans son propre avenir.
Ainsi formulé, on mesure le chemin qu’il reste à parcourir.
Encore un effort, un gros effort, cependant, pour être enfin civilisés,
serait-on tenté de dire. Quelles chances avons-nous d’y parvenir ?
Ne faudrait-il pas, pour cela, parvenir à mobiliser des millions, puis
des dizaines ou centaines de millions de personnes à l’échelle du
globe ? Quelle énergie passionnelle pourrait-elle être assez puissante
pour déclencher de telles mobilisations ? Le foyer des passions de
masse a jusqu’ici toujours été alimenté, pour le meilleur ou pour
le pire, par les espérances religieuses ou quasi religieuses, qu’il se
le Mouvement de la Paix, la Ligue de l’enseignement, le parti pirate, Pouvoir d’agir,
SOL, etc. Soit des milliers d’associations locales.
Présentation
21
soit agi de l’attente du paradis post mortem ou d’une forme ou une
autre de paradis (ou au moins de purgatoire) sur terre.
On trouvera dans l’article d’Éric Sartori le rappel d’une utopie
qui eut son heure de gloire, celle d’une religion de l’humanité,
imaginée par Auguste Comte et développée par son disciple anglais
(quasiment inconnu en France) Frédéric Harrison, dont Éric Sartori
présente les thèses principales. Peut-être le convivialisme n’est-il
pas sans affinités avec une religion de l’humanité étendue à la
nature et faut-il l’assumer comme tel. À condition, bien sûr, de
s’entendre sur l’idée même de religion et de convenir, avec le célèbre
philosophe américain Ronald Dworkin, récemment décédé, qu’il
est tout à fait possible d’avoir une religion sans Dieu ou sans dieux,
et donc d’être, comme Einstein, un athée religieux. Car l’attitude
religieuse en tant que telle consiste, selon lui, à accorder de la valeur
et, plus spécifiquement, à « reconnaître la vérité objective de deux
jugements axiologiques fondamentaux. Le premier d’entre eux est
que la vie humaine a un sens ou une importance objective […] », le
deuxième postule que ce que nous appelons la « nature15 – l’univers
comme tout et dans toutes ses parties – n’est pas simplement un fait,
mais quelque chose de sublime en soi – quelque chose qui possède
une valeur intrinsèque et qui mérite d’être admiré16. » Sans doute
Ronald Dworkin aurait-il signé le Manifeste convivialiste.
Libre Revue
Dans la partie Libre Revue de ce numéro, on lira le commentaire
par Mark Anspach d’un livre qui a donné lieu à une célèbre série
télévisée, Hunger Games17. Où l’on voit que même dans une situation
particulièrement cruelle où chacun n’a plus le choix qu’entre tuer
ou être tué, la force du don permet de surmonter l’adversité. Du
don comme condition du convivialisme.
15. Ou, si l’on préfère, à la nature ou au cosmos. Voir, sur ce point, le numéro 42
de la Revue du MAUSS, « Que donne la Nature ? L’écologie vue du don ». Et, plus
particulièrement, dans une même inspiration, l’article d’Henri Raynal, « L’émulation
originelle ou l’attente ».
16. Ronald Dworkin, Religion sans Dieu, Labor et Fides, Genève, 2014, p. 18.
17. Suzanne Collins, Hunger Games, trad. Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse,
Paris, 2009.
22
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
On lira également un commentaire très éclairant de Francesco
Callegaro sur une nouvelle version, récemment parue, du beau texte
de Mauss sur la Nation. Toujours éminemment actuel parce que le
convivialisme ne pourra pas ne pas affronter la question de la place
qu’il convient de réserver au principe national dans l’optique d’une
démocratie convivialiste en voie de mondialisation.
Jean-Michel Le Bot revient sur la question du statut du
constructivisme, si dominant dans les sciences sociales pour donner
une version clarifiée et raisonnable de certains énoncés de Bruno
Latour, si central dans ces débats et que son amour des paradoxes
conduit parfois à des énoncés qui laissent perplexes.
Et Nicolas Pinet interroge de façon surprenante l’engagement
politique des jeunes non engagés.
I.
Du convivialisme
comme volonté et
comme espérance
Introductions générales au convivialisme
Les tâches d’un mouvement convivialiste
Patrick Viveret
Le Manifeste convivialiste rencontre un écho important dans
nombre de mouvements écologistes, sociaux et citoyens, tels ceux
que l’on retrouve au sein des « États géneraux du pouvoir citoyen ».
Il constitue en effet une référence théorique qui permet, comme
l’affirme le projet des « Dialogues en Humanité », de considérer
la question humaine, et sa difficulté, comme la première question
politique. C’est bien, en effet, la difficulté du « vivre ensemble » la
condition humaine, donc du con-vivere qui conduit aux formes multiples de maltraitance par lesquelles l’humanité se mutile elle-même,
et entretient un rapport guerrier à la nature et aux autres êtres vivants.
Pour une réponse systémique aux différentes formes de maltraitance qu’exprime la captation de richesse (par le capitalisme
financier), de pouvoir (par les oligarchies et les despotismes) et de
sens (par les fondamentalismes), il est donc nécessaire de construire
ce que les États généraux de l’économie sociale et solidaire ont appelé
la dynamique du REV afin d’associer des formes de résistance créatrice, d’expérimentations anticipatrices et de vision transformatrice
qui cherchent à respecter trois exigences :
— une exigence de cohérence pour traiter les grands défis de l’Humanité conjointement : il y a, paradoxalement, une opportunité dans la
coïncidence de ce que l’on appelle paresseusement les « crises », et
qui relèvent en réalité, d’un côté, d’une grande transformation plus
importante encore que celle qu’analyse Karl Polanyi dans son livre
célèbre, de l’autre, d’une grande extorsion caractérisée par le transfert
massif au cours des années, marquées par la mise en œuvre des poli-
26
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
tiques favorables au capitalisme financier, des revenus du travail vers
les revenus du capital. Par exemple, le dérèglement climatique appelle
une décélération de la course folle à la vitesse, à la production et à la
consommation, et il peut y avoir un bon usage de la crise financière
dont le moteur à explosion est cette fois sérieusement enrayé ; de
même, il n’y a de « relance » possible que si elle est cohérente avec
un développement écologique et humain soutenable, sauf à creuser
notre tombeau écologique et social pour mieux tenter de sauver le
système financier ;
— une exigence de retour à la mesure car c’est la démesure, comme
le souligne le Manifeste convivialiste qui est à l’origine aussi bien
de l’insoutenabilite écologique de nos modèles économiques (effets
destructeurs d’un productivisme forcené), du décalage abyssal au
cœur de la crise financière entre économie spéculative et économie
réelle que du creusement dramatique des inégalités sociales tant à
l’échelle planétaire qu’au sein de chacune des sociétés (cf. la dernière
statistique révélée par Oxfam : la fortune personnelle de quatre-vingtcinq personnes est égale au revenu cumulé de la moitié du « peuple
de la terre », soit 3,5 milliards d’êtres humains). Ajoutons que c’est
aussi la démesure, mais cette fois dans le rapport au pouvoir, qui a
conduit, il y a vingt-cinq ans, à l’implosion de l’empire soviétique.
Ce dernier point est à rappeler afin d’éviter de s’engager dans un
mouvement pendulaire de type années 1930 où l’on réagit aux excès
du « fondamentalisme marchand » par les abus des formes dirigistes
autoritaires, voire totalitaires ;
— une exigence de justice enfin, car on ne peut garantir à tout être
humain de ne pas basculer dans la pauvreté, voire la misère, à l’occasion de ces grands dérèglements que si l’on cesse de vouloir garantir
tous les avoirs d’une économie casino qui conduiraient alors tous les
États, y compris les plus riches, à la faillite (les produits dérivés, par
exemple, sont évalués à plus de 700 000 milliards de dollars, comme
le rappelle souvent Michel Rocard citant les chiffres de la banque des
règlements internationaux). La crainte de Paul Krugman, prix Nobel
d’économie, évoquant le risque d’une crise de type sud-américain
pour les États-Unis est loin d’être exclue.
Ces trois exigences peuvent être ordonnées dans la perspective
positive du convivialisme et du buen vivir car ce sont des politiques
et des économies du mieux-être qu’il faut bâtir face aux coûts et
aux « coups » gigantesques du mal-être et de la maltraitance. C’est
Les tâches d’un mouvement convivialiste
27
ainsi que les seules dépenses annuelles en armements et stupéfiants
représentent plus de dix fois les sommes requises par les objectifs
du millénaire des Nations unies, tandis que les dépenses de publicité
les représentent plus de cinq fois, alors qu’elles sont pour l’essentiel, le détournement d’un désir dans l’ordre de l’être (aspiration
au bonheur, à l’amour, à la sérénité, etc.), dans l’ordre du désir de
consommation et de possession (cf. la phrase fameuse de Gandhi :
« Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre
aux besoins de tous mais pas assez s’il s’agit de satisfaire le désir de
possession de chacun »).
Une telle perspective est sous-tendue par une perspective radicale
de démocratie et de paix, deux aspirations majeures qui risquent d’être
mises à rude épreuve par l’enchaînement classique de type années
1930 : crise financière > crise économique > crise sociale > peur,
voire panique (en particulier des classes moyennes basculant dans la
régression émotionnelle et sensible aux arguments simplificateurs)
> logiques guerrières, qu’elles soient civiles ou internationales (par
exemple : un pays nucléaire sombrant dans le chaos constitue une
menace majeure pour la paix).
Dans cette perspective il faut envisager :
– des propositions d’alliances civiques larges, notamment avec la
partie des institutions internationales, des entreprises, des familles
spirituelles, etc. prêtes à jouer le jeu de ces avancées ;
– un mouvement convivialiste plus exigeant à construire autour de
l’appel de Gandhi : « Soyez vous-mêmes le changement que vous
proposez » –, ce qui renvoie à toutes les formes d’expérimentation
du rapport entre les « trois intelligences » (du corps, du cœur et de
l’esprit).
Dans ce mouvement expérimentant lui-même ses propres propositions, il est important de réfléchir sur la question des formes
économiques autour du mieux-être changeant le rapport à la richesse
et à l’argent (par exemple avec de nouveaux indicateurs de richesse
et l’usage, en interne, de monnaies et de formes d’échange solidaires)
et des initiatives politiques changeant le rapport au pouvoir (cf. le
pouvoir citoyen entendu comme pouvoir d’agir coopératif différent
des formes de la politique compétitive en lutte pour le POUVOIR
comme conquête). Il faut, en ce sens, utiliser toute la boîte à outils
riche de la « haute qualité démocratique ». Il y a en effet à construire
des alternatives à l’obsession compétitive, pas seulement dans l’ordre
28
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
économique (économie sociale et solidaire) mais aussi dans l’ordre
politique, éducatif et spirituel. On ne régulera pas une économie fascinée par les logiques guerrières par des systèmes politiques fascinés
par des formes de compétition guerrière ou des Églises qui considèrent que seul le sens qui les anime est acceptable. Car les vaincus de
ces guerres, qu’elles prennent des formes économiques, politiques ou
religieuses, deviennent des vaincus de la vie, « ces hommes en trop »
dont Hannah Arendt montrait, dans son texte fameux sur la banalité
du mal, qu’ils sont l’indice majeur de tout phénomène totalitaire.
Un mouvement déjà là…
Un tel mouvement ne part pas du néant : il est déjà présent,
sous des formes multiples, à travers les initiatives d’une très grande
richesse émanant de ces nouvelles forces de vie que les enquêtes
sociologiques évoquent sous le terme d’émergence des « créatifs
culturels1 ». Il suffit de lire les publications de plus en plus relayées
par des médias importants comme Reporters d’espoir2 pour se rendre
compte de l’importance et de la vitalité des projets alternatifs au
modèle dominant qui sont nés ces dernières années. Le livre de
Bénédicte Manier, Un Million de révolutions tranquilles (Les Liens
qui libèrent, 2012) en apporte un témoignage saisissant.
Mais encore à construire…
Mais ce foisonnement est aujourd’hui marqué par une double
limite :
1) Il s’agit encore d’un vaste puzzle éclaté et chacun est tellement
pris par ses propres projets qu’il n’a que très peu connaissance du
1. Voir en particulier deux livres aux éditions Yves Michel : Paul H. Ray et
Sherry Ruth Anderson, L’Émergence des créatifs culturels, Gap, 2001, et Association
Biodiversité culturelle, Les Créatifs culturels en France, préface de Jean-Pierre
Worms, Gap, 2006.
2. Reporters d’espoir s’est associé par exemple récemment et avec un succès
grandissant, avec Libération et Courrier International pour construire des numéros
plaçant des reportages et des enquêtes sur ces mouvements au cœur de la lecture de
l’actualité.
Les tâches d’un mouvement convivialiste
29
mouvement d’ensemble : le résultat est que ces « créatifs culturels »
ou ces « coopérateurs ludiques », comme j’aime à les appeler pour
montrer qu’ils rompent aussi bien avec la logique guerrière et puritaine du capitalisme autoritaire qu’avec le « militantisme sacrificiel »
des vieilles postures alternatives, se croient extrêmement minoritaires
et marginaux alors qu’ils sont déjà une des principales forces montante de l’avenir. Là où les enquêtes les situent notamment entre 12 %
et 25 % (États-Unis), ou entre 17 % et 30 % (France), ils se vivent
comme s’ils étaient 2 % à 3 %. Il nous faut donc passer du puzzle
éclaté à la figure de la mosaïque car il ne s’agit évidemment pas
d’aller construire un mouvement uniforme hiérarchique et centralisé !
Ici, le bon usage des nouvelles technologies de communication, en
particulier du Web collaboratif, est un outil précieux.
2) Un tel mouvement, qui peut prendre la forme d’une vaste
mutuelle d’initiatives et de projets liés entre eux par des valeurs et des
règles d’échange et de partage (une charte commune) et par l’utilisation d’outils communs permettant la mutualisation croissante de ces
projets, permettrait à la fois de lever le nez du guidon et de « coopérer
pour ralentir », comme nous le disions lors du dernier « Dialogues
en Humanité », car la somme des projets, événements, actions, sites,
publications, etc. rassemblés au cœur de cette mutuelle offrirait à ses
sociétaires beaucoup plus que ce que chacun des collectifs restreints
lui propose aujourd’hui avec un investissement en temps, en énergie,
en monnaie, etc. moindre du fait des ressources mises en commun.
La brique de base d’un tel mouvement, qui place l’enjeu de la
joie de vivre au cœur des alternatives politiques et sociétales à promouvoir, c’est l’échange d’expériences et de pratiques de mieuxêtre, ce que nous appelons aux « Dialogues » la posture « nanoub »
(contraction ludique de « nous allons nous faire du bien ! »). Joie
de vivre et solidarité sont en effet les deux ressources majeures face
aux phénomènes de peur et de sauve-qui-peut individualistes qui
risquent de se développer dans les temps bouleversés que nous allons
connaître. Il faut toujours avoir à l’esprit que la force de mouvements
intégristes, autoritaires, voire totalitaires, dans ce genre de période,
vient de l’instrumentation de ce que Wilhem Reich nommait « la
peste émotionnelle » par des organisations proposant de retrouver
une place, un sens, des moyens d’existence, voire, en prime, une
arme, à des individus ou des groupes totalement déboussolés par la
crise. Loin que la joie de vivre, le plaisir, l’art de vivre « à la bonne
30
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
heure » soit un luxe qui nous éloigne de l’urgence sociale c’est au
contraire la ressource qui nous permet d’y répondre en sortant des
logiques de peur, d’impuissance, de désespoir que sécrètent l’isolement et la panique. On a encore plus besoin de partager des méthodes
permettant de mieux vivre le rapport au corps, au cœur, à l’esprit
lorsqu’on participe à une lutte contre des expulsions de logement
ou à l’organisation de soupes populaires que lorsqu’on est dans des
situations beaucoup moins dramatiques. Il faut arrêter de croire que
le fait d’être exclu ou dans la misère annule le désir ou la conscience.
C’est même le contraire qui se passe.
L’énergie tirée de cette joie solidaire, de ce plaisir partagé, a pour
effet d’éviter de développer les classiques phénomènes compensatoires qui sont liés au mal-être, à commencer par l’exacerbation de
l’égocentrisme ou le pouvoir de domination, qui sont des grands
classiques au sein des mouvements alternatifs dans l’histoire, et
finissent par produire ces logiques despotiques ou totalitaires dont le
stalinisme fut la figure monstrueuse. Une lucidité sur la captation de
richesse, qui est souvent le cas des mouvements critiques du capitalisme, s’accompagne rarement de la même lucidité sur la captation
de pouvoir (problème clé des mouvements de type communiste,
socialiste étatique ou des tenants d’un écologisme autoritaire) ou sur
la captation de sens (posture des mouvements intégristes religieux,
par exemple).
Cette énergie créatrice libérée et non dévoyée dans de nouvelles
impasses peut alors être pleinement disponible pour s’attaquer aux
zones de hautes pathologies collectives où sévissent les grands
malades « addicts » à l’argent, au pouvoir, à la gloire, etc., bref ces
toxicomanes et ces dealers qu’il est légitime de soigner mais qu’il est
irresponsable de placer à la tête d’États, d’entreprises, d’institutions
internationales ou d’Églises. Face aux logiques de prédation et de
captation de richesse, de montée des postures autoritaires, de guerre
du sens, nous avons besoin d’inventer de nouvelles formes d’action
civique, à l’instar de ce que Saul Alinsky appelait, dans son livre
Rules for Radicals, le « jiu tsi tsu de masse », c’est-à-dire l’art d’une
conflictualité non violente, imaginative… et drôle !
La lutte contre les inégalités,
un objectif et une méthode
Philippe Frémeaux
Le Manifeste convivialiste part du constat qu’il est aujourd’hui
plus qu’urgent, pour l’humanité, de s’engager sans tarder dans un
autre modèle économique, politique et social, compte tenu des
catastrophes que la poursuite du scénario « business as usual »
ne manquera pas de provoquer, des catastrophes qui nous feraient
revenir à la barbarie.
De fait, la démocratie ne survivra pas aux crises qui s’annoncent
si nous ne sommes pas capables, dès maintenant, de rompre avec
les logiques actuelles. Mais les raisons qui conduisent à changer
radicalement de modèle ne sont pas seulement défensives. Il
est non seulement nécessaire mais aussi souhaitable de changer
radicalement les finalités de l’activité économique. L’enjeu n’est
pas de renoncer au bien-être mais, au contraire, de proposer une
nouvelle vision du progrès, en rupture avec un modèle dont la
résilience est nulle parce qu’il suppose une consommation effrénée
de ressources non renouvelables et provoque une déstabilisation
bientôt incontrôlable des équilibres climatiques.
Pour le convivialisme tel que je le comprends, changer de
modèle, c’est à la fois un objectif et une méthode. Une double
dimension indissociable et au sein de laquelle la question des
inégalités occupe une place centrale.
Réduire les inégalités, dans notre pays et plus largement dans le
monde, est d’abord un objectif parce que nous considérons que la
32
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
liberté et l’égalité de droits entre individus, qui est son corollaire, ne
prennent leur sens que si elles s’accompagnent d’une réelle égalité
des possibles, d’une réelle capacité à vivre dignement et à participer
pleinement à la vie de la cité. Réduire les inégalités, c’est, en outre,
le moyen de donner une meilleure vie à tous, pour paraphraser le
titre de l’ouvrage de Richard Wilkinson et Kate Pickett1. Nous
avons tous à gagner à vivre dans une société plus égalitaire.
Cela suppose d’assigner de nouvelles finalités à l’activité
économique, ici comme ailleurs ; de parvenir à casser la dynamique
de la consommation ostentatoire et à donner la priorité à la
production de biens et services dont la valeur est d’autant plus
grande qu’ils bénéficient à tous : petite enfance, éducation, accès
aux soins, préservation de l’environnement, mais aussi l’accès à
une alimentation bonne, saine et soutenable, un logement décent,
etc. Les chantiers ne manquent pas, qui ne sont pas seulement des
« gisements d’emplois de services » mais des priorités pour mettre
l’économie au service du bien-être. Tout cela n’ira pas sans une
autre distribution des revenus, avant et après impôt, et d’autres
façons d’évaluer la richesse.
Réduire les inégalités, à nos yeux, c’est aussi une méthode.
Une méthode car on ne changera pas radicalement de modèle
économique sans casser la dynamique inégalitaire qui le caractérise
et qu’il reproduit.
Constatons, pour commencer, que l’idée d’une société de
postcroissance demeurera particulièrement difficile à « vendre »
aussi longtemps que le chômage de masse sera au rendez-vous et
que les revenus d’assistance versés aux chômeurs et aux inactifs
ne permettront pas de vivre dignement. La majorité des salariés et,
avec eux, des organisations syndicales, seront demandeurs d’une
croissance forte aussi longtemps que le niveau de l’emploi demeure
directement corrélé à celui de l’activité économique. Le débat est
ouvert entre nous sur les voies et moyens permettant de sortir de
cette situation, entre partisans d’un revenu universel et partisans
d’un retour à un nouveau plein-emploi, mais une chose est sûre,
la première des inégalités qu’il faut combattre, c’est celle que
1. Richard Wilkinson, Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous,
préface de Pascal Canfin, Les Petits matins-Institut Veblen, Paris, novembre 2013.
La lutte contre les inégalités, un objectif et une méthode
33
provoque la persistance du chômage de masse dans une société
salariale.
Mais l’attachement à la croissance, et à l’espérance de gains
de pouvoir d’achat qui lui est liée, est aussi liée à la distribution
inégalitaire des revenus et, avec elle, à la dynamique inégalitaire
de la consommation. Une part croissante de l’activité, dans notre
société, n’est pas destinée à satisfaire les besoins du plus grand
nombre, mais à produire des biens et services consommés par une
minorité, sans parler des biens et services de luxe dont le seul objet
est de recycler le pouvoir d’achat hallucinant des plus riches… Dans
ces conditions, les changements nécessaires sont craints par les plus
riches, attachés à leurs privilèges réels ou symboliques ; mais aussi
par une large partie des ménages, qui vivent dans la frustration et
aspirent à sortir de leur situation. Plus grave, la surabondance et le
gâchis côtoient le manque et la pauvreté. Tout l’enjeu, pour nous,
est de gagner la bataille des idées face à tous ceux qui prennent
argument de cette frustration et de cette pauvreté pour justifier de la
nécessité de poursuivre dans la voie actuelle. Alors que la question
est plutôt de se demander pourquoi, dans une société aussi riche,
on compte toujours autant de pauvres.
L’enjeu ici est bien de réorienter production et consommation
pour produire plus de liens et moins de biens. Et cela sans renoncer
au plaisir. Consommer, ce n’est pas seulement satisfaire ses besoins
vitaux, « primaires », pour employer le jargon des économistes.
Les biens et services que nous consommons portent toujours une
fonction symbolique. Dans la société convivialiste à laquelle
nous aspirons, chacun doit pouvoir avoir des vêtements qui le
protègent du froid mais sans renoncer au droit à séduire, à affirmer
son individualité.
La nécessité de lutter contre les inégalités est tout aussi nécessaire
quand on considère les inégalités entre pays. On le voit bien dans
la difficulté à établir un compromis au niveau mondial pour faire
face au changement climatique, comme l’a montré l’échec des
différents sommets consacrés au sujet. Même constat pour d’autres
négociations concernant la gestion de biens communs, comme les
ressources des océans. En matière de changement climatique, les
pays émergents estiment, à juste titre, que les pays développés
portent l’essentiel de la responsabilité du stock de gaz à effet de serre
accumulé dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle.
34
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Face à ceux qui réclament un légitime droit au développement et
des pays riches qui refusent de modifier leur trajectoire, aucun
compromis ne peut être trouvé. Il est plus que temps, et c’est notre
responsabilité historique au sein des pays les plus « développés », de
donner à l’humanité un autre horizon que d’accéder aux standards
de vie des plus riches habitants des États-Unis.
Ce combat est d’autant plus essentiel que, dans un monde où les
ressources existent en quantité limitée, la puissance est désormais
perçue comme une condition de la survie par tous les grands
États. La Chine, elle aussi, investit dans sa marine de guerre afin
de protéger ses voies d’approvisionnement en énergie… La fuite
en avant dans la croissance devient une exigence pour se prémunir
des conséquences mêmes de la croissance. D’où l’urgence à
imposer une alternative convivialiste rompant avec les formes de la
mondialisation actuelle, une alternative qui permettrait de préserver
une société ouverte en développant des modes de production et de
consommation résilients, moins dépendants de ressources importées
et non renouvelables. Ce serait à la fois bon pour nos comptes
extérieurs, bon pour l’emploi et, surtout, bon pour la paix.
En conclusion, le projet convivialiste ne se résume pas à un
changement « technique » de modèle économique et de modes de
vie et de consommation destiné seulement à s’adapter à la crise
écologique. Il s’agit d’aller vers une société où liberté et égalité se
conjuguent, via une démocratie renouvelée et étendue, à tous les
niveaux, dans toutes les sphères de la vie, une société plus douce
à ses membres, moins inégalitaire, plus attentive aux besoins de
tous et de chacun. C’est ainsi que nous pouvons réussir à rendre
non seulement acceptable mais désirable une sortie de la démesure
de notre modèle actuel. Choisir le convivialisme, c’est ouvrir la
voie à une quête renouvelée du bien-être, du bien vivre individuel
et collectif.
Transition écologique ou choc de la finitude1 ?
Bernard Perret
J’avais prévu de traiter le thème « Il n’y aura pas de transition
écolo sans révolution convivialiste », mais beaucoup de choses
importantes et justes ont déjà été dites ce sujet, ce qui va me
permettre de me concentrer sur un petit nombre de points.
Pour faire écho au propos introductif d’Alain Caillé, j’ai envie
de commencer par une observation à contre-courant sur la question
du chiffre et de la quantophrénie. Beaucoup, parmi nous, pensent
qu’il faut lutter contre l’abus des chiffres, la tendance à tout mesurer,
et il est vrai que l’on assiste à une prolifération d’indicateurs, de
classements et d’évaluations dont les effets pervers sont évidents.
L’idéologie de la performance est en parfaite symbiose avec
l’hégémonie du marché et l’individualisme, l’esprit de compétition
qui nous dresse les uns contre les autres. Mais il faut aussi reconnaître
que la préoccupation écologique ramène vite aux chiffres, et de
manière encore plus radicale et contraignante ! Pour ne prendre
qu’un exemple, les données sur le changement climatique et les
émissions de gaz à effet de serre sont une affaire extrêmement
sérieuse. Si on leur accorde un minimum de crédibilité, ces données
objectivent réellement les conditions de notre survie collective, et
nous serons tôt ou tard obligés d’en tenir le plus grand compte pour
évaluer l’impact de toutes nos décisions.
1. Intervention du 17 décembre 2013 : « Quelle France voulons-nous dans dix
ans ? Contre-prospective convivialiste », université Paris-VII, Paris.
36
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Ceci m’amène à une réflexion, banale mais incontournable,
sur l’ampleur du défi climatique et ses implications en termes de
changement social. Vous connaissez tous les principales conclusions
des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC). La France, pour sa part, s’est fixé
pour objectifs de réduire de moitié, la consommation énergétique
totale et par quatre les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon
2050 (ces objectifs ont été rappelés récemment par le président de
la République, et ils figurent dans plusieurs lois de la République).
En préparant cette intervention, je me suis livré à un petit calcul
de coin de table : pour atteindre cet objectif, même avec une
croissance réduite, il faudrait diminuer chaque année d’au moins
3 % l’intensité énergétique de l’économie (c’est-à-dire la quantité
d’énergie nécessaire pour produire un euro de PIB). Or depuis
vingt ans, le gain annuel est de l’ordre de 1 %, bien qu’on ait
commencé par le plus facile (réduire les gaspillages d’énergie les
plus massifs dans l’industrie et le chauffage des bâtiments, etc.).
D’où cette conclusion : nous n’atteindrons pas ces objectifs sans
ruptures majeures. D’une manière ou d’une autre, notre modèle
est condamné, c’est une conséquence à laquelle il est difficile
d’échapper si l’on prend au sérieux les données scientifiques les
mieux établies.
Au-delà de cette question majeure, je voudrais insister sur la
nouveauté de la situation dans laquelle se trouve l’humanité. Ce qui
est vraiment nouveau à l’échelle de l’histoire humaine, c’est que
nous sommes confrontés de manière très concrète à la finitude et
à la fragilité du monde, et au caractère limité d’un certain nombre
de ressources vitales. Le changement climatique est bien sûr la
manifestation la plus directement menaçante de ce resserrement
des contraintes, mais il ne faut pas oublier les autres problèmes
écologiques que sont l’épuisement des matières premières, le
déclin de la biodiversité, la mort des océans, etc. Toute personne
considérant lucidement ce que cela signifie ne peut qu’être prise
d’un certain vertige. C’est un peu comme si l’humanité découvrait
une nouvelle facette de sa mortalité. Souvenons-nous, à ce propos,
que le lien entre l’hominisation et la conscience de la mort est un
thème classique de l’anthropologie et de la philosophie. L’homme
peut être défini comme l’animal qui a un rapport fort et structurant
avec sa propre mort. Or, jusqu’ici, collectivement, l’humanité vivait
Transition écologique ou choc de la finitude ?
37
imaginairement dans une sorte d’infini, parce que la nature offrait des
ressources qui semblaient sans limites pour peu que l’on se donne
la peine de les exploiter avec ingéniosité. Dans un tel contexte, la
croissance matérielle permise par le progrès technique représentait
une forme de transcendance laïque immédiatement perceptible par
chacun. L’idée s’était imposée que l’on pourrait accumuler sans
cesse plus de richesses, voyager sans cesse plus vite et plus loin,
etc., et l’on pouvait trouver dans ce sens immanent de l’Histoire
une certaine forme de compensation symbolique de la mortalité
individuelle. Mon sentiment est que nous allons être confrontés
plus radicalement à la finitude humaine. Du point de vue de nos
réflexions sur la convivialité, c’est une donnée majeure. Ce qui se
présente d’abord, il faut bien le reconnaître, comme une mauvaise
nouvelle, sera peut-être l’occasion de s’« hominiser » davantage,
d’explorer des dimensions et d’actualiser des potentialités humaines
largement sous-exploitées, qu’elles soient de l’ordre de la création
artistique, des relations à autrui ou du pouvoir d’agir sur nousmêmes. Il y a, dans tout cela, de l’infini à trouver au sein de cette
finitude, en tout cas tel est le défi de civilisation que l’humanité
doit relever.
Un autre aspect du futur sur lequel je voudrais insister est la
place éminente de la connaissance, ce qui me fournit l’occasion
de mettre en question un aspect très prégnant de l’idéologie
écologique. L’écologie est souvent perçue, non sans raison, comme
antitechniciste. On le voit bien à propos du nucléaire : c’est la
méfiance vis-à-vis de la techno-science qui domine. Or, en réalité,
le défi écologique appelle un développement sans précédent des
sciences et des techniques, et aussi, plus largement, de la connaissance
et de l’intelligence collective. Sur le plan strictement technique,
nous sommes face à des défis vitaux qu’il faudra bien se donner
les moyens de relever. Prenons le cas des énergies renouvelables
intermittentes (éolien, photovoltaïque…) : il est clair qu’elles ne
pourront se développer massivement sans réduction du coût de
stockage de l’énergie. C’est un verrou technique qui devra sauter
un jour ou l’autre et qui justifie d’importants efforts de recherche.
Mais l’écologie, c’est aussi davantage d’intelligence systémique,
c’est-à-dire de compréhension des interdépendances. Je pourrais
illustrer cette notion, par exemple, à partir du cas de l’agriculture
biologique. Il s’agit de devenir plus conscients de tout ce qui nous
38
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
relie aux autres et à la nature. Je vois s’avancer une révolution
anthropologique qui nous fera passer d’un moi fermé sur lui-même,
uniquement préoccupé de son autonomie, à une perception plus
vive du tissu de relations dans lequel nous sommes insérés. C’est
la fin programmée d’un individu qui se croyait indépendant – une
« monade » poursuivant ses propres buts et autosuffisante sur le plan
mental (la vision de l’individu que thématise le cogito cartésien).
Je voudrais, pour conclure, prendre position sur la question
de la décroissance. Soyons clairs, nous n’en sommes pas loin et
il se pourrait bien que nous y soyons condamnés, au moins pour
certains aspects de nos modes de vie. C’est sans doute une part de
notre futur, mais je ne vois pas comment nous pourrions en faire
un idéal, ni même une grille de lecture éclairante pour préparer
l’avenir – tout simplement parce que celui-ci exigera de nous
des progrès dans de nombreux domaines, y compris techniques.
En revanche, ce qui me paraît évident, c’est que le modèle de
développement à inventer sera fondé sur les trois principes suivants :
dématérialisation, mutualisation et démarchandisation. Par-delà les
leviers purement technologiques de la transition écologique – ce que
recouvre pour l’essentiel l’idée de croissance verte (investissement
dans les énergies renouvelables et les économies d’énergie, chimie
verte, etc.) –, il faudra bien, d’une manière ou d’une autre, se donner
les moyens de vivre mieux en consommant moins de ressources
physiques. C’est ce qu’on appelle le « découplage ». Jusqu’ici,
les politiques de développement durable ont surtout misé sur le
découplage technique – en gros, comment produire le même genre
de biens plus efficacement, en consommant moins de ressources.
Mais il est évident que le potentiel de progrès purement technique
est trop limité pour rendre la croissance soutenable. Il faudra donc
passer à un découplage d’un autre ordre, à la fois organisationnel
et sociétal, reposant sur une transformation conjointe des manières
de produire, de consommer et de vivre.
On peut illustrer cette idée à travers les deux concepts clés
de l’« économie écologique » que sont l’économie circulaire et
l’économie de la fonctionnalité. L’économie circulaire ne vise rien
moins qu’à repenser le paradigme industriel. Il s’agit principalement
d’augmenter la durabilité et la réparabilité des objets (à travers
notamment les normes d’écoconception), et d’organiser un
Transition écologique ou choc de la finitude ?
39
recyclage plus intensif des déchets et des matériaux, y compris
à travers des symbioses inédites entre des processus industriels
dont les uns pourraient utiliser les déchets des autres. L’économie
de la fonctionnalité – dont les concrétisations emblématiques
sont le Vélib et l’Autolib2, mais il y en a bien d’autres – vise
une transformation encore plus ambitieuse. Son objectif est de
substituer des services aux biens, ceux-ci devenant des supports de
service. De manière encore plus ambitieuse, ce qui est visé dans
certaines expériences est d’apporter des solutions intégrées à des
problématiques complexes, et non plus de raisonner en termes de
produits ou de services.
Beaucoup de gens, ingénieurs et managers, travaillent sur
ces sujets dans les entreprises, notamment parce que l’industrie
est confrontée à un risque de pénurie de métaux d’importance
stratégique, particulièrement dans le domaine des nouvelles
technologies. Réduire les flux de matière est devenu une nécessité
vitale. Or ce que ne voient ceux qui réfléchissent à ces questions
d’un point de vue purement technocratique et gestionnaire, c’est
que ces nouveaux modèles productifs sont porteurs de changements
qui ne se limitent pas à l’optimisation des processus de production
et de commercialisation. Ils impliquent une transformation des
habitudes de consommation. Il s’agit rien moins que de se libérer de
notre dépendance aux objets, de se désintoxiquer en quelque sorte,
afin de satisfaire directement nos besoins sans passer forcément
par la case achat d’un bien. Il va falloir se défaire du réflexe, que
nous partageons tous plus ou moins, qui nous pousse à devenir
propriétaire d’un objet technique en réponse à un problème pratique
(se déplacer, faire un trou dans un mur, etc.).
Ce qui se joue ici, plus largement, c’est un retour pour le moins
inattendu de la question de la propriété. On la croyait définitivement
évacuée avec la fin du communisme, mais elle va revenir en force
dans plusieurs domaines. On pense d’abord à la gouvernance
collective des biens communs environnementaux (le climat, la
biodiversité, les océans), mais il ne faut pas oublier le partage de
l’information et des contenus culturels sur Internet. On retrouve aussi
2. Noms des services (privés et payants) de mise à dispostion de vélos ou
d’automobiles pour les usagers de la ville de Paris. D’autres services similaires
existent en France. (Ndlr.)
40
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
cette problématique avec l’économie de la fonctionnalité. Prenons
l’exemple du Vélib, des vélos en libre-service. Pour que le système
soit viable, il faut qu’il n’y ait pas trop de déprédations. On mesure
ici concrètement l’enjeu d’une transformation des comportements
et, plus précisément, l’enjeu de la promotion d’une mentalité de
copropriétaires responsables. L’accroissement de notre capacité à
gérer efficacement des biens communs ou mutualisés pour en tirer
des services collectifs et du bien-être va devenir un enjeu crucial.
La question qui vient ensuite est celle des conditions politiques,
culturelles et spirituelles d’un tel changement d’attitude vis-à-vis
du bien commun. Il implique à tout le moins un nouvel imaginaire,
une nouvelle vision de ce qu’est une vie accomplie. Il serait difficile
d’avancer vers un mode de vie plus sobre et coopératif sans rompre
avec l’individualisme, le consumérisme et l’idéologie du « travailler
plus pour gagner plus ».
Care et convivialisme.
Un commentaire du Manifeste convivialiste
Elena Pulcini
J’ai eu l’honneur et le plaisir de prendre activement part à la
réflexion qui, grâce au précieux travail d’Alain Caillé, a abouti au
Manifeste convivialiste.
Sur le plan général, j’ai été frappée d’emblée par la coexistence
d’un diagnostic théorique et d’un esprit militant : une coexistence
devenue rare, surtout dans mon pays, l’Italie, où il arrive trop souvent
que ces deux aspects soient séparés, ce qui donne naissance à une
théorie sans passion politique ainsi qu’à une politique incapable
d’affronter les grands thèmes et les grands défis de l’humanité.
L’ère globale nous impose des défis inédits dont nous avons
du mal à saisir la gravité, de sorte que nous nous réfugions dans
une sorte de déni ou d’impuissance résignée. Mais le fait est que
nous nous retrouvons aujourd’hui devant les effets inattendus et
non souhaités de notre agir : un agir illimité, guidé par l’hubris
qui caractérise l’individu moderne depuis le tout début, tant et si
bien qu’il s’avère paradoxalement hostile à la vie, à la nature, à la
relation. Une partie de la philosophie du xxe siècle avait clairement
entrevu la dérive prométhéique de la modernité, ses pathologies,
la perte de sens et de but de l’agir ; une dérive qui, à l’ère globale,
tend à la radicalisation parce qu’elle est privée des stratégies
d’enrayement morales et politiques traditionnelles.
Mais comme le Manifeste le souligne fermement, il est tout
aussi vrai que l’ère globale représente par ailleurs une occasion
42
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
inédite : pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons nous
considérer comme une seule et unique humanité. Par-delà les
différences de classe, d’ethnie et de culture, nous nous retrouvons
unis face aux défis et aux risques globaux mêmes qui menacent
notre vie et celle des générations futures. Ce qui ne veut pas dire
pour autant qu’il faille sous-estimer les inégalités, actuellement
plus profondes et radicales que jamais. Sous cet aspect, il faut
affronter la question de la justice en remettant courageusement
en discussion la logique acquisitive de l’économie, les mythes du
progrès et de la croissance. Cela ne veut pas dire non plus qu’il
faille proposer une vision idyllique et pacifiée de l’humanité. À ce
sujet, je partage pleinement l’affirmation selon laquelle le conflit
a une fonction émancipatrice : c’est seulement en reconnaissant la
nécessité du conflit et en cultivant la capacité à le gérer que nous
pourrons combattre la violence ; en somme, nous pourrons nous
opposer sans nous massacrer.
Du reste, nous ne saurions prendre soin de ce que nous avons
en commun si nous ne nous souciions pas de la relation, de l’êtreen-commun, de la commune humanité que nous formons : la
terre, les ressources, les biens qui garantissent la vie présente et
à venir de l’humanité. La question écologique, la sauvegarde de
l’environnement et de la nature représentent un problème crucial
dont nous ne mesurons pas toujours l’urgence, comme je l’ai
signalé plus haut. À bon droit, le Manifeste insiste sur l’importance
fondamentale de la question écologique, en soulignant la nécessité
d’un retour au don que nous avons sacrifié à des intérêts matériels
dont, paradoxalement, nous payons chèrement les retombées.
Aujourd’hui, nous nous trouvons non seulement devant un problème
de justice mais aussi devant un problème de qualité de la vie, ou
mieux, devant le problème de livrer aux générations futures un
monde dans lequel la vie soie digne d’être vécue.
Le convivialisme est « l’art de vivre ensemble qui valorise la
relation et la coopération, et qui permette de s’opposer sans se
massacrer, en prenant soin des autres et de la nature ». Le soin
(care) est donc à mon avis le mot d’ordre du convivialisme : care
de la relation, care du monde. Mais j’estime que le soin ne peut se
confiner à un sens du devoir ou à des impératifs abstraits. Il doit
au contraire se fonder sur la conscience d’appartenir à une seule et
même humanité, une conscience que surtout le réveil des passions
Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste
43
peut alimenter : la passion de la lutte comme l’indignation, la passion
solidaire ou empathique comme le sens de la justice, la générosité,
la compassion, le sentiment d’appartenance. Autant de passions bien
réelles qui se manifestent dans les multiples mouvements sociaux
globaux. Il est donc essentiel, comme le Manifeste le revendique,
de conjurer l’éclatement de ces mouvements, de les relier entre
eux, de mettre en valeur leurs points communs afin qu’ils puissent
acquérir une visibilité et devenir les précurseurs d’une nouvelle
vision du monde.
Mesure et démesure
Roland Gori
L’intitulé « Mesure et démesure » est le titre d’un sous-chapitre
de L’Homme révolté d’Albert Camus. Plus que jamais aujourd’hui,
où « la peur fige une Europe peuplée de fantômes et de machines »,
où le crime logique prévaut sur le crime de passion, nous avons
besoin de « la pensée de midi » (Camus), une pensée dialectique
qui ne renonce ni à la raison, ni au sacré.
Aujourd’hui où la mondialisation produit, au nom du rationalisme
instrumental et financier, une démesure sans précédent, nous avons
plus que jamais besoin de l’art et de la culture pour ne pas périr
d’une overdose d’objectivité. Notre époque a tellement le souci de
rationaliser les moyens, de fragmenter et de diviser les actes, d’en
calculer les coûts et les conséquences, que nous ne savons plus
où nous allons ni pourquoi nous y allons. Au contraire des Grecs
antiques qui donnaient à leur volonté les bornes de la raison, Camus
remarque que « nous avons mis pour finir l’élan de la volonté au
cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière ». Et c’est ainsi
que « la philosophie des Lumières a abouti à l’Europe du couvrefeu ». Camus, encore, évoque, dans un éditorial de Combat du
19 novembre 1946, qu’au lendemain d’Hiroshima, nous avons
perdu « cette éternelle confiance de l’homme, qui lui fait croire
qu’on pouvait tirer d’un autre homme des relations humaines en
lui parlant le langage de l’humanité ». La catastrophe militaire
se double aujourd’hui d’une catastrophe écologique, culturelle et
morale.
Mesure et démesure
45
Aujourd’hui qu’est venue l’époque de la grande résignation,
celle de la société de la peur et du temps du mépris, les hommes
n’ont plus confiance dans le vivre ensemble parce qu’on ne leur
parle plus dans les relations « le langage de l’humanité ». Ce langage
de l’humanité est celui de la culture, du récit, de la parole, de l’art,
de l’amour… et de la politique. Ce langage de l’humanité, c’est
celui qui prend soin de la vulnérabilité, du « levain de l’inachevé »
dont parlait Walter Benjamin. Il ne peut y avoir de confiance sans
ce « langage de l’humanité ». Et il ne peut y avoir de politique
sans confiance. On se souvient de cette phrase de Rousseau dans
Le Contrat social : « Il y aura toujours une grande différence entre
soumettre la multitude et régir une société. »
Il faut donc aujourd’hui refuser et se révolter contre cette
civilisation contemporaine des mœurs qui, par la quantification
et le formalisme, tente de réduire l’humain au monde des choses,
des choses et des produits financiers, marchandises et spectacles.
Il faut refuser les automatismes des protocoles bureaucratiques
et du faux savoir de l’expertise pour parier sur la capacité de la
démocratie à régler les conflits par la parole. Il faut se réapproprier
une démocratie confisquée par la technocratie. La passion de la
servitude fabrique les conformismes et les impostures, pervertit la
raison en la rendant meurtrière.
Nous devons exiger pour l’Europe qui vient une justice humaine
et sociale. Cette justice ne saurait se contenter d’une redistribution
équitable de la misère et du chômage, des risques et des malheurs.
Cette justice sociale ne saurait se contenter d’une parité dans la
servitude et d’une équité dans la soumission. Je ne veux pas non
plus de ce réalisme-là. Némésis, déesse de la justice et de la mesure,
fatale aux démesurés, invite à cette réflexion, dont parle encore
Camus, qui tient compte « des contradictions contemporaines de la
révolte », du rationnel et de l’irrationnel, des chiffres et des valeurs,
du réalisme et de l’éthique.
Il faut en finir avec les évaluations diverses et variées qui, à
l’instar des agences de notation financière, colonisent nos mœurs et
constituent le cheval de Troie des logiques du marché dans les tous les
secteurs de nos existences sociales et intimes. Rétablissons partout
où nous le pouvons le temps du récit, du partage de l’expérience
sensible, de sa transmission, et du débat démocratique. Les chiffres
46
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
doivent nous permettre de parler, ils ne doivent en aucun cas nous
faire taire et justifier les logiques de domination.
Il n’y a pas de vie sociale sans rêve, sans idéal, sans parole,
sans les souffles puissants qui permettent de cueillir « les fleurs du
hasard » dont parle Jaurès qui permettent d’avancer et de chanter.
Ne rentrons pas dans l’avenir à reculons, le nez fixé sur le compteur
des notations diverses et variées asservissant et chosifiant l’humain,
reprenons la parole et finissons-en avec cette organisation sociale
qui a « remplacé le dialogue par le communiqué ». Camus, encore.
Faute de quoi notre raison régnera sur des déserts où « la plupart
des hommes sont privés d’avenir. Il n’y a pas de vie valable sans
projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès.
Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens » (Camus).
Il nous faut réapprendre à vivre et penser dans la contradiction,
irréconciliés peut-être, mais refusant l’humiliation des crimes de la
logique et du calcul, avides des paroles d’autrui sans lesquelles il
n’y a pas davantage de démocratie que de subjectivité authentique.
Pour une démarche convivialiste.
Sortir du néolibéralisme
Gus Massiah
Décembre 2013
Dans la démarche convivialiste, il y a l’attention apportée aux
changements des comportements et des mentalités comme une
des conditions d’une transition radicale. Cette interrogation sur
les fondamentaux, sur le sens de l’accélération et de la démesure,
complète et approfondit l’importance de l’action politique.
Le texte ci-dessous, « Sortir du néolibéralisme », s’inscrit
dans une démarche stratégique. Il répond à une question qui avait
été discutée au forum social mondial de Tunis en mars 2013. La
question résultait de la situation. Que pouvaient proposer des
mouvements sociaux et citoyens à des gouvernements convaincus
que les politiques néolibérales sont les seules possibles ? Dans la
confrontation avec ces gouvernements, il ne suffit pas de les accuser
d’être néolibéraux, il faut aussi mettre en avant ce qu’on peut faire
dans l’immédiat.
La démarche est donc la suivante. D’abord, proposer des mesures
crédibles pour rompre avec le néolibéralisme. Et pour cela s’inspirer
des situations, en Amérique Latine et dans certains pays émergents,
où des gouvernements, sans prendre de distance avec le capitalisme,
ont tenté de se distancer des oukases du néolibéralisme. Ensuite,
inscrire les mesures immédiates dans la définition d’un cadre plus
48
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
large pour consolider ces politiques. Il faut pour cela mener la
bataille pour une refonte indispensable du système international
et rechercher les alliances contre la financiarisation néolibérale.
Enfin, il faut inscrire ces mesures dans une perspective de transition
sociale, écologique, démocratique et géopolitique qui corresponde
aux aspirations d’un changement radical.
L’hypothèse d’une nécessaire rupture radicale découle de la
caractérisation d’une crise structurelle du capitalisme. Celle-ci
résulterait de l’épuisement de la financiarisation néolibérale en tant
que phase de la mondialisation capitaliste ; de la crise de l’hégémonie
des États-Unis et de l’Europe et de la géopolitique occidentale ; de
la crise écologique. Comme l’ont définie les mouvements présents
au forum social mondial de Belém (Brésil), en 2009, il s’agit d’une
triple crise : celle de la financiarisation néolibérale ; celle des
modes dominants de production et de consommation ; celle des
rapports entre l’espèce humaine et la Nature qui ouvre une crise
de civilisation, celle de la modernité occidentale.
Le temps de la transition radicale est un temps long et n’est
pas linéaire. C’est une révolution de longue durée qui passe par
des moments révolutionnaires et des insurrections populaires.
L’émergence de nouveaux rapports sociaux et culturels ne se fait pas
par la disparition des anciens rapports dominants. C’est l’articulation,
entre les anciens et les nouveaux rapports, qui caractérise la nouvelle
situation. C’est l’adhésion au cours nouveau et au changement qui
est le gage du succès et qui permet d’éviter les restaurations. Il y
a des courants de la société qui sont sensibles à la transition, qui
adhèrent aux idées nouvelles ou qui sont sensibles à de nouveaux
possibles. Il faut que l’adhésion s’élargisse, éviter le retournement
d’une partie de ceux qui étaient à l’écoute et convaincre une partie
de ceux qui étaient hostiles.
La question fondamentale est celle des changements des
comportements et des mentalités. Ces changements sont très
longs. Vouloir imposer « un homme nouveau » par la contrainte
et la répression a montré ses limites et se retourne souvent contre
les objectifs premiers. Les manières dont les nouvelles classes
dominantes apparaissent à partir des « nomaklenturas » déconsidèrent
largement les idées nouvelles. Il faut un temps très long pour que des
valeurs nouvelles qui s’amorcent puissent l’emporter. Les moments
révolutionnaires sont des accélérateurs de ces changements ; ils
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
49
ne s’y substituent pas. Il est essentiel de combattre l’hégémonie
culturelle sur lesquelles s’appuient les couches dominantes et qui,
comme l’a explicité Gramsci, sert de ciment à leur domination.
Pour comprendre l’hégémonie culturelle, sa force et ses
contradictions, il est intéressant de voir comment le néolibéralisme
a imposé ses idées et réussi à changer les comportements. La
bourgeoisie financière a fait accepter l’accumulation et la croissance
sans limites ; la consommation jusqu’à saturation ; l’ivresse
de l’argent et du pouvoir. Pour cela, elle a mené une offensive
idéologique, au départ minoritaire, autour de quelques idées :
l’inégalité est naturelle ; la démocratie est réduite au marché ; la
liberté d’expression est celle des médias sans se poser la question
de leur contrôle par les financiers ; le privé est plus légitime que le
public. La stratégie politique mise en œuvre est passée par la prise
de contrôle des États par les marchés financiers ; la précarisation et
l’invisibilité du travail ; la reconquête par le capitalisme des pays
qui avaient tenté une rupture ; la mise en crise de la décolonisation
par les plans d’ajustement structurel et la gestion de la crise de la
dette. Et surtout l’idée tatchérienne : There is no alternative ! Parmi
les offensives qui ont été marquantes, signalons la formation de
centaines de milliers de jeunes par des MBA (master of business
administration) qui véhiculent sans état d’âme, dans les entreprises
et dans tous les secteurs de la société, l’idée que l’efficacité financière
est une évidence et passe par la réussite individuelle.
Dans cette bataille des idées et des valeurs, le front est culturel
et scientifique. Dans la culture d’abord, dans toutes ses dimensions ;
dans la création culturelle et dans le champ de la culture populaire.
Mais aussi dans la production scientifique qui est le siège d’une
véritable révolution de la pensée scientifique. La science, qui a pu
porter la libération contre les pouvoirs établis, a été domestiquée
par la marchandisation qui devient son horizon. Une large part des
scientifiques a été associée au pouvoir et intégrée dans l’oligarchie
des financiers, des politiques et des militaires. Les scientifiques
servent de caution pour la référence au progrès et à la modernité.
Toute remise en cause de ces certitudes qui éliminent le doute est
taxée d’obscurantisme. La folie du possible sans limites devient le
droit pour les entreprises, avec la caution des scientifiques, de ne
prendre aucune précaution ; de se parer du refus des limites des
scientifiques pour légitimer le refus des limites des profits.
50
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Malgré la puissance de cette offensive idéologique et l’idée qu’il
n’y a pas d’alternative, d’autres valeurs progressent. Elles dépassent
des cercles restreints pour retrouver la continuité de l’histoire longue
de l’émancipation. On retrouve les valeurs portées par les peuples
et proclamées sur les « places occupées » ; celles de la Tunisie et
de l’Égypte, celles des Indignés, des Occupy, des carrés rouges,
etc. Les valeurs sont celles de la dignité ; du refus des dictatures ;
du respect des libertés individuelles et collectives ; de la justice
sociale et de l’égalité ; des droits économiques, sociaux, culturels
et écologiques ; du refus de la corruption et de la dégradation du
politique qui résulte de la fusion entre la classe politique et la classe
financière ; de la prise de conscience de l’urgence écologique ; du
refus de la domination géopolitique. Il s’agit d’agir tout de suite
pour démontrer qu’il est possible de changer les comportements
et les mentalités par la bataille des idées et par les alternatives
concrètes d’émancipation. Pour que les souhaitables deviennent
possibles, d’affirmer qu’un autre monde est possible et nécessaire.
Le Manifeste convivialiste est une démarche qui s’inscrit dans cette
perspective.
Sortir du néolibéralisme
4 novembre 2013
Le néolibéralisme est en crise mais il est toujours dominant. La
position par rapport au néolibéralisme joue un rôle politique majeur.
On a pu le vérifier dans tous les pays du Maghreb et du Machrek
dans la période récente. Après 2011, le nouveau cycle de luttes et
de révolutions avait ouvert, et ouvre toujours, de grands espoirs.
Ils ont particulièrement mis sur le devant de la scène les questions
des libertés et les questions sociales. Les gouvernements issus des
élections en Tunisie et en Égypte se sont révélés complètement acquis
au néolibéralisme. Comme dans beaucoup de pays dans le monde,
notamment en Europe, ils attendent leur salut économique des
capitaux internationaux, des « investissements directs étrangers ».
Les forces qui s’y opposent affichent un rejet du néolibéralisme,
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
51
mais le plus souvent, elles ne mettent pas en avant les mesures
concrètes et les politiques pour sortir du néolibéralisme. Que peut
répondre l’altermondialisme à la question : Comment sortir du
néolibéralisme ?
La situation globale
La situation globale est caractérisée par ce que l’on a convenu
d’appeler la crise et qui s’approfondit depuis 2008. La dimension
financière, la plus visible, est une conséquence qui se traduit dans les
crises ouvertes alimentaires, énergétiques, climatiques, monétaires,
etc. La crise structurelle articule quatre dimensions : économique et
sociale, celle des inégalités sociales et de la corruption ; écologique
avec la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitique
avec la fin de l’hégémonie des États-Unis, la crise du Japon et
de l’Europe et la montée de nouvelles puissances ; idéologique
avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes
et racistes.
Il s’agit en fait d’une triple crise emboîtée : une crise du
néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ;
une crise du système capitaliste lui-même qui combine la
contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital
et travail, et celle entre les modes productivistes et les contraintes
de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation qui découle
de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la nature
qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains
des fondements de la science contemporaine.
Les résistances des peuples ont accentué la crise du
néolibéralisme ; elles confirment le rôle des luttes sociales et
culturelles dans l’épuisement de cette phase de la mondialisation
capitaliste. Les inégalités sociales, le chômage, la précarisation
ont fait baisser la consommation populaire et ouvert une crise de
« surproduction ». Le recours au surendettement a trouvé ses limites ;
par l’extension des marchés financiers dérivés, il a contaminé tous
les marchés de valeurs. L’explosion des subprimes a marqué le
passage de la dette des ménages à la dette des entreprises bancaires.
Le sauvetage des banques par les États a ouvert la crise des dettes
publiques. La réduction des déficits par les plans d’austérité est
52
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
supposée permettre une solution à cette crise sans remettre en
cause les profits et en maintenant le contrôle par le marché mondial
des capitaux et les privilèges des actionnaires. Les résistances
populaires s’y opposent.
L’exaspération des peuples a démasqué la dictature du pouvoir
financier et la « démocratie de basse intensité » qui en résulte. La
corruption est rejetée parce qu’elle est systémique. Elle est, dans
sa forme actuelle, constitutive du néolibéralisme. Elle résulte de la
fusion entre le politique et le financier qui corrompt structurellement
la classe politique dans son ensemble. Le rejet de la corruption
va au-delà de la corruption financière ; il s’agit de la corruption
politique. Comment faire confiance quand ce sont les mêmes, avec
parfois un autre visage, qui appliquent les mêmes politiques, celles
du capitalisme financier ?
Pendant ce temps, des changements font leur chemin, déterminant
le très long terme. Parmi ces changements, il faut noter, à travers la
crise, les extraordinaires bouleversements scientifiques et techniques,
particulièrement dans le numérique et les biotechnologies. La
révolution culturelle portée par l’écologie exacerbe l’affrontement
entre les possibilités ; celles de la domestication de ce progrès au
service de l’exploitation et de l’aliénation ou celles de nouvelles
ouvertures au service de l’émancipation.
Il n’est pas toujours aisé de prendre du recul par rapport à
la prégnance du néolibéralisme secoué mais toujours dominant.
Le temps long des mouvements donne le recul nécessaire. Le
mouvement ouvrier s’est construit depuis le milieu du xixe siècle.
Il a connu une période d’avancées de 1905 à 1970. Malgré les
guerres et le fascisme, il a réussi des révolutions en Russie, en
Chine et dans plusieurs pays du monde ; à travers son alliance avec
les mouvements de libération nationale, il a quasiment encerclé les
puissances coloniales ; il a imposé des compromis sociaux et un
Welfare State dans les pays du centre capitaliste. Depuis 1970, s’est
ouverte une période de quarante ans de défaites et de régressions
du mouvement social dans les pays décolonisés, dans les pays
qui avaient connu des révolutions et dans les pays industrialisés.
Les bouleversements et la crise pourraient caractériser la fin de
cette longue période de régressions, sans que l’on puisse définir
précisément ce qui va suivre.
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
53
Les avenirs possibles
L’épuisement du néolibéralisme ne signifie pas pour autant
le dépassement du capitalisme. Il va déboucher sur une nouvelle
phase de la mondialisation capitaliste avec une nouvelle logique,
ses contradictions et de nouvelles forces antisystémiques. À plus
long terme, la crise structurelle porte la confrontation entre plusieurs
avenirs possibles, entre plusieurs visions du monde. La stratégie
des mouvements se définit par rapport aux avenirs possibles et aux
conceptions qui les sous-tendent. Ils ont été précisés dans les débats
du Sommet des peuples qui a été organisé par les mouvements
sociaux en contrepoint de la Conférence des chefs d’État Rio + 20,
en juin 2012. Trois horizons, trois conceptions, se sont dégagés :
le renforcement sous d’autres formes de la financiarisation et son
extension à la Nature ; un réaménagement du capitalisme fondé sur
une régulation publique et une modernisation sociale ; une rupture
ouvrant sur une transition écologique, sociale et démocratique.
Les situations concrètes seront caractérisées par des articulations
spécifiques entre ces trois logiques.
La première conception, celle du renforcement du néolibéralisme,
est celle de la financiarisation de la Nature. Elle a été exposée dans
le document de travail préparé par les Nations unies et les États
pour Rio + 20. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par la
recherche du « marché illimité » nécessaire à la croissance. Elle
fonde l’élargissement du marché mondial, qualifié de marché vert,
sur la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant
et la généralisation des privatisations. Cette approche reconnaît
que la Nature produit des services essentiels (elle capte le carbone,
elle purifie l’eau, etc.). Mais elle considère que ces services sont
dégradés parce qu’ils sont gratuits. Pour les améliorer, il faut les
marchandiser et les privatiser. Dans cette optique, seule la propriété
privée permettrait une bonne gestion de la Nature qui serait confiée
aux grandes entreprises multinationales, financiarisées. Il s’agit alors
de restreindre les références aux droits fondamentaux qui pourraient
affaiblir la prééminence des marchés. Il s’agit de subordonner le
droit international au droit des affaires.
La deuxième conception est celle du Green New Deal,
défendue par d’éminents économistes de l’establishment comme
Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Amartya Sen, souvent qualifiés
54
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
de néokeynésiens. Elle part de l’« économie verte » qu’il s’agit
de maîtriser. La proposition est celle d’un réaménagement en
profondeur du capitalisme à partir d’une régulation publique
et d’une redistribution des revenus. Elle est encore peu audible
aujourd’hui car elle implique un affrontement avec la logique
dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les
références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une
quelconque inflation vienne diminuer la revalorisation des profits.
Il faut rappeler que le New Deal adopté en 1933 n’a été appliqué
avec succès qu’en 1945, après la Seconde Guerre mondiale.
La troisième conception est celle des mouvements sociaux et
citoyens qui a été explicitée dans le processus des forums sociaux
mondiaux. Ils préconisent une rupture, celle de la transition sociale,
écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles
conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer.
Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété,
la lutte contre le patriarcat, le contrôle de la finance, la sortie du
système de la dette, le buen vivir et la prospérité sans croissance,
la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et
différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité.
Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès
aux droits pour tous et l’égalité des droits.
La stratégie des mouvements définit les alliances par rapport
à ces avenirs possibles. L’urgence est de réunir tous ceux qui
refusent la première conception celle de la financiarisation de
la Nature. D’autant plus que l’imposition du système dominant
malgré l’épuisement du néolibéralisme porte les risques d’un
néoconservatisme de guerre. Cette alliance est possible d’autant
plus que les mouvements sociaux ne sont pas indifférents aux
améliorations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que pourrait
apporter le Green New Deal. Mais de nombreux mouvements
constatent l’impossibilité de concrétiser cette régulation publique
dans les rapports de forces actuels. Ils considèrent, de plus, que la
croissance productiviste correspondant à un capitalisme, même
régulé, n’échappe pas aux limites de l’écosystème planétaire. Dans
la durée, et si le danger du néoconservatisme de guerre peut être
évité, la confrontation positive opposera les tenants du Green New
Deal et ceux du dépassement du capitalisme. Les alliances concrètes
dépendront des situations des pays et des grandes régions.
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
55
Les changements de la mondialisation capitaliste
Les mouvements sociaux sont confrontés à l’évolution de la
mondialisation et aux bouleversements géopolitiques. La bourgeoisie
financière reste encore au pouvoir et la logique dominante reste
celle de la financiarisation. Mais la mondialisation est en train
d’évoluer et ses contradictions augmentent. Elle se traduit par une
différenciation des situations suivant les régions du monde, une
sorte de dérive des continents. Chaque grande région évolue avec
des dynamiques propres et les mouvements sociaux cherchent à
s’adapter à ces nouvelles situations. Cette évolution modifie les
conditions de la convergence des mouvements.
Dans la réflexion et les mobilisations sur la crise et la transition,
la dimension géopolitique est souvent négligée. Elle est trop pensée
de manière subordonnée à la dimension économique et sociale alors
que les conflits et les guerres rappellent que la géopolitique peut
déterminer les situations sociales et leurs issues.
Les nouvelles puissances participent du basculement du monde.
Mais ces « émergents » ne forment pas un ensemble homogène. Ils
n’annulent pas la domination actuelle qui reste une caractérisation
pertinente pour comprendre l’état du monde et les rapports entre
les pays. Mais la domination évolue et les rapports géopolitiques
sont modifiés. Les nouvelles puissances s’imposent dans les grandes
régions et contribuent à leur différenciation.
La nature des économies émergentes s’inscrit dans l’évolution
de l’économie mondiale. Dans les années 2000, plusieurs pays
se sont imposés avec un taux de croissance soutenu, une balance
commerciale excédentaire, des réserves de devises considérables.
Ces pays ont résisté à la crise de 2008. Il s’agit d’une trentaine de
pays dans le monde. Après l’émergence des Bric (Brésil, Russie,
Inde et Chine), un nouveau groupe de pays s’affirme, le Civets
(Colombie, Indonésie, Vietnam, Égypte, Turquie, Afrique du Sud).
Ce groupe de pays se caractérise par des populations jeunes, une
économie diversifiée, un endettement soutenable et une relative
volonté politique. Ils continuent à bénéficier de forts investissements
étrangers et d’une attention particulière des multinationales. Il ne
faut pas oublier aussi le rôle géopolitique de certains pays rentiers,
à l’exemple de l’Arabie saoudite et du Quatar.
56
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Ces pays amorcent un infléchissement de la nouvelle division
internationale du travail. Même si l’affrontement sur les recherches
et les nouvelles technologies s’exacerbe et s’il peut y avoir des
fléchissements et des reculs par rapport aux taux de croissance, il
est peu probable que la réorganisation des échanges et des richesses
revienne à l’ancienne situation. On observe déjà une restructuration
de la classe dominante mondiale recomposée avec les financiers
des nouvelles économies. Les conséquences géopolitiques majeures
sont à venir.
Le chamboulement géopolitique se traduit d’abord sur le plan
économique. Les économies émergentes se déclarent pour une
économie ouverte mais ne laissent pas les marchés financiers fixer
les prix, les taux de change ni orienter les investissements. Les
politiques économiques laissent un rôle d’intervention stratégique
à l’État. Ils ne rompent pas avec le marché mondial des capitaux
mais tentent de maîtriser leurs rapports notamment avec les fonds
d’investissement publics. Ils cherchent des nouvelles politiques
économiques qui combinent le respect des contraintes néolibérales
avec des politiques de redistribution partielles qui réduisent la
pauvreté mais ne compensent pas les inégalités.
À Durban, en mars 2013, au moment du quatrième sommet des
chefs d’État des Brics, pour la première fois, un contre-sommet a été
organisé par les mouvements de ces mêmes pays. Des liaisons ont été
organisées avec le forum social mondial de Tunis. La convocation de
ce contre-sommet affichait la question : « BRICS : Anti-imperialist,
sub-imperialist or in between ? » Les mouvements sociaux des pays
émergents sont porteurs de plusieurs revendications : la volonté de
négociation sociale ; la démocratisation ; le refus de la domination
et des oukases extérieurs. Ces mouvements joueront un rôle central
dans la redéfinition du mouvement altermondialiste.
La stratégie altermondialiste
La pensée stratégique se construit dans l’articulation entre la
question de l’urgence et celle de la transformation structurelle. Il
s’agit d’inscrire les réponses à l’urgence dans une perspective de
long terme. Dans les forums sociaux mondiaux, deux préoccupations
sont présentes : la définition de mesures immédiates à imposer
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
57
pour améliorer les conditions de vie des couches populaires et la
nécessaire définition d’une orientation alternative.
Pour sortir du néolibéralisme, on peut définir plusieurs
démarches : à court terme, celle que peuvent engager des
gouvernements, sous la pression des mouvements, pour définir des
politiques nouvelles ; à moyen terme, les efforts pour faire évoluer
le système international et gagner des marges de manœuvre ; à long
terme, les politiques alternatives de dépassement du capitalisme.
Toutes ces démarches doivent être engagées dès aujourd’hui.
Les mouvements mettent en avant que d’autres politiques sont
possibles. Pour cela, il leur faut combattre l’inertie des forces
gouvernementales qui sont persuadées qu’il n’y a pas d’alternatives.
Il faut répondre à cette fausse évidence en répondant aux raisons qui
guident les gouvernements. Il y a plusieurs raisons qui conduisent
les gouvernements à reproduire les politiques dominantes. Ils le font
parce que les contraintes internationales sont trop fortes et rendent
très difficiles des démarches indépendantes. Des coups d’état de
différente nature sont possibles ; du coup d’État financier au coup
d’état militaire, il y a une gamme de déstabilisations possibles. Ils
le font parce qu’il y a toujours une raison d’attendre ; des élections,
une constitution, de meilleures situations. Ils le font parce qu’ils
sont conservateurs, profondément conservateurs et garants de
l’ordre social ; et les politiques néolibérales sont la représentation
la plus achevée du conservatisme. Ils le font parce qu’ils pensent
qu’ils peuvent trouver des aménagements ; ainsi, par exemple,
ceux qui expliquent que le capital arabe leur donnera des marges de
manœuvre alors qu’ils savent très bien que la condition préalable
mise par le capital arabe est de suivre la doctrine du Fonds monétaire
international. Ils le font parce qu’ils y croient, par réalisme, parce
qu’il n’y a pas d’autre moyen que l’investissement étranger pour
doper la croissance et répondre aux problèmes d’emploi et de niveau
de vie.
Les politiques nouvelles
Dans certaines conditions, des gouvernements peuvent être tentés
de mettre en œuvre des politiques qui s’écartent du néolibéralisme,
c’est-à-dire de la prédominance absolue du marché mondial des
58
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
capitaux et de l’ajustement structurel des sociétés à ce marché.
Deux situations peuvent y conduire. D’une part, les contradictions
entre les marchés et les économies émergentes, qui rencontrent les
limites qui résultent du contrôle du marché mondial par l’hégémonie
occidentale. D’autre part, des mouvements sociaux peuvent
conduire à des changements de gouvernements, voire de régimes,
qui voudraient répondre aux aspirations populaires. Les politiques
des nouvelles puissances émergentes et les politiques des régimes
progressistes ont des points communs. Elles ne se confondent pas,
mais elles pourraient conduire à des rapprochements ou même à
des alliances contre l’hégémonie des marchés financiers, pour une
réforme du système économique mondial.
En Amérique latine, les mouvements influencent des régimes
desarrollistas ou développementalistes qui tentent de mettre en place
des politiques postnéolibérales. Des politiques qui ne sont pas du
tout anticapitalistes et qui combinent des gages au marché mondial
des capitaux et des politiques sociales à l’échelle nationale avec des
redistributions. En Asie, dans plusieurs grands pays, des alliances
différenciées combinent des bourgeoisies étatiques, nationales et
mondialisées. Des alliances spécifiques et contradictoires sont
tentées entre les bourgeoisies étatiques qui partagent le contrôle
de l’appareil productif avec les bourgeoisies privées « nationales »
et les multinationales.
C’est en Amérique latine, à travers la diversité des pays où les
mouvements ont pesé sur l’évolution des régimes, que nous pouvons
identifier les tentatives et les expériences qui marquent les politiques
postnéolibérales. C’est le cas en Argentine, au Brésil, en Bolivie,
en Équateur, en Uruguay, au Venezuela.
Quelles sont les mesures marquantes de ces politiques :
– un traitement politique de la question de la dette (remboursement
anticipé au Brésil, annulation en Argentine, audit en Équateur) ;
– un contrôle du secteur financier et la création de Fonds
d’investissement souverain ;
– une tentative de contrôle des matières premières et des ressources
naturelles ;
– une redistribution des revenus (bourse familiale, allocation
logement, politique salariale, protection sociale) ;
– le soutien aux secteurs créateurs d’emploi et de revenus ;
– une politique environnementale incitative ;
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
59
– une politique fiscale et la lutte contre les paradis fiscaux et
judiciaires ;
– la lutte contre le précariat ;
– un renforcement de l’État social (éducation, santé, protection
sociale) ;
– la souveraineté alimentaire et la défense de l’agriculture paysanne ;
– des politiques urbaines, les transports, la prévention pour la
sécurité urbaine, la planification territoriale ;
– une planification territoriale et une stratégie de relocalisation ;
– un système démocratique, c’est-à-dire un système qui garantisse
les libertés individuelles et collectives ;
– des efforts de démocratie participative (décentralisation citoyenne,
municipalités, budgets participatifs) ;
– une politique monétaire volontariste ;
– la construction de grandes régions (Mercosur, Alba…).
Les politiques concrètes dépendent des pays et des situations.
Il y a des limites et de nombreuses critiques. Si ces politiques ont
consolidé des évolutions économiques rapides et si elles ont conduit
à des réductions significatives de la pauvreté, les inégalités sociales
ont continué à s’approfondir. Les tensions se sont accrues entre les
classes moyennes et les classes populaires. La primarisation des
économies a servi à alimenter la croissance (soja, accaparement
des terres, exploitations minières). Les alliances avec les agroexportateurs ont pesé sur la paysannerie.
Il y a quand même des possibilités de politiques nouvelles. Ne
rien faire, en arguant des contraintes extérieures, c’est reproduire et
consolider le système social et la subordination au marché mondial
des capitaux. Ces politiques nouvelles peuvent être engagées sans
attendre le changement du système mondial. Les mouvements
sociaux peuvent occuper cet espace pour imposer des négociations
et une discussion publique sur les orientations politiques.
Les perspectives
Les propositions de politiques économiques et sociales ne
prennent leur sens que si elles s’inscrivent dans des propositions
de long terme. C’est le fondement de la stratégie du mouvement
altermondialiste. Articuler des propositions immédiates, pour
60
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
améliorer les conditions de vie des couches populaires, avec une
alternative qui implique une rupture plus fondamentale avec la
logique dominante. Il n’y a pas de chances pour une nouvelle
politique si on reste dans le court terme. Deux conditions sont
nécessaires pour engager une transformation structurelle. Engager
une transformation du système international, du cadre économique
mondial, qui permette des marges de manœuvre par rapport à la
doxa néolibérale. Engager une orientation alternative.
Pour la transformation du système économique mondial,
de nombreuses propositions immédiates ont été avancées dans
les forums sociaux mondiaux depuis dix ans. Par exemple : la
suppression des paradis fiscaux et juridiques ; la taxe sur les
transactions financières ; la séparation des banques de dépôts
et des banques d’affaires ; la socialisation du secteur financier ;
l’interdiction des marchés financiers dérivés ; les redistributions de
revenus ; la protection sociale universelle ; les droits des migrants
et la liberté de circulation ; les négociations environnementales et
climatiques ; un nouveau système monétaire international, etc. Il
s’agit d’instaurer un système économique fondé sur la régulation
publique multilatérale en rompant avec un libre-échange qui
n’a rien de libre et qui instaure le dumping généralisé (social,
fiscal, environnemental, monétaire). Il s’agit aussi d’empêcher la
mainmise par les grands groupes financiers et les États des moyens
de communication, d’information et du numérique. Ces propositions
ne sont pas révolutionnaires en elles-mêmes. Elles sont reprises
aujourd’hui par des économistes de l’establishment et même par
certains gouvernements. Mais ces déclarations ne sont pas suivies
d’effet car elles nécessitent une rupture avec le dogme néolibéral
et la dictature des marchés financiers. Et ce sont toujours ces forces
qui sont dominantes et qui n’accepteront pas, sans affrontements,
de renoncer à leurs gigantesques privilèges.
L’orientation alternative s’est dégagée dans les forums sociaux
mondiaux. C’est l’approche de la transition sociale, écologique et
démocratique qui se définit dans les forums sociaux mondiaux. C’est
celle de l’accès aux droits pour toutes et tous et de l’égalité des
droits, du local au planétaire. On peut organiser chaque société et le
monde autrement que par la logique dominante de la subordination
au marché mondial des capitaux. Les mouvements sociaux
préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique
Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme
61
et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions,
de nouvelles manières de produire et de consommer. À partir des
pratiques, ces nouvelles notions se traduisent par des approches
nouvelles : les biens communs ; le buen vivir et la prospérité sans
croissance ; les droits de la Nature ; la lutte contre le patriarcat ; la
régulation citoyenne ; la démocratisation radicale de la démocratie ;
la souveraineté alimentaire ; l’achèvement de la décolonisation ;
les droits des migrants et la liberté de circulation ; les institutions
internationales et le droit international.
Cette alternative se construit à partir des luttes et des résistances,
car résister c’est créer. Elle se traduit dans la recherche de politiques
publiques d’égalité des droits. Elle s’invente à partir des alternatives
concrètes qui sont mises en œuvre dans les sociétés et la lutte pour
que ces alternatives se traduisent par plus de libertés et ne soient
pas retournées par la recherche du profit dans plus d’inégalités,
d’injustice et une remise en cause des libertés. Les enjeux de la
nouvelle révolution se précisent : la définition de nouveaux rapports
sociaux et culturels, de nouveaux rapports entre l’espèce humaine
et la Nature, la nouvelle phase de la décolonisation et la réinvention
de la démocratie.
Une indispensable offensive
intellectuelle collective
Marc Humbert
Le Manifeste convivialiste peut être perçu comme une offensive
intellectuelle collective1 dont le succès est indispensable pour créer
les conditions permettant de sortir d’une situation de crise qui
apparaît sans fin et sans issue. Cette offensive est menée selon trois
vecteurs. Le premier est le vecteur épistémologique, lisible au moins
en filigrane, car il n’est pas revendiqué comme tel. Le deuxième
est une incitation à considérer la situation actuelle comme résultant
d’une crise anthropologique fondamentale. Enfin, et par voie de
conséquence, un dernier vecteur est constitué par une proposition
de relance de l’humanisation du Monde.
Une innovation épistémologique radicale
Le Manifeste convivialiste propose de se réclamer d’une doctrine
qu’on pourrait dire syncrétique et pluri-verselle, le convivialisme,
doctrine à décliner selon différentes variantes adaptées aux lieux
et aux cultures.
1. Le Manifeste est en effet l’œuvre collective de soixante-quatre auteurs qui,
individuellement ou parfois à deux ou trois, ont publié par ailleurs plus de trois cents
ouvrages.
64
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Une doctrine syncrétique puisqu’elle ne fait pas table rase des
doctrines laïques et religieuses existantes, mais entend « retenir
ce qu’il y a de plus précieux dans chacune » (p. 252). Et sont
cités, en particulier, le libéralisme, l’anarchisme, le socialisme, le
communisme.
Une doctrine pluri-verselle, puisqu’il ne s’agit pas de la
proposition d’un corps doctrinal complet à vocation universelle
permettant de répondre à tout, mais d’« un fonds doctrinal
minimal partageable » (p. 17) à décliner en autant « de variantes
éventuellement conflictuelles » (p. 26). Cette pluralité doit aller
cependant de pair avec la reconnaissance par toutes ces variantes
qu’elles ont en commun un « esprit convivialiste » : c’est cela qui
forme l’universel dans le convivialisme.
Le contenu de cet esprit commun est explicité sous la forme
de l’énoncé de quatre principes fondamentaux du convivialisme
(p. 26-27). Il me semble que si leur logique méthodologique n’est pas
exposée dans le Manifeste, elle est évoquée de façon évidente même
pour ceux qui ne liraient que la couverture de l’ouvrage. Le soustitre est explicite : « Déclaration d’interdépendance ». Le Manifeste,
en effet, ne suit ni la méthodologie individualiste, ni la méthodologie
holiste, et produit donc une innovation épistémologique en ouvrant
et en empruntant une voie inexplorée à ce jour, « la méthodologie
interdépendantiste ».
Dès lors, une présentation plus complète des quatre principes,
ces éléments constitutifs du fonds doctrinal commun aux variantes
à décliner du convivialisme, peut être réalisée sous la forme d’une
déclaration universelle d’interdépendance. Une interdépendance
généralisée, entre tous les humains et avec la nature, et dont il faut
préciser quelques conditions pour qu’elle soit possible et soutenable.
Le cœur de ces conditions est explicité par les quatre principes dont
il faut élaborer quelques aspects. Je m’y suis efforcé dans un projet
de texte de déclaration mis en discussion et dont on peut trouver
une version en annexe.
2. Sans autre indication, les indications de page renvoient à la première édition
du Manifeste convivialiste [2013].
Une indispensable offensive intellectuelle collective
65
Un diagnostic déchirant de crise anthropologique
Le texte du Manifeste n’omet pas de remettre en mémoire les
principales manifestations d’une crise protéiforme, dont l’ampleur
s’élargit et fait régulièrement la Une de l’actualité mondiale depuis
quarante ans. D’aggravations en aggravations, les pires catastrophes,
prophétisées ici et là, deviennent de plus en plus probables ou
au moins possibles. Malgré toutes les alertes, malgré toutes les
mesures prises par les responsables politiques, la dégradation de
l’environnement empire, les inégalités s’accroissent, les moments
de crise aiguë se succèdent sans relâche. Même le Fonds monétaire
international, temple de la mondialisation orthodoxe, sonne l’alerte
sur la montée générale des inégalités [voir aussi Joseph Stiglitz,
2012] dans le numéro de décembre 2013 de sa revue Finances et
développement, diffusée en plusieurs langues à travers la planète.
Pour paraphraser le titre d’un ouvrage récent, nous sommes dans
une crise sans fin et sans issue3.
Le Manifeste rappelle le caractère « entropique » [GeorgescuRoegen, 1971] de ces menaces qui pèsent sur notre monde :
l’humanité augmente son désordre et c’est ainsi qu’elle va au
désastre, l’entropie l’atteignant au travers des questions matérielles,
techniques, écologiques, économiques, financières, voire morales.
Les êtres humains, certes, continuent d’avancer – et de faire mille
« progrès » – depuis quarante ans, dans la construction de leur
histoire, mais ils font en même temps monter les périls, crise après
crise, donnant l’impression de se précipiter vers un mur, de se
rapprocher d’une catastrophe terminale.
Mais pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi une telle incapacité à
mettre en œuvre des changements qui éloigneraient des dangers ?
Le Manifeste fait un apport essentiel à la compréhension de cette
question. Il identifie, comme racine profonde, une crise qui peut être
nommée crise anthropologique4. Elle est l’accélérateur et parfois
le moteur des menaces entropiques et elle menace la capacité à y
3. La Crise sans fin, de Myriam Revault d’Allones [2012].
4. Le Manifeste écrit « menaces anthropiques » mais l’homophonie
intellectuellement sympathique avec « menaces entropiques » apporte en même
temps une ambigüité de compréhension et j’écris donc ici « crise anthropologique »
sans vraiment changer le sens adopté dans le texte du Manifeste.
66
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
faire face, c’est-à-dire qu’elle est responsable du caractère sans fin
et sans issue de la crise.
En quoi consiste cette crise anthropologique ?
Cette crise est anthropologique parce qu’elle touche à ce qui
fonde l’humanité, ce sur quoi repose notre humanité.
Pour ériger l’espèce homo en espèce humaine, il a fallu que
l’espèce parvienne à gouverner la rivalité et la violence entre les
individus. Les humains luttent pour exercer leur puissance d’être
et d’agir, ils luttent pour assouvir leur désir de reconnaissance
et peuvent lutter jusqu’à se massacrer. Sans invoquer René
Girard [1972], le Manifeste se réfère à Marcel Mauss pour qui
l’ordonnancement de la société passe par la nécessité de trouver un
moyen pour les humains de « s’opposer sans se massacrer ». Terrible
défi anthropologique pour que l’humanité échappe à l’état de nature.
Dans le monde du passé, des religions primitives puis d’autres
dont il reste les successeurs ont tenté des réponses à ce défi et ont
joué un rôle important et ambigu. Leur importance s’est réduite avec
le « désenchantement du monde » (Weber) quand la rationalité a
surgi des « Lumières ». L’ordonnancement des sociétés s’est alors
appuyé sur les idéologies des temps modernes, ici et là, sur le
libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, le communisme.
Toutes ces idéologies en sont venues à pousser l’évolution des
sociétés sur l’axe central de la performance technico-économique.
La pacification des relations entre les individus au sein des sociétés
a ainsi progressivement reposé, pour l’essentiel, sur le partage par
toutes et par tous du rêve de la croissance économique dont chacun
pourra espérer, au moins bientôt, en bénéficier.
Ainsi, de manière presque généralisée partout dans le monde
depuis la Seconde Guerre mondiale, le politique, qui a pour fonction
de forger un accord entre les individus et de les maintenir ensemble
dans une même société malgré leurs divergences et leurs conflits,
occupe l’essentiel de son temps à mettre en action des politiques de
croissance économique. Ce sont elles qui servent de ciment pour les
sociétés. Le rêve de croissance est devenu le fondement des sociétés.
Mais ce rêve, ce fondement anthropologique se développe en
déclenchant une course, une compétition technico-économique
effrénée, au sein des sociétés et entre elles, à l’échelon planétaire.
Cette compétition multiplie la puissance des plus forts sur les
Une indispensable offensive intellectuelle collective
67
plus faibles et la puissance du tout sur la nature ; l’exploitation de
l’homme par l’homme, de l’homme par la machine, de la nature par
l’homme et ses machines, tout cela engendre un processus menant
potentiellement à la destruction de l’humanité.
La réponse actuelle au défi de l’humanité, le rêve de croissance,
et qui en est son fondement anthropologique, se transforme ainsi
en fauteur de menaces entropiques. Ce qui cimente les sociétés
humaines – en réponse au défi anthropologique — est en même
temps ce qui est en train de les détruire.
Dit de manière abrupte, l’humanité détruit l’arbre sur lequel
elle est montée.
Les imaginaires de nos sociétés font que toutes et tous, ou
presque, nous attendons la croissance alors que nous savons que
poursuivre la croissance est destructeur. En outre, la croissance
ralentit de plus en plus son rythme dans les pays industrialisés5,
c’est-à-dire que se délite le ciment ancien qui soudait nos sociétés.
Dans le même style abrupt que précédemment, on peut dire que
l’humanité détruit et les racines et l’arbre sur lequel elle est montée.
Notre humanité est ainsi engagée dans une impasse. Et les essais
de solutions se montrent incapables de répondre aux éléments
contradictoires de cet hyperdéfi, car les apprentis concepteurs
de prétendues sorties de crises ne disposent pas de ce diagnostic
déchirant.
Sans vision de long terme et sans diagnostic pertinent, les
responsables réagissent au coup par coup, plus qu’ils agissent,
ballottés par les cahots de la crise. Dans le même temps, les opinions
publiques sont de plus en plus portées à écouter des discours
populistes qui prônent un retour aux mondes du passé, aux anciens
régimes, aux replis communautaristes et/ou nationalistes.
5. Robert Gordon a montré (« Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering
Innovation Confronts the Six Headwinds », document de travail du National Bureau
of Economic Research, n° 18315, août 2012), que la tendance du ralentissement de
la croissance était universelle, même s’il peut exister encore quelques années de
forte croissance pour quelques pays. Ce ralentissement est fondé sur l’épuisement
des innovations radicales eu égard aux améliorations de productivité et de bien-être
matériel qu’elles pourraient offrir. Par conséquent, le « rattrapage » en niveau de
production et bien-être matériel, pour autant qu’il puisse se faire ici et là – comme
en Chine et dans quelques autres pays – butte non seulement sur l’épuisement de la
planète mais aussi sur l’épuisement des potentiels de croissance.
68
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Dans ce brouillard des idées, les auteurs du Manifeste offrent
un diagnostic qui permet de voir clairement qu’il y a une seule
option, une seule exigence essentielle face à la situation présente.
Il faut dépasser les politiques de croissance ; il faut, tout autant,
aller au-delà des vieilles idéologies qui ont appuyé ces politiques
et dont aucune n’offre une piste de solution crédible.
Pour ce faire il faut reprendre à nouveaux frais le défi fondamental
de l’humanité et lui donner une réponse nouvelle, trouver une autre
façon que par les politiques de croissance d’amener les individus
qui s’affirment et qui s’opposent, à ne pas se massacrer, mais à
coopérer.
Une proposition de relance de l’humanisation du monde
Dans notre monde d’aujourd’hui, une proportion élevée des
populations, loin de ressentir les effets supposés bénéfiques de
la croissance, croissance plus espérée que réelle, subit les effets
déshumanisants provoqués tant par une précarisation toujours plus
large que par une marchandisation qui se généralise. Ce règne
étendu de l’efficacité et de l’argent qui exclut et qui provoque des
violences en certains lieux, dans les quartiers et dans certaines zones
de la planète, qui, en d’autres lieux, fait monter le taux de suicide,
témoigne d’un processus en cours de déshumanisation.
On ne peut espérer stopper ce processus de déshumanisation
par une politique de croissance et il faut donc, pour relancer
l’humanisation du monde, en passer par une gigantesque bataille
pour changer d’imaginaire, pour réinstituer nos sociétés (Castoriadis)
sur un idéal repensé qui remette l’humanité sur des fondements
soutenables.
Il faut amener la société à croire dans cet idéal repensé pour qu’il
soit capable de guider le tissage du lien social et de la coopération
entre les individus sans avoir recours au ciment de l’illusion de la
croissance perpétuelle.
C’est pour ce projet nécessaire de relance de l’humanisation du
monde que les auteurs du Manifeste proposent le convivialisme.
La tâche à accomplir est formidable, et le texte du Manifeste
ne s’en cache pas, il faut – écrit-on, « rendre possible l’énorme
Une indispensable offensive intellectuelle collective
69
basculement de l’opinion publique mondiale qui est indispensable
pour dévier de la trajectoire qui mène au chaos et à la catastrophe
probables, ou en tout cas possibles » (p. 37).
Plus qu’une bataille des pensées – avec le changement
méthodologique –, plus qu’une bataille sur les idées reçues – pour
porter le diagnostic pertinent —, il faut mener une bataille sur le
plan de la construction de l’imaginaire symbolique, procéder à une
sorte d’analyse psychanalytique collective.
Pour ce troisième vecteur, l’offensive menée par le Manifeste
bénéficie de ce que cet idéal est déjà lové au fond du cœur de
beaucoup de femmes et d’hommes, en particulier de tous ceux
qui s’efforcent de construire, individuellement ou dans différents
groupes et associations, une société centrée sur l’humain et
respectueuse de la nature.
Il faut parvenir à ce que toutes ces femmes et ces hommes
perçoivent leur proximité en raison de l’existence d’un fonds doctrinal
commun, d’un idéal qui reste pourtant impensé collectivement à ce
jour, et qui est même nommé différemment ici et là.
Si toutes ces personnes, tous ces groupes peuvent se reconnaître
dans le convivialisme comme explicitant les contours de ce fonds
doctrinal qui leur est commun, un grand pas sera franchi pour
remettre l’humanité sur le bon pied.
Mais il faut aller plus loin, selon les trois vecteurs de l’offensive.
Avancer dans le champ de la pensée et de la théorie. Avancer sur
le terrain de la politique quotidienne et de l’action en imaginant
des mesures différentes de celles conçues pour une politique de
croissance infinie. Les faire adopter, c’est se situer au-delà du
domaine de l’offensive intellectuelle et ressortit des mouvements
sociaux, des mouvements politiques qui, pour la plupart, n’ont pas,
pour le moment, accompli l’évolution idéologique nécessaire pour
qu’ils s’inscrivent dans la perspective de remettre l’humanité sur
le bon axe d’évolution. C’est l’avancée selon le troisième vecteur
qui peut y aider, par une mobilisation la plus large possible au sein
de la société civile. L’adhésion à l’idéal convivialiste doit devenir
massive.
S’il n’y a qu’un pour cent de la population mondiale qui est
viscéralement attachée à la poursuite prioritaire de l’axe technoéconomique et de la croissance infinie, bien que ceux qui forment
70
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
ce un pour cent trustent les pouvoirs économiques et politiques, ils
ont potentiellement, en face d’eux, quatre-vingt-dix-neuf pour cent
de la population mondiale qui doit pouvoir s’indigner et prendre
conscience de la nécessité de refonder la société sur le convivialisme.
Pour que réussisse l’offensive intellectuelle du Manifeste, il faut
qu’une bonne proportion de ces quatre-vingt-dix-neuf pour cent en
prenne effectivement conscience et que, de la prise de conscience,
ils passent à l’action.
Dans l’entre-temps, il faudra continuer à faire connaître le
Manifeste et l’idéal du convivialisme par tous les moyens possibles.
Références citées
Georgescu-Roegen Nicholas, 1971, The Entropy Law and the Economic
Process, Harvard University Press, Cambridge.
Girard René, La Violence et le sacré, 1972, Grasset, Paris.
Manifeste convivialiste, Déclaration d’interdépendance, 2013, Le Bord de
l’eau, Lormont.
Revault d’Allones Myriam, 2012, La Crise sans fin, Seuil, Paris.
Stiglitz Joseph, Le prix de l’inégalité, 2012, Les Liens qui libèrent, Paris.
***
*
Une indispensable offensive intellectuelle collective
71
Déclaration universelle d’interdépendance
généralisée (projet)
Préambule
Au cours de sa très longue histoire, l’humanité s’est déployée
dans un petit coin de l’univers, formant des groupes organisés de
personnes, de communautés, de peuples, d’États entre lesquels les
relations ont souvent été dramatiques. Cette déclaration universelle
reconnaît que la vie est une valeur essentielle qui procède d’une
interdépendance générale entre les personnes, les groupes,
les communautés, les peuples, les États et les composantes de
l’environnement naturel. L’aspiration universelle de chaque être, de
chaque peuple, à la liberté et à l’égalité peut trouver une réponse
ressentie comme juste dans la reconnaissance et le respect par tous
de cette interdépendance généralisée. Ce respect exige de pratiquer
la convivialité pour organiser des sociétés bonnes et assurer la
paix à l’humanité au sein de l’univers. Elle ne peut se faire sans
l’observation d’un certain nombre de règles et l’attachement à des
convictions qu’énoncent les articles ci-après.
Article 1 : La vie
La vie est la valeur essentielle commune et partagée par toutes
et par tous au-delà des différences de sexe, de couleur de peau, de
nationalité, de langue, de culture, de religion, d’origine sociale,
d’opinion politique ou autre, de naissance ou de prospérité. Elle
est consubstantielle à l’existence de l’univers visible et invisible,
matériel, végétal, animal qui constitue l’environnement naturel dont
est née l’humanité. Elle lui en est redevable et lui doit le respect.
Article 2 : L’humanité
Il n’y a qu’une seule humanité ; elle s’est constituée en
divers groupes qui ont forgé chacun leur milieu de vie au sein de
l’environnement. Les êtres humains sont des êtres dont la vie ne
peut être que menée ensemble en interaction entre eux et avec ce
72
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
milieu où ils aspirent à une vie bonne. Cette qualité de la vie croît
avec celle des rapports entretenus les un·e·s avec les autres et avec
la nature.
Article 3 : L’individu
L’individu naît au sein d’un groupe inséré dans un milieu
qui l’accueille et le forme à ce mode de vie comme être humain
interdépendant et participant à une commune socialité. L’humanité
doit être respectée en la personne de chacune et de chacun de ses
membres ; chaque personne doit être reconnue comme telle – sans
discrimination d’aucune sorte. Elle doit pouvoir créer, construire,
affirmer, faire évoluer son individualité singulière en développant
sa puissance d’être et d’agir.
Article 4 : Le collectif
Le collectif est l’expression de la commune socialité des
individus vivant en groupes au sein de l’environnement.
1. Toute personne manifeste son individualité particulière, en
interaction avec les autres et avec l’environnement naturel, ce qui
conduit immanquablement à des oppositions et des conflits. Les
dynamismes individuels et les rivalités bousculent l’humanité mais
restent féconds tant que les éventuelles destructions qui en résultent
sont créatrices et ne mettent en péril ni le cadre de la commune
socialité, ni l’environnement naturel de l’existence collective.
2. Les êtres humains vivent ensemble et forment des groupes,
des groupes de groupes, des peuples, des États, des ensembles
d’États qui ont, à chaque niveau de regroupement, leur individualité
collective singulière à épanouir tout en préservant, de proche en
proche, les conditions de l’existence collective pour le niveau plus
élevé, jusqu’au niveau ultime, celui de l’humanité tout entière.
Article 5 : La volonté générale
Pour assurer le maintien de la commune socialité sans que
cela passe par l’imposition aux autres de la volonté des un·e·s, il
faut qu’une volonté générale puisse se former et soit acceptée par
chacun·e.
Une indispensable offensive intellectuelle collective
73
1. Les êtres humains se regroupent pour vivre ensemble et
forment des associations, des peuples, des États.
2. Chaque individu participe à l’organisation des interactions
au sein des groupes dont il est membre fondateur ou qu’il a rejoint
et contribue à la formation de la volonté générale de ces groupes,
de ces peuples, de ces États.
3. Les modalités de participation et de contribution de toutes et
de tous constituent un processus politique par lequel est établie la
Loi, comme expression de la volonté générale.
4. La volonté générale se forme ainsi dans le cadre de processus
participatifs directs aux échelons de regroupements de base – avec
de petits nombres – et selon des formules mixtes avec des systèmes
de représentation aux échelons plus élevés – avec de plus grands
nombres.
5. La volonté générale s’exprime par la Loi commune et
s’impose à toutes et à tous. De la même manière qu’elle s’élabore
progressivement de l’échelon le plus restreint à celui le plus élargi,
elle est affirmée et mise en œuvre selon le principe de subsidiarité :
elle doit être exprimée, au service de la vie, à l’échelon le plus bas
possible.
Article 6 : La Loi commune
La Loi commune résulte de l’expression de la volonté générale
et s’impose à toutes et à tous avec justice.
1. La Loi assure que toutes et tous ont accès aux moyens
d’exercer leur autonomie d’épanouissement. Ces moyens sont
connus comme étant les droits civils, politiques, économiques,
sociaux, culturels et environnementaux qui permettent à toutes et
à tous d’avoir une vie digne.
2. La Loi interdit toutes les actions qui ne sont pas fécondes
pour l’humanité. En instaurant des limites, la Loi garantit que toutes
et tous mettent en œuvre leurs droits avec responsabilité vis-à-vis
des autres et vis-à-vis de la nature. Cette considération à l’égard
d’autrui et de la nature est le fondement du sentiment de justice.
74
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Article 7 : La convivialité
La convivialité, art de vivre ensemble (con-vivere), valorise
la relation et la coopération entre toutes et tous et avec la nature.
Cela n’exclut ni les divergences ni les oppositions qui permettent
la reconnaissance de toutes et de tous et de toutes les positions.
Mais la convivialité est une force de vie. Elle interdit que le désir
de reconnaissance et d’épanouissement ne s’enfle en démesure
amenant une rivalité qui se transforme en guerre des un-e-s contre
les autres et en force de mort.
Article 8 : Le primat de la vie culturelle
Le culturel est au cœur de l’interdépendance entre les êtres
humains et avec l’environnement naturel.
1. La création et le partage de ressources – l’économie
– et l’exercice des pouvoirs – la politique – sont des activités
indispensables mais elles ne peuvent imposer leur primat au
fonctionnement des groupes, des peuples, des États : elles sont
soumises à la Loi commune.
2. Le primat est accordé au culturel, c’est-à-dire à la vie dans
sa dimension de partage d’émotions et de sensations qui favorise,
aux échelons interindividuels et collectifs, les sentiments de
dépassement de soi et de bonheur.
Article 9 : Les fruits de l’interdépendance
1. La pratique de la convivialité que permet la mise en œuvre des
articles de la présente déclaration constitue une éthique individuelle
de la vie commune, dans l’interdépendance, pour une société bonne.
2. Partout sur terre, l’extension de la convivialité dans tous
les regroupements humains, selon des modalités propres à leurs
caractéristiques spécifiques, redonne à toutes et à tous le sentiment
de vivre avec bonheur et dignité dans une société juste. Elle assure
l’épanouissement de l’humanité au sein d’une nature respectée.
3. Ainsi tous les êtres humains peuvent peu à peu retrouver
l’espoir d’un futur meilleur à construire ensemble sur les potentiels
et les promesses du présent.
La nature symbolique et les usages politiques
du « Bien vivre »
Paulo Henrique Martins
Introduction
En Bolivie, la révolution de 1952, qui a introduit la réforme
agraire, nationalisé les ressources minérales et étendu le droit de
vote aux paysans, a contribué à transformer progressivement la
« colonialité ». Depuis, le mouvement indigène a progressé et,
comme l’observe A. Guimarães [2011, p. 329], l’identité ethnique,
qui s’est construite au moment de la réaction anticoloniale, a pris
le pas sur les identités de classe, ouvrière et indigène. Dans ce
contexte, les tentatives d’intégration des indigènes comme citoyens
métis dans un État-nation homogène ont échoué. On a assisté, en
revanche, à une mutation politique fondée sur l’affirmation de
l’identité ethnique et conduisant, dans les décennies suivantes, à
une grande réforme de l’État.
C’est surtout à partir des années 1970 que ces changements
sont devenus plus manifestes, notamment avec la naissance du
mouvement katariste1, qui reflétait les nouvelles mobilisations
politiques du Mouvement nationaliste révolutionnaire (issu de la
révolution de 1952) et qui a également contribué au succès d’une
nouvelle génération d’intellectuels indigènes inscrits non plus dans
1. Le terme katarisme s’inspire du martyr indigène Tupac Katari, tué par les
Espagnols en 1781.
76
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
les mouvements ouvriers mais dans les mouvements de jeunesse
[Hashizume, 2010, p. 89]. Dans les années 1980 et 1990, les acteurs
et les identités sociales, qui reposaient auparavant sur l’identification
de classe, ont investi de nouveaux mouvements sociaux rassemblés
autour d’une identité communautaire (ethnique).
Plusieurs manifestations, telle « Dignité, territoire et vie »
(une marche de 600 km vers la capitale La Paz, en 1990), ont
sérieusement remis en question l’idée d’État-nation. L’État s’est vu
en effet contraint de tenir compte progressivement des droits des
populations indigènes et du projet de multiculturalisme national.
Certains témoins affirment que les mesures adoptées dans ce sens
par l’État ont eu des conséquences inattendues en favorisant le
projet d’autoreprésentation politique des communautés indigènes :
les organisations interethniques ont réussi à intégrer l’appareil
d’État et les nouvelles autorités en place ont fait des relations
interethniques une condition objective du système politique bolivien
[Guimarães, 2011, p. 337]. Ce changement d’ossature politique a
favorisé ensuite d’importantes revendications de droits collectifs
(derechos colectivos) qui se distinguent de la notion traditionnelle
de droits de citoyenneté dans la mesure où la propriété collective
s’y voit accorder une plus grande valeur que la propriété privée.
La refondation de l’État national dans un État plurinational est
aussi une conséquence de cette rupture du pouvoir oligarchique
traditionnel à partir de la réaction « altersystémique » indigène
revendiquant son droit à l’autonomie et à la différence.
La nouvelle Constitution de Bolivie (2009)
et l’autonomie de fait des communautés
Ces dernières années, tout particulièrement après l’élection
d’Evo Morales, en 2002, le mouvement interethnique bolivien a
permis d’importantes réformes politiques et institutionnelles qui
ont transformé l’autonomie de fait en une autonomie de droit, cette
dernière consacrée par la nouvelle Constitution politique de l’État
bolivien de 2009. Aujourd’hui, à tous ceux qui demandent que
soit clarifié le sens du Bien vivir, les adhérents des mouvements
ethniques répondent : « Hay que aplicar la constitución » [Stefanoni,
2012, p. 16]. Cela veut dire que la dispute épistémologique autour
La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre »
77
de la signification collective du « développement » passe du champ
de la linguistique à celui de la politique.
Dans la philosophie aymara, deux notions méritent l’attention :
le « territoire » et l’« autonomie », car toutes deux ont joué un rôle
important dans les nouvelles utopies indigènes et dans la réinvention
du système de droits. Ainsi, après que les colonisés, durant des
siècles, ont nié leurs identités amérindiennes en se présentant
comme des « paysans pauvres » (hors de toute appartenance
communautaire), la revendication actuelle d’autonomie apparaît
comme une réaction anticoloniale qui accompagne la lutte
indigène dans sa configuration politique actuelle et son évolution.
L’autonomie, c’est l’autogouvernement de communautés qui
choisissent les autorités qui les représentent, ont des fonctions
légales et une capacité à légiférer [Rivera, 2010, p. 59].
La notion de territoire, quant à elle, n’est pas non plus dénuée
de signification, en particulier vis-à-vis de l’ancien État colonial,
qui refusait de donner aux indigènes des droits sur leurs propres
terres. Ainsi, la déconstruction de la notion occidentale de territoire,
qui a inspiré la formation des États nationaux, a également
favorisé l’élaboration de définitions puisant aux sources mêmes
de significations collectives plus archaïques. Avec, d’une part, une
définition du territoire qui repose sur la relation entre l’espace et
la société — à partir de la société et non plus du pouvoir central –,
ce qui permet de mieux appréhender le projet d’autonomie des
Aymaras ; et, d’autre part, une définition symbolique (de la relation
entre société et nature) et animiste, d’origine andine, selon laquelle
la terre est une Pacha Mama, « madre tierra » ou terre-mère, seule
légitime à fonder l’idéal collectif de Bien vivir.
Il existe enfin une définition du territoire qui se rapporte à l’idée
de contrôle et de pouvoir, selon laquelle les organisations indigènes
considèrent l’Assemblée comme l’instance la plus importante de
prise de décision relativement au bien commun [Rivera, 2010,
p. 53-57]. Cette dernière définition, qui complexifie les décisions
politiques, ne va pas sans poser d’importantes difficultés au
gouvernement central car elle nécessite des négociations politiques
permanentes entre le local et le central.
78
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Vers un pluralisme étatique et territorial « convivial »
Ce travail de déconstruction et de reconstruction de l’idée
de territoire, lié à une nouvelle appréhension de l’autonomie
politique, a conduit les mouvements interethniques boliviens à
reconnaître la nécessité du pluralisme juridique pour assurer la
diversité des rationalités et des connaissances du monde. Pour
garantir ce pluralisme, les concepts d’interculturalité, de diversité,
de reconnaissance et d’inclusion restent centraux [Rivero, 2011,
p. 372]. Grâce à cela, et bien que sa gestion en devienne très complexe
et demeure incertaine, le système politique bolivien a commencé
à évoluer d’un État monolithique vers un pluralisme étatique et
territorial : la constitution de 2009 reconnaît l’Autonomie indigène
originaire campesina (AIOC) comme une des (désormais) quatre
formes d’autonomie, aux côtés de l’autonomie départementale,
régionale et municipale, ce qui a éminemment contribué à faire
avancer le débat dans le champ des organisations indigènes
originaires [ibid., p. 51].
Il apparaît ainsi que les changements de l’imaginaire politique
bolivien ne constituent pas un fait isolé mais qu’ils participent
d’une révision épistémologique importante des fondements de la
modernité européenne et de l’impact sur les systèmes postcoloniaux
engendrés par l’« occidentalisation du monde ». Et, en ce sens, il est
possible de dire que les raisons de cette mutation de l’imaginaire
résident dans les urgences tant théoriques que pratiques, morales
et politiques, ou encore écologiques et économiques soulignées
par le Manifeste convivialiste [2013].
Pacha Mama et « Bien vivre » : quels enseignements ?
Pacha Mama (Pacha : monde ; Mama : mère ou terre-mère)
nous invite à penser la postcolonialité à partir de deux apports, l’un
symbolique, l’autre politique. L’apport symbolique est celui qui se
révèle à travers une certaine image du rapport entre l’Homme et la
Nature. Ici, l’imaginaire mystique archaïque a été remplacé par une
construction imaginaire postmoderne critique où la représentation
de l’être humain et de son environnement acquiert une valeur
politique indéniable. Et, en effet, on ne peut pas ignorer que
La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre »
79
l’expérience indigène contient une importante critique écologique
qui doit être prise en compte dans la critique du capitalisme.
L’apport politique de Pacha Mama actualise ce processus
historique pour interroger le modèle de développement néolibéral. Il
nous invite à comprendre les limites d’un modèle de domination qui
repose sur une logique privée, celle de l’appropriation des richesses
matérielles par un groupe restreint aux dépens de la majorité. Vue
sous cet angle – un droit privé et non une logique naturelle –, la
croissance économique illimitée se révèle dans toute sa nudité, celle
d’un droit privé qui s’est implanté et généralisé à partir de l’emprise
coloniale. C’est ici que l’on peut faire le rapprochement entre la
symbolique de Pacha Mama et la critique anti-utilitariste lorsque
cette dernière dénonce la croissance économique infinie et inspire le
Manifeste convivialiste. Cela veut dire que la contribution politique
de Pacha Mama réside dans l’originalité d’une contestation
postcoloniale menée par un mouvement social indigène qui a su
renverser la colonialité pour réintroduire le pouvoir de la tradition
ethnique dans la « cosmologie » occidentale.
L’apport symbolique
L’apport symbolique de Pacha Mama nous invite à revaloriser
la nature non pas comme une substance physique mais comme une
richesse d’usage et de ritualisation ; comme la source biologique
de la vie et de la survie économique et politique des communautés
organisées. On pourrait également définir la nature comme la
condition pratique et nécessaire des alliances entre familles et
individus. L’utopie de Pacha Mama n’est pas celle, utilitariste, de
« vivre bien » – une approche qui valorise l’appropriation privée
et égoïste – mais celle, anti-utilitariste, de « Bien vivre » – une
approche qui valorise le bien-être collectif, non pas comme une idée
abstraite mais comme un objectif politique fondé sur une puissante
appartenance communautaire qui ne refuse pas le principe de marché.
Comme le suggèrent les sociologues boliviens I. Farah et M. Gil :
« Le Bien vivre peut être pensé dans le contexte d’une société
mercantile qui incorpore un principe éthique structurant d’une autre
modernité qui reprend la pluralité de la réalité et qui approfondit le
renouvellement de la pensée économique, culturelle et politique, soit
une compréhension plus élargie de la vie » [Farah, Gil, 2012, p. 105].
80
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Aussi le mouvement Pacha Mama ne repose-t-il pas seulement
sur un mythe traditionnel, il s’apparente plutôt à une contestation
altersystémique et d’innovation historique depuis les marges
du système-monde. Ce mythe apparaît très pertinent dans le
cadre d’une réflexion sur la relation entre richesse matérielle et
symbolique et pour l’émergence de l’hétérotopie du Bien vivir,
qui est de la plus haute importance. Il serait intéressant, du reste,
d’approfondir la comparaison des hétérotopies de Bien vivir avec
celle de la Convivialité, discutée en France par la critique antiutilitariste, pour dégager leurs particularités et leurs similarités
[Caillé et al., 2011].
L’approche convivialiste contribue en effet à élargir le débat
sur les modèles de développement et les critères de définition des
richesses (matérielles et symboliques). Et elle apparaît au moment
même où le modèle de l’État colonial visant à monopoliser l’usage
de la violence sur un territoire unifié se voit remis en question. La
création de l’État plurinational met en échec le projet de l’identité
nationale unifiée et renforce le rôle des autorités locales. Cette
évolution, qui ne va pas sans difficulté pour la gestion du territoire
national, montre néanmoins combien les pressions exercées en
faveur d’une décentralisation du pouvoir sont nécessaires.
L’intérêt anthropologique et symbolique de Pacha Mama
réside dans l’impact de la représentation éco-sociale de la
nature sur l’idée de changement social qui, traditionnellement,
reste attachée à une représentation mécanique de la nature. La
compréhension écologique de la nature met au jour la force du don
de la vie, c’est-à-dire des échanges obligés que les Amérindiens
entretiennent avec leur environnement pour assurer leur survie.
Remarquons cependant que cette approche relationnelle, au sein
de la cosmologie aymara et quechua, n’est pas une nouveauté
anthropologique. On la rencontre, en effet, dans toutes les sociétés
archaïques, et on peut la retrouver, encore aujourd’hui, chez les
peuples indigènes d’Amazonie comme les Tupi, les Pano ou les
Aruaques. Chez les Indiens d’Amazonie, par exemple, le rapport
entre l’Homme et la Nature repose toujours sur la notion de don,
ce qui révèle une importante écologie culturelle [Viveiros de
Castro, 2002, p. 327]. C’est pourquoi l’on comprend aisément
que ces groupes tiennent à ritualiser chaque abattage d’arbre et
La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre »
81
se sentent obligés, par la force du contre-don, à planter un autre
arbre pour rétablir l’équilibre perdu2.
Cette approche amérindienne s’éloigne de la représentation
cartésienne traditionnelle fondée sur la séparation ontologique
entre l’Homme et la Nature. La colonisation a appris cela aux
communautés indigènes latino-américaines, quoique cela ne soit
pas encore très clair pour les critiques occidentaux.
L’apport politique
Il est intéressant de souligner que l’émergence d’une conception
particulière de la société comme « économie symbolique de
l’altérité » [ibid., p. 335] remet à l’ordre du jour cette relation
archaïque entre l’Homme et l’écosystème. Car, dans ce modèle
particulier, l’idéologie de la croissance économique en vient à
disputer sa reconnaissance linguistique à un système de croyances et
d’actions qui valorise le rôle actif de la politique dans la promotion
de la pluralité sociale, économique, juridique et politique. Cela veut
dire que non seulement la croissance économique ne va pas de soi
mais que la bourgeoisie industrielle s’en est servie dans sa lutte
d’affirmation historique et idéologique contre d’autres systèmes de
significations. Cependant, la réactivation de l’imaginaire paysan
par le puissant mouvement indigène en Bolivie montre que les
significations traditionnelles sont toujours susceptibles d’être à la
source de reconversion identitaire et d’action politique.
Si Pacha Mama n’apporte rien de particulièrement nouveau
sur le plan théorique, on peut se demander comment elle est
devenue, en Bolivie, une référence importante pour la critique
radicale des modes de développement coloniaux fondés sur la
croissance économique. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout
d’abord, l’intérêt politique actuel de Pacha Mama, dont la
stratégie politico-communautaire, en tant qu’elle questionne
2. On la rencontre aussi chez les scientifiques – anthropologues, géographes,
biologistes, parmi d’autres – impliqués dans la critique du dualisme cartésien et
engagés dans la mise en forme d’une nouvelle discipline humaine tissée aux nouvelles
frontières disciplinaires, telle l’anthropologie écologique [Descola, Pálsson, 2001].
Se reporter, dans ce sens, au n° 42 de la Revue du MAUSS semestrielle : « Que donne
la nature ? L’écologie par le don ».
82
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
l’appropriation privée des ressources de la vie (l’eau, la terre,
l’air, le feu) par des groupes d’individus animés par une idéologie
coloniale égoïste, est capitale. Les Pacha mamistes boliviens
considèrent en effet que ces ressources vitales existaient bien
avant l’arrivée des colonisateurs, des entreprises privées, des
politiciens d’ethnie blanche, bien avant l’homme lui-même, et
qu’elles constituent toujours la base de leur survie matérielle
et spirituelle. Ce qui est nouveau, donc, c’est la prise de
conscience, par les ethnies boliviennes, de l’importance qu’il y
a à problématiser politiquement le rapport entre l’Homme et la
Nature qui, jusqu’ici, était resté cantonné à un récit mythologique
de portée historique restreinte : cette prise de conscience n’est
donc en aucun cas aléatoire, dans la société bolivienne actuelle,
elle est une réaction communautaire postmoderne aux stratégies
capitalistes d’appropriation et de privatisation de richesses des
communautés indigènes de la région.
Est également nouveau le fait que Pacha Mama permet de
dépasser le seul débat sur la spiritualité archaïque – intéressant
mais insuffisant sur le plan politique – pour problématiser les
conditions matérielles et symboliques du développement. En
effet, l’idée de Bien vivir conçue par les intellectuels indigènes
au sein de ce mouvement est une contestation anticapitaliste et
communautaire qui cherche à valoriser la richesse hors de la logique
de l’accumulation, de l’individualisme et de l’ethnocentrisme
[Farah et Gil, 2012, p. 100]. Plus précisément, elle s’appuie et
reprend une tradition communautaire ancienne et complexe pour
soutenir une approche anticapitaliste qui ne refuse pas le marché
mais réclame la possibilité d’autogouvernement pour affirmer une
nouvelle manière de vivre. L’aspect politique le plus significatif
de Pacha Mama est celui des luttes, principalement aymaras
(l’ethnie aymara est toujours considérée la plus active du point de
vue culturel et politique), contre les tentatives de privatisation de
leurs ressources de vie. Les événements récents ont contribué à
réveiller chez les populations indigènes de la région le sentiment
de l’importance des traditions culturelles et mystiques, la relation
cosmogonique entre l’Homme et la Nature se muant alors en
fondement historique qui institue du politique sur le territoire de
l’État national. Car ces mouvements ethniques ne cherchent pas à
revenir en arrière, mais, au contraire, à actualiser le politique face
La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre »
83
à l’enjeu de la mondialisation et des changements du local dans
ses rapports au global3.
Dans ce sens, Pacha Mama est une métaphore recouvrant
plusieurs sens : elle est la mémoire vivante de la tradition ; elle est
le symbole qui donne un sens aux mouvements collectifs ; elle est le
mot d’ordre contre l’appropriation privée des conditions collectives
de la vie communautaire ; elle est, enfin, le moyen qui distingue
politiquement les mouvements ethniques des autres mouvements
sociaux autour du débat sur la réforme de l’État national. C’est ainsi,
grâce à la force des mouvements ethniques, que l’État bolivien s’est
situé au cœur d’un enjeu politique aboutissant à la création de l’État
plurinational bolivien lors de la réforme constitutionnelle. Pacha
Mama est un symbole qui articule la tradition et la modernité, le
rural et l’urbain, le colonisateur et l’ancien colonisé en devenant
la raison de vivre de ces populations indigènes4. Dans cette voie,
Farah et Gil [2012, p. 105] suggèrent que « le Vivir bien pourrait
être pensé dans le contexte d’une société mercantile qui intègre
un principe éthique structurant d’une autre modernité qui sauve la
pluralité de la réalité et qui approfondit la rénovation de la pensée
économique, culturelle et politique ».
Cette prise de conscience de ce que nous pouvons appeler
le droit universel à la vie ou aux sources organiques de la vie
est devenue la raison de l’épanouissement d’une nouvelle praxis
communautaire et d’une citoyenneté très active. Il est intéressant
3. Un moment très particulier de cette prise de conscience néocommunautaire
est celui du conflit autor de la distribution de l’eau en Bolivie, qui a été divulgué par
l’excellent film Conflits de l’eau, ou También la lluvia, de la réalisatrice espagnole
Icíar Bollain, et qui a été tourné en 2010. Ce film montre très bien l’abus de pouvoir
récent dans ce pays et la réaction populaire contre les mesures gouvernementales de
privatisation de l’eau au bénéfice d’un groupe économique étranger.
4. Elle contribue à relier les savoirs communautaires et intellectuels dans un
mouvement collectif qui a progressivement mis en question la philosophie utilitariste
du progrès économique fondée sur la logique du marché des biens et services. On en
est venu ainsi à dénoncer le caractère colonialiste d’un modèle de développement
mercantile fondé sur l’appropriation privée des moyens de vie, de la production et
de la reproduction sociale et qui engendre en permanence l’inégalité et l’injustice
sociale. Dans l’organisation de leur mouvement altersystémique, les mouvements
indigènes sont allés chercher ailleurs, dans le domaine de l’imaginaire archaïque,
les éléments nécessaires pour valoriser le politique dans la refondation du territoire
et du système de droit.
84
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
d’observer, par exemple pour l’émission de documents comme la
carte d’identité, comment se passe la rencontre entre la bureaucratie
et les populations : ces dernières se rendent aux bureaux du
gouvernement en groupes organisés car, comme le rappelle un
dirigeant des communautés de voisinage de La Paz, la manière la
plus simple d’assurer l’égalité dans le service public est la pression
du groupe [Wanderley, 2009].
Dans ce contexte, on voit aussi se transformer l’ancienne
représentation traditionnelle de la richesse, qui restait attachée à
la possession de la terre et des ressources minérales, et comment
les familles aymaras les plus aisées utilisent l’argent épargné, par
exemple en se livrant à des potlatchs à travers des fêtes ou des
dépenses somptuaires.
Bolivie : une modernité qui s’affirme
à partir de l’hétérotopie indigène
Nous l’avons montré, l’expérience de la Bolivie ne constitue pas
une réaction prémoderne ou antimoderne au système postcolonial.
Bien au contraire, elle est moderne car les mouvements ethniques
ne refusent ni les droits républicains à la propriété privée, ni les
droits civils et politiques, ni le rôle de l’État en tant qu’agent du
développement. Cette expérience est également postmoderne dans
la mesure où il s’agit d’un mouvement social qui est né de la
réinvention de la tradition et s’ouvre à la pluralité identitaire.
La nouveauté, ici, vient de la décision politique collective
de subordonner l’ensemble des droits modernes – libéraux et
républicains – aux droits archaïques à la vie, c’est-à-dire aux
ressources fondamentales de la survie humaine et communautaire
engendrée par le don de la vie, et qui est l’inspiration du Bien vivre.
Cela prend tout son sens lorsque nous comprenons que, derrière ces
exigences, il y a une compréhension éco-sociale et une innovation
de droit public et collectif qui se fonde sur le renouveau du lien entre
l’Homme et la Nature. La priorité donnée au droit à la vie innove
dans le sens où elle démontre : a) que ces droits sont fondamentaux
et universels car ils sont partagés par tout être vivant ; b) que les
droits capitalistes à la croissance et à l’accumulation sont des droits
privés qui ne sont pas universels, ce sont des droits mineurs.
La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre »
85
Les expériences de la Bolivie sont l’expression d’une nouvelle
conscience postcoloniale née aux marges du système-monde
et qui se rebelle contre le caractère spoliateur de politiques de
développement fondées sur l’appropriation privée de richesses
collectives naturelles et sur la destruction de mémoires et de savoirs
culturels traditionnels. Cette conscience a pris progressivement
la forme d’un mouvement social et intellectuel orienté vers la
réorganisation de l’État et du système de droits, ce qui a abouti
à une importante remise en question du système républicain
moderne fondé sur la dualité droit privé/droit public. Cette dualité
a été progressivement remplacée par un système juridique qui
donne priorité au droit à la vie, à partir duquel les autres droits
s’organisent : reconnaissance ethnique, citoyenneté républicaine,
autogestion, ainsi que droit à la privatisation mais non comme
priorité première5.
Autrement dit, les droits particuliers – et non universels – à
l’appropriation privée des biens de production et de consommation
sont obligés de se soumettre à des droits collectifs plus élargis – et
universaux. Dans la mesure où l’on a dénaturalisé l’économie de
marché, on a compris que la croissance économique se légitimait
par un droit privé à l’appropriation des ressources collectives. De
cette façon, la politique s’est libérée de la colonialité et le rôle
régulateur de l’État a été remis en question. L’économie de marché
n’a pas été rejetée mais elle a été réencastrée dans un système
de droits plus élargi qui soumet le privé au communautaire et
au collectif. La richesse matérielle et économique est un acquis
des temps modernes et elle continue d’être recherchée, mais
cela ne va plus de soi. Le cas bolivien est aussi exemplaire dans
ce sens. La Bolivie est un pays pauvre, on le sait, et il dépend
directement de la production de gaz pour pouvoir assurer une
grande partie des politiques publiques et sociales. Cependant,
5. La revalorisation de la relation directe entre l’Homme et la Nature, curieusement,
influe aussi sur l’idée de salaire. Car dans la mesure où l’idéal du Bien vivir invite à
réencastrer l’économie dans le système communautaire, le salaire reprend sa fonction
symbolique antérieure en tant que moyen d’assurer des échanges centrés sur la valeur
d’usage. Il faut adapter le travail et le salaire à un registre hétérotopique dans lequel il
faut d’abord garantir l’accès des individus et des familles aux ressources primordiales
de la vie et de la survie (telles l’eau, le feu, l’air, la terre) et aux ressources organiques
et minéraux nécessaires à la vie en général avant de penser à leur marchandisation.
86
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
pour les Boliviens, l’importance économique du gaz n’implique
pas que l’économie de marché et le droit à l’appropriation privée
deviennent la règle majeure de la vie politique et sociale. Pour les
Boliviens, le plus important est d’assurer les droits collectifs à la
vie et à la préservation des conditions matérielles et symboliques
de la vie sociale. Aussi l’économie du gazole est-elle importante
comme ressource indispensable pour garantir la diffusion et la
consolidation des droits collectifs mais non comme dispositif de
pouvoir désencastré de la vie sociale et politique.
Ces expériences exprimées de façon synthétique et poétique
par l’image de Pacha Mama et du Vivir bien nous permettent
d’alimenter une critique féconde du modèle de développement
capitaliste hégémonique au niveau planétaire, qui est fondé
sur l’idée de croissance économique illimitée. Les expériences
boliviennes nous aident à comprendre que l’occidentalisation du
monde est devenue un projet très chaotique au fur et à mesure que
l’on a voulu considérer comme universel un système de droits
qui, à l’origine, est privé et lié au commerce et aux organisations
mercantiles. Elles nous apprennent aussi que la solution à la crise
passe nécessairement par la politique et par l’interrogation du rôle
de l’État en tant que régulateur des activités collectives et privées.
On voit ainsi que les réponses concrètes proposées par la
réaction bolivienne recoupent celles du convivialisme lorsque
les signataires du Manifeste convivialiste [2013, p. 39] insistent
sur l’urgence qu’il y a à bâtir une alternative au mode d’existence
actuel fondé sur l’illimitation économique et à tenter d’améliorer
les conditions de vie des couches populaires.
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Des « transitions démocratiques » interminables
Ahmet Insel
Au début du xxie siècle, les sociétés que l’on peut qualifier,
d’une manière ou d’une autre, de démocratie sont loin d’occuper la
majorité de la carte du monde. Si on ajoute au critère minimaliste de
la démocratie (la tenue des élections libres et le respect des libertés
fondamentales) le degré de violence qui existe dans la société, le
nombre de pays qui répondent positivement au double critère de
démocratie et de civilité se réduit encore plus. Ce ne sont pas, non
plus, les dictatures ou les tyrannies et les sociétés saisies par une
violence extrême qui dominent cette carte. La grande majorité
de l’humanité semble vivre dans des régimes qui ne sont ni une
dictature ou une tyrannie ni une démocratie et dans des relations
sociales qui ne sont ni sous l’emprise d’une violence physique
permanente ni libérées de la violence. Ce qui continue à dominer la
carte du monde, ce n’est donc pas la démocratie et la civilité, mais
une situation d’entre-deux. Cette grande zone grise, non seulement
représente la majorité contemporaine de la condition humaine
mais elle se présente sous une relative stabilité dans le temps.
Elle ne s’élargit pas, elle ne se rétrécit pas non plus d’une manière
significative. Le processus de transition vers la démocratie et vers le
retrait de la domination de la violence dans les rapports sociaux est
annoncé et réclamé par la plupart des forces politiques locales dans
la plupart des pays qui figurent dans cette zone grise, et soutenue
au moins publiquement par les diverses composantes de la société
civile et par la totalité des organisations internationales. Mais le
90
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
chemin de cette transition semble être bien plus que sinueux. Dans
beaucoup de cas, il donne l’impression d’être plutôt circulaire. Les
décennies s’écoulent sans que se réalise une véritable avancée de
la consolidation de la démocratie et de la pacification des relations
sociales.
La Turquie nous fournit un exemple particulièrement révélateur
de cette situation que l’on qualifie couramment de transition sans
trop se demander s’il s’agit vraiment d’une transition. On évite
ainsi de poser la question de savoir s’il peut véritablement y avoir
une sortie définitive de cette transition vers la démocratie et la
civilité. Pour la plupart des pays qui figurent depuis bien longtemps
dans cette zone grise, à équidistance de la démocratie et de la
tyrannie, de la violence et de la civilité, la transition ne finit-elle pas
par représenter l’état normal ? Celui d’une transition permanente
et interminable. D’autant plus que, dans beaucoup de pays qui
satisfont aux critères de démocratie, par exemple l’Inde, le Brésil
ou l’Afrique du Sud, la violence continue à marquer les rapports
sociaux et porte le risque de mettre en péril la démocratie.
Ces interrogations interpellent les hypothèses habituelles des
théories du développement politique. Elles conduisent à remettre
en question l’idée de l’universalité naturelle de la démocratie,
en tout cas des normes démocratiques contemporaines. D’où
l’interrogation sur l’existence d’une « trappe à la transition ».
Pour essayer de répondre à cette question, le cas de la Turquie
semble être bien plus heuristique que beaucoup d’autres cas. Parmi
les pays « en transition démocratique », la Turquie est le pays le
plus intégré, et depuis le plus longtemps, dans les institutions du
système de démocratie occidentale. Elle est aussi, avec la Russie,
l’un des rares pays de ce groupe qui ne porte pas les marques
historiques d’une colonisation mais qui, bien au contraire, garde
dans son inconscient collectif les traces de son passé impérial.
Enfin, les pratiques démocratiques, même partielles, y ont une
certaine profondeur historique.
Il y a un foisonnement d’appellations pour appréhender les
régimes « hybrides », comme celui de la Turquie, qui présentent
plusieurs facettes contradictoires : pluralisme limité, illibéralisme,
bonapartisme, régime semi-autoritaire, démocratie déléguée,
autoritarisme compétitif, etc. Ce qui les rassemble, c’est la
coexistence d’institutions et de pratiques démocratiques avec des
Des « transitions démocratiques » interminables
91
institutions et des pratiques qui violent ouvertement les principes
démocratiques de base. Dans ces régimes hybrides, la plupart du
temps les dirigeants se font élire par des élections plus ou moins
libres et transparentes, le multipartisme perdure mais le système
politique reste monopolistique. Même si le principe de la séparation
des pouvoirs est en vigueur sur le papier, ces régimes sont marqués
par la pratique d’unicité des pouvoirs. Les changements de personnes
dans le pouvoir ne conduisent pas à changer les mécanismes de
l’exercice du pouvoir. Les changements de dirigeants donnent
à ces autoritarismes une coloration démocratique et pluraliste.
Mais les pratiques politiques perdurent malgré ces changements
et les réformes démocratiques, quand elles sont mises en œuvre,
sont rapidement dénaturées par les pratiques politiques et sociales
dominantes. D’où l’interrogation sur le caractère transitoire des
régimes hybrides.
Le concept d’autoritarisme est souvent utilisé pour qualifier
un large éventail de régimes qui occupent cette zone grise.
Dans les régimes autoritaires, contrairement aux totalitarismes
ou aux dictatures, la violence politique envers l’opposition et la
contestation n’est pas systémique. Elle est plutôt aléatoire et larvée.
Les régimes autoritaires ne sont pas des régimes de répression
massive, généralisée et ouverte. Pour pouvoir continuer à exercer le
pouvoir plutôt par adhésion que par pure contrainte et pour répondre
à certaines des contraintes internationales contemporaines, les
régimes autoritaires autorisent l’existence de larges pans de libertés
mais se réservent la possibilité de réprimer arbitrairement l’exercice
de ces libertés. La violence des régimes autoritaires se manifeste
moins par le recours à une force physique efficace que par des
pratiques de violation des droits.
Contrairement aux régimes totalitaires, les autoritarismes
n’exigent pas une adhésion formelle complète de tous les
citoyens à l’idéologie du pouvoir. Contrairement aux dictatures,
le pluralisme y est formellement respecté et la contestation n’est
pas officiellement bannie. Mais contrairement à une démocratie
consolidée, les libertés fondamentales ne sont pas solidement
établies et préservées, l’État de droit est aléatoire et le pouvoir réel
est fortement concentré dans les mains du leader ou d’une caste
au pouvoir. Contre toute contestation politique qu’il considère
comme un défi à son autorité, le pouvoir peut déployer, d’une
92
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
manière aléatoire et discontinue, une violence légale débridée.
Cette violence ne se limite pas à la violence policière ou, plus
généralement, à la violence des forces dépositaires de la violence
légale. Elle s’exerce aussi par les pratiques judiciaires arbitraires
et liberticides, par des discriminations quasi publiques envers
des catégories ciblées de population et par une mise en spectacle
permanente et envahissante de la puissance du pouvoir, notamment
dans les médias. Les régimes autoritaires sont marqués par les
multiples manifestations de l’abus d’autorité. Ces abus d’autorité
constituent la forme la plus répandue de la violence exercée par
les dépositaires des pouvoirs publics dans les régimes autoritaires.
Ce qui caractérise les régimes autoritaires, ce n’est pas la
violence physique mise en œuvre par les forces de sécurité contre
les contestations. C’est le déploiement d’une violence judiciaire
par la criminalisation de toute contestation, qui constitue la
marque distinctive de ces régimes. À cette violence par l’aléa
dans l’application du droit, s’ajoute enfin la violence économique
exercée par un partage ultra-partisan des opportunités économiques
créées par les pouvoirs publics, des violences d’exclusion et de
discrimination subies par des couches de population faiblement
protégées et la violence symbolique par le contrôle des médias.
Depuis le développement des moyens de communication par des
réseaux électroniques, l’enjeu de ce contrôle se déplace rapidement
vers les réseaux sociaux. Toutes ces formes de violence ne s’exercent
pas avec la même amplitude et ne se manifestent pas avec la même
sévérité. Dans l’ensemble, ce qui semble être commun aux régimes
autoritaires est la crédibilité de la menace du déclenchement d’une
violence légale ou apparentée par les institutions du régime contre
toute contestation de ses décisions. L’autoritarisme est marqué par
le sceau de la suspicion et de la méfiance. Il réagit violemment
devant les désirs d’autonomie des sujets et les revendications de
reconnaissance de la légitimité et de l’égalité des différences.
***
*
La Turquie est considérée d’un commun accord comme une
société en transition depuis le milieu du xixe siècle. Il s’agit
d’une transition vers les normes occidentales de laïcité, d’égalité
Des « transitions démocratiques » interminables
93
citoyenne et de libre élection des dirigeants. Mais le passage à
la République ne signifie pas toujours l’abandon des principes
monarchiques. La République, décrétée en 1923, à la suite de la
dislocation de l’Empire lors de la Première Guerre mondiale, va
rapidement essayer de trouver son unité autour d’une nouvelle
figure du sauveur. Le mythe fondateur qui entoure la personne
de Mustapha Kemal à la fois se situe dans le prolongement du
système de légitimité de l’ordre ottoman et représente une rupture
en son sein. La légitimité traditionnelle qui reposait sur l’unité
de la religion et de l’État et s’élevait sur deux pieds, profane et
sacré, est reproduite dans sa structure au sein de la république
kémaliste. Mais elle change de symboles. La nation se substitue
à la religion et l’incorpore. La République proclame la fusion de
la nation avec l’État, qui ne font plus qu’un seul corps indivisible.
Ce corps doit être préservé non seulement des menaces extérieures
mais surtout des menaces intérieures, d’où la nécessité impérieuse
ressentie par la nouvelle caste dirigeante laïque de mettre sous
tutelle la souveraineté nationale. Pour ce faire, le régime procède
à une subtile distinction entre le pouvoir incarné par l’État et
la souveraineté limitée issue de la société. Le fondement de
l’autoritarisme républicain qui marque au fer rouge l’imaginaire
social-historique de la Turquie réside bien dans l’affirmation d’un
principe de souveraineté gigogne. « La souveraineté appartient
à la nation sans limites et sans condition », comme il est inscrit
sur le fronton de l’Assemblée nationale d’Ankara avant même la
proclamation de la République, mais sous condition que la nation
accepte de rester sous la tutelle de l’État et de ses serviteurs.
Par ailleurs, la nation ne continue pas moins d’être définie de
facto et parfois de jure par l’appartenance à la nation musulmane
turcophone.
L’autoritarisme républicain de ce pouvoir modernisateur est
foncièrement méfiant devant le principe de la séparation des
pouvoirs. Le pluralisme et la participation sont perçus comme de
graves menaces portant atteinte à l’autorité du pouvoir. L’opposition
est vue comme l’antichambre de la traîtrise, voire comme la trahison
incarnée. L’État est officiellement laïc mais la pratique cultuelle de
l’islam, la religion massivement majoritaire, est sous le monopole
d’une administration publique. Avec l’abolition du califat en 1924,
la religion musulmane est en quelque sorte nationalisée et une
94
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
laïcité plutôt militante, au moins jusqu’au renversement du parti
kémaliste par les résultats des urnes en 1950, sera en vigueur. Elle
continuera à être soutenue par l’armée, une partie de la bourgeoisie
moderniste, par les différents courants de la gauche et les minorités
confessionnelles, comme la clé de voûte du système de défense
contre le « danger réactionnaire ».
La laïcité militante est la pièce maîtresse de la politique de
modernisation par le haut. Mais, dès le départ, ce modernisme
autoritaire engendre des clivages profonds au sein de la société
turque. Une grande partie de la société, par résistance passive au
laïcisme autoritaire, assimile la démocratie à un outil de résistance
contre les velléités modernisatrices du régime autoritaire. Cette
résistance passive des conservateurs, organisée par de multiples
réseaux de confréries, va utiliser tous les ressorts démocratiques pour
lutter contre la laïcité militante. La laïcité militante sera aussi vécue
par une large partie de la population comme une violence de l’État,
un abus d’autorité, une ingérence dans la sphère privée, d’autant
plus que ce qui constitue l’âge d’or de la modernisation kémaliste
est un régime dictatorial. D’où l’importance attachée à la légitimité
électorale dans la société turque et, plus particulièrement, parmi
les courants conservateurs et/ou islamistes. Armé de la certitude
de représenter « naturellement » la majorité dans une société
largement conservatrice et pratiquante, le courant conservateur
va se revendiquer d’une quasi-sacralité de la démocratie sortie
des urnes.
Ces faits éclairent le tournant politique survenu en Turquie
lors du passage du xxe au xxie siècle. Dans un moment de crise
économique majeure, épuisant la légitimité de tous les partis
représentés au Parlement, le Parti de justice et du développement
(PJD), fraîchement créé par une scission au sein de la mouvance
de l’islam politique, obtient une large majorité parlementaire.
Le PJD est porteur du drapeau de la démocratisation, de l’espoir
d’adhérer à l’Union européenne et d’une société de confiance,
réconciliée avec elle-même. L’accélération du processus d’adhésion
à l’Union européenne et la confirmation d’un soutien électoral
massif lors des élections ultérieures vont pour la première fois
faire reculer l’armée turque qui va commencer à perdre son statut
de régent de la République. La République, qui avait acquis un
caractère ouvertement prétorien, va évoluer dans la décennie 2000
Des « transitions démocratiques » interminables
95
vers un autoritarisme démocratique. La démocratie, sous la tutelle
des élites de l’État, se transforme en une démocratie dominée
par un pouvoir populaire dont l’autoritarisme s’alimente d’un
populisme majoritariste. L’autoritarisme démocratique en Turquie
représente un régime disposant de la légitimité acquise par les
élections libres qui donne au pouvoir la possibilité de justifier
« démocratiquement » les abus permanents d’autorité et une volonté
de violer le principe de la séparation des pouvoirs au nom de la
« volonté nationale ».
L’autoritarisme n’est pas un mouvement qui s’impose seulement
du haut vers le bas. Il se reproduit aussi du bas vers le haut. Nous
n’allons pas détailler ici le faisceau de facteurs socioculturels
que l’on rencontre dans la plupart des sociétés reproduisant
l’autoritarisme, mais essayer de nous centrer sur quelques aspects
plus spécifiques à l’histoire de la société turque contemporaine qui
participent à la reproduction de l’autoritarisme.
L’aspiration à l’homogénéité est très forte dans la société turque.
Cette aspiration a été renforcée au fil du xxe siècle. Une des raisons
est la représentation d’une société une et indivisible qui a été le
credo de l’État républicain. L’idée de l’unité dans l’unicité a acquis
le statut de tabou fondateur, véhiculé par le système d’éducation
« nationale » depuis fort longtemps avec la même véhémence.
L’unicité et l’indivisibilité de la société sont le pendant de l’unicité
et de l’indivisibilité du pouvoir. Le kémalisme, en devenant
l’idéologie fondatrice et officielle du régime républicain, a adopté
selon les circonstances un accent cheftiste, paternaliste, élitiste ou
autoritaire. Il s’est donné le statut du pouvoir tutélaire de l’État
et de la nation, nation qu’il a définie comme « un corps réuni
autour de son Père ». La société turque a encore besoin d’un père
ou d’une image paternelle pour se représenter comme société. Le
vivre-ensemble, au-delà des cercles familiaux et tribaux, ne se
conçoit que par la médiation paternaliste du pouvoir de l’État ou
des figures charismatiques religieuses ou politiques.
Le multipartisme et l’alternance sont des pratiques qui existent
depuis relativement longue date mais qui n’ont pas réussi à rompre
fondamentalement avec les pratiques autoritaires héritées de l’État
kémaliste. L’autoritarisme perdure à travers la permanence d’un
État mobilisé contre les ennemis intérieurs dont la présence est
supposée permanente. La violence de l’État peut atteindre des
96
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
formes de violence cruelle comme la torture, les emprisonnements
abusifs, la déportation, voire les exécutions capitales d’opposants
politiques, ou leur liquidation physique sans procès comme ce fut
le cas dans les années 1990, pour ne citer que les exemples les plus
récents. C’est le danger de la division de la société, de la dislocation
de l’État, de la remise en cause des acquis de la République qui
est toujours évoqué par les tenants du pouvoir pour justifier ces
politiques de violence. L’obsession de créer une société homogène
constituant un corps organique avec l’État est le ressort idéologique
du déploiement d’une politique de violence bien au-delà des limites
de la violence légale.
Cette obsession de l’homogénéité sociale, comme toute
obsession, nous permet d’aller aux sources des réflexes autoritaires.
La République est bâtie sur des vagues successives de violences
épuratrices et éradicatrices ou assimilatrices, envers les populations
non musulmanes tout d’abord, et par la suite, envers les populations
kurdes revendiquant la reconnaissance de leur identité ethnique,
et enfin envers les populations alévies6, refusant d’être assimilées
dans l’islam sunnite. Sur cette politique ethno-religieuse violente
s’est greffée une politique répressive contre les maigres oppositions
démocrates et socialistes. Commençant par les crimes génocidaires
envers les Arméniens ottomans lors de la Première Guerre
mondiale, la violence de l’État s’est déchaînée tout au long de
l’histoire républicaine tour à tour contre les multiples figures de
l’ennemi intérieur : Arméniens, Grecs, Kurdes, alévis, intégristes,
communistes, socialistes, syndicalistes, démocrates, etc. Le terme
consacré pour désigner les ennemis successifs est un mot turc
révélateur, bölücü, qui signifie diviseur, séparatistes, schismatiques.
Les politiques de répression ciblées ont toujours pris soin d’isoler
l’ennemi intérieur du jour et, par une campagne de mobilisation
idéologique, d’obtenir le soutien passif du reste de la société à ces
campagnes purificatrices.
Aujourd’hui, la société turque est une société dont l’immense
majorité, y compris les pratiquants sunnites, se considère comme
étant elle-même une victime ou un descendant de victime. Non
6. L’alévisme constitue la seconde religion en Turquie après le sunnisme. Il
regroupe des membres de l’islam dits hétérodoxes, notamment partisans de la laïcité.
(Ndlr.)
Des « transitions démocratiques » interminables
97
pas victime d’une puissance étrangère, comme c’est le cas dans
les pays colonisés. Elle est la victime d’une partie d’elle-même,
du pouvoir kémaliste, du pouvoir sunnite ou du pouvoir des
turcophones nationalistes. C’est pourquoi la société turque se
méfie d’abord d’elle-même et cette peur bloque le développement
d’une convivialité au-delà des cercles de socialité primaire. Ceci
explique pourquoi, en Turquie, ce n’est pas seulement l’État mais
bien la société dans son ensemble qui n’est pas en paix avec son
histoire, et pourquoi le travail de la mémoire y est très difficile. La
violence fondatrice sur laquelle est bâtie la République continue à
travailler en profondeur l’imaginaire social-historique sur un fond
à la fois d’identité victimaire et de culpabilité déniée.
La mémoire de cette violence est doublée d’une peur, elle aussi
fondatrice. La peur, largement répandue au sein de la société, est
refoulée dans l’inconscient collectif. Elle est instrumentalisée
par les pouvoirs autoritaires pour redynamiser les réflexes de
rassemblement autour d’eux. Il s’agit de la peur d’une nouvelle
dislocation de l’État, à la suite de celle de l’Empire à la fin de la
Première Guerre mondiale. Le traité de Sèvres continue d’être un
signifiant actif pour exprimer la peur d’une nouvelle dislocation face
aux revendications kurdes, arméniennes voire face à la perspective
d’adhésion à l’Union européenne. Dans sa recherche d’apaisement
contre les démons historiques qui la travaillent intérieurement, la
société turque est plutôt encline à se soumettre à l’autorité et à
continuer à produire les conditions de l’exercice de l’autoritarisme.
La défaite historique subie, dans la décennie 2000, par la
coalition militaro-bureaucratique soutenue par les courants
laïcistes-nationalistes, n’a pas débouché sur une réelle consolidation
démocratique. Le vide autoritaire a été rapidement comblé par
un nouvel autoritarisme qui puise principalement son énergie
politique dans l’esprit de revanche des couches sociales qui se
considèrent comme les victimes séculaires de l’élite oligarchique
moderniste, i.e. kémaliste. D’où la valorisation d’une conception
plébiscitaire de la démocratie pour se réclamer de la légitimité de
la volonté nationale, au sens sunnite et turc, conservatrice dans ses
valeurs morales, libérale dans ses choix économiques, xénophobe
sous couvert de nationalisme et enfin démocrate restreinte à ellemême. À partir de la consolidation de son pouvoir, le leader
charismatique d’AKP a dévoilé progressivement son projet
98
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
d’ingénierie sociale, consistant à bâtir une société conservatrice
culturellement et moderne économiquement, par la formation de
nouvelles générations pieuses et par la promotion d’une bourgeoisie
conservatrice désireuse d’intégrer l’économie mondiale. Autrement
dit, il s’agit de substituer au projet de modernisation élitaire-laïciste
du kémalisme un projet de modernisation conservatrice. C’est dans
ce sens que l’autoritarisme démocratique de PJD s’apparente à une
posture postmoderne et réactive.
Après douze années de pouvoir conservateur, la Turquie
traverse de nouveau une zone de turbulence dont les conséquences,
à court terme, risquent fort de faire perdre les maigres acquis
démocratiques de la décennie passée. Mais d’un autre côté, les
revendications d’une société plurielle dans ses identités ethniques
et religieuses, d’une pratique d’exercice du pouvoir intégrant les
demandes de participation politique des nouvelles générations
et le désir de plus en plus répandu d’éliminer la violence dans la
société comme dans le politique sont désormais bien plus fortes et
ancrées dans la société qu’auparavant. La revendication du droit à
la politique contre la violence autoritaire travaille dans l’imaginaire
de la société turque. Et c’est dans cette revendication que se trouve
peut-être la clé de la sortie de l’autoritarisme pour avancer vers la
démocratie et la civilité. Mais le chemin à parcourir pour y arriver
n’est pas exempt de douloureuses remises en cause de l’histoire
officielle et de l’identité sociale-historique forgée par elle.
B) Qu’un monde plus convivial est possible,
souhaitable et nécessaire.Quelques exemples
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
Jacques Lecomte
Le convivialisme constitue à la fois une anthropologie
philosophique et une philosophie politique. Selon Alain Caillé,
« les hommes ne sont pas des Homo œconomicus par nature. Ils ne le
deviennent que là et quand la seule voie d’accès à la reconnaissance
est devenue l’enrichissement matériel » [Caillé, 2011, p. 63].
J’ai d’ailleurs montré, dans un ouvrage récent [Lecomte, 2012],
que de nombreuses découvertes réalisées dans diverses sciences
(primatologie et paléontologie, psychologie du développement,
anthropologie, neurobiologie, économie expérimentale, psychologie
sociale, criminologie, histoire) permettent de conclure que l’être
humain est prédisposé à la bonté (ce qui ne signifie pas déterminé : les
influences sociales et les choix personnels ajoutant leur influence).
Ceci a logiquement pour conséquence un nouveau modèle de
société caractérisé par la coopération et la solidarité plutôt que par
la compétition.
De nombreuses recherches scientifiques contemporaines montrent
que des valeurs et attitudes telles que la confiance en l’autre,
l’empathie, le respect, la coopération, etc., peuvent avoir un impact non
seulement dans les relations interpersonnelles, mais, plus largement,
dans la vie sociale. Elles peuvent influer sur des domaines de politique
publique aussi divers que l’économie, la santé, l’éducation, la politique
familiale, l’emploi, l’environnement, la justice, et même les relations
internationales. En bref, c’est en pariant sur ce qu’il y a de meilleur
en l’être humain que ce meilleur peut se révéler.
100
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
À titre d’exemple, voici quelques résultats, parmi de très
nombreux autres :
– l’apprentissage coopératif est bien plus efficace que
l’apprentissage compétitif, que ce soit en termes de résultats
scolaires, d’ambiance dans la classe, de relations maître-élèves,
etc. [Lecomte, 2009a] ;
– la justice restauratrice (fondée sur des rencontres facilitant
l’empathie de l’agresseur vis-à-vis de la victime) obtient des
résultats bien meilleurs que la justice pénale traditionnelle, que ce
soit en termes de satisfaction des victimes, de responsabilisation des
délinquants ou encore de baisse de la récidive [Lecomte, 2009b] ;
– les entreprises dans lesquelles les employés se sentent heureux
de travailler, sont aussi rentables, et souvent plus, que celles où
ils ne se sentent pas reconnus à leur juste valeur [Joo et McLean,
2006 ; Fulmer et al., 2003] ;
– les individus acceptent plus facilement une décision de police
ou de justice – même si elle leur est défavorable – s’ils estiment
avoir été traités de façon juste [Tyler, 2006] ;
– l’« empathie réaliste » évite qu’une tension internationale ne
se transforme en guerre [White, 1984] ;
– l’empathie des personnels soignants a des effets positifs sur le
bien-être psychologique des patients et de leurs proches, ainsi que
sur la santé physique des patients [Lecomte, 2011].
J’aimerais présenter ici trois univers dans lesquels une politique
convivialiste est susceptible d’améliorer sensiblement la vie en
société : l’enseignement, la justice, les organisations.
L’enseignement humaniste
L’apprentissage coopératif est une stratégie d’enseignement
consistant à faire travailler ensemble des élèves au sein de petits
groupes. L’apprentissage est organisé de telle sorte que les efforts
de chacun sont nécessaires pour le succès du groupe ; les élèves
s’encouragent et s’aident réciproquement à apprendre, louent les
succès et les efforts des uns et des autres [Johnson & Johnson, 1990].
Une méta-analyse (synthèse d’études statistiques) rassemblant cent
soixante-quatre recherches [Johnson et al., 2000] a constaté de
meilleurs résultats obtenus par l’apprentissage coopératif que par
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
101
l’apprentissage traditionnel sur différents aspects de la vie en classe :
augmentation de l’estime de soi, amélioration de la motivation
à apprendre, de la complexité du raisonnement et des résultats
scolaires, meilleur transfert de ce qui est appris depuis une situation
vers une autre, augmentation de l’appréciation réciproque, baisse
du racisme et du sexisme, de la délinquance, du harcèlement et de
la toxicomanie. Les élèves apprécient également plus l’enseignant
et le perçoivent comme plus compréhensif et aidant.
Une autre forme d’apprentissage fondée sur la solidarité entre
élèves est le tutorat par les pairs, que l’on peut définir comme
l’enseignement d’un élève par un autre. Le principe est simple :
des élèves en difficulté passent quelques heures par semaine,
généralement pendant les heures de cours, avec un autre élève
plus âgé qui leur donne un cours particulier, tout ceci sous la
supervision d’un enseignant qui aide le tuteur à préparer les
séances et qui l’encourage dans son action. Une méta-analyse
rassemblant soixante-cinq études [Cohen et al., 1982] a conclu
que les programmes de tutorat par les pairs ont des effets positifs
nets sur la réussite scolaire et sur les attitudes des tutorés. Ceux-ci
ont obtenu des résultats supérieurs à d’autres élèves n’ayant pas
bénéficié de ce type de programme.
Une autre synthèse, regroupant vingt-deux études [Barley et al.,
2002], concernant le tutorat auprès d’élèves en difficulté, aboutit
au bilan suivant :
– treize études pour lesquelles tous les résultats étaient positifs,
– huit études pour lesquelles la plupart des résultats étaient
positifs,
– une étude pour laquelle il n’y avait pas de différence entre les
classes ayant bénéficié d’un programme de tutorat et celles n’en
ayant pas bénéficié.
Pour terminer ce paragraphe sur l’enseignement, examinons
maintenant l’impact des attitudes de l’enseignant sur les résultats
obtenus par les élèves. Carl Rogers [1984], l’un des grands noms
de la psychologie humaniste, a beaucoup insisté sur la nécessité
que l’enseignant établisse une relation de personne à personne avec
l’élève. Selon lui, le rôle de l’enseignant est surtout de faciliter le
développement des capacités d’apprentissage autodéterminé du sujet,
et pour cela trois principales qualités d’attitude sont nécessaires :
l’authenticité, la considération pour l’élève et l’empathie à son égard.
102
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Une méta-analyse rassemblant quatre-vingt-dix-neuf études
[Roorda et al., 2011] et portant sur près de 130 000 élèves a
mis en évidence l’impact positif des attitudes bienveillantes des
enseignants, tout particulièrement sur les élèves provenant de
milieux défavorisés.
Dans leur recherche-action sur l’impact d’une pédagogie
rogérienne, David Aspy et Flora Roebuck [1990] ont constaté que
les enseignants qui manifestent le plus les trois qualités humaines
mentionnées ci-dessus permettent à leurs élèves de progresser
sensiblement au cours d’une année scolaire. Mais ils sont allés
plus loin, en mettant au point un programme destiné à améliorer
le niveau des enseignants sur ces trois qualités. Ceci a notamment
abouti aux résultats suivants au sein d’une école située dans un
environnement socio-économique très faible. Après la formation, il
n’y avait pratiquement pas de changement de comportement chez
les enseignants n’ayant pas suivi le programme, tandis que ceux
ayant suivi le programme présentaient une sensible augmentation
du nombre et de la qualité des relations, avec les effets suivants :
amélioration sensible des résultats scolaires des élèves, nette
diminution de la violence, du vandalisme et des discriminations de
la part des élèves, ainsi que de l’absentéisme et du taux de démission
chez les enseignants. C’est ainsi que le pourcentage de démission chez
les enseignants est passé de 80 % à 0 % ; des enseignants d’autres
écoles ont commencé à demander à être mutés dans cette école.
Les auteurs en concluent que le meilleur moyen pour les
enseignants d’aider vraiment leurs élèves à apprendre et à mieux
respecter la discipline consiste à suivre un programme de formation
qui leur enseigne systématiquement à employer des modes
d’interaction et de communication efficaces.
La justice restauratrice
Dans divers pays du monde se développe un système de
justice original qualifié de justice restauratrice. Cet essor résulte
notamment de l’insatisfaction générale éprouvée à l’égard du
système traditionnel :
– la profonde déception des victimes ;
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
103
– l’échec des politiques de répression et en particulier
de l’emprisonnement : l’incarcération est surtout une école du
crime, particulièrement pour les mineurs ;
– la longueur, la complexité et le coût excessifs du processus
judiciaire ;
– l’engorgement des tribunaux.
Justice pénale classique et justice restauratrice diffèrent sur
plusieurs aspects, en particulier leur anthropologie fondatrice et leur
finalité respectives. Concernant l’anthropologie, la justice classique
repose sur le postulat de l’acteur rationnel et égoïste, exprimé en
particulier au travers de la dissuasion : plus une punition est sévère,
plus un agresseur potentiel aura peur d’être condamné et donc plus
il évitera de (re)commettre des actes répréhensibles. En revanche,
selon la justice restauratrice, plus un agresseur ressent d’empathie
pour une victime, plus il évitera de commettre à nouveau des actes
répréhensibles.
Concernant la finalité, la justice classique se focalise surtout sur
la juste peine à infliger au coupable, tandis que la justice restauratrice
se focalise sur les besoins de la victime et sur la responsabilité de
l’agresseur pour réparer la blessure causée.
Les résultats des nombreuses recherches comparatives
effectuées mettent clairement en évidence les avantages de la
justice restauratrice. On peut les résumer sous forme de trois R :
Reconstruction psychologique de la victime, Responsabilisation
de l’auteur et Rétablissement de la paix sociale.
Reconstruction psychologique de la victime
Ce que les victimes attendent essentiellement de la justice [Umbreit
et al., 2006], c’est de mieux connaître les raisons du délit et d’exprimer
leur douleur à l’agresseur afin que celui-ci prenne conscience de sa
responsabilité, qu’il leur présente ses excuses et s’engage à changer
de comportement ; elles désirent être libérées de la souffrance et de la
colère qui les envahit et souhaitent la sécurité future pour elles-mêmes
et pour d’autres victimes potentielles ; le souhait d’une compensation
matérielle pour les dommages subis est également présent chez
certains, mais n’est généralement pas prioritaire.
C’est précisément à ces attentes que peut répondre la justice
restauratrice. Les victimes ayant vécu une expérience de justice
104
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
restauratrice se sentent nettement mieux sur plusieurs aspects :
moins peur de l’agresseur (en particulier pour les victimes de
violence), moins de sentiment de risque d’être à nouveau victime,
meilleur sentiment de sécurité, moins de colère envers l’agresseur,
plus grande confiance dans les autres, plus de confiance en soi,
moins d’anxiété [Sherman, Strang, 2007]. Comparativement
aux victimes qui passent par le tribunal, elles éprouvent plus de
satisfaction envers la procédure, les résultats et la responsabilisation
de l’agresseur, et ressentent moins de symptômes traumatiques et
de désir de vengeance envers l’agresseur.
Le ministère de la Justice du Canada a publié en 2001 une
synthèse de l’ensemble des documents sur la justice restauratrice
publiés au cours des vingt-cinq années précédentes, en utilisant
des critères rigoureux de sélection des études [Latimer et al.,
2001]. Toutes les études examinées sauf une montrent que les
victimes qui ont participé à un programme de justice réparatrice sont
beaucoup plus satisfaites que celles qui sont passées par la justice
traditionnelle. La seule étude qui présente un résultat négatif est
également la seule où la peine avait été décidée par le juge avant
la rencontre entre victimes et agresseurs, et donc où les victimes
n’ont pas pu influencer la décision du juge.
Responsabilisation de l’agresseur
Se retrouver face à sa victime est une expérience très différente
pour l’agresseur, selon que cela se passe au tribunal ou dans une
rencontre de justice restauratrice. Au tribunal, le rôle de l’agresseur
consiste essentiellement à se défendre en minimisant son niveau de
responsabilité. Il donne souvent l’impression de se désintéresser du
sort des victimes et n’exprime aucun regret envers ces dernières.
En justice restauratrice, c’est tout le contraire que l’on attend
de lui : la rencontre avec la victime a précisément pour objectif
qu’il prenne vraiment conscience de la souffrance occasionnée,
qu’il regrette son acte et présente des excuses et s’engage à ne
pas recommencer à l’avenir. C’est d’ailleurs ce qui se passe
généralement, ce qui a diverses conséquences positives. Ces
programmes ont notamment une incidence positive sur la satisfaction
des délinquants. Par exemple, dans une étude [McGarrell et al.,
2000], les jeunes agresseurs ayant vécu une expérience de justice
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
105
restauratrice sont 85 % à être prêts à recommander cette forme
de justice à des amis, contre seulement 38 % des jeunes passés
par le tribunal. Le résultat le plus élevé est celui de cent treize
jeunes délinquants dans le département de justice du Queensland,
en Australie, où 98 % d’entre eux percevaient la rencontre comme
juste et 99 % étaient satisfaits de l’accord obtenu. Conséquence
logique : les délinquants ayant vécu une expérience de justice
restauratrice respectent bien mieux leurs engagements que ceux
passés par le tribunal [Latimer et al., 2001].
Rétablissement de la paix sociale
L’impact social le plus important de la justice restauratrice,
comparativement à la justice classique, est la baisse de la récidive.
Par exemple, une méta-analyse [Nugent et al., 2003] synthétisant dixneuf études d’évaluation de médiations entre victime et agresseur,
incluant un total de 9 307 jeunes, constate une réduction de la
récidive de 26 % par rapport aux délinquants passés par la justice
classique, ce qui est un chiffre bien plus élevé que le taux obtenu
généralement constaté à la suite de diverses interventions pour les
délinquants. De plus, les récidives commises par les participants
à la médiation sont généralement moins graves. Les principaux
facteurs liés à la baisse de la récidive sont le remords éprouvé au
cours de la médiation et les excuses présentées aux victimes, le fait
d’avoir été impliqué dans le processus de décision, de ne pas avoir
été considéré comme une mauvaise personne.
Notons pour finir que la justice restauratrice entraîne généralement une diminution du nombre et de la gravité des sanctions
infligées, mais pas leur élimination. La plupart des auteurs d’actes
qui participent à cette forme de justice en tirent d’ailleurs le sentiment qu’il est légitime d’être sanctionné pour ce qu’ils ont commis.
Les organisations « positives »
La psychologie positive appliquée aux organisations se développe
largement de nos jours. L’un des concepts les plus intéressants à ce
sujet est celui du leadership serviteur, proposé par Robert Greenleaf
[1977], qui a écrit ses convictions après une longue carrière de
106
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
manager. Il a tiré son inspiration du livre d’Herman Hesse Le
Voyage en Orient, dont la figure centrale est Léo, qui accompagne un
groupe d’hommes dans un voyage initiatique. Tout fonctionne bien
jusqu’au moment où Léo disparaît. Le groupe sombre alors dans
la confusion et le voyage est abandonné. Ils ne peuvent le réaliser
sans la présence rayonnante de Léo. Le narrateur, après quelques
années d’errance, retrouve Léo et est introduit dans l’Ordre qui a
organisé le voyage. C’est alors qu’il découvre que Léo, qu’il avait
pris pour un serviteur, était en fait le maître spirituel de l’Ordre,
un grand et noble leader. Greenleaf tire de ce roman la leçon que
« le grand leader est d’abord perçu comme un serviteur, et que ce
simple fait est la clé de sa grandeur » [ibid., p. 7].
Selon Greenleaf :
« Un nouveau principe moral émerge selon lequel la seule autorité méritant la loyauté est celle qui est accordée librement et en connaissance
de cause au dirigeant par le dirigé, à la mesure de la stature de service
du leader. Ceux qui choisissent de suivre ce principe n’accepteront
pas mollement l’autorité des institutions existantes, mais répondront
librement seulement aux individus comme leaders, car ils leur font
confiance comme serviteurs. Dans la mesure où ce principe prévaut
dans l’avenir, les seules institutions vraiment viables seront celles qui
seront essentiellement conduites par des serviteurs » [ibid., p. 10].
Le concept de leadership serviteur commence à faire l’objet de
recherches universitaires. Celles-ci confirment que cette attitude est
corrélée à divers aspects positifs du fonctionnement organisationnel.
Ainsi, deux synthèses d’études empiriques [Parris, Peachey, 2013]
concluent que le leadership serviteur :
– crée un climat positif dans l’organisation et augmente la
satisfaction et le bien-être des salariés, ainsi que leur confiance
envers le leader et l’organisation ;
– favorise la coopération, l’aide réciproque et les comportements
citoyens dans l’organisation ;
– est corrélé avec la justice procédurale ;
– augmente la créativité et l’implication des salariés, ainsi que
l’efficacité des leaders et des équipes ;
– diminue le turnover des salariés ;
– est pratiqué dans diverses cultures, mais avec un accent
différent porté sur telle ou telle caractéristique selon la culture.
Voici un exemple concret de l’impact d’une attitude respectueuse
dans le monde du travail. Une équipe d’universitaires, spécialistes
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
107
du management, a interrogé 96 étudiants en recherche active
d’un emploi à plein-temps [Boswell et al., 2003]. Avant leur
premier entretien d’embauche, les facteurs les plus importants
de la décision aux yeux de ces jeunes sont le travail lui-même, la
culture organisationnelle, les perspectives d’évolution de carrière,
les indemnités, les bénéfices et la formation.
Mais la rencontre avec des recruteurs va radicalement modifier
leur hiérarchie des critères. Les indemnités, mentionnées auparavant
comme importantes par la majorité des étudiants, ont finalement
bien moins de poids au moment de prendre la décision. Ce qui
devient prioritaire, c’est l’attitude manifestée par les recruteurs
envers le candidat ; 83 jeunes sur 96 ont estimé que celle-ci était un
élément important de leur décision. Ainsi, un étudiant en ingénierie
a déclaré : « La manière dont on est traité durant le recrutement est
un bon indicateur de la façon dont l’entreprise traite ses employés. »
Et un autre : « Ils m’appelaient régulièrement pour voir si j’avais
des questions. Cela montrait que je les intéressais vraiment. »
Ainsi, les éléments relationnels jouent un rôle essentiel dans
l’acceptation ou le refus d’un poste par un candidat : sur les 36
étudiants ayant signalé un traitement positif au cours du recrutement,
31 ont accepté la proposition qui leur a été faite. Au final, l’essentiel
est que la personne sente qu’on souhaite vraiment qu’elle vienne
travailler dans cette entreprise, qu’elle y est attendue.
La responsabilité d’une entreprise n’est pas seulement sociale,
mais également environnementale. Le convivialisme peut ici encore
avoir une influence.
Les industriels et les écologistes s’accusent souvent réciproquement d’être dangereusement irresponsables, les uns parce qu’ils
détruisent la planète, les autres parce qu’ils rêvent tout éveillés. Mais
la situation évolue depuis quelques années. Comme l’a montré une
équipe française d’économistes de l’environnement, les relations
entreprises-associations sont passées par trois périodes [Grolleau
et al., 2008 ; Grolleau, Lakhal et Mzoughi, 2004].
Dans un premier temps, les protecteurs de l’environnement ont
concentré leurs efforts sur les responsables politiques afin qu’ils élaborent des réglementations contraignantes pour les entreprises. Malgré
des efforts considérables, cette stratégie n’a eu qu’un impact limité.
Ce qui a conduit les militants à une deuxième stratégie, de
confrontation directe, par la dénonciation dans les médias et l’appel
108
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
au boycott par les consommateurs, espérant que ces derniers
n’achètent plus les produits fournis par les entreprises critiquées.
Malgré certains succès, ce type d’actions n’a globalement pas été
aussi efficace qu’espéré.
D’où une troisième étape, qui se développe actuellement,
caractérisée par le partenariat. L’approche purement conflictuelle
laisse place à la compréhension mutuelle et à la coopération entre
anciens ennemis [Grolleau, Mzoughi et Thiébaut, 2004 ; Grolleau
et al., 2008]. Cette évolution nous invite à considérer que le
convivialisme n’est pas seulement un objectif à atteindre (une
société meilleure), mais également le processus y conduisant (la
considération pour autrui et la coopération).
Les partenariats association-entreprise sont généralement de
type gagnant-gagnant. D’une part, l’association élargit son audience
et obtient des résultats plus rapides et à moindre coût ; d’autre
part, l’entreprise améliore sa réputation et souvent également sa
rentabilité, et les salariés sont généralement fiers d’appartenir à
une firme soucieuse de l’environnement.
Une situation proche nous est fournie par le politologue Marco
Verweij, qui a comparé les niveaux de dépollution obtenus dans la
région des grands lacs nord-américains et le long du Rhin entre 1970
et 1998 [Verweij, 2000]. Malgré leurs différences (lacs et fleuve),
il y a de nombreuses similitudes entre ces deux espaces. Ce sont
deux zones parmi les plus industrialisées au monde : production
d’acier et de fer, mines, industrie chimique et production de
machines et d’équipements. Par conséquent, ces deux régions
étaient extrêmement polluées dans les années 1970, ce qui a incité
les autorités à prendre des mesures pour améliorer la situation.
C’est ici que les choses diffèrent nettement. L’approche
américaine a été beaucoup plus rigide et légaliste, avec des lois
bien plus strictes et des critères de qualité de l’eau plus exigeants aux
États-Unis. Par ailleurs, les organisations écologistes en faveur de la
dépollution étaient bien plus puissantes aux États-Unis et leur marge
d’action juridique nettement plus importante. Toutes les conditions
semblaient donc réunies pour une dépollution nettement plus rapide
et importante aux États-Unis qu’en Europe. Or que s’est-il passé ?
Voyons tout d’abord la situation américaine. En raison de la
rigueur des normes américaines, les entreprises ont effectivement
réduit significativement leurs déversements de produits toxiques :
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
109
d’environ 60 % depuis 1988. La protection des grands lacs est ainsi
considérée comme l’une des réussites environnementales les plus
remarquables aux États-Unis et est parfois présentée comme un
modèle pour d’autres pays. Mais cela s’est réalisé dans la douleur et
les conflits. Par exemple, environ 90 % des limites de déversement
fixées par l’Agence de protection de l’environnement (EPA) ont
été contestées en justice par les représentants des entreprises qui
ont affirmé qu’il n’y avait pas de base scientifique à la politique du
gouvernement. Quant aux associations environnementales, elles ont
souvent intenté des procès, d’une part, aux entreprises des grands
lacs pour ne pas avoir respecté la législation sur la propreté de l’eau,
et, d’autre part, à l’EPA et aux agences d’État pour ne pas avoir fait
respecter assez strictement ces lois. Au final, chacune des parties
a considéré les deux autres comme irresponsables. Et aujourd’hui
les industriels considèrent que l’écosystème est actuellement plutôt
sain, tandis que les militants écologistes estiment que la situation
reste déplorable.
L’approche adoptée dans la vallée du Rhin a été très différente.
La démarche a consisté à se parler et à essayer de trouver des points
de convergence plutôt que de s’invectiver et de traîner l’adversaire
au tribunal. Dans un tel contexte, les entreprises ont fait d’importants
investissements dans la protection de l’eau, bien au-delà des normes
légales et des obligations internationales, avec pour conséquence
une diminution de la pollution plus forte que pour les grands lacs.
Entre 1970 et 1987, il y a eu une réduction de 80 % à 90 % des
déversements de polluants chimiques et depuis 1988, à nouveau
une réduction de 80 % à 90 %. Les doses de mercure ou de chrome
sont aujourd’hui dix mille fois plus faibles que les standards exigés
pour la qualité de l’eau ; vingt mille fois pour le plomb. Une étude
menée en 1996 a mis en évidence que six substances très toxiques
ou cancérigènes (dont la dioxine, le mercure et le plomb) étaient
toujours déversées dans les grands lacs américains, mais ne l’étaient
plus dans le Rhin. Contrairement à la situation nord-américaine,
les associations environnementales, les entreprises et les agences
gouvernementales partagent la conviction que l’eau du Rhin a été
correctement dépolluée.
En d’autres termes, le Rhin, véritable poubelle à ciel ouvert il
y a quarante ans, est aujourd’hui un fleuve en bonne santé. Tout
110
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
cela grâce à la coopération et à la confiance en la bonne volonté
d’autrui plutôt que par la confrontation et la suspicion.
Marco Verweij, qui a mené cette enquête comparative, estime
dans sa conclusion que les problèmes écologiques sont si complexes
que leur résolution nécessite la coopération de toutes les parties
impliquées, car chacune a des compétences et des connaissances
spécifiques. Les associations environnementales ont tendance à
percevoir les problèmes écologiques avant d’autres organisations.
Les entreprises sont les mieux placées pour développer de nouvelles
technologies et pour trouver des solutions pratiques aux problèmes
environnementaux. Enfin, les agences gouvernementales peuvent
agir comme arbitres neutres entre les deux autres parties, fixer des
priorités, coordonner et superviser la mise en œuvre des mesures
environnementales. Les gouvernements peuvent également exercer
une pression sur les entreprises qui résistent obstinément à la mise
en œuvre des accords environnementaux.
Que faire face aux « cavaliers seuls » ?
J’aimerais, pour conclure, d’une part revenir sur ce qui pourrait
constituer l’anthropologie fondatrice du convivialisme, d’autre part
aborder la délicate question des personnes « qui ne jouent pas le jeu ».
Le convivialisme aspire à une société où les rapports humains
reposeront plus sur la coopération que sur la compétition. Cependant,
si l’on considère que l’homme est un loup pour l’homme – vision
commune en Occident, mais qui n’est aucunement universelle –,
un des rôles majeurs de l’État sera d’imposer des contraintes
limitant les pulsions égoïstes et violentes de chacun. Du Léviathan
nécessaire à la dictature du bien, la distinction risque d’être ténue…
Le convivialisme comme fin passerait par un anticonvivialisme
comme moyen ; contradiction interne insoluble.
En revanche, si l’on considère que l’être humain a des potentialités
à la bonté plus importantes que les tendances à la violence – postulat
confirmé aujourd’hui par les découvertes scientifiques récentes –, il
est possible d’envisager le convivialisme à la fois comme moyen
et fin, comme processus et objectif. Le rôle de l’État change alors
radicalement ; il consiste à mettre en place les conditions facilitant
l’expression de ces tendances spontanées à la bonté. Les exemples
Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
111
de l’école et de la justice, présentés ci-dessus, en constituent un bon
témoignage.
Il reste toutefois le problème posé par la minorité d’individus
peu disposés à s’engager dans cette démarche coopérative. La
pyramide régulatrice proposée par John Braithwaite [par exemple
dans Braithwaite, 2002] constitue une réponse intéressante à cette
difficulté.
Acteur incompétent
et/ou irrationnel
Incapacitation
Acteur rationnel-égoïste
Dissuasion
Acteur vertueux
Persuasion
La pyramide régulatrice de John Braithwaite
Selon Braithwaite, la première attitude des régulateurs publics,
agents de l’autorité, etc., devrait être de considérer a priori les
individus comme vertueux (base de la pyramide). Le principe de
la prophétie autoréalisatrice (selon lequel on crée ce que l’on croit
et ce que l’on craint) est essentiel. Regarder autrui comme vertueux
engendre plus de probabilités qu’il se comporte de cette manière.
En revanche, considérer a priori les individus comme égoïstes et
violents conduit à utiliser la menace comme première option (milieu
de la pyramide), ce qui risque fort d’avoir des effets contre-productifs
en provoquant des réactions négatives chez beaucoup de citoyens
normalement moraux. C’est ce qui explique les moindres résultats
de dépollution pour les grands lacs américains que pour le Rhin.
Si l’expérience montre que cette stratégie initiale de discussionpersuasion ne fonctionne pas, il est pertinent de penser que l’on a
affaire à un acteur rationnel égoïste et lui appliquer des mesures
de dissuasion.
Enfin, si ces deux stratégies s’avèrent inefficaces, Braithwaite
propose de passer à une troisième étape, l’incapacitation. Selon
les situations, il peut s’agir de l’interdiction d’exercer pour un
médecin, du retrait d’une autorisation d’exploitation pour une
112
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
entreprise, de l’emprisonnement, etc. Par exemple, aucun niveau
de menace de sanction ne peut changer un manager alcoolique
qui est tout simplement incompétent pour diriger une maison de
retraite. Pour assurer l’incapacitation, ce directeur doit être écarté
par son employeur, sinon la licence doit être abrogée par les autorités
compétentes [Makkai, Braithwaite, 1994, p. 367]. Il y a même
des cas – rares – où Braithwaite affirme qu’il faut immédiatement
passer à la troisième étape, sans parcourir les deux précédentes.
Par exemple, l’exécution d’un agresseur criminel sans jugement est
justifiée s’il s’agit d’un terroriste suicide qui va faire exploser sa
bombe dans un marché où il y a foule [Braithwaite, 2011, p. 493].
À part dans ce type de situation extrême, l’incapacitation est
donc l’étape ultime d’un processus, ce qui montre au passage
l’inanité de l’emprisonnement pour une personne qui a commis
un délit mineur, expérience qui a plus de probabilité de la conduire
sur le chemin de la criminalité que de s’amender [Kensey, 2007].
Cette pluralité de réactions des autorités en fonction du
comportement des acteurs relève de l’optiréalisme, attitude que
j’ai décrite ailleurs [Lecomte, 2012, p. 298], qui tient compte
prioritairement du potentiel de bonté chez tout être humain, mais
qui est également lucide sur sa faculté de mal agir.
En conclusion, le projet d’une société meilleure, reposant sur
la coopération et l’empathie, ne relève pas du rêve irréaliste, mais
peut au contraire s’appuyer sur des expériences déjà existantes. En
d’autres termes, la meilleure manière d’être réaliste et pragmatique,
c’est d’être profondément idéaliste.
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L’économie sociale et solidaire,
vecteur du convivialisme
Claude Alphandéry
Les sociétés dites développées reposent sur une économie de
marché qui est elle-même fondée sur les seuls intérêts individuels
et des motivations purement utilitaires. Son idéologie compétitive,
son délire de croissance l’engagent dans une course effrénée vers
des profits démesurés, des gains spéculatifs qui nourrissent la
domination du capital financier.
Au stade actuel, cette économie produit des biens impressionnants, bien que souvent inutiles ou nuisibles, ne répondant pas
convenablement aux besoins essentiels des populations et qui s’accompagnent d’effets destructeurs sur l’environnement naturel, sur
l’emploi et sur la cohésion sociale par le creusement des inégalités.
Heureusement, face à cette économie impitoyable, des initiatives
très fortes, des associations, des organisations de plus en plus
nombreuses se forment pour préserver, respecter l’humanité, son
environnement, ses conditions de vie, la cohésion de la société.
On les trouve dans des activités médico-sociales comme dans le
recyclage industriel ou l’agriculture biologique, dans l’économie
dite circulaire ou numérique et collaborative, dans les écoquartiers,
les circuits courts et toute forme d’innovation socio-économique.
Ces initiatives sont très diverses, fragmentées, souvent
sans lien apparent, mais toutes se réclament d’une « économie
sociale et solidaire » qui non seulement entend réagir, résister
aux déséquilibres, aux injustices, aux dégâts créés par le capital
financier, mais proposent une vision, des valeurs, des pratiques qui
116
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
impliquent de profondes transformations de l’économie et de la
société ; une vision du mieux-vivre portée par des indicateurs qui
dérogent à ceux de la seule croissance du PIB, par des modes de
décision, de gouvernance qui se dégagent tant de la toute-puissance
du capital financier que de l’absolutisme du pouvoir central et qui
font appel à la participation des citoyens.
Ces transformations, annoncées par les initiatives de l’économie
sociale et solidaire, sont encore loin d’être prises en compte dans les
objectifs de croissance, voire de régulation de la croissance proposés
par les maîtres de l’économie. Leur vison commune, leur pensée
unique fait fi de l’urgence écologique (pourtant pointée par toute
la communauté scientifique), de l’extrême pauvreté d’une majorité
de la population mondiale et de crises répétées qui déstabilisent le
système dans lequel cette pensée est enfermée sans issue de sortie.
Mais ces transformations sont dans le droit fil du Manifeste
du convivialisme : elles resteraient limitées, fragmentées, elles ne
parviendraient pas à enclencher de nouveaux choix économiques
et politiques sans se dégager de l’idéologie productiviste et
consumériste imprégnée dans l’opinion à l’aide de puissants médias
et d’un marketing omniprésent, sans sortir, grâce à la référence
au convivialisme, d’une vision essentiellement marchande des
échanges sociaux.
D’un autre côté, les avancées du convivialisme sont étroitement
liées à celles des porteurs d’initiatives d’économie sociale et
solidaire. Son approfondissement, sa force de conviction, de
diffusion proviennent des expériences réalisées dans les territoires
par la société civile, de leur succès, de leur généralisation, de leur
pérennité. Le Labo-économie sociale et solidaire est très sensible à
ces liens ; il lance, depuis les États généraux de l’économie sociale et
solidaire et les « cahiers d’espérance » des travaux et des démarches
propres à les renforcer.
Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire
Jean-Louis Laville
Depuis les années 1980 et l’adoption des politiques de l’offre par
les gouvernements sensibles aux préconisations monétaristes, une
sensibilité cherche à s’exprimer pour éviter que le débat politique
ne se réduise à l’affrontement entre les partisans du nouvel ordre
économique et les défenseurs d’un retour au keynésianisme des
Trente Glorieuses. La succession des appels (rappelons-nous,
par exemple, celui de l’Association pour une économie et une
citoyenneté plurielles) allant dans ce sens mériterait d’ailleurs une
analyse critique de leurs apports et limites.
En tout cas, le Manifeste convivialiste s’inscrit dans cette lignée
et se caractérise par la variété des auteurs qui l’ont signé pour
exprimer leurs convergences sans abandonner leurs spécificités.
C’est donc en partant de cet acquis, la volonté de se rassembler, qu’il
est possible de se demander comment poursuivre si l’on considère
que l’indignation, le sentiment d’appartenir à une communauté
humaine mondiale, la mobilisation des affects et des passions ne
suffisent pas à faire mouvement.
De la fin d’un monde au regain des luttes sociales
De manière symptomatique, le texte se termine par une
interrogation sur les conséquences concrètes de ce qu’il énonce.
Cette question finale traduit la nécessité de dépasser le consensus
118
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
portant sur un art de vivre ensemble qui valorise la relation et la
coopération.
Les formulations généreuses mais vagues risquent en effet de
renvoyer à un horizon de conversion des esprits ou de conviction
personnelle, renforcé d’ailleurs dans l’opinion par le terme de
convivialisme, qui ferait oublier l’ampleur des luttes sociales à venir.
Contre un angélisme qui donnerait l’illusion d’une réponse facile
d’accès et favorable au plus grand nombre, il importe de préciser
ensemble ce qui fait rupture dans la situation présente et pose
problème pour demain. Il est décisif que l’accord sur les principes
soit suivi d’une clarification des questions inédites auxquelles
nous sommes confrontés. À cet égard, trois points clés se dégagent
dans l’ambivalence du diagnostic entre menaces et promesses : ils
modifient complètement les statuts conférés à la croissance, à la
redistribution publique et à la société civile.
D’abord, la croissance ne peut plus s’envisager ni comme la
condition de sortie de crise, ni comme un processus sans fin. À cela
plusieurs raisons. Le mot d’ordre de maximisation de la croissance
oublie que la modification des activités économiques, avec
l’augmentation du rôle des services relationnels (éducation, santé,
services sociaux…) à productivité stable induit un ralentissement
tendanciel de son taux. Cette tendance signifie que les mesures de
la croissance et de la productivité fondées sur les quantités doivent
céder la place à des objectifs de qualité (de service, d’environnement,
de vie…), il s’agit moins d’enrichir la croissance en emplois et
plus d’inciter la collectivité à se questionner sur son modèle de
développement et les emplois correspondants [Gadrey, 2010]. Les
données rassemblées dans plusieurs dizaines de pays montrent en
outre que la croissance, ardue à appréhender, n’est guère porteuse
d’espérance ; la corrélation entre la consommation marchande et le
bien-être social valable en deçà d’un certain revenu par tête (entre
12 000 et 18 000 dollars) disparaît au-delà ; pour cette raison, dans
les pays dits développés, un basculement a eu lieu au milieu des
années 1970, la croissance marchande n’étant plus perçue comme
une amélioration du bien-être social [Perret, 2011, p. 231-233].
Les raisons sociales qui amènent à se distancier d’une référence
à la croissance se conjuguent avec des raisons écologiques. La
surexploitation des ressources et la pollution pendant les Trente
Glorieuses ont été telles que, en dépit des paris scientistes sur la
Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire
119
croissance verte, il n’existe pour l’instant aucun scénario crédible
socialement juste et écologiquement soutenable d’accroissement
des revenus pour un monde peuplé de 9 milliards d’êtres humains
[Jackson, 2010].
Le dogme de la croissance n’apporte donc pas de solution. Il
cautionne les inégalités sociales et la destruction environnementale
mais aussi l’impuissance des citoyens en interdisant toute
interrogation sur la marchandisation puisqu’il confère le monopole
de la production de richesses à la dynamique du capitalisme. Au
lieu d’avancer vers une société qui débat de son avenir, il conforte
l’immobilisme en obligeant chacun à attendre des résultats sur
lesquels il ne peut influer. C’est pourquoi il est temps de s’attaquer à
ce mythe en favorisant des changements dans la matrice productive
qui fassent place à la solidarité dans la gestion de biens publics
et communs [Ostrom, 2010], qu’ils soient locaux, nationaux ou
mondiaux.
Corollaire, la redistribution publique, parce qu’elle indexe la
solidarité sur la croissance marchande, ne suffit plus. Cette arme
privilégiée en matière de cohésion sociale au cours du xxe siècle
subit une perte de légitimité. Sollicitée à mesure que l’exclusion
s’aggrave, elle se heurte au niveau des dettes publiques, ne fait
plus consensus et engendre même des réactions négatives de la
part des classes moyennes, remettant en cause les efforts qui leur
sont demandés et s’insurgeant contre des politiques sociales jugées
trop généreuses ou laxistes. Les clivages se renforcent entre les
employés du secteur public et des grandes firmes privées d’un côté,
les chômeurs et précaires, ressortissants nationaux ou étrangers
d’un autre côté. Comment pourrait-il en être autrement puisque les
ponctions fiscales épargnent les classes supérieures et les entreprises
pour ne pas décourager l’initiative et ne pas altérer la recherche
de croissance ?
Les tentatives de colmatage qui s’attachent à endiguer les
dépenses publiques ont beau procéder à des privatisations, à
l’adoption de mécanismes quasi marchands dans l’attribution des
fonds, à l’importation d’une nouvelle gestion obsédée par l’efficacité
et l’efficience, elles n’arrivent ni à empêcher la dégradation des
conditions de vie des plus défavorisés, ni à rassurer les classes
moyennes sur la justice du système. Tout au plus, elles renouent
par la conditionnalité des allocations avec une moralisation que
120
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
l’on croyait révolue et que la disparité accrue des revenus rend
particulièrement choquante.
Face à cette impasse, seule l’explicitation des effets pervers
des formes actuelles de la croissance marchande est susceptible
d’ouvrir la voie à une nouvelle démarchandisation. Hier, cette
dernière avait été admise dans des activités considérées comme
secondaires du point de vue économique, or aujourd’hui les secteurs
concernés (de l’éducation à la santé et à la culture) sont au cœur
des stratégies d’entreprise. La démarchandisation doit dans ces
conditions être défendue non pas parce qu’elle correspondrait à la
nature de certains services mais parce qu’elle constitue un objectif
de société. Poser des limites à l’échange marchand est nécessaire
pour préserver la consistance publique des existences individuelles
et collectives, pour éviter que le consumérisme généralisé
n’appauvrisse l’échange social et n’entretienne l’individualisme
négatif. Au retrait de l’État doit donc succéder le retour de l’État
sans toutefois éluder ses faiblesses en tant que producteur : opacité,
manque de personnalisation, absence d’expression… Pour remédier
à ces défauts, l’État doit changer. La relégitimation du service public
passe par l’introduction en son sein d’opportunités de participation
et de délibération pour les salariés comme pour les usagers.
En outre, le renouvellement de l’action publique exige une
nouvelle alliance entre pouvoirs publics et société civile, seule
susceptible de contrecarrer la démesure du capital [Beck, 2003].
À l’évidence, penser un nouvel âge de l’action publique suppose
de ne pas cantonner la société civile dans l’action palliative et
ne pas la réduire à une sphère de besoins, donc de réfuter trois
argumentations :
– celle inspirée par une certaine philosophie communautarienne
présente le risque de naturaliser les appartenances organiques,
masquant par construction les inégalités et stipulant que les
communautés, porteuses d’une définition conventionnelle du bien,
peuvent se prendre en charge elles-mêmes ce qui mythifie l’action
de base et la condamne à l’autarcie sous prétexte de responsabilité
et d’identité collective [Amin, 2007] ;
– celle inspirée par l’économie orthodoxe évoque un tiers-secteur
indépendant dans lequel les organisations sans but lucratif peuvent
pallier les défaillances du marché et de l’État. Ce tiers-secteur tirerait
un avantage comparatif du fait qu’il protège les consommateurs
Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire
121
contre un profit réalisé à leurs dépens puisque les bénéfices tirés
de l’activité ne peuvent être distribués [Salamon, Anheier, 1996] ;
– celle, beaucoup plus nouvelle, du capitalisme à but social
radicalise la précédente pour prôner une lutte contre la pauvreté
par le biais du social business [Yunus, 2008]. Leur rapprochement
avec les grands groupes soucieux de responsabilité sociétale et
propagateurs de la venture philosophy est également préconisé,
comme si les problèmes sociaux pouvaient être résolus par une
professionnalisation gestionnaire et un marketing en direction du
« bas de la pyramide » [Prahalad, 2004].
Aux antipodes de la dépolitisation inhérente à ces différentes
approches, la dimension politique des entités composant la
société civile doit être reconnue : elles ne sont pas seulement des
organisations, elles révèlent des problèmes publics, développent des
stratégies d’intervention sur le cadre institutionnel, coconstruisent
des politiques publiques tout en participant à la désignation des
élites comme à l’exercice du pouvoir et au contrôle social.
Les rapports entre société civile et pouvoirs publics dessinent
ainsi un autre contour de l’action publique, ne se limitant pas à
l’activité des pouvoirs publics mais couvrant « plus largement toute
activité articulée à un espace public et nécessitant une référence à
un bien commun » [Laborier et Trom, 2003, p. 11] faisant l’objet
d’une définition postconventionnelle. Dans cette orientation, une
nouvelle génération d’action publique peut être initiée dans un
ensemble d’activités démarchandisées où les initiatives citoyennes
ne pallient pas le désengagement public. Au contraire, les économies
publique et associative se renforcent mutuellement [Renault, 2004,
p. 215-233] dans une démocratisation réciproque de l’État et de
la société civile [Walzer, 2000, p. 20-21 ; Chanial, 2001, p. 158].
Une telle complémentarité implique de mobiliser les salariés et les
usagers comme il vient d’être indiqué, elle appelle aussi le recours
à la gratuité et au bénévolat comme elle peut être renforcée par des
monnaies citoyennes complémentaires des monnaies publiques et
lucratives [Blanc, 2013, p. 241-269]. Autrement dit, l’enjeu est
d’arrimer l’une à l’autre les deux formes de solidarité démocratique,
la réciprocité égalitaire et la redistribution publique.
Nous vivons une nouvelle étape du rapport de tension
insurmontable entre capitalisme et démocratie [Habermas, 1998,
p. 379]. Dans ce contexte, l’inadéquation de la voie social-
122
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
démocrate, qui avait permis de civiliser le capitalisme et d’atténuer
les inégalités par une complémentarité entre croissance marchande
et redistribution publique, s’avère patente. Son acceptation des
postulats libéraux induit de plus un glissement vers le sociallibéralisme qui exacerbe les frustrations et les colères de son
électorat populaire.
Le danger, dans ce contexte, devient celui d’une régression
autoritaire sur le modèle de celle vécue dans les années 1930
[Polanyi, 1983] et l’humanisme ne peut suffire à l’endiguer.
L’alternative réaliste et esquissée dans le Manifeste est une transition
sociale et écologique qui ouvre à une démocratisation. Elle suppose
de consolider dans la société des réseaux de confiance susceptibles
de contrecarrer les tentations sécuritaires et réactionnaires. Les
affrontements qui se préparent ne concernent pas que les points de
vue, ils mettent en jeu des comportements et le convivialisme ne
peut gagner que s’il procure concrètement des capacités à mieux
vivre sur le plan relationnel et matériel. Dans cette perspective,
l’hommage, un peu formel, rendu à l’associationnisme doit faire
place à un travail sur ses manifestations. Ainsi, l’économie solidaire
est citée mais sans que le rôle politique qu’elle prend dans certains
contextes soit réellement perçu.
L’économie solidaire comme politique au quotidien
Or, sur ce plan, des tendances récentes sont à considérer de
plus près, comme en témoigne une enquête menée en Catalogne
en 2011 [Conill et al., 2012]. Elle a permis de mettre en évidence
ce qui était jusqu’alors invisible, c’est-à-dire le fait qu’un nombre
de personnes beaucoup plus important que celui d’ordinaire estimé
était concerné par ces pratiques. D’après cette estimation, plus
de 300 000 personnes sont impliquées dans l’autre économie en
Catalogne, et l’étude d’un échantillon statistiquement représentatif
de la population à Barcelone montre que, sur 800 enquêtés, 97 %
participent au moins à une de ces activités. L’accélération depuis
2008 est spectaculaire sous deux angles, le groupe de ceux qui visent
une transformation de la société par ce biais a largement augmenté ;
en effet, des participants au mouvement des Indignés, en l’absence
de débouchés du côté des partis politiques traditionnels, se sont
Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire
123
tournés vers les réseaux de proximité et sont devenus très actifs en
leur sein. Ils ont été rejoints par un second groupe, les pratiquants
alternatifs qui n’ont pas été convaincus par idéologie mais se sont
ralliés suite aux difficultés rencontrées depuis la crise de 2008.
Ils trouvent, dans l’autre économie, une confiance dans l’avenir
qu’ils avaient perdue, grâce aux connaissances interpersonnelles
qu’ils y acquièrent. Leur présence confère une ampleur tout à fait
nouvelle au phénomène. Ils y découvrent combien la perspective
d’un nouveau modèle socio-économique peut s’ancrer dans leur
réalité quotidienne. Ce qui relevait de l’utopie devient désormais
concret.
Cette structuration récente au niveau des territoires se retrouve
en Italie avec les districts d’économie solidaire, rassemblant les
groupes d’achats solidaires, d’agriculture biologique, de commerce
équitable, de finances éthiques, d’énergies renouvelables, de logiciel
libres… Au nombre de vingt, ils ont interpellé les autorités publiques
locales et entamé des démarches pour une reconnaissance, ce qui a
abouti à des lois dans différentes régions.
Comme en atteste la création en 2013 d’une interagence de
l’économie sociale et solidaire par treize organisations de l’ONU,
après une période d’essor des initiatives, dans divers continents,
est venu le temps des lois et nouvelles politiques en la matière.
Bien sûr, dans aucun des pays, y compris la France, le processus de reconnaissance n’est un long fleuve tranquille. Des écarts
demeurent entre les projets gouvernementaux et les revendications
de terrain. Le chemin est encore ardu pour une acceptation pleine et
entière d’une économie solidaire qui ne se limite pas à des actions
de réparation mais qui soit vraiment un levier de transformation.
Néanmoins, certaines configurations se démarquent d’une vision
qui réduit l’économie solidaire à une fonction d’insertion et de lutte
contre la pauvreté, et, à cet égard, les exemples de la Bolivie et de
l’Équateur sont intéressants. Dans les deux cas, la délégitimation
des partis traditionnels, incapables de combattre les inégalités et
de sortir de l’orthodoxie libérale, a engendré la constitution d’un
regroupement de mouvements sociaux partisans du changement.
Portés par cette coalition, les nouveaux élus ont édicté des constitutions qui substituent à l’objectif de croissance maximale celui du
bien vivre pour toutes et tous, largement inspiré par la revalorisation
124
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
des cultures indigènes1. Le moyen approprié est le recours à une
économie plurielle qui, à côté des économies privée et publique,
fait place à une économie solidaire. Cette dernière devient donc un
sujet d’intérêt public identifié par la sphère politique qui lui dédie
des réformes institutionnelles ainsi que des institutions bancaires et
administratives, parce qu’elle est en mesure de fournir des opportunités de revenus aux milieux populaires en même temps qu’elle
participe à la construction d’un nouvel équilibre écologique et
social. Ces exemples sont loin d’être des modèles mais ils méritent
d’alimenter une réflexion sur les voies étroites d’une transition qui,
bien qu’annoncée, se dérobe parce qu’elle se heurte à un productivisme sans cesse réalimenté en France par cette supposée obligation
de croissance.
Conclusion
La dynamique engagée par le Manifeste convivialiste doit, pour
se prolonger, préciser les termes de la rupture et les conditions de
la transition.
Le refus de s’en remettre à une reprise de la croissance couplée à
une redistribution publique inchangée dans ses modalités caractérise
le Manifeste et le différencie de textes proches sur certains aspects,
comme celui des « économistes atterrés ». Sa pertinence dépend
toutefois de la manière dont il est porté par ses auteurs. Ce serait
une erreur que de vouloir lui faire endosser un rôle démesuré.
Conçu dans le cadre français, il ne peut guère prétendre à une portée
internationale malgré la signature de quelques auteurs étrangers, il
peut encore moins préfigurer une assemblée mondiale de « sages ».
Par contre, l’éclaircissement des alliances et oppositions qu’implique
le diagnostic émis est susceptible de faciliter le dialogue avec des
regroupements dans d’autres pays et continents.
Par ailleurs, la question du rapport entre les acteurs et les
signataires, qui sont dans leur grande majorité des chercheurs,
mérite d’être approfondie. Les multiples manifestations de
l’associationnisme n’attendent pas que soit nommé ce qu’elles
1. Voir, dans ce même numéro, l’article de Paulo Henrique Martins, « La nature
symbolique et les usages politiques du “Bien vivre” ». (Ndlr.)
Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire
125
ont en commun. L’important est de promouvoir une reconnaissance
mutuelle entre savoirs pratiques et théoriques, susceptible
d’amplifier tout ce qui peut concourir à une transition synonyme
de démocratisation (voir, à ce propos, l’Alliance Sciences et
Société). Les signataires sont alors moins des haut-parleurs que
des médiateurs pouvant, avec d’autres, contribuer à réduire ce
dramatique écart entre initiatives citoyennes et politiques publiques.
Références bibliographiques
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l’engagement solidaire », in Klein J. L., Harrisson D. (dir.), L’Innovation
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l’Université du Québec, Québec, p. 273-298.
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et démocratie. L’actualité de Karl Polanyi, Érès, Toulouse, p. 271-300.
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emergence of alternative economic practices », in Castells M., Caraça J.,
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University Press, Oxford, p. 210-248.
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Polanyi K., 1983, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.
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Prahalad C. K., 2004, Fortune at the Bottom of the Pyramid, éd. Village
Mondial, Paris.
Renault E., 2004, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de
l’injustice, La Découverte, Paris.
126
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Salamon L. M., Anheier H. K., 1996, Social Origins of Civil Society. Explaining
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Institute for Policy Studies, Baltimore.
Yunus M., 2008, Vers un nouveau capitalisme, Le Livre de poche, Paris.
Walzer M., 2008, « Sauver la société civile », Mouvements, n° 8.
Sciences de gestion et convivialisme :
concevoir l’agir responsable
Armand Hatchuel
Le Manifeste convivialiste devrait intéresser les chercheurs qui
étudient les organisations, les entreprises et, plus généralement, les
mécanismes de l’action collective. Bref, tous ceux qui, peu ou prou,
se retrouvent dans le champ contemporain des sciences de gestion.
Cette affirmation surprendra si l’on croit – comme c’est encore
trop souvent le cas — qu’un chercheur en gestion est inévitablement
utilitariste ou ne saurait être foncièrement anti-utilitariste. Mais,
au moins dans une certaine conception de leur développement
[Daméron, Durand, 2011], les sciences de gestion échappent aux
antinomies classiques des sciences sociales (utilitarisme/nonutilitarisme, descriptif/normatif etc.) et s’attachent à élaborer une
théorie de l’action collective qui ne soit plus prisonnière des mythes
du marché ou du social. Elles s’inscrivent, en outre, dans un phylum
plus ancien du savoir. À l’étude du nomos, c’est-à-dire de l’ordre
ou de la règle collectifs, elles ajoutent les pensées conceptrices de
l’architecte, du jurisconsulte et de l’ingénieur1.
Ce fonds plus large nourrit une conception de l’action responsable
qui, on va l’évoquer brièvement ici, retrouve la gestae antique et
se rapproche étroitement des principes convivialistes. Dans cette
1. Il y a en France une tradition ancienne et active d’épistémologie des sciences
de gestion. On pourra consulter notamment Martinet et Pesqueux, Épistémologie des
sciences de gestion [2013] ; ou David et al., Les Nouvelles fondations des sciences
de gestion [2012].
128
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
courte note, il n’est pas possible d’établir ces différents éléments
avec rigueur et on se limitera aux indications les plus utiles.
Action collective et schéma de responsabilité
On peut remarquer, en premier lieu, que le convivialisme est
inséparable d’une conception de l’action comme « agir responsable ».
Encore faut-il ajouter, pour éclairer cette thèse, que la responsabilité
ne doit pas être vue comme un attribut, parmi d’autres, de l’action.
Il faut la voir comme une dimension constitutive de l’action, sans
laquelle toutes les autres restent sans signification ou dérivent en
mythes totalitaires. La tradition économique s’est par exemple
accoutumée à l’idée que l’on pouvait juger d’une action comme
efficace, utile ou rationnelle indépendamment du schéma de
responsabilité qui lui serait associé. Or comment un tel jugement
serait-il possible sans que l’on sache à quels engagements il renvoie ?
Et qui sera là pour en vérifier la bonne exécution ? Étrangement,
une large tradition semble avoir oublié ce principe majeur que toute
connaissance scientifique est relative à un observateur dont on doit
préciser les conditions d’observation.
On sait, par exemple, l’importance de la rationalité instrumentale
– c’est-à-dire du principe d’adaptation des moyens aux fins —
dans de nombreux champs du savoir. Pourtant, comment un
observateur peut-il reconnaître la réalité d’une telle rationalité
si les fins poursuivies lui semblent inconnues, inexplicables,
inacceptables ou inconcevables ? Le tueur en série qui guette sa
proie avec ruse fait-il preuve de rationalité instrumentale ou n’est-il
pas plutôt sous l’emprise d’une pulsion telle qu’il n’y a, dans son
cas, nulle réflexivité possible ? On peut concéder que ces situations
extrêmes rendent indécidable tout jugement sur la rationalité des
comportements. Mais cela impose de reconnaître que la rationalité
instrumentale est une notion sans portée universelle et opératoire,
précisément parce qu’il est impossible, au plan opératoire, de séparer
jugement sur les moyens et jugement sur les fins. À l’inverse, on
ne saurait simplement juger l’action à ses fins. Car, là encore, ce
serait s’abstraire de tout schéma de responsabilité. Certes, « l’enfer
est pavé de bonnes intentions », mais il faut surtout souligner que
la bonne « fin » ne saurait exonérer chacun de toute réflexivité
Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable
129
sur l’action elle-même et sur son rapport à autrui. Il n’y a donc ni
action « rationnelle » ni action « morale » indépendamment d’un
dispositif collectif dans lequel chacun peut penser et adhérer à une
forme de responsabilité.
Cette conception s’accorde aisément aux quatre principes
centraux du convivialisme : commune humanité, commune socialité,
individuation, opposition maîtrisée et créatrice. Les deux premiers
posent le champ des relations de l’action humaine. Les deux autres
reconnaissent la tension entre individuation et responsabilité,
tension qui permet une genèse créatrice de l’agir. Sommes-nous
alors éloignés des prémisses des sciences de gestion ? À vrai dire,
nous en retrouvons les fondements les plus anciens et les plus
universels.
Une source ancienne
Pour établir cette thèse, de longs détours épistémologiques
seraient nécessaires. Mais on peut aller beaucoup plus vite en
revenant aux sources antiques de la notion de « gestion ». Car
autant le mot semble avoir perdu toute profondeur philosophique
avec la modernité, autant ses références anciennes sont éclatantes
et multiples. Car le terme a pu désigner rien moins que le testament
d’Auguste2, premier empereur romain.
Ce document sans équivalent s’intitule Res gestae3, en raison
de ses premiers mots, Res gestae divi augusti…, aussi célèbres que
difficiles à traduire. Le début du premier siècle de notre ère est aussi
un moment fort du développement de l’administration romaine.
Architectes, ingénieurs et curateurs romains y connaissent aussi
leur heure de gloire. Et dans l’avant-propos de son célèbre traité
d’architecture, Vitruve rend hommage à Auguste, à qui il dédie son
livre, en évoquant aussi les Rerum gestarum du maître de Rome.
Gero, gestarum, gestae, que signifient ces termes ? Quels types
d’action désignent-ils et dont pensaient s’honorer les plus grands
des Romains ? Le verbe gero, gerere signifie « porter, prendre en
2. Mort en 14 du Ier siècle.
3. Si res désigne « les choses et les actions », gestae est en général traduit par
« accomplies » ou plus simplement par « les actes d’Auguste ».
130
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
charge ». Il n’est pas spécifique de l’exploit, de l’héroïsme ou de
la sainteté. Il renvoie à la conception de l’agir responsable que
nous évoquions plus haut. Une responsabilité qu’il faut penser
simultanément sur deux plans : d’une part, comme justesse
du jugement, comme rapport au vrai ; d’autre part, comme
reconnaissance des autres, comme justice, comme affirmation du
sens collectif de l’action. Le testament d’Auguste ne manque pas
d’ailleurs de surprendre par l’hétérogénéité et le prosaïsme des
actions dont l’empereur se prévaut aux yeux de tous. Auguste
affirme ainsi qu’il a économisé l’argent de l’État tout en rappelant
qu’il a restauré les temples et redonné à Rome son lustre. Il insiste
aussi sur l’invention d’un rapport de pouvoir différent : on a voulu le
traiter comme un empereur divin, mais il a tenu à rester un membre
de la Curie comme les autres.
On n’est pas tenu de croire un empereur romain sur parole. Mais
on peut constater que l’ancien « gero » contient déjà le paradigme
contemporain des sciences de gestion. Il affirme la non-séparabilité de la rationalité et de la socialité4 ! Mais cette non-séparabilité
doit s’entendre de façon réciproque. Car si on ne peut définir une
rationalité indépendamment d’un rapport de responsabilité, il faut
aussi affirmer la thèse inverse : on ne peut définir une responsabilité
sans inventer les instruments symboliques, cognitifs, physiques
qui permettent de la construire, de l’apprécier, donc de garantir ses
conditions d’observabilité et d’existence. Autrement dit, « gérer »
ce n’est pas seulement trouver le bon compromis entre justesse et
justice, individu et collectif, égoïsme et partage, liberté et ordre.
C’est tout autant créer des arts, des objets, des symboles inédits qui
déplacent les vieux antagonismes et ouvrent des voies nouvelles de
socialité et d’individuation. Hélène Vérin [Vérin, Dubourg Glatigny,
2011] a remarquablement montré que la Renaissance, ce n’est pas
Platon et Socrate, mais Vitruve et Frontin.
Du projet convivialiste
Somme toute, gero tente de penser un rapport responsable
à la nature qui soit simultanément un rapport responsable entre
4. On pourra se reporter, sur ce point, à Armand Hatchuel [2012].
Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable
131
les humains. Il renvoie donc à la notion d’un « individualisme
collectivisé » très proche du convivialisme. D’où l’idée dont nous
sommes partis qu’un chercheur en gestion devrait se reconnaître
sans effort dans le projet convivialiste.
En retour, le projet convivialiste affirme en creux la nécessité
des sciences de gestion. Leur tâche est précisément de construire
et de renouveler les théories et les dispositifs de l’action collective,
sous la double injonction de justesse et de justice. Car dans les
sociétés contemporaines l’emploi envahissant du mot « gérer » (y
compris dans le Manifeste convivialiste) ne signifie pas que chacun
se vit comme une entreprise. Il exprime un constat que chacun peut
faire : dans ces sociétés en transformation constante et intensive,
« l’agir responsable » est le plus souvent un problème, sinon une
énigme. À sa manière, le Manifeste convivialiste affirme aussi la
nécessité d’accepter les énigmes de la responsabilité sans renoncer à
aucun de ses termes. Il soutient aussi que les crises contemporaines
ne tiennent pas aux énigmes elles-mêmes, mais au refus de les
reconnaître comme telles et d’engager les recherches adaptées
à leur résolution. Si un chercheur en gestion peut adhérer aux
principes convivialistes, c’est précisément parce que sa discipline
s’efforce, avec d’autres, de répondre aux défis contemporains de
la responsabilité et de l’action créatrice.
Références biliographiques
Daméron S., Durand T. (dir.), 2011, Redesigning Management Education and
Research : Challenging Proposals from European Scholarss, Edward Elgar.
David A., Hatchuel A., Laufer R., 2012 (3e éd.), Les Nouvelles fondations des
sciences de gestion. Presses des mines, Paris.
Hatchuel A., 2012, « Quel avenir pour les sciences de Gestion : une théorie de
l’action collective », in David A. Hatchuel A., Laufer R., op. cit.
Martinet A. C., Pesqueux Y., 2013, Épistémologie des sciences de gestion,
Vuibert, Paris.
Vérin H., Dubourg Glatigny P. (dir.), 2011, Réduire en art. La technologie de
la Renaissance aux Lumières, éd. de la MSH, Paris.
Inverser la courbe du chômage1 ?
Dominique Méda
La prophétie ne s’est donc pas réalisée : la courbe du chômage
n’a pas été inversée. Aurait-elle d’ailleurs pu l’être autrement que de
façon marginale alors que seules des mesures « classiques » – même
si indispensables – ont été mises en œuvre, comme la panoplie
des contrats aidés, et que le gouvernement va répétant que c’est
uniquement du retour de la croissance que doit venir notre salut ?
Alors que Nicolas Sarkozy s’en allait chercher cette dernière
avec les dents, notre Président actuel préfère pousser la vilaine
paresseuse comme s’il s’agissait, dans les deux cas, d’un objet
ou d’un animal récalcitrant duquel dépendrait entièrement notre
destin. Et nous allons répétant qu’il nous faudrait au moins 1,5 % de
croissance pour commencer à attaquer la masse énorme du chômage
et qu’une seule voie est possible : la stimuler, comme l’indique
joliment l’un des coauteurs de la note de conjoncture de l’Insee,
la relancer en réduisant drastiquement les dépenses publiques et
en supprimant le statut de la fonction publique, comme le propose
la Grèce, en un mot, l’obliger à augmenter, cette croissance qui
porte si mal son nom ! Simultanément, la meute de tous ceux qui
voudraient que l’on déréglemente vraiment le mal nommé « marché
du travail » est de retour. Résumons leur propos d’une phrase :
on ne pourrait créer de l’emploi qu’en flexibilisant drastiquement
le marché du travail et, notamment, en facilitant plus encore qu’à
l’heure actuelle le licenciement.
1. Une partie de ce texte a paru dans Libération le 6 janvier 2014.
Inverser la courbe du chômage ?
133
Et pourtant, il semble bien que le retour de la croissance,
sinon aux taux qui nous permettraient de lutter vraiment contre le
chômage, au moins à 1,5 %, n’est ni probable à brève échéance,
ni même peut-être souhaitable. La prévision de l’Insee cite, pour
le premier et le second trimestre 2014, un taux que l’économiste
américain Robert Gordon – que l’on ne peut soupçonner de
gauchisme –, pense probable en moyenne annuelle pour les pays
développés… : 0,2 %. D’autres soulignent que la raréfaction des
ressources naturelles non renouvelables et l’augmentation de leur
prix condamnent durablement la croissance. Enfin, prendre au
sérieux la corrélation étroite entre croissance du PIB et dégradations
du patrimoine naturel (pollutions atmosphériques cancérigènes
raccourcissant drastiquement notre espérance de vie et celle de
nos enfants, émissions de gaz à effets de serre qui augmentent le
risque d’un dérèglement climatique majeur…) exige d’accepter
ce que les années 1970 avaient déjà compris mais que nous avons
à tout prix tenté d’oublier : la croissance est certes génératrice
de bienfaits innombrables, mais elle l’est aussi de maux. Elle
s’accompagne de dégâts sur le patrimoine naturel, la cohésion
sociale et le travail humain, qui ont été jusqu’ici occultés mais qui
apparaissent aujourd’hui au grand jour et dont nous ne pouvons
pas ne pas tenir compte.
Comme l’a enfin officiellement reconnu la commission
Stiglitz, en 2009, le PIB (celui-là même dont nous recherchons la
croissance…) est un indicateur qui nous trompe, qui nous mène dans
le mur, notamment parce qu’il ne nous donne aucune indication
sur les transformations qui adviennent aux patrimoines que nous
mobilisons pour fabriquer la production : les voitures diesel que
nous produisons viennent certes grossir les valeurs ajoutées dont
la somme constitue le PIB mais la diminution d’espérance de
vie qu’elles induisent n’est comptée nulle part, pas plus que les
souffrances engendrées par le chômage, la pauvreté ou les conditions
de travail, la diminution des ressources fossiles ou la dégradation du
climat. Autrement dit, il est possible et peut-être même souhaitable
que la croissance telle que nous la mesurons ne revienne pas au
niveau espéré, alors même – et c’est cette contradiction que nous
devons désormais regarder en face – que tous nos dispositifs sociaux
sont dépendants de la croissance et que nous sommes des « sociétés
134
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
fondées sur la croissance » : c’est donc à une véritable épreuve que
le ralentissement de la croissance nous contraint.
Mais, que son retour soit compromis pour l’heure ou non
désirable à moyen terme, nous devons, dans tous les cas, nous
comporter comme si la croissance ne devait pas revenir. Que
ferions-nous si elle ne revenait pas ? Et surtout, comment lutter
contre le chômage en l’absence de croissance ? Depuis le début
des années 1980, les institutions internationales, OCDE, FMI,
Banque mondiale, vont répétant qu’une seule voie est possible :
l’adaptation à la compétition internationale, qui doit prendre le
visage de la flexibilisation des contrats et du temps de travail,
de la modération salariale, sinon de la baisse des salaires, de la
diminution de toutes les formes de protection, de la facilitation du
licenciement, de l’activation des politiques et de l’incitation, le tout
prenant appui sur une théorie du chômage qui considère celui-ci
comme principalement volontaire : c’est du refus des salariés de
travailler à un salaire inférieur que viendrait principalement le
chômage. On mesure le recul par rapport à la théorie keynésienne
qui voyait au contraire dans le chômage un risque collectif qui ne
pouvait être combattu que par des politiques macroéconomiques et
non par la responsabilisation des chômeurs, la diminution de leurs
indemnités ou la dégradation de leurs conditions. Et l’on a vu ce que
les politiques visant à faciliter le licenciement ont donné : le Contrat
nouvelle embauche, typique représentant de ce courant d’idées,
a considérablement dégradé les conditions de travail. Quant à la
rupture conventionnelle, qui a certes permis d’exfiltrer des salariés
confrontés à des situations de travail devenues insupportables, elle
semble bien avoir accéléré la destruction d’emploi en rendant cette
solution considérablement attractive.
Cessons donc de rêver d’une situation où la dégradation de la
condition salariale constituerait la panacée. Comment peut-on à
la fois désirer que l’Europe soit la zone la plus compétitive parce
que disposant de la main-d’œuvre la plus qualifiée et précariser
celle-ci ? Comment peut-on vouloir produire de la qualité et
sous-payer les producteurs ? Comment veut-on investir dans
l’innovation et traiter les salariés comme une marchandise ? À
moins d’accepter, comme l’Allemagne, une dualisation radicale
des travailleurs : aux uns, bien qualifiés, la sécurité et les bons
salaires, aux autres, peu qualifiés, les temps partiels très courts,
Inverser la courbe du chômage ?
135
le chômage, les boulots à 1 euro, la pauvreté laborieuse. Cette
voie n’est pas la bonne.
Une autre reste praticable et profondément désirable du point
de vue de l’intérêt général. Elle consiste à substituer à l’actuel
partage du travail, sauvage, un partage civilisé. Et à répartir de
manière plus satisfaisante et plus égalitaire le volume de travail
disponible dans notre société en raccourcissant la norme de travail
à temps complet, ce qui permettra aux uns d’augmenter leur temps
de travail et aux autres de le réduire. Une telle opération est seule
susceptible d’entamer sérieusement la masse énorme du chômage
dans notre société qui, si nous ne faisons rien, conduira de toute
façon à laisser de côté les millions de chômeurs de longue durée, de
demandeurs d’emploi découragés, d’allocataires de minima sociaux.
Elle suppose de remettre sur le métier la question de l’organisation
du temps de travail, de conditionner désormais systématiquement
les aides données aux entreprises à des créations d’emploi et de
tirer (enfin !) un bilan serein des trente-cinq heures. Car une grande
partie de ce que l’on entend depuis dix ans sur cette politique est
faux. Il est par exemple faux de dire que les trente-cinq heures ont
entraîné une dégradation de la valeur travail : les Français sont
les plus attachés au travail en Europe et même dans le monde !
Lorsque la réduction du temps de travail a été engagée, le taux
de chômage était exactement au même niveau qu’aujourd’hui.
Causalité ou corrélation : entre 1998 et 2002, 1,7 million d’emplois
ont été créés, l’espoir est revenu, la négociation s’est amplifiée,
un baby-boom a même été déclenché. Certes, cette politique a
présenté des défauts, mais certainement pas ceux qu’on lui prête
trop souvent. C’est la seule qui permette de donner la priorité à
l’emploi, en réaffectant en permanence les gains de productivité à
la diminution du temps de travail. C’est aussi la seule qui permette
de lutter en permanence contre la dualisation de la société en évitant
la coexistence, comme en Allemagne, d’emplois à temps complet
longs et d’emplois à temps partiel nombreux, courts et mal payés,
qui alimentent la précarisation mais permettent de présenter des
résultats spectaculaires en matière de chômage… C’est la seule qui
garantisse vraiment l’égalité entre hommes et femmes.
Mais le partage du travail n’est pas le seul espoir. La reconversion
écologique de notre économie – que nous devons engager dès
maintenant pour éviter d’aggraver la situation climatique, réduire
136
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
notre facture énergétique et ne pas être dépassés par ceux qui
ont compris que la vraie compétition se ferait sur la capacité à
décarboner notre production – sera créatrice d’emplois. Elle devrait
permettre la croissance de secteurs intensifs en main-d’œuvre
comme la rénovation thermique des bâtiments, les transports
collectifs, l’agro-écologie. Comme l’explique l’économiste Jean
Gadrey, une production plus propre, écologiquement et socialement,
exigera un plus grand volume de travail. Par ailleurs, un nombre
infini de besoins reste insatisfait et devrait pouvoir constituer l’un
des éléments constitutifs de cette véritable révolution. Les progrès
ainsi réalisés – des gains de qualité, de durabilité et de convivialité –
seront incapables d’être enregistrés par nos indicateurs traditionnels,
et notamment par notre archaïque PIB. Leur mise en évidence
supposera d’autres instruments de mesure. Nous devons donc dès
maintenant nous habituer à raisonner « au-delà de la croissance ».
En d’autres termes, il est temps d’inventer et de mettre en œuvre
une politique résolument convivialiste.
Travailler dans une France convivialiste1
Jean-Baptiste de Foucauld
Après que Dominique Méda a planté le décor, j’ai « fait un
rêve », pour reprendre, modestement, une expression célèbre. Un
rêve de techno-prospective conviviale, si je puis dire. Le voici :
À la suite des chocs électoraux brutaux de 2014, notre pays
prit soudain conscience tant de ses nombreux retards accumulés
que de sa capacité, en s’appuyant sur la société civile, d’engendrer
de nouvelles formes de développement, centrées autour des idées
de sobriété, de créativité, de justice et de fraternité. Seules, elles
pouvaient permettre de résorber simultanément les trois dettes
financière, sociale et écologique.
On se demanda pourquoi, au sein de la zone euro, plusieurs pays
obtenaient des performances en matière d’emploi bien supérieures
aux nôtres. On s’aperçut que, dans ces pays, les forces vives s’étaient
mises autour de la table pour prendre le problème du chômage
à bras-le-corps et s’impliquer collectivement à le résoudre, en
acceptant chacune d’en payer le prix : des prélèvements obligatoires
élevés mais orientés prioritairement vers l’emploi. Cet exercice,
au fond, on ne l’avait jamais vraiment essayé. Un « Grenelle de
l’emploi » fut donc organisé, qui fût pris au sérieux, et donna de
bons résultats. Qu’on en juge.
1. Ce texte est la reprise de l’intervention de Jean-Baptiste de Foucauld à la soirée
du 12 décembre 2013 dans laquelle une quinzaine d’auteurs du Manifeste convivialiste
se sont livrés à un exercice public de politique fiction sur le thème : « Une France
convivialiste dans dix ans. À quoi ressemblerait-elle ? »
138
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
D’abord les demandeurs d’emploi furent invités aux débats, et,
à cet effet, on les aida à s’organiser, ce qui n’avait jamais été le cas.
Ensuite, on cessa de congédier la mondialisation et on affronta
lucidement la question de la compétitivité et du déficit des paiements
courants de la France, source de chômage. Mais au lieu de poursuivre
interminablement le débat entre les tenants de la compétitivité par la
baisse des coûts et les tenants de la compétitivité par l’amélioration
de la qualité productive, on s’efforça enfin d’articuler les deux dans
le cadre d’un dialogue social rénové. Peu à peu, les allégements de
charges sociales furent conditionnés par des accords de promotion
de la compétitivité et de l’emploi dans les entreprises et dans les
branches, grâce à un système de bonus-malus. Une nouvelle vision
de l’entreprise émergea peu à peu, plus partenariale, plus proche
des valeurs de l’économie sociale et solidaire, qui se vit consacrée
juridiquement.
Cela permit de rouvrir le dossier du temps de travail, qui évolua
de nouveau, mais de manière diversifiée, soit par des accords
collectifs, soit par la généralisation effective du droit au travail
rémunéré à temps choisi, qui bénéficia de protections particulières.
Le temps choisi devint ainsi peu à peu une forme normale de
l’activité professionnelle, que tout le monde se mit à pratiquer à
un moment ou un autre de sa vie, afin de développer d’autres formes
d’activités. On s’aperçut que les hommes en avaient besoin bien
plus qu’on ne croyait, ce qui surprit.
On admit parallèlement que la recherche de taux de rentabilité
exagérés était une cause de destruction sociale. Pour y remédier, on
généralisa au sein de l’Union européenne un impôt sur les sociétés
à taux progressif, qui devint un impôt communautaire alimentant le
budget et réduisant la course au moins-disant social. Les entreprises
profitables furent ainsi incitées à augmenter davantage les salaires,
tandis que la parenthèse des stock-options fut refermée, celles-ci
étant à nouveau interdites.
Les relations avec le monde de la finance furent peu à peu
pacifiées. On s’accorda sur les différentes manières de séparer
les activités de crédit des banques de leurs activités de marché ;
cela permit d’alléger les ratios de fonds propres qui entravent la
distribution des crédits ; la Banque centrale européenne fut autorisée
à développer davantage ses interventions non conventionnelles, tant
Travailler dans une France convivialiste
139
pour mieux réguler la conjoncture que pour faciliter la transition
écologique. Le redressement budgétaire des États fut géré de
manière plus modérée en optimisant ses effets intergénérationnels.
Le climat macroéconomique s’améliora nettement.
On en profita pour mettre en place un capital initiative, pour
que la création d’activités soit facilitée, démocratisée et mise à la
portée de chacun, les personnes qui en bénéficient cotisant ainsi pour
aider celles qui les prennent. Un nouveau périmètre de solidarité
fut ainsi créé.
La situation de l’emploi s’améliora et l’on vit enfin décroître le
nombre de bénéficiaires de minima sociaux.
Cela d’autant plus qu’un autre périmètre de solidarité fut
étendu par la généralisation de l’assurance chômage : les agents
qui bénéficient de la sécurité de l’emploi dans les trois fonctions
publiques acceptèrent de cotiser à l’assurance chômage comme
les salariés du secteur privé, suivis par les employeurs publics. Le
régime d’indemnisation put ainsi accroître son taux de couverture,
actuellement inférieur à 50 %, tandis que le service public de
l’emploi disposait enfin des capacités d’accompagnement lui
permettant d’aider efficacement les demandeurs d’emploi en
difficulté. Les entreprises jouèrent le jeu et recrutèrent régulièrement
des chômeurs de longue durée, ce qui rendit inutile la formule
d’une obligation d’embauche particulière qu’il avait été un moment
envisagé d’instituer.
Toutes ces dispositions furent concrétisées dans un Pacte
civique pour l’emploi auquel les citoyens, les diverses organisations
qui structurent la vie économique et sociale et les responsables
politiques furent invités à adhérer.
L’un de ses résultats fut de mettre en valeur et de multiplier les
actions créatives de la société civile et de favoriser de nombreuses
expérimentations. Le développement du temps libre favorisait
cela : des expériences de territoires sans chômage furent tentées, on
réfléchit à un droit à l’emploi opposable à partir de l’expérience des
contrats aidés, le mouvement coopératif et l’entrepreneuriat social
se développèrent et se mirent à jouer un rôle plus grand, l’économie
sociale et solidaire passant de la marge au centre.
Ce fut une grande surprise : on vit les institutions internationales,
les autres pays venir visiter notre pays pour s’inspirer de ces
140
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
nouvelles recettes et voir comment les transposer chez eux. Nous
ne cherchions plus à imiter les autres, ce sont les autres qui venaient
voir comment nous imiter. Après avoir exporté la taxe à la valeur
ajoutée en Europe, notre pays était à nouveau en mesure d’ajouter
des valeurs à l’Europe !
Une école plus conviviale ?
François Flahault
Le constat
Combien de fois ai-je entendu, lorsque j’étais moi-même
enseignant, un collègue me dire, alors qu’il quittait la salle des
professeurs pour rejoindre sa classe : « Bon, je retourne dans la cage
aux fauves ! » Combien d’élèves n’aiment pas l’école, s’y sentent
dépréciés, et adoptent à l’égard de celle-ci des comportements
négatifs ! Combien de professeurs sont angoissés le dimanche soir
à l’idée de se retrouver le lendemain face aux élèves ! Et combien
d’élèves de collège ont l’estomac noué en arrivant à l’école ?
Nombre d’élèves et de professeurs, notamment dans les collèges,
vivent l’école comme un lieu de tensions, une source de stress
(dans le livre de Christophe Dejours sur la souffrance au travail, on
pourrait ajouter un chapitre sur l’école). Le manque de convivialité
de l’école n’est pas un point de détail : il s’agit de la vie quotidienne
de près de 13 millions de nos concitoyens : plus de 12 millions
d’élèves et 700 000 enseignants, pour ne parler que de l’Éducation
nationale !
En quoi le manque de convivialité
de l’école est-il contraire à ses finalités ?
La finalité la plus manifeste de l’école est, bien sûr, la transmission
du savoir. Enseignement, donc. Mais aussi éducation : l’école est
142
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
l’un des lieux où les enfants font l’expérience d’une forme de vie
sociale spécifique. L’école est une institution au sein de laquelle
enfants et adolescents se socialisent au contact des adultes et au
contact les uns des autres. L’école est un espace social qui fait
fonction de passerelle entre la cellule familiale et les cercles plus
larges et interconnectés – le monde des adultes – dans lesquels les
élèves, une fois sortis de l’école, auront à trouver leur place.
Pour ce qui est de la première finalité – transmission du savoir –
il est certain qu’au-delà d’un certain niveau et d’une certaine durée,
le stress entrave le processus d’assimilation des connaissances et
des savoir-faire. Certes, on n’apprend pas sans se donner de la
peine, mais encore faut-il que cette peine soit contrebalancée par
un minimum de plaisir et par la perspective rassurante qu’« on peut
y arriver ». Les situations de stress, de tension et d’impuissance
ont leur corrélat dans la chimie du cerveau. De même, les activités
qui, tout en exigeant un effort, apportent une certaine satisfaction
activent ce que les neurologues appellent circuits de récompense ou
circuits dopaminergiques (du nom du neurotransmetteur impliqué,
la dopamine). Quel que soit le travail considéré, le fait de le
réaliser dans une « bonne ambiance » en allège considérablement
la pénibilité et permet d’arriver à de meilleurs résultats qu’une
atmosphère tendue1. Je ne fais ici que redire ce que tout le monde
sait par expérience, mais il le faut bien puisque ce savoir, sans doute
parce qu’il est trivial, n’a malheureusement pas acquis la dignité
d’un principe pédagogique.
Tout enseignant est inévitablement confronté à la difficulté de
« tenir sa classe », d’y faire régner un minimum d’ordre. Comment
contenir vingt-cinq ou trente enfants bien moins disposés à travailler
en silence qu’à s’agiter dans tous les sens et à n’en faire qu’à leur
tête ? Tâche éprouvante, souvent ingrate et décourageante, surtout
pour les professeurs de collège. C’est là une source de tension,
de frustration, voire de souffrance pour l’enseignant. Il n’est pas
étonnant, même si c’est regrettable, qu’il soit souvent porté à y
1. J’ai souligné – contribution théorique au convivialisme – la portée
anthropologique de ce à quoi renvoie cette expression banale, « bonne ambiance » dans
Le Crépuscule de Prométhée, Mille et une nuits, Paris, 2008, « Le concept de bien
commun vécu », p. 261-281 ; et dans Où est passé le bien commun ?, Mille et une
nuits, Paris 2011, p. 113-119. En l’absence de ce bien premier, le nouveau-né, Winnicott
l’avait déjà montré, n’accède pas à un sentiment d’exister suffisant.
Une école plus conviviale ?
143
réagir (à chercher réparation) en faisant durement sentir à ses élèves
leurs insuffisances (exemples : « Jeter des perles aux cochons », ou :
« Vous êtes la plus mauvaise classe que j’ai jamais eue », phrase
que nous avons tous entendue lorsque nous étions élèves). Ce que
les élèves ressentent comme un acte qui les rabaisse, l’enseignant le
justifie à ses propres yeux en y voyant une stimulation pédagogique
nécessaire et, pense-t-il, efficace. Il ne réalise pas qu’il glisse ainsi
ses pieds dans les chaussures du prêtre qui, du haut de sa chaire,
admoneste ses ouailles, pêcheurs à la foi défaillante qui, comme
les élèves, font des fautes et sont en faute. Il ne réalise pas non
plus que faire sentir à ceux qui reçoivent son enseignement à quel
point ils sont inférieurs, c’est leur faire payer trop cher ce qu’il
leur donne. Si le fait d’apprendre, en plus d’exiger des efforts, va à
l’encontre du désir d’exister, celui-ci cherche alors inévitablement
une autre voie : l’élève, par exemple, se fait valoir aux yeux de ses
camarades en bravant l’ordre scolaire et en qualifiant de « bouffons
ou de « fayots » ceux et celles qui s’y soumettent.
Un cercle vicieux, en somme. Qui n’est pas fait pour rendre
l’ambiance plus conviviale. Un mal que personne n’a expressément
voulu, mais qui nuit à tous. Qui n’est pas fait non plus pour donner
aux élèves la confiance en eux dont ils ont besoin pour soutenir
leur effort et affronter l’avenir. La confiance en soi passe par la
confiance en la bienveillance de l’autre : la confiance est un bien
commun précieux, vital même, mais fragile.
Un mot sur l’autre finalité de l’école, la socialisation des enfants.
Celle-ci constitue un cadre nécessaire à tout apprentissage. Elle est
également une condition nécessaire de leur éducation morale et
civique. Il est évident qu’une socialisation qui s’effectue dans un
climat de bienveillance et de convivialité favorise cette éducation.
Les cours de morale, à eux seuls, ne produisent pas les effets que
l’on attend d’eux. L’éducation civique, la socialisation passent par
un accord entre les principes et les actes, entre le discours et les
relations réelles et vécues. Pour que l’école prépare les enfants à
trouver leur place dans la société, il faut, pour commencer, que les
enfants se sentent à leur place dans l’école, qu’ils s’y sentent chez
eux (cela vaut aussi, bien sûr, pour les enseignants). Ce rôle de
l’école n’est pas quantifiable, raison pour laquelle, sans doute, il
reste malheureusement moins pensé et réfléchi que le sont horaires
et programmes.
144
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Quelles sont les causes de cette insuffisante convivialité ?
Plusieurs préjugés ou dénis de réalité contribuent à entretenir un
climat tendu (quels que soient, par ailleurs, la conscience professionnelle et le dévouement des personnels de l’Éducation nationale).
1. Le qualitatif évacué au profit du quantitatif
Administrer, gérer, c’est penser la réalité en termes de nombres :
telle est la pratique dominante aujourd’hui. Il n’en a pas toujours
été ainsi : les textes de Tocqueville (qui avait pourtant une mentalité
d’administrateur) témoignent d’une pensée soucieuse de prendre
en compte les aspects qualitatifs des réalités sociales. Il n’en est
pas ainsi non plus dans un autre service public, l’hôpital, où,
en dépit de l’importance que revêt la gestion par les nombres,
subsiste le souci de la qualité des relations. Au sein de cette
immense machine qu’est l’Éducation nationale, la gestion par
les nombres est assurément nécessaire. Mais le quantitatif doit y
rester subordonné au qualitatif puisque l’activité quotidienne de
ses centaines de milliers d’enseignants et de ses millions d’élèves
est fondamentalement qualitative. En effet, comme dans les petites
sociétés qui existent depuis des milliers d’années, cette activité
repose fondamentalement sur des relations directes, dans la présence
réelle des corps et des paroles. Il est tentant de traiter cette réalité
par les nombres (notamment dans le cadre de négociations entre
le ministères et les syndicats), mais on s’expose ainsi à la trahir et
à la méconnaître.
2. Le préjugé selon lequel l’éducation se fait par l’instruction
Autrement dit : la croyance que l’enseignement d’un savoir est
le moyen nécessaire et suffisant pour produire une modification
des manières d’être et des comportements. Pour comprendre
l’enracinement de cette croyance dans la culture occidentale, il
faut remonter à Platon : c’est de la connaissance vraie du bien et
du juste que naît l’action bonne. On doit également, puisque les
enseignants sont, en quelque sorte, les successeurs des prêtres,
considérer la tradition du prêche, laquelle tend à surestimer le
pouvoir que celui-ci a de transformer ceux à qui il est dispensé.
Une école plus conviviale ?
145
Il ne faut pas oublier, enfin, que l’école tire sa légitimité et le
sentiment de sa valeur de l’écrit, un corps de connaissances inscrites
dans des livres. C’est pourquoi, bien qu’en pratique les relations
entre élèves et enseignants baignent dans la parole, l’attention de
l’institution se focalise sur les savoirs énoncés, s’exposant ainsi à
méconnaître la dynamique propre de l’énonciation, c’est-à-dire des
actes relationnels que l’on fait en parlant – sachant ce qu’on dit,
mais non ce qu’on fait en le disant.
3. La sous-évaluation du caractère intergénérationnel de
l’école
L’imaginaire démocratique s’est forgé contre l’Ancien régime,
qui plaçait au fondement de la société une chaîne hiérarchique
descendante : Dieu, le roi, les pères, les femmes et les enfants.
Du coup, par contraste, l’accent a été placé (voir les théories du
contrat social) sur des citoyens contemporains les uns des autres,
des sujets dont les différences d’âge apparaissaient comme un
caractère secondaire. L’ordre de la reproduction biologique ne
pouvant évidemment pas être résorbé dans cette vision, les fonctions
parentales ont alors été réduites aux seuls géniteurs (à la différence
de ce qu’observent les anthropologues en Afrique et en Asie). D’où
ce mot d’ordre assez largement répandu dans l’Éducation nationale :
aux parents l’éducation, à l’école l’instruction. Ainsi se trouve
déniée une réalité pourtant flagrante : l’école est un lieu de contact
et de transmission entre deux générations, de sorte qu’il lui revient
d’assumer certaines fonctions parentales. Les élèves ne sont pas de
purs esprits, ce sont des enfants et des adolescents.
4. Le postulat que le savoir s’acquiert hors sol, indépendamment du monde réel dans lequel vivent et vivront les élèves
Dans le cadre de la religion du Livre, la vérité vient d’en haut,
elle doit agir sur la réalité de ce bas monde, mais non pas s’ancrer
en lui. Il existe une continuité souterraine entre religion du Livre
et transmission du savoir contenu dans les livres. En conséquence
de quoi, le fait qu’un être humain est d’autant plus motivé pour
apprendre qu’il établit un lien entre les connaissances à acquérir et
le monde dans lequel il vit, ce fait (que tous les adultes considèrent
146
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
comme une évidence lorsqu’il s’agit de leurs propres apprentissages)
est dénié lorsqu’il s’agit des élèves.
Ce que Durkheim soulignait à propos de la division du travail,
l’interdépendance entre des personnes qui exercent des professions
différentes, on ne l’observe pas dans le cas du corps enseignant, qui
reste assez isolé. De l’école à l’école en passant par l’université,
les enseignants n’ont guère eu de contact avec d’autres professions
que la leur (même si, dans les lycées professionnels, la situation est
différente). Une institution ne se ramène pas à une organisation : une
organisation constitue un tout, possiblement fermé sur lui-même et
s’autolégitimant, alors que le propre d’une institution, c’est qu’elle
s’articule à d’autres institutions de la société et entretient des liens
avec celles-ci. C’est pourquoi il faut souligner l’importance de la
communauté éducative, des contacts entre l’école et le monde qui
l’entoure, d’une triangulation venant médiatiser le face-à-face élèves/
professeurs. Les uns et les autres gagnent à avoir des relations avec des
représentants de la société qui les entoure, société dans laquelle, à la
différence de leurs professeurs, les élèves devront trouver leur place.
5. Les questions de discipline passées sous silence
Les membres du clergé se gardent bien d’évoquer publiquement
les problèmes de chasteté qu’ils rencontrent, tant ces problèmes
sont de nature à porter atteinte à la dignité de leur rôle. Il en va de
même dans le monde enseignant pour les questions de discipline.
Tout jeune enseignant, du fait d’une pression tacite de ses collègues,
apprend à les garder pour lui ou à ne les partager qu’avec quelques
proches, et à les taire dans toute situation tant soit peu publique. Les
intellectuels qui se penchent sur les problèmes de l’école laissent de
côté cette question déplaisante et par trop terre à terre ; ils participent
ainsi à cette conspiration du silence et contribuent à la renforcer.
Cette attitude est totalement contre-productive : il est impossible
de créer ou de maintenir à l’école un climat de bienveillance et de
convivialité si l’on ne fait pas face de manière ouverte, collective
et constructive à l’inévitable difficulté d’encadrer des centaines
d’enfants aux forces vitales débordantes. Les élèves eux-mêmes,
tout en jouissant du désordre qu’ils provoquent, en pâtissent et
en sont secrètement angoissés. De surcroît, comme on l’a vu plus
haut, l’enseignant, seul face à sa classe et souffrant d’un manque de
Une école plus conviviale ?
147
respect (souffrant, oui) est souvent porté à exercer, plus ou moins
inconsciemment, une rétorsion à leur encontre en les humiliant.
Enchaînement terriblement contre-productif.
Comment rendre l’école plus conviviale ?
Une tâche impossible ? Depuis une quarantaine d’années, on a vu
paraître de nombreux livres sur l’école. De décennie en décennie, on
retrouve les mêmes constats, les mêmes préconisations pertinentes
qui ne sont jamais suivies d’effets. J’ai donc toutes raisons de
penser, hélas, qu’il en ira de même de cet article. Un inspecteur
général me disait récemment : « Les élèves changent, mais l’école,
malheureusement, ne change pas. » L’école laïque s’identifie à la
République, elle se voit volontiers comme l’incarnation des Valeurs
sacrées. Forteresse assiégée, donc s’autolégitimant ; donc justifiée
de persévérer dans son être.
L’école laïque contribue ainsi indirectement au développement
des écoles privées. Combien de parents, par ailleurs laïcs et
républicains, en viennent ainsi, à contrecœur, à inscrire leurs enfants
dans une école privée.
Pourtant, une école plus conviviale, ce n’est pas une utopie,
c’est possible. C’est même une réalité, pas en France, il est vrai,
mais dans plusieurs pays voisins : en Allemagne, en Suisse, au
Danemark, sans parler de pays plus éloignés, l’atmosphère dans
les établissements scolaires est plus détendue et les enseignants y
sont plus respectés (les deux choses, bien sûr, sont liées).
Pourquoi la France serait-elle incapable de faire ce qu’ont fait ces
pays ? Il ne s’agit pas de réformes coûteuses : les moyens à mettre
en œuvre pour réaliser un progrès aussi appréciable, progrès dont
bénéficieraient des millions de nos concitoyens, ne nécessitent pas
un budget supérieur à celui, déjà important, que la France consacre à
l’enseignement. Mais ce progrès passe par un véritable changement
de culture, ce qui n’est pas rien : changement dans le style des relations, dans leur organisation, dans les manières d’être, réflexion sur les
rapports de force et les jeux de pouvoir, conscients et inconscients, etc.
Certes, il ne manque pas d’enseignants dévoués qui se mettent
en quatre pour faire progresser leurs élèves, et qui cherchent
moins à les juger qu’à les encourager. Il ne manque pas non plus
148
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
d’expériences stimulantes, aussi bien au sein de l’Éducation
nationale que dans le privé (écoles Freinet, Montessori, etc.), et ceci
depuis des décennies. Mais le fait est que ces forces de progrès ne
font pas tache d’huile. Souvent, les enseignants qui vont de l’avant
finissent par se fatiguer, se sentant plutôt freinés que soutenus. On
ne peut donc pas compter que le changement s’opère entièrement
« par le bas ». Le changement ne peut assurément pas non plus se
décréter « d’en haut », par réformes. Il exige, d’abord, une prise
de conscience suffisamment partagée, ensuite, une synergie : que
les forces de progrès se sentent encouragées, soutenues, légitimées
par leur hiérarchie, et que cette impulsion soit elle-même soutenue
par l’opinion. Comment susciter une telle synergie ? C’est le nœud
du problème. Je n’ai malheureusement pas de solution. Je propose
seulement quelques pistes, en espérant que d’autres que moi les
prolongeront ou en avanceront de meilleures.
Dans le climat d’impuissance et de résignation que l’on
connaît, le ministère de l’Éducation nationale est porté à imposer
des réformes successives pensées en termes de nombres (nombre
d’heures, nombre d’élèves par classe, etc.). Or une vision à long
terme exige une appréciation pertinente des réalités qualitatives.
Pour que celles-ci soient prises en compte, il est nécessaire de réduire
l’écart entre « exécutants » et « dirigeants » (problème récurrent
dans toutes sortes d’organisations). Peut-être est-ce le formatage
de ces derniers qui constitue, ici, l’obstacle principal. Comment
convaincre des gens dont le sentiment de compétence repose sur
une maîtrise des données chiffrées qu’ils serviraient mieux le bien
commun en s’intéressant aussi à des données qualitatives, alors qu’à
leurs yeux celles-ci n’ont pas véritablement de réalité ?
Supposons que ce problème délicat soit résolu, même partiellement. Supposons que l’opinion, elle aussi, soit mieux informée,
qu’elle évolue et exerce une pression en faveur d’une école plus
conviviale, plus encourageante pour les élèves et les enseignants.
Sans doute alors faudrait-il mettre l’accent sur la formation des
chefs d’établissements, les échanges d’idées et d’expériences qu’ils
pourraient avoir entre eux, de manière à ce qu’ils mettent à profit
leur marge de manœuvre (ce qui suppose que, dans leurs initiatives
constructives, eux-mêmes se sentent soutenus et justifiés par le
ministère). L’expérience montre en effet que, là où les chefs d’éta-
Une école plus conviviale ?
149
blissement se confrontent aux problèmes qualitatifs et relationnels
évoqués plus haut, ils soutiennent et fédèrent l’action des enseignants, de sorte que le climat général de l’établissement s’améliore
sensiblement, ainsi que ses résultats.
Autre levier de changement, la formation des enseignants.
Une formation qui leur permette de ne pas céder à une propension
spontanée qui est d’identifier leur rôle à celui d’une profession
libérale (chacun seul maître à bord dans sa classe). Qu’ils apprennent
plutôt à se percevoir comme appartenant à un collectif dont les
membres agissent en relation les uns avec les autres et dans un
climat de solidarité.
Il est également souhaitable que leur formation s’appuie sur
des mises en situation suivies d’échanges, le tout favorisant chez
les futurs enseignants une prise de conscience de leur manière
d’être, de leur manière de réagir lorsqu’ils sont pris dans le jeu
des interactions avec leurs élèves. Car le seul enseignement de
méthodes pédagogiques, si judicieuses soient-elles, ne permet pas
d’agir sur la transmission inconsciente des manières d’être et des
routines comportementales. La transmission inconsciente joue un
rôle d’autant plus important chez les enseignants qu’ayant d’abord
été élèves, ils ont été en contact durant de longues années avec le
comportement de leurs professeurs, ce qui les pousse à le reproduire
involontairement et à leur insu.
Sorties organisées, représentants de la société civile venant dans
les classes : il s’agirait de favoriser des temps durant lesquels élèves
et professeurs sortent de leur perpétuel face-à-face, ne restent pas
à longueur d’année dans cette même configuration relationnelle,
source structurelle d’affrontement.
Dans le sillage de l’école chrétienne, l’école laïque s’est
construite contre la société, dans l’idée qu’il faut s’en protéger,
qu’il s’agit de prémunir les élèves contre le monde qui les attend.
Comme si le territoire qui entoure l’école n’était pas celui de la
République. Comment s’étonner, dans ces conditions, que les jeunes
français aient si peu confiance en leur avenir2 ?
2. Les lecteurs intéressés par la question de l’école trouveront sur Internet un article
plus étoffé, « Sisyphe professeur », que j’ai publié en 2002 dans Communications,
vol. 72, 2002. Voir également « Instruction, éducation et transmission entre
générations », Revue du MAUSS semestrielle, n° 28, 2006, p. 295-304.
Démocratie, populisme et élitisme…
Antoine Bevort
14 février 2014
Comme l’a formulé Abraham Lincoln, la démocratie, c’est le
pouvoir du peuple, pour le peuple, par le peuple. Mais qu’est-ce que
le pouvoir du peuple ? Selon la conception dominante, le pouvoir du
peuple consiste essentiellement à élire des représentants, la démocratie ne peut être qu’une démocratie représentative. Selon l’autre
conception, le pouvoir du peuple (demos) signifie son implication,
sa participation directe aux décisions concernant la vie de la cité.
Le débat est aussi vieux que le mot démocratie, il exprime
une certaine conception de la cité (du politique) et une certaine
conception de l’homme.
Les termes du débat sont posés depuis l’Antiquité, depuis le débat
entre les sophistes et Platon. Pour les sophistes, tous les citoyens sont
dotés de l’areté, la vertu, cette disposition permettant d’intervenir
en acte et en parole dans les affaires publiques. Ils expriment une
conception de l’art politique selon laquelle, contrairement à ce
que pensait Platon, l’areté ne relève pas de la connaissance, mais
d’une conception pragmatique de la vertu qui attribue à tous les
citoyens les qualités d’aidôs (la honte) et de dikê (justice, règle),
incitant chacun à agir pour le bien de la cité. La démocratie repose
fondamentalement sur la confiance dans la compétence des citoyens,
sur l’idée que la vertu représente « l’excellence propre de l’homme,
laquelle ne s’incarne nulle part mieux que dans l’action politique »
Démocratie, populisme et élitisme…
151
[Raynaud, Rials, 1996, p. 725]. Cela rejoint l’idée que la vertu est
le principe de la démocratie, selon les mots de Montesquieu.
Platon critique cette vision des sophistes et formule ses doutes
sur la compétence politique du peuple non sans véhémence. Selon
le philosophe, la démocratie est le régime des incompétents, l’exacte
opposée de la cité hiérarchique définie par le commandement
des meilleurs, c’est-à-dire les rois philosophes. Les hommes ne
sont ni libres ni égaux. La démocratie résulte d’un processus de
dégénérescence, de corruption. C’est le règne des pauvres. La liberté
démocratique est anarchique, anomique, le règne de la licence, de
la parole à tort et à travers. L’homme démocratique est comme « le
frelon, l’homme plein de passions et d’appétits, gouverné par les
désirs superflus ». Sa République est autoritaire et élitiste. « Aux
uns, il convient par nature de goûter la philosophie et de commander
dans la cité, aux autres de ne pas y toucher et de se soumettre à
celui qui commande. » À ses yeux, la démagogie est la conséquence
nécessaire de la démocratie, du gouvernement des ignorants. Il est
l’un des premiers d’une prolifique tradition de pensée plus encline
à théoriser l’ignorance que la compétence du peuple.
L’usage du mot populiste représente la version contemporaine de
cette tradition. Dans un article du 3 janvier 2011 paru dans Libération
sous le titre « Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante »,
Jacques Rancière analyse de façon très éclairante la rhétorique
antipopuliste. « Qu’est-ce qu’un populiste ? » s’interroge-t-il :
« À travers tous les flottements du mot, le discours dominant semble
le caractériser par trois traits essentiels : un style d’interlocution qui
s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses
notables ; l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se
soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique ; une
rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers. »
Rancière souligne que cette présentation du populisme est une
construction intellectuelle. Rien ne lie mécaniquement les trois traits.
Certains « populistes » comme Berlusconi ne critiquent pas les élites.
Et tous les tenants de la démocratie directe, qualifiés également de
« populistes », ne sont pas par nature xénophobes. Le racisme n’est
pas d’abord l’expression d’un peuple ignorant et xénophobe, mais
l’expérience quotidienne de la discrimination à l’embauche et au
logement. Ce n’est pas le peuple qui est xénophobe, ce sont « des
mesures d’État dont aucune n’a été la conséquence de mouvements
152
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
de masse : restrictions à l’entrée du territoire, refus de donner des
papiers à des gens qui travaillent, cotisent et paient des impôts en
France depuis des années, restriction du droit du sol, double peine,
lois contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la
frontière ou de démantèlements de campements de nomades. »
« L’essentiel est d’amalgamer l’idée même du peuple démocratique
à l’image de la foule dangereuse. Et d’en tirer la conclusion que nous
devons nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute
contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte
aux totalitarismes. »
La démocratie n’est pas un sport de spectateurs
La rhétorique antipopuliste crée une figure du peuple dangereux
et ignorant comme argument en faveur des élites seules compétentes
pour dire le bien et le vrai en politique. Mais la démocratie repose
justement sur l’idée que le politique n’est ni une question de pouvoir,
ni une question de savoir, mais affaire de délibération, de participation
citoyenne. Une telle pratique ne dit ni le bien ni le vrai, ne garantit
pas contre toute dérive, mais elle assure que les décisions collectives
se prennent de la façon la mieux informée, la plus légitime.
Dans La Démocratie des autres, Amartya Sen [2006, p. 70-71]
met bien en évidence les avantages à faire participer les citoyens
aux décisions concernant la cité. Premièrement, la participation
politique et sociale représente une valeur intrinsèque pour la vie
humaine et son bien-être. Deuxièmement, la démocratie a une valeur
instrumentale dans l’amélioration de la réceptivité à l’expression
et à la satisfaction des besoins politiques mais aussi économiques
et sociaux des gens. Troisièmement, la pratique de la démocratie
donne l’opportunité aux gens d’apprendre les uns des autres, et
aide la société à former ses valeurs et ses priorités. La démocratie
directe est une forme éminente de participation.
La question politique n’est pas de savoir « qui est le plus
compétent pour conduire le navire – le capitaine ou les passagers ? »,
le politique concerne la destination du navire. Et les citoyens sont
les plus compétents pour décider où l’on veut mener le navire. Les
tenants de la démocratie représentative, élitiste, affirment qu’il faut
être éduqué, informé, éclairé pour décider des affaires de la cité. Cette
Démocratie, populisme et élitisme…
153
posture, qui prend philosophiquement sa source dans le mythe de
la caverne, s’exprime sous des formes diverses, professionnalisme,
avant-garde, experts et n’épargne de fait aucun courant politique.
Répétons-le : l’idéal démocratique repose sur la confiance en la
compétence des citoyens ordinaires. Et, comme le dit Amartya Sen :
« Il ne s’agit pas de savoir si un pays peut être jugé apte pour la démocratie ; un pays devient apte par la démocratie. »
C’est la démocratie qui rend compétent, non pas la compétence
qui permet d’être démocrate.
Les défauts de la démocratie exigent plus
et non pas moins de démocratie
Cette dernière citation d’Amartya Sen est une espèce de
conclusion. Des difficultés de la démocratie, on prend souvent
argument pour mettre en cause les avancées démocratiques. Or c’est
tout l’inverse qu’il faut faire. Les institutions et la pratique des droits
démocratiques se nourrissent l’un l’autre, stimulent l’art politique
des citoyens. Le répertoire de la démocratie directe (référendums,
tirage au sort) sont autant d’ateliers pratiques de la démocratie, qui
exemplifient la triple vertu délibérative, régulatrice et éducative de
la participation citoyenne à la vie de la cité.
Ce ne sont pas les dangers du populisme qui menacent la
démocratie, mais les dangers de l’élitisme qui minent la démocratie,
à force d’être sourd aux attentes des citoyens. La défiance du peuple
envers les politiques est le revers de la défiance des élites envers le
peuple. Désigner l’extrême droite xénophobe comme « populiste »
est une erreur, un contresens, une façon détournée pour les élites
d’exprimer son mépris pour le peuple, voire sa peur des décisions
du peuple. C’est la rhétorique antipopuliste qui alimente la montée
des idées de l’extrême droite.
Références citées
Sen Amartya, 2006, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas
une invention de l’Occident, Payot, Paris.
Raynaud Philippe, Rials Stéphane, 1996, Dictionnaire de philosophie politique,
PUF, Paris.
Vers une ville convivialiste.
Introduction de la maîtrise d’usage
Anne-Marie Fixot
Le convivialisme (en dépit de son « isme ») n’est pas la doctrine
d’un nouveau parti politique ; il n’énonce aucun programme. Son
Manifeste explique, en revanche, qu’il s’agit d’un effort collectif
pour discuter et formuler quelques principes généraux à partir
desquels des orientations concrètes pourraient être apportées, permettant ainsi de construire des sociétés démocratiques dont l’ultime
finalité ne renverrait pas à la croissance économique à tout prix1.
Parmi ses objectifs, celui d’aller « vers une société plus démocratique et meilleure à vivre » peut prêter à sourire, en raison de son
évidence. Mais que de choses restent à faire pour y parvenir ! En
effet, le discrédit du pouvoir politique dans la société française est
aujourd’hui un souci majeur pour la démocratie à tous les niveaux
de fonctionnement institutionnel, tant national que local. Il faut
donc débattre de nouveaux modes de gouvernance possibles, qui
permettent une participation plus responsable, plus directe et plus
active des citoyens et des associations afin d’éviter les replis identitaires communautaristes, le triomphe des intérêts utilitaristes et
les violences de la domination technocratique. Un récent rapport,
Pour une réforme radicale de la politique de la Ville, éclaire cette
perspective.
1. C’est-à-dire susceptibles d’être des alternatives à celles qui, sous l’égide du
néolibéralisme, ont été promues comme modèles depuis les années 1970.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
155
« Ça ne se fera plus sans nous » : telle est une partie du sous-titre
que les auteurs de ce rapport, Marie-Hélène Bacqué et Mohamed
Mechmache [2013], ont choisi de lui donner. Or comme ils l’indiquent dans ce travail centré sur la question de la participation des
habitants dans les quartiers populaires, « cette question traverse
et interroge l’ensemble de la vie politique française et n’est pas
spécifique à ces quartiers » (p. 11). En effet, cette préoccupation
était déjà présente dans les débats sur l’autogestion des années
1970 mais a été reprise et renouvelée par le développement des
techniques électroniques et informatiques ; leurs implications,
notamment dans la recherche scientifique et dans la sphère politique, reposent, de fait, le problème complexe des capacités d’agir
des citoyens, l’empowerment [Bacqué, Biewener, 2013]. Au cours
de ces dernières décennies, la démocratie représentative, associée
en France à un long passé centralisateur, voire dirigiste, de l’État,
a donc montré ses limites dans les divers champs de l’exercice du
pouvoir, y compris celui de l’aménagement du territoire. Ce rapport
dresse ainsi le constat de la non-réussite récurrente des politiques
de la ville dans ses tentatives d’y associer les habitants, c’est-à-dire
l’échec de la mise en œuvre d’une sphère de démocratie participative effective sur la plupart des territoires français, métropolitains
et d’Outre-mer. Il dit « l’urgence à remettre les citoyens au cœur
de la vie de la cité, du débat politique et des politiques publiques »
et insiste sur le fait que toutes les préconisations, dispositifs et
propositions constituent des outils qui ne prendront sens que s’ils
entrent dans une démarche qui s’appuie « sur le pouvoir d’agir des
citoyens, sur leur capacité d’interpellation et de création » et qui
permet « de renouveler et de transformer les services publics et les
institutions » (p. 9 et 10).
Dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement urbain, qui
affecte tous les quartiers centraux et périphériques des communes à
qui la loi de décentralisation de 1982 a transféré les compétences, les
discours et les textes des élus municipaux ont été, depuis, émaillés
de vives et nombreuses exhortations à la participation des habitants ;
mais à l’image des réalisations participatives très ponctuelles de la
politique de la Ville, elles sont demeurées le plus souvent à l’état
d’injonctions sans moyens réels de mises en œuvre concrètes [Fixot,
1999]. Les voix des citoyens ne sont guère entendues. C’est que la
parole est non seulement difficile à prendre face aux élus, experts
156
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
et techniciens, mais aussi limitée par le temps d’expression lors de
quelques réunions publiques d’information ou de simple consultation. Or l’urbanisme est un champ d’action dans lequel la recherche
du « toujours plus » s’est traduite par l’élaboration de projets démesurés et souvent de pur prestige, sans rapport avec les besoins réels
des personnes. Lutter contre ces excès et les scandaleuses inégalités
qu’elle produit ou reflète est une nécessité convivialiste pour la
recherche d’une vie meilleure pour le plus grand nombre. Pour cela,
il est indispensable qu’émergent des « politiques de l’habiter » qui
puissent être codiscutées et coconstruites par les différents acteurs
concernés par leurs enjeux : non seulement (comme traditionnellement) les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage2 mais aussi
les « gens ordinaires » qui vivent et travaillent dans la ville, en
parcourent les espaces et en connaissent les lieux, c’est-à-dire ceux
que l’on peut appeler les « maîtres d’usage3 ». Or pour qu’un projet
urbain naisse de ces apports de savoirs, de pratiques et de regards
croisés, il est nécessaire que ces politiques de l’habiter se dotent
d’« outils » qui permettent aux citoyens d’avoir une « capacité
d’agir », et notamment des temps de formation, au même titre que
celles établies et reconnues pour les deux autres maîtrises.
En effet, interroger l’urbanisme et l’aménagement urbain
en termes de projet et de renouvellement urbains convivialistes
implique de prendre en considération les relations que les hommes
et les groupes sociaux tissent avec les lieux et les territoires dans
lesquels ils vivent. Cela suppose de faire droit à la pluralité de leurs
désirs et aspirations, et de comprendre la variété de leurs manières
2. La maîtrise d’œuvre désigne la personne ou l’organisme chargé de la conception
et de la conduite opérationnelle d’un chantier dans le domaine du bâtiment et de
l’aménagement d’un territoire pour le compte d’une personne, morale ou physique,
le maître d’ouvrage, commanditaire du projet et des travaux.
3. Cette expression a été diffusée par Jean-Marie Hennin, architecte parisien, qui,
depuis le début des années 2000, l’a mise en place et brevetée sur les bases d’une
réflexion méthodologique (se reporter à son site internet <www.maitrisedusage.eu>).
Mais la notion de « maîtrise d’usage » a été inventée en 1984 par Alain Biton et Dan
Bernfeld, dans un texte intitulé « Architecture et participation : pour une maîtrise
d’usage » et paru dans l’ouvrage de Dan Bernfeld, Michèle Gantois et Alain Biton,
L’Usager face à l’architecture, Institut lillois d’éducation permanente (ILEP)/ Centre
de formation des personnels communaux (CFPC), CIEDART, Lille, 1984, fichier de
la participation « Albert Meister », n° 7. Pierre Mauroy, qui préface cette brochure,
reprend le terme de « maîtrise d’usage » pour en souligner toute l’importance politique
démocratique, notamment son intérêt citoyen.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
157
de vivre. Cela exige, encore, d’admettre que la coexistence des
hommes entre eux et avec le monde est essentielle à leur existence.
C’est postuler que le fait d’habiter et que la question de l’urbanisme
renvoient à un destin collectif à combiner avec des expériences
individuelles multiples et diverses. C’est créer des conditions matérielles pour que les trois maîtrises réunies puissent confronter des
idées, inventer et donner ainsi un cadre à cette urbanité, jamais
figée toujours à recréer.
Dans les atmosphères et les socialités urbaines actuelles, comment passer alors d’une démocratie rhétorique à une démocratie
effective ? Tel est l’enjeu fondamental auquel nous invite la perspective convivialiste.
Du bien-fondé de la notion de maîtrise d’usage :
sa devise « habiter, imaginons l’évidence ! »
Dans le champ de l’urbanisme, la maîtrise d’usage peut être
définie comme la capacité reconnue aux habitants d’un territoire
(immeuble, rue, quartier, ville, agglomération…) de participer à sa
conception et son aménagement ; et le cadre institué dans lequel ils
expriment alors leurs attentes et leurs désirs mais aussi leurs savoirs
issus de la pratique ordinaire de ce territoire, tout en étant à l’écoute
et en débat, notamment avec les experts et les élus. La maîtrise
d’usage complète donc de façon participative et démocratique les
maîtrises d’œuvre et d’ouvrage.
Sa devise pourrait se résumer en une formule empruntée au
thème de la IIIe biennale d’architecture et d’urbanisme qui s’est
tenue à Caen en octobre 2013 : « Habiter, imaginons l’évidence ! »,
inspirée de l’ouvrage de l’architecte urbaniste portugais Alvaro Siza,
Imaginer l’évidence [2012]. En effet pour Alavaro Siza, « imaginer »
ne consiste pas à « inventer » des éléments extraordinaires mais
davantage à s’imprégner et à organiser différemment ce que les lieux,
le site, le passé, les autres cultures nous livrent d’idées, de processus,
de formes… En ce sens, bâtir un édifice ou un quartier, ce n’est pas
chercher a priori la prouesse technique ou plastique, c’est avant tout
faire en sorte que cet édifice ou ce quartier servent les hommes pour
lesquels ils sont destinés (sans pour autant s’autoriser la laideur !).
158
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« Habiter, imaginons l’évidence », c’est aussi affirmer que
la question de l’urbanisme rencontre fondamentalement celle de
« l’habiter4 » au sens géographique du terme, qui désigne la relation
que les hommes et les groupes sociaux nouent avec telle ou telle
portion de leurs territoires, dans un cadre qui respecte les hommes
et leur environnement. C’est reconnaître, en démocratie, l’importance de prendre en considération leurs expériences concrètes,
celles de « l’invention du quotidien » dont parlaient déjà, dans les
années 1970, Michel de Certeau [de Certeau et al., 1980], mais aussi
Paul-Henry Chombard de Lauwe et Henri Lefebvre, sociologues
et philosophes de l’urbain pour lesquels l’usage d’un espace ne
se limite pas à ses fonctionnalités : habiter n’est pas se loger. La
maîtrise d’usage est donc l’art pour les habitants d’exprimer ces
rapports multiples, subtils et complexes qu’ils vivent, souhaitent
connaître et faire partager ; elle renvoie à leur capacité de réflexion
individuelle et collective sur la notion d’« espace vécu5 ». En ce
sens, un urbanisme de l’habiter ne peut s’envisager :
– ni en termes de planification urbaine, modèle des années 1960, où
les pouvoirs publics et les maîtres d’œuvre affirmaient apprendre
aux habitants à habiter ;
– ni sous la forme d’une simple exhortation rhétorique appelant à
« la participation des habitants », par bonne conscience et/ou par
démagogie.
Fondée sur l’égalité citoyenne et le respect de la dignité de
tout être humain, la maîtrise d’usage vise à concevoir autrement
le vivre-ensemble.
Quatre constats notamment en montrent le bien-fondé :
– d’un côté, la notion de maîtrise d’usage nous rend réceptifs et
attentifs, en tant qu’êtres humains, à nos « arts de faire6 » spatiaux,
à nos façons d’habiter et de cohabiter ;
4. Pour une réflexion sur le sens de cette notion de plus en plus couramment
utilisée par les géographes depuis une décennie, se reporter notamment à Michel
Lussault, L’Avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre [2013]
et Jean-Marc Besse, Habiter [2013].
5. Concept introduit en sciences humaines et sociales plus particulièrement par
Armand Frémont dans les années 1970 ; se reporter à son ouvrage La Région, espace
vécu [Frémont, 1976].
6. Expression empruntée au titre du tome 1 de l’ouvrage cité de Michel de Certeau,
L’Invention du quotidien.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
159
– de l’autre, elle repose sur l’idée que le monde de la technique,
en architecture ou en aménagement, n’est pas externe au monde
social, bien au contraire ! Sa reconnaissance permet ainsi de
limiter les dérives technocratiques si propices aux élucubrations
technologiques imposées sans souci de leurs effets concrets au
quotidien sur le monde, la nature et les hommes ;
– enfin, elle pose la question des catégories des personnes
physiquement présentes dans les réunions de discussion d’un projet
d’urbanisme : comment faire émerger l’expérience et la parole de
tous les habitants ? Comment rendre chacun visible et estimable aux
yeux de tous ? Comment les citoyens les plus pauvres, et souvent
exclus, peuvent-ils contribuer aux débats publics sur l’urbanisme
local sans être enfermés ni dans les projets exclusivement liés à
leur quartier, ni dans l’alternative de « se taire » ou « d’être parlés »
par d’autres qu’eux-mêmes [Carrel, 2013] ? Autant de questions
difficiles qu’indispensables à affronter ;
– en outre, la participation active, sans discrimination, des citoyensmaîtres d’usage, à l’élaboration de projets collectifs, leur offre
la possibilité effective de rendre à l’« esprit de la démocratie »
tout ce qu’elle a contribué déjà à leur donner, sans que chacun
en ait toujours une claire conscience. Dans la période de doute
important et de crise de sens que traverse la société, l’instauration
d’une maîtrise d’usage doit ainsi permettre de ne pas se laisser
entraîner par les slogans vantant les replis individualistes et/ou
communautaristes. En incitant les habitants à être au cœur de
l’action collective de recomposition de leurs territoires afin de
requalifier ces lieux en conformité avec les exigences de leur
vie quotidienne, cette fonction traduit concrètement le postulat
socioanthropologique majeur que Marcel Mauss a mis en lumière
en 1924 dans l’Essai sur le don : ce qui fait tenir ensemble une
société repose sur l’échange et la relation. Traduisons simplement :
en humanité, la coexistence précède l’existence. Dans le champ de
l’urbanisme, ce qui fait ville et y fait vivre ensemble aujourd’hui
et demain, c’est la relation de coconstruction d’un projet qui en
précède la réalisation. Dans une démocratie vivante, « l’habiter »,
c’est-à-dire la « vraie vie » des hommes au quotidien, ne peut pas
être édictée à partir des « cabinets » des experts et des élus, mais
dans des salles publiques où toutes les catégories citoyennes qui
ont envie de venir s’y rencontrer, prennent plaisir à se réunir pour
160
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
confronter leurs idées et parvenir ensemble à trouver des solutions
acceptables, voire désirables, pour tous.
C’est pourquoi, une démocratie urbaine réelle passe par la
création et la reconnaissance d’une « maîtrise d’usage » en dialogue
à parité tout au long des projets avec les deux autres maîtrises
déjà instituées, celles d’œuvre et d’ouvrage, aucune ne cherchant
à prendre la place de l’autre ! Reconnaître son bien-fondé dans
un projet d’urbanisme, au même titre que celui de la participation
des habitants dans une collectivité territoriale, s’apparente au pari
de confiance constitutif du socle de nos démocraties modernes
occidentales et constitue une « avancée citoyenne » vis-à-vis du
système politique représentatif français, quelque peu en panne
aujourd’hui.
De quelques illusions liées à l’exercice de la maîtrise
d’usage : quand « faire partie » n’est pas « prendre part »…
Si ces divers éléments justifient la légitimité d’une maîtrise
d’usage dans l’élaboration d’un projet (non pas dans une seule
séance d’information finale mais bien tout au long des phases
d’élaboration d’un projet d’urbanisme, et cela, dès les premières
ébauches mises en discussion), cette reconnaissance seule n’est
pas suffisante, car il est illusoire de croire que les habitants sont
spontanément capables de compréhension, de réaction critique et
d’invention.
En effet, « faire partie » n’est pas nécessairement « prendre
part », ce qui signifie « participer » mais aussi « contribuer », c’està-dire laisser une trace [Zask, 2011]. Deux implications qui ne vont
pas de soi. Oser dire : « je » sur une scène publique, ce n’est pas
seulement gérer des problèmes d’ego sur- ou sous-dimensionné.
C’est engager sa parole et ne pas se réfugier derrière la « langue
de bois » de l’abstraction. C’est devoir aussi « partir du je » pour
« aller au nous ». Exercice difficile qui oblige à penser les différents
niveaux d’échelle, du plus proche au plus lointain, du particulier
au général, en constatant que « le souhaitable » de l’un n’est pas
nécessairement celui de l’autre. Le fait de résider sur un territoire,
d’en faire partie, ne garantit pas d’être partie prenante d’une
construction commune, rarement unanime.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
161
Si on se bornait à reconnaître son importance de principe,
la maîtrise d’usage présenterait, en effet, une faiblesse majeure,
comparable à celle rencontrée par la participation des habitants
dans le cadre de la Politique de la Ville. On accorde à ces derniers la
possibilité de donner leurs avis et même d’être force de propositions
– voire on les exhorte vivement à le faire – sans leur en donner
les moyens réels, sans mettre au préalable à leur disposition les
éléments de base concrets pour qu’ils puissent positivement le
faire. La situation « boiteuse » et ambiguë dans laquelle sont placés
les habitants de multiples communes en France repose sur une
illusion qui en élimine très vite un grand nombre et projette sur
ceux qui en acceptent le défi ou l’enjeu, une représentation très
souvent négative de la part des membres des deux autres maîtrises.
L’illusion réside dans la croyance en la capacité des habitants à
être « spontanément » compétents et à pouvoir réagir instantanément
et dans une durée de temps limitée à la présentation d’un projet
d’urbanisme dont ils ignorent tout, alors que les maîtres d’œuvre
et d’ouvrage, eux, l’ont travaillé et y ont réfléchi, séparément ou
en commun, depuis des mois ! Ainsi, que d’habitants concernés
par un projet d’urbanisme sont, de fait, placés dans la position
difficile d’avoir à répondre à des injonctions contradictoires ! Il
faudrait qu’après un commentaire construit et savamment étayé
sur un « PowerPoint » de plusieurs dizaines de slides, les habitants,
qui viennent tout juste de prendre connaissance du sujet, soient
en mesure de réagir immédiatement et de façon constructive aux
propositions. Cette position, impossible à tenir, leur est imposée
par la croyance naïve en la naturalité de la connaissance et de la
compréhension, à moins que ce ne soit par l’hypocrisie de ceux qui
mettent en scène ce jeu de rôles.
Or cette situation a des effets désastreux tant sur les maîtres
d’œuvre et d’ouvrage que sur les habitants. Le plus souvent, les
avis de ces derniers restent très ponctuels, voire anecdotiques car
particuliers ; le « prendre part » se limite à un chacun pour soi,
alors qu’il en suppose la sortie même en partant des faits ordinaires.
Parfois aussi, ne s’expriment que des avis d’opposition systématique,
sans nuance, traduisant la défense d’intérêts communautaristes ou
idéologiques. Quant aux maîtres d’œuvre et d’ouvrage, certains ont
alors toute latitude pour considérer les habitants de façon globale
comme individualistes et incompétents ; d’autres peuvent aussi les
162
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
craindre. Ainsi, certaines réunions publiques ressemblent davantage
à des arènes, où l’on se rend pour régler ses comptes hors les urnes
ou pour mieux imposer son pouvoir et son autorité, qu’à des espaces
de délibération effective. L’ambiance de confiance nécessaire à
un échange d’idées constructif fait place à un climat de défiance/
méfiance, voire d’incompréhension généralisée.
Pour éviter ce genre de caricature de participation qui reste
encore récurrent en France, des actions menées par des architectes
organisateurs et facilitateurs de dialogues sont mises en pratique
sous l’égide de quelques municipalités qui se sont engagées
dans cette voie. Des dispositifs de rencontres/discussions entre
urbanistes, architectes, élus, habitants existent, notamment sous la
forme de réunions d’usagers dans le cadre d’ateliers de travail ou de
commissions au sein de conseils de quartier. Beaucoup d’entre eux
ont été initiés dans d’autres pays européens ou nord-américains, de
tradition moins dirigiste que celle de la France. Partout, ils exigent
du temps, de l’énergie, et certains moyens financiers aussi. Dans
l’Hexagone, ils demeurent aléatoires, soumis au bon vouloir des
municipalités et des maîtres d’œuvre qui décident de leurs modalités
et de leur calendrier, mais qui ne peuvent cependant plus ignorer
les pressions exercées par les habitants vis-à-vis des projets urbains
annoncés. Les méthodes suivies et parfois préconisées varient
et constituent des champs de recherche et d’invention toujours
ouverts7 :
– établissement de guides de « bonnes pratiques », comme à Nantes
ou à Lille. Mais sont-elles réalisables partout ?
– mise en place d’une « assistance à la maîtrise d’usage » comme celle
initiée par Jean-Marie Hennin à Paris dans le 13e arrondissement.
L’assistant est un architecte rémunéré par la municipalité, médiateur
entre les besoins et désirs des habitants et le maître d’œuvre, voire
les élus. Sa présence pose directement la question de la marge
d’autonomie des habitants/citoyens pour exprimer leurs propres
attentes face aux maîtrises d’œuvre et d’ouvrage.
– création de « résidences d’architectes » : elles les sensibilisent à la
nécessaire prise en considération des avis d’habitants dans un projet
urbain et les incitent à inventer des motifs et des formes de rencontres
avec ceux-ci selon les contextes sociaux et environnementaux. Ces
7. Paul Ariès [2013] en recense et en présente quelques-unes.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
163
initiatives sont par exemple le fait de l’association des « Robins des
Villes » à rayonnement national ou de la Maison de l’Architecture
de Basse-Normandie à Caen.
Toutes ces démarches sont intéressantes et attestent de la prise
en considération de l’importance du problème : la maîtrise d’usage,
comme la citoyenneté et la participation des habitants ne peuvent
être simplement décrétées. L’idée d’une nécessaire formation à
la maîtrise d’usage constitue donc un nouvel axe à explorer et à
construire.
De la nécessité d’une formation à la maîtrise d’usage :
chaînon manquant pour une coconstruction
d’un projet urbain
En effet, la mise en place d’une maîtrise d’usage exige la mise
en œuvre simultanée d’une formation des habitants-citoyens comme
c’est le cas dans le cadre des conférences de citoyens/consensus.
Car on ne naît pas citoyen, on le devient ! L’instauration d’une
telle formation est un saut indispensable à franchir pour passer des
simulacres de démocratie participative à une démocratie effective.
Afin d’éliminer toute ambiguïté, précisons que la formation
à instituer est très différente de toutes celles qui existent dans
l’ensemble des domaines qui concernent l’urbanisme, l’architecture
et les aménagements urbains, même si elle n’en ignore pas certains
contenus. Elle doit en effet se situer non pas dans un registre
pédagogique encyclopédique mais dans le champ du regard critique.
Indiquons trois apports possibles d’une telle formation.
Mieux appréhender nos expériences ordinaires
Porter une attention plus grande à nos pratiques quotidiennes
nous en révèle progressivement les richesses, et nous amène à
rompre avec l’image répandue que tout ce qui est banal et répétitif
serait ennuyeux. Ce leitmotiv nous empêche souvent de voir et
d’observer l’inépuisable réservoir de sens que contiennent nos
relations avec les éléments et les êtres de notre entourage ou de nos
itinéraires habituels. Nous devenons aveugles aux formes qui nous
entourent, à leur présence et à leurs raisons d’être.
164
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Tout ce « peuple de formes » [Médam, 1988] qui anime nos
pratiques mérite d’être pris en considération ; c’est par lui que
nous sommes capables de métamorphoser un espace fonctionnel,
obéissant à des règles, des normes et des techniques, en un territoire
que nous nous approprions, en créant un lieu qui nous habite et que
nous « habitons ». Ce sont ces gestes du quotidien, qui participent
de la qualité du vivre ensemble mais restent inconnus comme s’ils
étaient insignifiants, que nous devons apprendre à valoriser. Il faut
donc apprendre à les voir et à les parler pour qu’ils soient écoutés
et entendus par les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage. Il ne s’agit ni
d’hyperboliser ni d’hypostasier ces pratiques, comme pourraient
le faire des discours populistes démagogiques. Les habitants n’ont
pas toujours nécessairement raison et leurs seuls points de vue
restent limités et insuffisants en tant qu’êtres humains. Le small
n’est pas toujours beautiful ! L’approche et la connaissance de ces
pratiques, si indispensables soient-elles, doivent donc être confrontées à d’autres niveaux de territorialité et de temporalité, à d’autres
formes d’intelligence et de compétence, notamment à celles des
professionnels de l’aménagement urbain8.
Accroître et approfondir nos capacités de réflexion mais aussi
d’autonomie et de créativité individuelles et collectives
Au-delà d’un certain nombre d’apports de connaissances dans
le domaine de l’aménagement urbain, la formation à la maîtrise
d’usage a aussi une visée existentielle et citoyenne.
D’une part, elle cherche à élargir le cercle des habitants intéressés
par le fait urbain dans toutes ses dimensions, et notamment ses
compositions morphologiques et esthétiques, ses agencements
fonctionnels et paysagers, ses rythmes et mobilités, ses potentialités
relationnelles, etc. Or nombre d’habitants n’osent pas donner leur
avis, proposer des solutions, exprimer des rêves. La formation
8. Dans le cadre d’une maîtrise d’usage, l’attention portée au pluralisme des
points de vue des deux autres maîtrises et le souci de comparatisme amenant à
rechercher des expériences ouvertes sur l’ailleurs sont d’autant plus indispensables à
avoir que, très souvent, dans le champ de l’urbanisme, le moteur de l’action collective
part de ces préoccupations individuelles à l’échelle du microterritoire. Il convient donc
de confronter ces perspectives très locales dans la mesure où elles ne sont nullement
la garantie du réalisable le plus souhaitable.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
165
envisagée doit faciliter une démarche d’inscription dans une culture
du politique pour un plus grand nombre, notamment pour tous ceux
qui jusque-là, pour différentes raisons, en restent à l’écart.
D’autre part, elle doit encourager et accompagner, dans leur
démarche et questionnement, les gens désireux d’exercer leur responsabilité de citoyen grâce à l’exercice d’une capacité de jugement
appuyée sur des savoirs, des pratiques mais aussi sur des discussions
et des réflexions collectives, dans la mise à distance des faits et des
préjugés. Il faut que les observations, les analyses et leurs résultats
circulent non pas pour être pris comme « paroles d’évangile », mais
pour être entendus, débattus et réappropriés de façon autonome.
En effet, la connaissance critique libère de multiples formes de
domination en déplaçant le regard et en faisant bouger les critères
de valeur sans que quiconque puisse prétendre au monopole du
savoir. C’est pourquoi « reconnaître le sens critique des acteurs,
reconnaître qu’ils produisent et disposent de savoirs, et refuser de
les constituer en objets aveugles ou sans cesse abusés9 » est une
nécessité politique, mais qui exige un préalable : reconnaître, pour
qu’elle puisse devenir effective, que cette capacité des acteurs n’est
pas un donné mais un acquis, un construit culturel, et que la mise en
place d’une formation peut seulement en faciliter (voire permettre
parfois) l’expression.
Ainsi, dans le domaine complexe de l’urbanisme, une formation
à la maîtrise d’usage doit nous aider à être reconnus comme des
citoyens capables :
– de nous approprier nos territoires d’existence, quel qu’en soit le
niveau d’échelle (immeuble ou habitat individuel, quartier, ville,
agglomération, métropole mais aussi bassin de vie lié aux mobilités
quotidiennes) ;
– d’envisager la place des unités urbaines et des intercommunalités
par rapport aux territorialités métropolitaines dans le cadre
d’une réflexion en termes d’interterritorialité, c’est-à-dire
d’interdépendance des différents niveaux administratifs entre eux
et non dans le cadre du repli sur soi de féodalités communales se
méfiant toujours des autres et cherchant à tirer le maximum de profit
personnel du niveau de regroupement supérieur ;
9. Voir le Manifeste La connaissance libère [2013, p. 53].
166
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
– de porter nous-mêmes publiquement notre propre parole en
participant à la construction de projets et en suivant leurs phases
de réalisation ;
– de dépasser nos passions, les règlements de compte simplistes,
les refus systématiques ou les adhésions serviles.
Être associé à un projet politique démocratique
local, réel et concret
La maîtrise d’usage ne peut être réduite à une méthodologie
servant de boîte à outils. Sa reconnaissance la constitue en tant
qu’expression d’un projet politique démocratique qui voit en
elle une instance, parmi d’autres, de création, d’invention et
d’expérimentation de la vie sociopolitique. La formation à la
maîtrise d’usage doit favoriser, entre les habitants venus d’horizons
divers, la prise de conscience de la pluralité de leurs aspirations
et de leurs pratiques, et, simultanément, celle de leur nécessaire
coexistence, sans ségrégation ni exclusion, au sein de territoires et
de quartiers communs. Il s’agit de poser non seulement les questions
de l’habitation et de la nature, de l’homme et de la nature, mais
aussi celles des relations des hommes entre eux, en tant qu’êtres
humains qui sont à même de vivre ensemble – en sachant que,
comme le souligne Hannah Arendt : « Vivre, ce n’est pas survivre,
ce n’est pas occuper cet intervalle qui va de la naissance à la mort,
c’est vivre parmi les hommes. »
Au total, concevoir une formation à la maîtrise d’usage dans
une perspective convivialiste :
C’est la penser et la construire comme un accompagnement de
chacun d’entre nous pour nous permettre de mieux appréhender
les textures de la ville présente et ne pas craindre celles du futur. À
l’opposé de la cité utopique pensée comme parfaite, la ville réelle,
celle où s’entrecroisent nos existences, est fondamentalement en
constant inachèvement ; elle est à composer et à recomposer sans
cesse. Cette formation doit donc contribuer à nous donner la capacité
de penser et de proposer des projets qui envisagent ces transformations
constantes de la ville par elle-même. Mieux « faire ville ensemble »
nous contraint donc à envisager les complexités urbaines qui associent
les enjeux des destructions et ceux des (re) constructions.
Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage
167
C’est faciliter l’instauration d’une reconnaissance réciproque
(en termes notamment d’autonomie et de respect) entre les trois
maîtrises d’œuvre, d’ouvrage et d’usage, et, au-delà, celle d’un
dialogue démocratique (qui n’exclut pas les conflits nécessaires)
dans un objectif commun : recomposer les territoires urbains pour
qu’ils ne soient pas seulement des « lieux bâtis voire construits »
mais aussi des « lieux habités » quels que soient leurs statuts
(espaces privés/collectifs/publics…), leur échelle (immeuble ou
maison individuelle, quartier, ville, métropole…), leurs fonctions,
et donc susceptibles d’être appropriés par les diverses populations
qui les fréquentent parce que ces lieux répondent à des aspirations
collectivement construites, expliquées et discutées.
C’est savoir qu’elle ne résoudra pas toutes les faiblesses
démocratiques ; elle ne supprimera pas de façon systématique
tous les décalages entre les éléments du réel et les perceptions/
représentations que chacun a et véhicule, tous les a priori et les
imaginaires des acteurs de l’aménagement urbain (maître d’œuvre,
maître d’ouvrage, élus, habitants…) qui, trop souvent faute de
relations construites entre eux sur la confiance, caricaturent les
perceptions et représentations, figent les positions et bloquent les
initiatives. C’est donc ouvrir la voie sur des coformations destinées
aux membres des trois maîtrises réunies, indispensables à créer,
centrées sur l’écoute et la clarté de la parole échangée.
C’est, en outre, montrer qu’à travers toute conception
urbanistique se jouent et se rejouent trois questions étroitement
mêlées : celle de la démocratie, celle de la liberté individuelle et
celle de la liberté politique ; questions qui ont été posées à maintes
reprises depuis le tournant du xixe-xxe siècle et énoncées comme
celle du bonheur, ayant reçu des réponses différentes : les citésjardins d’Howard et les unités d’habitation de Le Corbusier avaient
en commun de devoir répondre à cette interrogation qui demeure,
toujours et encore. Aujourd’hui, le contexte idéologique et politique,
les cadres économiques, les données environnementales ont changé.
Maîtrises d’œuvre et d’ouvrage ont montré leurs limites quand ils
ont voulu faire le bonheur des hommes sans eux ! Une formation à
la maîtrise d’usage ne doit pas masquer ces enjeux auxquels seule,
la collaboration des trois maîtrises, devenue une nécessité citoyenne,
peut espérer faire face.
168
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Références bibliographiques
Ariès Paul, 2013, Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes. Éloge de la démocratie participative, Max Milo éd., Paris.
Bacqué Marie-Hélène, Biewener Carole, 2013, L’Empowerment, une pratique
émancipatrice, La Découverte, Paris.
Bacqué Marie-Hélène, Mechmache Mohamed, 2013, Pour une réforme radicale de la politique de la Ville ; ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté
et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport remis à François
Lamy, ministre délégué chargé de la Ville, juillet.
Besse Jean-Marc, 2013, Habiter, Flammarion, Paris.
Carrel Marion, 2013, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir
d’agir dans les quartiers populaires, ENS-éditions, Paris.
Certeau Michel de, Giard L., Mayol P., 1980, L’Invention du quotidien, t. 1
et 2, UGE, « 10/18 », Paris.
Fixot Anne-Marie, 1999, « L’exhortation démocratique de la politique de
la Ville », Revue du MAUSS semestrielle, « Villes bonnes à vivre, villes
invivables », n° 14, second semestre, p. 244-259.
Frémont Armand, 1976 La Région, espace vécu, PUF, Paris (rééd. ChampsFlammarion, Paris, 1999).
Lussault Michel, 2013, L’Avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine
de la Terre, Seuil, « La couleur des idées », Paris.
Manifeste La connaissance libère, 2013, éd. Le Croquant/La Dispute, Paris.
Médam Alain, 1988, Le Tourment des formes, Méridiens, Paris.
Siza Alvaro, 2012, Imaginer l’évidence, Parenthèses, Marseille.
Zask Joëlle, 2011, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, Lormont.
Technique et agency1
Andrew Feenberg
Agency politique
Les citoyens ont des droits, par exemple, le droit de dire ce
qu’ils pensent. Cependant, cela ne recouvre pas toute la notion de
citoyenneté. Nous ne les considérerons pas citoyens à part entière
si ce qu’ils disent ne compte pas. Pour que cela compte, il leur faut
ce qu’on appelle en anglais l’agency politique.
Il n’y a pas d’équivalent de ce terme en français. Nous nous
sommes heurtés à ce problème lors de la traduction de mon livre
(Re) penser la technique. Nous avons décidé de traduire le mot
agency par l’expression « capacité d’agir ». La capacité d’agir
implique trois conditions : le savoir, le pouvoir et l’opportunité.
Nous ne parlons pas de capacité d’agir si le sujet ne peut ni
prendre ses propres décisions ni contrôler les circonstances. En
outre, la capacité d’agir n’existe pas si le consensus est total, comme
c’est le cas de pratiques culturelles admises. La capacité d’agir est
uniquement pertinente dans les domaines où l’action est personnelle
et accomplie en connaissance de cause et où elle est appropriée. La
politique en est le meilleur exemple et, dans ce domaine, on appelle
capacité d’agir la citoyenneté. La capacité d’agir citoyenne est un
droit légitime qui implique le pouvoir d’influencer les événements
politiques.
1. Conférence pour « InSite Workshop on Mobilizing Civil Society to Construct
a Sustainable Society », Venise, 2012. Traduite par Anne-Marie Feenberg-Dibon.
170
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
L’ambition technocrate
Ceci mène à la question spécifique que je voudrais aborder :
Y a-t-il quelque chose que l’on pourrait appeler la capacité d’agir
technique ? La technologie donne forme à la vie quotidienne.
En un sens, elle est comme les lois qui, elles aussi, encadrent
notre existence. Il est donc logique de se demander si nous
devrions avoir la capacité d’agir dans le domaine technologique.
La réponse technocratique à cette question dit que cette capacité
d’agir est impossible dans les domaines où il y a des disciplines
technologiques spécialisées comme l’ingénierie. Même si
l’intervention était possible, il manquerait à la capacité d’agir les
connaissances requises.
Non seulement la technocratie exclut les citoyens de la sphère
technologique, mais elle étend cette exclusion à la politique sous
prétexte que les controverses politiques se résolvent plus facilement
si on les traite comme des problèmes techniques. La technocratie
est une idéologie qui prétend que les décisions politiques peuvent
et doivent être prises par les experts techniques sans la participation
de citoyens ordinaires.
Il est vrai que souvent la technique, parce qu’elle fait l’objet
d’un large consensus, ne prête pas à controverse, mais étendre cette
notion à la vie sociale en tant que telle fait problème. D’où provient
donc cette extraordinaire extrapolation ? Le développement de
vastes systèmes technologiques à la fin du xixe et au début du
xxe siècle semble avoir rendu vraisemblables de telles idées. À
cette époque, les chemins de fer et les réseaux d’électricité se sont
répandus dans toute la société et ont transformé la vie quotidienne.
Ces systèmes sont hiérarchiques, dirigés par les élites techniques
et les bureaucrates.
Le public acceptait tout simplement ces systèmes et les utilisait
sans se poser de questions sur leur nature ou leurs limites. Il ne
s’attendait pas à avoir la capacité d’agir dans les chemins de fer
et les systèmes électriques. Par extension, selon les technocrates,
il ne doit donc pas y avoir de capacité d’agir politiquement dans
ce domaine parce que les savants techniciens seraient bien plus
capables que les citoyens de prendre les meilleures décisions.
Quoiqu’on pense de cette prétention ambitieuse, lorsque le public
Technique et agency
171
tente d’intervenir dans les affaires purement techniques, l’argument
technocratique paraît particulièrement convaincant.
Sur quoi repose cette conviction ? En général, nous considérons
les questions techniques comme étant similaires aux questions
mathématiques ou scientifiques. Du point de vue philosophique,
la question relève de la nature de la rationalité. La plupart des
théoriciens politiques pensent que même si les gens ne sont pas
d’accord sur les valeurs, ils peuvent l’être sur les faits. Ils pensent
qu’un processus rationnel permet de s’entendre sur une même
description de controverses, mais que, par contre, les décisions à
prendre reposent sur des convictions personnelles. Ces convictions
ne sont pas nécessairement irrationnelles car il y a toujours de bons
arguments, mais il est certain que, souvent des individus rationnels
finissent par ne pas être d’accord. Voilà pourquoi la vortcitoyenneté
est si importante : comme aucune procédure rationnelle ne peut
éliminer les désaccords, nous devons avoir droit à nos convictions,
indépendamment de ce que pensent les autres, même s’ils sont plus
nombreux que nous.
Cette défense de l’idée de citoyenneté signifie qu’il existe au
moins deux types de rationalité : la rationalité scientifique et technique
qui fait l’unanimité, et ce qu’on appelle la rationalité normative, qui,
elle, ne le fait pas. L’idéologie technocratique fonctionne dans cette
structure. Si on pouvait réduire les problèmes considérés comme
politiques à des désaccords sur les faits, la citoyenneté ne serait pas
nécessaire. Dans le cas de ceux qui refusent d’accepter les solutions
techniques correctes, on ne dira pas qu’ils manifestent leur capacité
d’agir ; ils sont tout simplement irrationnels et il faut les ignorer.
La théorie technocratique est en partie au moins correcte.
Personne n’aimerait que les décisions scientifiques et techniques
soient prises par référendum. Même si on ne sait pas si les questions
politiques doivent être oui ou non décidées par les experts techniques,
ceux-ci sont certainement très qualifiés pour construire nos ponts.
Mais il y a d’autres façons de voir la capacité d’agir politique et
même d’étendre la capacité d’agir à la sphère technique elle-même.
Ce sera mon propos dans ce qui va suivre.
172
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
L’épistémologie citoyenne
La vraie question est de savoir si les utilisateurs et les victimes de
la technologie ont des connaissances valables dont ne disposent pas
les experts techniques. Autrement dit, les experts techniques sont-ils
omniscients ? Cette formulation révèle ce qui rend la technocratie
problématique. Les disciplines techniques ont évidemment des
lacunes, comme dans tous les savoirs. Il y a des intérêts en jeu, des
traditions et, bien sûr, des erreurs. D’autre part, les spécialisations
ne correspondent pas toujours à la réalité concrète. Dans le monde
réel, tout est mélangé et lié mais, dans le cadre des spécialisations,
on tend à isoler et à séparer une coupe transversale de la réalité
pour la soumettre au traitement technique. Cela peut mener à des
problèmes qu’on n’a pas anticipés. Par exemple, un mécanisme
brillamment conçu est peut-être moins brillant si on considère
les conséquences médicales pour ceux qui s’en servent. Si son
utilisation mène à des complications médicales, il faut faire appel
à une autre spécialisation pour affronter les aspects non techniques
du système concret formé par le mécanisme et la physiologie
des travailleurs qui l’utilisent. Qui sera le premier à reconnaître
les limites de la conception utile mais étroite de la réalité de
l’ingénieur ? La réponse est évidente.
Le savoir peut provenir d’une autre source. Je l’appelle le savoir
d’en-bas. Il est fondé sur l’expérience et résulte souvent des effets
nocifs de la technologie qu’on a ignorés, ou de leurs potentialités
inexplorées que les technologues eux-mêmes n’ont pas identifiées
mais que les utilisateurs peuvent imaginer ou même réaliser.
Les meilleurs exemples de ces deux catégories sont la pollution
industrielle, qui cause des problèmes médicaux, et l’Internet
transformé par les utilisateurs. Dans ces cas-là, il se peut qu’en fin
de compte tout le monde se mette d’accord sur les faits et que les
solutions techniques fassent également l’unanimité. Le mot clé ici
est « en fin de compte ». Combien de temps faut-il pour arriver à un
consensus rationnel ? Dans certains cas, les grandes entreprises, les
pouvoirs publics et même les scientifiques refusent de reconnaître
les problèmes pendant des années ou même des décennies. David
Hess décrit ce qu’il appelle object conflicts, qui surviennent à
propos du design des technologies en question. Ces conflits peuvent
durer très longtemps lorsque les grandes entreprises, au départ,
Technique et agency
173
méconnaissent les leçons de l’expérience avant de tenter de les
intégrer. Lors de ce long interrègne, on conteste les faits, et les
conflits ressemblent beaucoup à des disputes politiques. Dans
ce contexte, la rationalité consiste à fournir des arguments pour
défendre son point de vue et à tolérer les différences d’opinion.
C’est exactement ce que nous attendons des citoyens.
Ces réflexions sur le savoir technique suggèrent qu’il pourrait y
avoir un genre de citoyenneté dans le domaine technologique. En
effet, les gens ordinaires ont commencé à se tailler un rôle dans les
matières techniques. Revoyons les conditions de la capacité d’agir :
le savoir, le pouvoir et l’opportunité. J’ai déjà suggéré que les gens
ordinaires ont un savoir utile fondé sur l’occasion appropriée, mais
qu’en est-il du pouvoir d’effectuer des changements ?
Dans les années 1960, les mouvements réclamant la participation
sociale défièrent les technocrates. La nouvelle gauche aux États-Unis
demanda la démocratie participative, c’est-à-dire la consultation
générale au lieu d’une bureaucratie hiérarchique. En France, en
1968, un mouvement beaucoup plus fort que celui de la gauche
américaine réclamait l’autogestion dans les institutions économiques
et politiques de la société. Ces mouvements pour la participation
furent relayés, dans les années 1970 et 1980, par des mouvements
qui se concentraient davantage sur l’environnement et la médecine.
Les écologistes réclamèrent des technologies alternatives et la
réglementation de technologies en vigueur ; ils obtinrent de
grands succès. Ils ont prouvé que la participation publique n’est ni
impuissante ni incompétente. Les mouvements dans le domaine
médical ont aussi changé les pratiques de façon significative, comme
dans le cas de l’accouchement et de l’expérimentation médicale
sur les malades du sida. Plus tard, Internet donna l’exemple d’un
potentiel technique invisible aux experts mais connu des utilisateurs,
qui l’ont réalisé par l’innovation et le hacking. Les utilisateurs ont
introduit la communication humaine dans le réseau, ce qui n’avait
pas été envisagé par ses créateurs.
Dans tous ces cas, on voit comment l’élargissement de la
sphère publique incorpore des questions techniques qui n’étaient
pas discutables auparavant. Avec l’élargissement de la sphère
publique sont apparues de nouvelles formes de la capacité d’agir.
Ces mouvements permettent d’expliquer le déclin de l’autorité de
l’expert depuis les années 1960. Mais il y a aussi d’autres raisons.
174
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Plusieurs bouleversements ont mis à mal les prétentions exagérées
de l’idéologie technocratique. La guerre au Viêt-Nam avait été
présentée au public comme un problème technique. Ce fut un
désastre. L’accident du Challenger, vu par tous les écoliers aux
États-Unis et beaucoup d’adultes, révéla les limites du pouvoir
technique. L’accident de Three Mile Island discrédita les prétentions
d’un contrôle rationnel total sur lequel reposait l’idéologie. Les
nouveaux mouvements sociaux liés à l’environnement ont acquis
de la crédibilité à la suite de ces échecs de la technocratie.
Ce faisant, il s’est formé un nouveau paradigme des relations
entre les humains et les machines. L’ordinateur a remplacé dans de
plus en plus d’esprits l’ancien paradigme de systèmes techniques à
grande échelle. À mesure que les amateurs et les hackers faisaient
des prodiges sur l’Internet avec leurs innovations, on a pu voir
des exemples brillants d’un nouveau genre de micropolitique
technique qui ont amélioré les systèmes techniques établis tout
en en subvertissant le design original. Ces initiatives ont remis
en question beaucoup de vielles idées sur la technique. Mais nous
vivons toujours à l’ombre de ce paradigme. Il nous faut maintenant
des théories nouvelles pour rendre compte de la capacité d’agir
technologique. Dans ce qui suit, je voudrais proposer l’ébauche
d’une telle théorie.
Théorie critique de la technologie
J’appelle mon approche une théorie critique de la technologie
ou un constructivisme critique. Mon postulat fondamental est que
la technique a un biais inhérent. Cela veut dire que la technique
n’est ni universelle ni neutre par rapport aux valeurs. Elle est
tout aussi chargée de valeurs que les autres institutions qui
encadrent notre vie quotidienne. Le biais de la technique n’est pas
la déviation d’une pure forme qui serait, elle, totalement efficace.
L’efficacité absolue est impossible dans la mesure où le design
est toujours relatif à des exigences spécifiques et contingentes.
La signification et l’objectif d’une technologie dépendent ainsi
de facteurs non techniques.
L’opposition générale entre la société irrationnelle et la
technologie rationnelle évoquée par l’idéologie technocratique
Technique et agency
175
n’a pas de place dans cette théorie. Le design biaisé qui finit par
s’imposer dans toute technologie est le cadre qui détermine ce qui
est rationnel et efficace. Une fois que les technologies sont bien
établies, leur biais spécifique semble évident et inévitable. Nous ne
le voyons plus comme un biais et nous assumons que la technologie
existante est ce qu’elle devait être. Ceci produit l’illusion qu’il y
aurait une forme objective indépendante de choix d’un groupe
social particulier.
J’emprunte une explication du biais technologique au
constructivisme. Les constructivistes défendent l’idée que le design
technologique est sous-déterminé par rapport aux considérations
techniques. Cela veut dire qu’il y a un choix dans le design et
qu’il ne peut pas être déterminé uniquement en nous référant à
ce que nous savons de la technologie. Au contraire, le design est
formé par beaucoup d’acteurs et ne repose pas sur la raison pure
des technologues. Les objets et les systèmes reflètent des intérêts
particuliers, c’est-à-dire les intérêts des acteurs qui ont l’influence
la plus grande sur le choix du design, surtout dans les premières
phases. Au départ, les acteurs ne sont typiquement pas d’accord
sur la signification de la nouvelle technologie. Les constructivistes
appellent cela la flexibilité interprétative. Il se peut par exemple que
différents groupes sociaux veuillent attribuer d’autres objectifs et
intérêts à des dispositifs qui pourtant se ressemblent.
L’exemple bien connu dans la littérature constructiviste,
développé par Trevor Pinch et Wiebe Bijker, est celui de la bicyclette
à ses débuts. Au départ, il y avait deux types de bicyclette en
concurrence : une bicyclette rapide avec une grande roue avant
et une petite roue arrière, et une bicyclette plus sûre et plus stable
avec deux roues de la même taille. Chaque design plaisait à des
acteurs différents ; la grande roue avant plaisait aux jeunes gens
qui aimaient la course, tandis que le design plus stable plaisait à
ceux qui voulaient utiliser la bicyclette comme moyen de transport.
La plupart des éléments étaient les mêmes et l’objet ressemblait à
une bicyclette dans les deux cas, mais en fait il s’agissait de deux
technologies différentes que l’on interprétait différemment selon
les différents groupes sociaux. Suivant un processus compliqué
de développement technique le modèle plus sûr finit par prévaloir.
Son triomphe n’était pas dû à une supériorité absolue mais à des
développements historiques contingents.
176
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
La notion de biais technologique prend en ligne de compte
des intérêts. Ces intérêts ne doivent pas être compris de façon
essentialiste comme des caractéristiques permanentes d’une classe
particulière ou de la nature humaine en tant que telle. C’est plutôt
que l’interaction avec la technologie fait ressortir des intérêts qui,
autrement, seraient restés implicites ou bien n’auraient eu aucune
raison d’exister.
Les technologies enrôlent les individus dans des réseaux. Ces
réseaux associent les individus dans des rôles divers, par exemple
en tant qu’utilisateurs de la technologie ou bien comme travailleurs
qui la construisent, ou encore comme les victimes d’effets
secondaires inattendus. Le design représente mieux certains intérêts
que d’autres. Par exemple, les utilisateurs peuvent être bien servis
par une technologie qui pollue. Ils découvrent un intérêt pour l’air
propre, ce qui ne leur serait jamais venu à l’esprit s’ils n’avaient
pas souffert d’asthme ou d’autres affections respiratoires. Nous
voyons, dans ce cas, que ce que j’appelle les intérêts participatifs
non seulement décident du choix du design mais émergent aussi à
partir de ces choix eux-mêmes.
Il y a une autre conséquence qui découle de ce concept d’intérêt
participatif. Une fois inscrits dans un réseau, les individus sont
motivés pour en rectifier les défauts et obtenir un contrôle potentiel
sur son développement. Ce contrôle peut ne pas être formel mais
devient le point de départ susceptible de mener à des luttes. Le
pouvoir d’individus présents dans un réseau est très différent de
celui des individus qui n’en font pas partie. En faire partie leur
permet d’en identifier les vulnérabilités et de faire pression. Ils
obtiennent ainsi une plateforme pour changer les codes du design
qui déterminent la forme du réseau.
J’utilise l’expression « code technique » pour indiquer le point
d’intersection entre le choix social et la spécification technique. Le
code technique traduit l’un dans l’autre. Par exemple, le choix de
la bicyclette aux roues de la même taille traduisait une demande
sociale pour plus de sûreté en une spécification technique pour les
roues de la bicyclette. Pareils codes sont incorporés dans le design
ainsi que dans les disciplines techniques.
Je distingue deux types de codes, le code d’artefacts particuliers
et les codes de domaines techniques entiers. Par exemple,
le réfrigérateur est un artefact particulier codé en termes de
Technique et agency
177
demandes de familles de milieux sociaux spécifiques. La taille
standard d’un réfrigérateur varie avec la taille de la famille et la
distance au magasin. Les réfrigérateurs à Paris ont tendance à
être beaucoup plus petits que les réfrigérateurs conçus pour les
banlieues de Californie. C’est à partir de codes qui appartiennent à
un grand nombre de domaines techniques qu’on définit le progrès.
Le code qui menait le progrès industriel au xixe siècle exigeait de
remplacer la main-d’œuvre qualifiée par des machines. Jusqu’à ce
jour, ce code l’emporte dans beaucoup de domaines. Aujourd’hui, le
changement climatique inspire de nouvelles normes visant à réduire
les émissions de carbone dans beaucoup de domaines.
Une fois qu’un code technique est bien établi, les approches
alternatives qu’il exclue sont oubliées. Une sorte d’inconscience
technologique couvre l’histoire précédente et empêche d’imaginer
de futures alternatives. La technologie finit par apparaître comme
une nécessité. Aujourd’hui, nous ne pensons pas beaucoup à un futur
possible du transport aérien où la vitesse des avions serait de plus
en plus grande, mais au moment où le Concorde se développait,
c’était un sujet brûlant. Une branche possible du développement
du transport aérien est maintenant occultée. C’est cet oubli qui
rend plausible l’idéologie technocratique. J’appelle cela l’illusion
technique. La citoyenneté technique doit lutter pour vaincre cette
illusion, pour réintroduire la contingence dans le domaine technique
et faire place à la capacité d’agir.
L’intervention démocratique
Ceci me mène à poser des questions sur ce que nous entendons
par progrès à la lumière de cette théorie de la capacité d’agir
technique. Une façon très répandue de penser le progrès est de le
considérer en termes de rationalité croissante des sociétés modernes.
Ceci s’appelle la rationalisation dans les théories sociologiques
provenant de Weber. Weber appelait rationalisation l’accroissement
du calcul et du contrôle dans les activités et les institutions.
Il n’est pas difficile de comprendre cette conception du progrès.
La capacité de calculer est essentielle pour optimiser l’utilisation des
ressources et pour apporter de meilleures innovations technologiques.
Le contrôle est essentiel pour empêcher le gaspillage, la corruption
178
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
et le vol. Une entreprise qui sait maîtriser le calcul et le contrôle
réussira mieux. On pourrait appeler moderne toute société fondée
sur de telles procédures louables.
Cependant, Weber pensait qu’un calcul et un contrôle meilleurs
nécessitaient impérativement des systèmes bureaucratiques de
gestion. Par conséquent, sa théorie de la rationalisation mène à une
conclusion pessimiste. Il nous a prévenus que nous allons vers la
« cage de fer » de la bureaucratie.
Je ne pense pas que cette supposition soit essentielle à une théorie
de la rationalisation. Il est certain que le calcul et le contrôle sont
importants mais ils ne sont pas exclusivement compatibles avec la
seule gestion hiérarchique. La modernité implique beaucoup plus
qu’une meilleure efficacité opérationnelle. Ce que nous devons
garder de la notion de rationalisation est l’idée que les moyens
techniques peuvent être optimisés par le calcul et l’innovation. Cela
peut se faire à travers n’importe quel système de contrôle social, y
compris le contrôle démocratique ou un autre contrôle collégial, ou
bien à travers ce que je voudrais appeler l’intervention démocratique.
Aujourd’hui, on peut voir des interventions démocratiques
partout où le public s’engage dans des conflits concernant la
technologie. La politique électorale, bien sûr, joue un rôle. Mais
il y a beaucoup d’autres interventions démocratiques. Par exemple,
il y a des controverses dans la sphère publique qui mènent à des
audiences, des procès et des boycottages. La participation publique
au design se produit surtout dans l’informatique où on consulte
souvent les utilisateurs pour produire de nouveaux programmes
et améliorer les anciens. Il y a aussi les appropriations créatives,
un genre de réinvention qui modifie les appareils développés par
les entreprises pour satisfaire à de nouvelles demandes. Le cas le
plus impressionnant est Internet. La structure de base avait été
établie par l’État mais elle a été remaniée par des utilisateurs qui
avaient des compétences techniques. Leurs innovations, et surtout
les applications de communication, ont été très largement adoptées
par la communauté des utilisateurs.
Le réseau technique forme un monde où ceux qui y sont inscrits
vivent leur vie. L’appartenance à pareils mondes technologiques
peut produire une sorte d’activisme ponctuel qu’on appelle quelques
fois de la micropolitique. C’est une forme spéciale de la capacité
d’agir associée à la citoyenneté technologique.
Technique et agency
179
La micropolitique se distingue des grandes interventions
telles que les élections et les révolutions qui visent le pouvoir
de l’État. Souvent, elle ne vise qu’un seul problème et quelques
fois ne fonctionne qu’en un seul endroit. Néanmoins, les effets
de la micropolitique ne sont pas insignifiants. Il s’agit d’une
forme d’activisme spéciale et irremplaçable dans une société
technologique. Elle limite l’autonomie des experts et les force
à concevoir différemment les mondes qu’ils créent afin qu’ils
représentent des intérêts plus divers. Les interventions démocratiques
se traduisent en de nouveaux règlements, de nouveaux designs, et
mènent quelques fois à l’abandon de certaines technologies. Elles
donnent lieu à de nouveaux codes techniques.
La politique civilisationnelle
Pour conclure, je voudrais parler de la signification plus large
de ces considérations sur la citoyenneté technologique. La politique
traditionnelle concerne des lois spécifiques, mais la technique
façonne tout un mode de vie. Des changements essentiels comme
Internet modifient notre civilisation de fond en comble. Désormais,
nous avons besoin d’une nouvelle catégorie de politique de
civilisation pour parler de ces changements.
Si vous aviez demandé aux gens, en 1960 : Qu’est-ce qu’un
ordinateur ?, leur réponse aurait probablement été de dire que c’est
un appareil qui sert à calculer et à stocker des données. Aujourd’hui,
pour répondre à la même question, on dira que l’informatique se
définit aussi comme un moyen de communication. Nous savons
que l’impact en a été énorme mais le changement est tellement
profond qu’il est difficile de se souvenir de ce qui précédait,
c’est-à-dire l’objectif originel de l’ordinateur. Lorsque la nature
et l’objectif de l’ordinateur semblent tout à fait évidents, c’est que
l’histoire compliquée qui les a déterminés est cachée. On a oublié
les interventions démocratiques qui l’ont formée et on suppose que
l’ordinateur a ces fonctions communicatives parce que c’est un
ordinateur. Ceci montre la tautologie dangereuse que crée l’illusion
technique.
Aujourd’hui, le changement climatique joue le rôle d’instigateur
d’un changement de civilisation tout aussi vaste. Dans le meilleur
180
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
des cas, les adaptations nécessaires réussiront et paraîtront tout
aussi évidentes que l’adaptation de l’ordinateur à la communication.
Mais il est difficile de voir où nous allons. L’avenir est ambigu. Ou
bien nous maintenons le statu quo qui sera accompagné d’un déclin
rapide, ou bien nous construisons un nouveau système industriel. Il
est évident que le modèle occidental de richesse ne peut être réalisé
pour la planète entière tel qu’il a été réalisé dans un petit nombre
de pays avancés. Dans les pays pauvres, le système occidental
enrichit une petite minorité tout en intensifiant les divisions de
classe. Le problème est la notion de richesse, gravée culturellement
et technologiquement, que nous exportons avec nos technologies.
La modernisation à l’occidentale se répand à travers la
planète et sort beaucoup de gens de la pauvreté mais elle entraîne
l’accroissement de la criminalité, de la violence politique, et même
des guerres civiles plutôt que les conséquences bénéfiques que les
théoriciens avaient prévues.
Il n’y a pas de réponse facile aux questions soulevées par ces
remarques pessimistes. On ne peut imposer une conception de la
richesse. Elle doit provenir d’une évolution des volontés et des
préférences de tout un peuple. Un nouveau système fondé sur
une conception différente de la richesse qui soit partagée plus
facilement ne pourra émerger que par la participation citoyenne
qui déterminera la direction du progrès.
Nous devons espérer que de telles initiatives démocratiques
préserveront les réalisations essentielles telles que la liberté
de parole, la liberté de mouvement, l’éducation et l’accès aux
nécessités de la vie. Mais pour mettre ces biens à la disposition de
tous à l’époque d’une crise écologique, il faudra une nouvelle forme
de société avancée technologiquement. Les objectifs essentiels
doivent être détachés des porteurs technologiques présents et
réalisés de façon à être compatibles avec l’environnement et avec
le nombre croissant de populations qui exigent d’être admis à la
modernité. Il n’y a que les citoyens technologiques qui pourront le
faire en identifiant de nouvelles directions dans le progrès. Il est trop
tôt pour abandonner tout espoir, comme beaucoup d’intellectuels
occidentaux sont tentés de le faire, mais il n’y a pas encore assez
d’évidence pour pouvoir dire avec confiance que le futur de la
modernité est assuré.
Convivialisme et individualisme altruiste
Sylvain Pasquier
« Le Manifeste convivialiste se propose d’expliciter ce que
partagent toutes les initiatives qui sont déjà en train de le bâtir et
leur philosophie implicite commune. » La visée ainsi exposée se
défend d’imposer une doctrine ou une utopie conçue dans le ciel des
idées. La quête de sens de ces initiatives ne peut se satisfaire d’un
discours se posant en surplomb de leurs pratiques. Plus généralement, la simple évocation d’un mot en « isme » suscite aujourd’hui
le rejet dans l’opinion1. Il ne saurait être question de proclamer une
idéologie reposant sur « la prétention au monopole d’un bien prédominant » et tendant à une domination au nom d’un bien posé comme
universel [Walzer, 2013, p. 34]. Repérer ce qu’ont en commun des
actions indiquant une transformation sociale possible et souhaitable
et en construire le discours commun afin de les aider à accoucher
du monde autre dont elles seraient grosses nécessite d’interroger
les formes de solidarité dans lesquelles elles se manifestent et
peuvent converger. Le convivialisme ne peut donc échapper à
une discussion sur l’individualisme pour interroger les types de
solidarité auxquelles aspirent les personnalités contemporaines et
qui se manifestent dans les associations et les différents collectifs
aujourd’hui. Une société conviviale ne peut émerger que si elle est
mise en œuvre par et pour les personnalités qui y aspirent ; elle ne
peut aussi perdurer qu’à favoriser – pour ne pas dire les produire –
la réalisation de ces personnalités qui y verront aussi la meilleure
1. Le convialisme pourrait bien souffrir de ce suffixe, comme semble l’attester
ses premières réceptions chez un public élargi.
182
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
façon de vivre-ensemble. Aussi, les propositions du Manifeste ont
certainement des affinités fortes avec ces formes qui se laissent
reconnaître comme relevant d’un « individualisme altruiste ».
Quel individualisme dans les associations aujourd’hui ?
Il se noue, dans les associations, un type de lien social particulier.
Sa particularité consiste dans une position qui le place en marge
des institutions traditionnelles et explique pourquoi ce type de lien
peut être recherché, plus ou moins intensément et selon diverses
modalités, à différentes époques. Tocqueville avait clairement
pointé le lien entre individualisme et association dans la nouvelle
société américaine du xixe siècle. Mais le constat du penseur libéral
n’est pas contredit par le développement de l’associationnisme au
xixe siècle à l’origine d’un mouvement ouvrier s’efforçant de créer
une solidarité émancipatrice afin de pallier la fin des protections
traditionnelles et répondre à la domination imposée par la société
industrielle. Jean-Louis Laville a ainsi cherché à caractériser ce
lien en le situant entre les deux chaises d’un principe sociétaire
reposant sur l’adhésion volontaire et d’un principe communautaire
recherchant un lien comparable par sa force à un attachement
organique [Laville, Sainsaulieu, 1997]. Cette singularité du lien
associatif entre individus est donc inscrite dans l’histoire de la
modernité et une enquête historique remontant plus loin dans le
temps nous montrerait certainement qu’un tel type d’affiliation a
pu exister antérieurement dans des sociétés où l’individualisme
n’était pas une valeur dominante.
Les deux dernières décennies ont vu les associations connaître
un succès grandissant qui se traduit par différents chiffres. Une
certaine stabilisation du nombre des engagements semble toutefois
à l’œuvre depuis une dizaine d’années. On peut l’expliquer, d’une
part, par la saturation d’un accroissement trouvant nécessairement
ses limites et, d’autre part, par le succès de collectifs qui attirent
des personnes prêtes à s’engager transitoirement et pour qui les
associations pourraient représenter des structures trop formalisées
ou institutionnalisées. Ce dernier point est plus sensible dans les
engagements des jeunes qui, d’une façon générale, manifestent plus
fortement l’ensemble des évolutions du secteur associatif. Ainsi,
Convivialisme et individualisme altruiste
183
les raisons à l’origine du déversement des engagements des partis
politiques, des syndicats ou des grandes fédérations vers des associations nouvelles, dans les années 1980-1990, jouent aujourd’hui
contre elles, au bénéfice de regroupements plus informels et moins
pérennes. Cette tendance a été encouragée, malgré eux, par les
discours publics et les pratiques influencées par les plus grosses
structures en appelant à une professionnalisation des associations.
En favorisant un « isomorphisme institutionnel », ils ont accrédité
les raisons éloignant certaines personnes des associations.
Cette évolution a également pu apparaître comme une nouvelle
poussée de l’individualisme. La personnalisation des engagements
et leur caractère de plus en plus transitoire, comme l’a relevé notamment Jacques Ion [1997] à travers le passage de la carte timbrée
du parti aux post it des diverses affiliations associatives, n’ont fait
que se confirmer et s’amplifier depuis. Il apparaît aussi clairement
que cette personnalisation est de plus en plus revendiquée. Cela se
traduit par la disparition des formes de discours sacrificiel, tenu
auparavant par des responsables associatifs qui « donnaient leur
vie » à l’association et lui sacrifiaient parfois vie familiale et/ou
carrière professionnelle2. Cette dernière posture est d’ailleurs caricaturée sous la figure de présidents grincheux qui, voulant s’accrocher à leur pouvoir, veulent tout faire sans déléguer et cherchent à
perpétuer leur légitimité par « les sacrifices passés3 ». Aujourd’hui,
la norme serait plutôt de revendiquer la recherche d’une réalisation
de soi qui se satisfait dans le plaisir, l’acquisition et la valorisation
de certaines compétences et, last but not least, la convivialité.
Un rapport de recherche récent sur les « intérêts d’être bénévole » en arrive ainsi à cette conclusion :
« La nature du “bénévolat” semble avoir profondément changé en
l’espace d’une génération. Du devoir, voire de la mission, sous couvert
d’altruisme, on est passé à une forme privilégiée de la réalisation de
2. Le phénomène caractérise l’ensemble des engagements. Céline Béraud [2006]
relève chez les jeunes prêtres ce même refus de voir considéré leur propre engagement
comme un sacrifice.
3. Il s’agit de l’exemple d’une scène improvisée de théâtre forum organisé par
le Conseil de la vie associative de la ville de Caen dans une manifestation qui invitait
à la réflexion sur les freins des jeunes à l’engagement bénévole. Plus généralement,
le conflit de génération, dans les associations, se manifeste par l’opposition de deux
postures militantes.
184
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
soi avec l’avènement d’un “individualisme relationnel” où la notion
de plaisir devient déterminante » [Sue, Peter, 2011, p. 25].
Une enquête plus modeste, menée dans le cadre d’un enseignement de « sociologie des loisirs » et interrogeant le bénévolat en tant
que loisir, confirme l’importance du plaisir, de la reconnaissance
et de la réalisation de soi dans l’activité bénévole sans que celleci soit exclusive du besoin d’aider les autres, bien au contraire4.
Comme dans le rapport suscité, les propos recueillis associent
« plaisir et utilité ». Ainsi, la notion d’aide demeure très présente
mais la nouveauté est qu’elle est aujourd’hui évoquée comme un
besoin, comme un plaisir et comme source de réalisation de soi.
La satisfaction qui se dit dans l’évocation du « sentiment d’être
utile », source de valorisation et de reconnaissance, se redouble de
celle affirmant qu’il est « agréable d’aider ». Ces éléments nous
font rejoindre la conclusion tirée à propos de l’analyse de l’une des
classes de discours « projet de développement personnel » identifiée
par les auteurs du rapport :
« C’est un engagement bénévole dont l’utilité est positive pour la société
mais tout autant pour l’individu lui-même. La satisfaction personnelle
vient en partie du don à l’autre. Altruisme teinté d’individualisme donc, où
se côtoient motivations altruistes et motivations plus personnelles » [ibid.].
François de Singly avait déjà mis en avant cette notion
d’« individualisme relationnel » et s’est fait le chantre de la thèse
selon laquelle celui-ci crée aujourd’hui du lien. Il « peut être ni
égoïste ni immoral. Il devient source et soutien d’un lien social dont
les propriétés diffèrent du lien moderne pensé par la “sociologie
classique” » [de Singly, 2003, p. 175]. Il se réfère aussi à Michael
Walzer et à la notion d’« universalisme réitératif » [1992, p. 114133] pour caractériser un lien à la fois personnel et de proximité qui,
par l’élargissement des horizons de nos expériences particulières,
peut tendre à l’universel.
Les « maussiens » ne manqueront pas de voir là une illustration de
la tension à l’œuvre dans toute action sociale, ou dans tout don, entre
intérêt et désintéressement. Il importe aussi de remarquer que cette
intrication, telle que la manifeste aujourd’hui l’engagement associatif,
repose sur l’opposition tranchée des acteurs entre l’action intéressée
4. Enquête collective menée par des étudiants de deuxième année de licence du
département de sociologie de l’université de Caen-Basse-Normandie.
Convivialisme et individualisme altruiste
185
et l’action désintéressée. Ils peuvent ainsi s’avouer déconcertés par
l’ambivalence de leurs engagements dont le véritable sens veut
reposer sur la gratuité du geste sans renier l’intérêt égoïste dont
celui-ci est porteur. Cette tension est plus particulièrement pesante
pour les jeunes bénévoles, à qui l’on présente l’activité associative
– et qui l’envisagent donc aussi – comme un tremplin vers un emploi
[Hély, 2009]. Cette ambivalence ne doit pas être interprétée trop vite
comme le reflet de la personnalité individualiste et égoïste de cette
tranche d’âge, comme sont tentés de le faire les aînés. Elle est avant
tout le fait des invocations à la valorisation et à la professionnalisation
de l’activité bénévole portées par la communication des structures
« représentatives » du secteur et des pouvoirs publics. Ces
revendications pour la reconnaissance, en effet, ne parviennent pas
à se dire dans un autre langage que celui de « l’intérêt à » qui occulte
le sens de « l’intérêt pour » [Caillé, 2004, p. 275].
L’interprétation donnée par les auteurs du rapport dans les termes
d’un « individualisme relationnel » à partir de l’interrogation « des
intérêts d’être bénévole » risque de tomber dans le même travers.
Si, d’après ce travail, se trouve confirmé le fait que les individus
contemporains ont besoin des autres pour leur épanouissement et que
l’on découvre à quel point ils en ont aujourd’hui une conscience de
plus en plus explicite, l’opposition entre individualisme et altruisme,
à l’œuvre dans les modes d’engagement qui posaient le primat du
collectif sur l’individu, semble encore présider à l’étude. Le rapport
parle d’un « basculement » ou d’une « inversion des motivations »,
laissant entendre que l’affaire se joue entre les deux pôles d’une
opposition éternelle. Or le principe philosophique selon lequel l’autre,
la personne individuelle, peut-être visée comme fin tout autant et dans
le même temps que la mienne relativise à lui seul cette opposition.
En témoignent les réactions laissant supposer que l’action bénévole
de laquelle la personne ne retire rien est certainement une action qui,
selon elle, n’apporte rien à l’autre. Le thème de la « convivialité »,
récurrent dans beaucoup d’entretiens, peut, plus subtilement, signifier
et valoriser un effacement des positions dans une relation d’aide
dont il convient de dépasser l’asymétrie initiale. Une telle logique
selon laquelle il n’y a pas de contradiction entre individualisme et
altruisme, et qui les voit se conforter l’un l’autre dans les mêmes
pratiques, justifie l’expression d’« individualisme altruiste » qui
n’apparaît plus, dès lors, comme un oxymore.
186
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
L’individualisme peut-il être convivial ?
L’opposition entre individualisme et altruisme, que les
engagements associatifs remettent en cause dans de nouveaux
arrangements, renvoie à celle entre individu et société, fondatrice de
la modernité et de la conscience qu’elle a développée d’elle-même. La
montée de l’individualisme, diagnostiquée de façon récurrente, a donc
été interprétée massivement non seulement comme la fin de formes
traditionnelles de lien social mais aussi comme contradictoire avec
toute forme de solidarité. Pourtant, les auteurs chez qui les critiques
courantes de l’individualisme ont le plus puisé y voyaient à la fois
une menace et une valeur en soi. Sur ce point, un jeune Marx et un
Durkheim, en appelant chacun à des formes de solidarité devant
combattre l’individualisme de la société industrielle, n’ont rien à
envier à un Tocqueville et à la tradition libérale.
La célèbre opposition de Louis Dumont entre holisme et individualisme a encouragé, par sa diffusion, celle entre individu et société
chez ceux, notamment, qui ont oublié son caractère idéologique.
Mais le changement d’idéologie, et de la domination de l’une sur
l’autre, se réalise, en fait, sur fond d’une permanence qui voit la
société composer différemment avec chacune d’elles. Les sociétés
holistes ne se caractérisent pas tant par l’absence d’individualisme
que par sa contention ou son rejet. La réciproque vaut certainement pour les sociétés contemporaines qui, en posant l’individu
comme valeur première, mettent la structure sociale à son service.
La figure du renonçant, cet individualiste contraint à réaliser son
autosuffisance en quittant le monde d’une société holiste, atteste
du premier cas5 ; les sectes ne répètent-elles pas aujourd’hui cette
figure en l’inversant quand elles coupent avec la société des individus pour soumettre ceux-ci à leur ordre collectif ? Le raisonnement
de Dumont rappelle souvent le parallélisme persistant entre individu
et société – malgré le basculement d’une idéologie à l’autre :
« Chez Platon l’homme particulier est conçu comme une société […]
chez les modernes la société, la nation, est conçue comme un individu
collectif » [Dumont, 1966, p. 23].
5. « Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même.
Sa pensée est semblable à celle de l’individu moderne, avec pourtant une différence
essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui » [Dumont, 1983, p. 38].
Convivialisme et individualisme altruiste
187
Si notre situation présente n’est peut-être déjà plus tout à fait
celle-là, nous sommes conduits à poursuivre en pointant dans cet
esprit que l’individu qui a pour finalité de faire de sa personne une
société doit en passer nécessairement par « faire société » avec les
autres. L’opposition entre holisme et individualisme et, avec elle,
celle des sociologies qui s’en réclament, est ainsi conduite à céder
la place à une anthropologie et une sociologie de la relation6.
Norbert Élias, quant à lui, a démontré la nécessité de sortir d’une
opposition entre individu et société en explicitant comment leur
visée respective et apparemment contradictoire ne peut se réaliser
qu’à la condition que soit réalisée la visée des deux. Aussi, après lui
et son ouvrage, s’est imposé le thème d’une « société des individus »
et, avec lui, l’idée selon laquelle toute nouvelle forme de solidarité
doit être celle de personnalités fortement individuées. Les formes
les plus vertueuses de la socialisation seront ensuite de plus en plus
pensées comme celles qui permettent la meilleure individuation.
Malgré cela, l’individualisme est resté stigmatisé comme un
égoïsme et est le plus souvent rejeté moralement et politiquement
sous cette étiquette uniforme. La montée en puissance du néolibéralisme, ces trois dernières décennies, explique largement ce rejet en
illustrant une position valorisant l’égoïsme au nom de l’individualisme. L’expression de Margaret Thatcher, « There’s nothing such
as society », est devenue célèbre. ��������������������������������
Une telle posture opposant radicalement individu et société ne pouvait que susciter la réaction en
miroir, confirmant cette opposition pour en inverser normativement la
priorité : la solidarité est incompatible avec l’individualisme. Aussi,
la position qui s’oppose le plus radicalement à cet individualisme
néolibéral n’est pas un anti-individualisme mais un autre individualisme dont la réalisation repose sur un vivre-ensemble convivial, une
sociabilité dont la condition de félicité est de faire que l’expression
de l’individualité de chacun permette celle de tous.
Cette figure d’un individualisme altruiste telle qu’elle se manifeste aujourd’hui n’est pas aussi nouvelle qu’elle en a l’air. Elle
apparaît comme la descendante d’autres formes, qui n’ont pas toutes
bénéficié d’une configuration sociale leur faisant place. Ne retenir
de la modernité que la figure d’un individualisme revendiquant son
6. Faute de pouvoir développer ce point, je renvoie, entre autres, à la lecture
d’Aldo Haesler [2005 ; 2006].
188
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
autonomie et son autosuffisance, au point de finir par revendiquer
un égoïsme rationnel et calculateur, c’est oublier la figure jumelle
d’un individualisme romantique qui n’a eu de cesse d’aller toujours davantage vers les autres pour se voir révéler son propre moi.
Simmel [1989, p. 284 et suiv.], en opposant un « individualisme
latin » à un « individualisme germanique », semble indiquer que
ces figures et leur opposition ont des racines anciennes. Avec la
modernité, c’est l’opposition entre l’« individualisme quantitatif »,
héritière du premier, et l’« individualisme qualitatif », incarnation
du second, qui exprime au mieux les tiraillements des personnalités
contemporaines. Ce sont deux conceptions qui peuvent opposer les
individus entre eux et qui s’affrontent dans leurs dilemmes moraux
et leurs conflits intérieurs. Charles Taylor [1998] a depuis retracé la
généalogie de cette figure en montrant qu’elle était porteuse d’une
véritable éthique et que son idéal d’authenticité pouvait agir comme
une norme sociale dans laquelle la fidélité à soi s’éprouve dans la
relation à autrui. Elle apparaît donc profondément morale par rapport
à un individualisme égoïste et autosuffisant, à qui l’on peut contester
cette caractéristique [Spitz, 1993]. Mais là encore, cela peut rappeler
l’Antiquité grecque et romaine à propos de laquelle Michel Foucault
a montré que le souci de soi n’était pas antinomique du souci de la
cité et en constituait même le préalable nécessaire [Foucault, 1984].
Le catalogue de ces références incline également à penser que ces
deux figures représentent les deux faces d’une même médaille qui
peuvent se trouver inégalement exposées selon les configurations.
Le Manifeste convivialiste paraît dans un contexte où un tel
individualisme qualitatif et moral est revendiqué de plus en plus
ouvertement. La scène politique sur laquelle il est conduit à s’engager ne sera pas celle d’une opposition entre individu et société,
égoïsme et solidarité, mais entre des idéaux individualistes contradictoires. L’opposition des priorités normatives entre individu et
société s’efface aujourd’hui devant la valorisation de la relation,
des idéaux de la rencontre et de la convivialité. Dans les faits,
l’individualisme altruiste peine encore à surmonter le complexe
récurrent attaché à l’amalgame de l’individualisme et de l’égoïsme. Il n’y parvient qu’en brandissant l’opposition radicale de sa
revendication d’interdépendance à celle d’autosuffisance de son
frère ennemi néolibéral. Cette difficulté est aussi liée au fait que
ces positions, tout en apparaissant aujourd’hui comme radicales,
Convivialisme et individualisme altruiste
189
puisent largement dans la tradition libérale : elles semblent ainsi
concilier les deux voies opposées du projet d’émancipation de la
modernité. Les théories du care, ainsi que celle des capabilités,
apparaissent comme les plus représentatives de cette conciliation et
influencent fortement la déclaration d’interdépendance en laquelle
consiste le Manifeste convivialiste7. La commune vulnérabilité et
la nécessaire solidarité ne sont pas exclusives de finalités sociales,
culturelles et politiques visant prioritairement la réalisation de nos
« individualités singulières » [Manifeste convivialiste, 2013, p. 27].
Les paradigmes du don et de la reconnaissance viennent compléter
sans contradiction cet ensemble qui s’affirme de plus en plus comme
une mouvance préfigurant certainement un mouvement.
Ces différentes perspectives et les considérations morales [ibid.,
p. 29] mises en avant par le Manifeste relèvent clairement d’un
individualisme conçu positivement et s’opposant à celui qui a
occupé le devant de la scène avec la modernité : face à l’affirmation
d’autonomie et d’autosuffisance, il rappelle la fragilité des personnes
et du monde. Non seulement cet individualisme peut être convivial
mais la convivialité – pour ne pas dire le convivialisme – lui est
consubstantielle. Elle est fortement mobilisée dans les entretiens
par les personnes valorisant le lien associatif et apparaît, plus
généralement, comme le type de lien auquel aspirent les personnalités
contemporaines. Elle dit, selon elles, la qualité d’une relation
heureuse entre des individus détachés de leurs liens organiques
pour qui l’espace de sociabilité devient une scène privilégiée de la
quête et de la réalisation de soi. Dès lors, si le convivialisme est une
doctrine qui doit faire sens pour les engagements contemporains,
cela sera en tant qu’individualisme altruiste.
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l’Atelier.
Brugère Fabienne, 2013, La Politique de l’individu, Seuil, « La République
des idées », Paris.
7. L’ouvrage récent de Fabienne Brugère [2013], représente une conciliation
particulièrement intéressante où la revendication d’un individualisme positif cherche
à s’inscrire dans une tradition française et européenne.
190
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
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Une laïcité conviviale
Jean Baubérot
Le titre de cet article paraîtra incongru au vu des références
dominantes actuelles à « la laïcité ». Celle-ci est souvent invoquée
de façon incantatoire pour demander une relégation de « la religion »
– ou, du moins, de « l’islam » – dans la « sphère privée », et pour
légitimer des mesures d’interdiction. Une justification est souvent
donnée : la laïcité a dû combattre un catholicisme intransigeant qui
menaçait la République, maintenant elle doit combattre l’islam quand
celui-ci n’est pas « modéré » et/ou « républicain ». On invoque, à
gauche, le « citoyen abstrait », à droite, « l’identité chrétienne » de
la France et, de façon consensuelle, les « valeurs de la République »
qui seraient mises à mal.
Pourtant, à côté de cette laïcité bruyante, qui fait « l’actualité »,
une autre laïcité, silencieuse, constitue la face immergée de l’iceberg
et permet, chaque fin de semaine, à des croyants de se rendre dans
le calme à des offices religieux. Une approche analytique de la
société française ne saurait réduire la réalité empirique à la réalité
médiatique. Le travail du sociologue, de l’historien consiste à chercher
les interactions multiples qui construisent du non-événement. Une
question essentielle doit être posée : comment et pourquoi, après
plus d’un siècle de « guerre des deux France » [Poulat, 1987], entre
« la France catholique » et « la France de 1789 », le catholicisme
français a-t-il pu exister paisiblement dans la laïcité ? En effet,
face à « l’islam », on convoque régulièrement la figure d’un conflit
passé en oubliant de se demander comment il a été pacifié. La
juriste Isabelle Agier-Cabanes [2007, p. 134] indique que, quand on
192
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
étudie la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, cette
loi nous surprend « tant elle s’éloigne du modèle jacobin auquel,
dans l’imaginaire collectif, se résume l’exception française ». Me
situant dans une perspective analogue, je défendrai ici la thèse que
les lois de séparation – celle de 1905 a été suivie de trois autres
en 1907 et 1908 –, ainsi que la jurisprudence qui émerge dès ce
moment-là, ont instauré, pour l’essentiel, une laïcité conviviale. Les
musulmans en sont aujourd’hui, en partie, bénéficiaires, même si, par
ailleurs, ils subissent des discriminations. Si, en France, le nombre
des mosquées n’est pas satisfaisant, il a notablement progressé ces
dernières décennies ; de même des aumôneries musulmanes ont
été peu à peu créées par les pouvoirs publics dans les lieux fermés,
conformément à la loi de 1905.
Avant 1905, la recherche de la « laïcité intégrale »
Il faut camper, à gros traits, la toile de fond. Arrivés au pouvoir
au tournant des années 1870-1880, les « Républicains de gouvernement » doivent réussir la nouvelle tentative d’instaurer la République
en France, après deux échecs. Ils ont deux phobies principales : le
peuple et la religion catholique. Le peuple peut tout aussi bien se
montrer « révolutionnaire » – la Commune en constituait l’exemple
le plus récent — que mettre au pouvoir un homme providentiel :
Napoléon III a d’abord été un prince président élu par le « suffrage
universel1 ». Quant à la religion catholique, souvent confondue avec
la religion dans son ensemble, elle a été l’alliée des régimes hostiles
à la République et son influence politique et sociale menace cette
dernière. Or les Républicains dominent, globalement, leur phobie
du peuple et, partiellement, leur phobie de la religion en votant un
ensemble de lois instaurant les libertés publiques2, qui ont permis
le développement de la société civile (et dont l’Église catholique a
été aussi bénéficiaire) : liberté de la presse et du ­colportage, liberté
1. Du moins on l’a longtemps considéré comme tel, alors que le suffrage n’était
que masculin.
2. Pour l’essentiel, pas totalement (et la phobie de la religion y fut pour quelque
chose) : sur l’ambivalence républicaine en la matière, voir Machelon [1976].
Une laïcité conviviale
193
de réunion, liberté syndicale, liberté associative3. Mais pour cette
dernière liberté, l’ambivalence de la loi de 1901, libérale sur les
associations et liberticide sur les congrégations, montre la difficulté
des Républicains d’alors à accepter pleinement la liberté religieuse
[Lalouette, Machelon, 2002].
Le début du xxe siècle est marqué par le contrecoup de l’affaire
Dreyfus et, pendant trois ans (1901-1904), la recherche d’une « laïcité
intégrale » engendre un climat de plus en plus conflictuel4. Face à la
revendication des catholiques à bénéficier de la liberté, le Bloc des
gauches justifie la « violence républicaine » au nom d’une libertéémancipation [Cabanel, 2007, 135-173]. En 1904, la France se trouve
au bord de la guerre civile. Clémenceau déclare à la tribune du Sénat :
« Pour éviter la congrégation, nous faisons de la France une immense
congrégation. […] Nous chassons Dieu, comme disent ces messieurs de
la droite, vive l’État-Dieu ! […] Cette séparation de l’Église et de l’État
[…] j’entends qu’elle ait lieu dans des conditions de libéralisme telles
qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe ne puisse se trouver
dans l’impossibilité de le faire » [Bruley, 2004, p. 117-123].
Cette demande montre, a contrario, que, pour beaucoup, à gauche
comme à droite, la séparation va constituer le couronnement de la
« laïcité intégrale » et rendre difficile la pratique religieuse.
Ce n’est pas ce qui advint : en 1908, la situation est globalement
apaisée, alors même que le pape a obligé les catholiques à refuser
d’appliquer la loi du 9 décembre 1905, rendant sa mise en œuvre
extrêmement difficile. Un tel retournement tient du tour de force et
peut être qualifié de « convivialiste ». Il vaut la peine d’en retracer
l’histoire, d’autant plus que deux mémoires, la catholique et la
laïque, se sont implicitement longtemps alliées pour la masquer.
Les catholiques militants voulaient faire croire qu’ils avaient été
« persécutés », les laïques militants qu’ils avaient « vaincu », de là une
légende noire et une légende dorée qui s’abreuvaient au même récit.
Tout n’est pas faux dans ces deux légendes conjointes : la loi
de séparation a bien été une loi de rupture qui a mis fin au système
de relations institutionnelles existant entre certaines religions (les
3. L’instauration d’une « morale laïque » accompagna ces libertés en formant un
citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs [Baubérot, 2013].
4. J’ai tenté de restituer l’atmosphère de l’époque dans mon roman historique
(fondé sur une histoire authentique) [Baubérot, 2007].
194
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« cultes reconnus5 »), en particulier l’Église catholique (avec le
Concordat), et l’État. Mais, elle marque aussi « l’enterrement républicain [des siècles de] gallicanisme » [Poulat, 2010, p. 259] et elle
a appliqué à la religion le régime des libertés publiques. La laïcité
instaurée de 1905 à 1908, issue de deux ruptures, résulte donc de
deux conflits. Le premier, le conflit des « deux France », est connu.
Le second, le conflit interne au camp républicain, a permis aux religions d’être partie prenante de la société civile. Ce dernier conflit est
encore largement un angle mort dans la culture dominante française.
C’est de lui dont je vais parler.
1905. Le refus de trois laïcités
Le conflit interne à la majorité républicaine du Parlement s’est
déroulé en trois étapes. Chacune a marqué le refus d’une laïcité dont
la représentation de la liberté de conscience est apparue fallacieuse
ou incomplète.
Le premier refus s’oppose à la laïcité antireligieuse de Maurice
Allard. Pour ce socialiste jacobin, la liberté de conscience n’inclut
pas la liberté de religion car celle-ci est, par essence, « l’oppression
des consciences ». La séparation doit donc permettre l’émancipation à
l’égard de la religion, la fin de sa domination « malfaisante ». Aristide
Briand, le rapporteur de la commission qui a élaboré la proposition
de loi, rétorque que cette perspective est, en fait, non pas celle de la
séparation, mais celle de la « suppression des Églises par l’État ».
[Bruley, 2004, p. 285-293] La proposition d’Allard est repoussée par
les députés, par 494 voix contre 68, avant même l’examen du texte de
loi. Tous les amendements proposés par Allard seront ensuite refusés
avec des scores équivalents. Démoralisé, celui-ci finit par retirer,
début juin, tous ceux qu’il comptait encore soumettre au Parlement.
Le second refus s’oppose à la laïcité autoritaire d’Émile Combes,
radical, président du Conseil, auteur d’un projet de loi de séparation
déposé à l’automne 1904. Libre-penseur spiritualiste, Combes relie
liberté de conscience et gallicanisme. Il veut contrôler les institutions
religieuses et supprimer les congrégations qui ne s’inscrivent pas
dans des liens concordataires et représentent, selon lui, une manière
5. C’est-à-dire les cultes catholique, israélite, luthérien et réformé.
Une laïcité conviviale
195
particulièrement obscurantiste d’être chrétien. L’État rend donc
service à la vraie religion en l’épurant. Dans la tradition gallicane
de recherche d’un catholicisme éclairé, la séparation est, alors, avant
tout, celle du catholicisme français et de Rome. Les religions gardent
des liens de subordination à l’État [Baubérot, 1990, p. 60-69].
Combes quitte la présidence du Conseil en janvier 1905 et,
progressivement, la proposition de loi rédigée par la commission
parlementaire supplante son projet. Pendant la discussion de la loi,
on retrouve une perspective « combiste » dans certains amendements.
Par exemple, l’amendement du radical Jean Bepmale refusant aux
Églises la possibilité d’acquérir la « personnalité civile » (155
pour/425 contre) et celui du radical-socialiste Charles Chabert visant à
interdire le port de la soutane dans l’espace public, avec des arguments
analogues à ceux invoqués aujourd’hui contre les tenues et signes
religieux « ostensibles » [Baubérot, 2012, p. 185-188]. Ce dernier
amendement a été repoussé par 391 voix contre 184.
Le troisième refus concerne la laïcité, libérale mais stricte, de
Ferdinand Buisson, député radical, président de la commission
parlementaire. Pour Buisson, la séparation doit assurer la liberté de
conscience des individus. Ceux-ci peuvent, s’ils se veulent, librement
s’associer, sans que cela concerne directement l’État. « Avec la
séparation », déclare-t-il lors des débats, « l’État ne connaît plus
l’Église en tant qu’entité ou que hiérarchie officielle (…) Mais l’État
connaît des citoyens français catholiques ». Ces derniers peuvent
exercer leur liberté « sur la seule base admise en démocratie, celle
de l’association libre et volontaire » [Baubérot, 2006, p. 151]. Dans
la logique de la première partie de la loi de 1901 sur les associations,
l’organisation collective de la religion s’inscrit dans le prolongement
de la liberté individuelle. Cela conduit à introduire un fonctionnement
démocratique dans les associations cultuelles. Celles qui seront
dépositaires des églises catholiques, propriété publique, pourront,
si elles le souhaitent, se détacher de leur hiérarchie et de Rome pour
former un « catholicisme républicain ».
Socialiste antijacobin, Aristide Briand, soutenu par ses collègues
Jean Jaurès et Francis de Pressensé, défend une autre optique : les
organisations religieuses existent, elles possèdent leurs propres
règles (le droit canon, l’organisation hiérarchique pour l’Église
catholique), et l’État doit en tenir compte, même si ces organisations
ne sont plus pourvues de caractère officiel. L’appartenance
196
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
collective n’est plus, alors, seulement le prolongement de la liberté
individuelle, elle constitue une dimension de la liberté de conscience,
avec ses contraintes propres, car les individus existent toujours en
interrelation. On est loin de « l’universalisme abstrait » ! L’enjeu
pratique s’explicita lors du débat décisif sur l’article 4 de la loi.
Celui-ci dévolue les édifices religieux aux associations cultuelles
« se conformant aux règles générales du culte dont elles se proposent
d’assurer l’exercice » ; en clair : aux associations catholiques qui se
soumettront aux évêques et au pape. Les catholiques qui voudraient
faire dissidence devront trouver leurs propres lieux de culte.
La culture syndicaliste de Briand, l’option socialiste partagée
avec Jaurès et Pressensé, le conduit à penser l’organisation collective de façon différente des parlementaires radicaux. La nouveauté
consiste à appliquer cette conception aux rapports de la religion
et de l’État. Elle est exprimée, de façon assez générale, comme un
plaidoyer en faveur d’une « loi de liberté ». Le Conseil d’État la
situe dans la filiation de John Locke [Conseil d’État, 2004, p. 393].
Cette quatrième position l’emporte sur la troisième, après un débat
très animé [Mayeur, 2005, p. 369-399], par 374 voix contre 2006.
Selon le quotidien catholique La Croix (25 avril 1905), Ferdinand
Buisson est « blêmi par la défaite », alors même que Jean Jaurès
s’écrie : « La séparation est faite. » Constatant que « des mots
irréparables s’étaient croisés » entre les membres du Bloc des
gauches, le journaliste conclut : « Quels “singuliers vainqueurs” ! »
[Baubérot, 1990, p. 75].
Mais l’Assemblée avait déjà fait un pas vers une telle perspective
en votant l’amendement Sibille (287/281) établissant la possibilité
pour la puissance publique de rémunérer des aumôniers, dans les
lieux clos, afin d’assurer la « liberté des cultes ». De même, elle
élargira la possibilité de « manifestations religieuses sur la voie
publique » (294/255) en supprimant les restrictions du régime
des cultes reconnus, et instaurera la « jouissance gratuite et illimitée » des édifices religieux propriété publique (310/70 et… pas
mal d’abstentions7).
6. Cette majorité incluait des adversaires de la séparation ne pratiquant pas la
« politique du pire ».
7. La proposition de les louer 5 % de leur valeur fut repoussée (475/98).
Une laïcité conviviale
197
Une laïcité libérale qui se heurte au refus du pape
Dans ce modèle, la religion devient « affaire privée », au sens
de choix personnel, mais elle n’est nullement réduite à la « sphère
privée » ou « intime », comme certains le prétendent aujourd’hui.
Il existe une visibilité légitime de la religion dans l’espace public
(vêtements, processions), et donc une disjonction complète entre
laïcité et sécularisation [Baubérot, Milot, 20118]. Si les différents
articles ont été adoptés par des majorités politiquement variables,
la gauche et la droite se reforment lors de l’adoption de la loi
(341/233). Mais les interventions montrent que personne n’est
vraiment satisfait. Équilibre de funambule, la loi frustre non seulement beaucoup de catholiques, mais aussi beaucoup de républicains.
Les premiers regrettent la perte de l’officialité concordataire et se
demandent comment le clergé vivra sans le financement de l’État ;
les seconds craignent la liberté donnée à une Église catholique
qui devient, en conséquence, plus « menaçante » que jamais. Cet
équilibre des frustrations, et des peurs à surmonter, fera de cette
loi une loi conviviale et, lors du centenaire de 2005, tous les partis,
toutes les organisations religieuses et philosophiques de quelque
importance s’en réclameront. La loi de 1905 s’avère consensuelle…
un siècle après !
Lors du vote de la loi, Briand affirme : « La réforme ainsi faite
sera d’une application facile. » Mais si les évêques, en mai 1906,
approuvent la création d’associations cultuelles « canoniques et
légales » (48/26), ce vote, transmis à Rome, reste secret. Le pape
Pie X craint une contagion de l’exemple français dans d’autres
pays latins et estime une « franche persécution » préférable à « des
accommodements trompeurs », comme l’a établi l’historien britannique Maurice Larkin (qui a eu accès aux archives du Vatican)
[Larkin, 2004 p. 195-228]. Le souverain pontife ordonne, en conséquence, aux catholiques de ne pas appliquer la loi (encyclique
Gravissimo Officii, août 1906). En quelques mois, 40 000 procèsverbaux d’infractions vont être rédigés !
8. Un exemple : beaucoup de prêtres et religieux changeront d’habits, après
Vatican II, mais la laïcité n’aura rien à y voir. Au contraire, dans les années 1950,
l’abbé Pierre et le chanoine Kir siègent en soutane à l’Assemblée nationale.
198
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Va-t-on vers un « délit de messe » ? Non, le gouvernement fait
adopter une nouvelle loi (2 janvier 1907) dont Briand donne explicitement l’objectif :
« Mettre l’Église catholique dans l’impossibilité, même quand elle le
désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. […] Elle sera dans
la légalité malgré elle. » Si elle veut « continuer la lutte », poursuit-il,
« il faudra que le pape donne ordre aux curés de cesser l’exercice du
sacerdoce, de déserter les Églises, de pratiquer le culte privé » [Mayeur,
2005, p. 187].
Connaît-on, dans l’histoire de la République, d’autres lois dont le
but proclamé consisterait à maintenir un groupe social, malgré lui,
dans la légalité ?
Bien sûr, il ne fut pas simple de faire accepter à la majorité républicaine, et notamment aux parlementaires déjà réticents face au
libéralisme de la loi, de nouveaux accommodements rendant possible
l’exercice du culte catholique9, bien que les prêtres soient désormais
(et resteront jusqu’en 1924) « sans titre juridique ». À un moment,
lâché par ses propres amis (Clémenceau et Jaurès), Briand se trouve
à deux doigts d’être désavoué. Il quitte alors l’enceinte parlementaire,
mettant les siens devant leurs responsabilités. Au total, trois lois complémentaires sont adoptées : la loi du 2 janvier 1907 sur l’exercice
du culte, celle du 28 mars sur les réunions publiques et, enfin, la loi
du 13 avril 1908 sur l’attribution des biens ecclésiastiques. Leur
inventivité permet d’établir le calme, malgré le désir d’en découdre
de Rome10 et de certains catholiques. Pour les laïques intransigeants,
chacune de ces lois marque un recul. Cependant, on peut dire que,
paradoxalement mais significativement, c’est en perdant des batailles
que la laïcité de 1905 gagne la guerre ! Cette laïcité-roseau, qui a plié
sans rompre, réussit là où des laïcités-chênes auraient probablement
échoué.
Pour comprendre la complexité de cette affaire, il faut également
indiquer que, mis à part des « élites » bien informées, le peuple
catholique pouvait craindre que le libéralisme de la loi de 1905 ne soit
9. Et l’arrêt des « inventaires » pourtant réclamés, au départ, par le centre-droit
comme une garantie de non-spoliation, mais que l’Action française transforme parfois
en affrontements.
10. Ainsi, la loi du 28 mars s’avère nécessaire parce que Rome demanda aux
« fidèles » de ne pas respecter les dispositions de la loi du 2 janvier qui permettaient
l’exercice du culte catholique malgré l’absence d’associations cultuelles formées
selon la loi de 1905.
Une laïcité conviviale
199
qu’un « leurre » : celle-ci avait été votée par la majorité parlementaire
qui avait soutenu Combes, et Bepmale, vice-président de la Chambre,
l’avait qualifié de « loi provisoire […] étape nécessaire dans la marche
vers la laïcisation intégrale ». Pourtant, dès 1906-1909, quelques
affaires portées au contentieux montrent que le Conseil d’État,
auparavant combiste, se situe désormais dans l’optique de Briand
(qui avait déclaré : quand un doute se produira, « c’est la solution la
plus libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur »).
Dans la course-poursuite pour obliger l’Église catholique à se trouver
au bénéfice de la liberté, se produit une conséquence paradoxale de
l’article 4 : le Conseil d’État, lors d’un conflit entre deux prêtres,
dévolue l’église au prêtre qui, fidèle à Rome, refuse en conséquence
d’appliquer la loi de 1905 et de créer une association cultuelle, contre
le prêtre qui veut se conformer à la loi et donc transgresser l’interdit
papal [Baubérot, 2005,p. 117-119] !
De façon générale, le raisonnement de la jurisprudence inverse le
rapport entre l’ordre public et la liberté. Avant 1905, celle-ci n’existait,
même pour le catholicisme, qu’à la condition « de se conformer aux
règlements de police » (art. 1 du Concordat) et le Conseil d’État
avalisait, en général, les limitations portées à la liberté des cultes.
« Après la séparation, au contraire, la liberté des cultes [y compris dans
ses « manifestations extérieures »] constitue une limite au pouvoir de
police du maire » [Amédro, 2011, p. 594].
Dans l’écrasante majorité des cas, les arrêts litigieux seront annulés.
À la fin des années 1920, les juristes catholiques eux-mêmes se
félicitent de la jurisprudence établie, suite à la loi de 1905. Entretemps, en 1923-1924, un accord entre Briand et le Saint-Siège a rendu
légale la situation des paroisses catholiques (création d’associations
diocésaines). Mais la pacification religieuse se trouvait déjà instaurée
en fait depuis plus d’une décennie.
Les caractéristiques d’une laïcité conviviale
On a tendance, rétrospectivement, à considérer comme normale
qu’une telle pacification ait eu lieu. Or, au départ, ce n’était nullement
le cas de figure le plus plausible. Les minorités actives, qui affirmaient
représenter les « deux France », voulaient en découdre et elles
continuèrent leur affrontement sur le terrain scolaire. Mais, après
200
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
1905, leur querelle ne revêt plus l’aspect d’un conflit frontal, même
si elle suscite toujours maintes passions. Si la « question scolaire »
entre l’école publique et l’école privée dure jusqu’en 1984, en 1946,
la laïcité devint une caractéristique constitutionnelle de la République
française, alors que le président du Conseil était membre du parti
démocrate-chrétien MRP.
La loi de 1905, et les trois lois qui la complétèrent, furent
des lois conviviales11 car elles permirent le passage d’une laïcité
exclusive, instrument de combat d’une France contre l’autre, à une
laïcité inclusive, processus de réconciliation des « deux France ». Ce
caractère convivial comporte trois éléments :
– d’abord, la reconnaissance, de la part de la République, qu’il
existe légitimement chez l’autre du non-négociable, choquant peutêtre, mais constitutif de son identité (le fait que l’Église catholique
n’est pas, en interne, une démocratie). Les artisans de la loi ont recherché si, sans renier leurs propres principes, ils pouvaient tenir compte
de cet élément. Pour se faire, ils se sont demandé comment d’autres
pays démocratiques avaient réussi à séparer la religion et l’État : la
formule de l’article 4 fut trouvée « dans certains États américains »
et en Écosse où elle avait permis de résoudre la situation d’une Église
séparée de l’État [Larkin, 2004, p. 191]. La laïcité s’est établie en
France en bénéficiant de l’apport d’autres nations ; elle ne s’est pas
comprise comme une « exception française12 » ;
– ensuite, la capacité de concevoir un avenir différent de l’horizon conflictuel qui borne le présent : les promoteurs de la loi eurent
la vision utopique d’un catholicisme acclimaté à la laïcité. Jean
Jaurès, notamment, indiqua que, dans le futur régime de la séparation, le catholicisme ne serait plus protégé « par la carapace abolie
du Concordat » contre « les impressions de laïcité qui lui viendront
de [ses] fidèles eux-mêmes13 ». Les lendemains de la loi lui donnent
tort (condamnation du modernisme en 1908, du Sillon en 1910), mais
le long terme lui donne raison et des théologiens français ont été les
maîtres à penser de Vatican II ;
11. Mais la loi de 1905 ne fut jamais appliquée en Algérie, malgré les demandes
récurrentes de certains musulmans [Baubérot, 2012, p. 76-78].
12. Au contraire : le rapport de la commission parlementaire, rédigé par Aristide
Briand, comporte un chapitre sur les laïcités étrangères qui a été enlevé lors de sa
réédition, en 2005, par l’Assemblée nationale.
13. Jean Jaurès, La Dépêche du Midi, 21 avril 1905.
Une laïcité conviviale
201
– enfin, la volonté et la possibilité politique d’agir autant en fonction
de cet avenir utopique qu’en fonction du conflit présent. Ainsi, Briand
et ses amis se donnèrent les moyens de parvenir à une certaine
pacification, à une laïcité (alors !) inclusive.
Cette laïcité inclusive marque encore la jurisprudence, mais elle
coexiste aujourd’hui avec une autre laïcité. En mai 2003, le député
UMP François Baroin remet un rapport au Premier ministre intitulé,
de façon significative, Pour une nouvelle laïcité [Baubérot, 2012,
p. 40-43]. Baroin a bien conscience de tourner le dos à la laïcité historique mais, explique-t-il, il faut que la laïcité devienne « une valeur de
la droite ». Selon lui, c’est possible car la gauche se montre favorable
à la « promotion des droits de l’homme ». Or « à un certain niveau,
affirme-t-il, la laïcité [la nouvelle laïcité !] et les droits de l’homme
sont incompatibles ». L’étude du juriste Pierre-Henri Prélot [2011,
p. 25] montre « qu’en dépit des idées communément reçues [la] loi
[du 11 octobre 201014] s’inscrit en contradiction profonde avec la loi
de 1905 ». Briand avait d’ailleurs lui-même déclaré « qu’en régime de
séparation » le vêtement à caractère religieux devient, dans l’espace
public, « un vêtement comme les autres ». La nécessaire neutralité
est celle de la puissance publique, qui doit être impartiale. Il s’agit
donc d’un moyen au service d’une fin : la liberté de conscience15.
En étendant peu ou prou le principe de neutralité à l’espace public,
ce principe est dévoyé. Un précédent dangereux est effectué. Il n’est
alors guère étonnant, qu’au bout du compte, Marine Le Pen puisse
invoquer une laïcité qui n’est plus celle de 1905.
Bibliographie
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français », Cosmopolitiques, n° 16, p. 133-143.
Amédro Jean-François, 2011, Le Juge administratif et la séparation des Églises
et de l’État sous la Troisième République. Thèse soutenue à Paris II.
14. Interdisant la dissimulation du visage dans la totalité de l’espace public (avec
un ensemble d’exemptions qui font que la loi ne s’applique qu’au nicab).
15. C’est ce qu’ont rappelé les juristes auditionnés par la mission parlementaire
sur le voile intégral [Assemblée nationale, 2010]. J’ai moi-même, lors de mon audition,
effectué une différence entre le « réversible », où l’on tente de « convaincre » et
« l’irréversible » (où il est nécessaire de « contraindre ») [Baubérot, 2012, p. 169-176].
202
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Assemblée nationale, 2010, Rapport d’information au nom de la Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, La
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Baubérot Jean, 2013, « Morale et laïcité », L’OURS, recherche socialiste,
n° 64-65, juil.-déc., p. 53-63.
– 2012, La Laïcité falsifiée, La Découverte, Paris.
– 2007 (1re éd. 2005), Émile Combes et la princesse carmélite, improbable amour,
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– 2006, L’Intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues.
– 2005, « La loi de 1905 est plus qu’une loi », in Zarka Y.-C. (dir.), Faut-il réviser
la loi de 1905 ? PUF, Paris, p. 105-131.
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Baubérot Jean, Milot Micheline 2011, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris.
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Mayeur Jean Marie, 2005 (1re éd. Julliard, 1966), La Séparation des Églises et
de l’État, L’Atelier, Ivry-Paris.
Prélot Pierre-Henri, 2011, « Les signes religieux et la loi de 1905. Essai d’interprétation de la loi portant interdiction de la dissimulation du visage dans
l’espace public français à la lumière du droit français des activités religieuses », Société, Droit & Religion, CNRS éditions, n° 2, Paris, p. 25-46.
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Poulat Émile, en collaboration avec Maurice Gelbard, 2010, Scruter la loi de
1905, Fayard, Paris.
Rétablir la confiance en ravivant
le sens du vivre-ensemble
Pierre-Olivier Monteil
Ces temps-ci, les Français sont pessimistes et négatifs, si bien que
les réformes les mieux conçues peinent à trouver l’adhésion parce
qu’elles butent sur le soupçon. Comment y remédier ? En favorisant
la confiance, qui rend le jugement plus serein et l’avenir désirable.
La confiance peut puiser à deux sources : notre propre expérience
du passé et la confiance que d’autres nous témoignent. Aujourd’hui
synonyme de grandeur perdue pour les Français, l’histoire récente est
cependant d’un piètre recours, en l’occurrence. Reste l’autre piste :
nos relations avec nos semblables. Une volonté politique peut, avec
patience et ténacité, susciter une humeur et un milieu favorables en
ravivant le sens du vivre-ensemble. On verra que cela suppose d’agir
pour la liberté, en desserrant certaines contraintes, et d’agir par la
norme contre ce qui s’oppose à cette liberté.
Pas plus qu’elle ne se décrète, la confiance ne se dicte, fût-ce
par les plus subtiles des stratégies de la communication politique.
Elle ne peut que résulter d’un climat, qui procède lui-même d’une
manière d’agir. Ce n’est pas l’affaire d’une tactique, encore moins
d’un grand soir, mais d’une méthode qui conduirait à passer l’une
après l’autre les réformes envisagées au tamis des conditions de la
confiance, qu’on se propose de spécifier ici. L’enjeu traverse les
trois registres économique, politique et identitaire. Si la confiance
fait aujourd’hui défaut, on peut formuler l’hypothèse que c’est le
fait d’un triple désenchantement affectant les Français dans ces trois
ordres enchevêtrés, déception qu’il s’agit à présent de surmonter.
204
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Rétablir la confiance en économie : humaniser l’échange
Parce qu’il tend à centrer l’attention sur les biens échangés en la
détournant des personnes, l’échange marchand favorise l’indifférence,
puis le cynisme et le soupçon. Rétablir la confiance invite à privilégier
la dimension de reconnaissance entre des protagonistes qui,
symboliquement, se donnent dans ce qui est échangé. La confiance
en soi comme en l’autre se nourrit alors mutuellement, suscitant la
confiance en la relation, dans le projet, dans l’avenir, dans le temps luimême. Au rebours de l’extension croissante de la logique marchande
et son effet dissolvant sur la civilité et les solidarités, l’enjeu consiste
donc à renouer avec le sens de l’action libre qui permet la rencontre.
Par contraste, cette approche marque l’insuffisance des approches
qui réduisent la confiance à un enjeu de lisibilité de l’avenir, de
transparence, de conventions, de stabilité des situations et, en
définitive, d’une connaissance qui renseignerait sur le futur. Si le
souci de transparence est quant à lui un contresens (car la confiance
est au contraire ce qui permet d’avancer en quelque sorte les yeux
fermés sans tout vérifier), la visibilité a son importance, comme tout
ce qui y contribue. Mais cela ne dit rien de l’énergie qui nous met
en mouvement dans l’action en confiance. Tenir cette dimension
dans l’implicite revient alors à postuler un individu à la volonté
souveraine, entièrement autodéterminé, une pure intelligence qui
fraye sa voie en décryptant l’information en chemin. À l’inverse,
considérer l’autre en tant que celui qui me donne confiance ajoute la
dimension éthique d’une reconnaissance, explicative de la dynamique
par laquelle je passe de mes potentialités à l’effectivité d’un acte
habité par l’estime de soi.
Par sa dimension relationnelle, une telle approche réplique à
l’idéologie que prône le management néolibéral dans la sphère du
travail. Aujourd’hui, l’obsession du reporting dissuade l’entraide
informelle et disperse le collectif. Évalué à l’aune de ses performances
individuelles, le manager est entièrement méritant, il ne doit
rien à personne. Bientôt, il s’identifie lui-même à ses propres
accomplissements : c’est la « culture du résultat », pensée déterministe
incapable de concevoir l’acte libre parce qu’elle fait découler l’action
qui convient de l’application d’un process, d’un savoir managérial,
d’une logique qui rend les conduites prévisibles. Ainsi encadré et
orienté par des normes, le travail perd sa dimension d’expressivité et
Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble
205
se réduit à l’exercice d’une raison utilitariste qui optimise son intérêt
et s’autoévalue à l’aune des critères d’un contrôle social anonyme.
La culture du résultat se prolonge dans des politiques de
« rémunération globale » qui minent le lien en rendant quitte de
tout. L’engagement est rétribué ou il n’est pas. Aussi la condition
au travail décrit-elle, de plus en plus, un espace dans lequel tout se
calcule au royaume du chacun pour soi, voire de l’incivisme. Ce
n’est pas tout. La visée principale qui anime le manager – le souci
de son employabilité – est sans garantie de succès. Rien ne l’assure
que les expériences accumulées lui permettront de trouver un nouvel
employeur en cas de coup dur. Il lui reste donc à se prémunir contre
ce risque en maximisant ses propres gains le plus vite possible. C’est
ainsi que le travail s’exerce aujourd’hui dans le registre de la survie.
Rétablir la confiance en ce domaine suppose de réhabiliter la
dimension d’appartenance consentie à un collectif, par la reconquête
des valeurs de coopération sur la logique de compétition. L’Étatemployeur pourrait s’en faire le promoteur exemplaire en cessant
de reproduire les pratiques du management néolibéral qui prévalent
en entreprise. Serait exemplaire le fait que, pour autant, il ne s’érige
pas en modèle mais que sa réussite suscite des émules par ellemême. Réussite il y aurait, en effet, car le travail cesserait alors d’être
seulement le contraire du chômage pour constituer l’une des formes
de l’action en commun qui se déploierait du cercle des proches au
gouvernement de la Cité. Il s’agirait, non de renoncer à une liberté,
mais de s’engager en personne pour fournir sa contribution volontaire
à la société. Considéré sous cet angle, le demandeur d’emploi luimême apparaîtrait au recruteur comme porteur d’une offre originale.
Il serait moins le candidat conforme aux exigences prédéfinies d’un
poste à occuper que l’apporteur d’un projet qui élargit la visée de
l’entreprise collective à laquelle il se rallie.
Les bénéfices que suggèrent de telles perspectives sont d’ordre
économique (productivité, innovation, dynamisme des territoires…),
social (création d’emplois) et politique, le travail retrouvant sa
fonction de socialisation par la pratique permanente du compromis
dans l’action à plusieurs. Cela requiert en corollaire d’agir par la
norme pour remettre la finance à sa place et moraliser l’économie,
afin qu’elle serve la collectivité au lieu de l’assujettir.
Miser sur la quête du sens au-delà du seul bien-être pourrait
constituer un nouveau Progrès, reprise rectifiée de celui en lequel la
206
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
confiance s’est perdue : une pédagogie pour recommencer autrement
en privilégiant les relations et les fins sur la technique et les moyens.
Au temps des Trente Glorieuses, le Progrès donnait son contenu
au projet démocratique. On perçoit que réhumaniser l’échange
aujourd’hui contribuerait à raviver le politique en même temps que
l’économie en fournissant un nouveau souffle à cette visée.
La confiance en politique : favoriser la reconnaissance
entre gouvernants et gouvernés
Le problème de la confiance en politique peut s’appréhender à
partir du jeu de massacre que tendent à devenir les scrutins. Si, pour
l’électeur, la tentation devient si forte de « sortir les sortants », c’est
en partie du fait de ne pas se sentir assez partie prenante, faute d’avoir
été sollicité plus souvent. Car la concertation entretient la confiance,
qui donne sa chance à la durée. Cela milite pour développer la
démocratie participative et, symétriquement, pour limiter la politique
professionnelle. Dès lors, il n’y aurait plus, d’un côté ceux qui savent
et décident et, de l’autre, les ignorants qui subissent et avalisent.
Cela entraînerait la réhabilitation des vertus de la discussion, tant
avec les électeurs qu’au sein des instances délibérantes. L’ensemble
convergerait pour favoriser la reconnaissance entre gouvernants et
gouvernés, potentiellement dans les deux sens du mot.
En outre, la coopération, le dialogue social, l’échange nonmarchand sont en eux-mêmes, on l’a dit, un apprentissage permanent
du compromis. C’est le ferment d’une éthique qui puise dans l’action
à plusieurs un sentiment de cohésion. Par sa vitalité, la société peut
devenir ainsi le milieu nourricier d’une humeur qui pointe en direction
du rassemblement que visent par ailleurs les gouvernants. Cela conduit
à revisiter les instances qui font médiation entre l’État et le citoyen
(syndicats, partis, associations…) afin de faciliter l’engagement dans
les activités engendrées par le temps libre, lui-même à développer.
L’enjeu serait de raviver le sentiment d’un « nous » porteur d’une
confiance en l’avenir qui, retournant la peur de l’autre en peur pour
l’autre, s’affirmerait non pas contre mais avec et parmi.
Réciproquement, les gouvernants peuvent contribuer pour leur
part à la confiance des gouvernés en adoptant une posture soucieuse
d’actualiser leur légitimité à l’aune de ce sens du souhaitable
Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble
207
qui émane de l’opinion, à concilier avec le sens du possible qui
incombe aux gouvernants. Cela conduit à rechercher l’adhésion par
consentement et discussion, à travers un discours qui en appelle à
la capacité du citoyen de voir loin et de grandir en autonomie. Par
son souci de cohérence entre les paroles et les actes, entre ce qui est
demandé à l’autre et exigé de soi, entre court terme et plus long terme
comme aussi par sa visée d’un débat exigeant qui élève et honore la
Cité, signifiant que la société se respecte, ce discours tranche avec
l’action brutale, la provocation, les petites phrases, l’esprit partisan.
Pour que le débat ait lieu, encore faut-il qu’il fasse la part égale
à l’expertise et aux convictions, au service d’un projet qui nous
réconcilie avec l’Histoire par la visée d’un récit : celui d’une identité
collective en devenir. À la différence de l’horizon abstrait d’un
objectif technique, si pertinent soit-il (tel qu’« inverser la courbe du
chômage », par exemple), le projet imagine et formule le sens d’un
avenir collectif désirable et les modalités vécues et consenties qui
permettront d’y parvenir. Loin de se réduire à une question d’habillage,
l’enjeu consiste à désigner ce qu’il nous est possible d’espérer afin de
l’entreprendre avec conviction. Subvertissant l’opposition simpliste
entre éthique de conviction et éthique de responsabilité (qu’on attribue
à tort à Max Weber alors qu’il est le premier à la nuancer), le « nous »
collectif rassemblerait alors des citoyens porteurs d’une responsabilité
convaincue et de convictions responsables, fédérées par un projet.
Il y serait question d’une société qui équilibre le sens de son
unité par celui de sa pluralité, qui concilie identité et altérité dans
le compromis, égalité et liberté dans la fraternité. La règle générale
instruite par l’expérience, la pratique du face-à-face au lieu de son
évitement dans le formalisme, l’humanisation par le dialogue plutôt
que décrétée d’en haut constitueraient un horizon par lequel le
politique en appellerait en confiance à la société, avant de trancher.
Il s’agirait de renouer avec le sens utopique qui, dans les années 1960
et 1970, émanait de la société, avant que le néolibéralisme ne détourne
ces idéaux de liberté au profit du chacun pour soi du marché. On
perçoit que rétablir la confiance en politique œuvrerait déjà, à travers
la dynamique du projet, à la rétablir dans le troisième registre, celui
d’une identité vivante, plastique, en marche vers l’avenir.
208
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Confiance et identité nationale
Qu’elle soit individuelle ou collective, l’identité réside dans une
histoire spécifique parce qu’unique, à nulle autre pareille. Cette
histoire est celle de l’expérience passée, qui constitue l’autre source
de la confiance quand elle encourage à se projeter dans l’avenir,
disions-nous en commençant. Encore faut-il pour ce faire que la
mémoire s’en souvienne autrement que comme d’un passé obsolète,
impropre à préparer le futur. Pour que l’identité soit vivante, il faut
donc que la mémoire le soit aussi, en sorte qu’elle ne relègue pas les
actions révolues dans un passé dépassé que tantôt elle oublie, tantôt
elle muséifie.
Tel est pourtant ce qui se produit aujourd’hui dès lors que le
siècle écoulé se lit comme le récit d’une grandeur perdue. En France,
l’État s’est construit au nom d’un destin national voué à l’universel
qui créait de l’unité par renoncement de ses composantes à leurs
particularités. Or la construction européenne peut faire craindre à
présent que l’Hexagone se fonde dans un ensemble encore plus vaste,
perspective d’autant plus redoutée que le projet initial semble s’être
dissous dans le marché. Tel serait le résultat de l’adaptation de la
société française engagée depuis trente ans au nom de la « modernisation ». Telle serait la vérité de la nouvelle épopée qui, dès les années
1950, devait répliquer à la décolonisation. D’où le sentiment d’un
marché de dupes qui s’empare de nombre de Français, outrés que leurs
efforts ne soient pas mieux récompensés et s’estimant abandonnés.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’identité nationale se diffracte
en une juxtaposition d’identités sociales, culturelles, corporatistes :
la mémoire se replie dans une humeur victimaire et revendicatrice
chargée de ressentiment tant envers le passé qu’envers le collectif1.
Ce dépit général empêche de tirer profit de l’expérience passée
et de discerner dans le chemin parcouru les motifs qui donneraient
confiance en ce « nous » que nous sommes aujourd’hui. Il nous rend
incapables d’approuver ce que nous avons fait et de croire encore à ce
que nous faisons. Mais la réplique peut venir d’une reconnaissance
mutuelle entre les parties du tout, sous l’égide du politique. Car la
confiance retrouvée fournit les ressources pour revisiter le passé com1. Voir sur ce point le remarquable article de Pierre Nora [2010], « Les avatars
de l’identité française ».
Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble
209
mun en portant sur lui un regard bienveillant. Ainsi réconciliée avec
elle-même, la société française le serait aussi avec son histoire, tandis
que le futur ne serait plus à craindre. Il ne serait plus tant question de
rêves déçus et de déclin français sur fond de manquements, voire de
double langage, de l’État, que du plaisir métissé d’être ensemble. Il
en émanerait une nouvelle grandeur, bien différente de celle que les
nostalgies de la puissance perdue vont rechercher « avant-guerre ».
Certes, l’identité française a connu l’épreuve de l’affaiblissement
de sa puissance et de l’amenuisement progressif de son projet, ce
qui se cristallise à présent dans le thème omniprésent quoique le
plus souvent implicite de la souveraineté. Mais cette intrigue peut
se relire autrement. Dès 2014, cela consisterait par exemple à se ressourcer aux fraternisations transfrontières des tranchées, à la faveur
des commémorations de la Grande Guerre. Cette réinterprétation
du passé se révélerait porteuse de libres solidarités et de visions de
souveraineté partagée. Elle fournirait à la construction européenne
l’élan et l’épaisseur humaine que la logique du Grand marché ne
saurait lui apporter. On perçoit que rétablir la confiance des Français
en eux-mêmes à l’aune de leur histoire contribuerait de la sorte à
renforcer en retour la confiance en économie comme en politique
par un horizon élargi au-delà des frontières de l’Hexagone.
Et le chômage ?
Et cependant il y a le chômage de masse. La défiance des
Français s’y enracine, et il serait tentant de penser, au rebours des
développements qui précèdent, que le rétablissement de la confiance
passe avant tout par des mesures d’ordre économique propres à y
remédier. Ce serait méconnaître pourtant que les comportements
économiques procèdent d’une manière de voir qui en fait un enjeu
culturel. Par son ancienneté, sa persistance, son ampleur, le chômage
ne fait-il pas bel et bien partie d’un système, qui n’est autre que la
société de l’exclusion tout entière ? Effet d’une manière d’agir, il
est le reflet d’une pensée, l’ombre portée d’une culture qui traite à
grande échelle et sans pitié l’humain comme un moyen. Ce n’est
donc pas seulement la logique financière mais la raison instrumentale
qu’il faudrait remettre à sa place pour corriger l’usage rigoriste
qui en est fait. Dans les années 1970, on disait la société française
210
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
bureaucratique et « bloquée » [Crozier, 1970]. À partir des années
1980, la réplique a, pour une large part, consisté à s’en remettre moins
à l’État et à miser davantage sur le marché. Un cycle plus tard, sans
doute peut-on considérer que le pays de Descartes s’est figé dans un
nouveau dogmatisme qui se traduit par d’autres rigidités.
Mais, vu sous cet angle, le problème nous dépasse. Les réformes
systémiques sont improbables, et modifier les modes de pensée ne
se décrète pas, à supposer que cela soit même légitime. Il demeure
pourtant qu’on ne peut soigner le mal du chômage indépendamment
de son biotope, ce milieu de culture dont il émane. La réplique
pourrait alors consister à englober les mesures techniques dans une
approche plus large portant sur le contexte. Il s’agirait d’assouplir
les habitudes de pensée, les représentations et les pratiques sans
pour autant enrégimenter les conduites. Ce pourrait être le fait
d’une thérapeutique que la société s’administrerait à elle-même en
surmontant crispations, raideurs et autres simplismes de la logique
binaire dans le compromis ordinaire. C’est ce que font, peut-être
sans le savoir, les sociétés à faible taux de chômage. Raviver le
vivre-ensemble permettrait ainsi de lutter à la fois contre le manque
de confiance et contre le chômage de masse.
Les Français ne seraient peut-être pas hostiles à cette idée, si
l’on se fie à ce récent sondage d’après lequel, pour 54 % des personnes interrogées, ils se font confiance à eux-mêmes pour relancer
la croissance, davantage qu’à l’État (13 %) ou même aux entreprises
(43 %)2. Cette opinion semblera peut-être moins surprenante si on
la rapproche du constat partagé par 64 % des mêmes sondés selon
lequel les difficultés que rencontre la France actuellement ne sont
pas une crise mais une mutation profonde et durable de la société.
À tout le moins de telles appréciations sont-elles compatibles avec
la perspective qu’un nouveau cycle puisse s’ouvrir sous nos yeux.
Après les Trente Glorieuses centrées sur l’État, après les « Trente
Néolibérales » centrées sur le marché, il se caractériserait par le rôle
majeur de la société.
Une telle approche appelle une autre manière d’appréhender les
politiques publiques, à la faveur d’un élargissement des modes de
pensée comparable à celui qu’a suscité la Grande dépression avec
2. Sondage Ipsos réalisé pour Lire l’économie et Le Monde à l’occasion de la
Journée du livre économique. Voir Le Monde daté du 12 décembre 2013.
Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble
211
l’avènement du keynésianisme. De fait, contribuer à promouvoir
la pratique du compromis ordinaire reviendrait pour partie à agir
par « métamorphose », image qu’Edgar Morin oppose à celle de la
« table rase » de la logique révolutionnaire [Morin, 2010 ; 2013].
Étant à la fois autodestruction et autoreconstruction, la métamorphose comporte en effet une dimension de conservation et par là une
moindre radicalité dans la transformation. Cette préoccupation en
direction d’une méthode de changement alternative au volontarisme
de la réforme systémique n’est pas elle-même sans affinités avec
les « transformations silencieuses », ces transformations continues
analysées par François Jullien [2009], telle la neige qui fond ou tels
les enfants qui grandissent, que la pensée chinoise parvient mieux à
cerner qu’un certain usage de la raison occidentale. Sur ce chemin,
ces deux auteurs en rencontrent un troisième, Paul Ricœur, qui met
en avant quant à lui la notion d’agir « de proche en proche » pour
désigner une action qui se propage horizontalement sans imposer, du
seul fait de son exemplarité, à l’instar de ce qui rend communicable
un sentiment aussi personnel que le plaisir esthétique3.
Déployons cette idée et gardons-nous de conclure. Ainsi, donc,
l’expérience singulière d’un plaisir de lecture peut-elle faire un bestseller sous l’effet du bouche-à-oreille que n’avaient pas prévu les
critiques. Elle opère comme le trait d’humour réussi qui, risquant
un énoncé indirect, non littéral, provoque en nous la joie d’éprouver
en sursaut qu’il y ait du commun entre nous, et qu’il procède de
deux libertés qui se rencontrent en se rejoignant sans s’affronter. De
même, l’exemplarité – qui est le contraire de la fausse exemplarité
qui s’affiche – ne prétend pas énoncer une vérité définitive mais
une proposition ouverte, non contraignante, non directive. À travers
une figure qui assume son caractère singulier sans revendiquer une
plus large portée, elle s’en remet à la capacité de l’autre pour être
comprise, réappropriée, suivie et complétée. C’est ainsi – et d’autant
mieux – que se forme en circulant une vérité qui se fortifie et s’élargit
au fil des reprises, sous l’aiguillon du plaisir de la reconnaître et de
la partager en liberté. Paradoxe : le locuteur est mieux écouté s’il
adopte un ton sobre admettant la contingence de son point de vue
que s’il l’expose avec grand sérieux. Cela vaut pour l’action aussi.
3. Pour une étude de cette notion à la fois très discrète et très présente chez
Ricœur, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Ricœur politique [Monteil, 2013].
212
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
En conservant une part de gratuité, comme si le résultat escompté
n’importait qu’à moitié, le geste signifie que la liberté qui l’anime est
si précieuse qu’elle tient compte de celle de l’autre, laissé juge de la
suite. S’effaçant à demi, l’intention s’allège pour que l’acte n’exerce
pas un pouvoir sur autrui, mais un pouvoir avec lui.
De telles propositions sont à la recherche d’un style et d’une
méthode d’action au service de changements en profondeur qu’on
pourrait dire par infusion. Ils sont rendus possibles par une moindre
violence qui préserve la confiance en misant sur l’expérimentation, la
sensibilité et l’imagination, dans une visée de mutuelle émancipation.
Certes, sur le trajet qu’on vient d’esquisser, surgissent des contraintes
et des risques. Mais pour l’heure, il importe avant tout de porter la
contradiction au néolibéralisme sur le terrain qu’il fait passer pour le
sien : celui de la liberté. Car si la liberté vaut pour tous, elle a pour
corollaire la fraternité au moins autant que le marché.
Références bibliographiques
Crozier Michel, 1970, La Société bloquée, Seuil, Paris.
Jullien François, 2009, Les Transformations silencieuses, Grasset, Paris.
Monteil Pierre-Olivier, 2013, Ricœur politique, Presses universitaires de Rennes,
Rennes, p. 330-344.
Morin Edgar, 2013, « L’idée de métamorphose dit qu’au fond tout doit changer »,
L’Humanité, 19 juillet.
— 2010, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 9 janvier.
Nora Pierre, 2010, « Les avatars de l’identité française », Le Débat, n° 159,
mars-avril, p. 4-20.
Création de formes convivialistes
Sylvie Gendreau
Dans ce monde complexe qui est le nôtre, il est amusant de
créer, par petites touches, des moments d’effervescence propices
à la réflexion des uns et des autres sur les formes et tournures que
pourrait prendre une société convivialiste.
Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, d’une réflexion
analytique en profondeur comme le feraient des intellectuels et
des savants. Peut-être même que le mot vision serait plus approprié.
L’idée étant d’élargir au plus grand nombre la possibilité d’imaginer.
Le droit de rêver.
C’est avec cette idée en tête que j’ai fait mon entrée dans le
cercle des convivialistes. Mais comment faire pour unir petits et
grands de différents continents dans un même élan, une hybridation
d’imaginaires portés vers une société du mieux vivre.
C’est un rêve fou, cela va de soi. Mais sans rêves, ni désirs,
jamais nous ne parviendrons à donner des formes concrètes à nos
idéaux sociétaux et démocratiques. J’ai donc fait de Cornélius
Castoriadis1, mon compagnon imaginaire, me convainquant que
cette aventure n’aurait pu que lui plaire. Il en est donc le parrain.
J’espère qu’il ne m’en veut pas de pendre cette liberté en son nom.
Il nous fallait aussi un premier partenaire les pieds sur terre. Je l’ai
trouvé au laboratoire d’Étude et de recherche en environnement
et santé (LERES) de l’École de hautes études en santé publique
(EHESP). La direction a accepté de nous offrir les contenants qui
1. Voir en particulier Cornélius Castoriadis, La Montée de l’insignifiance, Seuil,
Paris, 1996, p. 111.
214
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
porteront nos rêves. Après une longue vie de mesures et d’analyses
de nos impacts humains dans l’air, l’eau et le sol, leurs anciens contenants — éprouvettes, ballons et flacons de toutes sortes — seront
reconvertis pour la création collective d’une œuvre convivialiste.
Un mouvement important, une intention poétique, un parrain
inspirant, une jolie verrerie, les choses commencent à prendre
forme. Il fallait un titre à l’aventure : Bouteilles à la mer a été choisi
pour inviter au voyage vers l’autre, à l’importance de l’eau, de la
nature et de l’aléatoire et aux tempêtes qu’il nous faudra affronter
pour réussir la cocréation d’une société convivialiste.
Mais il manque l’essentiel : Les rêveurs. Qui sont-ils ? Un
et tous. Ceux vers qui nous irons. Ceux qui viendront vers nous.
Depuis le mois de novembre 2013, le travail est en cours. Quatre
compositions ont été créées jusqu’à maintenant : À Namur et à Mons
en Belgique, à Nantes et à Rennes en Bretagne et les prochaines
seront créées à Montréal au Québec. Ensuite, c’est ouvert, nous
attendons les invitations.
Déjà, le début de l’expérience nous apprend des choses
intéressantes :
La première constatation, il faut sortir au grand air, être dans
le mouvement du monde pour faire rêver et réfléchir… Il nous
appartient de créer des moments d’effervescence pour favoriser
l’émergence. La théorie ne suffira pas. Il faut de l’événementiel
et de l’expérientiel pour partager les connaissances et mieux les
intégrer individuellement et collectivement.
Ensuite, il y a un socle commun de désirs. Aux premières questions posées, les réponses qui viennent spontanément sont l’amour,
l’amitié, l’empathie, la solidarité, l’harmonie, la liberté, le partage,
le plaisir, la convivialité… Il suffit parfois de parler de lumière pour
la faire jaillir. Trop de négativisme et de pessimisme tue le désir. Il
est évident qu’il faut dénoncer et expliquer ce qui ne va pas, mais
il est tout aussi important de proposer des pistes de solution et
d’ouvrir des chemins porteurs pour une réinvention.
Finalement, il y a un sentiment de connexion. Tous semblent
ravis de retrouver leurs rêves réunis dans un même flacon. Il y a,
dans les heures qui suivent la cocréation de la composition, un
sentiment de joie palpable, un sentiment de bien-être, parce que,
pour un court instant, tous croient que nous y arriverons.
« L’imagination n’est pas simplement la capacité de combiner
des éléments déjà donnés pour produire une autre variante d’une
Création de formes convivialistes
215
forme déjà donnée, écrit Cornélius Castoriadis, l’imagination est
la capacité de poser de nouvelles formes. »
Voir ses rêves pour inventer les nouvelles formes d’une société
convivialiste, c’est l’invitation que vous fait le projet de création
collective Bouteilles à la mer. Cocréons ces formes. Ne sommesnous pas tous des êtres imaginants ?
Un mode de vie convivialiste à la montagne1
Jacques Beaumier
Je suis artisan du bâtiment dans une commune de montagne, au
cœur du massif de la Chartreuse. Agriculteurs, artisans, commerçants,
employés des services publics ou salariés des entreprises de la
filière bois, ici, nous nous connaissons. Nos voisins sont nos
clients ou nos fournisseurs, nos employeurs ou nos employés. Ici
le travail local engendre naturellement du lien social et les relations
au quotidien reposent largement sur la confiance et la solidarité.
Peut-être que ce témoignage participera à attirer quelques regards
curieux d’universitaires, de sociologues ou de philosophes sur nos
communautés de paysans et d’artisans, que l’on prend volontiers
pour les vestiges d’un monde voué à disparaître. À la lecture du
Manifeste convivialiste et à l’écoute de quelques conférences, j’ai
parfois eu le sentiment qu’on parlait de nous.
Laissez-moi vous raconter un de mes premiers contacts avec
ce territoire. Je venais d’emménager dans ma maison, en cours de
restauration. J’avais besoin de bois sec pour des volets et je me suis
rendu pour la première fois au séchoir du village voisin. Le séchoir
est un bâtiment chauffé à plus de soixante degrés pour ramener
en trois semaines 80 m3 de bois à moins de 20 % d’humidité,
permettant de le travailler sans risque de retrait ou déformation. À
1. J’ai reçu un premier texte de Jacques Beaumier, que je ne connaissais et
ne connais toujours pas, sur le site <www.lesconvivialistes.fr>. Je l’ai trouvé d’une
simplicité étonnamment éloquente. Après deux ou trois échanges par mail, je lui
ai demandé s’il pouvait rassembler ce qu’il avait écrit. J’y trouve un bel esprit
convivialiste. Alain Caillé
Un mode de vie convivialiste à la montagne
217
côté du séchoir, un grand hangar où sont stockées les dimensions
courantes. C’est sous ce hangar que je viens me mettre à l’abri
d’une petite neige froide et lourde tandis que le patron charge un
semi-remorque. Au bout de quelques minutes, il interrompt son
travail pour venir me voir et me demande avec un bon sourire ce
qu’il peut faire pour moi. Il a près de soixante ans, le regard clair
sous la casquette épaisse et le corps massif mais alerte sous la veste
de travail. Je lui explique que j’ai besoin de planches rabotées mais
que je ne peux pas les emmener en quatre mètres et que j’ai oublié
ma scie. Il disparaît quelques instants pour revenir avec l’outil,
s’excuse de ne pas avoir le temps de m’aider, et m’invite à choisir
et recouper tranquillement mes planches, puis retourne manœuvrer
sous la neige. Une dizaine de minutes plus tard, le camion chargé,
il revient vers moi pour me dire qu’il doit s’absenter et de ne pas
attendre son retour. Avant que j’aie le temps de le lui demander, il
ajoute : « Vous voyez la pochette de plastique accrochée là-bas…
Il y a ce qu’il faut pour noter ce que vous aurez pris, avec votre
nom et votre adresse. » Sur quoi, il s’éloigne en me souhaitant une
bonne fin de journée. Pour moi qui venait de passer dix ans dans le
centre-ville de Grenoble, ces quelques mots anodins ont eu un effet
extraordinaire. Un peu comme de sortir d’une de ces machines de
science-fiction à remonter le temps.
Parallèlement au principe de confiance qui impose l’honnêteté,
j’ai découvert ici la rivalité pour la reconnaissance de la compétence
et de l’utilité. Pour l’artisan, il y a, dans chaque réalisation, chaque
intervention, la preuve matérielle de son savoir-faire et de son
utilité dans la communauté — contrairement au travailleur dit
« intellectuel », qui souvent ne peut être rassuré que par l’approbation
de sa hiérarchie, tant sa production est sujette à évaluation subjective.
Il y a une dizaine de jours, je me suis trouvé sans eau courante, avec
le sol extérieur détrempé là où le tuyau d’alimentation entre dans
ma maison. J’ai appelé mon voisin, le plombier de nos villages, qui
a quitté immédiatement son chantier à un quart d’heure de là pour
venir constater le problème et diagnostiquer, par l’intuition et la
réflexion, la rupture probable d’une réparation là où une entreprise
a creusé à l’automne dernier pour enterrer les câbles électriques du
hameau. Il a immédiatement appelé un collègue entrepreneur de
travaux publics, qui était sur un chantier à plus d’une demi-heure
de là, lequel est arrivé une heure plus tard, avec une mini-pelle
218
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
mécanique sur sa remorque, pour creuser délicatement jusqu’à
retrouver la canalisation… et le raccord qui avait effectivement
lâché. N’ayant pas de raccord de remplacement, il a rappelé le
plombier retourné sur son chantier, lequel lui en a apporté un dans
les vingt minutes. Et environ trois heures après mon appel, tout était
remis en ordre. J’aurais la facture de terrassement à la fin du mois,
peut-être… et je n’en recevrai aucune de mon voisin plombier pour
ses déplacements et le temps perdu. Mais il y a quelque temps, il
m’avait demandé de fabriquer pour lui, quand je pourrais, un petit
caillebotis pour circuler dans sa cave. Je crois bien que je vais devoir
m’en occuper au plus vite, et au meilleur prix.
Si je me sens aussi bien à ma place dans ces montagnes, moi qui
suis arrivé à l’été 2012, c’est certainement parce que cette rivalité
généreuse qui s’exerce quotidiennement crée entre les individus un
lien de solidarité qu’aucun discours ne saurait créer. Et je regrette de
ne pas voir plus souvent valoriser ce modèle social qui se perpétue
certainement dans beaucoup de communautés rurales. Je crois
qu’elles ont, avec « les intellectuels », le même problème que j’ai
avec mes clients. Je sais faire de beaux et solides enduits minces de
chaux et sable sur des cloisons intérieures de placo-plâtre, au prix
d’une peinture soigneusement réalisée. La plupart de ceux qui les
voient trouvent formidable qu’on puisse donner à ce morne produit
de l’industrie une si belle matière de surface. Mais personne ne
me contacte jamais pour me demander des renseignements sur ces
enduits, parce que, dans le bâtiment tel qu’on le connaît aujourd’hui,
cela n’existe pas… Un peintre vous dira que les enduits traditionnels
chaux et sable, c’est le travail du maçon. Demandez au maçon, il vous
assurera qu’il est impossible de faire un enduit traditionnel sur du
placo-plâtre. Ce n’est pourtant pas particulièrement difficile, mais ce
n’est que du savoir-faire individuel, avec quelques euros de matière
première par m2 d’enduit. Alors, cela n’intéresse pas l’économie du
bâtiment et personne n’en parle, ni dans les revues professionnelles
ni dans les émissions de décoration à la télévision. Donc, personne
ne vient me voir pour me demander des informations à ce propos.
Si vous trouvez qu’il y a un parallèle avec la raison pour laquelle
beaucoup « d’intellectuels » nous ignorent, vous serez intéressé par
la raison pour laquelle je fais quand même de plus en plus d’enduits
minces. En fait, je vous l’ai déjà dit : ceux qui les ont vus de près
sont souvent enthousiastes. Et souvent, ils en veulent chez eux,
Un mode de vie convivialiste à la montagne
219
puis les montrent à leurs amis, en parlent à leurs voisins… Je crois
qu’on ne peut pas faire grand-chose pour que « les intellectuels »
s’intéressent aux artisans, mais de tout temps ceux qui ont été
amenés à le faire parce qu’ils avaient un pied dans chaque monde,
de William Morris à Matthew Crawford, ont trouvé là de quoi
alimenter leurs réflexions sur ce que serait une société en meilleure
santé. Ici, quelques éléments simples font que la vie est bonne. Les
relations de voisinage, le contenu du travail, la proximité avec la
nature, l’alimentation. Ces éléments de base sont inaccessibles à des
millions de Français. Au service de quoi avons-nous mis le progrès
technique ? Avec quelle efficacité, et pour qui ?
L’évolution du travail me semble exemplaire, et voici une
dernière petite histoire à ce propos. Il y a quelque temps, j’ai fait
des travaux de menuiserie chez moi. Une journée entière consacrée
à l’usinage et l’assemblage de huit pièces de bois, montants et
traverses constituant un précadre de porte et la structure d’un
cloisonnement. Il faut dire que tout cela a trouvé sa place au
millimètre en haut d’un escalier, dans une pièce en soupente où
rien n’est perpendiculaire ni parallèle. Il a fallu ajuster les pièces
de bois en biais et en biseau, et pas une coupe d’assemblage
n’était d’équerre. Aussi, au moment d’aller préparer mon dîner,
j’ai inspecté mon travail et redescendu l’escalier avec un certain
sentiment de fierté. Parlons justement de cet escalier que je n’ai
pas construit. Il est de type « quart tournant », pris entre des murs
gauches et non perpendiculaires, et seulement trois de ses quatorze
marches sont identiques et parallèles. Le coup d’œil perçoit
immédiatement qu’il s’agit de « belle ouvrage » tant l’harmonie
des proportions n’a pas souffert de la difficulté de conception,
et il n’est pas rare que mes visiteurs admirent l’élégance de son
dessin. « Tout artisan serait fier d’être le père de cet escalier »,
me disais-je en le descendant, « mais ce n’est pas le cas ». En
effet, il a été réalisé par un spécialiste dont voici le processus
de fabrication. Les mesures sont prises à l’aide d’appareils de
type laser-mètre et multilaser de mesure d’angle. Ces mesures
sont ensuite transférées dans le système informatique qui calcule
les dimensions de chacune des pièces pour le modèle d’escalier
choisi dans la base de données. Ces cotes sont alors transmises
aux machines à commande numérique et il reste à l’ouvrier qui
surveille la machine à assurer son approvisionnement en bois.
220
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« Qui donc pourrait être fier ? » me répétais-je en préparant mon
repas. Peut-être le concepteur du logiciel…
Alors, pour changer de société, on pourrait peut-être
commencer par aider le (re) développement local en essayant de
désindustrialiser le quotidien. Dans les domaines du logement, du
mobilier, de l’alimentation, de l’habillement… il y a des entreprises
qui montrent que les productions artisanales peuvent trouver leur
clientèle en intégrant un vrai savoir-faire. À Albi, où je suis allé
suivre une formation, un compagnon plâtrier m’expliquait qu’il
était concurrentiel au placo-plâtre avec du traditionnel « briques
creuses et enduit plâtre » sur les chantiers d’accès facile, et qu’il
était débordé de travail. Moi, je réalise des peintures naturelles
que je produis moi-même, des enduits intérieurs chaux et sable,
des meubles sur-mesure en bois de pays. Peu d’achats extérieurs,
pas d’intermédiaires, peu de charges et un revenu modeste… mais
des prix abordables et une vraie qualité de vie au travail comme
à la maison.
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas contre le progrès technique.
Mais il me semble que celui-ci privilégie le résultat et le coût, au
détriment du travail lui-même. L’ouvrage au détriment de l’œuvre.
La question est de savoir ce qui compte le plus pour nous, entre ce
que nous pouvons acquérir et ce que nous vivons au travail et dans
notre cadre de vie quotidien. Nous pouvons acheter de nombreux
objets techniquement évolués pour des usages très sophistiqués,
mais il faut renoncer à ce que chacun accède à un métier satisfaisant.
Un métier qui apporte son lot quotidien de bonnes stimulations
sensorielles, corporelles, intellectuelles et sociales. Je suis venu
m’installer ici, prêt à une certaine solitude, essentiellement pour
quitter la ville et reprendre un travail manuel et indépendant. Mes
attentes sont comblées, mais je découvre aussi que le lien social
fait naturellement partie de cette nouvelle vie. Et quand j’entends
les plus jeunes dire qu’ils n’ont pas envie de vivre en ville, même
pas d’aller faire du shopping le samedi, je me dis que nous méritons
plus d’attention de la part de ceux qui se désolent de l’évolution
de notre société.
C) Fondements théoriques, prolongements,
accords et désaccords
La vie sociale comme fin en soi.
Contribution théorique au convivialisme
François Flahault
Il est illusoire de penser que le bien propre de chacun puisse
se réaliser indépendamment de la vie sociale et de la qualité de
celle-ci. Veiller à ses intérêts personnels tout en laissant se dégrader
la vie sociale, c’est en réalité scier la branche sur laquelle chacun
de nous est assis. La vie sociale n’est pas un moyen, elle ne répond
pas seulement à une « utilité », c’est une fin en soi.
Précisons tout de suite que la vie sociale, telle que chacun de
nous en fait l’expérience, ne se confond nullement avec ce que
Durkheim appelait « la société », organisation dans laquelle il voyait
un Tout auquel chacun devait s’identifier. L’organisation sociale
(juridique, administrative, politique, économique) n’est pas une fin
en soi, c’est – en principe – un ensemble de moyens et d’institutions
destiné à faire que les citoyens, même les plus modestes, ne soient
pas abandonnés, qu’ils aient leur place parmi les autres, jouissent
librement d’une vie sociale, puissent participer aux activités liées à
celle-ci et aient accès à différents biens collectifs culturels en plus
des biens marchands qui leur sont utiles.
Notre narcissisme spontané, joint à toute une tradition de pensée
occidentale, nous porte à croire que notre être est à l’intérieur de
nous : le meilleur de moi-même est en moi, ce qui est à l’extérieur de
222
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
mon corps ne fait pas partie de moi1. D’où l’idée que la vie sociale
et les cultures humaines (celles-ci étant inséparables de celle-là),
n’ont pas de valeur ontologique. La société aurait été créée par
les hommes pour des raisons utilitaires : organiser la satisfaction
des besoins, assurer la sécurité. On reconnaît, le cas échéant, les
agréments que la société peut apporter. On couronne cette vision
par les droits de l’homme et par des considérations morales. Ou
par la Théorie de la justice de John Rawls. Voilà la vulgate anthropologique aujourd’hui la plus répandue.
Cette vulgate, il nous faut aujourd’hui la réviser de fond en
comble. Il faut revenir à la question « qu’est-ce que l’être humain ? ».
Nous avons tendance à croire que l’être humain, on sait ce que c’est :
les représentations communément partagées par les gens cultivés
passent pour des vérités acquises. En réalité, la conviction partagée
qu’il n’y a pas à revenir sur la question de ce que nous sommes
procède du désir de ne pas en apprendre davantage sur ce que nous
sommes. Autrement dit, de ne pas être dérangés.
Rappelons d’abord que la conception occidentale de l’individu
(dont procède la pensée économique orthodoxe) se fonde sur l’idée
que l’individu précède la société. Ceci aussi bien dans la tradition
platonicienne et chrétienne que dans la pensée matérialiste (de
Lucrèce à Marx), ce qui rend bien difficile de penser autrement.
De ce présupposé fondamental (bien résumé par le « je suis »
cartésien) découle, comme Louis Dumont l’a bien vu, la croyance
que le rapport de chacun aux choses (choses censées répondre à des
besoins) est premier, et que le rapport aux autres ne se forme que
dans un second temps, pour des raisons pratiques. Cette croyance
procure un bénéfice narcissique. En témoigne l’attrait exercé par le
personnage de Robinson Crusoé (surtout chez les garçons), qui se
réalise par lui-même en maîtrisant les choses, puis, dans un second
temps, en s’assujettissant Vendredi. L’idée d’un rapport premier aux
choses (bien soulignée par Louis Dumont) va dans le sens de la
convoitise enfantine pour les biens matériels que l’on peut posséder
et qui procurent du prestige auprès des autres.
1. Norbert Élias a eu le mérite de pointer cette croyance et de la mettre en question :
« L’idée que la conscience, les sentiments, l’entendement ou même le véritable “soi”
auraient leur siège “à l’intérieur” de l’individu semble si convaincante… », La Société
des individus, Fayard, Paris, 1991, p. 162.
La vie sociale comme fin en soi. Contribution théorique…
223
Cette anthropologie est aujourd’hui complètement dépassée.
Elle marche sur la tête, il faut la remettre sur ses pieds. L’état de
nature des humains, c’est l’état social. Je ne reprends pas ici les
apports scientifiques des dernières décennies qui justifient cette
révolution : j’en ai fait état dans Le Sentiment d’exister, Le Paradoxe
de Robinson et Où est passé le bien commun ? Je me contenterai
de rappeler que c’est sur la base d’une relation interhumaine que
chacun de nous vient à l’existence. Le premier bien auquel accède
tout nouveau-né, c’est sa propre existence en tant que personne. Or
celle-ci ne lui est pas donnée par ses seuls gènes. Elle lui est donnée
dans et par la relation qu’ont avec lui ses parents et d’autres adultes.
Ce bien premier qu’est le sentiment d’exister se confond avec
ce que j’appelle « bien commun vécu ». Rappelons ce qui distingue
les biens communs ou biens collectifs des biens marchands : 1) ce
ne sont pas des biens rares (le fait que je bénéficie de l’éclairage
public ou d’un savoir ne diminue pas la quantité disponible pour
les autres) ; 2) leur accès est libre (pour faire la cuisine, je dois
acheter les ingrédients, mais pas la recette). À ces deux critères,
le concept de bien commun vécu en ajoute un troisième : un bien
commun vécu n’existe pour moi que si d’autres en bénéficient en
même temps que moi. Ainsi, chacun de nous, à l’aube de sa vie,
n’a pu éprouver une joie de vivre que si, à son contact, l’adulte qui
s’occupait de lui l’éprouvait également. C’est ce dont témoignent
le regard mutuel et le sourire mutuel qui s’échangent entre la mère
et son bébé ; et, quelques mois plus tard, le fait que tous deux
prennent plaisir à s’intéresser à la même chose, à jouer au même jeu,
à manipuler le même objet (c’est donc dans ce second temps que les
choses entrent en jeu). Le bien commun vécu est un bien premier
et fondamental, il reste vital pour chacun de nous tout au long de
notre vie. En principe, les institutions, les activités économiques et
les biens collectifs sont là pour permettre à ce bien premier de se
maintenir et de se déployer dans les différents aspects et secteurs
de la vie sociale.
La confiance est l’un de ces biens collectifs, ingrédient indispensable de toute convivialité, de toute expérience de bien-être.
La confiance, ou la défiance, jouent également un rôle essentiel
dans toutes les fonctions liées à l’organisation sociale et au travail. Au sein des relations de travail, tout le monde est sensible à
l’« ambiance ». On dit par exemple : « Le boulot est assez pénible,
224
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
mais il y a une bonne ambiance. » Ou au contraire : « c’est un
panier de crabes », « l’atmosphère est pourrie ». L’absence de
langage commun, de références et d’expériences communes entre
les personnes, lorsqu’elle s’ajoute aux écarts hiérarchiques et/ou
de classe sociale, nourrit la défiance. Laquelle se traduit par ce que
Spinoza appelle les passions tristes (ressentiment, haine, envie,
arrogance, mépris, etc.).
Tout en soutenant l’existence de chaque individu, les choses, les
biens (qu’ils soient matériels ou immatériels) sont donc toujours
aussi des médiateurs entre nous et les autres (comme le savent bien
les lecteurs de l’Essai sur le don de Marcel Mauss). Même les biens
utilitaires, ceux qui répondent à des besoins, sont aussi des biens
relationnels : ils participent indirectement au sentiment d’avoir
sa place parmi les autres. Les publicitaires ont très bien compris
que les biens marchands ne s’achètent pas uniquement pour leur
valeur d’usage et que, pour mieux les vendre, il faut souligner leur
valeur relationnelle, faire croire qu’ils procurent un bien commun
vécu (montrer, par exemple, qu’en se partageant un camembert de
telle marque, les membres d’une même famille éprouveront une
joie conviviale).
De même, le temps de travail, avec ses relations professionnelles, n’a pas seulement une valeur utilitaire pour ceux qui le
vivent, c’est aussi un temps d’existence où l’on jouit d’un certain
bien commun vécu. Ou bien, au contraire, un temps où l’on souffre
de relations oppressantes, ou d’une absence de relation avec les
autres.
Si l’on prend le terme de culture au sens large (tout ce qui se
transmet par apprentissage et non par les gènes), on comprend qu’il
n’y a pas de sociétés humaines qui ne soient en même temps des
cultures : toute relation interhumaine est médiatisée par un monde
commun de représentations et de pratiques, par des choses, matérielles ou immatérielles.
À ce titre, les activités économiques font partie de la culture.
Il y a économie parce que, d’abord, il y a société, et non l’inverse.
L’économie constitue un bien commun indispensable – mais non
le seul ! Ce que les économistes appellent « externalités » sont en
réalité, dans le cas des « externalités positives », des biens communs, et, dans le cas des « externalités négatives », des dégradations
de biens communs. « Externalités », « défaillances de marché »,
La vie sociale comme fin en soi. Contribution théorique…
225
« cohésion sociale », « environnement » : tous ces termes donnent
l’impression que ce qu’ils désignent constitue des réalités dont,
certes, il convient de se soucier, mais qui sont cependant des réalités
secondaires, pour ainsi dire des à-côtés en comparaison de ce qui
est censé constituer l’alpha et l’oméga de toute société : l’économie
marchande (laquelle occupe aujourd’hui dans le discours politique
la place qu’occupait la référence religieuse dans les régimes de
droit divin). C’est ainsi, par exemple, que, dans le cas où certains
biens tels que l’eau ou la santé sont institués en tant que biens communs, on se justifie fréquemment par la nécessité de remédier aux
« défaillances de marché ». Donc en se fondant, encore et toujours,
sur le discours économique, alors que c’est bien une philosophie
sociale qui devrait servir de point d’appui.
Il n’est donc pas facile de redonner une pleine légitimité à ces
« à-côtés ». Il est pourtant nécessaire de s’atteler à cette tâche de
pensée si l’on veut élaborer une nouvelle vision du progrès. Il faut
rendre manifeste le fait que les biens marchands n’ont pas une valeur
ontologique supérieure aux biens communs ou biens collectifs. Ceci
en dépit du fait que, spontanément, le désir humain se porte davantage sur les biens marchands que sur les biens communs, raison pour
laquelle ceux-ci, dans l’ensemble, restent sous-évalués. De plus, la
qualité de la vie sociale ou sa dégradation se laissent difficilement
appréhender par des chiffres, ce qui constitue un handicap dans des
sociétés où ce qui compte, c’est ce qui se compte.
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis1
Francesco Fistetti
Le convivialisme : principe-espérance du xxie siècle
Pour un manifeste du convivialisme, que nous présentons ici au
lecteur italien, écrit par Alain Caillé, n’a pas pour ambition d’ajouter
une nouvelle doctrine philosophico-politique à celles qui ont dominé
le siècle passé (libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme).
Il vise plutôt à extraire ce que ces idéologies et ces expériences
concrètes – si différentes au regard tant de leur origine historique,
de leur inspiration et de leur finalité éthico-politique – avaient, sans
le savoir, en commun. Tout au long de l’histoire de la modernité,
l’idéal démocratique s’est incarné dans ces quatre idéologies qui,
aujourd’hui, ont atteint une sorte d’épuisement interne. Le problème
fondamental soulevé par le convivialisme est de définir sous quelle
forme et à quelles conditions il est possible de réactiver l’idéal
démocratique, compte tenu des transformations qui se sont opérées
à l’échelle mondiale, avec l’entrée dans l’ère de la mondialisation
et eu égard à l’urgence dramatique des défis auxquels il nous faut
désormais faire face. Défis dont l’enjeu fondamental n’est autre
que la survie même de l’humanité sur notre planète.
1. Ce texte est la préface à la traduction en italien, sous le titre Per un Manifesto
del convivialismo [2013] d’Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme. Traduit
par Salvatore Maugeri et Elisa Noveli.
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
227
Comme le rappelle Caillé, tel était déjà le problème que Mauss
soulevait en conclusion de son Essai sur le don (1923-1924) quand
il expliquait que le « secret » du vivre ensemble (convivenza) des
peuples et des nations consistait à savoir définir à chaque fois
les modalités institutionnelles grâce auxquelles ceux-ci puissent
« s’opposer sans se massacrer, et se “donner” sans se sacrifier
mutuellement » [Mauss, 1964, p. 291]. Mauss suggérait que pour
rompre le cercle infernal de la guerre de tous contre tous, il convenait
de s’en remettre à la logique du don, du donner-recevoir-rendre,
seule capable de conduire à « déposer les armes », de « stabiliser
leurs rapports » et de transformer en socius celui qui auparavant
était considéré comme un ennemi.
Le manifeste du convivialisme – proposé par Caillé comme piste
de réflexion, ouvert à révision et intégration ultérieures – pose de
façon tranchée que l’humanité actuelle se trouve dans une situation
extrême ou, pour citer Jaspers, dans une situation limite, où se trouve
en danger tout le patrimoine matériel, moral, artistique, scientifique,
technologique, philosophique, religieux, etc., que l’humanité a
réussi à accumuler au cours de son histoire plurimillénaire.
Il s’agit d’une crise de civilisation dans une acception
absolument inédite au regard de ce que les historiens ont jusque-là
pu décrire. Clarifions ici ce point en suivant l’analyse de Johan
Huizinga dans son ouvrage publié en 1935, La Crise de la
civilisation. Il attirait à juste titre notre attention sur le fait que
l’expression « crise de la civilisation » est un concept historique, et
non une formule susceptible d’être utilisée à tort et à travers, bref
un critère (criteri) herméneutique dont on se sert pour reconstruire
les processus historiques. Se référant au Déclin de l’occident de
Spengler [1917], il observait que, malgré les réticences des lecteurs
vis-à-vis de ses analyses, ce livre les a familiarisés à l’idée de
la « possibilité d’un déclin de la civilisation actuelle », quand
ils témoignaient jusque-là d’une foi indiscutée dans le progrès
[Huizinga, 1963, p. 5]. Par rapport à ces précédents, le manifeste
proposé par Caillé se caractérise par une tonalité absolument
« apocalyptique » dans ses dimensions philosophiques et ses
emprunts aux sciences sociales, dans le sens où il exprime la
conscience d’une catastrophe imminente. Pour autant, il ne se
laisse pas entraîner au catastrophisme – ni savant (illuminato), ni
obscurantiste. Au contraire, il énumère tous les signes – quoique
228
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
ténus – d’une heuristique de l’espoir – à l’opposé de l’heuristique
de la peur d’Hans Jonas – qui conduit à la (re)construction de
l’idéal du vivre ensemble qu’Aristote appelait la « vie bonne » :
non seulement une éthique des vertus, mais également une éthique
(cosmo) politique. On pourrait dire, avec Höderlin : « Là où se
trouve le danger, grandit aussi ce qui sauve (Wo aber Gefahr ist,
wächst/Das Rettende auch.) » Si le principe-espérance, aujourd’hui,
s’appuie toujours sur les valeurs de l’Occident, il s’agit néanmoins,
comme l’explique Caillé, de les « relativiser afin de leur donner une
portée authentiquement universelle » [Caillé, 2013, p. 45].
En effet, l’heuristique de l’espoir n’est pas fondée ici sur une
critique totalisante du progrès – comme nous en avons tant connu,
tout au long du xixe siècle – conduisant souvent à « jeter le bébé
avec l’eau du bain ». Elle vise, au contraire, au partage d’un nouveau
projet de civilisation, qui remet l’idéal de la démocratie sur une voie
alternative à celle empruntée jusque-là par les grandes idéologies
de la modernité. Caillé précise clairement quelle est la voie que la
démocratie des modernes a parcourue, cette voie qui est à présent
impraticable. Il s’agit d’une thèse très originale, et tout à fait réaliste
par la clairvoyance avec laquelle est analysée la dynamique qui a
alimenté la construction du modèle occidental de démocratie, en
particulier dans le cadre historico-politique du Welfare State ou,
comme le dit Caillé à propos du cas français, des Trente Glorieuses.
Il s’agit d’une thèse à la fois philosophique et anthropologique.
En premier lieu, et à la suite d’une série d’auteurs que j’évoquerai
plus loin, Caillé est convaincu que nous sommes entrés désormais
dans une ère « postdémocratique » [ibid., p. 9]. Qu’est-ce que cela
signifie ? En substance, que l’idée démocratique n’a plus la force
intrinsèque de s’universaliser selon les lignes directrices suivies
jusqu’ici et qui l’ont conduite au point mort.
De quoi s’était nourrie jusque-là la dynamique démocratique,
au point d’en garantir le succès dans les pays occidentaux, pour
atteindre son apogée en termes de force d’attraction qui conduira
à l’effondrement des pays communistes de l’Europe de l’Est après
1989 ? Mettant à profit les travaux de René Girard, Caillé applique
la thèse du « bouc émissaire » aux sociétés démocratiques de l’après
Seconde Guerre mondiale. Pour conjurer la violence, source de
destruction du lien social, il existe trois modalités de gestion du
conflit, soit en adoptant le langage freudo-hégélien, trois façons de
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
229
sublimer/dépasser la haine et la colère sociales, afin de construire
une vie commune plus ou moins pacifique : la projection de la haine,
son introjection, ou sa dialectisation [ibid., p. 6].
Comme on le sait, à partir de l’examen d’un vaste matériel
ethnologique et mythologique, Girard en vient à établir un lien
structurel entre la violence et le sacré : par sa catharsis, le sacrifice
empêche la propagation désordonnée de la violence et réussit à en
arrêter la contagion. La moindre étincelle de violence peut provoquer
un incendie catastrophique, dans la mesure où le spectacle de la
violence est contagieux, et, souligne Girard, « il n’existe pas de règle
universellement valable, il n’y a pas de principe qui réussisse à lui
résister », car celle-ci possède « d’extraordinaires effets mimétiques,
parfois directs et positifs, parfois indirects et négatifs » [Girard,
1980, p. 49-50]. Girard définit la « crise sacrificielle » comme
la « crise des différences », c’est-à-dire la dissolution d’un ordre
culturel historiquement déterminé. À mesure que s’efface la ligne
de démarcation entre le pur et l’impur, toutes les autres différences
précipitent dans le chaos et le mécanisme de la violence mimétique
se déclenche. Girard insiste :
« Cet ordre culturel […] n’est rien d’autre qu’un système d’organisation
de différences ; ce sont les écarts différentiels qui donnent aux individus
leur identité, qui leur permettent de se situer les uns par rapport aux
autres » [Girard, ibid. p. 73].
Comme le montre l’étude des sociétés dites « primitives »,
mais aussi des tragédies grecques et modernes (comme celles de
Shakespeare), ce sont les différences culturelles qui garantissent
« l’ordre, la paix et la fécondité ». Bref, c’est la perte des différences
« qui provoque la folle rivalité, la lutte à outrance entre les
hommes d’une même famille ou d’une même société [ibid.]. La
crise sacrificielle est la crise de l’ordre culturel, engendrée par
l’effondrement ou l’occultation des différences. Girard dépeint le
mécanisme de la rivalité mimétique comme le moteur de la violence
destructrice : le désir de violence naît non pas de l’impossibilité
d’obtenir l’objet désiré, mais du désir de l’objet désiré par un tiers,
se posant en ainsi en rival.
« En désirant tel ou tel objet, le rival l’indique au sujet comme désirable.
Le rival est le modèle du sujet, non pas sur le plan superficiel des façons
d’être, des idées, etc., mais sur le plan essentiel du désir » [ibid., p. 193].
230
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
La colère, l’envie et le ressentiment sont les sentiments que le
mécanisme du désir du désir de l’autre et de la rivalité mimétique
peuvent déclencher.
Une telle situation avait déjà été magistralement diagnostiquée
par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, où,
dans des pages mémorables, il décrit la valeur de l’égalité comme
une sorte de fata morgana2 que les hommes croient avoir saisie, mais
qui leur file sans cesse entre les mains. Telle est la loi de la rivalité
mimétique : le désir d’égalité « devient toujours plus insatiable, à
mesure que l’égalité se fait plus grande » ; et « dans les démocraties,
les hommes obtiendront facilement une certaine égalité ; ils ne
peuvent toutefois atteindre celle qu’ils désirent : celle-ci recule
chaque jour devant eux, mais sans jamais se dévoiler totalement, et,
en s’éloignant les entraîne à la suivre. En permanence, les hommes
croient être sur le point de la saisir et toujours elle échappe à leur
prise » [Tocqueville, 1968, vol. 2, p. 630]. Pour Girard, le désir
mimétique et la violence contagieuse qui lui est associée détruiraient
la communauté s’il n’existait pas une « victime expiatoire » pour
briser ce mécanisme catastrophique et rétablir l’ordre culturel des
différences.
Caillé s’approprie librement les résultats des travaux de Girard.
Il distingue trois formes de gestion du conflit et de canalisation/
contrôle du ressentiment social. La première met en jeu un dispositif
de projection qui peut à son tour avoir deux modalités d’expression.
La première consiste dans la projection de la haine et du conflit
sur une « victime sacrificielle » ou « bouc émissaire », qui est un
membre à la fois interne et externe à la communauté. Sa mise à mort
calme les tensions accumulées et réconforte les identités menacées,
les purgeant de leur composante d’hostilité réciproque. Dans la
seconde modalité, la projection est dirigée vers un membre extérieur
à la communauté, désigné comme étranger, comme ennemi. La
« singularité paroxystique et terrifiante » des totalitarismes du xxe
siècle consiste dans le fait qu’ils ont utilisé ces deux dispositifs
sociopsychiques de projection, étiquetant et exterminant comme
2. C’est le nom donné à un effet d’optique rare observable dans certaines mers,
résultant de la déformation des rayons lumineux au passage de couches d’air chaud
et froid, et donnant naissance à des images illusoires, des mirages.
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
231
ennemi des groupes raciaux particuliers, comme les Juifs. Il faut
ici rappeler que la distinction ami/ennemi a été théorisée en termes
d’inimitié « existentielle », c’est-à-dire ontologique, par le juriste
philonazi Carl Schmitt. Il voyait même dans cette distinction le
caractère constitutif et fondateur du politique tout court, jusqu’à
offrir une sorte de rationalisation philosophique moderne au
mécanisme victimaire [Fistetti, 2010, p. 174-180].
La seconde modalité de neutralisation du conflit réside dans
l’introjection de la haine. Elle se manifeste à travers l’instauration
d’une instance à la fois immanente et supérieure au corps social,
qui doit être capable de contrôler toutes les forces centrifuges
et d’établir une hiérarchie des sujets en fonction de leur valeur
(présumée). C’est-à-dire, comme le clarifie Caillé, faisant écho sur
ce point à Louis Dumont, « une échelle graduée de la légitimité, de
la dignité, de la pureté et de la puissance », de sorte que la haine se
transforme en déférence à l’égard des supérieurs, en mépris pour
les inférieurs, en respect du pouvoir dominant.
La troisième modalité de gestion/neutralisation de la violence
réside dans la dialectisation de la haine. Il s’agit de la solution
proposée justement par Mauss : déclencher le cycle du donnerrecevoir-rendre là où règne la guerre de tous contre tous et où
n’importe quel conflit peut dégénérer en contagion et furie
de violence « sacrificielle ». C’est la solution qu’on pourrait
définir avec Aristote, d’ailleurs invoqué par Mauss, de la « juste
mesure » (mesòtes) [Chanial, Fistetti, 2011]. Un équilibre doit
être constamment recherché et minutieusement reconstruit si l’on
veut éviter des issues (auto) destructrices. C’est particulièrement
le cas en régime démocratique, par essence caractérisé par ce que
Chantal Mouffe [1993 ; 1994] appelle un « pluralisme agoniste »
d’intérêts et de valeurs. Dans la démocratie moderne – y compris
dans les formes démocratiques radicales que l’on peut imaginer
dans le sillage de Castoriadis ou d’autres auteurs –, chaque situation
et chaque sujet, s’ils ne trouvent pas le juste équilibre entre intérêt
pour soi et intérêt pour autrui, entre droit et devoir, entre souci de
soi et ouverture à l’autre, courent le risque de dégénérer en conflits
(néo)corporatistes susceptibles de dissoudre l’ordre social.
C’est ici que la thèse de Caillé, tirée de Girard, trouve toute
sa force : la démocratie politique qui a été édifiée au sortir de la
Seconde Guerre mondiale avec le Welfare State a fait miroiter
232
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
devant les yeux de tous la perspective d’un enrichissement matériel
« ininterrompu pour soi et pour ses enfants » et d’un changement de
leurs conditions sociales et symboliques marqué par la prospérité.
Ce qui a été le but ultime (et premier) de la Société d’abondance,
ainsi que l’a définie John K. Galbraith dans un livre célèbre publié
en 1958 [1969], dans laquelle tout le monde vise à posséder et à
consommer le plus possible, a fonctionné comme une sorte de
« bouc émissaire, en soutien à tous les espoirs et en exorcisme de
tous les malheurs et de toutes les haines » [Caillé, 2013, p. 34].
Précisons qu’il s’agit là d’une boucle émissaire positive, car elle a
ouvert un espace d’attentes futures et des espoirs partagés, l’espace
propre à la foi dans le progrès.
On pourrait dire, en fait, avec Reinhart Koselleck, que le Welfare
State fondé sur la démocratie politique moderne a entraîné une
« transformation de l’expérience » (Erfahrungswandel) extraordinaire,
ouvrant un « horizon d’attentes » (Erwartungshorizont) dirigé vers
un futur meilleur [Kosselleck, 1986, chap. III], conduisant l’idéal
démocratique à dériver vers l’extériorisation/aliénation dans un
univers de choses matérielles et objets symboliques. Toutefois, à
mesure que la croissance économique à la base du Welfare State
s’essouffle, et dès lors que se dessine une tendance structurelle à
la stagnation de l’économie réelle et à l’hypertrophie des marchés
financiers, qui trace toujours plus nettement les contours d’un
capitalisme spéculatif largement automatisé, on peut se demander
si l’idéal démocratique sera capable de résister, éventuellement
de se transformer, ou si à l’inverse il ne débouchera pas sur une
spirale régressive sans fin. Le dilemme auquel se trouve confrontée
l’humanité actuelle est exactement celui-là. Comme le rappelle
Marc Humbert, le thème de la société conviviale avait été abordé
par Ivan Illich dans son ouvrage publié en 1973, La Convivialité.
Une poignée d’auteurs3 « avaient en effet alerté l’opinion publique
sur le fait que les évolutions mondiales en cours nous entraînent
vers la catastrophe et qu’il était désormais temps d’entreprendre
des changements radicaux » [Humbert, 2011]. D’après Humbert,
les pathologies qui rongent les sociétés modernes sont au nombre
3. Comme Ernst F. Schumacher dans Small is beautifull, en 1973, Jacques Ellul,
dans Le Système technique, en 1964, ou les rédacteurs du Rapport sur les limites du
développement, commandé par le Club de Rome et publié en 1972.
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
233
de trois, et il faut leur apporter des réponses en rupture avec les
illusions entretenues par le mythe de la croissance et l’idolâtrie
d’une technique capable de résoudre les problèmes de notre vivre
ensemble : 1) « un fonctionnement exclusivement centré sur
l’efficience utilitariste » ; 2) « la focalisation sur une croissance
qui met en péril la nature » ; 3) « une chosification/marchandisation
généralisée qui rend nos sociétés inhumaines » [Humbert, 2011,
p. 11]. Caillé, pour sa part, avance des solutions très détaillées
qui, par souci d’économie de place, méritent d’être discutées au
moins du point de vue du rapport entre économie et démocratie et
de celui de la construction d’une culture nouvelle que j’appellerai
(cosmo) politique. Mais avant cela, je voudrais m’arrêter brièvement
sur la crise de l’idéal démocratique incarné par le Welfare State.
L’éclipse de l’idéal démocratique
Il ne faut pas sous-estimer en particulier le fait que la forme-parti,
que nous avons connue dans la vie politique de l’après Seconde
Guerre mondiale, a implosé. Il ne peut échapper à personne que
la désaffection actuelle pour la démocratie est une conséquence
directe de la perte d’attractivité des partis de masse traditionnels.
Cette sorte d’implosion résulte peut-être du relâchement du lien qui,
comme un nœud coulant, s’était établi entre l’idéal démocratique et
le mythe de la croissance au service de l’enrichissement individuel.
Si cette hypothèse de lecture a un minimum de plausibilité, je me
permets d’avancer un élément corollaire dont l’analyse nécessiterait
un raisonnement un peu plus long et complexe. Celui-ci est trop
important tant sur le plan culturel que sur celui de l’organisation
politique pour ne pas être évoqué dès à présent, ne serait-ce que de
façon allusive. Pour rendre sa vitalité à l’idéal démocratique, pour
ouvrir un nouveau cycle démocratique, il est indispensable de se
donner les moyens de rendre à la forme-parti, dans un esprit neuf et
à travers des modalités inédites, cette fonction de pilier du système
démocratique que, par exemple – et pas par hasard –, la Constitution
italienne lui assigne dans le processus de formation de la volonté
politique. « Si », comme le suggère le député français de Seine-SaintDenis Patrick Braouezec, « les partis politiques ne réussissent pas à
faire leur révolution interne, cela signifierait alors que la forme-parti
234
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
est dépassée4 ». Mais il faut ajouter : serait également dépassé le
modèle de la démocratie représentative qui, à travers ses multiples
variantes, a marqué les régimes libéro-démocratiques modernes. Ce
n’est qu’à la condition qu’on sache alimenter la passion de « l’être
ensemble » dans une association volontaire comme le parti politique,
que l’idéal démocratique pourra reprendre vigueur et, avec lui, le lien
entre démocratie et parti politique.
En réalité, à mesure que ce lien ou ce cercle vertueux entre
démocratie et parti politique se défait, nous entrons dans cette phase
historico-politique de la société hypermoderne que l’on peut définir,
avec Colin Crouch, de « postdémocratique » pour indiquer un
ensemble hétérogène et contradictoire de symptômes qui signalent
une « parabole descendante de la démocratie » ou un éloignement de
« l’idéal le plus élevé de démocratie » [Crouch, 2003, p. 26]. Pour
cet auteur, ces symptômes s’accompagnent d’un sentiment diffus
de « frustration » et de « désillusion », mais aussi de l’affirmation
de minorités puissantes (élites économiques et lobbies d’affaires)
qui influencent le système politique en fonction de leurs objectifs.
Ils se manifestent également dans la transformation de la classe
politique préoccupée principalement de manipuler les besoins des
gens (à travers la logique du marketing politique) ; la formation
de partis personnels ; le développement d’un abstentionnisme
croissant ; la volatilisation des contenus programmatiques des
partis ; l’accentuation de rivalités politiques de façade. Et, surtout,
dans la réduction de la participation des citoyens à la vie publique
à une simple « participation manipulée, passive et raréfiée » [ibid.,
p. 28]. Si l’on ajoute à ces symptômes les effets négatifs induits par la
mondialisation (déréglementation de la production, démantèlement
progressif du Welfare State, précarisation du travail, consécutif à
la fin du fordisme, fragmentation des acteurs collectifs etc.), on se
rend compte combien la phase postdémocratique conserve, certes,
tous les éléments formels de la démocratie, mais à l’intérieur d’un
cadre profondément transformé. La caractéristique dominante de ce
nouveau contexte historique consiste dans le fait que le libéralisme
s’est détaché de la démocratie avec laquelle il avait coexisté pendant
une longue période historique – qui fut celui de l’État keynesio4. Patrick Braouezec, cité par André Gorz dans « Entretien avec André Gorz »,
Les Périphériques, <[email protected]>, 1998.
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
235
fordien (ou de l’État social de droit, si l’on préfère) – formant avec
elle un binôme indissoluble (la libéral-démocratie).
Quand le compromis entre capitalisme et démocratie s’est rompu,
le libéralisme s’est dressé contre la démocratie, manifestant combien
il tolérait mal les règles qui avaient constitué le fondement de la
vie sociale et du mode capitaliste de production et d’accumulation.
De Keynes à Hayek, pour se référer à deux noms symboles grâce
auxquels on peut résumer le passage du contrat social keynésien –
inscrit dans l’espace de l’État-nation et qui, sur le plan temporel,
s’est prolongé jusqu’à la fin du xxe siècle –, à ce qu’on peut appeler
une nouvelle phase du capitalisme, le « mégacapitalisme », pour
reprendre l’expression d’Alain Caillé, marqué par la mondialisation
et la financiarisation, la tendance à soumettre toutes les sphères
de l’activité sociale – science, art, culture, et même politique – à
la logique du marché [Caillé, 2005a, p. 261 sq.]. Ce passage n’est
pas sans risque pour la démocratie sociale de type interclassiste qui
s’était construite après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci s’était
édifiée en garantissant l’universalité des droits à la citoyenneté et en
se fondant sur un ethos de la solidarité qui, en Italie par exemple,
recueillait à la fois l’héritage culturel catholico-démocratique et
celui du mouvement ouvrier dans ses diverses composantes. À y
regarder de près, la démocratie sociale dont on est en train de parler
manifestait l’activisme d’une forme-parti qui, bien qu’ancrée dans
des inspirations idéologiques différentes, relevait communément
d’une conception de la politique comme militance, comme fidélité à
des valeurs, comme construction d’une communauté démocratique.
En somme, le parti politique entraînait ses adhérents à concevoir
la démocratie comme un ordre politique à édifier à partir de la
dialectique entre les différents groupes sociaux, et non pas comme
une « réalité déjà là, qui devrait être allouée et répartie par l’État »
[Caillé, 2005b, p. 9]. Des partis, donc, qui constituaient en quelque
sorte des constructeurs de démocratie, dans lesquels les individus
pouvaient tisser un lien social qui n’était pas seulement partisan,
mais pouvait tendre vers une solidarité entre des citoyens de
diverses orientations religieuses, culturelles, idéologiques, et qui
se reconnaissaient dans une histoire plus ou moins commune.
À la lumière du paradigme du don, on pourrait dire que les partis
politiques, tels qu’ils ont fonctionné du xixe siècle à la fin des années
1980, ont été la forme la plus pacifique de « l’art de s’associer » et ont
236
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
ainsi contribué à donner une réponse de longue durée au problème
structurel de tout vivre ensemble. Ce problème, on l’a vu, Mauss le
désignait comme celui de vivre ensemble en s’opposant « sans se
massacrer ». Il existait une dialectique, en grande partie vertueuse, du
donner-recevoir-rendre, entre ces sujets que constituaient la société
civile, les institutions d’État et les partis politiques. La démocratie
post-1945, dans les diverses formes qu’elle a pu prendre en Europe
occidentale, s’est nourrie de cette dynamique du don, dans laquelle
la légitimité politique des gouvernants était garantie par l’échange
entre redistribution des ressources et consensus. Les limites de
cette forme-parti résidaient dans le collatéralisme, c’est-à-dire dans
le fait que les structures de la société civile – des syndicats aux
associations professionnelles – disposaient d’une faible autonomie
d’action, en tant qu’elles étaient considérées comme de simples
« courroies de transmission » des groupes dirigeants des partis et, en
conséquence, des instruments destinés à fabriquer et à recueillir du
consensus. Ce primat du système des partis portait en lui les germes
de sa dégénérescence, car il conduira à la colonisation de l’État par
les partis et à une identification perverse entre système politique et
institutions d’État (y compris les institutions de l’économie publique,
comme moyens de financement occulte des partis de gouvernement).
Avec le passage à l’économie-monde mondialisée et avec la remise
en cause du contrat social fordiste et de ses règles fondées sur l’État
national, le danger majeur auquel la démocratie est exposée est que
celle-ci se réduise au seul moment électoral, c’est-à-dire à une simple
démocratie représentative, dans laquelle, de surcroît, les fonctions
législatives et de contrôle du Parlement se réduisent, elles aussi.
En d’autres termes, la démocratie sociale n’était pas fondée
seulement, comme certains le croient, sur la redistribution des
ressources mais également sur un embryon de paradigme délibératif
qui conduisait à interpréter les besoins en termes politiques, dans
le sens où les sujets sociaux en lutte se battaient à la fois pour
l’élargissement des droits à la citoyenneté en faveur des couches
sociales exclues, et pour la participation à la gestion des affaires
publiques de ceux qui se trouvaient à l’extérieur de l’espace public
politique. Pour reprendre les termes de S. Benhabib, la démocratie
construite à partir de 1945 a su conjuguer à la fois la satisfaction de
« revendications de prospérité économique » et le « besoin d’une
identité collective ». Mais sa limite a été l’incapacité des partis à
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
237
ancrer le fondement normatif de la démocratie dans un modèle de
citoyenneté active qui aille au-delà du bien-être économique et/ou
de la défense corporative des partis. De cette façon, la démocratie
a renforcé sa dimension de verticalité, c’est-à-dire toutes les
caractéristiques qui connotent le pouvoir – y compris du pouvoir
démocratique – comme un ensemble d’appareils et de sous-systèmes
complètement autonomisés, jusqu’à devenir autoréférentiels et
soustraits à toute logique de contrôle de la part du Parlement, de la
sphère publique ou des citoyens eux-mêmes. Certes ces éléments
de verticalité sont nécessaires pour pourvoir fonctionner, mais ils
doivent être combinés avec des aspects plus horizontaux, construits
par des pratiques venant d’en bas. C’est dans cette perspective que
l’on peut interpréter des mouvements comme celui des féministes
(pour la parité ou la différence de genre) et, d’une façon générale,
les luttes pour la démocratisation de tous les appareils (de l’école à
l’armée), qui se sont développées durant les années 1970-1980. Il
est vrai qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que le revers de la médaille
de ce processus ait été une rebureaucratisation du Welfare State,
au point que les revendications égalitaires à caractère universaliste
et les exigences de solidarité se sont transformées en prestations
clientélistes et parasitaires. Il faut tenir compte en effet du fait que
l’idéal démocratique s’est identifié de plus en plus à l’augmentation
de la richesse matérielle, à l’élargissement de la consommation et
à l’acquisition de capital symbolique (Bourdieu).
Un trait particulier de cette évolution doit nous intéresser : le
fait que ce processus a contribué à « l’évaporation » de l’esprit
public ou de la res publica – y compris des biens publics – et au
déclin de la solidarité collective, autant de facteurs qui ont été
accompagnés, dans une sorte de cercle vicieux, par la transformation
du parti politique en une structure postdémocratique, décrite de
façon remarquable par Colin Crouch [2003, chap. IV]. Dans ce type
de parti, avec le déclin du militantisme et les coûts toujours plus
élevés du processus électoral, il est inévitable que prenne corps une
strate à tendance néo-oligarchique et que s’affirment des pratiques
de lobbying. En un mot, que la politique épouse les codes du marché
et que, de son côté, le marché subisse, dans ses mécanismes de
fonctionnement, des distorsions de la part du politique, avec pour
résultat la constitution d’« une classe spéciale d’entreprises dotée
d’un accès à la politique absolument privilégié » [ibid., p. 105].
238
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Avec comme conséquence le fait que l’État perde sa dimension
publique et, pour ainsi dire, se re-féodalise [ibid., p. 108 et sq.].
Comme faire face alors à la crise du militantisme ? Comment
rendre désirable la démocratie en présence d’un individualisme qui,
tant dans ses aspects positifs (autonomie du sujet, affranchissement
des liens traditionnels, souvent oppressifs, liberté de choisir son
style de vie etc.), que dans ses aspects négatifs (l’individualisme
consumériste et hédoniste), est devenu un trait constitutif de la
société contemporaine [Corcuff, 2005, p. 76] ? Dans la perspective
convivialiste, l’individualisme doit être débarrassé de cette
conception de la liberté qui, au cours de l’histoire de la modernité,
a fini par assimiler l’émancipation à la transgression permanente
des limites, donnant naissance à ce sujet mimétique qu’est l’Homo
œconomicus, pour lequel l’idéal démocratique a joué le rôle
d’instrument d’acquisition de richesse et de pouvoir et, donc, de
moyen de légitimer la tendance à l’illimitation. Ce que les Grecs
appelaient hubris, en se référant aux effets catastrophiques que la
violation des limites entraînait avec elle.
L’Homo convivialis se sait vulnérable et dépendant du « soin »
donné par l’autre dans des réseaux de réciprocité qui englobent
l’ensemble de la société civile et les institutions. Un exemple
très instructif est, à cet égard, le revenu de base inconditionnel,
question désormais arrivée à maturité, objet d’initiative civique dans
plusieurs pays, et qui, pour cette raison, devrait être prise en compte
au niveau de l’Union européenne. C’est pourquoi le vieux modèle
de militantisme du parti politique est obsolète : la dissolution des
appartenances communautaires traditionnelles – fondées sur une
intégration verticale, sur la délégation du pouvoir et l’adhésion
acritique débouchant sur le sacrifice total de soi –rend irrecevable ce
type d’engagement. À sa place, ne peut s’imposer qu’un engagement
« distancié », ainsi qu’on l’a défini [Ion in Corcuff, 2005, p. 70],
c’est-à-dire un engagement réflexif, à « géométrie variable », ou
lié à des enjeux contingents qui exigent des campagnes d’opinion
et de mobilisation temporaires et circonstancielles. Un engagement
de ce genre ne suffit cependant pas à revitaliser le parti politique
comme pilier de la démocratie. Il faut certes valoriser l’instance de
réflexivité et le besoin de reconnaissance de la subjectivité, mais
ces tendances individualisantes doivent être contenues dans un
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
239
cadre de solidarité plus large, au sein d’un « nous » non taylorisé,
comme les collectifs des partis de masse marqués par l’idéologie,
mais construit également sur la logique du don, de la gratuité, et
fondé autant que possible sur des électeurs considérés comme
des personnes et non pas abstraitement comme des clients (dans
l’acception commerciale du terme ou en référence au clientélisme).
Nous parlons ici d’un modèle de démocratie dans lequel le parti
politique fait partie intégrante d’un réseau associatif complexe et
différencié, qui trouve dans la sphère publique élargie le médium
d’une communication et d’une discussion réciproques.
Pour le formuler d’une façon tranchée : soit le parti politique
devient l’« extrémité » qui réussit à tisser les fils d’intérêt et de
valeurs disséminées dans la société civile et à les exprimer en volonté
et représentation politiques, soit il est destiné à devenir une simple
machine de pouvoir et un conglomérat d’intérêts – pas toujours
légaux – qui lutte dans une compétition sauvage pour s’emparer de
l’État. Mais cela suppose le dépassement de la figure de l’État-nation,
qui, à l’ère de la mondialisation, est déjà moribond, sinon tout à fait
mort dans ses fonctions traditionnelles de souveraineté, sans avoir
été encore remplacé par un principe alternatif de régulation. Sur
ce point, Caillé souligne que les conditions sont désormais réunies
pour construire une démocratie, que j’appelle cosmopolitique,
c’est-à-dire mondiale et locale en même temps. Une démocratie
qui fasse de la pluralité des cultures le nouveau « nomos de la
Terre » (Arendt) et, dans le même temps, se reconnaisse dans une
« commune humanité », articulée à une « nouvelle boucle émissaire
positive » : non plus celle de l’accumulation sans fin des biens de
consommation matériels et du capital symbolique, mais celle de
la « multiplication des possibilités d’action, de la liberté effective,
et donc de la reconnaissance offerte aux êtres humains » [Caillé,
2013, p. 96]. Comme l’écrivait prophétiquement Karl Polanyi dans
un texte daté de 1958 (Pour un nouvel Occident) :
« La culture occidentale est ce que la science, la technologie et l’organisation économique, en se renforcant l’une l’autre, sans freins et sans
limites, sont en train de faire de la vie humaine. Soumettre ces forces
(la science et la technologie, ainsi que l’organisation économique) à la
volonté d’un progrès humain et à l’accomplissement d’une personnalité
libre, c’est une nécessité urgente pour la survie » [2013, p. 53-54].
240
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Économie, société et démocratie
Quel doit être le rapport, s’il en existe un, entre économie
et société, propre à favoriser l’expansion de la démocratie ? Le
développement de l’ethos démocratique peut-il être considéré
comme un facteur, une condition ou un prérequis de la croissance
économique, du bien-être et de la cohésion sociale ? Telles sont
les questions qu’Alain Caillé posait dans son Introduction à La
Démocratie au péril de l’économie [Caillé, 2006, p. 31]. De sorte
que, pour Caillé, les questions politiques fondamentales de notre
société restent encore celles relatives au rapport entre marché et
démocratie. L’autonomisation de l’économie de marché et son
affranchissement de tout lien social constituent-ils la « condition
nécessaire et suffisante » du bon fonctionnement de la démocratie
(comme le pensent les libéraux ou, mieux, les ultralibéraux), ou,
à l’inverse, la justice sociale exige-t-elle que la démocratie doive
subordonner le libre jeu du marché à des règles sociales ?
À cet égard, il convient d’observer qu’un des plus grands
paradoxes du marché est que celui-ci fonctionne de plus en plus en
contradiction avec la logique de la « concurrence parfaite » et selon
des mécanismes invisibles et opaques. En fait, aujourd’hui, le marché
est invoqué comme une valeur positive que la gouvernance politique
doit sauvegarder et opposer aux distorsions monopolistiques, aux
rentes de position, aux cartels financiers de diverses natures qui
tendent à violer la concurrence « loyale » et à conquérir illégalement
des positions dominantes. La « bonne politique » est alors convoquée
pour s’assurer du respect des règles de la libre concurrence de la
part des acteurs économiques. Autrement dit, faire en sorte que le
marché soit, comme dirait Wittgenstein, un jeu doté de règles bien
précises et universellement valables5.
Le convivialisme soulève un problème qu’aucune communauté
politique ne saurait éluder, et moins encore la société planétaire qui
est désormais la nôtre, celui de l’instauration d’un équilibre entre
5. Pour juger de l’importance de cette question pour la démocratie des citoyensconsommateurs, c’est-à-dire pour ces démocraties où la qualité, l’efficience et le
bénéfice social des services collectifs constituent une composante cruciale, il suffit
de penser à la problématique des prétendues « libéralisations », dès lors qu’on ne les
réduit pas purement et simplement à des privatisations et, par voie de conséquence,
à un démantèlement des biens communs.
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
241
économie, société et démocratie. Ce problème est aujourd’hui
devenu dramatique, du moins si l’on compare avec les attentes
optimistes que 1989 avait ouvertes, quand beaucoup s’étaient
convaincus que Marché et Démocratie marchaient « main dans la
main, quand bien même ce n’était pas au même rythme et même
pas » [ibid., p. 32], comme si Marché et Démocratie étaient des
termes équivalents et non, à l’inverse, deux grammaires absolument
distinctes.
Le grand thème que Caillé soulève dans sa proposition de
manifeste du convivialisme est celui d’une prospérité sans
croissance. En vérité, plus que d’une proposition, il s’agit d’un
chemin obligé dès lors que se sont épuisées les conditions d’une
croissance illimitée et, à l’inverse, que s’est structurellement
imposée une situation de véritable décroissance ou de stagnation
économique. Dans la troisième partie de Pour un Manifeste du
convivialisme, reprenant une intuition de John Stuart Mill dans ses
Principes d’économie politique, Caillé illustre à grands traits ce qu’il
appelle un « état financièrement stationnaire mais économiquement
et socialment dynamique, et progressiste ». Dans le chapitre VI
du Livre second des Principes, Mill critique sévèrement l’idéal
d’une vie fondée sur la lutte pour l’existence, autrement dit sur la
concurrence promue par le marché, comme si celui-ci était « le sort
majoritairement désiré pour le genre humain » [Mill, 1983, vol. 2,
p. 999]. Mill affirme que cet idéal de vie, qui identifie le marché
au bien suprême, peut être encore acceptable pour ces pays qu’on
nommerait aujourd’hui « en voie de développement », mais non pour
les pays industrialisés. Cet idéal de vie correspond à une « phase
nécessaire du progrès de la civilisation », mais « l’augmentation
de la production et de l’accumulation » ne peut être considérée
comme le « modèle définitif d’existence » [ibid., p. 1 000]. Mill
semble reprendre un thème typique de la culture du xviiie siècle,
mis en lumière par Albert O. Hirschman [1979], selon lequel le
commerce et l’intérêt ont apaisé les passions qui avaient enflammé
les âmes, les entraînant, au début de l’ère moderne, vers des guerres
civiles cruelles et dévastatrices. Mill considère en fait que la lutte
pour l’accumulation des richesses est bonne tant qu’elle sert à
aiguiser les intelligences et à maintenir vivantes les « énergies des
hommes » et leur sentiment de liberté, et seulement « jusqu’à ce
que des esprits meilleurs réussissent à éduquer les hommes à des
242
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
idéaux plus élevés » [Mill, op. cit., p. 1 000]. Mill, donc, comme
l’observe Caillé, renverse positivement la prévision pessimiste
de Smith, Ricardo et Malthus, pour qui « l’état stationnaire » de
l’économie serait un malheur auquel ne saurait échapper l’humanité,
au cas où une augmentation de la population dépasserait celle du
capital, entraînant une détérioration des conditions des classes
inférieures [ibid., p. 999]. Au-delà des mesures concrètes à
caractère redistributif, comme par exemple « un système de
législation qui favorise l’égalité des fortunes » [ibid., p. 1001], il
convient de souligner que « l’état stationnaire » qu’il évoque est,
comme l’explique Caillé, stationnaire « financièrement », mais
« économiquement et socialement dynamique et progressiste »
[Caillé, 2013, p. 57].
Une des questions que cette définition soulève est de savoir
jusqu’à quel point elle coïncide avec la théorie de la décroissance
de Serge Latouche qui, comme on le sait, développe une critique
radicale de la rationalité technico-économique dominante et de
l’imaginaire utilitariste occidental. Il existe sans aucun doute
entre les deux auteurs une convergence sur beaucoup d’aspects
dans leur critique du modèle de civilisation dominant. Mais un
point de nette différenciation doit être signalé. Caillé ne cache pas
son adhésion à la social-démocratie radicalisée dans ses postulats
originaires et complétée par une conscience écologique aiguë,
tandis que Latouche semble ne rien vouloir sauver de la tradition
politique occidentale, même celle qui s’exprime dans le socialisme
associationniste. Cette analyse ne saurait être développée ici. Pour
revenir à Mill, celui-ci n’hésite pas à annoncer « l’état stationnaire »
comme une « amélioration considérable » par rapport aux conditions
actuelles. Il écrit :
« (La) meilleure condition pour la nature humaine est celle où, tandis
que personne n’est pauvre, personne ne désire devenir plus riche, ni
ne doive craindre d’être rejeté en arrière par les efforts accomplis par
les autres pour avancer » [Mill, op. cit., p. 1 000].
Toutefois, Mill demeure à l’intérieur de l’horizon philosophique
de l’utilitarisme, bien qu’amendé en direction d’un allégement
des charges qui pèsent sur les sujets soumis aux « fatigues les
plus lourdes » et d’un « temps libre suffisant consacré aux choses
plaisantes de la vie » [ibid., p. 1001].
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
243
Il s’agit, à l’inverse, de dépasser cet horizon par une redéfinition
de l’idéal démocratique en mesure de le réinscrire à l’intérieur d’un
projet de civilisation dans lequel l’Occident non seulement relativise
ses valeurs universalistes – en s’ouvrant aux autres cultures et en se
débarrassant de l’affirmation arrogante de sa prétendue supériorité –,
mais, surtout, redécouvre son double rôle de donneur/donataire dans
le cycle des rapports avec les autres civilisations et les autres cultures.
Cela signifie que les êtres humains entendent être reconnus pour le
simple fait d’exister et pour l’importance de leurs dons (de leur contribution passée et présente) aux autres (peuples, nations, institutions ou
à l’humanité), et non pour les objets ou produits qu’ils produisent et
accumulent. S’impose de nouveau ici le thème girardien du « bouc
émissaire positif ». Pour conjurer la perte des différences et la chute
dans la guerre de tous contre tous, il faut un modèle de démocratie
qui ne soit pas alimenté par le désir mimétique et qui maintienne en
vie une dimension de gratuité, ou, comme le dit Caillé, qui conjugue
ensemble un certain bien-être matériel des individus et la préservation
des biens communs – en premier lieu la défense de l’environnement
naturel des agressions destructrices de l’homme. Il va de soi qu’un tel
modèle de démocratie exige une conception alternative de la richesse,
non plus identifiée à la richesse monétaire et au PIB. Et, réciproquement, l’adoption d’une variante quelconque de ce que Rawls appelle
le « Principe de Différence » : seules les inégalités qui permettent aux
plus défavorisés d’améliorer leur condition sont justes.
À ce propos, une remarque de Luciano Canfora [2007, p. 35]
sur l’ex-Union soviétique s’avère parfaitement éclairante. Durant
la période qui va de la libération de l’Europe orientale et l’entrée
dans Berlin, en mai 1945, à la dissolution de l’URSS en 1991,
l’Union soviétique a dilapidé le patrimoine de crédibilité dont elle
jouissait pour avoir « libéré » l’Europe durant la Seconde Guerre
mondiale. Un processus analogue s’annonce, depuis 1989, dans les
rapports entre l’Occident et les autres pays. En effet, on enregistre
progressivement, pour différentes raisons, une perte de foi dans
« l’espérance démocratique », tant dans les pays occidentaux que
non occidentaux. À ce propos, l’analogie entre d’un côté Athènes
et l’empire athénien après les guerres persiques et, de l’autre, le
comportement « libérateur » de l’armée française de la fin du Directoire à la fin de l’Empire est très pertinente. Enfin, il faut signaler un
paradoxe relatif au rapport entre capitalisme et démocratie que nous
244
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
pouvons énoncer approximativement ainsi. De nombreuses évolutions auxquelles nous voulons aujourd’hui nous opposer – c’est-àdire nombre de phénomènes sociaux pathologiques – découlent de
motivations qui, originairement, étaient démocratiques, comme le
désir d’améliorer ses conditions matérielles de vie et d’augmenter
son niveau de consommation. L’exemple le plus instructif est celui
des industries polluantes et de l’industrie des armes (conflit ici entre
les effets négatifs et l’emploi). Caillé est également convaincu que le
lien historique entre capitalisme et démocratie manifeste la priorité
temporelle de la démocratie sur le capitalisme, dans la mesure où
ce fut la naissance des villes et des communes, la consolidation
des lieux de démocratie dans les « interstices » du pouvoir féodal
et monarchique qui favorisèrent la construction du marché. Bref,
c’est le mouvement démocratique moderne qui a donné l’impulsion
au capitalisme et non l’inverse.
Mais ce qui est vrai sur le plan de la genèse historique ne l’est
plus du point de vue contemporain, dès lors que le capitalisme
a atteint, avec la mondialisation, une dimension planétaire. De
nos jours, ce sont les régimes autoritaires et despotiques qui
garantissent un développement sans embûche du capitalisme.
Même sous cette forme, les deux caractéristiques particulières du
capitalisme se reflètent dans ses rapports avec la démocratie : 1)
c’est un système de production s’adressant au marché ; 2) il est
fondé sur une dynamique d’expansion ou d’accumulation infinie
et sans limites. Dès lors, comment garder sous contrôle, en un
« état stationnaire dynamique et progressiste » de l’économie, ces
deux caractéristiques spécifiques ? Ou encore : de quelle façon
réaliser un tel « état stationnaire » si le capitalisme possède ces
traits distinctifs ? Comment « civiliser » le capitalisme ? Il faut
se souvenir, à ce propos, que la définition de la démocratie de
Tocqueville comme processus tendanciel et irrépressible vers
l’égalisation des conditions (la « passion de l’égalité ») suggère
que le désir du sujet humain d’accroître ce que Spinoza appelait
sa « puissance » (ou capacité d’être et d’agir) – et que Sen appelle
« capabilités » – entre en collision avec la logique immanente du
capitalisme si la promesse d’avoir plus et d’augmenter son niveau
de consommation n’est plus tenue.
Le mariage entre démocratie et capitalisme peut être vertueux à
une seule condition : que le capitalisme se soumette volontairement
Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis
245
à une loi éthique (ou éthico-politique), ou, comme j’aime à l’appeler,
à une clause antisacrificielle, semblable, comme on l’a dit, à
celle avancée par John Rawls, dans Théorie de la justice, avec le
Principe de Différence, mais étendue à un niveau cosmopolitique.
Ce qui signifie : intégrer au sein de la communauté démocratique,
communauté internationale comprise, ceux qui en sont exclus,
en restreignant l’accroissement de puissance des plus riches au
profit des moins favorisés. Or peu nombreux sont ceux qui voient
que le scénario actuel est marqué par la dissolution de ce mariage
au niveau des État-nations et l’affaiblissement de tout appel à
l’autolimitation du capitalisme, au regard de sa tendance structurelle
à la financiarisation de l’économie et à la marchandisation de
toutes les sphères de l’existence. De plus, la dissolution de ce
mariage a déclenché une farouche lutte de classe « par le haut »,
par les élites financières contre toutes les autres couches sociales
qui, jusqu’ici, avaient bénéficié des fruits du compromis entre le
Marché et la Démocratie. Voilà pourquoi la proposition de Pour un
manifeste du convivialisme se veut également le premier pas vers
la formation d’une conscience politique supranationale et d’une
nouvelle grammaire de l’idéal démocratique.
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Quelques remarques sur
le Manifeste convivialiste
Christian Lazzeri
Cher Alain,
Je n’ai pas prétention à commenter tout le Manifeste, et je me
bornerai à formuler quelques remarques qui oscillent entre des
observations très générales sur le cadre théorique du Manifeste, et
des observations très locales sur telle ou telle mesure.
D’emblée, au niveau le plus général, je serais assez d’accord
avec la tentative du Manifeste de chercher une sorte de consensus
par recoupement en dégageant un « noyau commun » des doctrines
économiques, politiques, ou religieuses à des fins d’opportunité
de rassemblement par convergence sur des grands objectifs,
dont je partage aussi l’idée qu’ils relèvent du triptyque politique,
économie, écologie (je suis plus réservé sur la dimension éthique et
je m’expliquerai plus bas). Je serais aussi d’accord avec l’idée que,
au-delà de l’intervention et des réformes massives dans les champs
politique et économique, on doit porter aussi toute l’attention sur les
problèmes disciplinaires internes au champ académique, dès lors
que l’économie standard exerce un effet manifeste de façonnement
des représentations de ce que doivent être les politiques publiques
(bien que j’aurais tendance à soutenir, comme je le dirai plus bas,
qu’il y a sans doute une survalorisation de ses effets).
Venons-en, pour commencer, à mes remarques les plus générales.
248
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
La première remarque porte sur le diagnostic de la crise
économique, sociale et écologique, diagnostic qui me paraît
appuyé sur deux cadres théoriques d’importance égale mais non
nécessairement congruents dans le Manifeste, ce qui débouche en
particulier, me semble-t-il, sur des mesures d’inégale importance
dont certaines sont relativement opératoires et d’autres beaucoup
plus floues. La « mère de toutes les menaces », dit le Manifeste
consiste à résoudre un problème essentiel qui est celui de gérer la
rivalité et la violence entre les êtres humains en se posant la question
de savoir comment ils peuvent être incités à coopérer, ou à entrer
dans des relations conflictuelles productives, plutôt que radicales
et destructrices. Mais, de facto, en quoi consiste exactement ce
conflit ou plutôt cet ensemble de conflits ? Le Manifeste nous
dit (p. 18) que la science économique standard a postulé que les
conflits entre individus (mais on pourrait ajouter groupes sociaux)
sont le produit d’un effet de rareté matérielle sous le présupposé
selon lequel les êtres humains sont avant tout des êtres de besoin,
alors qu’ils sont aussi (surtout ?) des êtres de désir. Mais sur quoi
exactement devons-nous indexer l’idée que la conflictualité sociale
doit être reconduite aux comportements de l’Homo desirans ? Ici
encore, il me semble que la thèse du Manifeste est tout à fait claire :
il existe évidemment des conflits inéliminables dans toute société en
raison de la divergence des intérêts et des points de vue, mais « plus
généralement », dit le texte, ces conflits se produisent « parce que
chaque être humain aspirant à se voir reconnu dans sa singularité,
il en résulte une part de rivalité aussi puissante et primordiale que
l’aspiration, également partagée, à la concorde et à la coopération »
(p. 14), thèse qui est reprise p. 22 : « Comment éviter que ces luttes
pour la reconnaissance ne se réduisent pas, comme c’est souvent
le cas, à des luttes de pouvoir et à des affrontements narcissiques
mettant en péril les enjeux et les causes au nom desquelles elles
prétendent se déployer », et de nouveau énoncée p. 27, 29, 35,
36 (rivaliser « sans se haïr et se détruire »). Si donc, la science
économique avec son anthropologie de l’Homo œconomicus, être
de besoins et maximisateur rationnel qui vise à accumuler des
ressources manque cette dimension fondamentale de la vie sociale
et, en particulier, le fait que la période actuelle marque une sorte
d’illimitation dans ce type de conflit, il faudrait que le Manifeste
livre le diagnostic, sinon détaillé, du moins brossé à grands traits, des
Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste
249
raisons pour lesquelles ces conflits semblent s’être radicalisés. Or
ce qui apparaît comme un sujet relevant éminemment de l’analyse
sociale semble précisément laissé de côté par le texte qui souligne
pourtant la nécessité de se débarrasser des analyses strictement
économiques de la réalité sociale. N’aurait-il pas fallu, par exemple,
insister sur le fait que, là où tout au long des Trente Glorieuses,
aussi bien l’éventail des revenus que des statuts sociaux semblaient
s’être resserrés sous l’effet des pratiques redistributives liées à la
régulation fordiste, les classes dirigeantes ont impulsé (et profité)
le mouvement de dérégulation du début des années 1980 pour
tenter de reconquérir des privilèges et des distinctions statutaires
qui tendaient à leur échapper : reconquérir tous les signes apparents
de richesse, fermer les espaces urbains pour vivre dans l’entre-soi,
restaurer les principes hiérarchiques malmenés par la contestation
antiautoritaire des années 1960 aussi bien dans les administrations
publiques que dans les entreprises, valoriser systématiquement
les principes de réussite sociale et rendre dominante quasiment
sans partage la figure de l’entrepreneur, tenter de monopoliser
la visibilité sociale ; valoriser toutes les formes d’autonomie
individuelle (contre « l’assistanat », la solidarité sociale, etc.),
placer au centre de la vie sociale les principes de la responsabilité
individuelle dans le façonnement de sa propre trajectoire sociale,
utiliser de façon instrumentale les processus de reconnaissance dans
le cadre du néomanagement comme une promesse d’autoréalisation
échangée contre un surcroît de productivité et d’allégeance à l’égard
de la hiérarchie entrepreneuriale1 ; favoriser tous les mécanismes
d’identification des salariés à leur entreprise pour faciliter le « don »
de travail, mais recourir à des licenciements brutaux etc. C’est ce
qui fait que les conflits proprement économiques sont doublés
de conflits statutaires particulièrement importants. Bref, sans
plus descendre dans le détail de l’analyse (je devrais, en outre,
insister sur la radicalisation des conflits ethniques intra- et extraeuropéens), il me semble que cette dimension proprement sociale
de la radicalisation des conflits de reconnaissance, si elle est jugée
comme une menace, aurait dû trouver une place dans le texte,
1. À mon avis, celui-ci ne se développe pas ou pas seulement sur la base de la
rationalité de l’Homo œconomicus : il y a là, selon moi, une contre-dépendance encore
trop grande à l’égard de la rationalité économique.
250
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
surtout si celui-ci se propose de trouver des solutions à cette crise
non seulement économique mais aussi sociale.
Le second cadre théorique, en concurrence avec le premier
mais, cependant, juxtaposé à celui-ci, est celui de la crise
économique proprement dite, crise qui semble largement le fruit
de la généralisation des modèles standards de l’analyse économique
(créditée « d’avoir largement contribué à façonner le monde qu’elle
prétendait décrire et expliquer », p. 22). Je partage évidemment l’idée
que la science économique a joué un rôle non négligeable d’abord
dans l’économicisation générale indue des activités sociales, puis
dans les différentes crises spéculatives qui se succèdent à un rythme
rapproché depuis la fin des années 1980, mais il me semble qu’une
telle crise n’est pas simplement liée à la représentation, i. e. à la
conception de l’être humain réduit à la seule dimension de l’Homo
œconomicus. Sans entrer dans le détail, on pourrait dire qu’elle est
largement tributaire des grandes opérations de dérégulation et de
déréglementation du début des années 1980 impulsées d’abord dans
les États anglo-saxons et elles-mêmes liées à la conjonction de la
déconstruction de tous les paramètres constitutifs du modèle fordiste
de l’après-guerre et de quelque chose de beaucoup plus large que
la doctrine de l’Homo œconomicus, à savoir la radicalisation du
libéralisme en libertarisme en cours depuis le milieu des années
1970 et en passe de confisquer la doctrine des droits individuels,
ce qui fait que le libéralisme qui apparaît comme un des éléments
du consensus par recoupement du Manifeste constitue en réalité, à
mes yeux, l’un des facteurs non négligeables de la crise.
Chacun de ces deux cadres théoriques mobilisés comporte ainsi,
à mon sens, des problèmes spécifiques, et le Manifeste semble tantôt
faire fond sur l’un, tantôt faire fond sur l’autre pour diagnostiquer la
crise du présent, ce qui ne manque pas, à mon avis, de retentir sur
les pistes que le texte explore, et me conduit maintenant à quelques
remarques spécifiques.
Une première remarque, si on regarde les préconisations du
chapitre IV, c’est que le problème social des conflits de reconnaissance
reçoit, me semble-t-il, une sorte de solution minimale qui n’est
pas en adéquation avec l’ampleur du problème à traiter. En effet,
tout se passe comme si cette question relevait finalement, comme
l’indique le sous-titre de la partie, de « considérations morales »
formulées à partir de ce qui est « permis » (se voir « reconnaître
Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste
251
une égale dignité avec tous les autres êtres humains ») et ce qui est
« interdit » (« basculer dans la démesure et dans le désir infantile
de toute-puissance »). Il me semble que le statut de l’injonction
morale ne permettra pas de régler des problèmes statutaires de ce
type car ils relèvent véritablement, pour le coup, d’un ensemble
de politiques publiques destinées à intervenir dans les logiques
d’offre de reconnaissance pour les réguler, de la même façon
que l’État keynésien classique jouait ce rôle dans le champ des
rapports économiques : valoriser publiquement telle ou telle sphère
sociale pour contrebalancer la puissance de la sphère économique ;
mettre en avant publiquement d’autres performances que les
performances économiques ; rendre visibles les groupes sociaux
ou ethniques minoritaires marginalisés ; réguler les exigences du
néomanagement, et, par la même occasion, affiner et durcir les lois
sur le harcèlement au travail ; protéger véritablement les « lanceurs
d’alerte » (whistle-blowers) ; redonner tout leur poids au résultat
des négociations collectives sur les grilles salariales qui réglaient
jadis le rapport entre la compétence et le poste (ce qui évite ou
bien les formes de déclassement généralisé, que les pratiques de
surclassement qui consistent à confier à des salariés des tâches
largement au-dessus de leurs compétences) ; ne pas se limiter à faire
simplement disparaître le chômage (p. 38), disparition parfaitement
compatible avec des emplois précaires à statut fragile ; tenter de
renouer avec des formes de délibération démocratiques à l’intérieur
des organisations administratives et des entreprises (de ce point
de vue, le Manifeste a tendance à considérer que la démocratie
s’adresse à la sphère politique, ne serait-ce que par omission) etc.
De même, prôner une lutte contre la corruption à titre d’injonction
morale (p. 30) me semble une préconisation qui risque de rester sans
effet dès lors qu’aujourd’hui les formes d’endettement généralisé, le
statut de la précarité salariale rendent nombre de salariés sensibles
aux pratiques de corruption.
Une deuxième remarque, relative au chapitre V, est qu’il me
semble que, sur les questions de mobilisation collective, le Manifeste
aurait pu prôner un engagement actif à informer, accompagner,
relayer, soutenir, via par exemple un site internet, les mouvements
sociaux dont les objectifs et les pratiques convergent avec des
objectifs mêmes du Manifeste, plutôt que de compter simplement
sur « la mobilisation des affects et des passions ».
252
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Troisième remarque, je suis d’accord avec une partie des
considérations politiques : revenu de base, instauration du revenu
maximum, compromis entre biens et intérêts privés, communs,
collectifs et publics, promotion des mouvements associatifs, accès
gratuit au numérique et protection contre la mainmise des puissances
marchandes ; d’accord aussi avec les objectifs écologiques :
autolimitation des consommations prédatrices des pays qui ont
largement profité du décollage industriel, diminution des émissions
de Co2, protection accrue des animaux. Reste la question de la
prospérité sans croissance pour laquelle on peut se poser la question
de savoir comment pouvoir financer un niveau élevé de protection
sociale sans un niveau raisonnable de croissance. D’accord aussi
avec les considérations économiques sur le bridage du marché et
la lutte contre les dérives entières et spéculatives de l’économie
financière comme cause principale de la crise et du capitalisme
contemporain.
Voici donc, en bref, mes points d’accord et de désaccord avec
le Manifeste.
Quelques questions sur le convivialisme
Elena Pulcini1
J’ai eu le plaisir de figurer parmi les signataires du Manifeste
convivialiste, et je mesure l’ampleur du travail qu’il a nécessité, tout
spécialement de la part d’Alain Caillé. Qu’il s’agisse des thèmes
traités et des propositions formulées, la matière est si riche que je
me concentrerai sur deux des questions fondamentales sur lesquelles
le texte nous invite à porter notre attention.
1. Ma première question, que je définirai comme « écologique »,
au sens le plus large du terme, est la suivante : comment limiter ce
gigantesque pouvoir de l’humanité sur la nature et l’environnement
qui menace de conduire à son autodestruction ?
2. Une seconde question, sociale cette fois : comment combattre
la violence et s’assurer, pour l’exprimer dans les termes de Mauss,
que les individus peuvent « s’opposer sans se massacrer » ?
À ces questions, la thèse initiale, défendue par le Manifeste, a le
mérite de la radicalité : si nous ne pouvons y répondre sans tarder,
alors l’humanité disparaîtra.
1. Sur le premier point, je trouve très intéressant que le diagnostic
porté par le Manifeste mette l’accent sur l’ambivalence de l’âge
mondial qui est désormais le nôtre. En effet, il nous faut, d’une part,
1. Ce texte reprend des questions posées à Alain Caillé à l’occasion d’un exposé
fait par celui-ci sur l’anti-utilitarisme et le convivialisme lors d’une invitation par le
Centre for Global Cooperation de Duisburg, le 4 février 2014. Elena Pulcini en était
la discutante.
254
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
faire face à ce que j’appellerai les pathologies de l’âge mondial : les
menaces (du réchauffement climatique aux catastrophes nucléaires
etc.) qui résultent des effets négatifs de l’hubris, de l’illimitation et
du pouvoir techno-scientifique accumulé par l’humanité, devenu
un véritable pouvoir de destruction. D’autre part, l’âge mondial
est aussi un âge de promesses et d’opportunités nouvelles. Pour
la première fois dans l’histoire, nous pouvons nous percevoir
mutuellement comme les membres d’un même monde, d’une
commune humanité.
D’où ma question. Peux-tu expliquer, Alain, ce que tu entends
par hubris ? En quoi consiste-t-elle réellement ? Quelles en sont les
causes etc. ? De mon point de vue, il me semble qu’il y a un lien
fort entre cette question et la critique de l’individualisme que les
auteurs du MAUSS et toi-même avez développée depuis longtemps
déjà. En d’autres termes, cet hubris est celui de l’individu moderne,
de cette figure hégémonique de la modernité : Homo œconomicus,
cet individu utilitaire, possessif, exclusivement guidé par la raison
instrumentale.
Cela signifie alors que nous ne pouvons saisir les pathologies
de l’âge mondial sans faire droit à la question anthropologique
suivante : quel type de sujet est responsable de ce qui se passe
aujourd’hui ? Mais aussi à celle-ci : est-il possible d’imaginer une
autre figure de la subjectivité ? Je fais ici bien évidemment allusion
à la théorie du don et à la figure, pour la nommer ainsi, d’un Homo
donans ou donator. Dans tous les cas, ce dont nous avons besoin,
c’est d’une transformation anthropologique…
Au regard des promesses et opportunités de l’âge mondial, il
me semble que nous resterons incapables de les reconnaître tant
que nous n’aurons pas pris la mesure des menaces et de l’urgence
absolue d’y faire face. Or malgré la présence de multiples
mouvements sociaux, forums, associations etc., j’ai le sentiment
que nous n’avons pas suffisamment pris conscience de la gravité
de la situation. Nous avons au contraire développé ce que Freud
nomme des mécanismes de défense, de déni avant tout. Nous ne
voulons pas reconnaître la gravité de ces menaces car notre esprit
est incapable d’appréhender et de penser l’énormité des enjeux.
Pourquoi ? Avant tout, parce que nous ne voulons pas renoncer à
nos privilèges et à notre façon de vivre. Dès lors, nous préférons
fermer les yeux pour mieux minimiser les dangers. Et nous
Quelques questions sur le convivialisme
255
agissons ainsi parce que les risques sont invisibles et incertains,
parce qu’il est impossible d’évaluer leurs conséquences…
Qu’est-ce qui pourrait alors permettre de mettre fin à ce déni et
d’éveiller notre conscience ? Et dans quelle mesure le Manifeste
pourrait-il y contribuer ?
2. Je passe maintenant à ma seconde question : est-il possible
de « s’opposer sans se massacrer » ?
Le Manifeste propose une conception positive et émancipatrice
du conflit. Nous pourrions dire que seule la capacité à accepter
et à régler les conflits nous permet d’éviter la violence. Je suis
en plein accord avec cette proposition, avant tout parce que je
considère que la thèse du rôle positif du conflit n’a pas reçu jusqu’à
aujourd’hui, à quelques exceptions près (notamment Axel Honneth
et Chantal Mouffe), toute l’attention qu’elle mérite – du moins,
dans le domaine qui est le mien, celui de la philosophie sociale et
politique.
Mais il nous faut alors répondre à cette question : quels sont les
conflits que nous pouvons considérer comme positifs ? Pouvonsnous, par exemple, juger ainsi les luttes pour la reconnaissance ?
Ces luttes constituent des phénomènes fondamentalement
nouveaux : elles n’ont pas, en effet, pour objet le bien-être matériel
ou la justice distributive, mais la dignité et la confirmation de sa
propre identité. Elles relèvent, en ce sens, de quêtes parfaitement
légitimes. Il suffit ici de songer ici à la quête de reconnaissance
des femmes… Néanmoins, les luttes pour la reconnaissance ne
sont pas toujours animées par des motivations légitimes ou avec
lesquelles nous pourrions être en accord. Cela m’apparaît évident
lorsque ces luttes procèdent de la défense d’identités collectives
closes sur elles-mêmes, de communautés exclusives, fermées à toute
discussion, comme en attestent, par exemple, les confrontations
ethniques et religieuses…
Qu’est-ce qui nous autorise alors à distinguer entre conflits
positifs et négatifs ? Même les conflits de reconnaissance peuvent
être négatifs… Le sont-ils lorsqu’ils reposent sur un sentiment
d’appartenance communautaire incapable de s’ouvrir à la critique,
sur la défense d’une identité fondée sur l’opposition tranchée entre
un « nous » et un « eux » ? À l’inverse, ces conflits sont-ils positifs
256
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
lorsqu’ils se fondent sur la défense des droits individuels et le
respect du pluralisme des opinions ?
3. Quelle est, au bout du compte, la réponse convivialiste à de
tels défis ? Le Manifeste définit le convivialisme comme un art
de vivre-ensemble qui permet aux êtres humains de prendre soin
les uns des autres et du monde vivant – living world (je préfère
employer ce terme plutôt que celui de « nature »). Selon moi, le
terme essentiel est celui de « prendre soin » (care) – prendre soin
de l’autre, du monde – tant il permet de construire une éthique du
futur. La philosophie du xxe siècle (Jonas, Anders) a forgé la théorie
d’une telle éthique, en proposant une éthique de la responsabilité,
de la responsabilité pour, comme le suggère Jonas, sous la forme
d’une réponse à l’appel urgent que nous adresse le monde vivant.
Employer le terme de care présente néanmoins deux avantages
par rapport au concept de responsabilité. Le care n’est pas un
impératif, un principe éthique fondé sur le devoir. Au contraire, il
suppose la mobilisation des passions, des passions solidaires. Il ne
s’agit pas d’un principe abstrait mais d’une pratique, cette promesse
d’un engagement qui exige de se mettre à l’épreuve, d’accorder une
attention concrète à autrui, à la relation etc.
Pour autant, lorsque nous parlons de care dans une perspective
globale (à l’échelle de l’environnement, de la planète, des
générations futures), nous devons nous demander : quelles sont
les motivations qui peuvent nous conduire à nous sentir concernés
par celles et ceux qui ne sont pas encore nés, par l’avenir, dont
ne savons rien, de l’humanité, cette humanité avec laquelle nous
n’avons aucun lien personnel ?
Telle est l’une des questions essentielles qui occupe une
large part de la réflexion politique contemporaine, comme en
attestent les innombrables contributions sur le thème de la justice
intergénérationnelle. Je ne saurais ici traiter de ce thème, mais je
voudrais souligner que ces réflexions s’avèrent souvent sans grande
efficacité…
C’est pourquoi, ne crois-tu pas, Alain, que la théorie du don
pourrait être particulièrement pertinente sur ce point ? Peut-être
pourrait-on dire que seule une attitude de don (donative attitude),
si l’on fait abstraction des exigences de symétrie et de réciprocité,
peut nous conduire à être concerné par l’avenir et par les soins à
Quelques questions sur le convivialisme
257
apporter aux générations futures, à assumer notre responsabilité au
regard de leur vulnérabilité en faisant, ici et maintenant, les bons
choix, propres à leur assurer non seulement la vie, mais une vie
digne d’être vécue. Et j’ajouterai que cela n’a rien à voir avec un
quelconque altruisme, mais bien davantage avec le sentiment de
notre propre vulnérabilité et le désir de préserver ce qui a encore de
la valeur pour nous. Sentiments qui, selon moi, sont au fondement
du don.
Un convivialisme mondial
François Fourquet
La valeur d’un énoncé tel que le Manifeste convivialiste ne
dépend pas seulement de son contenu, mais aussi du sujet de
l’énonciation : qui parle ? L’auteur initial du Manifeste est un groupe
d’intellectuels français qui s’est associé à ses amis non français
pour « mondialiser » l’énonciation.
En effet, la France en tant que telle n’a plus rien à dire d’important
au monde : battue par l’Angleterre en 1815, par l’Allemagne en
1940, par les Viêtnamiens et les Algériens après deux sales guerres
de 1946 à 1962, devenue puissance de second rang, elle ne représente
plus rien qui puisse susciter le désir ou l’admiration des peuples du
tiers monde ou du monde émergent. Nous n’avons pas été glorieux.
Renonçons une fois pour toutes à donner des leçons au monde.
De Gaulle, en refusant la défaite de 1940 et en attirant de jeunes
résistants ou combattants de la France libre, a sauvé l’honneur des
Français et rendu possible un nouvel élan. Revenu au pouvoir en
1958, il négocia la paix en Algérie, en retira l’armée, manqua d’être
assassiné, mais préserva la démocratie parlementaire menacée par
l’extrême droite.
De Gaulle a obtenu une troisième victoire : faire la paix avec les
Allemands en signant le traité de l’Élysée en 1963, poursuivant et
achevant ainsi le geste magnifique de Jean Monnet et Robert Schuman
en 1950 : tendre la main aux Allemands et construire avec eux la
Communauté européenne, dont est issue l’Union d’aujourd’hui.
L’Allemagne n’a, elle non plus, rien à dire au monde, du fait
de son passé nazi.
Un convivialisme mondial
259
Les seules choses dont les Français puissent être fiers, ce sont
la Révolution et la Déclaration des droits de l’homme de 1789.
Ils portaient à un haut degré d’incandescence la religion laïque de
la démocratie et de la liberté (contre la tyrannie) que les Anglais
avaient déjà adoptée de manière moins spectaculaire en 1688 (bill of
rights, Glorious revolution) et les Américains en 1776 (déclaration
d’indépendance).
Mais la France s’est vainement épuisée à combattre l’Angleterre
par des moyens peu exaltants : la dictature de Napoléon, un despote
qui se fit empereur en reniant la religion de la démocratie et en
rétablissant l’esclavage aboli par la Convention en 1794. Il perdit
quand même la course à la domination du monde engagée avec les
Anglais depuis le xviie siècle.
Une valeur dont nous pouvons nous prévaloir est la fin du
nationalisme franchouillard et prétentieux abandonné il y a soixante
ans quand nous avons construit l’Europe. C’est une valeur que
nous partageons avec les Allemands et que nous pratiquons avec
constance malgré les aléas de la vie européenne. La prétendue
domination économique de l’Allemagne est une illusion entretenue
par un reste de nationalisme français ; l’Allemagne n’est riche que
de la richesse de l’Europe ; les vrais dominants sont pour l’instant
les Américains, dont nous dépendons pour notre défense militaire, et
pour bien d’autres choses encore. Et les Américains eux-mêmes ne
sont riches que de la richesse du monde, qu’ils captent habilement.
La paix européenne a été conclue en 1951 avec la création
de la CECA, quand l’Europe n’était plus depuis longtemps à la
tête du monde. C’était une paix entre puissances de seconde zone
déclassées et sans prestige, malgré le sursaut gaullien. Cette paix
eût été glorieuse si nous l’avions conclue quand l’Europe dominait
encore le monde, c’est-à-dire avant 1914. Mais nous en étions
incapables, car nous, Français et Allemands, espérions encore nous
venger de l’Angleterre triomphante depuis 1815 : discrètement pour
nous Français, ouvertement pour les Allemands.
Aujourd’hui, l’Europe, bien qu’elle soit hésitante, occupée à
résoudre ses conflits intérieurs, ses problèmes financiers et sa dépression économique, attire encore un peu, comme on le voit en Ukraine.
Cependant, pouvons-nous proclamer le convivialisme au nom de
l’Europe ? La paix avec les Allemands a rendu possible la naissance
de l’Union européenne. C’est bien. En tant qu’Européens, la seule
260
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
chose que nous pouvons dire au monde est : « Nous avons réussi
à conclure la paix, sans doute entre puissances secondes, mais
une paix durable quand même. » Le résultat est modeste, mais il
existe. Certes, il n’exalte pas les jeunes qui n’ont aucune idée de ce
qu’était la haine des Allemands pendant la guerre et pour qui cette
réconciliation est dépassée : ce qui prouve qu’elle a bien réussi.
Mais l’Europe en tant que telle n’a pas eu un passé seulement
glorieux. Elle a mené une guerre de civilisation contre les peuples
du monde : elle a colonisé la moitié du monde, massacré, forcé au
travail ou parqué les Amérindiens (Espagne au xvie siècle, remplacée
par les États-Unis au xixe siècle, car la conquête de l’Ouest ne fut
rien d’autre qu’une colonisation du continent nord-américain), mis
en esclavage et colonisé les Africains, colonisé les Indiens d’Inde
et les Indonésiens, humilié les Chinois en les forçant à importer de
la drogue et à signer les traités inégaux, etc. Elle a certes inventé
le libéralisme, mais inventé en même temps sa face sombre, le
« capitalisme ». Elle a pillé des richesses du monde, elle a même
réinventé l’esclavage. Elle a conquis et occupé le reste du monde
avec une violence inouïe dont nous avons perdu la mémoire.
Nous, Français, avons participé à la colonisation du monde.
Aujourd’hui, un geste français qui serait important sur le plan des
valeurs serait de faire vraiment la paix avec les Algériens et, du
même coup, avec les jeunes issus de l’immigration. L’autocritique
de la France est un préalable symbolique : ce ne serait pas une
« repentance » hypocrite qui nous ferait verser des larmes de crocodile,
mais un geste d’ouverture qui nous permettrait de tendre la main aux
Algériens comme nous l’avons tendue aux Allemands. Il est vrai que
la paix des banlieues ne dépend pas seulement de nous, mais de la
paix entre Israéliens et Palestiniens. Dans le même esprit, le discours
de Chirac au Vel d’Hiv’ en 1995 a été essentiel pour réparer en partie
des gestes indignes de Vichy à l’encontre des Juifs (l’étoile jaune,
Drancy). Mais, au moins, nous pouvons apaiser la rancœur engendrée
par cette terrible guerre de civilisations qu’a été la colonisation. Faire
la paix avec les Allemands a dépendu de nous : nous l’avons fait, et
ce geste fécond a inspiré l’Europe. Faire la paix avec les Algériens,
même cinquante ans après la paix officielle d’Évian, dépend encore
de nous. Ce ne serait là que réparer la violence insensée de la France
pendant la guerre d’Algérie. Les vives critiques adressées en 2012
au président Hollande, pour avoir simplement reconnu le massacre
Un convivialisme mondial
261
des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, révèlent que c’est un enjeu
essentiel sur le plan des valeurs, bien qu’il paraisse mineur.
Certes, nous ne pouvions pas faire autrement : jadis, la colonisation
et même l’esclavage étaient admis en Europe. Proudhon lui-même
pensait que la colonisation apportait la civilisation aux peuples
d’outre-mer. Les cadres mentaux de la connaissance politique et
morale n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. D’accord. Mais cela nous
interdit à jamais, en tant que Français ou en tant qu’Européens, de
prêcher l’évangile au reste du monde au nom de nos « valeurs ».
C’est une question de pudeur, de décence, de respect humain.
Mais nous pouvons prendre la parole en tant que citoyens du
monde. La citoyenneté mondiale implique d’abord un mouvement
intérieur subjectif : considérer le monde comme une cité globale et
les autres peuples comme nos concitoyens, nos frères en humanité.
Nous disposons pour cela d’un cadre politique et mental depuis un
siècle : la Société des nations, puis, en 1945, l’Organisation des
nations unies, et, en 1948, la Déclaration universelle des droits de
l’homme. L’idée n’a donc rien de révolutionnaire. Elle est née au
lendemain du massacre planétaire provoqué par la guerre mondiale
des nations, elle-même inspirée par le nationalisme du xixe siècle,
notre nationalisme, et qui dura trente ans (1914-1945). Mais la
fraternité n’est pas encore vraiment admise. La lenteur et les ratés
des négociations sur le commerce mondial et sur le climat montrent
que les esprits ne sont pas mûrs. C’est pourtant la clé subjective du
problème. Une chose est de dire : « Veuillez pardonner notre violence
et notre rapacité passées », et une autre d’affirmer : « Vous êtes nos
partenaires, nos frères dans ce monde nouveau qui se forme depuis
1945. Les nations ont fait leur temps pour le meilleur et pour le pire,
c’étaient des illusions collectives ; car il n’existe et il n’a jamais
existé qu’un monde, et un seul, où nous avons à vivre ensemble. »
Cette conviction inspirait la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen en 1789 : la Révolution française n’était pas seulement
nationaliste, mais aussi mondialiste. Elle inspirait aussi l’internationalisme ouvrier du xixe siècle, dont l’idéal a été oublié et trahi en
1914. Le rôle des intellectuels est celui des clercs d’autrefois, c’est
le rôle d’Antigone : parler au nom des lois non écrites qui règlent
la vie profonde des humains même quand elles sont niées par les
pouvoirs officiels et paraissent irréalistes. Au nom de la paix et de
la vie. Au nom d’un convivialisme mondial.
Le convivialisme vu de Turquie
Ahmet Insel
De plus en plus, l’écart se creuse entre les citoyens et les
dirigeants. Les expressions les plus extrêmes de cet écart se
voient dans des pays qui ont des régimes qui mélangent pratiques
autoritaires et institutions s’apparentant à une démocratie. Des
manifestations massives et têtues contre les gouvernements
sont devenues courantes ces derniers temps, notamment dans
des pays où règnent des démocraties autoritaires. Il s’agit d’un
phénomène de ras-le-bol citoyen et il est loin d’être spécifique
à ces régimes hybrides. Dans un pays comme le Brésil, qui a pu
sortir progressivement, par des voies démocratiques, d’un long
épisode de dictature et d’autoritarisme et qui a pu mettre en œuvre
un programme ambitieux de lutte contre les inégalités dans une
des sociétés les plus inégalitaires du monde, on retrouvait, dans les
manifestations de l’été 2013, l’expression d’un ras-le-bol similaire
vis-à-vis des dirigeants, élus dans des élections démocratiques peu
contestables, mais qui épuisent rapidement leur légitimité issue
des urnes à cause de ce sentiment de fracture que ressent le peuple
avec ses gouvernants. Ces derniers ont du mal à comprendre d’où
provient cet effondrement inattendu de leur légitimité. Dans un
billet paru dans Libération, nous exprimions ce constat :
« Le plus étonnant mais aussi le plus révélateur dans les énormes
manifestations qui secouent le Brésil ou la Turquie actuellement,
c’est l’étonnement des pouvoirs en place, qu’ils soient de droite ou de
gauche. Comme l’avoue Gilberto Carvalho, le chef de cabinet de la
présidente du Brésil, Dilma Roussef : “Le gouvernement n’arrive pas
à comprendre ce qui se passe”. De même, en Turquie, Recep Tayyip
Le convivialisme vu de Turquie
263
Erdogan ne sait pas voir, ou ne veut pas voir, dans les soulèvements
de la jeunesse urbaine, autre chose que le résultat d’un complot de
l’étranger. (…) Plus spécifiquement, la passion mobilisatrice, celle
qui pousse à descendre dans la rue, parfois au péril de sa vie, c’est un
profond sentiment d’injustice, une colère contre l’arrogance du pouvoir,
et l’indignation face à une corruption endémique1. »
Les manifestations contre la corruption et l’autoritarisme
du pouvoir (élu) en Ukraine qui se sont transformées en une
insurrection, les protestations contre la corruption et l’incompétence
des gouvernants qui éclatent de plus en plus fréquemment par
exemple dans les Balkans, notamment en Bosnie aujourd’hui,
en Bulgarie depuis plus d’un an, et peut-être en Serbie bientôt,
témoignent de cet écart devenu insupportable.
Au cœur des démocraties occidentales aussi, un ras-le-bol citoyen
gronde dans les profondeurs de la société. Il s’exprime souvent
par l’absentéisme électoral qui renforce le poids des extrêmes
droites sur l’échiquier politique et par un malaise démocratique.
Ce malaise, tel qu’on le constate en Europe, provient du sentiment
largement partagé selon lequel les principales institutions
démocratiques tournent plutôt à vide. Des institutions s’empilent
au fil des « réformes », augmentant l’opacité des processus de prise
de décision et rendant les citoyens de plus en plus étrangers au
politique et de plus en plus frustrés de l’être. Nous nous trouvons
face à un malaise démocratique généralisé dont les expressions sont
différentes dans les pays considérés comme des démocraties dites
consolidées et des pays où les régimes politiques sont à mi-chemin
entre la dictature et la démocratie. Dans ce second groupe, l’origine
du malaise est bien sûr différente des pays du premier groupe.
Elle provient surtout de la défaillance persistante des institutions
démocratiques et du déficit de démocratie dans les pratiques sociales
et politiques. Mais, dans l’ensemble, nous vivons la crise d’une
conception et d’une organisation particulières de la démocratie
qui ont émergé essentiellement au milieu des années 1950 avec
les Trente Glorieuses et qui sont devenues hégémoniques vers
la fin du siècle dernier avec l’effondrement de l’URSS. Il s’agit
d’une démocratie qui repose sur la dynamique d’une croissance
1. « Brésil, Turquie… Vers le convivialisme ? », par Alain Caillé, Christophe
Fourel, Ahmet Insel, Paulo Henrique Martins, Gus Massiah, Patrick Viveret,
Libération, 30 juin 2013.
264
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
forte et sur l’attente d’une croissance illimitée2. Aujourd’hui, les
establishments politiques et économiques du capitalisme mondialisé
s’efforcent de perpétuer cette attente de croissance, un peu comme
on attend Godot, afin de reproduire les hiérarchies, les inégalités
et de poursuivre l’accumulation dans le cadre du capitalisme
patrimonial dans le Nord et d’un capitalisme sauvage dans le Sud.
Mais le malaise démocratique augmente au fur et à mesure que le
décalage se creuse entre l’attente de croissance et sa réalité.
Le convivialisme comme projet politique et social peut être
une réponse à ce malaise généralisé dans une perspective de
régénération de la démocratie par sa dissociation avec l’attente
de croissance illimitée. Bien plus que contre les autoritarismes,
c’est probablement contre le malaise démocratique ambiant dans
le Nord ou en Occident que le convivialisme pourrait fournir les
bases d’une réponse politique globale afin de sauver les valeurs
démocratiques et de réintroduire un nouvel humanisme qui ne soit
pas celui de l’homme égoïste et calculateur. Il faut reconnaître que,
dans les pays où règne une dictature ou dans ceux gouvernés par
des pouvoirs autoritaires, l’urgence de l’agenda de démocratisation
pousse en arrière-plan les interrogations sur « comment vivre dans et
par la démocratie ? » et sur un possible avenir convivialiste. Malgré
cette difficulté d’ordre plutôt pratique, pour pouvoir l’inscrire au
premier plan des attentes sociales et dans le débat politique dans
ces pays, il ne faut pas sous-estimer le fait que le convivialisme
dispose d’éléments de réponse aux interrogations immédiates sur
les conditions d’un vivre-ensemble dans la paix et la solidarité. En
ce sens, le convivialisme est porteur de réponses possibles à une
perte généralisée de civilité et à l’effondrement de l’utopie d’un
vivre-ensemble meilleur dans la modernité tardive.
Mais la réalisation de cette potentialité inhérente au projet
convivialiste passe par plusieurs conditions. La plus importante
me semble être la nécessité de ne pas s’enfermer dans une posture
purement négative, frisant le nihilisme et consistant à s’opposer
à tous les projets qui bousculent les habitudes, modifient certains
des avantages acquis (qui sont aussi parfois des exclusions pour
d’autres), ou changent inévitablement les paysages urbains ou
ruraux. Sans vouloir caricaturer les motivations de ce réflexe qui
2. Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’eau, 2011.
Le convivialisme vu de Turquie
265
prône facilement un « Non, nous ne voulons pas ! » opposé à tous
les projets de changement, il convient de souligner qu’il s’assimile
parfois, et de plus en plus souvent, à un conservatisme spontané,
irréfléchi. Cette réaction qui s’apparente à un conservatisme
épidermique semble être alimentée par la perte de confiance en la
capacité des dirigeants élus à réaliser des actions réellement utiles
pour la collectivité, à répondre aux problèmes de fond des citoyens.
Dans ce sens, ce conservatisme spontané qui caractérise plutôt les
courants de gauche s’inscrit dans le cadre du malaise démocratique
partagé par les citoyens de tout bord politique. Il est l’expression
d’une frustration chronique, d’un sentiment de ne plus compter-quepour-du-beurre, et d’une perte de confiance dans les capacités des
dirigeants à œuvrer pour le bien commun. Cette perte de confiance
dans la classe politique cache en réalité une perte de confiance de
la société en elle-même, en ses propres capacités à entreprendre
des changements à même de répondre aux problèmes du temps
présent sans pour autant en créer d’autres bien plus graves. C’est
pourquoi l’étendard du convivialisme devrait être, me semble-t-il, le
rétablissement de la confiance de la société en ses propres capacités
à entreprendre le changement.
La posture du « non à tout » est parfois caricaturalement
présente dans les mouvements de défense de l’environnement. En
Turquie, par exemple, dans le mouvement vert-gauche dans lequel
je milite, il arrive parfois de voir défendre simultanément le refus
de l’énergie nucléaire, de l’énergie thermique par le charbon ou
par le gaz naturel, de l’énergie hydraulique – que ce soit par la
construction de grands barrages ou par la succession de plusieurs
petits barrages –, de l’énergie éolienne qui défigure les paysages,
perturbe les oiseaux migrateurs et crée des ondes néfastes pour les
humains et les animaux, etc. On doit certes défendre les économies
d’énergie, mais dans un pays dont la consommation d’énergie
par habitant n’est pas si élevée que cela, défendre un programme
exclusivement sur la base des économies d’énergie et du solaire
n’apparaît pas très mobilisateur, ni socialement ni politiquement.
Or pour le moment, c’est encore le cas de la très grande majorité
de l’humanité. D’où la nécessité urgente de moduler le projet
convivialiste selon chaque société et de ne pas jeter l’opprobre
immédiatement sur chaque réalisation, sur chaque projet qui ne
réponde pas aux canons de l’impératif écologique ou de l’impératif
266
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
démocratique. Le puritanisme convivialiste ou écologique ne saurait
poser moins de problèmes que d’autres puritanismes.
À cette posture du « non » viennent s’ajouter les assertions
dogmatiques de certains des experts de la contre-expertise. Sans
doute pour ébranler l’hégémonie de la pensée unique et dogmatique,
les constats et les prévisions formulés par les « opposants au
système » sont souvent marqués du même sceau de l’assurance
dogmatique. Du coup, au nom de la nécessité d’une rupture totale
ici et maintenant, on rend plus difficile de penser concrètement la
rupture possible. Les experts « anti » permettent sûrement aux nonexperts de mettre en question la fallace de l’absence d’alternative
(TINA3) entretenue par ceux qui sont installés au pouvoir, mais
ils reproduisent par leur dogmatisme « anti » les mêmes structures
aliénantes du pouvoir qui détournent les gens du politique. Surtout
quand ces experts ajoutent au dogmatisme une posture de prophètes
de la catastrophe. Si les sociétés se mobilisent, plutôt rarement,
devant les catastrophes, elles ne se mobilisent jamais derrière des
discours catastrophistes. Il faut que le convivialisme puisse formuler
un désir d’avenir en tenant compte du fait que le catastrophisme,
même éclairé, a plutôt pour effet d’inhiber la mobilisation sociale.
On sait aussi qu’une société ne se mobilise pas pour la croissance
du PIB mais sur les fruits attendus de cette croissance sous forme
de biens et de services. Si la croissance économique n’est pas
mobilisatrice pour elle-même, la décroissance du PIB l’est encore
moins en termes politiques. Il est vrai que le discours de la
décroissance n’exprime pas un projet de croissance négative. Il
essaye d’exprimer à travers ce concept négatif une autre conception
d’organisation globale de la société, mais sa négativité, si elle a
les vertus d’un discours choc soulignant clairement les clivages
et les impasses, a tendance à tomber parfois dans les travers de
l’autosatisfaction propre à la dénonciation nihiliste. Il faut, comme
Serge Latouche le souligne justement, que la dimension sereine de
la décroissance soit beaucoup plus mise en avant. Cela nécessite
de mettre davantage en sourdine le catastrophisme et la fatalité
du mal. En effet, la décroissance ne doit pas s’enfermer dans une
contre-expertise technique, elle doit être un projet politique au sens
3. There is no alternative, slogan attribué à Margaret Thatcher (en français : Il
n’y a pas d’autre choix). (Ndlr.)
Le convivialisme vu de Turquie
267
fort du terme, un projet « de la construction, au Nord comme au
Sud, de sociétés conviviales autonomes et économes4 ». Mais si on
ne se soucie pas de son inscription dans un « programme au sens
électoral du terme », comme le propose Latouche, ne risque-t-on pas
de tomber dans la posture d’un nouvel autoritarisme de la frugalité ?
En tout cas d’être perçu comme tel par les couches populaires au
Nord comme au Sud. Il ne s’agit pas, en effet, de prôner l’inscription
du convivialisme dans le répertoire de la politique politicienne pour
en faire un nouveau « truc » à la mode, dans la même veine que la
bonne gouvernance, l’accountability, le consumérisme vert/bio,
etc., ni de prôner, à l’inverse, une administration des choses par
« ceux qui savent ». Mais, même si sa motivation première est de
réduire l’écart entre les gouvernants et les gouvernés, la volonté
d’échapper aux travers de la politique politicienne, en abandonnant
le terrain de la politique, risque d’aggraver encore plus cet écart.
Le désir d’égalité et de liberté fait intrinsèquement partie du
projet convivialiste. Cela impose de réfléchir assez rapidement
au moins sur les modalités d’une remise en cause des inégalités
existantes, sans mettre en péril l’idéal de vivre-ensemble dans la
paix et la civilité. Quelques expériences du xxe siècle nous ont
montré clairement comment un égalitarisme radical pourrait devenir
liberticide et créer les conditions de nouvelles inégalités. Mais, en
même temps, sans un projet portant l’étendard de l’égalité, il est
presque impossible de signifier une vraie rupture avec les sociétés
dans lesquelles nous vivons. La remise en cause des hiérarchies
sociales, notamment des hiérarchies autoinstituées produites par la
modernité qui s’ajoutent aux hiérarchies léguées par les traditions ;
la remise en cause de la transmission des inégalités d’une génération
à l’autre, des écarts de revenus qui se creusent depuis une trentaine
d’années dans la plupart des pays… voilà quelques-unes des cibles
à abattre qui sont incontournables pour concevoir une rupture
significative avec le TINA. Si on doit réclamer la sobriété pour
que la planète continue à être accueillante aux vivants, il faut que
celle-ci commence d’abord par une limitation des excès les plus
excessifs. Une délégitimation simplement symbolique de l’excès –
de revenu, de richesse, de consommation, de pouvoir — ne saurait
4. Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits,
Paris, 2007, p. 55.
268
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
suffire pour bâtir l’alternative. Si l’on pense que désormais il est
inévitable de fonder la démocratie sur autre chose que l’attente
d’une croissance illimitée et sur les ruissellements d’une croissance
soutenue et relativement forte, il devient encore plus impératif de
penser et de proposer des mesures redistributives touchant avec
beaucoup plus d’audace les inégalités de revenus, de patrimoine et
d’héritage ; des politiques de discrimination positive plus accentuées
visant les catégories sociales défavorisées et remettant en cause
l’hypocrisie actuelle du fonctionnement de l’élitisme républicain ;
des mesures de solidarité et de partage qui revalorisent la gratuité
et le don ; … sans oublier la remise en cause de la dérive sécuritaire
des États, y compris ceux qui sont donnés comme exemple de
démocratie avancée. N’oublions pas qu’un des ressorts le plus
efficace du néolibéralisme pour reproduire son hégémonie est
d’abord d’aggraver le sentiment d’insécurité chez chacun afin
de transformer la demande de sécurité en un vecteur moteur de
l’extension du marché et de l’État. La prise de conscience de la
fin de la croissance pourrait aussi créer chez les possédants un
besoin plus grand de l’État sécuritaire. Dans ce sens, le discours
catastrophiste pourrait être instrumentalisé par le néolibéralisme et
par les autoritarismes post-démocratiques.
Le convivialisme ne pourra être une utopie émancipatrice et
régénérer l’idéal démocratique que s’il ne se réclame pas d’une
nécessité qui s’impose aux humains par la force des choses, mais
se présente comme l’expression d’un authentique désir d’avenir
pluriel librement choisi.
Quelques réponses à…
Alain Caillé
Réponse à Christian Lazzeri
Merci, Cher Christian,
pour toutes ces remarques et observations critiques qui devraient
nous permettre d’avancer, même si j’ai en réalité un peu de mal à
y répondre, pour deux raisons au bout du compte assez liées. La
première est qu’il me semble que tu commets peut-être une certaine
erreur sur le statut de ce texte. Ce n’est pas celui d’un auteur mais de
soixante-quatre (d’ores et déjà rejoints par une bonne cinquantaine
d’autres intellectuels), et il ne se présente ni comme une analyse de
science politique ni comme l’esquisse d’un traité de philosophie
morale et politique, même s’il n’est pas sans rapport, en effet, avec ces
deux genres. Toutes proportions gardées, je te demanderais bien si tu
jugerais fondé d’adresser des critiques du même ordre que les tiennes
à telle ou telle Déclaration des droits de l’homme, par exemple, dont
la valeur est autant ou plus performative qu’analytique. Et qui, d’ailleurs, devrait te répondre ? Lequel des soixante-quatre cosignataires,
sachant que chacun lit et investit ce texte différemment et qu’aucun
ne s’y reconnaît pleinement. La seconde raison est que je n’ai à peu
près aucun désaccord avec tes remarques sauf, peut-être, sur l’esprit
qui les anime et qui t’empêche, justement, de nous rejoindre. Au
moins pour le moment.
Tu reproches au Manifeste de ne pas dire, ou pas assez, que
l’explosion d’illimitation qui mène notre monde à sa perte ne trouve
pas son origine tant ou principalement dans l’hégémonie exercée
270
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
par le modèle économique sur les sciences sociales et la philosophie
politique, dans le monde des idées, donc, que dans l’exacerbation
bien concrète des inégalités. Je suis un peu surpris de cette remarque
puisque, dès le début, il est dénoncé dans le Manifeste, sous la rubrique
des « menaces présentes » :
« Des écarts de richesse devenus partout démesurés entre les plus
pauvres et les plus fortunés. Ils alimentent une lutte de tous contre
tous dans une logique d’avidité généralisée, et contribuent à la formation d’oligarchies qui s’affranchissent, sauf en paroles, du respect des
normes démocratiques. »
Et, symétriquement, la mesure la plus concrète préconisée par le
Manifeste en conclusion est celle qui, en vue de la « résorption des
inégalités vertigineuses qui ont explosé partout dans le monde », passe
par « l’instauration conjuguée d’un revenu minimum et d’un revenu
maximum ». Tous tes développements sur ce point sont parfaitement
fondés, et aucun des signataires ne pense ou ne dirait autre chose que
toi, mais fallait-il en dire plus dans ce texte ? Manifestement, il nous
a semblé, à tort ou à raison, que notre position était suffisamment
claire sans qu’il y ait besoin de refaire un historique des dérégulations
néolibérales.
La première de tes trois remarques qui font suite à cette critique
générale touche à ce qui constitue notre seul désaccord véritable
possible. Tu notes tout d’abord que la seule réponse à l’hubris
proposée par le Manifeste est de l’ordre de « l’injonction morale »,
alors qu’il faudrait, bien plutôt, proposer tout « un ensemble de
politiques publiques destinées à intervenir dans les logiques d’offre de
reconnaissance pour les réguler ». Même chose pour ce qui concerne
la lutte contre la corruption. Tout ceci est parfaitement juste et même
de l’ordre de l’évidence. Rien ne se fera qui ne passe par toute une
série de dispositions politiques, juridiques, fiscales et autres. Mais la
question préjudicielle est de savoir qui voudra et sera en mesure de
faire adopter de telles dispositions et de les doter de quelle effectivité.
Quels hommes et femmes politiques ? Quels partis ou proto- ou
postpartis etc. ? La difficulté n’est pas de dire quel type de mesures
il faudrait faire adopter – en évitant si possible le « faut qu’on, n’y
qu’à » – mais d’évaluer les chances que puisse apparaître un puissant
mouvement d’opinion qui les rende inévitables. Irrésistibles. Tu
crois voir de la naïveté dans le recours à la morale, aux sentiments
de honte et d’indignation, mais je ne sache pas qu’aucune force
Quelques réponses à…
271
révolutionnaire dans l’histoire, progressiste ou régressive, a triomphé
avec d’autres ingrédients que ceux-là. Et, de toute façon, nous n’avons
pas d’autres armes. Avant même de songer à protéger juridiquement
les whistleblowers, par exemple, comme tu le proposes à juste titre,
encore faut-il faire en sorte qu’il y en ait, et que l’opinion publique
soit unanime à souhaiter leur protection. Et d’où tout cela pourrait-il
procéder sinon d’une forme ou d’une autre de common decency ?
Ta deuxième remarque regrette que le Manifeste n’ait pas prôné
un engagement actif. C’est simplement qu’on ne peut pas tout faire
en même temps (sans aucuns moyens de surcroît) et qu’il n’y avait
pas lieu a priori d’appeler d’autres engagements que ceux déjà opérés
dans les multiples réseaux représentés par les signataires. Cela étant, le
site internet existe, même s’il y a beaucoup à faire pour l’améliorer. Et,
surtout, le convivialisme est désormais revendiqué par les centaines
ou milliers d’associations regroupées dans les États généraux du
pouvoir citoyen. L’engagement actif est là.
Reste qu’en effet, et c’est là ta troisième et dernière remarque :
« La question de la prospérité sans croissance pour laquelle (dis-tu)
je me pose la question de savoir comment pouvoir financer un niveau
élevé de protection sociale sans croissance. » Vaste question, en effet,
que je reformulerai différemment : il est évident que le convivialisme
n’a aucune chance de succès politique s’il ne montre pas concrètement aux classes populaires et moyennes ce qu’elles ont à gagner,
pas seulement symboliquement mais également matériellement, au
convivialisme. Il ne suffit donc pas de mettre en évidence les impasses
et les souffrances du présent ou du proche avenir, il faut commencer
à inventer et à rendre visibles et désirables les grandes articulations
d’une société postcroissance plus sereine, plus équilibrée, plus harmonieuse et plus heureuse. Et, là, le plus difficile et le plus important se
jouera dans la réduction des inégalités. Voilà qui nous ramène à notre
point de départ de cette discussion, qui est aussi, très certainement,
notre point d’accord fondamental.
Merci, encore une fois, Cher Christian, d’avoir bien voulu te
prêter à cet exercice.
Bien amicalement à toi.
272
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Réponse à Elena Pulcini
Merci, Chère Elena, de ces questions posées en sympathie et qui
forcent à essayer d’aller plus loin.
Aller plus loin ? Je voudrais dire, tout d’abord, que quant à moi je
considère le Manifeste comme un point de départ et non comme un
point d’arrivée, tant au plan de la théorie que celui de la pratique. Un
point de départ, notamment, sur la question de l’hubris, de sa ou de
ses sources, de son ou de ses dépassements possibles. Le Manifeste a
le mérite, selon moi, de nommer le problème, mais sur ces questionslà, sur tes questions, il y a tout à penser. Et je ne dispose d’aucune
réponse un tant soit peu assurée. Le groupe qui se réunissait à Paris
a amorcé plusieurs discussions sur l’hubris, mais sans parvenir, selon
moi, à des débuts de réponse satisfaisants, si bien que nous nous
trouvons dans une position assez inconfortable. D’une part, dans le
Manifeste, nous faisons de l’hubris notre adversaire numéro un, mais,
de l’autre, dans la discussion, tout le monde (sauf moi, peut-être…)
défendait que sans un peu d’hubris on ne fait rien, la vie ne vaut pas
d’être vécue etc. Alors, que penser ? Qu’il faudrait un peu d’hubris,
mais pas trop ? Que l’hubris, c’est bien, mais que ce qui est mal,
c’est l’hubris de l’hubris ?
De toute évidence, et c’est là ta première question, il faudrait un
peu mieux savoir de quoi nous parlons ! Les dictionnaires définissent
l’hubris comme une démesure inspirée par l’orgueil et réputée criminelle par les anciens Grecs. Peut-être pourrait-on entendre de façon plus
moderne par hubris un désir (infantile) de toute-puissance qui viole le
sentiment de la common decency. Mais que mettre dans cette common
decency ? En tout cas, cette première référence à l’origine grecque du
mot montre bien qu’on ne peut pas supposer que l’hubris n’apparaîtrait
qu’avec « la figure hégémonique de la modernité, l’Homo œconomicus ». D’ailleurs, entendu au sens strict du terme, l’Homo œconomicus,
avec sa morale et son ethos de boutiquier, qui passe son temps à calculer
débit et crédit, ce qu’il doit et ce qu’il peut gagner, est en théorie un être
paisible, profondément raisonnable et mesuré, qui ne sait d’ailleurs que
mesurer. En réalité, les grands prédateurs économiques, les tycoons ou
robber barons contemporains sont tout sauf des Homo œconomicus au
sens de la théorie économique standard. Assoiffés d’argent, certes, ils
sont avant tout, au mieux des joueurs, au pire des pillards. De même,
l’hubris d’un Hitler, d’un Staline, d’un Mao ou de tel ou tel monarque
Quelques réponses à…
273
ou dictateur ancien, n’avait guère de rapport direct avec le désir de
gagner de l’argent, avec l’aurea sacra fames.
À ta première question, je serais donc tenté de répondre que la
possibilité de l’hubris existe dans toutes les sociétés et dans toutes
les cultures (et chez tous les humains ?), et que ce qui est spécifiquement contemporain, c’est que sa traduction se manifeste désormais
par l’accumulation d’une richesse monétaire infinie qui ne passe pas
au premier chef par la puissance des armes et les conquêtes militaires
ou spirituelles. Une accumulation de richesse monétaire qui est à la
fois cause et effet de l’explosion des inégalités survenue depuis les
années 1970. La généralisation de l’hyperindividualisme actuel – un
individualisme parcellitaire – doit être pensé dans ce cadre-là. L’autre
trait spécifiquement moderne de cet hubris est le fait qu’il va de pair
avec une puissance technique elle aussi démesurée, jamais connue et
de loin auparavant, et qui menace désormais la survie non seulement
de tel ou tel pays, classe ou nation, mais de la planète entière.
Que presque personne ne veuille réellement regarder cette menace
en face n’est somme toute pas trop étonnant. Les solidarités de classe,
de nation ou de religion sont désormais si incertaines et si faibles face
à l’énorme puissance accumulée et contrôlée par les tout-puissants qui
mènent le monde que chacun se sent totalement impuissant et pense
d’abord à sauver sa propre vie plutôt que de s’engager dans personne
ne sait trop quel combat pour tenter de sauver le monde. Pour qu’un tel
combat puisse commencer à prendre corps, il faut que d’énormes masses
à travers le monde, une multitude, prenne conscience que tous sont
concernés par la même chose, animés par une peur, une indignation et
un espoir communs. C’est là, selon moi, le sens profond du Manifeste :
mettre un nom sur cette peur, cette indignation et cet espoir partagés.
Le Manifeste n’est en rien gentillet ou naïf. Il reconnaît non seulement l’existence mais aussi la nécessité et la légitimité du conflit.
« Mais, écris-tu à juste titre, il nous faut alors répondre à cette question : quels sont les conflits que nous pouvons considérer comme
positifs ? Pouvons-nous, par exemple, juger ainsi les luttes pour la
reconnaissance ? » Voilà qui nous reconduit à la question du désir de
toute-puissance et à l’incertitude du groupe des convivialistes. Un peu
d’hubris mais pas trop ? À la question que tu poses, il me semble qu’il
y a une réponse possible, inspirée par les deux premiers principes du
convivialisme (sur quatre) : les principes de commune humanité et de
commune socialité. Le désir de toute-puissance, l’hubris, est légitime,
274
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
supportable ou désirable aussi longtemps qu’il contribue à la commune
humanité et à la commune socialité. C’est le cas, par exemple, de
l’artiste, du savant ou du sportif – et, pourquoi pas ? de l’humanitaire, du
dirigeant associatif ou du chef d’entreprise – totalement obsédés par leur
passion, au caractère possiblement insupportable, mais qui produisent
quelque chose qui est ou qui sera perçu comme un enrichissement par
la société ou par l’humanité.
Mais la question que tu poses va peut-être plus loin. Tu écris à
raison que toutes les luttes pour la reconnaissance ne sont pas également légitimes. Je ne peux que te suivre sur ce point. D’autant plus
important qu’il y a une tendance des théories contemporaines de la
reconnaissance à identifier non ou mis-reconnaissance (misrecognition)
à l’exploitation et à considérer que tout groupe ou toute personne non
ou mal reconnue aurait comme une sorte de droit imprescriptible à la
reconnaissance. Si l’on ne cède pas à ce tropisme dangereux, il faut alors
se demander, comme toi, quelles sont les demandes de reconnaissance
légitimes. Tu ne considères pas comme telles celles qui « reposent sur
un sentiment d’appartenance communautaire incapable de s’ouvrir à la
critique, sur la défense d’une identité fondée sur l’opposition tranchée
entre un « nous » et un « eux » ». La réponse est dans ta question.
Ces demandes ne sont pas légitimes puisqu’elles violent au moins le
principe de commune humanité, et, très vraisemblablement aussi, aussi
celui de commune socialité.
Reste, pour finir, à expliciter l’anthropologie normative – celle qui
à la fois dit ce que sont les humains et ce qu’ils devraient être pour
se conformer à leur essence – susceptible de servir de fondement au
convivialisme. Je pense pour ma part, bien sûr, que c’est celle que nous
essayons d’expliciter au MAUSS. Que je ne saurais résumer en quelques
mots. L’enjeu, dis-tu, est de penser la possibilité du soin du monde, du
care pour le monde, et tu penses que seule la théorie du don peut faire
cela. Je suis d’accord. Avec juste une nuance par rapport à ce que tu
écris. Tu écris que « seule une attitude de don (donative attitude), si
l’on fait abstraction des exigences de symétrie et de réciprocité, peut
nous conduire à être concerné par l’avenir et par les soins à apporter aux
générations futures ». Mais je ne crois pas qu’il faille faire abstraction des
exigences de symétrie et de réciprocité. Toi non plus, d’ailleurs, puisque
tu ajoutes que « cela n’a rien à voir avec un quelconque altruisme, mais
bien davantage avec le sentiment de notre propre vulnérabilité et le désir
de préserver ce qui a encore de la valeur pour nous ».
Quelques réponses à…
275
Nous sommes bien là, encore, dans le cadre d’une réciprocité, mais
d’une réciprocité non pas simple mais généralisée, au sens ou Claude
Lévi-Strauss parlait de l’échange généralisé – A donne à B qui donne
à C qui donne à D qui donne à A – par rapport à l’échange simple
(A donne à B qui donne à A). Une réciprocité étendue à l’échelle de
l’humanité.
Merci, Chère Elena, d’entrer ainsi dans le vif du sujet.
Bien amicalement.
Réponse à François Fourquet
Merci, Cher François, de ce texte étonnamment et puissamment
tonique, avec lequel j’ai de grands accords et, sans doute (mais je
n’en suis pas sûr) un désaccord majeur. De grands accords sur le
déclin civilisationnel de la France et de l’Europe, et sur le fait que
leur rôle est désormais de montrer que l’invention d’une société
postcroissance et postpuissance est à la fois indispensable et possible. C’est là, à mon sens, le rôle du convivialisme ; mais le convivialisme ne convaincra personne, en effet, s’il apparaît comme le
produit de quelques (vieux) intellectuels français ou francophones,
qui n’appellent à dépasser la puissance et la croissance que parce que
leur pays est devenu impuissant et privé de croissance. Une histoire
de renard à la queue coupée ! Il faut donc que le projet apparaisse
enthousiasmant pour tous. De ce point de vue je souscris à cent pour
cent à ta demande d’une autocritique, sans larmes de crocodile, de la
France sur sa politique coloniale, notamment sur la guerre d’Algérie.
Aussi longtemps que ce ne sera pas fait, la France s’enlisera dans le
marasme. Et l’Algérie avec elle. Il y a là toute une politique du don
et du pardon à inventer. Mais je crois que tu vas beaucoup trop vite
en besogne dans ton appel à la liquidation des nations au nom d’une
société mondiale unique. Empiriquement, tu le constates toi-même,
c’est prématuré. Plus généralement, je me méfie de cette aspiration
quasi messianique à l’homogène. Une société mondiale si tu veux
(avec un État mondial ? Ce n’est pas demain la veille), mais je ne
crois ni possible ni souhaitable qu’elle s’édifie dans l’abandon des
diversités entre peuples, cultures, religions, pays, etc.
Discussion à poursuivre.
Amicalement.
« Tous les droits pour tous… et par tous. »
Citoyenneté, solidarité sociale et société civile
dans un monde globalisé
Philippe Chanial
« Tous les droits pour tous. » Telle est la devise, le drapeau sous
lequel de nombreuses associations, nationales ou internationales,
mènent leur combat. Il condense avec force la signification et l’enjeu
de ce combat : assurer plein accès aux droits, à l’ensemble des droits
humains dans leur indivisibilité, droits civils et politiques, mais
aussi, et surtout, droits économiques, sociaux et culturels. Si, dans le
contexte de la mondialisation néolibérale, cette devise apparaît la plus
précieuse qui soit, ne devrait-elle pas être complétée pour répondre à
une autre aspiration qui s’est fait jour au sein du mouvement social
mondial ? Aspiration à une démocratie plus large, plus participative,
à une citoyenneté active. La démocratie, comme chacun le sait, ne se
résume pas au gouvernement du peuple pour le peuple. Elle se définit
plus fortement comme le gouvernement du peuple pour le peuple et
par le peuple. C’est dans ce « par le peuple » que s’exprime l’idéal
de citoyenneté, c’est-à-dire l’idéal d’autogouvernement, d’autonomie
politique, soit cette capacité à se donner à soi-même sa propre loi.
Dès lors, cette devise pourrait être ainsi symboliquement amendée :
« Tous les droits pour tous et par tous. »
Cette proposition d’amendement soulève la difficile question
de l’articulation entre accès aux droits, lutte pour les droits et
citoyenneté. Nous aurions tort en effet de nous satisfaire d’une
conception banalisée de la citoyenneté, qui vient réduire celle-ci à un
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 277
simple statut juridique passif, ne reposant que sur la seule jouissance
de droits. Ne faut-il pas aujourd’hui renouer avec une conception
plus active de la citoyenneté et, à travers elle, réfléchir à nouveaux
frais sur la dimension proprement politique des droits humains ?
De ce point de vue, l’expérience de nos démocraties libérales
contemporaines doit être analysée sans concession. Au regard de
cette expérience de sociétés riches – en dépit bien sûr des inégalités
qui les caractérisent –, il n’est pas sûr que la généralisation des
droits conduise mécaniquement à un approfondissement de la
citoyenneté et à un renforcement de nos engagements civiques.
Pour l’exprimer autrement, ce n’est pas parce que l’on se voit
reconnaître toujours davantage de droits que l’on devient davantage
citoyen. L’affirmation et la reconnaissance sans cesse élargie de
toute sorte de droits semble en effet avoir pour contrepoint un
désintérêt croissant pour la chose publique. Comme si le bénéfice
des droits conduisait les individus à s’isoler les uns des autres,
jusqu’à s’enfermer voire s’enferrer, comme l’avait souligné il y
a longtemps déjà Alexis de Tocqueville, dans leur sphère privée.
Pour l’exprimer dans les termes de Marcel Gauchet [2002], tout
se passerait comme si le droit fondamental acquis par les individus
au sein de nos démocraties libérales était le droit de se désintéresser
de l’existence collective. Il est facile de saisir les conséquences
d’un tel processus. La liberté acquise pourrait alors se révéler pour
partie illusoire. Une société sans citoyens, n’est-ce pas une société
qui menace d’être envahie par de nouveaux pouvoirs, de nouveaux
maîtres et de nouvelles servitudes, que nous ne soupçonnons pas, et
face auxquels nous nous trouvons fondamentalement démunis ? Une
société qui dépend toujours plus de l’État et de ses bureaucraties,
mais aussi une société toujours plus vulnérable à l’hégémonie du
marché et des intérêts économiques et financiers ?
Bien sûr, on peut légitimement juger ce diagnostic outrancier
et obscène, notamment aux regards des pays du Sud qui, eux,
n’ont pas le luxe de discuter doctement des impasses auxquels
peut conduire la logique des droits, tant la plupart d’entre eux sont
de fait écartés du bénéfice de nombre d’entre eux. Néanmoins ce
diagnostic, par son outrance même, doit nous rendre sensible au fait
que l’articulation, nécessaire, entre droits et citoyenneté ne va pas
de soi. Il peut nous aider à comprendre que la relative dégradation
de l’idéal de citoyenneté et des engagements qu’il suppose n’est
278
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
pas sans rapport avec l’interprétation massivement individualiste et
consumériste des droits qui tend à prévaloir dans nos démocraties1.
De ce point de vue, la situation des pays du Nord et celle des
pays du Sud n’apparaissent pas fondamentalement différentes. Le
processus de mondialisation menace tout autant des droits chèrement
acquis ici qu’il limite, là-bas, leur reconnaissance et leur mise en
œuvre. Dans les deux cas, se manifeste un même besoin d’une
citoyenneté active, donc d’une société civile elle-même active. Et,
par là, une même nécessité d’approfondir, tant en théorie qu’en
pratique, la dimension proprement politique des droits humains.
Tel nous paraît être l’un des enjeux d’une politique convivialiste à
l’âge de la mondialisation [Manifeste convivialiste, 2013].
De l’indivisibilité des droits
Il n’est plus nécessaire de revenir sur le bilan, aujourd’hui
largement partagé, de l’échec des politiques néolibérales qui
ont prétendu régner en maîtres depuis trente ans sur l’économie
mondiale. Il suffit ici de se référer par exemple aux rapports établis
par le Programme des nations unies pour le développement (Pnud).
Face au monopole de la régulation par les seuls marchés financiers,
face à un marché mondial qui transforme le travail en une simple
variable d’ajustement, il ne fait guère de doute, comme le souligne
Gus Massiah [2003], que le fondement d’une voie de régulation
alternative au niveau international se trouve plus que jamais dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme, dans cette exigence
de réguler l’économie et les échanges à partir du respect des droits,
tant des droits civils et politiques que des droits économiques,
sociaux et culturels.
Cette évidence selon laquelle la voie de l’alternative réside dans
le respect des droits n’est pourtant en rien évidente. Et cela non
seulement au regard des modalités concrètes de leur exigibilité.
Le processus de mondialisation exige une réflexion renouvelée
1. Ceci peut d’ailleurs venir apporter quelques éléments propres à expliquer notre
difficulté présente à percevoir que bien des droits que nous considérons comme acquis
– songeons ici, par exemple, à certains droits sociaux ou aux droits des femmes – sont
aujourd’hui menacés ainsi que notre difficulté à lutter efficacement contre ces menaces.
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 279
sur la définition de ces droits, sur les formes de citoyenneté qu’ils
appellent, mais aussi sur la conception même de la démocratie qui
pourrait en constituer l’horizon. Et, enfin, sur la place que doivent
y occuper respectivement la société civile et l’État.
Notre situation n’est plus, en effet, celle de l’après-guerre.
Dans cette phase de reconstruction et de croissance, les articles
de la Déclaration concernant la justice sociale paraissaient alors
pouvoir s’appliquer plus aisément que les droits politiques ou
même civils. Aujourd’hui, c’est presque la situation inverse qui
prévaut. Malgré des situations nationales contrastées et, parfois,
d’inquiétantes régressions, les droits civils et politiques ont
globalement progressé, notamment grâce à la décolonisation et
à l’effondrement du communisme. Par contre, les droits sociaux
sont partout en recul, tant au Nord qu’au Sud. Cette situation est
assez paradoxale. En effet, la logique antagoniste d’un monde régi
par deux blocs mettait en scène une opposition idéologique forte,
une summa divisio, entre le registre des droits civils et politiques
(camp des « démocraties libérales »), d’une part, et des droits
sociaux, d’autre part (camp des « démocraties socialistes »). Dans
la mesure où cette logique antagoniste a disparu, il semblerait alors
possible de renouer avec ce qui faisait la force de la Déclaration
universelle de 1948 : le principe de l’indivisibilité des droits. Or
une autre logique, celle de la mondialisation néolibérale, vient à
nouveau diviser ces droits. Celle-ci vient aujourd’hui fragmenter
par le marché ce que l’universalisme des droits de l’homme voulait
unir au nom de l’humanité. Bref, tout se passe comme si, à l’égalité
– l’égale dignité – de l’homme devant l’humanité –, se substituait
l’égalité des nations devant le marché.
L’enjeu d’une alternative à la mondialisation libérale exige donc
aujourd’hui de réaffirmer ce principe essentiel de l’indivisibilité des
droits, en premier lieu contre la nouvelle menace que fait peser sur
lui le déferlement de la logique du marché. Ceci invite d’abord à une
réflexion d’ordre théorique. En effet, le caractère indivisible et non
contradictoire des droits de l’homme ne va pas de soi. Tentons tout
d’abord de clarifier l’articulation entre ces trois registres de droits –
et à travers eux ces trois registres de citoyenneté – que nous avons
pris l’habitude de distinguer : les droits civils, les droits politiques
et les droits sociaux. Contrairement à ce que supposent certaines
analyses trop mécaniques, l’articulation de ces trois registres de
280
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
droit et de citoyenneté n’est pas commandée par un quelconque
processus vertueux qui conduirait, selon une chronologie impeccable
et universelle, à leur conquête successive et cumulative. L’histoire
réelle des démocraties n’est pas si linéaire. Au contraire, chacun
de ces droits a fait l’objet d’interprétations contrastées et donné
lieu à des hiérarchisations différentes dans les diverses traditions
politiques qui ont nourri l’histoire des démocraties modernes.
Au risque de la simplification, il est possible d’associer à
chacun de ces registres de droits et de citoyenneté une tradition
politique : au libéralisme, les droits civils (la liberté individuelle
et ses prolongements, droit de propriété et liberté contractuelle) ;
au républicanisme, les droits politiques (soit les droits de
participation, directs ou indirects, à l’élaboration des règles régissant
la communauté politique) ; et enfin à la social-démocratie, les
droits sociaux (droit au bien-être, protection et justice sociale
etc.). Bien sûr, cela ne signifie pas que ces traditions politiques
s’identifient exclusivement à un seul type de droits ou un seul
registre de citoyenneté. Simplement, chacune d’elle privilégie
hiérarchiquement l’un d’entre eux, les autres étant considérés
comme des droits dérivés, simples moyens destinés à réaliser le
registre de droit hiérarchiquement valorisé.
Dans cette perspective, défendre aujourd’hui l’indivisibilité des
droits invite à réarticuler ces trois traditions – bien qu’à l’évidence
il faille viser une synthèse bien plus large2. Et cela notamment pour
justifier de la légitimité, contestée dans le contexte de mondalisation,
des droits sociaux.
Droits sociaux, autonomie privée et autonomie publique
Quelle est, tout d’abord, la justification possible des droits
sociaux d’un point de vue libéral ? Il ne s’agit, dans le meilleur des
cas, que d’une justification relative, extrinsèque. Comme les droits
politiques, les droits sociaux, pour les libéraux, ne sont justifiés
2. Synthèse élargie qui est justement au cœur de l’ambition du convivialisme
[Manifeste convivialiste, 2013]. Cette ambition nous semble par ailleurs renouer
et venir actualiser, en l’ouvrant à la question écologique, la tradition du socialisme
associationniste tel que nous avons proposé de la reconstruire in Chanial [2009].
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 281
qu’en tant qu’ils permettent de garantir ou de renforcer les libertés
individuelles. En ce sens, les droits sociaux, au même titre que les
droits politiques, sont avant tout des moyens de l’autonomie privée,
des instruments au service de la liberté de choix des individus.
Cette justification libérale paraît parfaitement défendable. L’accent
mis sur l’autonomie individuelle permet en effet d’inscrire les
droits sociaux, du moins certains d’entre eux, dans un tout autre
registre que celui, paternaliste et compassionnel, de la charité et
de la dépendance. Les travaux récents d’Armatya Sen ont donné
récemment à cet argument toutes ses lettres de noblesse dans le
cadre d’une réflexion renouvelée sur le développement.
Quelle est ensuite la justification de ces mêmes droits d’un point
de vue républicain3 ? Ici aussi, il s’agit d’une justification dérivée, non
intrinsèque. Comme les droits individuels, les droits sociaux ne sont
justifiés qu’en tant qu’ils permettent cette fois de renforcer la liberté
politique. Ils constituent donc avant tout des moyens de l’autonomie
publique, des instruments au service de l’approfondissement d’une
citoyenneté politique active. Cette justification républicaine semble
également parfaitement convaincante. L’exigence de justice sociale
constitue bien une condition tant de l’égalité que de la liberté
politiques. Et tout engagement civique effectif suppose que l’on
soit, en partie au moins, libéré de l’empire de la nécessité et assuré
d’une certaine sécurité matérielle.
Si ces deux arguments sont parfaitement défendables, ils peuvent
être synthétisés de la façon suivante. S’il s’agit bien de défendre les
droits sociaux dans un langage qui ne soit plus celui de la charité,
s’il s’agit bien de faire en sorte que leur reconnaissance et leur mise
en œuvre ne relèvent plus du paternalisme d’État, de sa logique
clientéliste et de ses mécanismes bureaucratiques, il faut alors
interpréter et défendre ces droits comme les moyens essentiels de
l’autonomie tant privée que publique, les moyens tant de la liberté
de l’individu que de la liberté du citoyen.
Peut-être alors est-il possible, dans cette perspective, de sortir
de l’un des paradoxes des sociétés démocratiques. Ce paradoxe
3. Nous entendons ici par républicanisme moins la tradition proprement française
identifiant la République à la Nation, que celle, plus large, qui, en référence à la
démocratie athénienne, aux Républiques italiennes de la Renaissance par exemple,
identifie la liberté à l’absence de domination, donc à l’autogouvernement politique.
Elle valorise donc en premier lieu les vertus civiques, conditions d’une société libre.
282
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
est souvent posé en ces termes : le problème de la démocratie
résulterait du fait que la conquête de la liberté, de l’indépendance
individuelle ne pourrait s’opérer qu’aux dépens de l’égalité et de
la justice sociale, bref au profit d’un assujettissement croissant à la
logique du marché ; et, réciproquement, la conquête de l’égalité, de
la justice sociale ne pourrait se faire qu’au détriment de la liberté,
bref au profit d’un assujettissement croissant à l’État et à ses normes.
Tout se passerait comme si la lutte contre la domination du marché
devait conduire à la substitution d’une forme de domination – celle
des moyens de coercition – à une autre – celle des moyens de
production [Walzer, 1997].
Ce premier moment de synthèse – « libéral-républicain » –
permet, sur le papier du moins, d’échapper à cette aporie. Il vise en
effet à fonder les droits sociaux sur un principe de non-domination,
qu’il s’agisse de la domination du marché ou de l’État. En articulant
de la sorte ces trois registres de droits, se profile ainsi une certaine
conception de l’idéal démocratique. Cet idéal peut être identifié à
une société de l’autonomie, une société qui refuse toute forme de
servitude, bref une société libérée de la domination4.
Cet idéal de non-domination conduit ainsi une valorisation
forte de la citoyenneté. Au regard de cet idéal, la citoyenneté d’un
individu au sein d’un groupe – quel qu’il soit –, se mesure au degré
auquel celui-ci peut contrôler son propre destin en agissant en son
sein. Les droits de la citoyenneté désignent alors des pouvoirs, des
prérogatives institutionnellement reconnus qui renforcent cette
possibilité de contrôle. La liberté effective n’est donc possible
que dans une forme de société qui accorde une place essentielle à
l’autogouvernement dans le façonnement des contextes sociaux,
économiques et politiques qui, à leur tour, façonnent la vie de
chacun. En ce sens, il n’y a ni citoyenneté ni droit ni liberté ni égalité
sans un pouvoir de contrôle et de direction des formes économiques,
politiques et sociales qui gouvernent et régissent nos vies.
Telle semble être la première exigence fondamentale d’une
société libérée de la domination. Celle-ci mérite d’être rappelée,
tant le contexte de la mondialisation est indissociable d’une perte
4. Michael Walzer [1997, p. 16] le résume très simplement en ces termes : « Plus
de courbettes ni de salamalecs, plus de servilité ni de léchage de bottes plus de craintes
et de tremblements, plus de gens tout-puissants, plus de maîtres, plus d’esclaves. »
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 283
réelle de ce pouvoir de contrôle, corrélative de l’avènement de
nouveaux maîtres, donc de nouvelles servitudes.
Face à l’illimitation : droits sociaux et solidarité réciproque
Néanmoins, cette double exigence d’autonomie privée et
publique n’est pas suffisante. L’idéal d’une société libérée de la
domination est indissociable d’une seconde exigence, une exigence
de solidarité et de réciprocité. Les formes de domination que nous
subissons me semblent résulter d’une dynamique dont le processus
de mondialisation constitue la force motrice. Cette dynamique, le
Manifeste convivialiste propose de la définir comme une dynamique
de l’illimitation, de la démesure. Une dynamique qui, en raison de
sa radicalité même, menace très directement le respect des droits5.
L’impératif démocratique, dans ce contexte d’illimitation, mérite
ainsi d’être reformulé. Comme l’a montré Ulrich Beck [2002],
la politique moderne d’émancipation et son idéal d’autonomie
doivent désormais s’accompagner d’une politique d’autolimitation :
elle réclame d’instituer un rapport critique au « progrès » et au
« développement » économique, techno-scientifique, etc. Pour
autant, il ne s’agit pas de prétendre imposer a priori, par principe
et d’autorité, la nécessité de limites. Celles-ci sont à discuter et
à définir au cas par cas. Ce qui suppose, déjà, une citoyenneté
active, bref le principe d’autogouvernement. Mais pour que ces
discussions puissent avoir lieu, encore faut-il disposer de critères
normatifs. Le principal critère, comme le suggèrent Alain Caillé
et Ahmet Insel [2002], pourrait être celui-ci : on sort du champ
de l’accroissement légitime de la puissance – puissance de vivre
et d’agir comme condition de la liberté comme autonomie – pour
5. Il est facile d’en pointer quelques symptômes qui peuvent paraître hétérogènes,
mais qui me semblent faire système : la démesure des gains spéculatifs ou des
rémunérations mirobolantes en stock-options des patrons des méga-entreprises (même
lorsqu’ils les ont conduits à la faillite) ; la démesure dans l’exploitation du travail
(travail au noir, travail des enfants, des immigrés clandestins, prostitution et mafias) ;
la démesure dans l’exploitation des ressources naturelles ; l’hubris scientifique à
l’œuvre dans l’artificialisation et la marchandisation du vivant, etc., pour ne rien dire
de la démesure du pouvoir militaire des États. Voir, outre le Manifeste convivialiste,
Alain Caillé, Ahmet Insel [2002].
284
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
basculer dans la volonté de puissance lorsqu’on prétend échapper
à la réversibilité – c’est là notamment toute la question de notre
responsabilité à l’égard des générations futures, par exemple sur
les questions écologiques – et à la réciprocité – c’est la question
générale de la solidarité.
Une telle perspective conduit à redonner tout son sens à la
notion de citoyenneté. Pourquoi ? Parce qu’il ne faut pas compter
exclusivement sur la science, l’économie de marché ou le pouvoir
d’État pour assurer seuls cette autolimitation. Si ce qui est en jeu ici,
c’est bien la question de la solidarité, solidarité d’abord à l’égard des
victimes, des « perdants », cette solidarité ne peut être simplement
achetée par l’argent – assurée par les mécanismes du marché –, ou
obtenue par la contrainte des réglementations et des lois édictées
par l’État. Bref, dès lors que l’on ne croit plus – ou moins – à
l’innocence de la science, ni aux bienfaits naturels de l’économie
de marché, ni au rôle par essence salvateur de l’État, n’est-ce pas
aux citoyens, à leur mesure, de jouer ce rôle critique, d’assurer le
déploiement de cette autre force de régulation sociale que constitue
la solidarité ? Pour le dire de façon plus tranchée encore, soit on
considère que nos sociétés, devenues tellement complexes, doivent
être pilotées comme des systèmes experts par des spécialistes, par
l’entremise exclusive du marché et de l’État, soit on redonne vie
à l’exigence démocratique et citoyenne en tentant de radicaliser
ce principe de réciprocité. Si ces vieilles notions d’esprit public,
d’attachement au bien commun, à l’intérêt général ont encore un
sens, elles présupposent à titre fondamental une telle éthique et
politique de la responsabilité et de la solidarité. Pour ces raisons,
l’idéal d’une société libérée de la domination implique qu’une
telle exigence de solidarité réciproque vienne compléter l’exigence
d’autonomie. C’est alors dans ce double registre qu’il s’agit de
réinterpréter le langage des droits humains si l’on veut en défendre
l’indivisibilité.
Cela n’est pas sans conséquence sur la justification des droits
sociaux. Ceux-ci doivent être justifiés non seulement du point de
vue de l’autonomie et de l’autogouvernement, mais également dans
ce registre de la solidarité réciproque et de l’autolimitation. On
retrouve là la justification social-démocrate de ces droits, du moins
tel que nous proposons de la réinterpréter dans le nouveau contexte
qui est le nôtre. L’injustice sociale à laquelle les droits sociaux
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 285
prétendent remédier est, nous l’avons rappelé, indissociable de
mécanismes de domination et d’oppression qui privent des individus
– ou des peuples – de leur capacité à exercer leur autonomie privée
et publique. Mais l’injustice ou l’atteinte à la dignité, c’est aussi ce
qui rompt avec l’exigence de solidarité réciproque. En fait, seule une
telle exigence permet de justifier l’accès de tous aux conditions de
vie matérielles nécessaires à la jouissance des libertés privées et des
droits civiques. En ce sens, cette exigence de solidarité réciproque,
condition d’une autonomie sociale, ne s’oppose pas à l’idéal de
liberté. Au contraire, elle le radicalise, en quelque sorte, puisqu’elle
rappelle qu’une autonomie qui serait acquise aux dépens d’autrui
ne constitue en fait qu’une hétéronomie camouflée. Bref, personne
n’est libre tant que tous ne sont pas libres6.
Cette exigence de solidarité réciproque, condition de
l’autonomie réelle de chacun, est donc indissociable d’une
logique d’autolimitation. Dans cette perspective, les droits sociaux
ne constituent pas seulement des droits. Ils sont tout autant des
obligations, ces obligations que nous nous imposons à nous-mêmes
pour que la réalisation de notre autonomie ne s’opère pas au détriment
de celle d’autrui. Cette capacité d’autolimitation et d’autoobligation
suppose ainsi une capacité d’empathie solidaire de chacun pour
tous. Or celle-ci exige à son tour un sens de la communauté, de la
coappartenance – un principe de commune humanité et de commune
sociabilité, au sens du Manifeste convivialiste –, propre à corriger
les tendances dissociatives propres à l’idéal d’autonomie privée,
de l’autonomie pour soi – ce que le Manifeste nomme principe
d’individuation.
La société civile comme société civique et solidaire
La question qui se pose alors est celle de savoir quels sont
les forces et les acteurs collectifs susceptibles d’imposer cette
double exigence d’autonomie et de réciprocité et de renforcer ce
sens de la solidarité et de la commune humanité. La constitution
6. Où l’on retrouve notre devise dans sa version originale : « Tous les droits
pour tous. » Et le sens même de la « déclaration d’interdépendance » du Manifeste
convivialiste.
286
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
progressive et tâtonnante d’une société civile mondiale doit être
analysée dans ce cadre. La société civile mondiale qui vient [Caillé,
2008] ne se déploie-t-elle pas à partir de cette double critique de la
dépossession politique – que l’on pense ici à la critique des grandes
bureaucraties-technocraties internationales ou des réunions de
type G8 – et de l’illimitation – la fameuse taxe Tobin en constitue,
notamment, l’expression hautement symbolique7, tout comme
l’ensemble des luttes et revendications autour de la protection de
l’environnement [Revue du MAUSS, 2013] ? Et ce n’est pas un
hasard si elle s’articule à de multiples expériences de démocratie
participative ou d’économie solidaire8. Bref, c’est aujourd’hui
avant tout dans le champ de la société civile, dans le réseau de ses
associations multiples, sur le terrain concret de la vie quotidienne
que la lutte contre la démesure et pour la participation citoyenne se
développe, au jour le jour, dans le cadre des cultures et des régimes
politiques les plus variés.
La société civile contemporaine peut ainsi être définie comme
une société civique, solidaire et conviviale, en quête, pour
l’exprimer ainsi, d’une démocratie durable. L’enjeu d’une politique
de la société civile consiste en ce sens non seulement à défendre
l’autonomie de la société civile face aux menaces que font peser
sur son intégrité l’État et le marché, mais aussi à démocratiser ces
trois pôles, d’une part en favorisant, au sein de la société civile, le
renforcement des engagements et des solidarités volontaires, et en
brisant les cadres hiérarchiques traditionnels de domination, d’autre
part en constituant cette société civile comme le vecteur d’une
démocratisation des institutions politiques et d’une domestication
de la rationalité – ou de l’irrationalité – marchande.
À l’évidence, cet agenda très général de la politique de la société
civile est indissociable de la question des droits. Et cela doublement.
Pas de politique de la société civile sans un système de droits
institutionnalisés. En ce sens, le système des droits fondamentaux
constitue la colonne vertébrale, la charpente institutionnelle de la
société civile. La politique de la société civile les présuppose. En
7. Ou le principe, porté par le Manifeste convivialiste, d’un revenu maximum.
8. Et qu’est-ce que l’économie solidaire ? sinon ce projet multiforme de réaliser
la démocratie également dans la sphère économique en développant des pratiques
et des échanges fondés sur la réciprocité [Chanial, Laville, 2001 ; Chanial, 2009].
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 287
même temps, ils en constituent la visée, l’horizon de son projet
normatif. La politique de la société civile se nourrit ainsi de la
signification symbolique des droits, de cette possibilité toujours
ouverte d’une lutte dans l’espace public pour une plus large
réalisation de ces droits, pour leur approfondissement ou pour
leur généralisation à ceux qui en sont exclus, mais aussi pour la
création de nouveaux droits9.
On aurait néanmoins tort d’idéaliser trop vite la société civile.
Elle est, elle-même, frappée d’un paradoxe constitutif. Ce paradoxe
est avant tout un paradoxe d’incomplétude. La politique de la société
civile, parce qu’elle exige notamment des garanties juridiques – un
système de droits fondamentaux institués et sanctionnés – n’est pas
autosuffisante. Pas de société civile sans une communauté juridique.
Plus généralement, la société civile ne saurait être pleinement
indépendante de l’État. Pour l’exprimer ainsi : pas de société civile
sans communauté politique. Certes, l’État démocratique dépend
aujourd’hui en premier lieu de la vitalité de la vie associative
au sein de la société civile. Mais à l’inverse, une société civile
démocratique ne peut s’épanouir qu’au sein d’un État démocratique.
Ses associations ne pourront se développer, renforcer la participation
quotidienne du plus grand nombre, encourager les gens à s’aider
eux-mêmes sans l’aide de l’État.
C’est pour cette raison que l’argument de la société civile ne peut
se réduire au slogan libéral « la société civile contre l’État10 ». Parce
que la société civile, comme le souligne Michael Walzer, est marquée
tout à la fois par l’inégalité, la fragmentation et la discontinuité, elle
ne pourra accomplir sa mission, « sauver » l’État démocratique, sans
l’aide de cet État qu’elle est censée sauver. Dans les conditions du
pluralisme contemporain, le rôle de l’État doit donc consister non
seulement à contribuer à démocratiser la société civile en affrontant
les inégalités et les formes multiples d’oppression ou de sectarisme
9. Voir Claude Lefort [1981]. Ce qui invite par ailleurs – nous ne pouvons le
développer ici [Chanial, 2013] – à aborder selon un principe de continuité droits
humains et « droits de la nature » ou « droits environnementaux ».
10. Michael Walzer [2000] le souligne ainsi : « Si la civilité qui rend possible
la politique démocratique ne peut s’apprendre que dans les réseaux associatifs, les
capacités à peu près égales et les plus largement répandues qui doivent soutenir ces
réseaux doivent être encouragées par l’État. » Pour une synthèse, voir Chanial [2001,
chap. XI].
288
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
qui surgissent au sein du monde associatif, mais également à
ouvrir plus largement la sphère démocratique afin de modérer
les différences entre les associations et les replis identitaires, et
enfin à remédier au caractère discontinu et souvent chaotique de
l’engagement bénévole en faisant par exemple du volontariat un
travail stable au statut reconnu.
En ce sens, seul un « État solidaire » pourra renforcer et épauler
une « société solidaire ». Et réciproquement. Ce qui suppose des
identités politiques fortes, une éthique civique nourrie d’un sens
de l’appartenance et d’un sentiment d’allégeance à la communauté
politique. Contrairement au mythe entretenu par certains socialistes,
dont Marx, repris aujourd’hui tant par les libertaires que par les
partisans du marché libre – le mythe du dépérissement de l’État –,
la politique de la société civile, comme politique de l’autonomie et
de la solidarité, reconnaît non seulement la nécessité d’une permanence de l’État mais aussi d’une redéfinition de son rôle : garantir
avant tout les conditions favorables à la multiplication de formes de
coopération mutuelle libres, égalitaires et solidaires. Ce qui suppose
notamment la garantie juridique d’un système de droits, mais aussi
des politiques volontaristes de la part de l’État, notamment d’ordre
financier mais aussi en termes de politiques publiques.
Pour conclure
Rappeler ainsi que la politique de la société civile ne se réduit
pas au slogan néolibéral « la société civile contre l’État » – ou à
la substitution d’une « société providence » à l’État providence –,
ne doit pas pour autant conduire à renouer avec le républicanisme
classique selon lequel les État-nations, espaces traditionnels
de l’autogouvernement, devraient être les foyers exclusifs de
la participation civique et de la solidarité réciproque. Face à la
mondialisation économique, il est au contraire parfaitement légitime
d’élargir les frontières de la société civile dans la perspective d’une
citoyenneté ou d’une éthique civique elle-même mondialisée. Cet
idéal cosmopolite n’est pas sans grandeur. Nous ne pouvons en effet
espérer gouverner l’économie mondialisée sans des institutions
politiques transnationales et ces institutions ne pourront être
« Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 289
soutenues sans le développement d’identités civiques élargies.
Cependant, comme le souligne le philosophe américain Michaël
Sandel [1996], cet idéal souffre d’un double défaut, moral et
politique. D’un point de vue moral, il présuppose que nous devons
systématiquement donner la priorité à notre allégeance à l’égard de
nos communautés d’appartenance les plus universelles au détriment
des communautés plus locales et particularistes. Or cette injonction
à l’amitié, à la solidarité et à la sympathie universelles occulte le
fait que nous n’apprenons pas à aimer l’humanité en général, mais
à travers ces expressions toujours particulières. D’un point de vue
politique ensuite, la vision cosmopolite est aporétique en ce qu’elle
consiste simplement à déplacer la citoyenneté et la souveraineté un
cran au-dessus de l’État-nation.
Dès lors, comme le souligne Sandel, si l’espoir de ranimer
l’autogouvernement a encore un sens, il exige moins de « relocaliser »
la souveraineté que de la disperser :
« L’alternative la plus prometteuse à l’État souverain ne réside pas
dans une communauté mondiale (one-world community) fondée sur la
solidarité à l’égard de l’humanité tout entière, mais dans une multiplicité
de communautés et de corps politiques – certains plus larges, d’autres
plus restreints que les nations – au sein desquels la souveraineté serait
diffusée » [Sandel, 1996, p. 345].
Chacun de ces espaces ainsi disséminés de souveraineté,
viendrait ainsi gouverner les différentes sphères de la vie sociale
et promouvoir des formes plurielles d’engagement civiques.
L’autogouvernement retrouverait alors ses droits et sa force dans la
mesure où, ainsi pluralisé, il se soutiendrait de nos allégeances, de nos
solidarités et de nos sympathies multiples. Si l’autogouvernement
exige aujourd’hui que la politique se joue sur une multiplicité
de scènes, dans les rapports de voisinage, les écoles, les lieux de
travail, les églises, les mouvements sociaux tout autant que sur la
scène nationale ou internationale, cela suppose que nous soyons
capables de penser et d’agir en négociant sans cesse entre nos
différentes identités et les obligations qu’elles nous imposent,
parfois concordantes, parfois contradictoires.
Cette capacité à vivre avec les tensions auxquelles donnent
naissance nos multiples appartenances et loyautés – donc à assumer
aussi, dans le cadre d’une commune humanité et d’une commune
290
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
socialité, une nécessaire et fructueuse rivalité entre les hommes11 –
définit peut-être la vertu civique spécifique à notre temps. Et la
condition même de la constitution d’une société civile internationale
convivialiste qui, en articulant autonomie(s) et solidarité(s), puisse
être la gardienne de l’indivisibilité des droits et contribuer à assurer
tous les droits pour tous et par tous.
Références bibliographiques
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Caillé Alain, 2008, « La société civile qui vient », in Chanial P. (dir.), La
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— 2001, Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie, La
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Chanial Philippe, Laville Jean-Louis, 2001, « Économie solidaire, une question politique », Mouvements n° 19, janvier-février, La Découverte, Paris.
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l’eau, Lormont.
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semestrielle, n° 21, « L’Alter-économie. Quelle autre mondialisation ? »,
premier semestre, La Découverte, Paris.
Revue du MAUSS semestrielle, n° 42, « Que donne la nature ? L’écologie vue
du don », La Découverte/MAUSS, Paris.
11. Au sens du « s’opposer sans se massacrer » de Marcel Mauss, que le Manifeste
convivialiste propose de reformuler comme « principe d’opposition maîtrisée et
créatrice ». « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 291
Sandel Michael J., 1996, Democracy’s Discontent, Harvard University Press,
Cambridge.
Walzer Michael, 2002 « Sauver la société civile », Mouvements, n° 8, La
Découverte, Paris.
— 1997, Sphères de la justice, Seuil, Paris.
« Luttes des classes sur le Web »
À propos d’un numéro de la revue Multitudes
Simon Borel
On connaît généralement la revue Multitudes pour son
enthousiasme quant aux possibilités émancipatrices offertes par les
réseaux informatiques et le travail cognitif collaboratif et oblatif. Le
communisme des « multitudes » connectées serait là en puissance au
sein du « capitalisme cognitif » mondialisé [Hardt et Negri, 2004 ;
Moulier-Boutang, 2007]. Il n’y aurait plus qu’à faire tomber les
rentes de monopole et les nouvelles enclosures numériques mises
à son encontre pour qu’il advienne pleinement.
Or une « véritable vague de mélancolie » « s’abat sur la toile »
[Moulier-Boutang, 2013] avec la montée en puissance d’analyses
pessimistes sur les potentialités du Web, parlant d’une radicalisation
de l’exploitation et de l’aliénation sur le modèle de l’école de
Francfort. Le communisme des réseaux n’est pas un spectre qui
hante le monde. Car « un parasite hante le hacker qui hante le
monde » [Pasquinelli et Blanchard, 2013]. Multitudes y consacre
récemment un dossier avec plusieurs articles dont nous proposons
une recension sommaire.
Plusieurs types nouveaux d’exploitation et d’aliénation seraient
à l’œuvre qui remettraient en cause la vague d’enthousiasme en
vogue au début des années 2000 : l’exploitation par l’appropriation
marchande du travail gratuit ou la « production de l’information
« Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro…
293
par plaisir » ou « playbor1 » ; l’exploitation « protocolaire »
des multitudes par la « classe vectorialiste » via la maîtrise des
codes, des protocoles d’accès, des entités de stockage des flux ;
et l’exploitation « attentionnelle » où l’« attention des auditeurs,
spectateurs et internautes » « constitue le lieu principal d’extraction
du profit » [Citton, 2013].
Matteo Pasquinelli et Aurélien Blanchard critiquent
l’« abstraction digitale » ou « digitalisme », c’est-à-dire le discours
qui « croit en une société du don mutuel », Internet étant « censé
être quasiment libre de toute exploitation, et tendre naturellement
à l’équilibre démocratique et à la coopération naturelle » [2013,
p. 177].
Fasciné par le don virtuel et les communs de la connaissance2,
le digitalisme ignore que le règne de l’abondance informationnelle,
de la libre circulation, reproductibilité, modification des biens
immatériels ne remet pas en question la propriété matérielle et
les dynamiques d’exploitation et d’accumulation qui se jouent
dans les rapports de production matériels et immatériels3. Car la
« pauvreté n’a pas sa source dans les coûts de reproduction, mais
bien plutôt dans l’extraction de la rente économique » [ibid., p. 186].
La « libre reproductibilité des données numériques » ne porte pas
en elle-même la « destruction future de la propriété matérielle ».
Elle permet au contraire à cette dernière d’étendre ses effets de
réseaux et de profiter du travail coopératif en ligne.
En effet, dans la praxis, le capitalisme cognitif se joue et utilise
à son compte la gratuité et l’économie du don sur internet. Le
digitalisme serait en quelque sorte la nouvelle économie politique
1. Le « playbor » est un « mélange indissociable de plaisir ludique (play) et de
travail productif (labor), faisant d’Internet un mixte instable et déroutant de terrain de
jeu et d’usine » [Citton, 2013, p. 167].
2. Communs numériques qui sont « incapables de produire et d’organiser une
richesse équivalente à celle qui le fut par les communs originaux » [Pasquinelli et
Blanchard, 2013, p. 189].
3. C’est le cas, par exemple, du « combat pour défendre le logiciel libre et la culture
gratuite » qui « s’est en effet organisé autour de la question des droits de propriété, et
non de celle de la production » [ibid., p. 178]. Il apparaît que « l’essor du modèle de
la licence Creative Commons a permis contre toute attente à la rente économique de
coloniser le capital de la gratuité » [ibid., p. 183]. Les auteurs proposent l’alternative
des « produits copyfarleft » qui « sont libres, mais ne peuvent être utilisés lucrativement
que par ceux qui n’exploitent pas le travail salarié (comme d’autres travailleurs ou des
coopératives) » [ibid., p. 184].
294
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
bourgeoise du xxie siècle, « désincarnée », « se refusant à reconnaître
le travail off-line rendant possible le monde on-line (une division
de classe qui est antérieure à toute fracture numérique) » [ibid.,
p. 177]. C’est le cas bien sûr en matière sociale : le travailleur
cognitif n’est pas libéré par les réseaux mais exploité par eux dans
les rapports de production de l’immatériel à distance sur une base
volontaire : « Empêtré dans l’économie mondialisée, chaque bit
d’information libre porte en son sein son propre micro-esclave, tel
un jumeau oublié » [ibid.]. C’est le cas aussi en matière écologique :
« Le digitalisme se veut respectueux de l’environnement, telle
une machine sans émission de gaz, à l’opposé du vieux modèle
fordiste de la production industrielle. Et, pourtant, on estime qu’un
avatar de Second Life consomme plus d’électricité qu’un Brésilien
moyen » [ibid.].
À côté de cette appropriation/exploitation marchande du travail
gratuit, existe aussi l’« exploitation protocolaire » [Wark, 2013]
dans laquelle la « classe vectorialiste4 » détient « le contrôle de la
logistique » et contrôle la manière dont les supports, les flux, l’accès,
le stockage d’informations et de données sont gérés. Elle a ainsi le
« pouvoir de calculer », de « déplacer l’information d’un endroit
à un autre » et « de réaliser la valeur de ce que nous produisons »
[ibid.] en coordonnant notamment « tous les aspects de la vie sous
l’emprise de la marque, du brevet et du droit d’auteur » [ibid.,
p. 193]. Cette exploitation protocolaire rejoint l’exploitation du
travail gratuit car elle n’est viable qu’en réduisant « la main-d’œuvre
rémunérée dans la production des images à un niveau aussi près
que possible de zéro, et de ne la payer que dans la monnaie de la
reconnaissance » [ibid.].
Enfin, l’exploitation « attentionnelle » du « capitalisme mental »
[Francq, 2013] privatise l’« espace d’expérience » via l’émergence
4. « La classe vectorialiste est donc constituée par tous ceux qui contrôlent et qui
profitent de la nécessaire vectorialisation matérielle de l’information – que ce soit à
travers la production industrielle d’iPads, de câbles ou de microprocesseurs (Foxconn,
Sony, Apple), à travers le déploiement de réseaux de communication monopolisés
par des multinationales privées (Orange, Verizon, Google, Facebook), à travers la
marchandisation de l’information elle-même par les artifices légaux de la propriété
intellectuelle (Microsoft, Universal), ou à travers le contrôle des vecteurs par lesquels
passe la financiarisation des investissements qui abreuvent toutes ces entreprises
(Goldman Sachs) » [Citton, 2013, p. 168].
« Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro…
295
des marchés de l’« attention » et de la « considération ». Ainsi,
les médias « capitalisent la considération » et l’« information
disponible » qu’ils diffusent « se paie en attention » dont veulent
profiter les annonceurs publicitaires. Par conséquent, « le service
de l’attraction s’échange contre de l’argent ».
Dès lors, les possédants de la nouvelle économie de la visibilité
sont « ceux dont les revenus en attention excèdent de plusieurs
ordres de grandeur leurs dépenses en attention » [ibid., p. 203].
Et le « type d’exploitation qui caractérise le capitalisme mental
s’exerce à l’encontre de ceux, en très grand nombre, qui prêtent
toujours attention et considération, mais qui n’en reçoivent guère
en retour » [ibid., p. 212]. Le don d’attention hyperasymétrique est
donc à l’origine de l’exploitation. Se déchaîne dès lors une « lutte
générale pour la considération » qui « mène à la production en masse
de moyens d’accéder à la visibilité, ainsi qu’au développement de
moyens permettant d’enregistrer le revenu d’attention » [ibid.] dans
un contexte où les luttes pour la démocratisation de la reconnaissance
sont aussi une dynamique essentielle des réseaux.
Cette économie de l’attention provoque enfin une extension
du domaine marketing et publicitaire aux sujets eux-mêmes : la
consommation « devient un travail sur soi, que nous travaillons
sans cesse à nous rendre attractifs. Ce travail individuel ouvre à la
publicité des champs d’action étonnamment vastes » [ibid., p. 213].
Ces analyses critiques pessimistes de l’hégémonie de la
rationalité marchande dans le monde du numérique provoquent
en retour la réaction des marxistes optimistes de Multitudes. Pour
Alicia Amilec, l’« erreur des analyses politiques exprimées en
termes d’une opposition entre les réseaux diffus de l’Empire et les
réseaux diffus de la Multitude tient à ce que leurs rapports étaient
finalement conçus comme symétriques » [2013, p. 216]. Or il ne
faut pas célébrer les réseaux des multitudes comme la pure antithèse
des réseaux de l’Empire et du capital cognitif. Pour autant, on peut
exploiter les failles de l’exploitation protocolaire réticulaire : les
« trous des réseaux » constituent « des points à partir desquels
des exploits peuvent exploiter les failles des protocoles qui nous
exploitent » [ibid., p. 218]. Il est possible de « parasiter un vecteur au
sein duquel on profite d’une faille pour introduire une transgression
capable de redéfinir la topologie et le fonctionnement d’un réseau »
[ibid., p. 220].
296
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Pour sa part, Yann Moulier-Boutang entend rappeler la
distinction forte qui existe entre « exploitation » et « domination ». Si
l’exploitation s’est « diversifiée » et « raffinée » dans le capitalisme
cognitif, « la domination a changé de camp » et « la peur aussi ».
Le travailleur cognitif « exploité » n’est plus une « force dominée et
passive » comme l’ouvrier d’industrie mais une « force dominante »
grâce à sa maîtrise du general intellect qui ne peut pas être capté par
le capital sous la forme d’une subsomption totale. Pour fonctionner,
le capitalisme cognitif doit en effet « doter » le « pronétariat » ou
le « précariat », « autant que la classe créative qui n’en est qu’une
partie », de « plateformes de coopération » et de la « puissance ».
« Sans lui donner le pouvoir, lui donner du pouvoir, de l’espace »
[ibid., p. 224].
Cette thèse, on le voit, est loin de pouvoir réconcilier facilement
ces deux frères rivaux du néomarxisme. On retrouve là l’antagonisme
entre le marxisme confiant dans les promesses engagées par la
révolution permanente (du capital et du travail) et le marxisme
pessimiste qui retourne cette attente à l’envers, ne voyant dans ces
révolutions que le stade avancé de la rationalisation destructrice des
mondes vécus où toutes les formes sociosymboliques (le donnerrecevoir-rendre, le politique) sont subsumées voire endogénéisées
par le capitalisme.
Il nous semble plus pertinent de voir en quoi le regain de
créativité, de convivialité et de partages célébrés par les uns au
nom d’un don pur et radicalisé, et décrié par les autres au nom d’un
don sans cesse corrompu et détourné, a peut-être une autonomie
(relative) d’action qui ne le lie pas systématiquement (en bien
comme en mal) à l’économique. De plus, il apparaît de plus en plus
évident qu’il est impossible de penser séparément les communs
de la connaissance des communs originaux – ou de subordonner
l’un à l’autre. Comme il apparaît néfaste de dissocier le virtuel du
face-à-face.
« Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro…
297
Références bibliographiques
Amilec Alicia, 2013, « De l’exploitation à l’exploit », Multitudes, n° 54/3,
p. 214-220.
Citton Yves, 2013, « Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques », Multitudes, n° 54/3, p. 163-175.
Francq Georg, 2013, « Capitalisme mental », Multitudes, n° 54/3, p. 199-213.
Hardt Michael, Negri Antonio, 2004, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge
de l’Empire, La Découverte, Paris.
Moulier-Boutang Yann, 2013, « Y a-t-il une araignée sur la toile ? », Multitudes,
n° 54/3, p. 221-225.
— 2007, Le capitalisme cognitif. La Nouvelle Grande Transformation,
éd. Amsterdam, Paris.
Pasquinelli Matteo, Blanchard Aurélien, 2013, « Digitalisme » L’impasse de
la media culture, Multitudes, n° 54/3, p. 176-190.
Wark McKenzie, 2013, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste »,
Multitudes, n° 54/3, p. 191-198.
La bonne vie pour tous !
Thomas Coutrot
Contrairement au refrain médiatique, la société française n’est
pas déprimée, elle est exaspérée. Mais l’exaspération peut porter le
pire ou le meilleur, la régression ou l’émancipation. Quel horizon
émancipateur lisible et souhaitable peut aujourd’hui porter les forces
sociales attachées à l’égalité et à la liberté ?
La « Manif pour tous » traduit l’exaspération et la capacité
d’organisation à la base de la droite catholique réactionnaire. Elle
est tournée vers un passé révolu et qui ne reviendra plus. Sa nocivité
ne vient pas d’une quelconque capacité à conquérir l’hégémonie
culturelle mais de son rôle de vivier militant où viennent puiser
les forces nauséabondes de l’extrême droite raciste et antisémite
(« Jour de colère »).
L’exaspération qui traverse la société a, parmi ses cibles, des
oligarchies mondiales qui n’ont jamais été aussi riches, aussi
puissantes politiquement ni aussi enfermées dans leur frénésie
d’accumulation. L’extrême droite en tire prétexte pour recycler
l’antisémitisme séculaire qui ne manque jamais de resurgir en
période de crise. Mais si en Chine comme aux États-Unis les riches
ont doublé leur part dans la richesse nationale depuis trente ans, si
1 % des familles possèdent désormais 46 % de la richesse mondiale,
cela n’a évidemment aucun rapport avec la question juive.
La crise financière n’a débouché sur aucune remise en cause
de la spéculation, qui bat aujourd’hui des records historiques. Les
banques sont plus grosses et plus puissantes que jamais. Les hommes
politiques, à l’image de François Hollande, se font élire en promettant
La bonne vie pour tous !
299
de s’attaquer à la finance, puis gouvernent pour les banques et le
patronat. La rupture entre les citoyens de base et les élites politiques
et économiques n’a probablement jamais été si totale.
Cependant, comme le dit Patrick Chamoiseau, si la bigoterie
et la haine déferlent depuis plusieurs mois dans les rues, « il ne
faut pas se laisser aveugler par ces manifestations de bêtise et de
hargne. Plus elles sont virulentes, plus elles sont le signe qu’un
mouvement contraire est en marche », le mouvement « de la houle
et des mélanges1 ».
Car jamais les humains n’ont eu autant de connaissances les uns
des autres ni autant de reconnaissance mutuelle des cultures. Jamais
ils n’ont été confrontés tous en même temps à cette effrayante
domination d’une oligarchie mondiale irresponsable. Et avec la crise
écologique, jamais ils n’ont eu autant de raisons de construire leur
fraternité, comme disait l’abbé Pierre : « Au-delà de la famille, du
clan, de la nation : la fraternité humaine est universelle. »
Ce n’est plus seulement une posture éthique, c’est une nécessité
vitale. Nous devons réduire vite et radicalement nos consommations d’énergie et de matières premières, ou bien nos petits-enfants
vivront sur une planète invivable, déchirée par les catastrophes
climatiques et les guerres pour les ressources.
Ce mouvement contraire à la haine et à la bêtise, c’est celui
de la transition citoyenne vers une société conviviale. C’est celui
de ces milliers de salariés qui, comme les Fralib à Marseille, se
battent pour produire mieux et autrement. C’est le mouvement
des compagnons de Lescar-Pau qui construisent la solidarité entre
les plus démunis, qui bâtissent des maisons poétiques et une économie locale durable. C’est le mouvement des villes en transition,
écologique et démocratique, comme Marinaleda en Andalousie.
C’est le mouvement des zones libérées, comme la zone d’aménagement différé (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes et tant d’autres
ZAD moins connues, communautés rurales écologiques, squats et
centres sociaux, jardins urbains partagés, monnaies complémentaires, etc. C’est le mouvement des Alternatibas qui commencent
à se multiplier partout en France et ailleurs pour donner à voir
ces alternatives. C’est le mouvement des citoyens qui se révoltent
1. Patrick Chamoiseau, « Le devenir, c’est être ensemble, debout, face à
l’impensable », Le Monde, 16 novembre 2013.
300
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
contre l’oligarchie, les multinationales, les Monsanto, Unilever,
BNP Paribas, Société Générale…, ceux qui veulent la redistribution
des immenses richesses, ceux qui refusent d’être « des jouets dans
les mains des banquiers et des politiciens », comme le disent les
indignados et le 15-M2 en Espagne : des révoltes et des indignations
qui sont aussi des inventions, de nouvelles manières de produire,
de vivre, de faire de la politique.
Ce mouvement pour l’égalité, pour la responsabilité, pour la
liberté – car sont-ils vraiment libres, ceux qui vivent en écrasant
les autres et la nature ? –, ce mouvement qui inspire le Manifeste
convivialiste, on pourrait l’appeler « La bonne vie pour tous ! ».
« La bonne vie » (buen vivir), parce que nous sommes gourmands,
curieux, inventifs, amoureux, et nous voulons l’être les uns avec
les autres, pas les uns contre les autres. Pour tous, donc, parce que,
oui, la concurrence et l’émulation sont inhérentes à l’homme, mais
elles ne peuvent ni ne doivent l’emporter sur la coopération entre
égaux et avec la nature.
L’humanité a survécu par la coopération, elle risque maintenant
de périr par la compétition. Les oligarchies financières et politiques
ont choisi consciemment la politique du « après nous le déluge ».
Il est effrayant que l’idéal de « compétitivité » serve désormais
d’unique boussole aux gouvernements européens dont le nôtre, avec
cet emblématique « pacte de responsabilité » (quelle antiphrase !)
décidé par François Hollande. Radicaliser cette logique de guerre
économique de tous contre tous ne peut déboucher, à terme, que
sur la guerre tout court. Nous ne voulons pas être compétitifs :
nous voulons être coopératifs, avec les peuples européens et ceux
du monde. Nous ne voulons pas réduire les dépenses publiques :
nous voulons démocratiser les services publics, développer les
investissements publics pour la transition écologique et l’emploi.
Nous ne voulons pas produire toujours plus : nous voulons une
production de qualité qui réduise notre empreinte écologique et
nous permette de vivre ensemble.
L’exaspération, la colère et la révolte sont nécessaires, mais,
pour faire reculer la haine et la bêtise, nous avons surtout besoin
de proposer une perspective positive et joyeuse, enracinée dans
nos luttes et nos alternatives. Les multiples réseaux et initiatives
2. Du 15 mai 2011. (Ndlr.)
La bonne vie pour tous !
301
qui contribuent à dessiner cet avenir possible ne peuvent plus se
contenter d’œuvrer chacun-e dans son coin et selon ses particularités. Nous devons apprendre à parler ensemble à nos concitoyens
pour rendre visible l’existence de nos alternatives, de notre projet
de société. Une société de la bonne vie pour tous.
Fragments d’une politique convivialiste
(pour la France)
Alain Caillé
Il n’a pas paru inutile de reproduire ici le compte rendu d’une réunion
du groupe des convivialistes (du 12 février 2014) pour donner une
idée de la manière dont il fonctionne et parce qu’il montre une autre
manière de réfléchir que celle qui domaine chez les experts (même si
nombre des auteurs convivialistes sont aussi fréquemment reconnus,
eux aussi, comme des experts). Alain Caillé.
Les convivialistes ne sont pas un parti politique, pas même une
association formellement constituée. Le groupe initial, celui qui a
permis la rédaction du Manifeste convivialiste, se veut et se pense
comme une amicale de théoricien(ne)s. Engagés, certes, mais qui
reconnaissent la nécessité du travail proprement théorique. Ils
n’ont donc pas vocation à présenter un programme politique, au
sens habituel du terme. Il leur incombe néanmoins de réfléchir
aux grandes directions dans lesquelles une traduction politique
concrète des principes généraux sur lesquels ils se sont mis d’accord
devrait s’engager. Ce sont ces directions que la réunion du 12 février
dernier (après celle du 17 décembre 2013) se proposait d’explorer
en s’attachant aux spécificités françaises. La règle du jeu était
que chacun des participants devait présenter et défendre en cinq
minutes trois propositions principales, seul moyen d’entendre la
Fragments d’une politique convivialiste (pour la France)
303
quinzaine de présents1 en se laissant a priori un peu de temps pour
une discussion générale, et étant entendu que les réformes qu’il
s’agit d’envisager ne doivent pas impliquer de nouvelles dépenses
(ou, mieux, doivent permettre de diminuer des dépenses anciennes),
puisque le convivialisme pose au premier chef la question de savoir
comment il est possible de rendre la société plus harmonieuse,
heureuse et équilibrée en l’absence de la croissance.
Il est bien sûr impossible de rendre compte de toutes les
propositions présentées, et peut-être pas utile, d’ailleurs, puisqu’il
ne faudrait pas que la chose tourne au catalogue. On a donc adopté
comme parti, dans ce compte rendu, de ne prendre en compte que
des propositions formulées au moins deux fois et/ou formant un
faisceau suffisamment cohérent. Ainsi regroupées, les propositions
formulées ce soir-là concernent trois grands champs de réforme
indispensables à la France :
– rendre la démocratie plus démocratique,
– restaurer la confiance,
– réformer l’économie et surmonter le chômage.
Rendre la démocratie plus démocratique
Le constat est général : l’écart entre dirigeants et dirigés,
gouvernants et gouvernés se creuse à tous les échelons de la
société française, et rend insupportables les exhortations rituelles
à la participation des citoyens tant elle sonne creux. En pratique, la
« participation » ne sert en France, le plus souvent, qu’à renforcer
la légitimité des dirigeants à leurs propres yeux, et donc à creuser
encore plus l’écart qui les sépare de leurs administrés. Il faut donc,
comme y insiste plus particulièrement Claude Alphandéry, réfléchir
au statut de l’élu, favoriser l’élection de ceux qui se trouvent au
bas de l’échelle sociale, et, comme beaucoup en sont d’accord,
interdire effectivement le cumul des mandats et veiller, surenchérit
Jean-Pierre Worms, à leur limitation dans le temps. En un mot,
1. Claude Alphandéry, Jean Baubérot, Antoine Bevort, Simon Borel, Alain
Caillé, Anne-Marie Fixot, François Flahault, Christophe Fourel, Ahmet Insel, Jacques
Lecomte, Pierre-Olivier Monteil, Bernard Perret, Jean Sammut, Jean-Pierre Worms,
Denis Vicherat.
304
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
il convient à la fois de déprofessionnaliser la politique et de la
rendre effectivement accessible aux citoyen(ne)s ordinaires. Mais
comment ? Sans doute en instillant de solides doses de démocratie
directe, i. e. de tirage au sort (Antoine Bevort et Denis Vicherat), en
prêtant toutefois attention, souligne Jean-Pierre Worms, au fait que,
comme le montre l’expérience des conseils de quartier, tirage au
sort ou pas tirage au sort, ce sont évidemment les personnes issues
des CSP +2 qui monopolisent le plus souvent la parole.
Voilà qui soulève une question essentielle, bien introduite
par Anne-Marie Fixot dans sa critique des politiques de la ville.
Comment veut-on que les habitants consultés, quand ils le sont,
puissent donner un avis pertinent, en une heure ou deux, sur des
projets qu’ils découvrent au dernier moment alors que « maîtres
d’œuvre » et « maîtres d’ouvrage », ainsi que les édiles municipaux,
y travaillent depuis des mois ou des années ? Face à eux, pour
que puisse vivre une démocratie urbaine, il faut instituer une
« maîtrise d’usage », mobilisant les savoir vivre urbains, les savoir
habiter des habitants. Mais il faut se garder ici d’un spontanéisme
angélique. Pour pouvoir parler de plain-pied avec les maîtres
d’œuvre et d’ouvrage, il est nécessaire d’instaurer une formation
à la maîtrise d’usage qui permette de comprendre les points de
vue de toutes les parties concernées par l’urbanisme. Faut-il donc
former à la démocratie ? N’est-ce pas plutôt « la démocratie qui
forme », comme le soutient énergiquement Antoine Bevort ? Mais
l’opposition n’est peut-être ici qu’apparente puisque tout le monde
a en tête la référence aux conférences de consensus dont le principe
est bien de reconnaître aux citoyens ordinaires, tirés au sort, une
compétence supérieure à celle des experts spécialisés, mais à la
condition que ces citoyens aient en effet écouté les experts et que,
donc, en ce sens, ils aient été formés. Ce sont donc des procédures
de ce type, exigeantes parce qu’elles ne sont pas du semblant, qu’il
convient de généraliser le plus possible.
2. Les catégories socioprofessionnelles élevées : cadres et professions
intellectuelles supérieures (Insee). La nomenclature des CSP (1954) a été remplacée
en 1982 par celle des professions et catégories socioprofessionnelles ou PCS. (Ndlr.)
Fragments d’une politique convivialiste (pour la France)
305
Restaurer la confiance
Sans doute en relation étroite avec l’écart croissant qui se creuse
entre dirigeants et dirigés, le second trait frappant, dans l’état actuel
de la société française est le manque de confiance de tous envers
tous. Des citoyens envers leurs élites, note Bernard Perret. Mais,
plus généralement, de la société française envers elle-même. Sans
doute, comme l’observe Ahmet Insel, à la fois depuis la France
et depuis la Turquie, est-ce lié à un fort sentiment de « déclin
civilisationnel ». Mais cela est vrai également pour toute l’Europe
occidentale. Quelque chose, en France, se surajoute à ce déclin
européen général. Qu’il faut rattacher, certainement, à la structure
demeurée étonnamment hiérarchique, quasi monarchique, de la
société française. Curieux pays que la France, qui se veut en même
temps le plus égalitariste de tous, peut-être, et le plus statutairement
hiérarchique. Qui cumule la haine et l’amour du privilège. Et, faut-il
ajouter, le mépris et l’amour des humanités. Au cœur de ce système,
on trouve, évidemment, l’institution spécifiquement française
des Grandes écoles, coupées de l’Université, hypersélectives, ne
produisant d’élites qu’au compte-gouttes, de plus en plus fermées,
intouchables et endogames, prisant par-dessus tout la culture de
l’ingénieur ou de l’expert. La culture « boîte à outils », en somme !
Les ravages exercés par ce dispositif institutionnel se font jour dès
la petite école, comme y insiste François Flahault3, comme si son
seul rôle était de détecter les un pour cent ou les un pour mille
susceptibles de gravir tous les échelons pour arriver au sommet, où
la sélection est impitoyable et où chacun se retrouve marqué à vie,
statufié, à la fois honoré et stigmatisé par son rang de sortie. Voilà
qui explique largement la chute de la France dans les classements
PISA4 puisque l’école y inculque plus la honte de l’échec que
le goût d’apprendre et le plaisir de réussir. Et elle ne sait pas
qu’elle devrait former non seulement au savoir officiel, évaluable
quantitativement, mais, plus généralement, à la vie en société. Et
3. Voir son article dans ce même numéro : « Une école plus conviviale ? ».
4. Programme international pour le suivi des acquis des élèves (en anglais,
Program for International Student Assessment). Ensemble d’études menées depuis
2000 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)
visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs des pays membres et non
membres. Leur publication est triennale. (Ndlr.)
306
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
notamment à la tolérance et à la laïcité, peut-être via la nomination
de médiateurs culturels, explique Jean Baubérot5.
Bref, c’est une politique générale de la confiance qu’il faut
mettre en œuvre, comme le développe notamment Pierre-Olivier
Monteil6, qui suppose de sortir de la culture du chiffre et du donnant-donnant. Et d’autant plus que, comme le montre Jacques
Lecomte, en citant, comme toujours, un nombre impressionnant
de données empiriques, la confiance, ça marche7. C’est ce qu’il y
a de plus efficace. L’apprentissage coopératif marche mieux que
l’apprentissage compétitif. Dans le système pénitentiaire, la justice
restauratrice, celle qui fait se rencontrer coupables et victimes, fait
chuter sensiblement le taux de récidive. De même, enfin, dans le
domaine de la santé, c’est d’abord la confiance qui guérit.
C’est donc, probablement, à une véritable révolution culturelle
que la France doit s’attaquer. Qui commencera, sans doute, par la
suppression des notes dans le cycle primaire au moins8. Mais qui
doit aussi s’attaquer à la séparation des Grandes (et moyennes et
petites) écoles et de l’Université (et du CNRS), au bout du compte
extraordinairement délétère.
Réformer l’économie et surmonter le chômage
Il n’y a sans doute pas sur ce point de recette convivialiste miracle
à attendre, qui ne soit déjà proposée ou expérimentée par telle ou
telle des organisations qui se reconnaissent dans le convivialisme,
à commencer par l’économie sociale et solidaire et par toutes les
propositions en matière de transition énergétique ou de reterritorialisation de l’activité économique dans le cadre des circuits courts.
Reste à introduire plus fortement, dans la discussion publique, les
propositions de réforme du statut de l’entreprise, proposées, par
exemple, par Didier Livio et Hervé Chaygneaud-Dupuy, ou par nos
5. Voir son article dans ce même numéro : « Une laïcité conviviale ».
6. Et aussi dans son article ici même : « Rétablir la confiance en ravivant le
sens du vivre-ensemble ».
7. Comme le montrent toutes les études qu’il cite dans son article de ce même
numéro : « Le convivialisme existe, je l’ai rencontré ».
8. Sur ce point, voir le site Démocratisation scolaire : <www.democratisationscolaire.fr/spip.php?article91>.
Fragments d’une politique convivialiste (pour la France)
307
amis Olivier Favereau et Armand Hatchuel9. Et, tout aussi important,
l’indispensable critique des logiques de néomanagement développée
par Vincent de Gaulejac, Roland Gori ou Barbara Cassin. En leur
absence, la discussion ne s’est guère développée sur ces points. En
matière de lutte contre le chômage, pour Dominique Méda, également absente, mais qui avait exposé sa position10 lors de la soirée du
17 décembre, et pour le collectif Roosevelt, le remède premier, on le
sait, est celui de la réduction du temps de travail. Pour Jean-Baptiste
de Foucauld, il est impératif de lier systématiquement les baisses
d’impôt à l’établissement d’un dialogue social dans l’entreprise.
Autre facette d’une politique de la confiance. Plus généralement,
et c’est là où les partisans de la diminution du temps de travail et
ceux qui y sont moins sensibles peuvent se rencontrer, il faut penser
et développer une politique du temps, sans laquelle aucun véritable
approfondissement de la démocratie n’est possible, et cela passe
nécessairement par des politiques du temps choisi, permettant le plus
possible à toutes et tous d’arbitrer entre plus de revenus monétaires
ou plus de temps non contraint et de liberté.
Indépendamment des politiques de revenu minimum et maximum, qui sont au centre du Manifeste convivialiste, mais qui n’ont
pas encore été discutées concrètement, un premier pas en direction
d’une société moins inégalitaire pourrait passer par l’interdiction des
stock-options, proposée par Jean-Baptiste. de Foucauld et par l’instauration de forts droits de succession, défendue par Ahmet Insel.
Conclusion
Au total, une soirée riche, amicale et conviviale comme
toujours. On voit bien l’énorme masse de sujets dont il faudrait
discuter – notamment sur l’écologie et la transition énergétique,
d’une part, sur le statut de l’Europe et de l’euro, de l’autre –, et à
quel point nous sommes encore loin de disposer de propositions
suffisamment précises, consensuelles entre nous et concrètes pour
être en mesure de peser véritablement sur le jeu politique. Mais
9. Qui n’ont pas pu se joindre à nous le 12 février 2014.
10. Et qui la réexpose dans sa contribution au présent numéro : « Inverser la
courbe du chômage ? ».
308
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
c’est un début. Pour aller plus avant, il faudra apprendre à décrire
de façon imagée et parlante pour tous à quoi ressembleraient des
écoles, des hôpitaux, des prisons, des vies urbaines ou rurales plus
égalitaires, plus confiantes et plus démocratiques. Plus conviviales
et convivialistes, en un mot, et tout ce que chacun aurait à y gagner.
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
Positivisme contre ploutonomie
Éric Sartori
Pour avoir une idée de ce qu’a été – ou aurait pu être – la religion
de l’Humanité, évolution ultime du positivisme comtien, ce n’est pas
aux positivistes français, plutôt intellectuels et universitaires, ni aux
brésiliens, plutôt politiques, qu’il faut s’adresser, mais davantage
aux positivistes anglais regroupés autour de Frédéric Harrison.
Frédéric Harrison (1821-1923), converti aux doctrines comtiennes
durant ses études à Oxford (Wadham College), a dirigé le comité
positiviste anglais de 1880 à 1905, ainsi que le centre dit de Newton
Hall. Juriste de formation, avocat, il joua un rôle important dans
la formation du mouvement syndical anglais. Membre de la Royal
Commission on Trade-Unions formée en 1867 pour examiner la
légalisation des syndicats et leur donner un statut légal, il agit des
deux côtés à la fois, comme commissaire et comme conseiller des
leaders syndicaux, qu’il aida à préparer leurs auditions ; refusant
son accord au Majority Report hostile à la légalisation, il signa avec
deux autres membres (Thomas Hughes et le Comte de Lichfield),
un Minority Report qui inspira fortement le Trade-Union Act
finalement accordé par le gouvernement Gladstone plus de vingt
ans plus tard, en 1871.
Frédéric Harrison fut l’auteur de très nombreux ouvrages,
articles, circulaires, correspondances dont d’émouvantes mémoires
(De Senectute : More Last Words, Londres, 1923), des professions
de foi (Apologia Pro Fide Nostra, Fortnightly Review, novembre
310
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
1888) et un très militant calendrier positiviste (The New Calendar
of Great Men (1892). À l’occasion de ses dix ans de direction du
positivisme anglais, il consacra son adresse rituelle du premier
de l’an1 à un long exposé de l’action et des idées de son groupe.
Peut-être est-il plus simple de le résumer par ce que le positivisme
combat et qu’Harrison nomme (je ne sais s’il a inventé le mot,
mais il est un des rares à l’utiliser) la « ploutonomie ». La
ploutonomie, c’est lorsque la richesse possède non seulement le
pouvoir temporel (ploutocratie), mais aussi le pouvoir spirituel ;
lorsque la conception des économistes de l’individu se déterminant
librement et rationnellement en fonction de ses intérêts ne sert
pas seulement de modèle à leur réflexion, mais domine toutes les
conceptions humaines.
Face à la ploutonomie, Frédéric Harrison définit pour le
positivisme trois champs d’action : la communion religieuse,
l’éducation systématique et l’action politique et sociale2.
La religion, le culte et l’éducation systématique
Le but de la religion est de régler les conduites, de relier et rallier
les hommes. Elle aide chacun à s’améliorer ; elle seule permet de
rassembler des peuples dispersés sous divers pouvoirs temporels,
dans divers pays, en leur donnant « ces conceptions partagées »,
cette « doctrine sociale commune » sans laquelle la société ne peut
reposer que sur « la triste alternative de la force et de la corruption »
(Comte, Système de politique positive, t. 4, p. 112). Elle seule
permet d’établir une indispensable solidarité, non seulement entre
contemporains mais aussi entre les générations passées et futures.
Visiblement, Frédéric Harrison s’impatiente devant le peu
d’intérêt du directeur français du positivisme, Pierre Laffitte,
pour cet aspect de la doctrine comtienne, et de ses réticences à
instaurer le culte public (culte des grands Hommes, cérémonies
publiques) et, plus encore, le culte domestique (les sept sacrements :
1. « Le socialisme moral et religieux », Frédéric Harrison, Revue Occidentale,
1891, 2e série, tome 4, p. 157.
2. Frédéric Harrison étant largement inconnu en France, cet article a cru bon de
donner de très larges citations de ses textes.
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
311
présentation, initiation, admission, destination, mariage, maturité,
retraite, transformation, incorporation à l’humanité) préconisés par
Auguste Comte. Aussi est-il bien décidé à aller de l’avant :
« Beaucoup d’entre nous ont plongé depuis leur enfance dans le sein
d’une association théologiste, mais ne trouvant plus dans le dogme
et la morale de leur église que cendres et poussières, et révoltés en
même temps contre l’indifférentisme courant, contre l’agnosticisme
ou l’athéisme du jour, ils ont cherché une religion dont les préceptes
moraux et le credo soient démontrables scientifiquement. Nous avons
trouvé cette religion dans le culte de l’Humanité […] Nous ne proposons aucun objet que les adhérents d’une religion établie ou que les
contempteurs de toute religion quelconque rejettent comme indigne,
insensé ou arriéré. Tous les honnêtes gens, depuis le catholique absolu
jusqu’au classique athée, font professions d’admettre que le but de la
vie est d’accomplir nos devoirs moraux et sociaux. »
« Ce que les chrétiens reprochent à notre religion est ceci : que nous
ne la complétons pas d’une construction céleste, surnaturelle et de
visions transcendantales. Et d’autre part, tout ce que le plus critique des
agnostiques objecte contre nous se résume en ceci : que nous appelons
le culte de l’Humanité un devoir religieux […] Nous accepterons les
visions célestes aussitôt que nous aurons une preuve rationnelle de
leur réalité […] et à la seconde objection, nous répondons que le culte
de l’Humanité ne signifie pas l’adoration de l’homme, pas plus que
l’essence du mot religion n’est de signifier nécessairement le culte
d’un être suprême et parfait. »
« Nous n’avons ici ni chef, ni directeur ; ni rituel, ni programme d’orthodoxie à subir, ni programme rigide de foi ou de culte. Nous n’exigeons
pas la soumission formelle ni à un livre, ni à un maître unique. En des
limites assez étendues, nous différons entre nous sur des questions
pratiques et des applications de principe […] L’un de nous vous a-t-il
jamais demandé, du haut de cette chaire, de tenir les écrits de Comte
pour une nouvelle bible ? L’un de nous a-t-il aspiré à la tyrannie spirituelle du prêtre ? »
« Le Culte de l’Humanité signifie pour nous non pas l’adoration mystique d’une idée abstraite, mais la culture constante d’un respect éclairé
et intelligent de tout ce qui a été fait de bon et de grand sur la Terre. Qui
peut avoir des objections là contre ? Qui oserait se moquer de cela ? »
Pour le culte domestique, constate Harrison :
« Le temps est venu où nous avons besoin de plus de gouvernement intérieur et d’une organisation plus systématique. Pendant ces dix années,
nous avons laissé notre mouvement entièrement à lui-même. Nos amis
se marient ici, ou bien ils inaugurent leur carrière. Des enfants leur sont
312
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
nés ; ces enfants arrivent à l’âge de la raison et de la responsabilité, puis
ils entrent dans l’œuvre sérieuse de la vie ; on meurt, et la famille tient
à conduire ses morts à la tombe avec l’expression formelle du chagrin
et de l’espoir. Nos amis ne peuvent accepter le ministère d’une Église
chrétienne dont les paroles mêmes prennent un sens dérisoire à leurs
oreilles. Et ils viennent à nous pour nous demander de l’expression
à leurs sentiments, à leurs espérances, à leurs bonnes résolutions, ou
bien de prendre acte de telles circonstances décisives de leur vie, de
la consacrer en lui imprimant un caractère religieux… »
En ce qui concerne le culte public :
« Notre groupe pense que la vie est chose froide et désespérante en
l’absence d’émotion religieuse ; que la moralité ne suffit point sans le
sentiment de la vénération […] Tandis que la foi en une Providence,
souveraine omnipotente de l’univers, s’est évanouie de nos âmes, nous
sentons au contraire fermement la réalité d’une providence humaine
qui soutient les faibles pas de l’homme sur la terre. Et c’est ainsi que
nous tenons à nous réunir pour donner forme à la conscience intime
de tout ce que nous devons aux éducateurs, prophètes et martyrs de
l’Humanité, à la lente mais incessante évolution progressive de la
civilisation générale. Le premier et le dernier jour de chaque année,
à l’anniversaire de la mort de Comte ou de quelque grand maître ou
initiateur, au centenaire d’une grande époque de civilisation, ou des
grands poètes, artistes, hommes d’État ou philosophes, et tous les
dimanches de l’année, nous nous sommes efforcés, dans des discours, d’exposer dans toute son évidence notre croyance aux devoirs
moraux, sociaux et politiques, au sens et au caractère religieux de la
vie de l’homme, et à l’intime connexion de l’atome individuel avec
la puissante armée, l’immense famille humaine, considérée comme
un ensemble organique. »
Frédéric Harrison a donc instauré un culte public constitué de
ces cérémonies, mais aussi de pèlerinages sur des lieux historiques :
Westminster, Canterbury, Oxford, Cambridge, Stratford sur Avon,
Paris, les tombes d’hommes célèbres (Comte, évidemment,
Haendel, Byron, Shakespeare…), de « visites régulières à toutes
les collections nationales où nous étudions en détail l’œuvre des
grands artistes », collections d’Antiquités (au menu de 1891, les
collections assyriennes du British Museum). Tous les dimanches
ont lieu des conférences historiques sur l’œuvre des grands hommes
de l’Humanité classés selon le calendrier positiviste, et Frédéric
Harrison est très fier d’annoncer que le volume des biographies
des cinq cent cinquante-huit personnages typiques nommés dans
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
313
le calendrier positiviste est terminé et prêt à paraître ainsi qu’un
nouveau livre d’hymnes, poèmes, chants et antiennes « dont nous
faisons usage, et qui ont paru appropriés […] Je ne le prends
jamais en main sans éprouver à nouveau le sentiment qu’un champ
splendide s’ouvrira dans l’avenir à l’imagination et à l’idéalisation
grâce à la religion de l’Humanité ». Pour l’année 1891, Harrison
annonce encore la parution d’une « Histoire abrégée d’Irlande »
écrite par son ami, le Dr Swinny.
Ce culte doit être complété par l’« éducation systématique »,
sans lequel il est difficilement compréhensible, « démontrable » :
« Dans l’ordre de l’éducation systématique, nous avons institué, durant
ces dix années, des classes gratuites de géométrie, d’astronomie, de
physique, de chimie, de biologie et de sociologie, comprenant une série
de conférences sur l’histoire générale, l’art, la philosophie et la morale.
Il y a eu aussi des classes de chant, de dessin, de français et d’italien.
Et nous nous appliquons à donner l’unité à ces diverses leçons sur des
sujets spéciaux par un cours permanent destiné à étudier régulièrement
le système de Comte. »
Cette mission éducatrice, constate Harrison, n’est guère différente de celle de « beaucoup d’institutions populaires qui nous
entourent et qui rendent d’excellents services, tels Toynbe Hall,
le Collège des travailleurs, University Hall, les différents instituts
polytechniques ».
« Nous instituons une communion de fidèles inspirés par une vénération effective pour tout ce qui existe de bon et de grand dans l’Humanité ; nous instituons une instruction synthétique libre comprenant les
sciences naturelles et sociales, un appel régulier à l’opinion publique
au profit de la moralité internationale, de la paix, du respect envers
la masse des faibles, des souffrants, des opprimés qui forment le plus
grand nombre dans la société humaine et qui, portant ses plus lourds
fardeaux, reçoivent en partage le minimum de ses bienfaits. »
L’action politique : organiser l’opinion publique
« Le troisième but que nous visons est d’organiser une opinion publique
sur les problèmes politiques et sociaux, à la lumière de cette maxime
fondamentale du Positivisme : subordonner la politique à la morale.
Suivant cette pensée dirigeante, notre Société a constamment fait appel
à la conscience publique à propos des questions du jour : la revendication de son existence nationale pour l’Irlande, les guerres d’agres-
314
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
sion pour l’agrandissement de notre empire monstrueusement gonflé,
l’affranchissement de toute incapacité religieuse ou des conditions
obligatoires d’orthodoxie pour tous les citoyens, le développement du
gouvernement local autonome partout, le maintien de la paix, les réclamations des travailleurs. Tels sont les principes politiques et sociaux
sur lesquels nous fixons notre attention. J’ai à peine besoin d’ajouter
que nous nous en tenons aux principes d’une manière générale. Sur
l’application, et notamment sur l’application de certaines mesures
spéciales, ou de certains hommes en particulier, nos vues personnelles
doivent assurément différer. Il rentre dans notre plan de reconnaître
ces divergences individuelles de jugement comme inévitables et de
leur laisser libre jeu. Ce serait travestir les doctrines positivistes que
de prétendre qu’elles nous imposent l’unité de vue dans les questions
pratiques, et ceux-là seuls qui ont vocation d’amuser le public par
des charges grotesques peuvent oser soutenir que les positivistes ont
le devoir de se faire des vues communes stéréotypées sur les affaires
publiques. Même à l’égard de la cause que nous considérons comme
sacrée entre toutes – la nationalité irlandaise –, nous n’avons jamais
prétendu à l’accord unanime sur les détails de tel bill [projet de loi]
ou tel mode de procéder des chefs d’un parti […] La guerre, pour
obtenir sous divers prétextes fallacieux la soumission des habitants
de la Birmanie supérieure, se traîne en longueur après quelque cinq
ans d’incessantes effusions de sang. La nature du pays a permis aux
autorités civiles et militaires de soustraire à la vue et à la critique du
public et de dissimuler avec soin ces actes cruels […] On ne fera pas
surgir la vraie civilisation au moyen d’invasions semi-militaires de
troupes irrégulières irresponsables, formées d’aventuriers et de volontaires de toute provenance, ne reconnaissant aucun gouvernement, et
n’ayant d’autre but que l’excitation, la renommée ou le gain. Il n’y
a pas à s’étonner des horreurs exceptionnelles qui auront stupéfié
le monde civilisé. »
Dans ce discours de bilan, disons tout de suite de Frédéric Harrison
n’en fait pas trop sur le sujet politique, peut-être par crainte de lasser
ou de se répéter : toutes les publications positivistes anglaises, la
Positivist Review, la Forthnightly Review, les brochures, les lettres
envoyées aux grands journaux sont inondées de pamphlets violents,
rageurs, émouvants dénonçant tous les aspects du colonialisme
anglais : Irlande, guerres indiennes, birmanes, guerre de l’opium,
des boxers, frise du Parthénon. Là encore, c’est une belle différence
avec l’attitude simplement réservée des positivistes français visà-vis des entreprises coloniales de leur pays – sauf à propos de la
Chine, cause privée et chérie de Pierre Laffitte.
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
315
Le positivisme comme socialisme
« moral, religieux et organisé »
La plus grande partie du discours d’Harrison est consacrée à
définir le positivisme par différence aux autres socialismes. Le
positivisme, selon Harrison, est un « socialisme moral religieux et
organisé » – entendre une idéologie complète et cohérente.
« Les positivistes, cela va sans dire, sympathisent cordialement avec
le but et l’idée générale du Socialisme, nous sommes entièrement
d’accord, et pour ainsi dire mot pour mot avec ceux qui critiquent la
condition industrielle actuelle de l’Europe et qui repoussent indignés
les formules pédantes de la vieille ploutonomie. Nous adhérons à ce
principe que la richesse matérielle est le produit commun du travail
social, et qu’elle n’est jamais une pure et simple création individuelle.
Nous nous joignons aussi à ceux qui répudient le droit absolu de la
propriété et qui reconnaissent à la société le droit de disposer des choses
qui n’ont pu exister que par la société elle-même. Le Positivisme, au
sens vrai et général du mot, est lui-même un socialisme organisé. »
Pour autant, il y a de véritables différences, entre le positivisme
et d’autres formes de socialisme, qui tiennent notamment à la théorie
particulière du droit selon Auguste Comte (remplacer les droits par
les devoirs), à celle de la propriété, du capital, au rôle des individus,
au respect des libertés, au rôle des facteurs moraux et intellectuels,
de l’État, de l’opinion publique libre et informée.
Remplacer la notion métaphysique de droit
par la notion positiviste de devoir
« Le mot droit doit être autant écarté du vrai langage politique que le
mot cause du vrai langage philosophique… le principal caractère du
positivisme consiste à substituer partout les devoirs aux droits, comme
les lois aux causes. » (Système de politique positive III, préface).
Voici comment Frédéric Harrison reprend à son compte cette
théorie particulière et caractéristique du positivisme et l’explique :
« Le socialiste se place sur un terrain beaucoup trop étroit lorsqu’il
fonde la revendication de l’ouvrier uniquement sur le droit. C’est une
base illusoire, indéterminée, décréditée que le droit. Nous connaissons
le droit légal, il signifie simplement ce que le corps politique dirigeant
qui a dans chaque État le contrôle de la législation, juge à propos de
décider. Nous savons ce que sont aujourd’hui les droits légaux, avec
le suffrage démocratique, en Angleterre ou en France […]
316
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Le droit a été mis en pièces par nombre de critiques. Il n’en reste qu’un
lambeau provenant du siècle passé, de la pauvre école de Rousseau..
L’homme de demi-instruction qui fait appel au droit entend par droit
ce qu’il aimerait voir se réaliser […]
Lorsque Stradivarius a fait un violon, que Beethoven a composé une
sonate et que Joachim l’exécute sur l’instrument, quels sont les droits
respectifs de Stradivarius, de Beethoven et de Joachim sur l’argent
que le public paie pour entendre le concert ?
Qui répondrait à cette ridicule question autrement qu’en disant : les droits
du facteur d’instrument, du compositeur et du virtuose seront la part
que chacun d’eux conviendra d’accorder aux autres ? Précisément : les
droits nous mettent en présence d’un dilemme insoluble, sauf lorsqu’ils
sont établis sur le libre contrat. Or le libre contrat est le système même
que les ploutonomistes vantent comme le seul système équitable à tout
jamais ; et c’est le système au nom duquel aujourd’hui toute cruauté et
toute oppression s’imposent en Angleterre, en Écosse, en Irlande. En
d’autres termes, faire appel à la loi telle qu’elle existe ou bien reprendre
ces mêmes boniments de phrases creuses qui permettent au capital, dans
le système régnant, d’effectuer la plus sauvage oppression.
Notre socialisme repose sur le Devoir et non sur le Droit. Le devoir
est toujours simple et net. Le droit est une mystification verbale.
Un homme peut toujours et en toutes circonstances faire son devoir.
Rarement, il lui est possible de prendre ses prétendus droits sans
fouler aux pieds les droits d’autrui. Les hommes sont en compétition perpétuelle pour leurs droits. Ils s’entendent aisément sur le
devoir. L’accomplissement du devoir est toujours un acte noble, moral,
religieux. La lutte pour les droits fait appel aux passions égoïstes et
destructrices. La malédiction de l’Humanité est l’égoïsme, l’intérêt
personnel, les convoitises, l’orgueil. Et l’on nous demande aujourd’hui
de trouver la Félicité de l’Humanité dans une lutte constante pour
des droits – ce qui signifie simplement qu’on nous conseille de nous
absorber encore plus profondément dans notre moi. »
« Les théoriciens socialistes sont fort enclins
à ne tenir aucun compte de la société »
Une seconde différence importante entre le positivisme et
d’autres socialismes est le refus du matérialisme, le refus de
considérer que les revendications du prolétariat se limitent à
l’amélioration de sa vie matérielle :
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
317
« L’égoïsme, la répartition inique et antisociale du trésor commun de
l’humanité n’est pas un abus limité aux produits matériels ; et aucune
méthode de répartition des matériaux ne mettra fin à ce mal… Les
connaissances communes à notre génération, les arts, les sciences, les
mœurs, les agréments de l’existence affinée sont le produit de la société
tout autant que les railways ou les manufactures […] Le cri du socialiste que les objets produits par tous ne doivent pas être appropriés
par quelques-uns est très vrai. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité
[…] Malheureusement, dans la langue courante des socialistes, nous ne
rencontrons point deux éléments importants qui entrent dans tous les
produits matériels et intellectuels et qu’ils ne font pas entrer en ligne
de compte. C’est premièrement la part énorme de la société elle-même
dans tout produit ; la part des travailleurs, des penseurs, des administrateurs des temps passés ; la part de l’organisme social dans le temps
présent ; conditions qui seules ont permis de produire quelque chose et
sans lesquelles on n’aurait pas pu construire un bateau à vapeur sur le
Victoria-Nyanza, ni établir des manufactures sur les rives de l’Arunhimi.
Dans ces discussions sur les droits des travailleurs, personne ne paraît
réserver un penny pour le gouvernement, pour la population dans son
ensemble, pour les mœurs et coutumes industrielles, pour les aptitudes
héréditaires, les matériaux accumulés, les inventions mécaniques, et les
mille et une transmissions du passé, ainsi que les ressources fournies
par l’organisation civile du pays, sans lesquels aucune œuvre combinée
quelconque ne pourrait se créer. Cela revient à dire que les théoriciens
socialistes sont fort enclins à ne tenir aucun compte de la société même.
Or la société, l’organisme social dans le passé, plus l’organisme social
du moment, c’est quelque chose d’entièrement distinct des ouvriers de
telle fabrique ou de telle mine donnée ; et assurément, la société a des
droits et des intérêts opposés à ceux de ces derniers ; aussi la société,
que les socialistes devraient être les derniers à oublier, est l’antécédent
indispensable, et dans une forte mesure, le créateur de tout produit. »
« La puissance du capital, d’abord moyen naturel
d’émancipation et ensuite d’indépendance,
est maintenant devenue exorbitante3 »
Frédéric Harrison reprend chez Comte, et l’éloge du capital,
forme d’accumulation nécessaire du travail des générations
précédentes, et la critique de son pouvoir sans limites :
« Un second élément de la production que l’on néglige à tort, c’est la
matière première et le capital employé à faire le produit, l’organisation
3. Auguste Comte, Cours de Philosophie positive, 57e leçon.
318
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
totale de l’entreprise et la création mentale de l’œuvre commune.
Souvent, on nous parle du capital ou des matériaux comme une plante,
comme si l’un ou l’autre poussait spontanément dans les champs ou
tombait du ciel, ou comme s’ils étaient des articles de luxe, quelque
chose comme un yacht ou comme un parc que les riches doivent mettre
à disposition des pauvres, si ceux-ci en ont besoin. Mais qui a créé le
capital, la plante de culture, les fabriques, les fermes, les docks, les
vaisseaux et les machines, sinon d’autres ouvriers qui ont, eux aussi,
à vivre de leur travail et qui ne peuvent point livrer les résultats de
leur travail sans en retirer leur subsistance et leur vie assurée ? Les
socialistes parlent comme si le brin filé dans la filature de coton était
exclusivement produit par le travail du fileur ; ils disent que la filature
même et ses machines devraient appartenir à l’État. Mais la manufacture, avec ses engins mécaniques, est le résultat du travail de beaucoup
d’autres ouvriers que les fileurs, et d’un travail de longues années. Le
capitaliste, comme on l’appelle, est simplement l’homme qui a avancé
à l’ouvrier les moyens de vivre en attendant l’achèvement du produit. »
« À voir la façon honteuse dont le capital mésuse habituellement de
ses droits, et en présence de l’égoïsme avec lequel ces droits du capital
s’affirment cyniquement, des cris de réprobation s’élèvent incessamment autour de nous contre les excès du capital ; et l’on tient pour nul,
ou à peu près, les indispensables services qu’il rend à la société. La
réprobation est certes abondamment justifiée. Mais les services rendus
par le capital à la société n’en sont pas moins réels et importants. »
Le rôle du « patriciat industriel »
« Et encore, qui a établi cette entreprise de coton filé ? Qui a créé
les relations commerciales compliquées sans lesquelles la machine
s’arrêterait faute de commandes ? Qui calcule les quantités à produire, les profits, les prix de revient, les hausses et les baisses du
marché, et l’organisation complexe et enchevêtrée des opérations
de paiement et d’encaissement ? Qui si ce n’est le propriétaire de la
fabrique ou bien son prédécesseur, assistés par un ou deux hommes
habiles et expérimentés, préparés dès l’enfance à ce genre si difficile
de travail ? Les prédicateurs socialistes disent parfois : “Évidemment,
les droits des gérants seront garantis.” Mais c’est une façon un peu
cavalière d’enlever la question. Les fabriques qui couvent les vallées
dénudées du Lancashire, les docks de Liverpool et de Londres, les
mines de Durham et du Northumberland, ne se sont ni élevés, ni
creusés tout seul. Ils ont été créés par le génie et la ferme volonté de
certains hommes individuellement, ni plus ni moins que la locomotive
a été inventée par Stephenson et l’art d’imprimer par Gutenberg. Les
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
319
gérants ! En vérité, voilà une manière par trop ridiculement aisée de
nous servir les choses ! Une grande affaire d’intérêt, tout comme une
armée, a besoin d’un général. La bataille de Waterloo n’aurait jamais été
gagnée sans un Wellington. Et Saint-Pétersbourg n’existerait point sans
Pierre le Grand, ou Berlin sans Frédéric. Figurez-vous les Prussiens ou
les Russes prenant à gages un gérant pour créer leur nation ou fonder
leur capitale ! »
« Les qualités nécessaires au chef qui doit faire prospérer une entreprise
sont à peu près celles qui font les généraux vainqueurs sur les champs
de bataille. Et il serait aussi oiseux de compter que la fabrique d’armes
d’Armstrong, la ligne Great Western ou la compagnie des paquebots
Cunard fût dirigée avec succès par des assemblées de fondeurs, de
mécaniciens, de matelots ou d’ouvriers quelconques employés dans
ces entreprises que de supposer les campagnes de Wellington menées
au triomphe final par des conseils de guerre élus au suffrage universel
par toute son armée. »
Les limites de l’appropriation. Le Capital moralisé
« On oublie encore la puissance moralisatrice du capital lorsqu’il est
dirigé sous une impulsion sociale vraie, selon l’esprit et le sentiment
du devoir social. Les qualités les meilleures et les plus utiles de la
nature humaine ne peuvent entrer en jeu sans la libre disposition d’une
puissance matérielle sous une forme ou sous une autre, et sans l’appropriation autorisée, reconnue d’objets matériels ; cette appropriation
peut être limitée, variable ; on peut la modifier, mais on ne peut la
supprimer entièrement […] Nul homme ne se sentira un citoyen libre
et indépendant qui n’appellera pas siens ses vêtements, ses bottes, son
chapeau. Nul homme ne travaillera du mieux qu’il peut s’il ne sait
pouvoir conserver, dans le sac qui lui appartient, ses outils. Si chaque
matin l’on tirait des magasins publics pour les donner au citoyen 7605
une chambre, un lit, de la vaisselle, des couverts ou des couteaux,
chacun se croirait dans une prison ou un campement et les qualités les
plus nobles et les plus puissantes qui constituent le citoyen seraient
anéanties. Si nul homme ne pouvait compter récolter le grain qu’il a
semé, labourer l’année suivante le même champ qu’il affermait et cultivait l’année précédente, on ne cultiverait plus et le fermier se tiendrait
pour un esclave ou un forçat. Qu’est-ce qui force tous les socialistes
raisonnables de nos jours à accepter l’appropriation personnelle pour
les usages de la vie domestique journalière alors qu’évidemment,
selon la stricte théorie socialiste, un homme n’a pas plus de droit à un
lit, à un vêtement qu’il n’a pas confectionné, mais acheté sur la place,
qu’un capitaliste n’a droit à la fabrique et au vaisseau qu’il a achetés
320
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
et non point construits ? Selon la théorie abstraite des droits, d’après
laquelle les objets appartiennent à ceux qui les ont faits, l’habit d’un
homme appartient non pas à lui, mais au fermier qui a produit la
laine, au tisserand qui a produit l’étoffe et au tailleur qui l’a coupée
et cousue. Aucun socialiste de bon sens ne pousse aussi loin la théorie
abstraite ; autrement dit, les socialistes de bon sens abandonnent la
doctrine des droits pour des motifs d’utilité sociale ou par la seule
force de la nature humaine. »
« C’est une question de degrés que de déterminer les limites de l’appropriation. Tout le monde est d’accord pour admettre que si la loi interdisait absolument tout mode quelconque d’appropriation, la société
rétrograderait bientôt jusqu’à la barbarie primitive. Nous voyons
que l’appropriation du logement, des aises de la vie domestique, des
vêtements, des livres, des outils, des fermes, des ateliers de travail
et autres choses analogues est indispensable à la pleine nature de la
nature humaine. La plupart des socialistes ajouteraient encore une
petite quantité d’argent ou de valeurs équivalentes ; car il en est peu
qui affrontent carrément l’idée d’un système d’association complète où
tout individu aurait à s’adresser au conseil d’administration chaque fois
qu’il voudrait changer de logement ou emmener sa famille en vacances.
Nous pousserons plus loin le principe en disant que l’appropriation
limitée, dans de certaines conditions, des fermes, des moulins et des
manufactures, des bateaux et des instruments matériels de production
est non seulement indispensable pour obtenir une production à peu
près suffisante, mais que c’est le seul moyen d’obtenir de la nature
humaine l’exercice de toutes ces facultés, et de ces belles aptitudes
sans lesquelles la vie ne serait qu’ennui et médiocrité.
Socialisme, propriété et libertés individuelles : « Sans
appropriation individuelle, il ne peut y avoir
de liberté individuelle »
« L’accumulation elle-même n’est assurée souvent que par des motifs
profondément égoïstes. Mais la société n’en bénéficie pas moins, quels
que soient les motifs […] Cette accumulation est la condition première qui seule permet le bien-être social et la civilisation elle-même.
Beaucoup se croient socialistes simplement parce qu’ils désirent voir
tel bill [projet de loi] proposé à bonne intention pour la protection
des travailleurs, voté par le Parlement : une législation sur les heures
de travail, l’achat par l’État des chemins de fer et des docks, des
fermes modèles et des logements et autres choses semblables. C’est
du socialisme pour rire.
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
321
Mais si le Socialisme doit réorganiser l’industrie, cela veut dire qu’il
effectuera par la loi la suppression systématique, sérieuse et universelle du capital et de la richesse privée […] À moins que le capital
ne soit strictement et universellement supprimé par la loi ; à moins
que la vie domestique, la vie personnelle et la vie sociale de tous les
citoyens également soient réglementées par la loi, comme Lycurgue,
Babeuf, Fourier et Owen l’avaient conçu, le Capital se maintiendra de
lui-même et fera du Socialisme une expérience impraticable. S’il doit
malgré tout exister un socialisme, il ne peut être qu’un plan inexorable
de contrainte légale, nous atteignant tous dans notre foyer, dans nos
habitudes sociales, et jusque dans la libre disposition de notre existence
personnelle. Quelle épouvantable perspective de tyrannie s’ouvre par
là à notre vue ! »
« Un homme peut aujourd’hui se vouer à une longue carrière d’études
sans rémunération, du fait que lui ou ses parents ont accumulé assez
pour lui assurer le confort. Un artiste peut élaborer des conceptions
que le public ne sait pas encore apprécier, grâce à quelques amateurs
riches qui lui paient des prix de fantaisie pour l’œuvre qui leur plaît.
Un homme peut se vouer à la politique, à l’éducation, aux améliorations religieuses, sociales ou morales, parce qu’il possède juste assez
de revenu pour se dispenser de gagner sa vie par un commerce ou un
métier. Le progrès général repose sur ceci : les inventions, le savoir,
l’art, la poésie, la philosophie, les réformes. Supprimez le capital et
mettez toutes les accumulations, non pas à la libre disposition d’individus, mais à la merci de réunions d’ouvriers, et quelle chance y a-t-il
pour qu’un savant, un poète ou un moraliste obtiennent des moyens
d’existence assurés ? Figurons-nous Charles Darwin, Alfred Tennyson,
Burne Jones ou Thomas Carlyle comparaissant devant le département
de l’Éducation pour lui demander dispense du travail manuel, afin de se
consacrer à la biologie, à la poésie, à la peinture ou aux lettres ? On les
mettrait à la porte de la salle du Conseil comme d’indignes fainéants.
C’est un éternel axiome de la société humaine : sans appropriation
individuelle, il ne peut y avoir de liberté individuelle. »
La Religion de l’Humanité : une religion sociale
et un socialisme religieux
« Ainsi, nous arrivons à la conviction que la Propriété, comme la
Famille, le Gouvernement, la division des fonctions et des professions
est un élément permanent, essentiel, indispensable dans toutes les
sociétés civilisées.
322
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Le remède n’est point l’annihilation de la propriété, il sera dans son
amélioration, dans sa complète régénération au moyen de procédés
moraux et religieux et non par des procédés légaux et matériels. Les
gouvernements ont terriblement abusé de leur force, mais seuls les
anarchistes demandent à abolir tout gouvernement, au lieu d’exercer
sur lui le contrôle.
Le problème de l’avenir est de changer le mode d’user du capital, et non
pas de changer les personnes qui détiennent le capital. L’appropriation
est en vérité une condition antérieure à toute civilisation. Je dis l’appropriation limitée et déterminée. Car nous admettons pleinement que l’appropriation sans conditions et sans bornes, qui constitue aujourd’hui
la possession du capital, est une forme antisociale, antihumaine et
barbare de tyrannie. Limitée, mais par qui ? Déterminée comment ?
Limitée par la force de l’opinion publique, de la loi et par la voix de
la communauté tout entière exprimée de mille manières ! Déterminée
et modifiée par la religion de l’Humanité, par une éducation réellement sociale, par le développement de la moralité nouvelle et par un
ensemble d’institutions sociales qui inculperont, dans la conscience,
du berceau à la tombe, le juste et souverain sentiment du devoir.
Ces types de Socialisme qu’on nous présente n’ont ni ressources
religieuses, ni méthodes d’éducation, ni système moral, ni institutions
sociales. Ils reposent exclusivement sur la répartition des choses matérielles, sur un simple remaniement des droits du capital. Les maux réels
sont d’ordre moral, social, religieux et, en partie seulement, d’ordre
matériel. La source la plus profonde des souffrances, des cruautés et
de l’oppression, c’est l’égoïsme humain, l’égoïsme qui prend autant
de formes que Protée, l’égoïsme subtil comme le serpent qui séduisit
nos premiers parents, l’égoïsme capable d’éluder mille lois. Comment
nous y prendrons-nous pour guérir ou amender l’égoïsme humain ? Car
si nous laissons en paix le serpent, nos nouvelles lois, nos réformes
purement matérielles, nos restrictions au droit de propriété personnelle,
tout cela ne produira que résultats douteux et passagers.
Notre conclusion est simple. Nous croyons que l’égoïsme ne peut être
traité que par la Religion, par une religion sociale, dont le but n’est pas
de diriger la barque des croyants vers un paradis, mais de réformer la
nature humaine sur la terre. […]
La religion de l’Humanité nous offre tout cela. Elle se montrera à la
hauteur de sa mission, qui est de régénérer notre système industriel
corrompu ; car elle aura un double aspect, l’un spirituel, l’autre temporel, tous deux également humains et réels. D’un côté, elle sera une
religion sociale, de l’autre elle sera un socialisme religieux. »
La religion de l’humanité de Frédéric Harrison
323
Un nouveau départ ?
Bref, on l’aura compris, pour les positivistes, un socialisme
matérialiste ne peut être qu’un socialisme incomplet, dangereux
et voué à l’échec ; et s’il se dit en plus scientifique, cela se double
d’une duperie. D’ailleurs, Frédéric Harrison consacrera l’essentiel
de son prêche du 1er janvier de l’année suivante à l’examen et à la
contradiction des idées marxistes.
Parmi les lois de philosophie première que Pierre Laffitte tire de
l’œuvre de Comte, figure la loi de l’intermédiaire ; dans le domaine
des sciences humaines, celle-ci signifie que le présent n’est qu’un
point, un instant que l’on ne peut comprendre, apprécier qu’en
fonction de notre connaissance du passé et de notre imagination
de l’avenir.
Or le discrédit qui frappe toutes les idéologies (libéralisme,
anarchisme, communisme, socialisme) nous laisse sans vision de
l’avenir. Alors, l’économisme, qui se présente faussement comme
un empirisme brut, triomphe sans partage faute d’adversaire ;
alors se crée un sentiment absolument délétère : lorsqu’une société
n’a aucune idée de l’endroit où elle va, elle ne sait littéralement pas
où elle en est et connaît un présent (l’état intermédiaire) désespérant.
Peut-être avons-nous besoin, pour moins désespérer, pour penser
à nouveau, de retrouver de nouvelles idéologies – lesquelles peuvent
être considérées dans le domaine des sciences sociales comme
l’équivalent de la théorie dans celui des sciences exactes. Et il
me semble que le vieux courant positiviste, celui de la Religion
de l’Humanité, peut ici avoir une certaine utilité, non pas pour
réciter l’évangile que Comte n’a d’ailleurs pas laissé, mais pour
un nouveau point de départ.
II.
Libre revue
Hunger Games.
La violence de l’arène, la force du don
Mark R. Anspach
Le convivium est un festin. Con-vivere signifie vivre ensemble, partager les vivres, partager la vie.
Une miche de pain est un mets bien modeste. Mais le pain,
c’est la vie. Quand on meurt de faim, un pain est un festin…
Un don de pain
Dans ce pays du futur qui s’appelle Panem, beaucoup de gens
ont faim, surtout dans les régions les plus pauvres, comme le district
Douze où habite Katniss Everdeen. Katniss a onze ans et un trou
dans l’estomac. Depuis l’explosion dans les mines qui a emporté
son père, trouver de quoi manger est une gageure. Derrière une
boulangerie, Katniss fouille la poubelle quand la maîtresse des lieux
la chasse sans ménagement. La petite fille s’éloigne de quelques
pas et, désespérée, s’affaisse au pied d’un arbre.
Le fils de la boulangère, un garçon de son âge, a vu toute la
scène. Un instant après, Katniss entend un bruit, des cris, un coup.
La boulangère vient de frapper son fils et le gronder pour avoir
laissé tomber deux grosses miches de pain dans le feu. « Jetteles donc au cochon, crétin ! À qui veux-tu qu’on vende du pain
brûlé ? » Le garçon sort sous la pluie glaciale, une marque rouge
sur sa pommette. Il arrache quelques morceaux de croûte calcinés
328
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
et les jette dans l’auge. Puis, mine de rien, il lance en direction
de Katniss, l’une après l’autre, les deux miches. La fille les cache
sous sa chemise et s’en va à grands pas. Les pains chauds ont beau
lui brûler la peau, elle les serre contre elle très fort « comme on se
cramponne à la vie » [Collins, 2009, p. 35-37].
Malgré sa faim de loup, Katniss ne touche pas au pain avant
d’arriver à la maison. Ce don précieux qu’elle vient de recevoir,
elle veut le partager avec les siens. Dehors le pain est noir comme
le charbon des mines, mais dedans il est frais, appétissant, bourré
de raisins et de noix. Pour Katniss, sa petite sœur et sa mère, le
pain sera un festin.
Katniss et Peeta Mellark, le gentil fils de la boulangère, sont
les protagonistes de la série fortunée Hunger Games dont les deux
premiers volets ont été adaptés avec un succès éclatant au cinéma.
Ce n’est pas un hasard si le rapport entre les deux héros de Suzanne
Collins commence par un don. D’autres dons, d’autres gestes de
générosité surviennent aux moments clés du récit. Et ces gestes ne
sont pas isolés, ils forment une trame de réciprocité positive qui
rompt avec la logique des jeux sanglants du titre et esquisse un
modèle alternatif de comportement humain. Malheureusement, le
côté sensationnel de la violence — une lutte à la mort télévisée qui
oppose vingt-quatre jeunes âgés de 12 à 18 ans, un garçon et une fille
envoyés par chacun des douze districts — a polarisé l’attention des
commentateurs, laissant dans l’ombre le modèle positif qui donne
son sens à l’action du premier roman. Katniss et Peeta survivent
aux Jeux sans perdre leur humanité, ils triomphent de la violence
grâce à l’esprit du don.
Cet esprit se définit par une double opposition que Collins met
en place dès la première rencontre entre Katniss et Peeta. D’un côté,
le don s’oppose à la violence, de l’autre côté, au marché. Prenons la
violence d’abord. Dans Hunger Games, elle n’est jamais gratuite.
Celle de la mère qui frappe son fils sert à établir le caractère de
Peeta et la nature du rapport qui va l’unir à la narratrice, Katniss.
Pour aider la jeune fille, Peeta se montre prêt à affronter la violence
d’autrui comme il le fera plus tard, dans l’arène des Jeux, face à
une violence infiniment plus grande. Mais la nécessité pour Peeta
de braver la violence de la boulangère ne fait pas que préfigurer la
suite, elle fournit le contexte indispensable pour que le don de pain
paraisse comme un vrai don — et non comme une simple aumône.
Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don
329
En effet, si Peeta avait jeté à Katniss de vieilles miches destinées
à la poubelle, cela aurait suffi pour la sauver de la faim, mais le
rapport entre les deux jeunes n’aurait pas été le même. Une aumône
ne crée pas un lien de réciprocité qui oblige le donataire à donner
à son tour. Bien au contraire, dans le cas de l’aumône, le donataire
s’attend plutôt à ce que le donateur donne à nouveau. Après tout,
cela lui coûte si peu ! La marque rouge sur le visage de Peeta est
la preuve que son cadeau demandait un sacrifice. Il a payé de sa
personne le pain offert à Katniss. C’est pourquoi elle se sent liée
par une dette de reconnaissance envers lui.
La dette est d’autant plus grande que l’action de Peeta provoque
un déclic salutaire chez la fille, qui reprend courage et se décide à
utiliser l’arc laissé par son père pour chasser dans les bois afin de
nourrir sa famille. Cinq ans plus tard, son habileté à tuer le gibier
sera un avantage inestimable lorsqu’elle doit lutter contre la faim
et les autres concurrents dans l’immense arène naturelle des Jeux.
Les jeunes concurrents, des « tributs » offerts au Capitole chaque
année en punition d’une ancienne révolte écrasée dans le sang, sont
tirés au sort dans un rite public dont le nom évoque l’anthropologie
frazérienne : la Moisson. Le jour de la loterie dans le district Douze,
c’est le nom de la petite sœur de Katniss qui sort de l’urne. Dans un
élan de générosité, elle se porte volontaire pour être envoyée aux
Jeux à sa place. Puis le nom du garçon est annoncé : Peeta Mellark.
« Oh non, pense Katniss. Pas lui » [ibid., p. 31].
Peeta tente de se maîtriser mais, dit-elle, « ses yeux bleus
trahissent la même frayeur que celle que j’ai vue si souvent chez
le gibier » [ibid., p. 32]. Pourtant, la réaction de Katniss n’est pas
dominée, comme on pourrait s’y attendre, par la compassion. Peeta
et elle ne sont pas amis. Depuis leur première rencontre muette,
ils ne se sont jamais adressé la parole. S’il est, lui, secrètement
amoureux d’elle, le sentiment n’est pas réciproque. Katniss ne
songe pas un instant à se dévouer pour les yeux bleus de Peeta.
Pourquoi donc est-elle si ébranlée quand ce doux garçon est choisi
comme tribut masculin ? C’est qu’elle se trouve aux prises avec un
dilemme redoutable. Selon les règles des Jeux, il ne peut y avoir
qu’un seul vainqueur. Katniss veut gagner cette lutte à la mort,
mais Peeta lui a fait le don de la vie. Elle se sent liée malgré elle
par la force de ce don :
330
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« J’ai la sensation d’avoir une dette envers lui, ce que je déteste. Peutêtre que si j’avais pu le remercier, je me sentirais moins mal aujourd’hui.
J’ai voulu le faire parfois, mais sans jamais trouver le bon moment. Ce
moment ne se présentera plus désormais. Parce qu’on va nous lâcher
dans une arène afin que nous nous y affrontions jusqu’à la mort. Je vois
mal comment glisser un “merci”, là-dedans. Ça n’aura pas l’air sincère
si je m’efforce en même temps de lui trancher la gorge » [ibid., p. 38].
On le voit, Suzanne Collins ne cherche pas à ménager ses jeunes
lectrices et lecteurs. Cette citation fait comprendre la réputation
sulfureuse de Hunger Games, ce présumé « théâtre de la cruauté
où le chacun pour soi a mobilisé un cortège de parents inquiets
aux États-Unis » [Gallot, 2012]. Mais la morale du récit ne se
résume pas au chacun pour soi, tant s’en faut. Le théâtre de la
cruauté imposé par le Capitole met à l’épreuve des protagonistes
aux instincts fondamentalement bons, à commencer par l’héroïne
qui n’hésite pas à se sacrifier pour sa sœur. Si des conditions de
vie dures ont rendu forte Katniss, elle a été élevée avec amour et
tendresse. La marque rouge sur le visage de Peeta la choque : « Mes
parents ne nous avaient jamais battues. C’était inimaginable, pour
moi » [Collins, 2009, p. 36]. Une fois dans l’arène, elle reste fidèle
à ses racines. Nous verrons tout à l’heure comment la force du don
l’emporte au sein même des Jeux de la violence. Mais d’abord, il
faut examiner la deuxième opposition établie par Collins, celle
entre l’esprit du don et l’échange marchand.
Le don contre le marché
Le pain, c’est la vie. Mais dans le capitalisme, le pain est une
marchandise comme une autre. La vocation d’un boulanger n’est pas
d’aider les gens affamés mais de gagner de l’argent pour lui-même.
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher […] et du boulanger, que
nous attendons notre dîner, écrit Adam Smith, mais bien du soin qu’ils
apportent à leurs intérêts » [Smith, 1991, p. 82].
Peeta ne peut agir par bienveillance qu’en sortant du cadre
imposé par le capitalisme. Pour faire son don à Katniss, il doit
soustraire le pain au marché. Le fait est souligné par la question
rhétorique de la boulangère : « À qui veux-tu qu’on vende du pain
Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don
331
brûlé ? » En jetant le pain dans le feu, Peeta se rebelle contre la
loi de l’intérêt.
Si le pain incarne la vie, le feu signifie la révolte, comme en
témoigne le surnom qui sera donné à Katniss — « Fille du feu » —
ainsi que le titre du deuxième roman, qui raconte la naissance de la
révolte dont elle devient involontairement l’icône : L’Embrasement.
Le premier geste de révolte est celui accompli par Peeta tout au
début de l’histoire. La marchandise qu’il consigne au feu renaît de
ses cendres sous forme de don.
L’importance accordée au don par Collins est confirmée plus tard
lorsque Peeta, blessé dans l’arène, profite d’un moment de répit pour
demander à Katniss de lui raconter une belle histoire : « Parle-moi
de la meilleure journée dont tu te souviennes. » La plupart des bons
souvenirs de Katniss concernent des parties de chasse menées en
compagnie d’un autre garçon, ce qui ne saurait réjouir Peeta. Elle
choisit de raconter plutôt comment elle a utilisé l’argent obtenu en
vendant sa plus grosse prise de gibier. Elle n’avait jamais eu autant
de sous entre les mains. Qu’en a-t-elle fait ? Elle a acheté un grand
cadeau d’anniversaire pour sa petite sœur [Collins, 2009, p. 276278]. Voilà encore une histoire de don, mais, cette fois, c’est Katniss
qui connaît la joie de donner et la présente comme étant supérieure
à toute autre. Collins ne pourrait pas indiquer plus clairement à son
jeune public en quoi consiste le vrai bonheur dans la vie.
La meilleure journée de Katniss, c’était donc le jour
d’anniversaire de sa sœur. Elle pensait acheter une étoffe pour
faire une robe lorsqu’elle remarque, étendue dans une charrette,
une chèvre laitière à l’épaule lacérée. Le pauvre animal ne vaut
pas cher. Pour Katniss, ce serait une occasion à saisir car sa mère
apothicaire pourra guérir la blessure. Hélas, l’homme qui possède
la chèvre dit qu’il l’a déjà promise à la bouchère. Celle-ci arrive
sur-le-champ, c’est la dame à qui Katniss vend son gibier. « Cette
jeune fille lorgne sur votre chèvre », dit l’homme, qui espère sans
doute en tirer un meilleur prix. Mais la dame, après avoir regardé
longuement Katniss, prononce la blessure de la chèvre beaucoup
plus grave que le propriétaire ne l’avait dit : « Je parie que la moitié
de la carcasse sera trop abîmée pour en faire de la chair à saucisse. »
Et d’ajouter : « Vous n’avez qu’à la vendre à cette jeune fille, si elle
est assez bête pour en vouloir. » Puis, elle part en lançant un coup
332
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
d’œil complice à Katniss, qui peut dès lors acheter l’animal pour
sa sœur [ibid., p. 278-280].
L’argent de Katniss seul n’aurait pas suffi pour lui assurer la
chèvre. Finalement, c’est la bouchère qui lui en fait cadeau. Il y a
ainsi une histoire de don enchâssée dans cette histoire de don —
une histoire qui nous sort à nouveau du monde marchand décrit par
Smith où l’on ne peut compter sur la bienveillance du boucher ou du
boulanger. À l’instar de Peeta lorsqu’il donne le pain en cadeau, cette
bouchère aide Katniss au mépris de son propre intérêt. La lacération
extérieure de la chèvre fonctionne ici comme la croûte brûlée du
pain. À qui veux-tu qu’on vende cette chair abîmée ? En invoquant
un défaut dont elle exagère l’ampleur, la bouchère se refuse à voir
l’animal comme une marchandise. Katniss le transforme à son tour
en don véritable, lui nouant un ruban rose autour du cou avant de le
présenter à sa sœur ravie. Ce soir-là, se souvient Katniss, la petite
fille a insisté pour dormir avec la chèvre, qui « lui a léché la joue,
comme pour lui souhaiter bonne nuit » [ibid., p. 281].
Avec cet interlude heureux, Collins esquisse un contre-modèle
au principe de chacun pour soi censé prévaloir aux Jeux. Pour
bien enfoncer le clou, elle fait suivre le récit par un dialogue entre
Katniss et Peeta qui résume en quelques lignes tout le débat entre
économisme et anti-utilitarisme. Le bon Peeta s’attache au détail
du ruban rose, il veut savoir si la chèvre le portait encore au lit.
« Je crois, répond Katniss. Pourquoi ?
— Pour me représenter la scène. Je vois ce qui t’a plu dans cette
journée. »
Mais la jeune fille ne souhaite pas paraître trop sentimentale.
Face à l’insistance de Peeta sur le ruban, signe frivole du statut de
cadeau revêtu par la chèvre, Katniss fait comme si elle avait été
motivée purement par la valeur économique d’un animal capable
de produire jusqu’à quatre litres de lait par jour1 :
« — Bah, j’ai tout de suite su que cette chèvre serait une mine d’or. »
Peeta ironise sur cette tentative de tout rapporter à la soif d’or :
« — Oui, bien sûr, c’est à ça que je faisais allusion. Et pas à l’immense
joie que tu as faite à ta petite sœur, celle que tu aimes au point de la
remplacer dans la Moisson. »
1. Comme elle l’a précisé deux pages plus haut [Collins, 2009, p. 279].
Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don
333
Le sarcasme de Peeta n’ébranle pas Katniss. Adoptant un ton
supérieur, elle cherche encore à appuyer son interprétation
économique :
« — La chèvre nous a rapporté plus que ce qu’elle m’a coûté. Et
largement. »
Mais le garçon réussit à retourner l’argument dans un sens non
marchand. L’animal n’aurait fait que manifester sa gratitude. S’il
donnait tant à Katniss, c’est qu’il voulait la remercier de ce qu’elle
avait fait pour lui :
« — C’était la moindre des choses : tu lui as sauvé la vie. J’ai l’intention
de faire pareil. »
En rançonnant cette bête vouée à l’abattage et en faisant soigner
ses blessures, Katniss lui a fait le don de la vie. La chèvre se sentait
liée par la force de ce don, elle était obligée de le rendre avec
intérêts. Et Peeta se retrouve maintenant dans la même position.
Les soins que prodigue Katniss au garçon blessé le mettent en dette
autant que la chèvre, il s’engage donc à se montrer reconnaissant
lui aussi. « Je te revaudrai ça au centuple », dit-il [ibid.].
Cette conclusion du dialogue est essentielle. En tirant du
comportement de la chèvre une leçon à appliquer au contexte
présent, elle opère un court-circuit entre deux plans narratifs. Peeta
avait demandé à Katniss de raconter une belle histoire afin de leur
procurer un bref moment d’évasion. Le récit du cadeau fait à sa
petite sœur ouvrait une parenthèse dans la narration, il s’annonçait
comme le souvenir d’un passé plus heureux, opposé au monde cruel
des Jeux. Mais Peeta proclame la nécessité de faire vivre les mêmes
valeurs à l’intérieur de l’arène. Et c’est là le vrai enjeu du premier
roman de la série. La force du don peut-elle résister au sein d’un
cadre violent qui incite au chacun pour soi ?
La force du don à l’épreuve de la violence
Cet enjeu a échappé à de nombreux commentateurs. Quand le
premier film est sorti aux États-Unis, le critique David Denby de
l’hebdomadaire The New Yorker a décrit le roman comme « une
guerre hobbesienne de tous contre tous » [Denby, 2012]. Rien n’est
plus faux. Si le principe des Jeux est hobbesien, celui du roman est
334
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
maussien. À la guerre de tous contre tous, les personnages érigés
en modèles — et non seulement Katniss et Peeta — préfèrent la
réciprocité du don et du contre-don.
Toutefois, Peeta se montre bien optimiste lorsqu’il promet de
repayer Katniss au centuple. Ses blessures sont graves et il risque
fort d’en mourir. Mais Peeta omet de dire comment il s’est fait
blesser : en sauvant Katniss d’une attaque sauvage. En réalité,
donc, c’est elle qui lui est redevable. Soigner ses blessures, c’est
la moindre des choses. Avant la fin, elle va le sauver d’une attaque
à son tour.
Ainsi, chacun est redevable à l’autre. Le vrai dilemme surgit
quand il ne reste qu’eux deux. C’est l’heure de la vérité que craignait
Katniss depuis le jour de la Moisson. Quand le nom du garçon des
pains est sorti de l’urne, elle s’est consolée en se disant qu’il y
aurait tout de même vingt-quatre concurrents : « Avec un peu de
chance, quelqu’un d’autre l’éliminera avant moi » [Collins, 2009,
p. 39]. Pas de chance, après vingt-deux morts, elle se retrouve face
à face avec Peeta.
Le garçon jette son couteau et invite la fille à l’achever avec
sa dernière flèche. Mais comment tuer quelqu’un qui offre sa
vie pour vous ? Katniss le prie au contraire de la tuer, elle. C’est
chacun contre soi, on est bien loin d’une guerre hobbesienne. Le
dénouement rappelle plutôt Shakespeare. Sachant qu’il faut au
moins un vainqueur aux Jeux, Katniss et Peeta menacent d’avaler
du poison tous les deux. Le chantage marche, les organisateurs
se voient obligés à reconnaître un couple gagnant, pour le plus
grand plaisir des téléspectateurs. On pense tout de suite à Roméo et
Juliette, la mort futile en moins. Mais la comparaison est trompeuse.
Katniss n’est pas amoureuse de Peeta. Simplement, elle ne peut pas
devenir une meurtrière et rester fidèle à elle-même.
Aussi claire que paraisse la leçon, elle est passée au-dessus de la
tête du critique du New Yorker. « Katniss pourchasse divers enfants
avec son arc et sa flèche », écrit Denby [2012] — et pourtant, se
plaint-il, elle n’en tue pas assez pour rendre le scénario vraiment
excitant ! En fait, le cas de Katniss est beaucoup plus grave : elle
ne pourchasse jamais personne. Tout au long des Jeux, elle tue
seulement quand elle se trouve en état de légitime défense. Bref,
elle ne « joue pas le jeu ».
Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don
335
Les « Hunger Games » sont organisés comme un rite sacrificiel
où les participants sont à la fois victimes et bourreaux. Katniss
lutte pour ne pas être victime mais ne se laisse pas entraîner dans
le rôle de bourreau. En faisant des concurrents envoyés par chaque
district des loups les uns pour les autres, les Jeux servent à diviser
les opprimés entre eux. Dans le roman Hunger Games, Katniss
et quelques autres jeunes subvertissent les Jeux de l’intérieur,
fournissant des modèles de résistance et de solidarité pour la révolte
qui éclate dans le deuxième volet de la série2.
Peeta n’est pas le seul allié de Katniss. Une fille noire de douze
ans, Rue, lui montre comment échapper à une embuscade. Les deux
deviennent amies et se mettent à s’entraider. Quand la petite est
mortellement blessée, Katniss la prend sur ses genoux et lui chante
une berceuse jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux. Puis elle ramasse
des fleurs pour recouvrir son corps. C’est le moins qu’elle puisse
faire pour cette fille à qui elle doit sa vie.
Ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà assez pour inspirer des
actes inattendus de réciprocité. Les gens du district pauvre où vivait
Rue font parvenir à Katniss le cadeau qu’ils avaient prévu de donner
à la fille morte : une miche de pain. Ce don est une première dans
l’histoire des Jeux : jamais auparavant le peuple d’un district n’avait
aidé un concurrent venu d’un autre.
Mais le contre-don le plus important arrive plus tard, quand
Katniss vient juste de mettre les mains sur un médicament capable
de guérir les blessures infectées de Peeta. Une fille plus forte saute
sur elle et va la tailler en pièces lorsque Thresh, un grand garçon noir
venu du même district que Rue, sauve Katniss en fracassant le crâne
de l’autre fille. Il pourrait facilement tuer Katniss aussi, mais il lui
explique en quelques paroles qu’il va l’épargner au nom de Rue :
« — Cette fois, rien que cette fois, je te laisse filer. Pour la petite fille.
Toi et moi, on est quittes. Je ne te dois plus rien. Compris ? »
À la différence de Peeta, Thresh n’est pas amoureux de Katniss.
Ils ne se connaissent même pas. Mais Thresh a la sensation d’avoir
une dette envers elle, tout comme elle avait la sensation d’avoir une
dette envers Peeta. Katniss comprend exactement ce qu’éprouve
Thresh :
2. Pour un exposé plus complet des analyses résumées dans ce paragraphe, voir
Anspach [2014].
336
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« Qu’on se sente redevable. Qu’on déteste ça. Je comprends que, si
Thresh gagne, il devra retourner dans un district qui a déjà enfreint
toutes les règles pour me remercier, et qu’il est en train d’enfreindre les
règles pour me remercier lui aussi » [Collins, 2009, p. 296].
Ce n’est pas seulement par bonté que Thresh épargne Katniss, mais
parce qu’il se sent lié malgré lui par une obligation de réciprocité
positive.
Cette scène constitue un tournant. Si Thresh n’avait pas enfreint
les règles du jeu pour remercier Katniss, elle serait morte avant
de pouvoir donner à Peeta le médicament nécessaire pour guérir
ses blessures. Ni l’un ni l’autre ne serait arrivé jusqu’à la fin. Les
deux héros ne survivent à la violence de l’arène que grâce au geste
généreux de Thresh. Leur victoire aux Jeux n’appartient pas à eux
seuls, elle marque le triomphe de la force du don.
Références bibliographiques
Anspach Mark, 2014, « Hunger Games 101 », <www.imitatio.org/mimetictheory/mark-anspach/hunger-games-101.html>.
Collins Suzanne, 2009, Hunger Games, trad. Guillaume Fournier, Pocket
Jeunesse, Paris.
Denby David, 2012, « Kids at Risk », The New Yorker, 2 avril, p. 68-70.
Gallot Clémentine, 2012, « La faim justifie-t-elle les moyens ? », Le Monde,
14 avril, Cahier « Culture & Idées », p. 2.
Smith Adam, 1991 (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des nations, t. I, trad. Germain Garnier, Garnier-Flammarion, Paris.
Le sens de la nation.
Marcel Mauss et le projet inachevé des modernes
Francesco Callegaro
Dans l’esprit de la plupart des Européens, l’idée de nation est
source d’un profond malaise. Il suffit de l’évoquer pour voir défiler les
spectres de la guerre totale et du colonialisme, voire du totalitarisme.
L’embarras que suscite l’idée nationale est d’autant plus sensible
lorsqu’on considère le destin qu’elle connaît aujourd’hui. Reprise
par les partis d’extrême droite, elle représente désormais le levier
de la résistance populiste à l’avancée du libéralisme économique
comme à l’achèvement de la construction européenne. L’espace
idéologique est ainsi tendu entre le refoulement libéral de toute
appartenance particulière, au nom de la pacification garantie par
les droits individuels au sein d’une société civile mondialisée, et
le retour du collectif sous la forme exacerbée et conflictuelle d’une
nation réduite à une identité culturelle à préserver contre toute
influence extérieure.
On comprend alors que la philosophie politique contemporaine
ait cherché dans les dernières années à sauver le principe de
l’autogouvernement, historiquement lié à la nation, de toute
compromission avec le nationalisme, en s’efforçant de penser la
démocratie politique au-delà de la nation. Vidée de toute référence
déterminée – sociale, historique et culturelle –, la démocratie serait
ainsi vouée à trouver sa voie dans le cadre d’un État postnational sous
la forme de l’acceptation réfléchie des droits fondamentaux assurés
338
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
par les constitutions modernes1. Or bien que justifiées par le lourd
héritage de la nation, ces perspectives théoriques n’apparaissent
pas moins comme des solutions de compromis restant à la surface
juridique des phénomènes collectifs. Si l’on ne veut pas s’en tenir
à une conception purement procédurale de la démocratie, il faut
essayer de remettre en cause le préjugé qui nous force à voir dans
le nationalisme le destin inévitable de la nation. Repenser la nation
au-delà du nationalisme est, en ce sens, l’une des tâches que doit
s’assigner aujourd’hui la pensée politique si elle veut contribuer à
l’émergence d’une Europe qui ne soit pas uniquement constituée
par le souvenir obsédant d’un traumatisme partagé.
De ce point de vue, le livre de Marcel Mauss, La Nation [2013
(1920)] représente un point de repère indispensable. Enfin disponible
dans son intégralité grâce au travail remarquable de Jean Terrier et
Marcel Fournier, qui ont exhumé le manuscrit du fonds de l’Imec, le
texte de Mauss, bien qu’inachevé, permet en effet d’apprécier toute
la pertinence et l’actualité d’une approche sociologique de la nation
capable de restituer l’idéal historique qu’elle a pu incarner comme
de réfléchir aux causes profondes de sa dérive nationaliste. Si les
philosophes politiques n’ont pas manqué de se référer au travail de
Mauss sur la nation, bien qu’à de trop rares occasions2, cette édition
du texte est destinée à relancer sur de nouvelles bases l’espace d’une
collaboration entre philosophie politique et sociologie dont on peut
espérer qu’elle permettra de redéfinir les coordonnées mêmes du
débat sur l’État-nation et l’Europe, à condition que la première fasse
l’épreuve de la réorientation du regard que la deuxième suppose3. À
cette fin, c’est d’abord le sens de la sociologie politique de Mauss,
tel qu’il émerge dans le projet même de son livre sur la nation, qu’il
faut s’efforcer d’appréhender.
1. On fait évidemment référence au « patriotisme constitutionnel » proposé par
Jürgen Habermas [1998, ch. III].
2. Tel est notamment le cas de Raymond Aron [1989 ; 2013]. Plus récemment,
voir l’excellente analyse de Bruno Karsenti [2010] ainsi que les développements
éclairants proposés par Vincent Descombes [2013] qui compare l’analyse maussienne
avec les prolongements que lui a donnés Louis Dumont.
3. Pour une élaboration des conditions de cette confrontation entre philosophie
politique et sociologie, voir Karsenti [2013].
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
339
La Nation : un projet scientifique et politique
En raison de son caractère synthétique, La Nation permet avant
tout de saisir avec une rare clarté l’apport spécifique de Mauss
au développement du projet sociologique élaboré par Durkheim.
Loin d’avoir accompli un quelconque tournant anthropologique,
selon le récit disciplinaire imposé par Lévi-Strauss dans l’aprèsguerre, l’effort de Mauss a surtout consisté à prolonger, certes dans
et par l’ouverture d’un plus ample spectre comparatif, le projet
sociologique de l’École française dans l’ambition qui l’animait
de penser la nouveauté historique des sociétés modernes pour les
aider à mieux s’accomplir. Reposant sur un socle anthropologique
premier, la sociologie ne reste certes pas confinée dans le cadre étroit
de la nation, comme on le dit trop souvent : elle suppose au contraire
une étude générale des formes de sociétés allant bien au-delà de
leur expression moderne ; pourtant, inscrivant l’anthropologie
dans l’histoire, la sociologie ne s’accomplit comme telle qu’en
prenant pour objet les sociétés modernes, dont elle doit restituer la
nature spécifique pour se comprendre elle-même. En ce sens, si la
sociologie est intimement liée à la modernité, c’est que la nation
est, selon Mauss, ce « genre de société » où l’idée même de société
est parvenue à la plus claire expression d’elle-même, engendrant
des phénomènes irréductibles à l’organisation de l’ordre social
propre aux sociétés prémodernes. C’est cette émergence de l’idée de
société dans la modernité qu’entendait résumer le sous-titre prévu
par Mauss pour son ouvrage : « La nation, ou le sens du social. »
Or parmi les phénomènes nouveaux ayant accusé les effets de
l’émergence du « sens du social », la reconfiguration du pouvoir
temporel occupe la première place. La nation est en effet la société
qui donne corps au sens du social en s’appropriant son propre
pouvoir instituant, d’abord aliéné dans l’État, afin de se transformer
en transformant son organisation interne, auparavant régie par
la coutume et la tradition. C’est dans ce contraste comparatif
entre l’État-empire des sociétés prémodernes, foyer d’un pouvoir
extrinsèque ayant à faire régner l’ordre par une pure discipline
des corps, tout en assurant l’expansion externe d’une société
abandonnée à son émiettement interne, et la nation, surgissement
du pouvoir intrinsèque de la société se constituant dans son unité par
l’institution réfléchie de son organisation intellectuelle et normative,
340
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
que se joue l’essentiel de la thèse sociologique de Mauss. Si on
devait la résumer d’un mot, on pourrait dire que la nation est la
société autonome, saisie dans son mouvement d’autoinstitution
orienté tel qu’il est par une aspiration dont la sociologie, science
intrinsèquement politique, doit saisir la visée propre. Encore
faudra-t-il voir dans quelle direction la sociologie infléchit la
compréhension de l’autonomie politique comme l’expression de
la volonté qui anime le mouvement d’autoinstitution lorsqu’elle
intervient pour en restituer la teneur historique et l’épaisseur sociale.
Parce que la sociologie est la science qui accompagne les sociétés
modernes dans leur devenir de sociétés essentiellement politiques,
le projet originel de Mauss, dont on comprend enfin toute la portée,
bien au-delà de ce que les extraits publiés par Lévy-Bruhl laissaient
entrevoir, visait à saisir la nation comme émergence moderne du
sens du social pour comprendre sur cette base le triple mouvement
de sa constitution : la nation étant tout à la fois un fait à constater et
une tendance à encourager par les mesures d’une politique moderne
renouvelée parce que sociologiquement éclairée. Selon Mauss, le
premier moment de constitution de la politique moderne est celui qui
voit la nation s’affirmer contre l’État-empire afin de rendre possible
la constitution collective des droits individuels, expressions de la
conception sociale de la personne propre aux modernes, selon la
perspective qui avait déjà été celle de Durkheim dans les Leçons
de sociologie. La nation tend alors à se confondre avec la « société
civile », c’est-à-dire avec « le groupe naturel des citoyens libres et
indépendants dont la personnalité est, théoriquement, l’objet d’un
respect religieux » [Mauss, 1920, p. 53]. La lutte des citoyens pour
l’émancipation vis-à-vis de la domination étatique se traduit alors
dans l’appropriation de l’État comme instrument de cette même
émancipation. La « nation contre l’État » (p. 53), c’est aussi et
immédiatement « la société tout entière devenue à quelque degré
l’État » (p. 97). Le « concept de nation » se laisse ainsi saisir
avec netteté dans « le grand jour de la Fédération », lorsqu’une
société a tenté « pour la première fois dans l’histoire » de « prendre
conscience d’elle-même » en se manifestant « en face du pouvoir
de l’État » (p. 69). Dans cette manifestation, c’est du surgissement
même du pouvoir instituant de la société qu’il s’agit : en effet, ces
« rituels du pacte » sont, pour Mauss, « l’expression voulue de cette
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
341
idée que la nation, ce sont les citoyens animés d’un consensus »
(p. 97).
Or cette première dimension, libéral-démocratique, de la nation,
si elle a sans doute trouvé la voie d’une réalisation partielle, a
laissé subsister deux autres problèmes, finissant ainsi par saper les
conditions de son accomplissement véritable. L’autodestruction
des Lumières dont l’Europe a été le théâtre s’explique ainsi, selon
Mauss, par le fait que la nation est restée un projet inachevé, les
nations libérales modernes n’ayant pas su assurer les conditions de
la paix et de la justice, fondements ultimes du libéralisme même
parce que finalités positives complétant l’émancipation purement
négative de la personnalité individuelle. C’est dire que la nation
ne peut être libérale que si elle est plus que libérale : elle ne peut
garantir les droits civils et politiques que si elle dégage le « sens
du social » qui s’y trouve incorporé, en dépit de la compréhension
idéologique qui voudrait les assigner à une nature humaine donnée
comme telle avant toute existence sociale.
Paix et justice. Tels sont alors les « deux grands problèmes »
que Mauss entendait contribuer à résoudre en clarifiant la distorsion
subie, au cours du xixe siècle, par l’idée nationale. La nation a en
effet fini par céder la place au nationalisme, seule finalité positive
que les sociétés modernes aient su élaborer sur le chemin de leur
réalisation. Au regard de cette distorsion, la politique sociologique
se profile comme la tentative de dégager la voie d’une autre politique
des modernes à partir d’une analyse préalable de la nation dans son
opposition de principe au nationalisme, compris comme pathologie
spécifique des modernes :
« Partout encore, même dans la théorie, le contenu de l’idée de nation
est donc encore faible. Le nationalisme en est encore en somme la forme
un peu positive [ill.]. Mais bien que le nationalisme soit générateur
d’autre(s) maladie(s) des consciences nationales, avant tout il est
l’expression de deux réactions : l’une contre l’étranger, l’autre contre
le progrès qui soi-disant mine la tradition nationale. Vider cet abcès ;
remplir au contraire de tout ce qu’elle contient de riche l’acception de
cette idée, voilà la tâche urgente de toute théorie politique » (p. 72).
Remplir l’idée nationale d’un contenu positif pour compléter le
libéralisme et empêcher qu’il se renverse une fois de plus en son
contraire : telle est la tâche urgente qu’a voulu réaliser Mauss en
écrivant La Nation. En s’efforçant d’en restituer la signification
342
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
sociohistorique, Mauss a cherché à donner aux citoyens et hommes
politiques modernes les moyens théoriques pour comprendre que la
nation, bien loin de porter en elle-même le principe de la domination,
ouvre au contraire l’horizon de la paix et de la justice, si tant est
que le droit, international et social, vienne concrétiser la nouvelle
solidarité intra et infranationale, déjà partiellement réalisée, en
remplaçant la haine de l’étranger et l’acceptation irréfléchie des
hiérarchies traditionnelles. Après les ravages de la Grande Guerre,
c’est ce « capital spirituel » de la nation que Mauss a voulu investir,
la politique ne pouvant achever le projet moderne dans la direction
du pacifisme internationaliste et du socialisme qu’en s’efforçant
d’abord d’aider les nations à « penser correctement sur elles-mêmes
et à voir clairement leur avenir » (p. 60). Par sa sociologie politique,
Mauss intervient ainsi dans le point de suspension entre la pensée et
la volonté : le « succès modeste » qu’il envisage pour son ouvrage
se résume à sa capacité d’« exprimer les idées de tous », avant que
la « formule condensée » de la nation qu’il propose cristallise les
« bonnes volontés et éventuellement des actes » (p. 62).
On mesure ici l’utopie d’une pensée sociologique qui n’a jamais
vraiment explicité les conditions de réalisation de la politique
qu’elle porte en son sein. La Deuxième Guerre mondiale, et la
tragédie totalitaire, ont en effet apporté un cruel démenti aux espoirs
de Mauss. Toutefois, l’échec de la politique moderne, s’il a montré
que nos sociétés contiennent en elles-mêmes le ressort d’un « retour
au primitif4 », ne fait que prouver avec davantage d’éclat le besoin
d’un savoir capable de les aider à mieux se penser dans l’écart
qu’elles creusent avec l’ordre social prémoderne lorsqu’elles se
tiennent à leurs idéaux propres. En ce sens, c’est l’ambition même
de l’ouvrage de Mauss qui nous le rend contemporain. Une lecture
de la nation comme projet inachevé des modernes y est élaborée
qui permet de comprendre l’idéal qui a été et peut encore être le
nôtre, à condition que la sociologie et la politique redéfinissent les
conditions de leur coopération pour mieux en concevoir et en rendre
possible la pleine réalisation.
4. Voir la lettre de Marcel Mauss à « Monsieur le Président », 18 juillet 1938, in
Fournier [1994, p. 690].
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
343
Refaire l’histoire, penser la nation
Pour commencer à approfondir la compréhension de la
proposition de Mauss, il faut tout d’abord préciser la nature même
de son intervention dans le rapport qu’elle établit entre science et
politique. Comme nous venons de le voir, La Nation exprime en
effet le sens même d’un engagement sociologique dont nous n’avons
presque plus le souvenir, tant la science sociale a fini par être pensée
dans son inévitable extériorité à une politique devenue entre-temps
pure administration de l’existant. C’est ainsi que Jean Terrier et
Marcel Fournier en viennent à imaginer que l’échec de La Nation,
expliquant son abandon, soit dû à « la tension entre la composante
scientifique et la composante politique » [Fournier et Terrier, 2013,
p. 41]. Or sans vouloir nier l’existence de débordements politiques,
sensibles à différents moments de l’argumentation, il faut éviter d’y
voir un défaut qui viendrait s’inscrire à la racine d’un projet dont
Mauss a pris soin de préciser l’intention qui le gouverne comme la
logique qui préside au lien qui s’y établit entre science et politique.
Comme Mauss l’explique dès la présentation générale de
l’ouvrage, intitulée « Objet du livre », premier texte inédit auquel
cette nouvelle édition nous donne accès, si la sociologie se distingue
de la philosophie politique comme de la politique, c’est qu’elle ne
s’enferme ni dans le présent intemporel de la cité idéale ni dans le
présent éphémère de la cité politique, puisqu’elle s’engage dans
l’histoire afin de restituer le devenir d’une forme, certes contingente
et particulière, mais néanmoins durable et porteuse d’une valeur
potentiellement universelle. Étudier les nations d’un point de vue
sociologique suppose ainsi de s’efforcer de « communiquer un
sens aigu de leur histoire ». Or c’est parce qu’il saisit les nations
comme objets historiques que Mauss peut tout à la fois en « faire
la théorie » et en « déceler la pratique » [ibid., p. 52]. L’articulation
entre la théorie et la pratique, la science et la politique, se joue
ainsi sur le plan même d’un mouvement historique qui permet de
faire émerger le sens de la nation dans sa différence avec la notion
générale de société et de dégager ensuite les orientations qu’impose
sa réalisation pleine et entière.
C’est à partir de ce déplacement qu’on peut comprendre le
dépassement sociologique de la philosophie politique, première
et inaboutie tentative d’articuler théorie et pratique. En se situant
344
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
sur le plan de l’histoire, la sociologie se donne en effet les moyens
d’objectiver le discours même de la philosophie politique, dont
elle reprend à son compte la tâche pour lui donner un tout autre
fondement. C’est que les théories contractualistes apparaissent
comme la projection hors du temps de la même configuration
historique que la sociologie vise à explorer. En ce sens, si c’est à
Rousseau que remonte l’élaboration théorique de l’idée de nation
qui a trouvé ensuite une réalisation dans les pactes révolutionnaires,
Mauss fait remarquer que « le Sage de Genève » n’a pu penser la
nation que parce qu’il l’avait vue fonctionner en Suisse, « sinon chez
lui, chez les Messieurs de Genève et chez ceux de Berne, démocraties
patriciennes, du moins dans les petites communautés cantonales »
(p. 68). D’un point de vue sociologique, les théories du contrat ne sont
que « la traduction philosophique d’un état de fait » : les philosophes
ont hypostasié en termes « métaphysiques et juridiques » une idée
de nation résultant d’abord de « l’œuvre spontanée de générations
ayant étendu au peuple, par le moyen du système de délégation
populaire et parlementaire, le partage de la souveraineté et de la
direction » (p. 97-98). Une pleine compréhension et justification
de la nation suppose donc le dépassement sociologique de la
philosophie politique, accomplissant son ambition de fonder la
politique moderne par le renvoi à cette histoire que les philosophes
présupposent dans leurs déductions comme l’horizon d’expérience
qui seul peut donner à l’idée nationale un contenu déterminé et une
justification effective.
On ne peut alors donner une définition satisfaisante de la nation
sans mesurer l’écart qu’a creusé l’histoire, en engendrant une forme
particulière de société que la définition générale de société ne recèle
pas. Or la nation, en tant que phénomène historique spécifique, a ceci
de singulier qu’elle incarne déjà par elle-même une torsion politique
de l’idée de société. S’agissant de préciser les « signes extérieurs »
nous permettant d’identifier une société comme étant une nation,
Mauss fait en effet remarquer que la caractéristique propre des
nations est d’avoir assigné le statut de critère classificatoire à des
éléments qui, tels la langue ou le territoire, n’avaient pas et ne
pouvaient pas avoir cette fonction dans les autres sociétés :
« Dans les nations modernes, au contraire, tous ces signes, que nous
avons reconnus comme ne pouvant suffire à définir les limites dans
le temps et dans l’espace d’une société, peuvent tous, ou un certain
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
nombre d’entre eux, surtout dans les nations unifiées, être l’objet de
cet attrait superstitieux que dans les formes plus primitives seuls le
droit et les éléments juridiques de la religion suscitaient » (p. 100).
345
Le secret de la nation, dans le rapport à son double, le
nationalisme, se cache ainsi dans cet « attrait superstitieux » pour
des éléments qu’une définition abstraite de la société doit laisser au
deuxième plan. S’il peut y avoir et il y a eu des sociétés existant et
subsistant comme telles malgré la pluralité de langues ou en dépit
des changements du territoire, si bien que le seul élément permettant
de les identifier était le droit religieux, noyau sociologique de la
« constitution » des sociétés primitives et traditionnelles, les nations
modernes ont au contraire fini par produire des unités sociales
recentrées sur l’affirmation politique de la langue et du territoire
comme conditions de l’identité collective. C’est à partir de cette
différenciation historique que la nation devient pensable comme
telle dans le problème politique que pose sa constitution même.
La question politique surgit ainsi au cœur même de l’enquête
théorique. C’est la question des « soi-disant critères de nationalité »,
tels « la race, la langue, la civilisation » : sur ces questions, fait
remarquer Mauss, « la science sociale a précisément l’instrument
pour dissiper tant et tant de préjugés dus à l’intérêt » (p. 52). Cet
instrument n’est rien d’autre que l’histoire, si tant est qu’on la réécrive
du point de vue de la sociologie politique. L’enquête sociohistorique
sur la genèse de la nation permet en effet de préciser son sens et
de définir par là la place qu’il convient de faire aux critères de
nationalité. Les critères en question réapparaissent alors dans la
définition que Mauss donne d’une « nation complète » en tant que
« société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à
quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale,
et dont, en général, les frontières sont celles d’une race, d’une
civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot d’un caractère
national » (p. 114). Cette définition complète explicite pleinement
l’idée générale de la nation comme appropriation du pouvoir
instituant. Pour Mauss, une nation est ce genre particulier de société
dans laquelle un État plus ou moins démocratique rend possible
l’institution par la société de son caractère, en tant qu’ensemble,
plus moins systématique, de traits différentiels – race, langue,
morale, civilisation. Il faut mesurer toute la distance qui sépare
346
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
cette définition sociologique de la nation de la compréhension
idéologique au fondement du nationalisme5.
La nation et la culture politique
Si la définition sociologique de la nation s’écarte de la
conception idéologique propre au nationalisme, c’est qu’elle
transforme tout d’abord le sens même de l’idée de frontière. On
aura en effet remarqué que la définition proposée par Mauss ne
fait pas référence aux limites géographiques : la frontière d’une
nation est fixée moins par le territoire que par les différents traits
qui composent le caractère national. En ce sens, les frontières
d’une nation sont d’abord et fondamentalement les frontières du
sens, celles que trace de manière paradigmatique l’usage social
de la langue. Ainsi, à l’opposé des prétentions déjà nationalistes
de l’idéologie moderne, ce n’est pas parce qu’il y a frontière qu’il
y a identité nationale ; tout au contraire, c’est parce qu’il existe
une identité collective définie par les traits du caractère national
qu’il y a des frontières, d’abord symboliques et seulement ensuite
physiques. Dans l’analyse de Mauss, le trait valorisé par l’idéologie
moderne se trouve ainsi subordonné et secondarisé à l’élément
que la sociologie fait apparaître comme étant le cœur même de la
nation : son caractère, tel qu’il se trouve accompagner la naissance
d’un État démocratique.
Concept central de la philosophie politique et des sciences
sociales naissantes depuis le xviiie siècle, le caractère national se
trouve ainsi investi d’une nouvelle signification dans la mesure où
Mauss lui fait porter tout le poids de la question politique des critères
de nationalité6. Tout le problème de la nation dans son rapport au
nationalisme vient alors se résumer en une question somme toute
assez simple dans sa logique, celle des rapports entre les deux
composantes de l’idée de nation : l’État démocratique et le caractère
national. Comprendre la nation dans son rapport au nationalisme
5. Dans ce qui suit, je suis obligé de laisser de côté le sujet très controversé, qui
mériterait sans doute une discussion approfondie, tout aussi lucide que critique, de la
place accordée par Mauss à la race dans sa compréhension de la nation.
6. Sur la place du caractère national dans l’histoire des sciences sociales et sa
reprise par Mauss, voir Terrier [2011].
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
347
suppose ainsi de clarifier ce qui se passe lorsqu’on fait jouer ces
deux éléments dans des rapports hiérarchiques inversés, assignant
à l’État démocratique ou au caractère national le rôle de principe
gouvernant la constitution de la nation.
Pour répondre à ce problème, Jean Terrier et Marcel Fournier ont
essayé de dégager la logique de l’analyse maussienne du phénomène
national, en distinguant plusieurs définitions, progressivement
cumulatives, de la nation. La définition que nous venons de citer
ne vaudrait que pour les nations complètes, comme la France ou
les États-Unis, accomplissement provisoire d’un processus de
nationalisation du social ayant institué d’abord un pouvoir central
stable, puis son organisation démocratique, pour enfin aboutir à la
construction d’une culture homogène, celle qu’entend résumer le
concept même de caractère national. L’avantage de cette analyse est
qu’elle permet de mieux saisir le moment où se créent les conditions
du nationalisme, qui surgirait lorsque les membres de la société,
oubliant que leur « unification résulte de décisions politiques », en
viennent à « percevoir les spécificités culturelles acquises comme
l’expression d’une identité immémoriale ». De ce point de vue, la
nation saisie dans la vérité dévoilée par le regard historique de la
sociologie devrait être conçue moins comme cet « objet immuable »
revendiqué par les discours nationalistes que comme un « processus
social » [Fournier et Terrier, 2013, p. 31-32].
Bien qu’éclairante, cette analyse soulève néanmoins un problème.
Il n’est pas sûr, en effet, que l’opposition entre une identité fixe et une
autre processuelle suffise à restituer la visée sociologique de Mauss,
qui ne semble pas s’inquiéter de la production politique d’une
identité collective définie et stable. Pour s’en apercevoir, il suffit de
voir ce que recouvre l’usage maussien du terme de « fétichisme »,
indice, selon les éditeurs, d’une critique implicite renvoyant
l’attachement au caractère national à une pente déjà nationaliste.
Or pour Mauss, cet attachement fétichiste est l’expression d’une
« fatuité naturelle, en partie causée par l’ignorance et le sophisme
politique, mais souvent par les nécessités de l’éducation » [ibid.,
p. 107]. On le voit, la création politique de l’identité collective par
l’institution d’un caractère national est suffisamment ambiguë pour
que viennent s’y loger tant la manipulation politique de l’ignorance
du peuple, source du nationalisme, que les nécessités sociales
éclairées sociologiquement, conditions d’une compréhension
348
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
adéquate de la nation. Ainsi, le problème n’est pas tant l’existence
d’un caractère national défini que la manière dont on le comprend
et on l’investit sur le plan politique.
Pour préciser la position maussienne, il faut la comparer aux
deux options organisant le spectre des conceptions idéologiques
modernes au sujet de la nation. Tout d’abord, il faut mesurer la
distance qui sépare la conception sociologique de celle, typiquement
française, élaborée par Renan. Dans sa célèbre conférence à la
Sorbonne de 1882, Renan a posé lui-même le problème du
« criterium » de la nation : il a ainsi envisagé, dans la suite, la race,
la langue, la religion, l’intérêt et le territoire. La liste discutée par
Renan recoupe en grande partie celle proposée par Mauss dans son
analyse des traits composant le caractère national comme autant de
critères de la nationalité. Or, bien que concluant son analyse en se
demandant ce qu’il faut « de plus » pour avoir une nation, la critique
radicale de Renan montre bien qu’en réalité il rejette ces critères
objectifs comme étant non seulement insuffisants mais encore
non nécessaires. Tel est le cas de la langue, Renan s’adonnant à la
démonstration facile censée prouver qu’elle n’est ni suffisante à
identifier une nation – puisqu’il peut y avoir des nations différentes
où l’on parle, comme l’Angleterre et les États-Unis, la même langue
–, ni nécessaire, parce qu’il y en a d’autres qui, comme la Suisse, sont
à compter comme des nations alors qu’un plurilinguisme marqué
les caractérise. Une fois tous les critères objectifs réfutés, Renan
en vient à retenir comme seul critère l’histoire politique pensée
comme la sédimentation dans le temps d’une volonté commune.
La nation est ainsi saisie dans l’histoire des actions passées – la
gloire – telle qu’elle se trouve inspirer l’action au présent. Il s’agit
bien d’une définition politique de la nation, qu’il faut à bon droit
tenir pour paradigmatique, centrée telle qu’elle est sur l’expression
consciente, se déployant dans le temps, d’un projet partagé.
La conception sociologique de la nation développée par Mauss
est loin de se réduire à cette perspective purement politique. En
rattachant les composantes du caractère national à un travail
politique, il ne s’agit pas en effet, pour Mauss, de le vider de toute
substance mais de mieux en penser la nature. En ce sens, si le
caractère national résulte d’une volonté politique, c’est qu’elle vise
à le produire pour pouvoir se réaliser comme telle, dans et par un
travail qui engage la société tout entière dans le mouvement de sa
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
349
constitution. Mauss décrit ainsi un « travail d’individuation » des
nations par lequel « elles se singularisent, elles se séparent, en un
mot, elles se créent un caractère collectif » (p. 112). Toutefois, si le
caractère national est bien une composante nécessaire et suffisante
d’une nation accomplie, raison pour laquelle Mauss n’envisage pas
comme Renan le cas de la Suisse, y voyant moins une preuve que
la nation puisse subsister comme telle sans une langue commune
que le signe de son inachèvement, il faut encore comprendre la
fonction qu’il lui attribue.
En effet, la position sociologique de Mauss s’éloigne tout aussi
bien de l’autre pôle du spectre idéologique moderne, où la nation
figure comme cette donnée objective que le mot de « culture »
est censé résumer, selon la conception allemande défendue par
Herder. Si dans l’idée de caractère national il s’agit de saisir la
culture commune, c’est seulement dans la mesure où une volonté
politique la traverse qui permet de comprendre la destination à
laquelle elle se trouve assignée. L’exemple de la langue permet ici
encore de comprendre la différence qu’introduit une perspective
sociologique par rapport à une appréhension purement idéologique
des phénomènes sociaux. Selon Mauss, on ne peut en effet
comprendre le processus visant à instituer une langue commune
que si l’on saisit l’« ambition politique » qui l’anime, celle qui
vise le dépassement de l’opposition entre la langue raffinée du
petit nombre et les dialectes différenciés du grand nombre, pour
la constitution de la société en tant que peuple. Par cet exemple,
c’est la signification politique véritable de la formation du caractère
national qui s’éclaire :
« On voit une volonté politique d’intervenir dans des processus
qui jusqu’ici étaient laissés aux variations et aux développements
inconscients. Et il serait erroné de croire à un artificialisme particulier.
La volonté des pères de voir leurs enfants recevoir dans leur langue
maternelle une éducation complète, voilà ce qu’exprime naturellement
cet effort linguistique » (p. 105).
S’il n’y a aucun artificialisme dans le fait de reconduire
l’existence d’une langue commune à un travail politique préalable,
c’est que la volonté politique consciente, avant d’être rapportée
aux projets de l’État, est d’abord saisie sur le plan des actions qui
façonnent une culture qu’il faut penser comme essentiellement
politique puisqu’elle vise à cultiver les capacités présupposées par
350
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
l’autogouvernement démocratique. Les différences qui intéressaient
tant Herder apparaissent alors comme le fruit d’une visée politique
commune, la variété kaléidoscopique des cultures n’étant que l’effet
différencié d’une même volonté d’autogouvernement. C’est l’unité
de l’idée nationale qui a conduit, par son propre mouvement, à
faire fleurir la multiplicité de cultures nationales, dont le sens ne
peut être compris qu’en les rapportant à la constitution d’un peuple
capable de se gouverner.
La formation d’une langue commune montre ainsi de manière
exemplaire cette autoéducation du peuple qui, seule, rend possible
l’existence de la culture politique7. La volonté politique explicite,
celle qui s’exprime sur le plan de la loi, apparaît dans le cadre de
l’analyse maussienne comme le point d’émergence d’une volonté
première, sourde et diffuse, de s’autoéduquer. Cette différenciation
interne de la volonté politique permet de comprendre la reformulation
sociologique de la notion moderne de « volonté générale ». En effet,
si l’idée de volonté générale ne se réduit pas à l’hypothèse douteuse
d’un macrosujet conscient se posant comme tel dans le dépassement
des volontés individuelles, c’est que la volonté politique s’exprime
d’abord au niveau des actions, gouvernées telles qu’elles sont par
l’intention de transformer politiquement les mœurs pour rendre
possible la formulation réfléchie d’une loi commune. Entre l’opacité
d’une tradition arrimée aux automatismes de l’action irréfléchie
et le travail éclairé du législateur élaborant des lois vient ainsi
s’intercaler l’autotransformation des mœurs, selon le registre d’une
forme inédite d’agir conscient dont l’éducation nous donne la clé.
C’est dire que la manifestation première et essentielle d’une
société animée d’une aspiration nationale est l’existence même
d’une éducation collective consciente, raison pour laquelle Mauss
s’y réfère pour en faire le signe caractéristique de la nation résumant
tous les autres signes dérivables du caractère national :
« Jusqu’à des époques récentes, les caractères des sociétés étaient
plutôt l’œuvre inconsciente des générations et des circonstances où
elles s’étaient trouvées, intérieures et extérieures […] Le jour où a
été fondée l’instruction publique et obligatoire, où l’État, la nation,
légiférèrent efficacement et généralement en cette matière, ce jour-là
le caractère collectif de la nation, jusque-là inconscient, est devenu
l’objet d’un effort de progrès » (p. 113-114).
7. Sur la notion de culture politique, voir Karsenti [2012, p. 55].
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
351
La reprise par l’État démocratique de la volonté politique de
la société, dans un mouvement qui remonte des actions situées
jusqu’aux lois, en passant par l’existence d’une éducation nationale
redoublant l’autoéducation collective, accomplissement d’un même
effort de progrès dans la prise de conscience de soi : telle est la
nation pensée sociologiquement.
C’est à partir de ce point comparatif qu’on peut saisir non
seulement la différence historique de la nation, par rapport
aux sociétés caractérisées par la présence d’un État impérial
surplombant une société morcelée, mais encore sa genèse, qui
déborde le cadre de la modernité pour investir les « cités grecques »
et le peuple vivant « en Judée » : si le concept de nation est ici
applicable rétrospectivement c’est que, dans ces deux cas, « l’idée
de l’éducation totale du peuple tout entier s’est fait jour, contre les
grands » (p. 113). Mauss bouscule par là les préjugés propres à
notre idéologie en permettant de penser le surgissement des sociétés
modernes à partir de l’héritage combiné de la tradition grecque
et juive. Ainsi, la nouveauté moderne n’est plus suspendue dans
la solitude d’une création historique sans précédent puisqu’elle
se trouve désormais associée à des formes politiques qui en ont
esquissé le profil, en exprimant déjà la volonté politique d’une
société cherchant à se constituer comme un peuple dans et par le
dépassement de la division entre gens et populus. Il suffirait de
cet exemple pour montrer à quel point la conception sociologique
de la nation questionne la double opposition, qui structure encore
aujourd’hui les débats en philosophie politique, entre, d’un côté,
les anciens et les modernes, et, de l’autre, les sociétés modernes
autonomes et les sociétés traditionnelles hétéronomes.
La politique des modernes
Si l’on tient compte de cette analyse de la nation, il faut en
conclure que l’expansion impérialiste de la nation, brouillant la
frontière, si nettement établie par Mauss, qui la sépare de l’Étatempire, ne peut être que le résultat d’une perversion originelle de
son sens même. Dans l’inversion qui engendre le nationalisme, ce
qui compte est surtout le retour dans la modernité des modalités
prémodernes de la politique, sous la forme d’un projet d’expansion
352
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
dirigé par l’État et légitimé sur la base d’une conception naturalisée
de la culture politique. L’enquête de Mauss s’ouvre alors sur une
perspective normative historiquement fondée. Au regard des deux
grands problèmes que la politique libérale a laissés sans solution,
il apparaît que la nation ne peut éviter la dérive nationaliste et
rester conforme à son idéal qu’en s’accomplissant sur le terrain
internationaliste et socialiste. Un dernier problème surgit ici qui
concerne le rapport à établir entre ces deux prolongements de l’idée
nationale, nécessaires à sa pleine réalisation. On peut évidemment
envisager deux lectures opposées, selon qu’on accorde une priorité
relative à l’internationalisme ou au socialisme.
Selon Jean Terrier et Marcel Fournier, il faudrait chercher le
cœur de La Nation dans « la volonté de fonder sociologiquement
l’internationalisme, au sens d’une volonté de coopération entre
sociétés au niveau mondial » [Fournier et Terrier, 2013, p. 18].
C’est seulement en adoptant ce point de vue qu’il y aurait lieu de
retrouver une unité dans le travail de Mauss, La Nation et l’Essai
sur le don constituant deux moments complémentaires d’une même
« sociologie de la relation sociale et intersociale » susceptible de
fonder « l’internationalisme politique » [ibid., p. 19]. Or il est sans
doute vrai que cette édition de La Nation jette une lumière nouvelle
sur la signification sociologique et politique de l’Essai sur le don.
Grâce aux inédits publiés, on comprend enfin que la pratique sociale
du don relève moins d’une régulation juste des rapports internes
au groupe que d’une régulation pacifique des rapports entre les
groupes. Ainsi, au moment de terminer son excursus sur la guerre
totale, pensée comme un phénomène caractéristique des nations
modernes aux prises avec leur double nationaliste, Mauss se réfère
à une « tradition ancienne » qui lui semble propre à clarifier les
conditions d’établissement d’une « paix universelle » [Mauss, 1920,
p. 177]. C’est ici qu’il renvoie à son travail en cours sur ces rituels
sociogénétiques qui, tel le potlatch, permettent de transformer le
conflit ouvert entre groupes, selon la logique de la vendetta, en un
« vaste système de rivalités réglées » [ibid., p. 178]. Mauss en tire
une conclusion où l’on mesure la signification politique précise de
la pratique du don comme le hiatus que la politique moderne doit
combler pour en réactiver l’esprit au-delà de la lettre primitive :
« Nous avons ici des conclusions pratiques à tirer. Car il est évident
que ce n’est que lorsque les nations se seront confédérées qu’elles
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
353
considéreront comme criminelles et nuisibles les guerres, qu’elles
considéreront comme les vendettas et les guerres privées. L’esprit de
paix est avant tout un esprit de fédération » (p. 181).
Ainsi, dans un élan épris de « prophétie », Mauss va jusqu’à
envisager la création des « États-Unis d’Europe » comme condition
pour une nouvelle paix entre les nations. Or si cette proposition
ne se réduit pas à une plate tautologie – pour éviter la guerre,
les nations doivent s’allier en une fédération pacifique –, c’est
qu’elle présuppose une analyse des conditions de l’alliance. On
voit alors l’insuffisance d’une perspective internationaliste comme
réactivation moderne de l’esprit du don. La proposition maussienne
n’a en effet de sens que si l’on dégage les causes qui ont fait dévier
la nation de sa visée propre, avant et afin d’indiquer l’orientation
d’une politique qui voudrait la réaliser en les corrigeant.
On touche ici au problème du diagnostic maussien au sujet
des causes responsables de l’inversion nationaliste, préalable
au déchaînement meurtrier de la Grande Guerre. En effet, c’est
seulement en comprenant les sources de l’impérialisme nationaliste
que Mauss se donne les moyens de réorienter la politique moderne
dans la direction de cette fédération de nations qu’il appelle
Internation. Or selon Mauss, la guerre totale entre nations n’est
que la conséquence d’un conflit qui prend place en leur sein, au
titre d’effet de la domination exercée par les classes dirigeantes
et industrielles sur les travailleurs. Cette domination empêche de
réaliser l’idéal d’autogouvernement propre à la nation, soumise
telle qu’elle est à l’emprise des intérêts privés. En ce sens, le
principe du conflit concerne moins l’opposition entre classes que
la confrontation de la société à elle-même, prise telle qu’elle est dans
une contradiction interne entre l’idéal national et la prédominance
effective du capital. La paix entre les nations ne peut alors être que
la traduction extérieure d’une justice intérieure qui déborde le cadre
anthropologique du don dans la mesure exacte où elle se veut le
prolongement du sens du social propre à la nation :
« La paix perpétuelle, si elle est possible, ne le sera qu’entre nations
également bonnes et serviables, sinon idéalistes, et sacrifiant
raisonnablement une partie de leurs intérêts les unes aux autres. Mais
pour qu’elles puissent en arriver à ce point, pour qu’elles puissent
contracter ensemble au sens plein du mot, se prêter ensemble la
totalité de leurs biens, matériels et moraux, il faudra qu’elles en
soient maîtresses, et qu’elles en aient la disposition. Il faudra avant
354
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
tout qu’elles arrivent à se compléter elles-mêmes ; il faudra qu’elles
se cessent d’être les instruments des classes dirigeantes et égoïstes,
impérialistes et conquérantes » (p. 242).
Dans cette injonction, qui n’est pas sans receler des leçons
pour le présent européen, Mauss joue l’ensemble de son analyse.
La fondation d’une société internationale, avec les échanges
réglés entre nations qu’elle suppose, renvoie à l’extension sur le
terrain économique de l’autogouvernement politique, condition
de sa réalisation véritable parce qu’expression accomplie de
l’autoinstitution du peuple que l’éducation réalise en premier
lieu. Telle est la notion, sociologiquement fondée, d’une justice
toute moderne comme visée interne à la nation. Dans ce cadre, le
socialisme apparaît comme l’accomplissement même de l’idéal
propre aux sociétés modernes.
Il n’est donc pas surprenant qu’un texte censé parler de la nation
soit consacré, pour presque la moitié, au socialisme. C’est que le sens
même de la nation comme de l’achèvement du projet des modernes
y sont en jeu, la sociologie politique de la nation se prolongeant
en une politique sociologique qui reprend sur le plan du savoir
l’aspiration socialiste, pour l’élucider et la réaliser. Mauss revient
alors à la thèse sociohistorique de Durkheim, qui avait vu dans le
socialisme et la sociologie deux versants, fruits des mêmes causes
et incarnés dans une même figure emblématique, Saint-Simon,
d’un même projet moderne cherchant la voie de sa réalisation. En
faisant suivre l’analyse durkheimienne des doctrines socialistes par
une étude fort détaillée des pratiques sociales, Mauss ne se borne
alors pas à compléter la sociologie du socialisme mais épouse le
mouvement même de l’histoire pour repenser le socialisme de la
sociologie comme une forme de « nationalisation » de l’économie
irréductible à l’« étatisation » parce que supposant l’extension à
la sphère économique de la « socialisation » politique réalisée
par la nation. Le projet durkheimien de corporations renouvelées
trouve ainsi son prolongement réel dans les nouveautés mêmes
qu’a apportées l’histoire dans le développement de la culture
politique propre à la nation : les groupes secondaires chargés de
réaliser la nation prennent désormais la forme plus réaliste des
syndicats et surtout des coopératives, expressions supérieures de
la nationalisation/socialisation de l’économie parce qu’investissant
l’ensemble de la nation dans une même conversion sociale de
Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé…
355
l’esprit. Loin de se cantonner à la formulation de l’idée socialiste,
pour s’exposer ensuite au risque d’une prise de position politique
externe au mouvement de l’histoire, selon le jugement qui avait
fini par condamner la proposition durkheimienne des corporations,
l’engagement sociologique de Mauss vient ainsi se traduire avec
plus de cohérence au niveau même de la pratique politique, ressaisie
en tant qu’expression d’une tendance sociale manifestant la même
volonté qui anime la nation. En ce sens, le pas supplémentaire
accompli par Mauss consiste surtout dans le fait d’avoir formulé,
beaucoup plus clairement que ne l’avait fait son maître et oncle, le
point de convergence entre sociologie et socialisme :
« C’est un fait important de l’histoire des sciences et de la morale
humaine que cette naissance simultanée des sciences sociales, d’une
part, et du socialisme, de l’autre… En réalité, les doctrines, les idées
socialistes, comme les sciences sociales, ne sont autres que la prise
de conscience progressive de la nation ; elles expriment l’effort des
penseurs pour l’aider dans cette voie » (p. 261).
À la lumière du socialisme, l’effort de pensée déployé dans
La Nation se laisse finalement comprendre dans sa visée ultime :
si Mauss a entrepris d’étudier la nation, c’est que, dans son
accomplissement socialiste, il en allait de la réalisation même de
la sociologie comme science politique des modernes capable de
formuler leur véritable politique.
Références bibliographiques
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condition juive contemporaine, De Fallois, Paris.
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Karsenti Bruno, 2013, D’une philosophie à l’autre, Gallimard, Paris.
— 2012, Moïse et l’idée de peuple, Cerf, Paris.
356
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
— 2010, « Une autre approche de la nation : Marcel Mauss », Revue du MAUSS
Semestrielle, n° 36, La Découverte/MAUSS.
Habermas Jürgen, 1998, L’Intégration républicaine, Fayard, Paris.
Mauss Marcel, 2013 (1920), La Nation, PUF, Paris.
Terrier Jean, 2011, Visions of the social, Bril, Leiden/Boston l.
Construction sociale et modes d’existence.
Une lecture de Bruno Latour
Jean-Michel Le Bot
Depuis la publication, en 1966, du livre Construction sociale de
la réalité [Berger et Luckmann, 2006], on ne compte plus les articles
ou livres dont le titre est formé sur le modèle « la construction
(sociale) de X » (the social construction of X) ou encore « construire
X » (constructing X). Le graphique ci-dessous, obtenu à l’aide de
l’outil Google books Ngram Viewer, le confirme (fig. 1). Dans le
corpus numérisé par Google, l’expression « social construction
of » apparaît à la fin des années 1960, au moment où paraît le livre
de Berger et Luckmann. Son utilisation croît dans les années 1970
et de façon plus nette encore dans la période qui va du milieu des
années 1980 au milieu des années 1990. Elle n’existe pas dans le
corpus avant les années 1966-1967.
Fig. 1 – Fréquence de l’expression « social construction of »
dans le corpus numérisé par Google
358
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Dans The Social Construction of What ?, publié initialement
en 1999, Ian Hacking [2008] observait que l’expression devait
une part de son succès à un effet de mode. Mais elle répondait
aussi à une volonté de critique sociale. Hacking distinguait trois
thèses. La première est indispensable pour que l’on puisse parler
de construction sociale : elle consiste à soutenir qu’une chose
n’est pas inévitable, qu’elle aurait pu se présenter autrement, à la
suite d’une histoire différente. La seconde ajoute que cette chose,
telle qu’elle est, n’est guère satisfaisante. La troisième soutient
qu’une transformation radicale est indispensable. La première
thèse n’implique pas nécessairement les deux autres. Elle peut se
présenter seule et avoir comme seul but de montrer que l’étude
de telle ou telle réalité relève bien de la sociologie. Mais elle n’a
de sens, dit Hacking, que si le caractère socialement construit du
phénomène étudié ne va pas de soi.
« Si tout le monde sait que X est le résultat contingent d’arrangements
sociaux, il ne sert à rien de dire qu’il est socialement construit » [ibid.,
p. 27-28].
De ce point de vue, la thèse de la construction sociale a souvent
servi à étendre le domaine d’étude de la sociologie en montrant
que des réalités qui pouvaient sembler relever d’autres sciences
(comme la maladie ou les quarks) pouvaient aussi faire l’objet d’un
regard sociologique.
Le livre Laboratory Life. The Social Construction of Scientific
Facts [Latour et Woolgar, 1979], se range sans peine dans cette
perspective, même si Latour s’est démarqué depuis de ces approches
en termes de « construction sociale » (l’effacement de l’adjectif
« social » dans le titre des rééditions – et de la traduction française
– de Laboratory Life témoigne de cette prise de distance1). Pour
lui, en effet, l’existence de la société est tout aussi énigmatique que
celle de la science, de la religion, de la technologie ou du droit (pour
citer quelques-uns des objets auxquels il s’est plus particulièrement
intéressé). La société est une partie du problème, pas la solution
[Latour, 1999b]. Elle n’explique rien, mais doit elle-même être
expliquée. Comme les objets dont parlent les sciences, elle doit
1. Le titre de la première édition, en 1979, parlait bien de « social construction
of scientific facts ». Dans le titre de la réédition de 1986, l’adjectif « social » avait
disparu. Un post-scriptum expliquait pourquoi.
Construction sociale et modes d’existence…
359
être composée, construite, maintenue, assemblée… D’où l’idée,
qu’il faut « changer de société » pour « refaire de la sociologie »
[Latour, 2006].
Les sociologues de l’environnement, quant à eux, plus
particulièrement aux États-Unis, ont beaucoup débattu de
l’opposition entre une perspective constructiviste et une perspective
réaliste [Dunlap, 2010, p. 20 sq. ; Buttel, 2010, p. 35]. Riley E.
Dunlap, qui se range dans le camp des réalistes, rappelle que
le débat devait beaucoup à ce qu’il considère être les excès du
constructivisme, conduisant à douter de l’existence d’un « monde
réel » que les sciences ne feraient que décrire [Dunlap, 2010, p. 20].
Le débat n’était pas seulement scientifique. Les réalistes craignaient
que le constructivisme ne serve d’argument pour contester la
nécessité des politiques environnementales : à trop insister sur le
caractère socialement construit de problèmes comme le changement
climatique global ne risquait-on pas de faire le jeu des partisans
du statu quo ?
Bruno Latour a lui-même souligné ce danger en se demandant si
le temps qu’il avait passé à montrer l’absence de certitude scientifique
ne risquait pas de profiter à ceux qui utilisent « l’argument de la
construction sociale pour détruire des preuves obtenues de haute lutte
qui pourraient sauver nos vies » [Latour, 2004b]. « Pourquoi cela
me brûle-t-il la langue », ajoute-t-il, « de dire que le réchauffement
global est un fait que cela vous plaise ou non ? » [ibid., p. 227].
Dunlap, qui cite ce passage, y voit une sorte de mea culpa [Dunlap,
2010, p. 21]. C’est peut-être vrai, mais au sens où Latour estime
avoir accepté trop facilement ce qu’étaient les faits (pour mieux
s’en éloigner) et ne pas avoir accordé suffisamment d’attention au
nombre de participants, humains ou non, qui doivent être assemblés
(gathered) pour faire exister une chose (thing) et maintenir son
existence. Le critique, dans ces conditions, doit être celui qui dit que
si une chose est construite, alors elle est fragile et a grand besoin de
soin et d’attention [ibid., p. 246]. C’est cette réflexion qu’il semble
poursuivre dans l’Enquête sur les modes d’existence. Le mea culpa,
dont parlait Dunlap, n’en est pas absent :
« Devant la ruine des institutions que nous commençons à léguer à nos
descendants, suis-je le seul à ressentir la même gêne que les fabricants
d’amiante visés par les plaintes au pénal des ouvriers victimes de
cancers du poumon ? Au début, la lutte contre l’institution paraissait
360
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
sans danger ; elle était modernisatrice et libératrice – amusante même – ;
comme l’amiante, elle n’avait que des qualités. Mais comme l’amiante,
hélas, elle avait aussi des conséquences calamiteuses que nul n’avait
anticipées et que nous avons été bien trop lents à reconnaître » [Latour,
2012, p. 280-281].
Mais Latour, une fois de plus, se défend d’avoir voulu affaiblir
la science. Au contraire : il a toujours cherché à montrer comment
l’objectivité peut être redéfinie en termes de confiance dans
l’institution scientifique. Dans cette perspective, bien loin du
relativisme dont les accusaient les savants, les sciences studies
ne cherchaient qu’à les préparer « à une défense enfin réaliste de
l’objectivité » [ibid., p. 17-20].
Travaillant depuis longtemps sur des questions de sociologie
de l’environnement, j’ai très tôt rencontré les travaux de Latour et,
plus largement, ceux de la sociologie de la traduction. Pourtant, mon
attitude vis-à-vis de ces travaux a été (et reste) celle qu’exprimait
Alain Caillé : un mélange de séduction et d’irritation qui fait que
je suis « tantôt tenté d’adhérer à tout, tantôt de n’adhérer à rien »
[Caillé, 2001, p. 96]. Je voudrais essayer, dans cet article, de mieux
en cerner les raisons. Jusqu’où suis-je prêt à aller avec Latour ? À
partir de quand je cesse de le suivre ? Ce sont aussi les questions
que se posait Alain Caillé dans l’article précité. La réponse que
je peux leur apporter dépend, dans mon cas, des réponses que je
peux apporter en parallèle aux questions que posait Hacking : la
construction sociale, d’accord, mais la construction sociale de
quoi ? Quand on dit que quelque chose est socialement construit,
de quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce qui, de cette chose, est
socialement construit ?
Je partirai pour cela d’un exemple qui, parce qu’il a été publié
dans un magazine largement diffusé, a déjà suscité de nombreux
commentaires. Dans un article de La Recherche (mars 1998), Bruno
Latour tirait une « petite leçon de philosophie » d’un article de
Paris Match de 1976 qui évoquait les soins de conservation reçus
en France par la momie de Ramsès II2. Les événements qui avaient
donné lieu à l’article de Paris Match étaient les suivants. En 1975,
2. Dans l’article de La Recherche, Latour ne donnait pas la référence exacte
de cet article de Paris Match. Vérifications faites, il s’agit d’un article paru dans le
n° 1435 du 26 novembre 1976. Le sujet avait également été abordé dans le n° 1410
du 5 juin 1976 et dans le n° 1470 du 29 juillet 1977.
Construction sociale et modes d’existence…
361
les autorités égyptiennes acceptèrent de confier à la France la momie
de Ramsès II, conservée au musée égyptien du Caire, après qu’il eut
été constaté qu’elle nécessitait des soins de conservation. La momie
arriva au Bourget le 26 septembre 1976 avant d’être entreposée pour
quelques mois au Musée de l’Homme. Les examens révélèrent une
colonisation par des champignons se traduisant par une lente dégradation de la dépouille. Pour y remédier, il fut décidé de procéder à
une stérilisation par irradiation aux rayons gamma, réalisée le 9 mai
1977 dans un laboratoire du Commissariat à l’énergie atomique. La
momie put alors regagner l’Égypte3. De tous les écrits de Latour,
l’article de La Recherche qui s’inspire de cette histoire est sans
doute celui qui a le plus contribué à sa réputation de constructiviste. Le fait qu’il ait été cité comme document à charge par Sokal
et Bricmont [1997, p. 145] n’est certainement pas pour rien dans
cette réputation. Mais cet article n’était vraisemblablement que le
résumé d’une communication de 1996 qui est devenue un chapitre
de livre, dans lequel Latour tenait compte de certaines des critiques
qui lui avaient été faites par des lecteurs de La Recherche (il s’était
notamment trompé dans l’interprétation de la légende d’une photo,
ce qu’il reconnut bien volontiers). Ces critiques furent aussi pour
lui une nouvelle occasion de rappeler qu’il n’était pas un tenant du
constructivisme social, puisqu’il n’avait cessé au contraire de s’attaquer à la définition du social. Plutôt que l’article de La Recherche
lui-même, c’est donc le chapitre de livre qui lui a succédé [Latour,
2000] qui doit être pris comme base pour notre discussion.
De l’anachronisme
Latour y commence par une expérience de pensée. Il imagine
que les savants français qui ont examiné la momie de Ramsès II
ont conclu que le pharaon était mort de la tuberculose4. Comme le
3. Agnès et Thibault Monier, « La momie de Ramsès II : étude paléopathologique
d’un pharaon de la XIXe dynastie », Communication au 7e congrès de la Société
française d’histoire de l’art dentaire (SFHAD), Paris, <www.biusante.parisdescartes.
fr/sfhad/vol7/debut.htm>, 2002.
4. C’est bien Latour qui imagine cette conclusion. Aucun des articles de Paris
Match consultés ne parle de tuberculose. Celui que cite Latour parle seulement de
champignons microscopiques, de bactéries et de larves d’origine récente. Celui de
362
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
bacille de la tuberculose n’a été découvert par Koch qu’en 1882,
l’anachronisme de cette conclusion, écrit Latour, devrait nous
frapper tout autant que si les savants avaient affirmé que Ramsès II
était mort dans un soulèvement marxiste, sous les balles d’une
mitrailleuse ou lors d’un krach de Wall Street. Il imagine aussi qu’il
existait en égyptien un terme, « Saodowaoth », pour désigner la
cause de la mort de Ramsès II5, mais précise – et nous ne pouvons
qu’être d’accord avec lui sur ce point – que ce terme ne pourrait
en aucune façon être traduit par « une infection par le bacille de
Koch ». Pourtant, alors que la mention d’une mitrailleuse ou d’une
guérilla marxiste dans l’Égypte du xiiie siècle avant J.-C. serait
immédiatement détectée comme un anachronisme, l’existence de
la tuberculose est étendue sans discussion à un passé lointain. Cette
extension sans discussion caractérise, pour Latour, une première
position selon laquelle la science ne fait que « découvrir » ce
qui était là de tout temps. L’histoire des sciences, dans ce cas, se
limite à raconter ces découvertes. Une autre position consiste à
refuser carrément une phrase comme « Ramsès II est mort de la
tuberculose ». Dans ce cas, on peut seulement dire que, pour ses
contemporains, Ramsès II était mort de « Saodowaoth » (ou autre
terme équivalent) et que c’est seulement à partir de 1976 que sa
mort a été interprétée comme causée par la tuberculose. Mais la
cause effective de la mort reste inconnue et le restera à jamais. La
troisième position, celle que défend Latour, dit que l’existence
du bacille de Koch peut assurément être étendue dans le passé,
à condition de rappeler que cette extension a un coût : dans le
cas de Ramsès II, il a fallu transporter la momie à Paris, la faire
examiner par différents spécialistes, etc. Une fois effectué ce travail,
l’existence du bacille peut-être étendue dans le temps, mais pas le
« réseau de production » qui a permis d’établir le diagnostic.
juillet 1977 précise que « les invasions bactériennes se faisaient surtout dans les
tissus végétaux » (les tissus qui enveloppaient la momie et que les Égyptiens avaient
conservés en Égypte) et que la dégradation de la momie elle-même avait pour cause
le développement d’une soixantaine d’espèces de moisissures. Mais Latour aime ces
expériences de pensée, que l’on trouve, comme le signale Arnaud Saint-Martin, dès
La Vie de laboratoire [Saint-Martin, 2013].
5. Le texte ne donne aucune indication permettant de penser que ce terme n’est
pas une invention de Latour.
Construction sociale et modes d’existence…
363
Je dois avouer qu’à ce stade de la discussion, je reste perplexe. Il
est très fréquent que des historiens reportent dans le passé l’existence
d’une réalité découverte plus récemment. Ainsi, dans son étude sur les
attaques de loups sur l’homme en France entre les xve et xixe siècles,
Jean-Marc Moriceau [2007, p. 410] rappelle que « la rage constitue la
zoonose la plus connue, l’une des plus redoutées et des plus répandues
dans le monde » et que « depuis des milliers d’années, elle sévit
comme maladie infectieuse virulente, donc contagieuse, que l’homme
contracte généralement par la morsure d’un animal infecté ». Faut-il
s’indigner de l’anachronisme d’une telle affirmation ? Devrait-on
considérer que les victimes des attaques de loup enragé ne sont pas
mortes de la rage sous prétexte que l’on ne connaissait pas avant une
époque récente l’agent pathogène de cette maladie (le virus n’a été
identifié qu’en 1903) ? Ne devrait-on pas plutôt s’en tenir à la seconde
position et ne parler dans chaque cas que de ce dont parlaient les
contemporains (l’hydrophobie des Anciens n’est pas notre rage, de
même que « Saodowaoth » n’est pas notre tuberculose) ? Ou faut-il
choisir la troisième position pour expliquer laborieusement à quelles
conditions il est possible d’étendre l’existence du virus dans le temps
pour en conclure que telles ou telles victimes de morsures de loups,
dont les symptômes sont décrits dans les documents archivés, sont
bien mortes de la rage ?
Autre exemple : les médecins n’ont pas fini de discuter entre
eux pour tenter d’identifier l’agent pathogène de la « peste » qui
ravagea Athènes au début de la guerre du Péloponnèse. Plusieurs
hypothèses ont été avancées [Hanson, 2008]. Faut-il affirmer
que ces discussions sont anachroniques ? Ou faut-il se contenter
de parler de cette peste avec les mots de Thucydide ? Georges
Devereux, quant à lui, faisait confiance aux « opinions justes » que
de nombreuses cultures primitives ou anciennes pouvaient avoir
sur toutes sortes de phénomènes pour expliquer, par exemple, que
le « rajeunissement » d’Iolaos, dans Les Héraclides d’Euripide,
pouvait s’expliquer dans les moindres détails par un diagnostic
de rhumatisme articulaire [Devereux, 1975, p. 163 et sq.]. Il est
certain qu’Euripide ne pouvait pas en donner une telle explication.
Mais Devereux distinguait la « réalité objective extérieure » et la
description qui en est donnée : tout à fait capable d’une observation
fine des symptômes, Euripide en donnait seulement une description
poétique ou mythologique « qui requiert d’être décodée » [ibid.]. Le
364
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
fait même que Lévi-Strauss, dans son travail de déchiffrement des
mythes amérindiens, ait dû s’entourer de très nombreux ouvrages
de sciences naturelles montre que de nombreux mythes et contes
primitifs sont sous-tendus par des observations naturalistes exactes,
quoique, disait Devereux, mal comprises [ibid., p. 173].
Mais c’est justement par de telles remarques que Devereux
se sépare le plus de Latour. Car ce dernier insiste fortement sur
le fait que toute sa sociologie vise à échapper au dualisme de la
réalité extérieure et de ses représentations [Latour, 2001, 2004a].
La théorie de l’acteur-réseau a comme principe méthodologique de
« rendre le monde social aussi plat que possible, afin de s’assurer
que l’établissement de tout nouveau lien deviendra clairement
visible » [Latour, 2006, p. 29]. Cette « platitude » revendiquée
n’est pas pour autant synonyme de monisme : elle est, au contraire,
la condition « d’une anthropologie enfin réaliste qui laisserait aux
études de terrain le soin de découvrir de combien d’ontologies se
compose le monde commun » [ibid., p. 142].
Dans cette perspective, et bien qu’il récuse le dualisme
néokantien qui prétend, selon lui, connaître d’avance de quoi se
compose le monde, Latour ne refuserait sans doute pas à Devereux
le droit d’étendre jusqu’à la Grèce du temps d’Euripide l’existence
du rhumatisme articulaire, pas plus qu’il ne refusait aux « blouses
blanches » ayant examiné la momie de Ramsès II le droit d’étendre
à l’Égypte du xiiie siècle avant J.-C. l’existence du bacille de la
tuberculose. Mais, comme dans ce second cas, il demanderait
probablement que l’on trace, dans toute sa « platitude », le réseau
de production qui permet cette extension. C’était d’ailleurs l’un des
points que critiquaient Sokal et Bricmont. Ils y voyaient précisément
une platitude, au sens le plus banal du terme ! Cette exigence de
traçage, pensaient-ils, ne fait que souligner « le fait évident qu’afin
de découvrir la cause de la mort de Ramsès, il fallait faire une
analyse sophistiquée dans les laboratoires parisiens » [Sokal et
Bricmont, 1997, p. 145]. Ils auraient pu ajouter que les « blouses
blanches » n’ont pas attendu les sciences studies pour retracer la
façon dont ils étendent leurs découvertes : leurs publications ne
contiennent-elles pas toujours des indications très précises sur la
méthode suivie ainsi que des références bibliographiques, dont
l’étude fit les beaux jours des premiers travaux de Latour, qui
fournissent aux lecteurs attentifs toutes les indications pour suivre
Construction sociale et modes d’existence…
365
à la trace la façon dont adviennent et sont étendues les découvertes
[Latour et Fabbri, 1977 ; Latour, 1989] ?
En écrivant cela, je ne donne pourtant pas raison à Sokal et
Bricmont. Car les questions que pose Latour au sujet de l’éventuel
anachronisme d’un énoncé comme « Ramsès II est mort de la
tuberculose » sont des questions capitales du point de vue de
l’histoire et de la sociologie. Le problème de l’incroyance, par
exemple, ne se pose pas de la même façon pour Rabelais et pour
les libertins du xviiie siècle [Febvre, 1968]. De la même façon, la
France n’était certainement pas pour Louis XI et ses contemporains
ce qu’elle est pour nous (pour qui d’entre nous d’ailleurs ?). Les
grandes fresques historiques, comme cette Histoire de la Bretagne
des origines à nos jours qui commence le récit il y a 700 000 ans
pour l’achever avec les succès de Nolwenn Le Roy [Monnier et
Cassard, 2012] ont toujours, de ce point de vue, quelque chose
d’artificiel au sens où elles nient l’historicité même de ce dont
elles traitent. Car pour les hommes qui les ont érigés, le tumulus de
Barnenez et les alignements de Carnac n’étaient certainement pas
en Bretagne. À un certain moment, l’historien doit donc adopter
la deuxième position que proposait Latour au sujet de Ramsès II :
une position compréhensive conduisant à s’interroger sur ce que
peut bien être le monde pour les autres, qui est aussi au cœur de la
mésologie d’Augustin Berque.
Une diversité d’objets
Latour, quant à lui, dans le chapitre d’ouvrage précité, poursuivait
en faisant remarquer que la question de l’extension dans le temps
ne se pose que pour certains objets. Elle ne se pose pas pour les
objets technologiques (comme les mitrailleuses) au sujet desquels
tout le monde est d’accord pour dire qu’ils « n’échappent jamais
aux conditions de leur production » [Latour, 2000, p. 250]. Mais il
ajoute que cette question ne devrait pas se poser non plus pour des
faits comme un bacille de Koch isolé, qui n’échappent pas plus à
leur réseau de production. Cela me suggère deux remarques. La
première est que l’affirmation du fait que les objets scientifiques
sont produits et pas seulement conceptualisés n’est pas tout à fait
neuve. On la trouvait déjà chez Bachelard.
366
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« La science, écrivait ce dernier, réalise ses objets, sans jamais les
trouver tout faits. La phénoménotechnie étend la phénoménologie.
Un concept est devenu scientifique dans la proportion où il est devenu
technique, où il est accompagné d’une technique de réalisation »
[Bachelard, 1989, p. 61].
La seconde est que la production d’une mitrailleuse n’est sans
doute pas tout à fait comparable à celle d’un bacille de Koch
isolé : la mitrailleuse est produite de part en part, elle ne préexiste
aucunement à sa production, alors que le bacille de Koch préexiste
au réseau de production qui le met en évidence. J’ai conscience,
avec cette seconde remarque, de dire quelque chose d’assez banal.
Cette remarque, en effet, ne fait que prendre au sérieux la notion de
découverte pour reconnaître que si la découverte et l’observation
ultérieure du bacille de Koch supposent effectivement des conditions
de production bien précises, elles ne produisent pas le bacille luimême qui existe indépendamment d’elles et contraint le dispositif
d’observation.
Que dire maintenant d’un objet comme l’Amérique ? S’il
s’agit du continent américain au sens de la géographie physique,
le cas n’est pas très différent de celui du bacille de Koch. Il y a
bien eu, à un moment de l’histoire, production de l’Amérique à
l’aide de caravelles, de caraques et de cartes. Cette production se
poursuit aujourd’hui à l’aide d’appareils toujours plus sophistiqués
et permet de confirmer que le continent préexistait largement à sa
découverte par Colomb. Mais s’il s’agit de l’entité géopolitique
baptisée Amérique, les choses sont différentes. Cette entité n’existe
qu’à partir de la colonisation du continent par les Européens depuis
la fin du xve siècle et n’existait pas comme telle pour ses premiers
habitants, que les conquérants ont appelé Amérindiens. Il en va de
même, bien sûr, de la Bretagne (qui suppose l’arrivée des Bretons
en Armorique), mais aussi de l’« incroyance » de Rabelais que l’on
ne saurait, sans anachronisme, identifier à celle des athées et des
libertins du xviiie siècle.
Ces observations, encore une fois, peuvent sembler banales. Elles
ne le sont ni plus ni moins, toutefois, que la réponse que donnait
Hacking à la question The Social Construction of What ? Hacking
partait en effet d’une thèse, celle d’Hélène Moussa, portant sur la
« construction sociale des femmes réfugiées » [Moussa, 1992]. Il
n’avait aucun mal à montrer que la thèse de la construction sociale
Construction sociale et modes d’existence…
367
ne porte pas ici sur le fait que des femmes deviennent réfugiées dans
certaines circonstances historiques. Ce phénomène a toujours existé
et son caractère sociohistorique n’a pas besoin d’être démontré. Ce
sur quoi porte la thèse, c’est sur la création d’un statut administratif de
réfugié et sur la classification de certaines femmes comme réfugiées,
en conformité avec ce statut. On peut, dans le même ordre d’idée,
parler de la construction sociale des espaces naturels protégés tels
que les réserves naturelles ou les sites inclus dans le réseau Natura
2000. Il s’agit alors de s’intéresser à l’histoire de la création de ces
statuts particuliers et à la classification de certains sites selon ces
statuts. Dans d’autres cas, la thèse de la construction sociale porte
sur une idée : c’est ainsi qu’un travail sur la construction sociale
de l’économie pourrait s’intéresser à la façon, relativement récente
à l’échelle historique, que l’on a de penser la vie sociale en termes
économiques [Hacking, 2008, p. 30]. Mais il en va de même lorsque
l’on parle de la construction sociale de faits scientifiques. Bien sûr,
quand Hacking rend compte du livre de Pickering, Constructing
Quarks, il insiste sur le fait que si Pickering avait écrit tout un livre
pour dire seulement que ce qui est construit, c’est l’idée de quark,
ce livre aurait été très décevant [ibid., p. 99, qui cite Pickering,
1984]. Il y avait quelque chose de plus dans le livre de Pickering :
une démonstration du fait que l’apparition de l’idée de quark n’était
pas inévitable6. Mais ce faisant, Hacking ne nie pas que ce qui est
construit en l’occurrence, c’est quand même bien une idée.
Ayant ainsi passé en revue plusieurs exemples de réalités à
propos desquelles on a pu soutenir la thèse d’une construction
sociale, Hacking en vient à poser une distinction finalement assez
simple et prévisible : la construction sociale n’a pas les mêmes effets
selon qu’elle s’applique à des réalités conscientes et interactives
ou à des réalités inconscientes et non interactives. Les femmes
qui se voient attribuer le statut de réfugiées, par exemple, en sont
conscientes et vont pouvoir réagir au fait d’être ainsi classées. Les
quarks, par contre, ne sont pas conscients d’être conceptualisés en
tant que quarks et ne réagiront pas à cette classification. La frontière
entre ces deux types de réalités n’est autre que celle qui sépare les
objets des sciences naturelles de ceux des sciences sociales :
6. « Pickering ne nie jamais l’existence des quarks. Il prétend seulement que
la physique n’était pas obligée de prendre cette voie quarkesque » [ibid., p. 101].
368
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
« Les classifications des sciences sociales sont interactives. Les
classifications et les concepts des sciences naturelles ne le sont pas »
[Hacking, 2008, p. 53].
Latour, lui, ne se contente pas de telles banalités. Dans la suite
de son chapitre, il veut montrer que ce ne sont pas seulement les
découvertes qui ont une histoire, mais aussi les objets eux-mêmes.
Pour cela, il tente de promouvoir une théorie de l’« existence
relative » à partir des « bonnes pratiques » de l’histoire et de la
sociologie des sciences. L’existence relative, dit-il, est une existence
qui n’est plus contrainte par le choix entre jamais et nulle part
d’un côté, et toujours et partout de l’autre. Quittant le terrain de
l’égyptologie, qu’il dit ne pas connaître suffisamment, il étaye son
propos sur l’étude des controverses entre Pouchet et Pasteur au
sujet de la génération spontanée [voir aussi Latour, 1999a]. Selon
la première position présentée plus haut, la génération spontanée
n’a jamais existé nulle part. C’était seulement une illusion, dissipée
par Pasteur. Les ferments, quant à eux, étaient partout et depuis
toujours. Ils faisaient déjà partie des entités peuplant le monde,
bien avant Pasteur, qui n’a fait que découvrir leur existence. Latour
récuse cette position. Il explique que, dans l’Europe d’avant Pasteur,
la génération spontanée était un phénomène très important, que
chacun pouvait facilement reproduire dans sa cuisine. Les germes,
quant à eux, n’existaient au début que dans le laboratoire de la
rue d’Ulm où travaillait Pasteur. Leur extension a supposé une
extension concomitante des pratiques de laboratoire mises au
point par Pasteur. C’est seulement au terme de cette extension,
accompagnée de nombreuses publications et communications,
que la génération spontanée est devenue une croyance dans un
phénomène qui n’avait jamais existé nulle part. Mais l’histoire
n’est pas terminée : on peut très bien imaginer qu’à la suite d’une
catastrophe historique quelconque tout ce qui maintient l’existence
des microbes disparaisse (laboratoires, livres, enseignements, etc.)
et que la génération spontanée réapparaisse. Tout ceci pour montrer
que la génération spontanée a bien fait partie, à une époque, des
entités qui composaient le monde, qu’elle a coexisté pendant un
temps avec les microbes et que ces derniers ne l’ont supplantée
qu’au terme d’un travail très important, qui doit être maintenu pour
que leur existence se maintienne.
Construction sociale et modes d’existence…
369
Le récit est séduisant. On est d’autant plus tenté d’y adhérer
pleinement que l’on conçoit très bien des récits analogues,
tout aussi séduisants, au sujet des quarks et même du continent
américain. Dans ces derniers cas aussi, un travail très important
doit être maintenu pour que leur existence se maintienne (c’est
peu probable à court terme, mais on peut très bien imaginer, à
plus long terme, une catastrophe de dimension planétaire qui
ferait perdre à toute une partie de l’humanité la connaissance de
l’existence du continent américain). Mais on finit par se dire que
la séduction vient pour partie d’un effet de rhétorique résultant
de l’évitement systématique (et délibéré) de certains mots ou de
certaines questions. Quand Latour dit que la génération spontanée
ou les microbes existent, qu’est-ce qui existe exactement7 ? Et
pour qui ? Dans ce texte, la génération spontanée, de même que
les microbes, sont successivement désignés, de façon générique,
comme entités (entities, nonhuman entities), agents (agencies,
natural agencies), phénomènes (phenomenon, phenomena), faits
(facts), éléments (elements), objets (objects). Aucun de ces termes
n’est défini avec précision. Ils sont tous interchangeables8.
L’institution des entités
Il me semble possible, cependant, de retenir l’un d’eux, de
préférence celui d’entité, et de lui donner une définition qui me
paraît fidèle à ce que dit Latour, sans nous plonger dans les abîmes
de perplexité où il nous plonge parfois. Cette définition tient en peu
de mots : l’entité, c’est ce qui existe pour quelqu’un et qui peut
7. Cette question est au fond la même que celle que pose Hacking : « La
construction sociale de quoi ? »
8. On se demande parfois, à vrai dire, si Bruno Latour ne se moque pas de
nous et n’écrit pas en « Bruno Latour » comme Pierre Bourdieu écrivait en « Pierre
Bourdieu » [Gruel, 2005]. Une phrase comme celle-ci : « Tout dans la morale est
objectif, empirique, expérimental, négociable […], tout suppose l’exercice sublime
de la concession ou du compromis et même, oui, de la compromission – qui permet
de se compromettre, de promettre à plusieurs », relevée par Arnaud Saint-Martin dans
L’Enquête sur les modes d’existence [Latour, 2012, p. 458], n’est pas sans rappeler
la rhétorique bourdieusienne. Mais comme chez Bourdieu, l’effet de sens produit
« a des chances de s’évaporer aussitôt le livre refermé, car les signes sont volatils »
[Saint-Martin, 2013].
370
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
faire agir ce quelqu’un. Cette définition n’a de sens qu’à l’intérieur
d’une approche sociohistorique. Dire qu’à telle époque, dans tel
lieu, dans tel milieu, il existe telle entité, c’est seulement constater
que, pour les gens de cette époque, de ce lieu, de ce milieu, cette
entité existe, parce qu’ils ont de bonnes raisons de penser ou de
croire qu’elle existe et d’agir en conséquence [Boudon, 1992].
Ce n’est aucunement prendre position sur l’existence en soi de
cette entité, ni s’insérer dans le domaine des sciences autres que
sociohistoriques qui posent d’autres questions que ces sciences et
cherchent d’autres réponses. Cette définition n’est pas une simple
solution de compromis. Elle est fidèle à la démarche compréhensive
qui a cours en histoire et en sociologie au moins depuis Max Weber.
Elle consiste à dire que la sociologie et l’histoire des sciences (mais
pas seulement des sciences) s’intéressent à l’institution de certaines
entités, à la façon dont cette institution est étendue, maintenue dans
la durée, à la façon dont elle modifie les agencements sociaux9. Il
se trouve que les scientifiques, tels Pasteur, jouent un grand rôle,
depuis plusieurs siècles, dans l’institution de nouvelles entités. La
sociologie doit donc s’intéresser à leur travail. Mais s’intéresser
en sociologue au travail de Pasteur n’est pas prendre la place de
Pasteur. Un énoncé sociohistorique reste un énoncé sociohistorique
qui ne peut être confondu avec un énoncé de géologie, d’astronomie,
de microbiologie, etc. Il me semble que c’est l’absence, chez Latour,
d’une telle distinction explicite des points de vue en même temps
que l’absence de définition claire de ce qu’il appelait entité (ou
phénomène, etc.) qui a conduit à des controverses inutiles au sujet
de la sociologie des sciences et de son prétendu relativisme. Latour
a pu laisser croire qu’il s’immisçait dans des domaines qui n’étaient
pas les siens pour y tenir des propos apparaissant comme absurdes
aux yeux des spécialistes de ces domaines.
Je ne suis pas certain, ceci dit, qu’il accepterait ma position,
sans doute trop peu paradoxale pour lui. Dans sa volonté de n’être
jamais là où on l’attend, il pourrait bien vouloir soutenir que les
9. Le terme institution est proposé par Latour lui-même dans le chapitre que nous
discutons. Il est un des termes clés de l’Enquête sur les modes d’existence, mais sans
que l’on sache précisément ce qu’il signifie dans la langue latourienne. « C’est assez
logique », remarque Arnaud Saint-Martin. « Pour Latour, la tâche de la définition
comporterait un idéal d’élucidation sémantique caractéristique d’une conception
étriquée de la connaissance » [Saint-Martin, 2013].
Construction sociale et modes d’existence…
371
microbes, par exemple, n’existent que comme institutions10. Qu’il
le veuille ou non, il rejoint alors une position idéaliste identifiée il
y a longtemps par Raymond Aron :
« L’histoire de l’Égypte est d’abord celle de l’égyptologie, le réel n’est
pas tout fait antérieurement à notre investigation ; il se confond avec la
connaissance que nous en prenons » [Aron, 1986, p. 411] .
Mais Aron ajoutait qu’il n’est pas possible, « sans métaphysique,
de maintenir cette dernière formule, alors qu’il s’agit de nos
semblables, qui ont vécu comme nous vivons, irréductibles comme
nous-mêmes à la réflexion et à la science » [ibid.]. Pourquoi
d’ailleurs, demandait-il, ne pas étendre cette métaphysique à la
préhistoire et à l’ensemble de l’évolution animale ? C’est parfois
ce que semble faire Latour qui, il est vrai, reconnaît précisément,
désormais, faire de la philosophie, de la métaphysique et de
l’ontologie [Latour, 2012, p. 19].
Sans tout abandonner de ce que dit Latour, je rejoins finalement
Augustin Berque qui, dans un autre domaine que celui de la science,
refuse, à propos du paysage, de parler d’invention pour préférer
parler de découverte, terme qu’il juge plus compatible avec le
point de vue écouménal [Berque, 2000, p. 260]. Ce point de vue est
attentif à la façon dont les choses existent dans l’écoumène pour les
gens. Mais il oublie qu’il faut bien que quelque chose donne prise à
cette existence écouménale. C’est ainsi que les falaises de la pointe
de Pen-Hir, à l’extrême ouest de la presqu’île de Crozon, existent
depuis quelques décennies comme site d’escalade pour toute une
catégorie de sportifs. Mais elles ne peuvent exister comme tel que
parce que le grès armoricain (Ordovicien inférieur) dont elles sont
composées y donne prise (au sens littéral du terme, dans ce cas
précis). Cela aurait été beaucoup plus difficile pour les falaises
de schistes briovériens du fond de la baie de Douarnenez, à une
trentaine de kilomètres à vol d’oiseau. N’en va-t-il pas de même du
continent américain comme des quarks ou des microbes ?
10. Un exemple : « The reason why we find this reasoning difficult is that we
imagine for microbes a substance that would be a little bit more than the series of its
historical manifestations » [Latour, 2000, p. 262].
11. Aron est revenu sur la formule « l’histoire de l’Égypte est l’histoire de
l’égyptologie » dans Histoire et dialectique de la violence [1973, p. 203], en croyant
se souvenir qu’elle avait été employée par Léon Brunschvicq.
372
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
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La perspective de la générativité
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Introduction
L’organisation économique des démocraties occidentales se
trouve aujourd’hui à un tournant. La crise commencée en 2008
condamne le modèle de développement qui a dominé ces trente
dernières années – modèle qui ne peut être relancé, parce qu’il
a consumé les ressources sur lesquelles il se fondait – et, avec
lui, la culture et l’anthropologie qui l’ont soutenu. Un nouveau
modèle de développement, plus qualitatif et pluridimensionnel, se
profile. Le paragraphe 1 ci-après en illustre certains traits, tels qu’ils
émergent de l’analyse des nouveaux modèles de business décrits par
la plus récente littérature économique et managériale internationale.
Cette littérature – qui représente le lieu d’expression privilégiée
de la culture du capitalisme – critique l’ancienne conception
de l’entreprise exploiteuse de ressources et centrée sur son seul
profit. Elle oppose à cette dernière une nouvelle conception de
l’entreprise qui inclut dans son propre core business la valorisation
des ressources humaines, sociales et environnementales tout le long
de la chaîne de la valeur. En un mot, la valorisation des ressources
contextuelles, dont nous tirons l’expression « capitalisme de la
valeur contextuelle » pour indiquer la phase de l’évolution du
capitalisme qui s’ouvre aujourd’hui au sein des démocraties
occidentales.
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
375
La caractéristique première du capitalisme est, en effet,
d’être un système dynamique qui a connu depuis sa naissance
différentes phases, chacune caractérisée par une organisation
matérielle, institutionnelle et culturelle spécifique. Chaque phase
répond, dans la littérature concernée et dans les pratiques, aux
demandes sociales émergentes dans les différentes périodes
historiques, selon la dynamique du développement du capitalisme
proposée par Boltanski et Chiapello [1999]. La demande sociale
émergente de l’après-crise, portant sur la reprise de l’importance
du lien social après des décennies d’individualisme exaspéré, se
lit dans les modalités innovatrices de consommation et dans les
perspectives portées par les mouvements culturels antilibéristes
qui ont fleuri ces dernières années. Le paragraphe 1.2 approfondit
la demande sociale émergente de réalisation de soi au moyen des
différents liens (relationnels, institutionnels, environnementaux…)
inhérents à notre condition. Nous l’avons appelée, corrélativement,
demande de réalisation contextuelle de soi. Elle sous-tend une
conception de l’homme comme personne-en-relation très différente
de celle de l’Homo œconomicus, ainsi qu’une conception de la
valeur plus ample par rapport au simple résultat économique. Le
modèle de développement du capitalisme de la valeur contextuelle
se fonde sur les prémisses anthropologiques anti-utilitaristes dont
sont promotrices, même dans leurs différences, les différentes
perspectives réunies par la méta-perspective convivialiste. Les
caractéristiques de l’action sociale qui concrétise dans les pratiques
quotidiennes des acteurs sociaux les notions de valeur contextuelle et
de réalisation de soi contextuelle sont exposées au paragraphe 2. Le
paradigme de cette action, définie ici « générative » [Erikson, 1950 ;
1959], est ressorti de l’analyse de plus de cent cas d’entreprises profit
et no profit1 implantées sur le territoire italien2. Ces dernières, qu’on
les appelle entreprises génératives ou entreprises du capitalisme
contextuel, confirment la praticabilité du modèle, d’ailleurs déjà
révélée par d’autres études en la matière, qui utilisent un langage
en partie différent de celui de la générativité. Cela équivaut à dire
1. Nous avons conservé les termes employés par les auteurs. En français, nous
dirions plutôt à but lucratif et à but non lucratif. (Ndlr.)
2. Comme nous le verrons plus loin dans le texte, la base de données de
la recherche est constituée des cas d’entreprises qui composent l’Archivio della
generatività (<www.generativita.it>).
376
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
que le nouveau modèle de développement n’est pas seulement sur
les pages des livres, mais peut aussi être incarné par des entreprises
réelles.
1. Du capitalisme de la valeur contextuelle
à la nouvelle entreprise
Ces dernières années, le capitalisme a enregistré des changements
importants, tant sur le plan des pratiques économiques que sur le
plan culturel. Au modèle d’exploitation intensive des ressources
qui a caractérisé la phase pré-crise, on oppose aujourd’hui, dans
la littérature économique et dans les pratiques, un modèle de
valorisation des ressources contextuelles – ressources humaines,
sociales et environnementales – de la part d’individus et
d’entreprises. Il s’agit d’un changement tellement profond qu’il
ouvre une nouvelle phase dans le développement du capitalisme, très
différent de la précédente qui était victime de l’idéologie néolibéale
et de l’illusion de la croissance infinie. Pour cela, cette dernière se
fondait sur une consommation insoutenable des ressources, du côté
de la production, et sur une consommation individualisée et reposant
sur l’endettement, du côté de la consommation. Nous avons indiqué
ailleurs [Magatti-Gherardi, 2014] les problèmes structuraux qui
font aujourd’hui obstacle, tout autant que les nouvelles sensibilités
culturelles, à une reprise de ce modèle. L’urgence de repenser le
modèle de développement se trouve donc au centre du débat public
international.
Si l’on analyse la littérature managériale internationale des années
qui suivent le début de la crise de 2008, on voit que le changement
de paradigme économique et culturel est indiqué dans les termes
de passage du shareholder value au stakeholder value. Ce qui
émerge est un nouveau modèle d’entreprise qui s’oppose au modèle
typique du capitalisme managérial actionnaire, caractéristique
de la phase précédente. Ce dernier visait à produire de la valeur
exclusivement pour l’actionnaire, allant jusqu’à nier les externalités
négatives qu’il pouvait reverser sur le contexte et, justement pour
cette raison, sous-tendait que le seul objectif de l’entreprise était la
réalisation de valeur financière. Le nouveau modèle qui se profile,
au contraire, assume à l’intérieur de la fonction-objectif même la
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
377
valorisation d’une pluralité d’éléments contextuels, en en faisant
un élément distinctif et, dans certains cas, un business en soi3. De
là, nous définissons capitalisme de la valeur contextuelle la phase
actuelle du développement du capitalisme4. Pour être compétitive
en plus de se légitimer, la nouvelle entreprise est appelée à valoriser
les différentes écologies au sein desquelles elle opère, le long de
tous les maillons de la chaîne de la valeur et sur le long terme.
Cela devient possible, en particulier, grâce à des innovations qui
répondent aux instances sociales et/ou environnementales qui se
déterminent dans le contexte d’action de l’entreprise même. La
vieille conception de soutenabilité de l’entreprise – qui reposait
sur l’idée de compatibilité entre production et développement sur
le long terme5 – est repensée comme un élément qui, entrant dans
le core business de l’entreprise, redéfinit le modèle de production.
Le développement conjoint des différentes écologies humaines,
sociales et environnementales impliquées tout au long du cycle
de vie du produit est donc le pivot de ce nouveau paradigme. On
trouve ainsi, parmi les caractéristiques de la nouvelle entreprise,
une relation positive et bidirectionnelle avec le contexte, auquel
l’entreprise donne et ne prend pas seulement – par opposition à la
relation dégénérative typique du modèle précédent d’exploitation
des ressources. Le soin apporté au contexte est dans l’intérêt de
l’entreprise – comme l’explique la littérature managériale – car
la qualité du contexte en influence la performance, de même
que l’exploitation intensive des ressources, qui provoque leur
épuisement, influence négativement les résultats sur le moyen terme.
Pour cela, l’entreprise émergente tend à devenir une entreprise
intégrale [Butera, 2009] ou ouverte au contexte avec lequel elle
échange, en opposition au modèle forteresse d’une entreprise
indifférente aux effets de ses propres actions. La valorisation de
3. L’entreprise-modèle est innovatrice parce qu’elle est capable de transformer les
problèmes en opportunités. Une autre caractéristique qui la définit est la transparence,
qui signifie traçabilité du produit, du travail et de la consommation « énergétique »
impliqués dans la production. La traçabilité, comme les autres aspects susmentionnés,
témoigne de la volonté de l’entreprise de chercher une nouvelle base de légitimation
par rapport à son contexte social.
4. Comme nous l’avons dit, le capitalisme est un système dynamique dont
l’évolution a connu différentes phases.
5. La vieille idée de développement soutenable est celle proposée, par exemple,
dans le célèbre Rapport Brundtland [1987].
378
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
la dimension contextuelle dans la production coïncide avec celle
que Porter et Kramer [2011] appellent création de “shared value” :
« Le concept de valeur partagée (shared value) reconnaît que ce sont
les besoins de la société et pas uniquement les besoins économiques
conventionnels qui définissent le marché. Il reconnaît également que
les dommages et les problèmes sociaux créent fréquemment des coûts
internes pour les entreprises. [...] La valeur partagée consiste à étendre
la dotation globale de la valeur économique et sociale » [Porter-Kramer,
2011, p. 71, notre traduction].
L’idée de fond est que la production de valeur économique, dans la
phase du capitalisme qui s’ouvre, est liée à la relation entre les sujets
et entre ces derniers et l’environnement qui les entoure6. Pour cette
raison, il s’agit d’un changement surtout normatif dans le modèle
économique qui n’est plus centré sur la croissance pour la croissance
mais plutôt sur des dimensions plus qualitatives du développement.
Nous avons résumé ailleurs la normativité émergente du nouveau
modèle, dans les termes de la sociologie pragmatique, comme Cité
soutenable [Magatti-Gherardi, 2012]. Dans la Cité soutenable, le
grand est un facilitateur du développement conjoint des ressources
humaines, sociales et environnementales, responsable envers la
société dans son entier et dans son futur, alors que le petit consomme
les ressources sans les régénérer. En exploitant et dissipant les
ressources, il crée un monde insoutenable sur le long terme. Du
point de vue économique, l’attention à la valeur extra-financière,
la sensibilité envers la recréation des ressources, l’adoption d’une
perspective de long terme caractérisent le monde soutenable,
l’opposant au court-termisme et à une conception de l’efficacité
purement technique7.
Sur le plan des pratiques, le modèle peut être appliqué à cette
myriade d’entreprises, actives sur l’échiquier global, aux dimensions
6. La prise en charge de la part de l’entreprise de la responsabilité envers ses
multiples interlocuteurs introduit dans l’action économique des orientations de sens
collectif et fait de l’entreprise une institution.
7. Concernant les paramètres structurant une Cité dans la théorie de référence,
nous mentionnons que la figure sur laquelle se fonde la Cité soutenable est celle de
l’écosystème en équilibre ; le bien commun spécifique qui en soutient les principes
est la santé des hommes et de la planète ; la preuve est la création de valeur sur le
long terme pour toutes les parties prenantes, comme acquisition équitable de valeur,
dans le temps, de la part de toutes les ressources (donc sans que certaines soient
valorisées au détriment d’autres).
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
379
et phases très différentes (de la start-up à la maturité) décrites par
les études en la matière, qui naissent actuellement. La recherche de
Meyer et Kirby en est un exemple, entre autres. Elle montre que le
capitalisme de la valeur contextuelle est incarné par les entreprises
qui, sur les cinq continents, produisent ce que les auteurs appellent
« mixed value » [Meyer-Kirby, 2012] – c’est-à-dire la valeur mixte
économique, sociale, humaine et environnementale. Ou alors le
travail de Felber [2010] qui rassemble l’adhésion d’entreprises
qui soutiennent le bien commun, c’est-à-dire d’entreprises qui
investissent leur propre profit pour donner une contribution
maximum au bien commun, selon les valeurs non négociables de
dignité de l’être humain, de solidarité, d’éco-soutenabilité, d’équité
sociale et de cogestion démocratique.
D’autres exemples d’entreprises valorisant la dimension
contextuelle, cette fois spécifiquement dans le contexte italien,
seront reportés au paragraphe 2.2 dans lequel nous définirons ces
entreprises comme « génératives ». Il suffit pour l’instant de rappeler
que la recherche de nouveaux outils de mesure de la valeur et de
la valorisation des éléments de contexte est à la base de nombreux
efforts ayant caractérisé ces dernières années [p. ex. Sen-StiglitzFitoussi, 20118].
1.2 De la demande de réalisation de soi contextuelle
à l’anthropologie anti-utilitariste
Selon la dynamique du développement du capitalisme proposée
par Boltanski et Chiapello [1999], chaque nouvelle phase dans
l’évolution du capitalisme est la réponse que ce système dynamique
offre à l’émergence d’une nouvelle demande sociale9. Ce qui
8. Un autre domaine dans lequel se traduit dans les pratiques la valeur contextuelle
est celui des innovations dans la gestion des commons et des biens relationnels qui
se fondent sur l’idée que c’est uniquement en valorisant la dimension relationnelle et
contextuelle qu’il est aujourd’hui possible d’intégrer technique et sens, connaissance
et relation, mobilité et localisation pour produire valeur et prospérité.
9. Selon Boltanski et Chiapello [1999], les transformations de l’esprit du
capitalisme adviennent par incorporation des valeurs que la critique lui oppose dans
une certaine phase historique dans l’axiologie du capitalisme. Valeurs qui, une fois
réinterprétées, peuvent être rendues compatibles avec la production. C’est de cette
manière que le capitalisme se légitime, se transforme, entre dans une nouvelle phase
380
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
signifie que le capitalisme de la valeur contextuelle se forme dans
la littérature et dans les pratiques économiques conséquemment à la
demande sociale que nous appelons, corrélativement, demande de
réalisation contextuelle de soi. Elle repose sur la possibilité d’une
réalisation personnelle à travers les différents liens (relationnels,
institutionnels, environnementaux…) inhérents à notre condition et
est visible dans les nouveaux styles et dans les nouvelles modalités
de consommation tout autant que dans les mouvements culturels
qui ont émergé ou se sont renouvelés suite à la crise10.
Depuis plusieurs années déjà, on enregistre en Occident la
tendance du consommateur à considérer l’acte d’achat comme
une action sociale que l’on ne peut réduire à la dimension
individuelle [Rifkin, 2009]. Comme le confirme, entre autres, le
Roper Reports Worldwide 2013 de GFK (<www.gfk.com>), des
critères d’évaluation – comme la soutenabilité environnementale,
l’équité et la justice sociale, la qualité relationnelle11 – sont pris
en compte par un nombre croissant de consommateurs dans le
choix d’achat d’un produit. En d’autres termes, c’est le modèle de
l’hyperconsommation individualisée qui a soutenu la croissance
dans la phase précédente qui est accusée. Et avec lui, le modèle
d’autoréalisation qu’il sous-tend : performatif et individualisant, au
point d’être conçu toujours comme une réalisation contre, et jamais
avec, les autres. Un modèle « expressiviste » [Taylor, 1989], fruit
d’une conception monadique du Moi, dont l’authenticité émergerait
exclusivement par opposition et au détriment de. Un modèle tendant
à la lutte homicide, donc, et pas seulement sur le plan symbolique,
pour la reconnaissance. Les conséquences négatives de l’adoption
de ce modèle ont explosé dans toute leur puissance. Il s’agit de
l’affaiblissement des liens sociaux et des significations partagées,
de l’anomie et de la souffrance psychique dénoncées par une bonne
partie de la sociologie récente [p. ex. Bauman, 2000 ; Sennett 2006].
Le désir émergent de bien-être indique l’existence d’un niveau
ultérieur de la pyramide des besoins, dans laquelle le déploiement
et se relance. Plus que de critique, nous préférons parler ici de demande sociale, là
où, comme nous l’avons exposé, nous définissons le capitalisme comme un système
de gestion du désir.
10. Thème approfondi au paragraphe 1.2.
11. À ce propos, une attention particulière est donnée à ces biens dont l’accès pour
chaque individu est lié à l’adhésion à un collectif de consommateurs.
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
381
de la subjectivité inclut l’autre dans son entier. On ne sera pas sans
remarquer que le capitalisme de la valeur contextuelle et son corrélé
– la réalisation contextuelle – sous-tendent une anthropologie
profondément différente de l’anthropologie néolibérale.
Ce n’est pas par hasard qu’une bonne partie des perspectives et
des mouvements qui croient qu’un autre monde est possible à partir
de la critique du modèle de l’Homo œconomicus [Caillé, 2011] se
sont développés ces toutes dernières années. Une des idées qu’ils ont
en commun est la nécessité de relancer le désir, entendu comme trait
constitutif de l’être humain qui depuis des décennies est réduit à une
jouissance sur le plan immanent de la consommation. Cela équivaut
à rouvrir le désir à la fois à la transcendance – par exemple, l’idéal
civilisateur du convivialisme – et au lien – comme l’enseigne Lacan,
le désir est toujours désir d’un Autre. La crise économique a miné
les prémisses anthropologiques du modèle précédent parce qu’elle
est également, ou peut-être surtout, une crise du désir, de projection
dans le futur, de sens partagé, bref, une crise du modèle utilitariste et
matérialiste. Une fois rouvert à la transcendance et au lien, le désir
de reconnaissance et de réalisation de soi redevient compatible avec
celui d’autrui, dans le passage de l’hédonisme à l’eudémonisme.
C’est-à-dire dans le passage de la recherche du plaisir individuel à
la conscience que bien-être et bonheur dépendent en grande partie de
la valeur contextuelle, qui est la valeur des relations, de la possibilité
d’être reconnu et de reconnaître, celle de donner et de recevoir des
dons [Caillé et al., 2011 ; Convivialistes, 2014], ainsi que celle d’avoir
une perspective sur le long terme et de cultiver des idéaux.
2. La générativité comme forme de l’action sociale
Parmi les perspectives les plus récentes, alternatives à l’idéologie néolibériste, nous résumons ici celle de la générativité. Elle
traduit directement dans l’action sociale et économique les notions
de production de valeur contextuelle et de réalisation de soi contextuelle. La perspective de la générativité, soutenue par le groupe de
travail de l’Archivio della Generatività (<www.generativita.it>), a
donné naissance au mouvement culturel homonyme. À partir des
données de l’analyse de plus de cent cas d’entreprises actives sur
le territoire italien, nous avons élaboré une modélisation de l’action
382
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
générative [Magatti-Gherardi, 2014] dont nous reportons ici exclusivement les traits pertinents à l’argumentation. Nous avons appelé
« générative » l’action sociale qui décline sur le plan des pratiques la
réalisation de la valeur et de soi, contextuelle, pour rappeler qu’elle
est tributaire de la notion de générativité théorisée, dans le domaine
psychologique, par Erik Erikson [Erikson, 1950 ; 1959] et par ses
élèves [McAdams-St Aubin, 1992 ; McAdams-Hart-Maruna, 1988].
Erikson définit générative la septième phase du développement
psychosocial des individus qui coïncide avec la maturité et dans
laquelle émerge, à l’âge adulte, la sollicitude envers les personnes,
les produits et les idées envers lesquelles nous sommes engagés.
Redéfinie en termes socioanthropologiques, l’action générative,
qui est toujours une relation, consiste à concrétiser et à prendre
soin d’une valeur (ce qui est important pour nous), comme parcours pour la réalisation de l’individu et, en même temps, pour le
développement humain. Elle est soumise au principe de commune
humanité et dignité et au principe de valorisation de toutes les ressources sur le long terme12. Au niveau économique, cela se traduit
dans le déplacement, déjà mentionné, d’une croissance purement
quantitative à une idée de développement incluant des dimensions
plus qualitatives. En d’autres termes, la générativité est la modalité
spécifique de l’action-relation sociale (au sens wébérien) de l’individu ou du groupe – avec les autres et avec le contexte historique,
social et environnemental dans lequel il vit – qui réalise la notion
de valeur contextuelle13. Bien entendu, la générativité ne se limite
pas au domaine économique ; plus en général, en élargissant l’idée
de filiation de la dimension biologique à la dimension symbolique,
elle est, selon la définition d’Erikson, la capacité de mettre au monde
et de prendre soin de ce que l’on fait exister :
« Elle [la générativité] est donc traversée par une propension marquée
par les traits du gaspillage et de la gratuité, comme le montre son
inquiétude “de créer et de diriger une nouvelle génération” » [Erikson,
1950, p. 249, notre traduction].
12. Ces liens, unis par le principe de protection de la vie, visent à exclure
l’instrumentalisation dont l’action générative, comme toute autre, pourrait être l’objet,
à exclure donc la possibilité de recours à la violence (précisément : mort, exploitation
et autres formes dé-génératives) pour réaliser la création de valeur contextuelle.
13. Plus précisément, c’est la modalité spécifique de relation entre les êtres de
la Cité soutenable [Magatti-Gherardi, 2012].
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
383
Inquiétude à entendre, au sens large, comme soin des prémisses
favorables – soutenable dans le futur, innovatrice et « excédante »
– à la vie sociale commune. C’est également pour cette raison que
la générativité peut être considérée comme un type d’action sociale
qui résout la question capitale de la possibilité d’une vie commune
pacifique entre les hommes, qui est la question du convivialisme
[Convivialistes, 2014]. Donc, la question de la compatibilité entre
être reconnu et reconnaître, entre donner et recevoir.
Les modalités propres de l’action générative sont créées : protéger
et donner. Nous avons déjà parlé de créer et protéger dans une
perspective de valeur partagée dans laquelle la réalité est contexte.
Le don, au contraire, requiert une précision qui permet de distinguer
l’action générative des régimes d’action fondés sur la logique du
don inconditionné. L’action générative, ne se réduisant pas à un pur
calcul, constitue toujours un arrondissement par excès, requiert une
dépense de soi14 qui l’éloigne, ainsi que la composante affective qui
l’anime, de l’action rationnelle en finalité. Il s’agit, certes, d’une
action vers la valeur, mais qui, d’un côté, ouvre la logique du don
et du contre-don au tiers – l’exemple des générations futures qui,
selon la célèbre blague de Woody Allen, n’ont jamais rien fait pour
nous, est éloquent –, de l’autre représente un don qui ne fait pas
abstraction de la soutenabilité de toutes les ressources sur le long
terme15. Ce dernier point fait sortir l’action générative de l’agapè
[Boltanski, 1990] dans laquelle prédomine le principe de donner tout
ce que l’on a, au-delà de tout calcul, au moment où une nécessité
se présente. C’est justement la compatibilité de l’action générative
avec les contraintes posées par les ressources – en plus de son élan
sur le long terme [Hart-Maruna, 1998] – qui la rend passible de
constituer une logique de l’entreprise. Nous approfondirons ce point
au paragraphe suivant, dans lequel seront exposés les traits communs
des entreprises « génératives ». L’orientation à la valeur partagée
éloigne, ensuite, l’action générative du subjectivisme auquel toute
action de laquelle participe l’affectivité risque d’être pliée. L’action
14. Cette dépense de soi se démarque de la notion de dépense traitée par Bataille
[1933] puisque cette dernière inclut le gaspillage qui, de toute évidence, ne tient pas
compte de la finitude des ressources.
15. Pour un approfondissement des contraintes qui pèsent sur un monde soutenable,
nous renvoyons à l’article complet sur la Cité de la Soutenabilité chez MagattiGherardi [2012].
384
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
générative comporte sans aucun doute un investissement affectif et
des référents précis et réels. Si cet investissement devait manquer,
on ne donnerait pas cet « excédent qualitatif » qui permet d’aller
au-delà du calcul. Cependant, l’action générative n’est pas non plus
irrationnelle, au sens de fruit de l’émotivité ou du ressenti subjectif
du moment. Plutôt, le type particulier d’affectivité exprimé par la
générativité ne s’épuise pas dans le sujet auquel elle s’adresse et,
pour cela, reste ouvert au tiers : sa référence ultime est la création de
valeur partagée. Il s’agit, donc, d’une action ouverte à l’universel,
qui ne légitime aucun favoritisme au nom de la relation privilégiée
entre générant et généré, sous peine de pervertir son orientation
à la valeur. De cette manière, l’action générative a la capacité
de maintenir unis le particulier et l’universel sans que le premier
prévale, tout en restant proche de la réalité concrète de la vie.
Parmi les qualités de l’action générative, outre la valorisation, la
soutenabilité et l’affectivité, qui va avec l’« excédent qualitatif »
et la personnalisation, il est nécessaire de rappeler le caractère
entreprenant – en tant que disponibilité à se dépenser de manière
créative pour quelque chose de beau, de bon et de vrai, l’action
générative donne forme et caractère concret à la valeur tout en
l’affirmant ; la résilience – le soin se mesure toujours avec les
difficultés de la vie réelle et requiert une hiérarchie de priorité qui
soutient sacrifice et résilience ; la construction d’alliances – comme
investissement sur les liens et les significations partagés. Elle vit de
l’innovation – la générativité se donne dans la capacité de se poser
comme un anneau de jonction entre celui d’avant et celui d’après
et introduit un élément de nouveauté qui altère le cours normal
des choses, qui transforme du bas les formes institutionnelles de
la vie sociale –, grâce à l’exemple et à la mobilisation – dans la
mesure où la générativité est toujours, d’une certaine manière,
contagieuse, elle voit l’implication de différentes personnes dans
une initiative. Elle se donne dans la renonciation à l’omnipotence et
aux perversions qui se greffent sur la possession : générer veut dire
reconnaître que quelque chose nous dépasse, accepter de mettre au
monde une valeur qui vaut notre vie même et que pourtant nous ne
posséderons jamais, que ce soit un enfant, une école de pensée, une
entreprise, une association, une œuvre d’art, une famille. Générer
veut dire entrer dans le flux de la vie et par conséquent accepter que
ce qui est généré trouvera sa voie, différente, dans tous les cas, de
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
385
la nôtre. De cette manière, la liberté générative ne tombe pas dans
la tentation mortifère de l’obsession du contrôle.
2.1 Les entreprises « génératives »
ou de la valeur contextuelle
La base de données de la recherche qui nous a permis d’étendre
la théorisation de la générativité de la dimension psychologique à
la dimension sociale16, selon la perspective exposée au paragraphe
précédent, est constituée de plus de cent cas d’entreprises profit et
no profit – qui figurent dans l’Archivio de la Générativité (<www.
generativita.it>17). Ces entreprises sont définies « génératives »
puisqu’elles incarnent l’action générative sur le plan économique,
réunissant la création de valeur contextuelle et la possibilité de
réalisation de soi contextuelle. Elles démontrent que la nouvelle
articulation entre économie et société définie par le capitalisme de la
valeur contextuelle est possible et en sont les épigones. Au-delà de
l’incroyable variété des formes de gestion, des secteurs d’afférence,
des particularités territoriales, les entreprises génératives ont en
commun, en premier lieu, la capacité de maintenir unies fonctions
techniques et significations. Grâce à cela, nous verrons qu’elles
brisent bon nombre des dichotomies classiques et qu’elles peuvent,
pour cette raison, être définies comme organisations hybrides, ou
organisations « entre » : entre artisanal et industriel, entre intérêt et
16. À partir des années 1990, quelques élèves d’Erikson avaient orienté la
notion de générativité vers le domaine social, en la définissant comme transmission
générationnelle de ce qui a de la valeur ; on renvoie en particulier à McAdams, Hart
et Maruna [1998]. La générativité ainsi entendue a cependant été plus souvent limitée
au seul domaine familial.
17. L’Archivio naît en 2007 à l’initiative de l’Institut Luigi Sturzo de Rome et
de l’Université Cattolica du Sacré-Cœur de Milan. La recherche, de portée nationale,
concerne les secteurs de l’entreprise profit, de la société civile et de l’administration
publique et a pour objectif de connecter les entreprises innovatrices productrices de
valeur sociale. Elle rassemble aujourd’hui plus d’une centaine d’histoires d’entreprises ;
le projet initial s’est étendu pour devenir un mouvement culturel cherchant à délimiter
les lignes et les instruments d’une politique générative. Pour un approfondissement
de la recherche, de la méthodologie et des méthodes d’archivage, nous renvoyons au
site <www.generativita.it>.
386
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
gratuité, entre innovation et tradition, entre profit et no profit18, entre
enracinement au local et grande ouverture globale. Les organisations
génératives, en maintenant vivants les deux pôles des oppositions
mentionnées, démontrent qu’il est possible d’être présent sur
le marché aujourd’hui en maintenant unis don et performance,
créativité et lien, intérêt pour soi et intérêt pour les autres [Caillé,
2011]. Les cas ont en commun l’attention à la création et/ou au
maintien de la valeur contextuelle par le biais de la recréation des
ressources, traduite en soin créatif d’éléments de contexte, dans
une perspective de long terme. Nous sommes aux antipodes du
court-termisme, de la recherche de l’efficacité à n’importe quel
prix et de l’indifférence généralisée qui ont caractérisé le modèle de
croissance de ces dernières décennies. Du point de vue historique,
elles ne représentent pas un phénomène inédit mais peuvent être
reconduites, au moins en partie, à la tradition de l’économie civile,
qui pense de manière intégrée l’économie et la société car elle postule
la possibilité d’harmonie des intérêts19. L’économie civile – qui
rappelle la culture citoyenne, l’humanisme civil et la civilisation
dont le développement doit être porteur –, contrairement au modèle
anglo-saxon tout entier centré sur une vision individualiste, se
développe dans une perspective personnaliste, où la différence entre
l’individu et la personne renvoie fondamentalement à l’importance
attribuée à la nature relationnelle du sujet. Pour cette raison, elle
considère l’économie comme intimement enracinée dans la vie
sociale et conçoit le bonheur en termes relationnels. Elle parle,
en ce sens, non seulement le langage de l’appartenance, donc de
l’importance des liens, de prendre soin, de prendre la responsabilité
de, de la gratuité, comme dimensions non étrangères à la vie
économique ordinaire, mais également du travail comme lieu de
l’humain, de l’engagement éthique et civil20.
18. La recomposition, de la part de l’entreprise générative, de valeur économique
et valeur sociale, est approfondie dans la thèse de doctorat de Patrizia Cappelletti,
intitulée : « L’innovation générative. Formes et logiques d’organisation de la
générativité italienne » (U.C. Milano, 2014).
19. Les traits de la tradition de l’économie civile, dont les origines remontent au
xviiie siècle en Italie, ont été récemment formalisés et actualisés par Bruni et Zamagni
[Bruni-Zamagni, 2004, 2009 ; Zamagni, 2012].
20. De là, la centralité des figures du travailleur et du citoyen que l’action
générative unit dans le registre public.
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
387
Les premières ressources à être valorisées dans une entreprise
générative sont, c’est compréhensible, les ressources humaines.
Les politiques du personnel représentent le levier privilégié, dont
un indicateur important est le faible niveau de turnover que les
entreprises génératives présentent. Capaciter les personnes signifie,
dans le langage des organisations, les former, investir sur elles,
en protéger le work life balance et la dignité, donc la réalisation
contextuelle, partager avec elles informations et destins, en protéger
la possibilité de critique et la diversité, se sentir responsable de
la reproduction créative, dans le temps, du bien-travail que l’on
partage21. Outre les personnes, la nature et les choses aussi sont
valorisées. La référence est, en général, à une notion de soutenabilité
intégrale qui entre dans le business de l’entreprise ; plus en détail,
le business de certaines de ces entreprises consiste à transformer ce
qui n’a plus de valeur en quelque chose qui en a22. La valorisation
est action opposée à la prolétarisation des personnes [Stiegler,
2009] et à l’exploitation de la nature23. Être soutenables, pour les
entreprises génératives, signifie faire circuler de la prospérité. Pour
cette raison, le mouvement de l’entreprise générative est cyclique,
au sens où il « redonne » au contexte ce que ce dernier a offert à
l’entreprise – en conjuguant tradition et innovation24. Cette posture,
21. Par exemple, la Milestone Srl qui, grâce à des parcours internes de croissance
professionnelle et au soin constant envers la construction d’un environnement de
travail accueillant et constructif, présente des pourcentages de turnover proches de
zéro (<www.generativita.it>).
22. Le cas de la Marco Polo Engeneering est à ce sujet exemplaire : l’entreprise
transforme les déchets (les déjections animales) en ressource. C’est ainsi que naît
l’Humus Anenzy, utilisé avec succès dans la reconstruction de la structure de terrains
appauvris par des années de monoculture et/ou par l’utilisation excessive de fertilisants
chimiques (<www.generativita.it>).
23. La valorisation peut être entendue aussi comme processus contraire à la
banalisation, comme reconnaissance de l’unicité sur la base de la valeur produite.
La marque Brandina en est un exemple : elle transforme le tissu utilisé depuis des
décennies dans la production de chaises longues pour la plage de Rimini en sacs et
accessoires (<www.generativita.it>).
24. Les caves Argiolas de Serdiana, en Sardaigne, en sont un exemple : elles ont
adopté des technologies à l’avant-garde visant à la fois à l’amélioration des processus
de production et des produits et à la protection du patrimoine environnemental local
et de l’économie d’énergie. Ce qu’elles proposent sur le marché, ce ne sont pas des
bouteilles de vin mais une certaine manière d’être au monde et de produire, une relation
avec une terre, la terre de Sardaigne, et avec sa culture, que l’on entend promouvoir
intégralement (<www.generativita.it>).
388
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
dérivant du sentiment d’être partie intégrante d’un écosystème,
contribue à expliquer l’investissement dans ce qui est commun, qui
caractérise les organisations génératives et qui se traduit en efforts
concrets dans des domaines comme celui du Welfare d’entreprise,
du développement culturel, de la valorisation d’éléments spécifiques
de la tradition locale. Cette prise en charge naît de la conscience, de
la part de l’entreprise, de vivre et de prospérer grâce à la richesse
d’un humus présent sur un territoire donné, c’est-à-dire grâce au
capital humain, relationnel, culturel, social, historique et spirituel de
ce dernier. Le maintien et l’amélioration de ce capital sont essentiels
pour la qualité de la vie des personnes qui font l’entreprise, ainsi
que pour le succès économique de l’entreprise même. La tension à
la croissance trouve donc son équilibre dans la tension restitutive
qui devient paramètre et boussole pour la direction de l’entreprise25.
Il est ainsi évident que l’entreprise générative se meut à l’intérieur
de coordonnées éthiques précises qui dessinent un nouveau rapport
avec l’espace et relancent le thème de l’embeddedness. Face à
la prédominance de formes de relation instrumentales avec le
territoire, qui a souvent représenté uniquement une plateforme sur
laquelle poser l’entreprise, dans une relation opportuniste, ou même
prédatrice, émergent des rapports profonds, presque intimes, avec
un territoire et une communauté locale avec lesquels l’entreprise à
un rapport d’interdépendance26.
Plus généralement, les organisations génératives sont des
organisations à fort taux d’innovation qui trouvent, paradoxalement,
une source d’inspiration et un modèle culturel27 justement dans la
25. Sur ce point, le cas Cucinelli est parlant : entreprise affirmée productrice de
cashmere coloré, dont 20 % des gains sont destinés à des projets de développement
culturel, comme la requalification du bourg de Solomeo où siège l’entreprise et la
construction du Forum des arts – un complexe d’espaces parmi lesquels le théâtre,
l’amphithéâtre et le siège de l’Académie néohumaniste, qui propose des parcours de
formation où les pratiques artisanales sont enseignées en même temps que l’anglais,
l’architecture et la philosophie à employés et citoyens (www.generativita.it).
26. Eataly est un modèle de business en mesure de constituer une plateforme
innovatrice pour l’internationalisation des produits italiens à partir de la connaissance,
de la reconnaissance et de la valorisation du made in Italy local et de qualité (<www.
generativita.it>).
27. Le cas de Loccioni, qui se définit une couture technologique, est typique.
L’entreprise, benchmark pour l’innovation dans son secteur, fait explicitement
référence aux modèles culturels de la terre des Marches – monachisme et métayage –
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
389
tradition dans laquelle elles s’enracinent. L’espace devient ainsi
contexte avec lequel l’entreprise tisse une relation d’échange
osmotique, sous peine d’appauvrissement réciproque. Grâce au
fait d’être à l’écoute des instances sociales et des besoins émergeant
dans le plus ample contexte dans lequel elle opère, outre qu’en son
propre intérieur, l’entreprise générative est en mesure d’anticiper
une demande à laquelle elle répond avec des produits ou des services
novateurs. C’est justement ce lien entre citoyenneté en entreprise
(là où l’organisation est un lieu de croissance, de formation et
de diversité) et citoyenneté de l’entreprise, que l’entreprise se
légitime en tant qu’« institution » sur un territoire. De là, le rôle
joué par l’entreprise générative dans le développement de pratiques
de nature sociale qui ont une signification politique puisqu’elles
posent des questions collectives – comme le Welfare, la formation
et la recherche, les infrastructures, la qualité environnementale,
les connexions internationales28. Outre que sujet économique,
l’entreprise générative se révèle, donc, sujet politique au moment
où elle devient laboratoire pour une nouvelle polis. L’enracinement
à un territoire n’exprime en aucun cas une fermeture sur le local. Au
contraire, un des traits qualifiants de ces organisations est justement
la sensibilité pour les problèmes et les défis globaux, auxquels elles
cherchent à donner une réponse29.
Les cas d’entreprises génératives analysés montrent qu’il est
possible pour les organisations de prospérer tout en se décrochant
du modèle précédent, c’est-à-dire d’un assujettissement passif à
la performance financière sur le très court terme. Les entreprises
génératives semblent plutôt partager une conception de temps plus
détendu qui leur permet de considérer la valorisation des différents
types de ressources comme un investissement pour le futur
centrés sur l’autonomie, l’esprit entreprenant et le respect du sujet et de la nature
(<www.generativita.it>).
28. C’est le cas de Luxottica qui, à partir d’une brève expérience de chômage
interne, a développé avec les parties sociales un modèle de Welfare d’entreprise a fait
école (<www.generativita.it>).
29. L’entreprise Berbrand, par exemple, société productrice de boutons de
nacre, anticipant les tendances du marché, a développé un processus de production à
soutenabilité écologique totale, certifié par Ecotest. Ce qui l’a amenée à investir dans
la protection et le repeuplement des fonds marins du Western Australia, d’où provient
sa matière première, avec des bénéfices qui ont des retombées tant sur les populations
locales que sur l’entreprise même (<www.generativita.it>).
390
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
– qu’elles-mêmes font exister – et non comme un coût immédiat.
Les résultats sont payants au niveau économique et gestionnaire,
mais aussi, plus largement, social et humain. Garder une perspective
signifie, en effet, générer, à l’intérieur et en dehors de l’entreprise,
surtout de la confiance, ingrédient crucial pour toute entreprise, que
les temps de crise finissent presque inévitablement par déprimer
et frustrer. Dilater l’horizon temporel permet, et c’est loin d’être
secondaire, d’insérer la dimension du sens dans le cadre de l’action
de l’organisation. Il est donc possible de lire l’engagement de
l’entreprise et des personnes qui en font partie à l’intérieur d’un cadre
où les choses que l’on fait bien, puisqu’elles durent, permettent de
« vaincre » le temps. Parmi les stratégies distinctives de l’action des
organisations génératives, nous mentionnons la mobilisation comme
capacité d’attirer et de regrouper des ressources dispersées afin de
produire de la valeur, selon des modalités de collaboration plus ou
moins formelles, qu’il s’agisse d’autres entreprises, de talents isolés
ou d’organisations avec lesquelles on partage des manières de faire,
en plus des objectifs. Dans la mobilisation, la diversité est incluse et
intégrée pour amener, à l’intérieur de l’entreprise, des perspectives
nouvelles. De cette manière, on a une génération et régénération
des liens et de la confiance qui constitue un « plus de valeur ».
La richesse des dimensions qui émergent pose le problème de
mesurer30 les entreprises génératives, dont l’évaluation ne peut se
faire sur la base des seuls indicateurs quantitatifs. Le soin apporté
aux personnes et aux produits ainsi qu’au social et à l’environnement
montre que ces entreprises assument non seulement leurs propres
outputs, mais également leurs propres moyens et objectifs comme
indicateurs de la capacité de créer de la valeur. Il est nécessaire de
tenir compte de ce « plus de valeur » et des externalités positives que
l’entreprise engendre, bien que difficiles à mesurer. C’est-à-dire, par
exemple, du sens d’appartenance à l’entreprise, de la passion pour
son propre travail, de la qualité des relations et du renforcement des
liens sociaux, de la circulation de confiance, du niveau de créativité
et d’innovation, de la réputation gagnée et d’autres externalités31.
30. Cela renvoie aux réflexions, développées ces dernières années, sur la nécessité
d’étendre la notion de richesse et des instruments qui la mesurent, parmi lesquels,
au niveau macro, le PIB comme mesure du bien-être [Sen et al., 2009a ; 2009b].
31. Outre le problème de paramétrer la valeur contextuelle, nous signalons une
ultérieure interrogation portant sur le travail effectué, jusqu’à maintenant limité aux
Le capitalisme de la valeur contextuelle…
391
Conclusion
Le capitalisme de la valeur contextuelle, en réunissant économie
et société, réalisation de soi et progrès social, intérêt et gratuité,
constitue une nouvelle possibilité de coexistence pacifique des
individus. Il se greffe sur un modèle de développement économique
qui est un développement humain, visant à la création de valeur
contextuelle, ou partagée. À son tour, ce modèle repose sur une
anthropologie anti-utilitariste. S’il est vrai que le capitalisme de la
valeur contextuelle, dont notre article a mis en évidence les premiers
signaux, ouvre une nouvelle phase dans l’évolution du capitalisme
sur les cendres de la précédente, il est également vrai qu’il n’est,
pour l’instant, pas possible d’en prévoir le développement, ni
l’extension. Il s’agit d’un processus n’ayant rien d’inévitable qui
pourrait rester minoritaire, par exemple en coexistant avec d’autres
paradigmes de développement. Nous avons vu qu’il peut rouvrir
le désir à la transcendance et à l’idéal, mais ce dynamisme – bien
qu’il apparaisse aujourd’hui comme une nécessité face à la nouvelle
demande de réalisation à travers les liens – n’a rien de déterministe.
La diffusion du capitalisme contextuel est, en dernière analyse,
dans les mains des personnes, des mouvements culturels qu’elles
forment, des marchés qu’elles créent et des États qu’elles composent.
Cela revient à dire qu’il sera du devoir de l’action individuelle et
politique de soutenir le changement dans cette direction. Afin que
ce paradigme puisse gagner toute sa place, une articulation nouvelle
des relations entre État, société civile et entreprises sera nécessaire,
visant à la création de valeur partagée. Visant, donc, à soutenir un
développement moins déséquilibré et unilatéral, plus attentif à la
dimension sociale, relationnelle, contextuelle de la vie humaine,
qui puisse mener à une nouvelle prospérité. Une prospérité qui
n’est donc évidemment pas synonyme de richesse matérielle, parce
qu’elle ne se réduit pas au profit mais reflète la pluridimensionnalité
de la vie bonne. Qui valorise les choses, la nature et les personnes,
au lieu de les appauvrir. Et qui parle le langage du convivialisme,
après des années d’individualisation.
frontières territoriales nationales ; c’est-à-dire qu’il reste à comprendre si l’on peut
étendre au niveau supranational le modèle d’entreprise générative tel qu’il est décrit.
392
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
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La politique des profanes.
Formes d’action politique et pratiques
de citoyenneté des jeunes adultes
Nicolas Pinet
Quel intérêt peut-il y avoir à étudier les représentations et les
pratiques de la politique et de la citoyenneté de simples profanes ?
Est-ce que des militant-e-s ou des « professionnels » de la politique
institutionnalisée ne seraient pas mieux à même de nous renseigner
sur de tels sujets ? Si, comme le soutient Cornelius Castoriadis
[1999], contre le Platon du Politique, l’action politique ne relève pas
d’une épistémè, d’une science – comme c’est le cas pour la médecine
–, si, comme le défend aussi Socrate, par le biais d’un mythe, contre
Protagoras, la capacité politique – la technè politikè – est également
repartie entre les êtres humains1, cette deuxième option n’apparaît
guère fondée théoriquement. Bien au contraire, prétendre recueillir
une parole « experte » sur la politique, c’est déjà considérer qu’il y a
en la matière une distinction signifiante entre experts et profanes et
prendre comme point de départ, de manière consciente ou non, une
conception élitiste de la démocratie [Bachrach, 2002]. Or comme
le montrent les travaux de Carole Pateman [1970, 1989], il n’y
a pas une, mais deux théories « classiques » de la démocratie –
démocratie représentative (Hobbes, Locke, Bentham, John S. Mill)
et démocratie participative (Rousseau, John S. Mill) – et l’attention
1. Platon [1923]. John Dewey développe des analyses similaires dans Le Public
et ses problèmes [1927, p. 206-209].
396
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
exclusive accordée à la première, en prenant la partie pour le
tout, influe sur la conception des dispositifs d’enquête et fausse
l’interprétation des résultats.
S’il n’y a pas de raisons théoriques de penser que des militant-e-s
ou des personnes occupant une fonction rémunérée dans la sphère de
la politique institutionnelle, sont mieux à même de nous renseigner
sur la politique que des individus non militants, il est clair cependant
que, d’un point de vue empirique, les réponses des unes et des autres
ne peuvent être similaires. Mais, en principe – et c’est une hypothèse
que les analyses qui suivent doivent venir confirmer – il s’agira plus
d’une différence de contenu que de structures de l’action politique.
C’est-à-dire que l’étude des pratiques et représentations politiques
de personnes non militantes doit faire apparaître des « manières
de faire » [Certeau de, 1980, p. XL], des formes d’action et des
procédures, des structures de pensée et de représentation que l’on
retrouvera, avec un fond plus dense, dans le monde militant. Dans
la pratique, le fond n’est pas sans effet sur la forme. Nonobstant,
on retrouve bien, comme on va le voir, au-delà des différences
de détails, les mêmes structures de représentation et d’action. Je
présenterai dans un premier temps les pratiques de citoyenneté des
jeunes adultes telles qu’elles ressortent de l’analyse des entretiens.
Dans un second temps, je montrerai qu’au-delà des différences
d’investissement entre « non-militants » et « militants2 », les formes
d’action politique revendiquées par les jeunes adultes se retrouvent
aussi, avec une teneur différente, du côté du monde « militant ».
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche de long terme, à la
fois théorique et empirique, sur les pratiques politiques et la citoyenneté,
au-delà des seuls canaux d’action institutionnalisés, déjà bien étudiés. Le
travail théorique sur la notion de politique doit aider à appréhender dans
toute leur complexité les matériaux empiriques recueillis et, en retour,
ces derniers viennent bien souvent questionner les catégories d’analyse
utilisées, invitant à pousser plus avant la réflexion théorique. Dans le
cas de l’enquête mobilisée ici, l’analyse des entretiens approfondis
conduits avec des jeunes adultes non militants a rendu nécessaire un
retour à la théorie pour élaborer des outils conceptuels permettant de
2. En première approche, on peut définir l’engagement militant comme « toute
forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion
d’une cause » [Sawicki, Siméant, 2009, p. 98].
La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 397
rendre compte plus adéquatement des réalités empiriques. Ce texte se
fait l’écho de ce va-et-vient entre empirie et théorie en proposant un
parcours d’analyse.
Mener un travail empirique sur les pratiques politiques supposait
au préalable de définir des modalités d’enquête assorties d’options
méthodologiques qui, pour l’analyse des pratiques politiques, sont
structurées par le type d’approche retenue. On peut considérer comme
politique une action revendiquée comme telle par les personnes ou les
groupes qui les effectuent. Dans ce cas, c’est l’autoqualification qui sert
de critère de définition. À cette approche nominaliste, s’oppose une
approche que l’on peut qualifier cette fois de matérialiste : il revient à
la personne menant l’enquête de définir des critères de politicité des
actes observés, sans s’arrêter à la seule parole des acteurs et actrices.
Les résultats présentés ici sont issus d’une recherche conduite, dans
le cadre d’un doctorat de sociologie [Pinet, 2010], sur la base d’une
approche nominaliste. Comme, dans ce cas de figure, la qualification
des auteurs de l’action est souveraine, l’enquête a consisté notamment à
recueillir la parole des personnes concernées. L’option méthodologique
nominaliste a donc été associée à un protocole d’enquête s’appuyant
sur la réalisation d’entretiens : 48 entretiens approfondis d’une durée
de deux à quatre heures environ ont ainsi été réalisés avec des jeunes
adultes (25-34 ans) chiliens, états-uniens et français non militants,
habitant depuis plus de cinq ans dans les agglomérations de Santiago
du Chili, New York et Paris3.
Politique et citoyenneté : pratiques et représentations
de jeunes adultes non militants
Que ressort-il de l’analyse de la série d’entretiens réalisés ?
Tout d’abord, il faut noter que l’usage fait du vocabulaire de la
politique et de la citoyenneté est conforme, comme on peut s’y
attendre, aux usages des deux notions mises à leur disposition dans
différents contextes de socialisation (l’école, les médias…). Sont
ainsi fréquemment évoqués la vulgate d’une citoyenneté constituée
de droits et dedevoirs ou l’importance de principe du vote…
Un des traits marquants du corpus d’entretiens est la fréquence,
peu attendue, avec laquelle les jeunes adultes revendiquent comme
politiques des actions sans rapport avec la sphère des gouvernants.
3. Les personnes interrogées ont été choisies pour diversifier les profils en tenant
compte du sexe, de la position politique, du niveau d’études, etc.
398
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Des actions politiques de type plus conventionnel, comme le vote,
la manifestation ou la signature de pétitions sont bien entendu aussi
revendiquées, associées en général à un fort désenchantement4 visà-vis de la sphère de la politique institutionnelle. Dans le premier
cas de figure, les actions qualifiées de « politiques » sont présentées
comme des manières possibles de transformer la société. Dans le
deuxième cas, priment plutôt des considérations pragmatiques du
type « voter pour le moins pire ». Le même qualificatif sert donc à
désigner ces différents types d’actes sans que le désenchantement
touchant le second type d’actes touche aussi le premier. Cette
absence de contagion s’explique par la manière dont est structurée
la représentation de ce qu’est une action politique : une action
est considérée comme politique si elle contribue à transformer
la société, il y a donc différents types de canaux d’action et la
dévaluation d’un de ces canaux n’a pas nécessairement d’effets
sur les autres canaux utilisés. On peut ainsi distinguer, pour les
commodités de l’analyse, deux types d’action politique en fonction
des canaux empruntés : on appellera médiate ou immédiate une
action politique visant à transformer la société politique selon que
cette transformation est recherchée avec ou sans médiation de la
sphère des gouvernants. Selon cette distinction, le vote est une
action politique médiate : on cherche à provoquer un changement
dans la communauté politique par l’intermédiaire de la sphère de la
politique institutionnalisée : mon vote participe à la conformation
de cette sphère qui, à son tour, va transformer la société par le
moyen de lois et de réformes. Si je décide d’acheter mes légumes
auprès d’un petit producteur local au lieu de le faire au supermarché
parce que, de cette manière, je soutiens financièrement l’agriculture
locale et non les actionnaires d’une grande chaîne de distribution,
je participe à la « redistribution des ressources et des “chances
de vie” » évoquées par Alf Lüdtke [2000, p. 61]. Mon action est
cette fois une action politique immédiate, qui ne passe pas par
la médiation de la sphère des gouvernants. Si je participe à une
manifestation contre un projet de loi qui me paraît injuste ou pour
faire pression sur le gouvernement pour qu’il réalise telle ou telle
réforme, il s’agit alors d’une action politique médiate protestataire.
Si l’on définit la citoyenneté comme l’appartenance participative à
4. Sur cette question, voir aussi Muxel [2010].
La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 399
une communauté politique, on peut parler de la même manière de
pratiques médiates et de pratiques immédiates de la citoyenneté.
Ces précisions lexicales apportées, revenons à l’analyse des
entretiens. S’appropriant le vocabulaire de la politique et de la
citoyenneté, deux tiers des personnes interrogées revendiquent
des pratiques immédiates de la citoyenneté. Je vais présenter et
expliciter ici les deux formes les plus fréquemment évoquées que
sont la citoyenneté éthique (dix-neuf personnes) et la citoyenneté
spécifique (dix-sept personnes).
Citoyenneté éthique
La citoyenneté éthique se fonde sur l’idée qu’une transformation
de soi et autour de soi – par l’entraide, les petits gestes du quotidien…
– peut avoir un effet sur la société dans son ensemble.
Philippe, Parisien de trente et un ans, est travailleur social, au
chômage au moment de l’entretien. Il explique :
« La politique, c’est ce qu’on fait de sa vie, c’est pas quelque chose
de l’ordre des programmes, adhérer à un parti politique, c’est pas
ça la politique. […] [J]’imagine plus une manière de vivre par une
transformation du quotidien, une prise en charge de soi-même, tout en
vivant avec les autres. Je ne vois pas, je n’y crois pas, à la musique de
l’élection, même s’il y a des gens qui se sont battus pour, je comprends
et je respecte, mais aujourd’hui, je ne crois pas qu’il y ait un projet
politique réel dans les gens qui tournent autour des hommes politiques.
Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une volonté d’amener le monde à
comment vivre ensemble. »
Ma question sur la citoyenneté l’amène à décrire une éthique
citoyenne du quotidien, de la proximité et de l’interaction :
« Pour toi, cela veut dire quoi, être citoyen ?
— Être citoyen, c’est faire un truc, la difficulté c’est que le collectif,
je sais pas comment il s’organise aujourd’hui, y a des parcelles de
lambeaux de collectif encore mais… Être citoyen ce n’est pas acheter
le dernier disque d’Obispo, ce n’est pas consommer pour faire marcher
l’économie ici. Ça ne passe pas par là, c’est faire vivre la vie de quartier,
c’est la manière dont je vois dans le quotidien, comment j’oriente ma
manière de faire et d’agir, c’est-à-dire que je préfère avoir des endroits
[...], c’est-à-dire dans les choses, ce qui est intéressant, c’est le parcours,
si tu vas à quelque chose pour consommer t’as plus de parcours, tandis
que je vais faire les habits, tu prends ta taille, après tu vas chercher
quelqu’un qui te le coupe, mais ça prend du temps, faut pas être pressé,
400
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
en même temps tu as ce que tu veux d’une part, et en plus, donc, c’est
toute une manière de vivre ! »
Vincent, un autre Parisien, travaille comme intérimaire, il n’a
pas terminé ses études secondaires et ne vote pas. Il déclare se sentir
citoyen, mais pas au sens administratif :
« Je n’ai pas de carte d’électeur, je ne suis pas déclaré aux impôts, sur
le papier administratif, je n’existe pas vraiment ! Je n’ai pas beaucoup
de poids et je m’en fous complètement parce que, honnêtement, je
n’attends rien de la société administrative quoi ! »
Il se sent citoyen « [avec] des êtres humains ! » :
« Et c’est comment te sentir citoyen avec des êtres humains ?
— C’est s’investir pour des personnes, par exemple je faisais du babysitting avant, le petit que je gardais, je le vois assez souvent maintenant,
il y a un suivi parce que je me suis attaché à lui, il y a des gens pour qui
j’ai fait du baby-sitting avant qui m’ont aidé à trouver l’appartement
dans lequel je suis, des travail au noir, pour leur rendre ça, je leur ai
fait monter des étagères gratuites, c’est aider des gens quand je peux
les aider, aider une mamie, aider quelqu’un que je peux renseigner,
donner des bons conseils à des gens, faire participer des choses qu’on
a et qu’on connaît aux gens qui ne connaissent pas et qui n’ont pas !5 »
Cette forme de citoyenneté s’appuie sur deux représentations
du changement permettant de passer de l’individuel au collectif.
La première est de type kantien. Kant propose en effet comme
seconde maxime de l’action morale : « Agis selon la maxime qui
peut en même temps se transformer en loi universelle. » Le citoyen
éthique se dit de même que si tout le monde agissait comme lui,
le monde irait bien, ou, au moins, que le changement commence
par soi et qu’il faut souhaiter que les autres penseront et feront
de même : le citoyen éthique postule d’autres citoyens éthiques.
L’appel à la responsabilité des consommateurs et l’invitation à
acheter des produits issus du commerce équitable ou respectueux
de l’environnement, l’écocitoyenneté et la consom’action font
toutes référence à la citoyenneté éthique : « Agis selon la maxime
qui peut en même temps se transformer en loi universelle » et cela
changera (un peu) le monde.
La seconde, que j’ai appelée citoyenneté concentrique, est
revendiquée de manière explicite par sept personnes. Elle conçoit le
processus de changement sur le modèle des cercles qui apparaissent
5. Je souligne. Il en va de même dans les extraits d’entretien suivants.
La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 401
à la surface de l’eau quand on y jette une pierre. Le passage du
changement individuel au changement collectif se ferait grâce
à l’effet que peut avoir un individu sur la manière d’agir de son
entourage et ainsi de proche en proche. Le discours de Matthew,
acteur new-yorkais de vingt-six ans, illustre bien cette conception.
Son engagement citoyen va bien au-delà du seul fait de voter :
comme son travail lui laisse du temps libre, il a décidé de s’installer
quelques après-midi par semaine sur le quai d’une station fréquentée
de métro, avec son ordinateur portable et des haut-parleurs, pour
montrer aux passants des documentaires critiquant l’action des
multinationales états-uniennes ou demandant des enquêtes plus
approfondies sur les événements du 11 septembre 2001… Lorsque
je lui demande pourquoi il agit de la sorte, il développe une
justification très élaborée et argumentée de son action en termes
de citoyenneté concentrique :
« Je ne sais pas spécifiquement si c’est la chose la plus utile que je
pourrais être en train de faire [d’aller montrer des documentaires
sur un quai du métro]. J’ai fait l’expérience du fait que cela a, au
moins à un certain degré, l’effet que je recherche. Mais, plus que ça
– as-tu connaissance de ce truc de pop psychologie, peut-être pseudoscientifique, qui est en vogue avec l’idée du pouvoir d’attraction ?
Il y a un film et un livre appelé Le Secret. Une grande partie de cela
est supporté par des recherches en physique quantique. Le principe
est, pour le dire de façon basique, que tes pensées se manifestent
par des événements dans le monde autour de toi…, comme Gandhi,
qui disait : Sois le changement que tu veux voir dans le monde. De
marcher simplement en étant une personne responsable suscite de la
responsabilité chez les autres gens autour. Je ne sais pas quelle est
l’action spécifique, mais je me sens responsable quand je suis là-bas
[sur le quai du métro], alors j’ai l’impression que c’est ce qui génère
les résultats. »
Il ne s’agit pas ici d’examiner la validité scientifique de
ses affirmations ou de faire remarquer que Gandhi n’a jamais
prononcé cette phrase, qui pourtant est très à la mode sur internet.
Il suffit d’observer que, pour Matthew, l’idée d’une citoyenneté
concentrique motive et encourage son action. Maricel a vingt-huit
ans, elle garde des enfants à New York. Elle aussi revendique un
idéal de citoyenneté concentrique :
« Comment puis-je, sur la base d’un moment après l’autre, dans ma vie
de tous les jours, comment puis-je promouvoir une connexion entre les
gens et le souci mutuel des uns envers les autres. Je pense que, qui sait
402
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
si c’est idéaliste, mais pourquoi ne pas penser que ce type de manière
d’être peut-être contagieux. Pourquoi ne pas penser que nous pouvons
l’adopter ? Simplement en cercles concentriques, à partir de, disons,
moi, mes amis, ou les gens avec qui je suis en relation, et alors quand
ils sont en relation avec d’autres gens. Je parlais à mes parents il y
a quelques mois de tout cela. Je disais que si je vois quelqu’un faire
tomber une MetroCard6, […], je dirai : Excusez-moi, vous avez fait
tombé ça. Si quelqu’un voit ça, elle ou il cédera peut-être son siège
à quelqu’un d’autre le lendemain. Je pense, que bien sûr, cela ne
m’arrive pas à chaque moment. […] Je pense qu’il doit y avoir une
sorte de préoccupation pour autrui. Et qui sait si ce n’est pas ma façon
de penser politiquement. »
Citoyenneté spécifique
La citoyenneté spécifique postule, elle, qu’une transformation
de la société est possible à partir du lieu spécifique que chaque
personne occupe, et, en particulier, dans son lieu de travail7. Anna,
Chilienne de vingt-six ans, est professeure à l’école primaire. Elle
ne vote pas, mais elle affirme qu’en éduquant des enfants, elle peut
avoir un effet plus tangible :
« Je crois que la participation se trouve aussi dans d’autres secteurs [que
le vote]. C’est-à-dire, je suis professeure. Je crois qu’à l’école, je réalise
aussi un travail social, citoyen, politique, et pour moi, cela est même
plus important. C’est-à-dire, ce que je peux faire avec l’intervention
de mon travail. Comme femme aussi dans le groupe de travail collectif
que nous avons, tout ça, je crois que ce sont des façons de participer
citoyennement […] Mon boulot à l’école, dans l’éducation, je participe
à la formation de personnes. Je forme donc des citoyennes et des
citoyens, tu comprends ? Ce qui n’est pas la même chose que de voter
pour une personne qui se meut dans le monde politique. Qui, c’est vrai,
va peut-être faire beaucoup de choses, mais finalement tu ne sais jamais
ce qu’elle va faire et ce qu’elle ne va pas faire. Si elle va respecter ce
qu’elle a dit ou non. Alors, la seule chose qui te reste, c’est de faire
confiance en ce que tu peux faire, tu comprends ? Et en ce sens, ce que
tu peux faire est pour moi beaucoup plus réel que ce que je peux avoir
confiance qu’une personne politique va faire. C’est la même chose
pour le collectif auquel je participe, avec lequel de temps en temps
nous pouvons faire aussi des actions citoyennes de revendication ou
6. L’équivalent new-yorkais de l’abonnement mensuel aux transports parisiens.
7. J’emprunte le qualificatif à Michel Foucault [2001, p. 154-159] qui l’emploie
dans l’expression « intellectuel spécifique », j’y reviendrai plus loin.
La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 403
de manifestation contre quelque chose qui ne nous paraît pas bien, ou
aussi discuter avec d’autres gens sur des thèmes qui nous intéressent.
— Pourquoi cela te semble-t-il plus valide ?
— Parce que c’est quelque chose que je fais… ça revient à ce que je te
disais : parce que je peux faire confiance en ce que je fais. Cela dépend
de moi et cela dépend des gens avec qui je suis. Cela ne dépend pas
d’une personne lointaine, tu comprends, qu’elle soit députée ou député,
qu’elle aille ou non faire quelque chose de ce que j’espère. Pareil
pour un président ou une présidente. Alors que ce à quoi je participe
directement est entre mes mains. C’est ce que je peux faire, ce que je
peux réussir avec les gens. »
Dans cet échange, on voit clairement comment la rupture du
pacte de représentation et la perte de confiance sont associées à
un déplacement de l’action dans la sphère du proche, où les effets
peuvent être vérifiés et contrôlés. Il y a bien sûr des professions
(éducation, arts, travail social…) où la revendication d’une citoyenneté
spécifique paraît plus évidente8 : il est plus facile de penser qu’on
peut changer le monde à partir de son activité professionnelle quand
on est enseignante que lorsqu’on vend des chaussures. Cependant,
cette revendication apparaît aussi dans d’autres cas, elle est alors
associée au désir de changer de travail. À Paris, par exemple, deux
des personnes interrogées expliquent qu’elles ont essayé de trouver
un emploi dans le secteur humanitaire, pour des raisons de ce type.
Citoyenneté éthique et citoyenneté spécifique sont les deux
formes de citoyenneté immédiate les plus récurrentes dans les
entretiens. D’autres formes, qui ne seront pas décrites ici,
apparaissent aussi dans les discours (citoyenneté concentrique,
évoquée rapidement et associée en général à la citoyenneté éthique,
citoyenneté associative et militante, citoyenneté collective). Il s’agit
toujours d’une citoyenneté des petites choses, loin des discours
de transformation radicale de la société qu’on pouvait entendre
au début des années 1970 au Chili, en France ou aux États-Unis.
Comment comprendre alors ces formes de citoyenneté ?
La conviction que de grandes transformations sont possibles
semble, à l’heure actuelle, très fragile. Il y a peu de traces dans
les entretiens d’une foi dans des « lendemains qui chantent » qui
motiverait l’action présente (conviction téléologique). Au contraire,
la construction de la conviction se fait apparemment plutôt chemin
8. Emmanuelle Reynaud fait le même constat [1980, p. 281-282].
404
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
faisant : le succès de petites actions invite à continuer : elle a un effet
capacitant, à l’opposé du sentiment d’impuissance que produisent, si
l’on en croit bon nombre des personnes interrogées, les informations
diffusées par les médias qui énumèrent problèmes et conflits. On
pourrait donc dire que ce qui est en jeu dans ces petites formes de
citoyenneté, c’est la construction d’une conviction procédurale, qui
se renforce à mesure que les actions entreprises atteignent leurs buts.
Si l’hypothèse proposée plus haut s’avère juste, on devrait
retrouver les mêmes structures de représentation et d’action
politique, associées à un contenu plus dense, du côté du monde
« militant ». Qu’en est-il ?
L’investissement « militant » des formes d’action politique
Quelle est la « manière de faire » [Certeau de, 1980] propre
à la citoyenneté éthique ? Quelle forme d’action politique metelle en jeu ? Au-delà des deux mécanismes de généralisation de
la transformation évoqués – universalisation kantienne et effet
de proche en proche –, la même structure de pensée et d’action
est à l’œuvre : l’idée est que « charité bien ordonnée commence
par soi-même », que la transformation sociale commence par une
transformation de soi, de ses modes de vie, individuelle et collective.
Cet investissement d’une « sphère du proche » [Ricœur, 2000, p. 161162], associé à une volonté de ne pas différer à un hypothétique
lendemain qui chante l’impératif de transformation sociopolitique,
renvoient, dans l’univers « militant », aux expériences d’associations
coopératives et de communautés utopiques dont l’histoire est riche
d’exemples. Des associations ouvrières du xixe siècle, en France
[Desroche, 1981] ou au Chili [Grez Toso, 2007], aux communautés
fouriéristes [Desroche, 1975], aux États-Unis et ailleurs, de l’Icarie
cabetienne [Crétinon, Lacour 1952 ; Rancière, 1981], implantée
dans l’Illinois au milieu du xixe siècle, à la coopérative de Longo
Maï [Graf, 2006], fondée en 1973 à Limans, dans les Alpes-deHaute-Provence, des communautés libertaires états-uniennes
décrites par Ronald Creagh [1983] aux « escargots9 » zapatistes
9. Caracol (escargot en espagnol) est le nom donné aux communes autonomes
créées au Chiapas en 2003.
La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 405
au Chiapas mexicain, on retrouve la même « manière de faire », la
même forme d’action politique où le changement sociopolitique
passe par une « transformation du quotidien », comme l’expliquait
Philippe, interrogé dans cette enquête.
Qu’en est-il de la citoyenneté spécifique ? Autour de quelles
structures s’articule-t-elle ? Il s’agit d’un type d’action politique
qui se déploie à partir des lieux sociaux dans lesquels individus et
groupes sont inscrits et, en particulier, à partir de leurs activités
professionnelles. Dans ce cas-là, il est facile de voir le contenu
militant que peut prendre une telle forme d’action politique. Le
concept proposé par Michel Foucault pointe d’ailleurs déjà dans
cette direction : l’« intellectuel spécifique » – comme Robert
Oppenheimer, l’un des pères de la bombe atomique états-unienne,
qui prend position après 1945 contre la course à l’armement
nucléaire – s’engage à partir de la position qui est la sienne :
« Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans
l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des
secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs
conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement, l’hôpital,
l’asile, le laboratoire, l’université, les rapports familiaux ou sexuels) »
[Foucault, Fontana, Pasquino, 2001, p. 154].
Après 1968, nombreux sont ainsi les militants qui voient dans
leur travail un moyen de transformer la société. Alexandra Oeser
[2010] évoque le cas des enseignants du secondaire en Allemagne, et
Emmanuelle Reynaud les médecins, infirmières et autres employés
des hôpitaux. Celle-ci explique ainsi que :
« […] Les changements attendus ne s’arrêtent pas à l’individu mais, à
travers lui, et en partant de lui, l’action porte sur le tissu des relations
sociales, sur l’ajustement des comportements entre eux et donc bien
sur la vie collective » [Reynaud, 1980, p. 285].
Cette forme d’action n’est pas bien sûr une « invention » de
l’après-1968. On pourrait même plaider à l’inverse, avec Daniel
Lindenberg [2008], que les actions de ce type menées dans l’aprèsguerre ont préparé les événements de mai 1968… Mais ce qu’il
importe surtout de noter ici, c’est que l’engagement militant prend
corps dans le cadre d’activités professionnelles, que ce soit dans le
domaine de la psychiatrie ou dans celui de l’éducation, pour ne citer
que les deux cas les plus emblématiques. Dans cette perspective,
l’accent mis sur l’institution [Oury et al., 1985 ; Basaglia, 1970],
406
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
dont témoignent les désignations choisies – psychothérapie
institutionnelle [De Bisschop et al., 2009 ; Guattari, 2012],
pédagogie institutionnelle [Vasquez, Oury, 1971]… – laisse bien
voir la « manière de faire » à l’œuvre. La volonté de transformation
sociale s’exerce d’abord dans et sur un espace social particulier :
il s’agit d’en finir avec l’asile-prison ou l’« école-caserne » [Pain,
Oury, 1972]. Lucien Bonnafé, un des psychiatres à l’origine de la
mise en place de la psychiatrie de secteur, résume par exemple le
projet « désaliéniste » à l’aide de la formule suivante : « Détruire le
système aliéniste ou asilaire et bâtir son contraire sur ses ruines »
[Bonnafé, 1992, p. 321]. La clinique psychiatrique de La Borde,
fondée en 1953 par Jean Oury, est ainsi un espace ouvert, sans
murs d’enceinte, et des commissions constituées de patients et de
soignants prennent en charge l’organisation des différents aspects de
la vie collective [Dardy et al., 1976]. Ces pratiques, qui constituent
une importation dans l’institution psychiatrique « des exigences
éthico-pratiques issues des courants profonds de l’idéologie
révolutionnaire » [Polack, Sivadon-Sabourin, 1976, p. 34] sont en
même temps partie prenante du dispositif thérapeutique.
Si, comme cela a déjà été noté, certaines activités professionnelles
semblent structurellement propices à cette forme d’action politique,
on la retrouve aussi dans d’autres secteurs. Ainsi, dans la France
des dernières années, différents mouvements de résistance aux
mesures adoptées par le gouvernement de Nicolas Sarkozy ont pris
la forme d’actes de désobéissance au sein des services publics où
enseignants des écoles, postiers, électriciens, conseillers du Pôle
emploi – pour ne citer que ces quelques exemples – refusaient de
suivre des directives leur paraissant aller contre la vocation de
service public de leurs entreprises [Weissman, 2010].
Ces différents exemples sont autant de figures prises par une
même « manière de faire », qualifiée à partir de l’analyse des
entretiens comme citoyenneté spécifique. On retrouve donc bien,
dans les deux cas – citoyenneté éthique et citoyenneté spécifique –,
les mêmes formes d’action politique – d’une part, chez les jeunes
adultes non militants interrogés et, d’autre part, chez des individus
et des collectifs engagés dans des processus d’action militante. Le
dernier exemple donné, désigné par Élisabeth Weissman comme
« désobéissance éthique », rappelle que ce que l’on en vient à
distinguer à des fins d’analyse existe, en pratique, sans solution
La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 407
de continuité. Faut-il qualifier les travailleurs d’EDF qui refusent,
malgré les directives, de couper l’électricité à certains foyers – ou
qui la rétablissent ensuite – de « militants » ? Se qualifient-ils
d’ailleurs eux-mêmes ainsi ? Sans doute certains et certaines le font,
d’autres non. Leur « manière de faire », qui prend sa source dans une
activité professionnelle, invite à parler de citoyenneté spécifique.
Mais la fidélité à des principes, le refus d’être le vecteur d’une dérive
qu’on ne cautionne pas, pourraient être aussi analysés, même si c’est
moins évident, en termes de citoyenneté éthique en négatif : cette
fois-ci, ce n’est pas la transformation sociopolitique qui commence
par une transformation de soi, c’est le refus d’une transformation
plus globale qui passe par un refus d’en être l’adjuvant.
On peut résumer ces développements et conclure ce parcours
analytique par un retour sur la dialectique de la théorie et de l’empirie.
L’empirie vient opportunément rappeler à la théorie les limites d’une
conception stato-centrée de la politique, sauf à considérer que les
jeunes adultes revendiquant comme politiques des actions sans
rapport avec la sphère des gouvernants ne savent pas de quoi ils
parlent. L’analyse théorique fait apparaître que, malgré les variations
empiriques de contenus, les formes d’action politique évoquées par
les jeunes adultes non militants – la politique des profanes – sont
aussi investies dans le cadre d’engagements militants d’individus ou
de groupes, traduisant ainsi une communauté d’intuition politique.
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IIIIIIVIIIII
BIBLIOTHÈQUE
IIIIII IIII
Par Philippe Chanial
• Boyer Alain, Chose promise. Étude sur la promesse, à partir
d’Hobbes et de quelques autres, PUF, « Léviathan », Paris,
2014, 458 p., 32 euros.
On connaissait Alain Boyer spécialiste de Popper et fin connaisseur
tant de la philosophie antique qu’analytique. Rawlsien également, à
sa manière. On le savait curieux, comme les meilleurs philosophes
contemporains, des sciences sociales, notamment de l’anthropologie, à
ce titre digne représentant de la réflexion pluridisciplinaire menée au sein
du Créa, dont il fut membre. Avec ce livre, Alain Boyer nous offre une
synthèse impressionnante de son érudition (au risque d’en faire un peu
trop, mais toujours avec humour), mobilisée pour défendre une idée fixe.
Au commencement était le Verbe ? L’Action ? Non, la promesse. Car
nous sommes les « enfants de la promesse ». L’être humain est d’abord
et avant tout un animal qui s’engage, qui « met devant lui » (pro-met),
un « homme de parole ». À ce titre, « la promesse et ses avatars sont au
cœur du lien social ». « Invention plus cruciale que celle des dieux », elle
est le « secret de la culture », le « principium principiorum », le « lien
dernier » de la société des hommes, le fondement de la coopération, la
« mère de toutes les normes ». Éloge de la promesse donc, et surtout, à
travers elle – et indifféremment, ce qui se discute –, du pacte, du contrat,
du serment, de l’alliance : Pacta sunt servanda. Telle la noblesse, « la
promesse oblige ». Chose promise, chose due.
Pour renouer les fils de la confiance qui scelle ces pactes et définir
les conditions nécessaires – mais jamais suffisantes – du respect de la
parole donnée, l’ouvrage s’appuie tout d’abord sur un long commentaire
de la « réfutation de l’Insensé » proposée dans Le Léviathan d’Hobbes.
De « celui qui a dit en son cœur : il n’existe rien de tel que la Justice ».
De celui pour qui « passer des conventions, ou n’en pas passer, les
respecter ou ne pas les respecter, rien de tout cela n’est contraire à la
raison, dès lors que cela favorise son intérêt » (Hobbes). Boyer montre
bien que cet insensé n’est pas un homme de paille. Hobbes est tout autant
412
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
hanté par le spectacle des guerres (de tous contre tous) de religions de
son temps que par la figure de César ou du Prince de Machiavel. En ce
sens, il n’est pas un théoricien de la « Raison d’État » mais un moraliste,
tragique et paradoxal. Quasi kantien. Et prérawlsien. Et peut-être même
un anthropologue.
L’enquête se poursuit en effet à travers une relecture de l’état de
nature hobbesien et de la fameuse « chasse au cerf » de Rousseau. La
mobilisation de la théorie des jeux et du fameux dilemme du prisonnier
ouvre ici une hypothèse plus anthropologique : sans la promesse, cette
action collective que constitue la chasse aurait été systématiquement
vouée à l’échec, la « tentation du lièvre » étant trop forte. Plus encore,
si rien, dans son équipement biologique, ne prédestinait l’homme à
vivre dans de si grandes sociétés, c’est la promesse qui nous a sauvés,
en contribuant à faire de nous des êtres capables d’action collective.
Elle serait ainsi, pour les animaux improbables que nous sommes, un
élément essentiel de cette culture que nous avons « inventée » pour ne
pas disparaître. Rappelant Nietzsche, Boyer souligne bien combien la
nature s’est donné là une tâche paradoxale, tant il serait – mais est-ce
si sûr ? – « contre nature pour nous de nous lier volontairement les
mains ». Il s’agit donc moins d’une invention que d’un processus
évolutionnaire par lequel, une fois la grammaire de la promesse acquise,
le renforcement de règles morales artificielles et l’instauration de
sanctions (morales, juridiques, politiques) est devenu nécessaire à
mesure, comme le soulignait déjà Hume, que les groupes humains
s’étendent. On aurait reconnu le paradoxe de l’action collective de
Mancur Olson et sa distinction entre les petits groupes et les groupes
latents. Dans les premiers, la confiance peut régner, dans la seconde,
elle est bien plus problématique…
La dernière partie de l’ouvrage, peut-être la plus ambitieuse,
« La confiance et le sacré », mériterait, elle aussi, de plus amples
développements. Clin d’œil à Girard, il s’agit de rien moins que de
réinterpréter la question sacrificielle, et donc, en partie du moins, la
genèse du sacré et du religieux, dans le langage de la promesse et du
pacte. La figure du serment y joue un rôle central. Les dieux n’ont-ils
pas, notamment, été inventés pour garantir et solenniser nos pactes ?
Ne sont-ils pas des Léviathans, des souverains immortels ? « Les dieux,
écrit l’auteur, sont de formidables garants, des “assurances” contre le
parjure et la trahison, avant que des hommes aient été amenés à confier
à une instance particulière de leur société le monopole du règlement de
(la plupart de) leurs différends et du contrôle de leur engagement, cette
“instance” pouvant s’appeler l’État. » Or ces serments sont bien des
Bibliothèque
413
formes de promesses faites aux dieux, des dons de paroles, accompagnés
parfois de dons en nature. Jusqu’au sacrifice, parfois sanglant.
Ici, l’inspiration maussienne de l’auteur devient (enfin) explicite.
Le sacrifice est d’abord don, offrande, oblation aux divinités, « potlatch
asymétrique » avec les maîtres de notre existence, une « obligation de
donner qui est accompagnée de l’espoir d’un contre-don en retour ».
Dans un monde profondément religieux, les dieux président presque à
tout, il s’agit donc non seulement de les convoquer – en tant que tiers –
pour stabiliser nos alliances pacifiques, mais aussi de les « provoquer »,
par le don unilatéral, à l’alliance. Sacrifier n’est alors que l’une des
formes possibles de tels dons.
De ce point de vue, le christianisme introduit une innovation
remarquable : c’est ici Dieu qui donne aux hommes ce qu’il a de plus
précieux, son fils, voire qui se donne ou se sacrifie lui-même (Trinité
oblige). C’est Dieu qui joue le premier. Gloire au donateur, et à lui seul !
Et, poursuit Boyer, dans ce renversement, « à nous d’être à la hauteur
d’une telle offre sublime. Que pouvons-nous donner en retour comme
contre-don ? Ce sera notre parole, notre confiance, notre foi, et notre
vie terrestre. Tout donner ». Pour autant, si le don munificent, gracieux,
gratuit du Père a bouleversé le rapport au divin et à la loi, nous ne
sommes pas sortis du monde de la promesse et du pacte. Au contraire,
le christianisme a noué une « nouvelle alliance ». Sans sous-estimer son
originalité, il est en ce sens un « avatar du religieux » – n’en déplaise
à René Girard. Et, lui aussi, un enfant de la promesse.
Ainsi, le sacrifice, mais aussi le don, mais aussi le religieux (mais
aussi l’État) supposent la préséance de la promesse, condition de
tout échange, même avec les dieux. Alain Boyer prétend ainsi avoir
« touché le roc », ce roc que Mauss identifiait au don, matrice de tout
engagement, de toute morale et de toute sociabilité humaine. On voit
bien ici où le débat pourrait se situer avec les Maussiens. Et le trop
court chapitre consacré à Mauss, limité notamment à une interprétation
assez hobbesienne du don agonistique, n’emporte pas la conviction.
On ne comprend guère pourquoi les travaux de la Revue du MAUSS et
ceux d’Alain Caillé, ou de Camille Tarot ou de Marcel Hénaff sur ces
mêmes questions (sur le sacrifice, la religion, le christianisme et le don,
sur Hobbes et Mauss, sur le don de paroles, sur le don, la confiance et
la coopération, etc.) sont les grands absents de ce bel ouvrage.
Ou peut-être si. Car, pour Alain Boyer, la promesse qui oblige est
avant tout la promesse de ces « petits lendemains » qui rapportent
(aux individus, aux groupes, à l’espèce Sapiens, peu importe). En
effet, on promet moins pour se lier que pour s’assurer les conditions
414
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
d’une coopération mutuellement profitable. Avec les dieux ou avec les
hommes. C’est tout un. L’Insensé d’Hobbes apparaît alors avant tout
comme un piètre calculateur, un « maximisateur impénitent » (David
Gauthier) à courte vue… Mais surtout, on comprend mieux alors en
quoi, pour l’auteur, il faudrait voir, avec et contre Mauss, dans « le don/
contre-don une espèce du genre pacte/contrat ». Au commencement
était le contrat ? Si tel était le cas, il faudrait supposer – ce qu’opposait
Mauss à Davy dans sa Foi jurée – une parfaite continuité entre le don
archaïque et le contrat moderne. Au risque d’oublier que donner, c’est
donner ! Et de faire l’économie de la quête de reconnaissance au cœur
du don, pourtant si essentielle pour Mauss. Il est tentant alors de lire
ce livre comme une généalogie philosophique et anthropologique du
contractualisme (rawlsien), comme y invite sa conclusion. Ce serait
fort dommage, tant l’ouvrage est stimulant, ose les spéculations les
plus audacieuses et ouvre un magnifique débat.
• Denord François, Réau Bernard, La Sociologie de Charles
Wright Mills, La Découverte, « Repères », Paris, 2014, 123 p.,
10 euros.
Voilà enfin que l’on redécouvre les radicals américains des années
1950-1960. On ne peut que s’en féliciter. Et espérer qu’un même sort soit
accordé bientôt à Alvin Gouldner, que nous avons traduit et discuté dans
la Revue du MAUSS à bien des reprises. Cette excellente synthèse sur
Wright Mills (1916-1962) pourra être lue en compagnie des rééditions
récentes de ces deux maîtres ouvrages, L’Imagination sociologique
(La Découverte) et L’Élite au pouvoir (Agone), parfaitement présentés
ici. Cet ouvrage propose également une discussion particulièrement
précieuse de son autre grand livre, Character and Social Structure
(1953), dont on peste qu’il n’ait jamais été traduit en français. Il y a là
un contr’Parsons particulièrement puissant et suggestif, notamment pour
les maussiens. On peut regretter que l’auteur soit parfois croqué comme
un Bourdieu américain. Dommage de passer ainsi, en partie du moins,
à côté de la singularité de ce radicalisme américain… très américain.
Si marqué par l’influence du pragmatisme et, avant Dewey, de la
conception jeffersonienne, populiste et fédéraliste, de la démocratie.
Mais ne boudons pas notre plaisir. Il fut un temps où la sociologie,
sans pose ni jargon, maniait l’audace théorique, la curiosité empirique
et l’ironie contre les puissants avec une intelligence et une générosité
peu communes. Cet ouvrage donne envie de la redécouvrir. Et qui sait,
de renouer aujourd’hui avec elle…
Bibliothèque
415
• Tazdaït Tarik et Nessah Rabia, Le Paradoxe du vote, éd. de
l’EHESS, « Cas de figure », Paris, 2013, 230 p., 15 euros.
Tout ce que vous vouliez savoir sur ce désormais classique paradoxe
où il était montré par Anthony Downs en 1957 qu’il serait irrationnel pour
de purs Homo œconomicus, agissant selon leur seul intérêt, de se rendre
à leur bureau de vote quand les bénéfices éventuels qu’ils pourraient
escompter de l’élection sont indépendants de leur contribution. Ou, pour
faire bref, qu’au Royaume du choix rationnel, les abstentionnistes, comme
les resquilleurs de Mancur Olson, sont rois. Synthèse très complète des
débats suscités par ce paradoxe, de ses apories, et des apories de bien des
stratégies utilitaristes de dépassement de ces apories. Mais conclusion
timide : « L’approche en termes de préférences sociales [c’est-à-dire
de préférence altruiste, pour l’équité, la morale ou la réciprocité, etc.] a
l’avantage de nous offrir une bonne approximation de nombreux résultats
empiriques ce qui, faute de mieux, la rend acceptable. » Encore un effort,
chers collègues, pour être anti-utilitaristes !
• Klein Juan-Luis, Laville Jean-Louis, Moulaert Franck (dir.),
L’Innovation sociale, Érès éditions, Paris, 2014, 246 p.,
25 euros.
Pour les auteurs, français, belges et québécois, réunis dans cet
ouvrage, l’innovation sociale n’est pas une recette miracle ou la « simple
diffusion de “bonnes pratiques” qui opéraient dans des systèmes
économiques et sociaux inchangés ». Elle renvoie, avant tout, contre
toute utopie technocratique et contre la rhétorique contemporaine du
social business, à des capacités d’initiative de la société civile qui
supposent des changements significatifs des cadres institutionnels et un
dépassement des modèles exclusivement marchands. Face à la solidarité
faible de la nouvelle philanthropie, les exigences d’une solidarité forte
et démocratique, portées par l’économie solidaire, fraient alors les
voies à de nouvelles architectures institutionnelles qui, sur la base
d’un pluralisme effectif et de nouvelles relations à l’action publique,
s’opposent à la démesure du capital. Un précieux travail de synthèse
théorique et conceptuel, prolongé par d’intéressantes études de cas.
• Weber Max, La Domination, La Découverte, « Politique et
sociétés », Paris, 2014, 427 p., 29 euros.
L’édition raisonnée de l’œuvre sociologique de Weber n’est pas, en
France, très raisonnable. Les doublons et triplons sont désormais légion.
416
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
Le polythéisme des traductions et la guerre des wébérologues règnent en
maîtres. On a du mal à s’y retrouver. Mais avec ce texte, c’est enfin de
l’inédit qu’il nous est donné à lire, dans la traduction limpide d’Isabelle
Kalinowski. Le second volume de l’ouvrage posthume de Weber,
Économie et Société, avait pour l’instant été publié en appartements,
notamment sa sociologie de la ville ou du droit. Il nous manquait un gros
morceau : sa Soziologie der Herrschaft, sa sociologie de la domination,
selon la traduction ici retenue (ou tout simplement du pouvoir). Morceau
de choix puisqu’on y retrouve de longs développements, qui prolongent
sa typologie célèbre, sur le pouvoir bureaucratique, charismatique
mais aussi patrimonial et féodal, complétés par un texte essentiel, que
Jean-Pierre Grossein avait déjà traduit, sur « L’État et la hiérocratie »,
où s’articulent d’une façon magistrale les deux « grandes sociologies »
wébériennes, sa sociologie des religions et sa sociologie politique.
Pour qui apprécie l’érudition sidérante de Weber et son inventivité
conceptuelle, la traversée de ce long volume est un délice. Annonçant
l’histoire globale contemporaine, ce texte permet de mesurer toute
la puissance, la légitime ambition et l’actualité de cette sociologie
historique et comparative que notre ami Stephen Kalberg a si bien
mise en valeur dans les deux ouvrages, en attendant un troisième,
que la Bibliothèque du MAUSS a publiés (La Sociologie historique
comparative de Max Weber, La Découverte, Paris, 2002 ; Les Valeurs,
les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, La
Découverte, Paris, 2010). Mentionnons aussi l’importante introduction
d’Yves Sintomer, qui non seulement nous donne des clés de lecture
contextuelles indispensables mais aussi n’hésite pas à pointer quelques
points aveugles de la démarche wébérienne pour, avec et contre Weber,
approfondir aujourd’hui le « tournant global » des sciences sociales,
au-delà de sa fascination pour la seule « modernité occidentale ».
• De L’État, n° 30 de la revue Réfractions, printemps 2013,
207 p., 15 euros.
Il y a peu, ou plus, de revues militantes de qualité comparable
à celle que nous offre ce collectif de « recherches et d’expressions
anarchistes » depuis déjà plus de quinze ans. Ce numéro en témoigne.
Les anarchistes sont les ennemis de l’État, c’est bien connu. Mais en
quoi cette critique, ancienne et sans concession, ouvre-t-elle encore
aujourd’hui à une intelligence du présent ? Qu’est-ce que l’anarchisme
peut nous dire de ses métamorphoses contemporaines, de l’état de cet
État que l’on dit « désengagé », en repli, en retrait ? À l’évidence, le
Bibliothèque
417
néolibéralisme n’est pas l’anarchie enfin réalisée. D’où notamment de
riches débats avec Foucault et Bourdieu et une réflexion toujours aussi
aiguë sur l’autonomie, ici en compagnie de Pierre Clastres, Cornelius
Castoriadis et David Graeber.
Recensions et brèves par Alain Caillé
• Dworkin Ronald, Religion sans Dieu, Labor et fides, Genève,
2014, 121 p., 13 euros.
On n’attendait pas a priori Ronald Dworkin (mort en 2013), un
des principaux philosophes moraux et politiques de la fin du xxe siècle
avec Rawls, sur un tel sujet. Et la thèse soutenue peut surprendre : il
existe des athées religieux. Des athées qui, comme Einstein, ne croient
pas en Dieu, mais qui se disent pourtant « profondément religieux »
parce qu’ils voient dans « ce qui existe réellement… la plus haute
sagesse et la beauté la plus rayonnante » (Einstein). Dans le sillage
d’Einstein, Ronald Dworkin propose de définir l’attitude religieuse par
la croyance en « la validité objective de deux jugements axiologiques
fondamentaux : que la vie fait intrinsèquement sens et que la nature est
intrinsèquement belle » (p. 18 et 19). Or il est parfaitement possible de
soutenir ces deux jugements sans croire en aucun dieu ni en Dieu. Cette
discussion permet à Dworkin de revenir à sa spécialité, la philosophie du
droit, et de conclure que la liberté religieuse ne doit pas être donnée aux
religions, mélanges variables de croyances factuelles et de croyances
axiologiques parfaitement séparables, mais à la liberté de choix éthique.
« Si nous dénions un droit spécial à la libre pratique religieuse et
nous contentons du droit général à l’indépendance éthique, alors les
religions peuvent se voir contraintes de restreindre leurs rituels de
manière à obéir aux lois rationnelles et non discriminatoires qui ne
leur témoignent pas moins de sollicitude qu’elles n’en témoignent aux
autres » (p. 107). Il y a là d’intéressants déplacements de fronts dont
il reste à mesurer toutes les implications. Importantes, sans doute, car
elles permettent d’envisager des alliances en profondeur entre athées
et croyants. Mais plutôt que de parler de « religion dans Dieu », mieux
vaudrait parler de religiosité sans Dieu (ou dieux), car c’est bien une
caractérisation de la religiosité que l’auteur nous offre, pas des religions
en tant que telles. Apparaît alors de l’ordre du religieux, appréhendé par
la religiosité, athée ou non, tout ce qui s’oppose au nihilisme. Celui des
religions séculières, nazisme ou communisme, ou celui de l’islamisme
radical, par exemple. N’est-ce pas là, en définitive, le véritable critère
418
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
de qui a droit à la liberté : l’indépendance éthique dans le cadre d’un
refus du nihilisme ?
• Legendre Pierre (dir.), Tour du monde des concepts, Institut
d’études avancées de Nantes/Fayard, Paris, 2014, 2013,
444 p., 23 euros.
Quoi de plus troublant et de plus fascinant que le flou et l’incertitude
qui entourent la traduction de notions ou de concepts qui nous semblent
aller de soi ou ne pas soulever grand problème comme, par exemple,
les neuf concepts – Contrat, Corps, Danse, État, Loi, Nature, Religion,
Société, Vérité – dont sont ici examinées les traductions en neuf
langues : arabe, langues du Burkina Faso (on en distingue vingt et une,
dont trois principales…), chinois, langues du Gabon, hindi, japonais,
persan, russe, turc ? Sur ce type de sujets, nous disposions déjà de deux
grands ouvrages : le Vocabulaire des institutions indo-européennes
d’Émile Benveniste et Le Vocabulaire européen des philosophies, sous
la direction de Barbara Cassin.
Ce livre, dirigé par Pierre Legendre, fera également référence, en
étendant le champ de l’investigation bien au-delà du seul domaine indoeuropéen. On ne connaît pas d’équivalent à cette expérience. À suivre
ces traductions, ces transpositions, ces origines et ces étymologies, ce
qui s’éprouve, c’est, en permanence, le sentiment d’une inquiétante
étrangeté. Celui qu’à chaque fois on parle presque de la même chose,
mais pas vraiment ou pas tout à fait, et sans jamais parvenir à fixer
avec une quelconque précision le degré de proximité ou d’éloignement.
Une leçon qui ressort, toutefois, bien marquée dès le début par
l’introduction de Jean-Noël Robert, c’est que, de proche en proche,
depuis le latin et le grec jusqu’au tibétain, via les traductions savantes,
on trouve une certaine continuité, comme des glissements progressifs
du sens (par exemple pour le mot ou l’idée de conscience), alors qu’on
bascule dans un tout autre espace avec le chinois ou le japonais. Là, il
a fallu de véritables tours de force, comme le montre admirablement
Osamu Nishitani à propos du japonais, pour trouver des équivalents
aux notions occidentales, qu’il fallait bien s’approprier pour résister à
la puissance de l’Occident. Il fallait en quelque sorte parler son langage
pour dire autre chose et rester soi-même. Présenter par exemple le shinto
comme une « religion » pour qu’il puisse avoir droit de cité et perdurer.
Mais les Japonais avaient déjà dû intégrer un autre corps linguistique
étranger, aux ii-iiie siècles : le chinois, ou plutôt les sinogrammes. On
le voit, ce tour du monde, qui est aussi une Histoire des concepts, est
Bibliothèque
419
également un formidable révélateur des dominations exercées par les
différentes langues ou cultures les unes sur les autres.
De ce tour du monde, une autre leçon qui se dégage est qu’entre
les différentes langues et cultures, il n’y a ni incommensurabilité
ou différences radicales et insurmontables – contrairement à ce
qu’affirmerait un relativisme radical – ni universalité de signification.
Au mieux trouvera-t-on ce que Raimon Pannikar (voir infra) appelle des
« équivalents fonctionnels » dont l’ensemble ne se laisse appréhender
que dans le registre d’un « pluriversalisme » – autre terme dû à Raimon
Pannikar.
Au terme de ce voyage, qui ne saurait avoir de terme puisqu’on
n’en connaît ni le point de départ ni le point d’arrivée, on en vient à se
demander si les neuf concepts examinés, qui semblaient tout d’abord
si évidents, ne sont pas en définitive aussi obscurs dans leur langue
occidentale d’origine, le français par exemple, qu’ils ne se révèlent
l’être dans leurs multiples tentatives de traduction.
• Panikkar Raimon, Pluriversum. Pour une démocratie des
cultures, préface de Serge Latouche, Le Cerf, Paris, 2013,
454 p., 35 euros.
Bonne idée de réunir ces différents textes de Raimon Pannikar
(1918-2010), philosophe né d’une mère espagnole et catholique et
d’un père indien et hindou, et chez qui Serge Latouche a puisé nombre
d’éléments de ce qu’il appelle le « pluriversalisme ». Les lecteurs du
MAUSS connaissent son étonnante « La notion des droits de l’homme
est-elle un concept occidental ? », question à laquelle il répond : Oui,
mais en développant la notion d’« équivalents fonctionnels ». Non, la
notion de droits de l’homme ne fait pas sens en dehors de l’Occident,
mais on peut trouver ailleurs, par exemple dans la tradition hindoue
avec la notion de dharma, des équivalents fonctionnels, ce qui permet
de sortir d’un relativisme radical et plat. On voit mieux, à lire ces textes,
dans quelle pensée plus générale s’inscrit cette analyse. Personne ne peut
sortir de ses mythes, c’est-à-dire de ses allant-de-soi, inquestionnés et
inquestionnables parce que non perçus comme pouvant paraître étranges
aux yeux des autres (comme l’accent dans la langue : ce sont toujours les
autres qui ont un accent…). C’est la conscience de la pluralité irréductible
des enracinements mythologiques qui autorise la tolérance. En revanche,
la démythologisation, l’accès au logos sous la forme d’idéologie, met
en danger le pluralisme et la tolérance (car, dit Raimon Pannikar, sous
forme de loi : « Notre tolérance est directement proportionnelle au
420
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
mythe que nous vivons, et inversement proportionnelle à l’idéologie
que nous suivons », p. 421), car dans le logos et dans l’idéologie, il
est question d’avoir raison (ce qui n’est pas le problème du mythe),
et plus l’idéologie est forte et puissante, plus on voudra avoir raison.
Ces analyses sont séduisantes, mais aussi quelque peu frustrantes car
elles laissent ouverte la question de savoir dans quel métalangage on
pourra dire que les équivalents fonctionnels sont bien… des équivalents
fonctionnels. Autrement dit, disent en partie la même chose, mais dans
un autre langage. Ne peut-on soupçonner que ce métalangage, ou cette
métaculture, aurait quelque titre à l’universalisme ? Un universalisme
pluriel, si l’on veut, mais pas seulement.
• Eberhard Christoph, Oser le plurivers. Pour une globalisation
interculturelle et responsable, Connaissances et savoirs,
Paris, 2013, 410 p., 23 euros.
Où un disciple de Raimon Pannikar retrace son parcours
d’anthropologue du droit à la recherche d’un « Tao du dialogue »,
inspiré par une belle phrase de Pannikar : « La seule chose qui vaut
la peine d’être dite, c’est celle qui ne peut pas être dite. Et justement
parce qu’elle ne peut pas être dite, il vaut la peine d’essayer de la dire. »
• Itéanu André (dir), La Cohérence des sociétés. Mélanges en
hommage à Daniel de Coppet, éd. de la MSH, 2010, 479 p.,
34 euros.
Mieux vaut tard que jamais. Il y a longtemps que nous aurions dû
signaler la parution de ce livre qui réunit, dans le souvenir et l’hommage
à Daniel de Coppet, tous les auteurs, anthropologues (nombreux ici,
p. ex. Cécile Barraud, Maurice Bloch, Michael Houseman, Marika
Moisseeff, Marilyn Strathern), sociologues (Irène Théry), économistes
(André Orléan) ou philosophes (Vincent Descombes) qui ont été
inspirés, d’une manière ou d’une autre, par celui qui, après Louis
Dumont, a été sans conteste le maître de l’anthropologie holiste. Pour
qui veut en prendre la mesure, ce recueil est une aubaine. Il permet,
et notamment grâce à l’excellente introduction d’André Itéanu,
d’avoir sous la main un échantillon rare de ses applications et de ses
implications. On a oublié aujourd’hui, où elle semble passée de mode,
à quel point cette anthropologie a été importante et influente. Peut-être
le reviendra-t-elle. Mais peut-être aussi faudra-t-il, pour cela, préciser
le statut de l’hypothèse même de cohérence des sociétés, séduisante
Bibliothèque
421
mais qui laisse pourtant incertain. « La cohérence, ainsi définie (par
« l’hypothèse que chaque société est une totalité, au contenu, à la
forme et à l’agencement singuliers ») tient donc, écrit André Itéanu,
autant au mode d’observation qu’à la nature de l’objet étudié » (p. 7).
Autant, qu’est-ce à dire ? Moitié moitié ? Ou cent pour cent et cent
pour cent ? etc. On ne peut se défendre, en effet, de l’impression que
les observateurs, mus par ce postulat, cherchent parfois la cohérence à
tout prix, et même dans les sociétés modernes dont on ne sait pourtant
plus trop si elles forment même encore une société. Une totalité. Mais
on devine bien, en effet, la cohérence voulue des sociétés closes. Mais
voulue par qui ? Comment ? Selon quelles modalités et quelle intention ?
• Lozerand Emmanuel (dir), Drôles d’individus. De la singularité
individuelle dans le Reste-du-monde, Klincksieck, Paris,
2014, 572 p, 39 euros.
• Dufour Dany-Robert, L’individu qui vient… après le
libéralisme, Denoël, Paris, 385 p., 22 euros.
Très prudent, à juste titre, dans la critique de Louis Dumont, le recueil
coordonné par Emmanuel Lozerand ne s’en présente pas moins comme
une sérieuse mise en cause critique au moins de la vulgate holistique
qui voudrait que, dans l’ensemble des sociétés non occidentales, la
figure de l’individu n’apparaisse pas, ou guère, parce que totalement
subordonnée au souci de s’orienter par rapport à la totalité sociale et
au respect de sa cohérence.
Ce que montrent au contraire à l’envi une trentaine d’études de
cas sur les sociétés les plus variées, précédées d’articles théoriques
plus généraux d’Emmanuel Lozerand, Danilo Martuccelli, Christian
Le Bart et Philippe Corcuff, c’est que toujours et partout le processus
d’individuation est à l’œuvre quand il n’est pas freiné par la misère ou
la domination. Des trois figures ou traits de l’individu distingués par
Foucault – l’autonomie, la privacy et le rapport réflexif à soi –, seul le
dernier manque peut-être d’universalité (même si j’en doute fortement
pour ma part, A. C.). Mais s’individuer ne veut évidemment pas dire
devenir un individu au sens occidental et contemporain du terme.
L’individuation s’opère toujours, comme le montre François Flahault
dans une très éclairante postface à l’ensemble, dans le cadre des valeurs
défendues par la société d’appartenance, car pour être quelqu’un et non
n’importe qui, « il faut d’abord que les autres m’aient dit qui je suis »
(p. 555), et ils ne peuvent le dire qu’en fonction des valeurs qu’ils
professent. Des valeurs qui, bien sûr, peuvent être ou sont le plus souvent
422
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
holistes… Mais « valeurs holistes », cela peut signifier bien des choses :
qu’on place avant tout le soin des relations de personne à personne au
sein de la communauté locale ; qu’on valorise plutôt le rapport à la
grande société, au roi, à l’empereur, à la communauté des croyants ou
des Lettrés, etc. ; qu’on se soucie de l’humanité en général, etc. Ce qui
fait la spécificité de l’individuation contemporaine, de l’individualisme
donc, c’est qu’elle n’accorde de valeur qu’à l’individu réduit à lui-même,
à son idiotie, et non aux différentes formes de collectif. Nota bene :
J’emploie ici (A. C.) les termes d’individuation et d’individualisation
en un sens différent de celui que leur donne Christian Le Bart (p. 90),
également défendable.
Une fois ces distinctions posées, il devient possible de commencer
à penser une politique de l’individu (ou, plutôt, de l’individuation), un
individu sujet, ou subjectivé, dont la production puisse apparaître comme
le but du politique non comme son point de départ comme le pense
le libéralisme. Il apparaît alors, suggère judicieusement Dany-Robert
Dufour, comme la figure du sujet qui doit émerger « après le libéralisme ».
Car en un sens, « contrairement à ce qu’on dit généralement, l’individu
n’a encore jamais véritablement existé dans nos sociétés occidentales »
qui ne souffrent pas de trop d’individualisme mais d’égoïsme (p. 33).
L’individu à venir devra participer d’un « individualisme altruiste ou
mieux : d’un individualisme (enfin) sympathique » (p. 35).
Cette politique de l’individu, esquissée en trente propositions qui
figurent en annexe du livre, recoupe étroitement la politique esquissée
par le Manifeste convivialiste. Le défi central qu’elle aura à affronter
sera de savoir comment conjurer la pléonexie (voir p. 93 sq.), le désir
d’avoir toujours plus, en se débarrassant des surrépressions d’hier, qui
entravaient l’émergence de l’individu « sans casser les répressions
nécessaires » (p. 193).
• Godelier Maurice (dir.), La Mort et ses au-delà, CNRS
éditions, Paris, 2014, 410 p., 25 euros.
Y a-t-il, par-delà la diversité des sociétés, des religions et des
cultures, des invariants dans la représentation de la mort et ce qui la
suit ? La réponse est oui, conclut Maurice Godelier dans la synthèse
qu’il propose en introduction des études présentées ici sur quatorze
sociétés (mais aucune d’Afrique). L’invariant premier, dont découlent
d’une certaine manière tous les autres, est que « nulle part la mort ne
s’oppose vraiment à la vie, elle s’oppose à la naissance » (p. 16). Partout,
symétriquement, l’âme, ou une des nombreuses âmes qui constituent
Bibliothèque
423
le sujet humain, dix chez les Chinois, trente-deux chez les Thaïs
bouddhistes (et jusqu’à quatre-vingt-dix chez les Thaïs Deng du Laos
ou du Viêt-Nam) est censée se disjoindre du corps. On trouvera p. 39
sq. la liste, très claire, des invariants dressée par Maurice Godelier (et
p. 12-13 celle des questions posées par les anthropologues sur le sujet).
Un recueil extrêmement éclairant. Dont on retiendra entre autres que si
personne ne s’entend sur le concept de religion ni sur son universalité,
seules ce qu’on désigne comme religions formulent la question de la
mort et de ses au-delà et que toutes le font. N’aurait-on pas là, au fond,
est-il permis de se demander, l’esquisse d’une définition générale de la
religion : ce type de discours et/ou de pratique qui donnent un sens et
un traitement pratique de la mort et de ses au-delà ?
• Fontaine Laurence, Le Marché. Histoire et usages d’une
conquête sociale, Gallimard, « Essais », Paris, 2014, 442 p.,
22,90 euros.
Sur un sujet évidemment de grand intérêt pour les Maussiens – la
genèse, les fonctions et les usages du Marché –, voici un livre à la fois
séduisant et frustrant. Il séduit par le brio de l’écriture et la richesse
des sources mobilisées. Il séduit encore par son côté militant, par son
désir, contre les dénonciations conjuguées, si fréquentes en France,
du marché et du capitalisme, de les réhabiliter tous deux. On forcerait
à peine le trait en disant que, pour Laurence Fontaine, la principale
conquête sociale, la mère de toutes les conquêtes sociales et de tous
les droits possibles, c’est le marché. Dans le sillage de Max Weber,
pour qui la ville rend libre, c’est pour l’auteure le marché qui rend
libre. Le marché pensé dans les pas d’Adam Smith, d’Amartya Sen
et de Mohamed Yunus. Et, en effet, on le voit bien, villes, marchés et
démocratie moderne naissent ensemble d’une commune opposition à
la société d’ordres et aux ordres établis.
Reste malgré tout à préciser la hiérarchie des causalités et leurs
inversions possibles. Est-ce le marché qui engendre la démocratie, ou
l’inverse ? Et dans quelle mesure le marché et les villes ne créent-ils pas
de nouvelles hiérarchies, des corporations, des ententes, des fraudes,
des distorsions qui se retournent contre la démocratie et engendrent de
nouvelles dominations bien plus qu’ils ne libèrent ? L’auteure étudie
bien tous ces cas de figure dans son chapitre VI, mais ne s’en tient pas
moins à une ode au marché contre l’économie du don assimilée à une
économie des privilèges. On la suivra volontiers jusqu’à un certain
point, mais en regrettant qu’elle ne mène pas vraiment le débat théorique
424
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
avec les auteurs importants en la matière, qu’il s’agisse de Karl Polanyi,
de Max Weber, de Fernand Braudel ou des théoriciens marxistes de la
genèse du capitalisme, etc. Car, en définitive, que nous montre-t-elle ?
Que pour les paysans ou paysannes pauvres, aller vendre quelques
œufs, légumes ou objets divers sur le marché local (le market place)
est un complément de ressources important. Parfois vital. Qu’à travers
l’Europe, on voit partout et depuis longtemps circuler des colporteurs
qui s’affrontent aux pouvoirs ou aux bourgeoisies en place.
Certes. Mais tout ceci ne nous dit rien ou pas grand-chose sur la
question polanyienne du degré d’autoorganisation du Marché, ou,
question braudélienne, du passage des marchés publics aux marchés
privés, etc. Et, surtout, l’ouvrage ne nous donne aucune idée de la
place occupée par le marché dans la vie matérielle (la livelihood) de
la paysannerie qui représente la très grande masse de la population.
Quel est le pourcentage des récoltes destiné à la mise sur le marché ?
Ou encore, quele est le pourcentage de la population employé dans les
manufactures et dans quelles conditions ? Bref, la question polanyienne
du passage de l’économie avec marché à une économie de marché et
à une société de marché reste entière. Comme la question marxiste du
statut du salariat.
• Viveret Patrick, Vivre à la bonne heure, propos recueillis par
Camille le Doze, Les Presses de l’île de France, 2014, 128 p.,
9,60 euros.
Un livre d’entretien où l’on retrouve tous les thèmes familiers de
Patrick Viveret, qui peut aussi être lu comme une introduction très
vivante, parlante et incarnée, au convivialisme. Un convivialisme vu au
premier chef comme une recherche de la joie, d’une joie qui assume le
conflit et le malheur mais sait les dépasser. Joie qui est « un sentiment
beaucoup plus profond que le plaisir » et qui correspond à un « art de
vivre à la bonne heure » (p. 93).
• Guillebaud Jean-Claude, Je n’ai plus peur. Récit, L’Iconoclaste,
Paris, 2013, 14 euros.
Rechercher la joie plutôt que le plaisir, c’est peut-être là le cœur
secret de l’anti-utilitarisme. Et du convivialisme. « Longtemps j’ai été
habité par des peurs... aujourd’hui une joie m’habite et me fait tenir
debout », écrit Jean-Claude Guillebaud dans ce récit écrit à la première
personne mais dont chacun peut s’inspirer puisque cette joie est ce qui
Bibliothèque
425
émerge non pas dans le déni du conflit et de la violence – peu de Français
y ont été autant confrontés que Jean-Claude Guillebaud – mais à partir
d’eux et au-delà d’eux. Une joie à conquérir.
• Baubérot Jean, Une si vive révolte, préface d’Edwy Plenel,
éd. de l’atelier, Paris, 2014, 230 p., 21 euros.
L’accès à la joie, la possibilité de s’y maintenir ne tiendraient-ils pas
à la capacité de dire non, à rester hérétique ? Non par plaisir infantile
de dire non à tout, mais par fidélité à ce que l’on croit profondément.
Peut-on se fixer cet objectif et le respecter toute une vie ? C’est la
question que se pose Jean Baubérot, ancien directeur de l’École pratique
des hautes études et spécialiste de la sociologie du protestantisme et
de la laïcité, en faisant retour sur son parcours qui l’a engagé dans de
multiples combats. Une riche traversée des soixante dernières années.
• Méda Dominique, La Mystique de la croissance. Comment s’en
libérer, Flammarion, Paris, 2013, 265 p., 17 euros.
Sans doute l’ouvrage le plus synthétique et le plus représentatif à
ce jour d’une perspective convivialiste à la recherche du « bien vivre ».
En symbiose avec tous les articles de ce numéro du MAUSS.
• Acosta Alberto, Le « bien vivir ». Pour imaginer d’autres
mondes, éditions Utopia, Paris, 2014, 187 p., 12 euros.
• Baschet Jérôme, Adieux au capitalisme. Autonomie, société
du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte,
Paris, 206 p., 15 euros.
Deux ouvrages qui aident à repérer les alternatives anticapitalistes
et postdéveloppementistes qui se cherchent à travers le monde. Ancien
président de l’Assemblée nationale constituante équatorienne, Alberto
Acosta est l’un des principaux penseurs et champions de la perspective
du buen vivir, inscrite dans la constitution équatorienne. Jérôme
Baschet, historien connu, qui se partage entre l’EHESS et le Chiapas,
nous offre une présentation détaillée et éclairante de l’expérience
zapatiste et une tentative de généralisation de ses principes. Dans les
deux cas, et, quelque sympathie qu’on puisse avoir pour ces expériences,
l’impression qui ressort de la lecture de ces deux livres est qu’il y a
426
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
encore bien du chemin à parcourir pour les adapter ailleurs sur une
grande échelle en mobilisant largement.
• Baldaev Dantsig, Gardien de camp. Tatouages et dessins du
goulag, éd. des Syrtes, Paris, 2013, 74 p., 29 euros.
Ce texte, ou plutôt cet ensemble de dessins et de bandes dessinées,
remis par son auteur, bouriate, à notre amie Roberte Hamayon,
ethnologue spécialiste de la Mongolie, est un document absolument
exceptionnel. Un concentré d’horreur, terrifiant et fascinant. Il existe
abondance de textes sur le goulag mais, à la différence des camps nazis,
nous ne disposons sur eux d’aucune documentation filmique ni même,
sauf exceptions, photographique. L’auteur, à la fois gardien de camp
et même commandant à la fin, et dessinateur, fils d’un universitaire et
folkloriste érudit bouriate, a entrepris de collationner tous les tatouages,
classés par catégories – truands hommes, jeunes truands, pédérastes
passifs, lesbiennes actives et passives, drogués, asociaux – et par thèmes,
et de représenter, sous forme de comics, si l’on peut dire, toutes les
scènes de la vie des zeks, régentée par la pègre organisée, véritable
doublon de l’administration. Il en ressort l’omniprésence du froid et
de la faim, bien sûr, mais surtout des viols, de la violence et des mises
à mort. Le sadisme à l’état pur. Glaçant.
• Esquerre Arnaud, Prédire. L’astrologie au xxie siècle en
France, Fayard, Paris, 2013, 288 p., 20 euros.
Pourquoi l’astrologie reste-t-elle si populaire aujourd’hui et pas
seulement dans les milieux… populaires ? Que se passe-t-il lors d’une
consultation astrologique ? Quel type d’efficace active-t-elle ? Peu
d’études, finalement, se sont penchées sur cette question. On trouvera ici
les résultats d’une approche de type ethnographique dont la principale
conclusion est que « les horoscopes, et plus particulièrement les quotidiens
et les hebdomadaires permettent, sous certaines conditions, de “donner
de l’énergie” ou de la “force” à ceux qui en prennent connaissance »
(p. 149). Et la même chose serait vraie des consultations astrologiques,
plus savantes. Cette hypothèse n’est pas vraiment surprenante, et elle
ne suffit pas à rendre compte de la fascination spécifique qu’exerce
la croyance astrologique, dont il faudrait étudier les ressorts plus en
profondeur.
Bibliothèque
427
• Harribey Jean-Marie, Les Feuilles mortes du capitalisme.
Chroniques de fin de cycle, Le Bord de l’eau, 2014, 194 p.,
15 euros.
On se souvient de ce « fait d’hiver 2011-2012 » : la banque centrale
européenne a prêté mille milliards d’euros aux banques. Ils semblent
avoir disparu. Que s’est-il passé ? Où sont-ils passés ? Dans le plus
grand secret, le ministère de l’Intérieur demande à l’inspecteur Homo
attacus de résoudre l’énigme. Et il y parvient. Trop fort, Homo attacusHarribey, qui expose à son lecteur, avec un grand talent pédagogique,
tous les arcanes de la politique monétaire et bancaire européenne en
lui laissant croire qu’il lit un roman policier.
• Monteil Pierre-Olivier, Ricœur politique, Presses universitaires
de Rennes, Rennes, 2013, 398 p., 22 euros.
On n’a guère l’habitude de voir en Paul Ricœur un penseur du
politique, un philosophe politique. À tort, montre Pierre-Olivier Monteil
qui expose ici la pensée politique de Ricœur dans toute son ampleur et
dans sa systématicité antisystématique, organisée à partir de la distinction
entre le politique, entendu comme vouloir vivre ensemble (relation
horizontale mobilisant l’ensemble des citoyens), et la politique, vue
comme instance (verticale) de décision et de contrainte. Ce qui frappe,
à la lecture de ce parcours à travers la pensée de Ricœur, très éclairant
et même indispensable à qui souhaite en prendre la mesure, c’est la
grande proximité des analyses de Ricœur et de celles du MAUSS, qui
s’explique, entre autres, par un commun refus de séparer philosophie
politique et anthropologie normative et, plus spécifiquement, par
l’insistance de Ricœur sur le fait humain premier d’une « dette sans
faute » qui induit un agir par gratitude envers le don premier de la vie.
On regrette, du coup, que cette proximité ne soit pas thématisée
comme telle. On ne trouve par exemple aucun renvoi à Marcel Mauss
et, curieusement, la question de la quête de reconnaissance, qui fait lien
avec celle du don et de la gratitude, n’occupe pas la place centrale à
laquelle on s’attendrait. Mais ces réserves doivent nous inciter à aller
y regarder de plus près. Et cette investigation sera grandement facilitée
par le guide que nous offre Pierre-Olivier Monteil.
• Taussig Sylvie (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation,
CNRS éditions, Paris, 2014, 280 p., 25 euros.
La discussion du grand livre de Charles Taylor, L’Âge séculier,
est l’occasion d’un examen pluriel, dense et exigeant des notions de
428
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
sécularisation, laïcité, multiculturalisme, etc., par certains des auteurs
les plus pertinents en la matière, dont : Olivier Abel, Marcel Gauchet,
Jack Goody, Jean-Claude Monod, Philippe Portier, Émile Poulat, Olivier
Roy, Paul Valadier, Heinz Wismann, etc. Il faudrait tenter une synthèse
de leurs lectures respectives qui tentent elles-mêmes de synthétiser les
analyses de Charles Taylor. Un recueil important.
Recension par Gérald Gaglio
• Piette Albert, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Le Bord de l’eau, « Perspectives anthropologiques »,
Lormont, 2014, 89 p., 11 euros.
Dans cette lettre adressée à ses collègues anthropologues, Albert
Piette s’attaque à un Titan discret des sciences humaines et sociales :
les relations. À la fois moyen et finalité des analyses (ainsi que des
investigations empiriques), les relations ne cessent en effet d’étendre
leur empire dans les écrits académiques, sans que cette omniscience soit
pour autant questionnée. Partir à l’abordage de cet impensé est audacieux
et confère à ce court ouvrage tout son attrait, dans le prolongement
des autres recherches de l’auteur. Les relations, en soi, ne posent pas
problème à Piette (comment nier leur omniprésence ?). C’est l’excès
de relations dans les réflexions des chercheurs qu’il conteste : ce « tout
relation », ce relationnisme presque réflexe, qui se limite à l’étude du
« entre » au détriment des entités liées (les relata).
Piette nous convie à un parcours comportant cinq séquences. Dans
la première, tout en indiquant les différentes acceptions du terme
« relation », il égratigne en quelque sorte trois pères fondateurs du
travers relationniste, à savoir, excusez du peu, Claude Lévi-Strauss,
Erving Goffman et Pierre Bourdieu. Chacun à leur manière, et sans
conférer au concept de relation un statut explicite, ils conduisent en
effet droit à l’aporie relationniste : l’un pour son obsession structurale
qui conduit à délaisser la subjectivité, l’autre du fait de l’accent mis
sur les interactions et les conduites visibles au mépris de l’expérience
vécue, le dernier vis-à-vis de l’importance accordée au stock relationnel
transformé en habitus ou en capital mobilisés dans les rapports sociaux.
Or, pour Piette, les « endorelations » (les relations intériorisées et
passées) ne correspondent pas strictement aux « exorelations » (les
relations observables hinc et nunc), il y a toujours des « restes ».
Au-delà de ces auteurs classiques, c’est surtout Bruno Latour
qui concentre les griefs de Piette, et ce durant le deuxième temps du
Bibliothèque
429
livre. Pour lui, « l’entité latourienne ne se définit pas autrement que
par ses relations » (p. 21). L’individu n’est qu’un point d’un réseau
indépendamment de ses « lignes de vie », selon la jolie expression de
Tim Ingold rappelée par Piette. Citations à l’appui, ce dernier débusque
même des envolées structuralistes surprenantes chez Latour. Par la
suite, Piette conteste la récupération relationniste de Gabriel Tarde et
de Gilbert Simondon, qui brossent selon lui le portrait d’un individu
bien « plus riche et nuancé » que Latour. Mais c’est plutôt chez les
philosophes pragmatiques (en particulier William James) que Piette
trouve son inspiration principale, alors que ces auteurs sont trop souvent
réduits pour lui à un prisme actionnaliste.
Troisième séquence de l’ouvrage, Piette dénonce un piège en
ethnographie revenant à faire de la relation entre l’observateur et les
observés le centre névralgique de l’analyse (il parle de « relationnisme
méthodologique ») par une mise en abîme incessante. Le travail de
Jeanne Favret-Saada, à qui l’auteur rend toutefois grâce d’avoir permis
à l’indigène de parler à la première personne, est significatif pour lui
de cette dérive interactionniste. Avouant avec sincérité ne pas croire
aux récits ethnographiques qu’il lit, où ne sont pas dépeintes de vraies
personnes, Piette s’en prend en réalité à une ethnographie molle, à la
papa-Malinowki, où le chercheur observe vaguement, discute en prenant
des notes, circule un peu dans un espace hétérogène pour créer à la fin
un monde insuffisamment réaliste.
Car c’est la quête de réalisme qui guide l’auteur lorsqu’il expose sa
perspective, dans la quatrième séquence de l’ouvrage. Elle consiste en
une anthropologie de l’individu, qui se donnerait pour objet l’existence
(« anthropologie existentiale »), plus précisément l’étude de l’articulation
présence/absence et du « volume d’être en situation ». Celui-ci suppose
de ne plus regarder « entre les hommes, mais à côté et dans » (p. 31)
(des « para-relations ») au sein d’une « continuité », d’une succession de
situations dépassant par exemple une interaction bordée par un empan
temporel court. Car exister, c’est continuer à vivre, selon Piette. Cette
anthropologie de la singularité dans toute sa fragilité, l’attention portée
à ce « particulier de base » (Strawson, cité par Piette) cherche en outre à
« repérer ce qui manque pour dire ce que l’homme est » (p. 48), à tel ou
tel instant. Ce projet prometteur nécessite de penser des méthodologies
adéquates et/ou ad hoc, ce qui est abordé dans la cinquième séquence
du livre. Nous y reviendrons. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage, sur
laquelle nous ne nous attarderons pas, porte sur l’éthique « hoministe »
qui découle du programme scientifique de l’auteur et poursuit de l’ancrer
dans les débats canoniques de l’anthropologie.
430
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
La verve de l’auteur, sa plume acérée autant qu’agréable ainsi que
sa proposition d’un cœur de discipline pour l’anthropologie emportent
l’adhésion. Comme dans de précédents ouvrages, Piette touche à
l’intimité du vécu, à l’ambivalence de l’expérience humaine au cours
des moments et des lieux traversés, ce qui est vraiment convaincant.
On le suit également dans sa critique implacable du connexionnisme
désincarné de Latour, quelque peu amendé cependant, selon nous, par la
notion d’attachement défendue par son ex-collègue Antoine Hennion du
CSI (Centre de sociologie de l’innovation). L’apport de ce bref opus est
aussi, tout simplement, de suggérer une fonction épistémologique claire
aux relations : elles demandent à être saisies en tant qu’elles donnent
accès à la singularité des personnes et il importe d’écrire comment elles
sont vécues dans la quotidienneté ou dans l’exceptionnel.
Mais comme tous les ouvrages stimulants, et également en raison
de son genre (l’essai synthétique), le texte de Piette appelle à des
éclaircissements et des développements plus poussés. Il invite à des
débats. Trois seulement seront ouverts. Le premier porte sur les aspects
méthodologiques. L’auteur nomme sa méthode « phénoménographie ».
Elle consiste successivement en un « repérage » puis en un « zoom »,
en filant la métaphore filmique. Piette prévoit d’y accoler des dispositifs
tels que le shadowing (la « filature » d’acteurs au long cours) afin d’aller
au-delà de l’observation d’une activité donnée, des journaux tenus par
les enquêtés pour faire part de leurs « variations d’états d’esprit », des
caméras embarquées, des capteurs et des détecteurs. Les deux derniers
cités fleurent bon la sophistication technologique, voire le neurologisme
ambiant, mais surtout, Piette n’en dit pas plus : des capteurs pour
accéder à quoi, des détecteurs de quoi ? De plus, plutôt que de verser
dans la critique positiviste facile (l’intériorité n’est pas accessible !)
ou l’accusation de dérive psychologisante, nous préférons relever que
le périmètre assigné par Piette à l’intériorité, au « dans », pourrait
être précisé : s’agit-il des émotions, des sentiments (Piette n’évoque
que l’état de joie, p. 70), des dialogues intérieurs avec soi-même, de
l’introspection, du moi authentique ? De tout cela ? Dès lors, comment
articuler l’ensemble de ces entrées et comment s’imprégner des résultats
de recherche, ainsi que des méthodes, établis sur ces thèmes ? Aussi, le
concours des sujets dans la méthodologie esquissée est très impliquant
et suppose de la familiarité ainsi que de la confiance avec l’enquêteur :
il faut livrer sa subjectivité, accepter de la mettre à découvert. Dès
lors, sans en faire la source de connaissance principale, il nous paraît
risqué d’occulter le thème de la relation avec l’enquêteur, de neutraliser
cette relation, ne serait-ce que pour favoriser l’effet de réalisme que
Bibliothèque
431
Piette souhaite faire émerger. Comme saint Thomas auquel l’auteur se
réfère, nous ne demandons qu’à (le) croire, et cela suppose de disposer
d’éléments (y compris relationnels) sur les conditions de réalisation de
telles observations.
En deuxième lieu, la radicalité et l’absence de compromis
scientifique de Piette sont louables quand il prône une délimitation
limpide du centre de gravité de l’anthropologie. En revanche, il serait
dommage que cette anthropologie chemine en vase clos, séparée des
autres sciences humaines et sociales. Ne prenons que deux exemples
de dialogues possibles, en l’occurrence avec la sociologie. D’abord,
quand Piette présente l’existence comme une continuité, cela paraît
compatible avec l’étude de trajectoires d’individus, notamment dans
l’avancée en âge ou dans une maladie chronique. Ensuite, la suggestion
de Piette de se pencher sur le vécu des relations hiérarchiques en milieu
organisé pourrait grandement intéresser les sociologues du travail,
notamment ceux qui tentent d’appréhender conjointement activité et
expérience. Car l’on existe bien quelque part, et, sans sombrer dans
un déterminisme par le milieu ou le contexte social, il n’est pas égal,
comme l’indique Piette, de faire une anthropologie existentiale de
danseuses ou de joueurs de football. À nier cet ancrage de l’existence
dans des lieux, des groupes et des temporalités, on risque de basculer
dans un existentialisme quelque peu impressionniste.
Dernier point de débat, et a contrario du postulat de « solitude
existentiale » soutenu par Piette, il est possible de défendre que l’on
n’existe qu’avec les autres, voire que pour les autres. Les individus
singuliers se nourrissent des relations, et vice-versa. Il ne semble pas
exister de supériorité analytique ni de l’individu, ni des relations, les
deux étant consubstantiels. De surcroît, comme le souligne Piette luimême (p. 80), « les relations peuvent devenir une singularité ». Selon
nous, il convient en effet d’étudier aussi la singularité des relations dans
lesquelles nous sommes impliqués, de même que leur épaisseur, leur
incomplétude, les actions qu’elles occasionnent, etc. Mais Piette ajoute
immédiatement, en parlant de la relation singulière : « Je la considère
dépendante par rapport à la singularité des particuliers humains. » Bref,
les individus semblent toujours premiers pour Piette, comme si une
hiérarchie était à instaurer. Est-ce à dire que les individus se soustraient,
en quelque sorte, aux relations dès lors que leur singularité individuelle
est en danger ? Ajoutons qu’il est des relations dures, compliquées,
ambiguës, asymétriques et surtout partiellement obligées (le maître et
l’élève, par exemple) qui débordent l’enjeu de la sanctuarisation de la
singularité que l’on ressent chez Piette. Sans tomber dans le panneau
432
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
relationniste, on peut même considérer que les individus singuliers
peuvent sortir changés ou même grandis de relations malmenant leur
singularité.
Revenons pour finir à l’essentiel. Cet ouvrage est salutaire dans
la mesure où il incite les chercheurs en sciences humaines et sociales
(par-delà les anthropologues) à être plus réflexifs sur la place, les vertus
heuristiques et analytiques qu’ils accordent à la (et aux) relation(s)
dans leurs travaux. Cela a notamment une saveur particulière pour le
paradigme du don, où les individus donnent par goût du pari relationnel,
pour entrer et pour « faire relation » avec autrui. Sans néanmoins pouvoir
être taxé de relationnisme puisque cette appétence pour la relation
marque au fer les singularités individuelles.
Résumés & abstracts
• Patrick Viveret Les tâches d’un mouvement convivialiste
Considérer la question humaine, et sa difficulté, comme la première question
politique, tel est l’enjeu d’un mouvement convivialiste. C’est bien en effet la
difficulté du « vivre ensemble » la condition humaine qui conduit aux formes
multiples de maltraitance par lesquelles l’humanité se mutile elle-même et
entretient un rapport guerrier à la nature et aux autres êtres vivants. Cet article
propose de placer la coopération autour de la joie de vivre comme moteur
de stratégies alternatives aux logiques de dominance et de maltraitance. Tel
est l’enjeu d’une dynamique organisée autour du trépied du REV, entendu
comme le lien entre Résistance, Expérimentation et Vision transformatrice.
• Tasks for a Convivialist Movement
Considering the human question and its difficulties as the foremost political
question, such is the task of the convivialist movement. It is indeed the difficulties of human coexistence (vivre ensemble) that breeds multiple forms
of abuse through which humanity mutilates itself and displays a warrior-like
rapport to nature and other living beings. This article proposes that alternative
strategies to domination and abuse be propelled by cooperation aimed at
happiness (joie de vivre). Resistance, Experimentation and transformative
Vision are the pillars of a dynamic here labelled REV.
• Philippe Frémeaux La lutte contre les inégalités, un objectif et
une méthode
Cette courte note rappelle que le projet convivialiste ne se résume pas à
un changement « technique » de modèle économique et de modes de vie
et de consommation destiné à s’adapter à la crise écologique. Choisir le
convivialisme, c’est aller vers une société plus douce à ses membres, moins
inégalitaire, plus attentive aux besoins de tous et de chacun, au bien vivre
individuel et collectif. Une société où liberté et égalité se conjuguent, via
434
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
une démocratie renouvelée et étendue à tous les niveaux, dans toutes les
sphères de la vie.
• The Fight Against Inequalities: An Objective and a Method
This note recalls that the convivialist project cannot be boiled down to technical adjustments of our economic model and consumerism-based lifestyle
aimed at adapting to the environmental crisis. Choosing convivialism means
orienting towards a society which cares for its members, has less inequalities,
is more attentive to the needs of one and all, as well as to individual and
collective well-being. It is a society in which freedom and equality combine
in a renovated form of democracy extended to all levels, in all spheres of life.
• Bernard Perret Transition écologique ou choc de la finitude ?
La transition écologique ne peut être pensée comme une évolution sans rupture
de notre modèle social. Par-delà les changements qui devront accompagner
la transformation des modes de production et de consommation – illustrés
dans cet article par les exemples de l’économie circulaire et de l’économie de
la fonctionnalité –, l’humanité va être confrontée à une nouvelle dimension
de sa finitude à travers l’expérience concrète de la fragilité du monde et du
caractère limité des ressources exploitables. Bien qu’il s’agisse a priori d’une
mauvaise nouvelle, ce pourrait être l’occasion de franchir une nouvelle étape
dans l’hominisation de l’Homme, à travers l’exploration de potentialités
inexploitées de créativité et de vie relationnelle.
• Environmental Transition, or the Shock of Finiteness?
The environmental transition cannot be thought of as a rupture-free evolution
of our social model. Beyond the changes which will have to accompany the
transformations of the means of production and consumption, humanity will
soon be confronted to a new dimension of his its own finiteness through the
concrete experience of the fragility of the world and the limited nature of
exploitable resources. This article argues this point by discussing circular and
functional economics. While such is bad news a priori, it could also be seized
as an occasion to make a further step in the humanisation of mankind through
the exploration of the unexploited potentials of creativity and relationship.
• Elena Pulcini Care et convivialisme. Un commentaire du
Manifeste convivialiste
Ce bref commentaire veut souligner que le principal mot d’ordre du convivialisme est le soin (care). Or loin de s’en tenir à un impératif abstrait, le
soin (de la relation, du monde) doit se fonder sur la conscience d’appartenir
à une seule et même humanité. Une conscience qui se réveille aujourd’hui
Résumés & abstracts
435
à travers autant de passions exprimées (indignation, solidarité, empathie et
sens de la justice, générosité, compassion, sentiment d’appartenance) dans
les multiples mouvements sociaux globaux. Et dont il est essentiel, comme
le Manifeste le revendique, de conjurer l’éclatement pour construire, à partir
de leurs valeurs communes, une nouvelle vision du monde.
• Care and Convivialism. A Commentary on the Convivialist Manifesto
This commentary stresses that the most important message of convivialism
is care. Far from being an abstract imperative, care (of relationships, of the
world) must be grounded in the conscience of belonging to a single humanity.
This conscience is being awoken today through many passions (indignation,
solidarity, empathy, sense of justice, generosity, compassion, belonging)
expressed in the multiplicity of global social movements. As the Manifesto
advocates, it is essential that this multiplicity moves beyond fragmentation
to build a unified vision for the world from the basis of their shared values.
• Roland Gori Mesure et démesure
En s’inspirant du sous-chapitre « Mesure et démesure » de L’Homme révolté,
d’Albert Camus, cette courte note souligne l’importance qu’il y à refuser
et à se révolter, aujourd’hui, contre une civilisation contemporaine qui, par
la quantification et le formalisme, tente de réduire l’humain au monde des
choses, des produits financiers, des marchandises et du spectacle.
• Measure and Excess
Inspired by the subchapter in Albert Camus’ The Rebel (L’Homme révolté)
entitled “Measure and Excess”, this text underlines today’s importance of
refusal and revolt against a civilisation which reduces humanity to the world
of things, financial products, merchandise and spectacle through quantification and formalism.
• Gustave Massiah Pour une démarche convivialiste. Sortir du
néolibéralisme
Cet article s’inscrit dans une démarche stratégique. D’abord, proposer des
mesures crédibles pour rompre avec le néolibéralisme. Ensuite, inscrire les
mesures immédiates dans la définition d’un cadre plus large pour consolider
ces politiques. Enfin, inscrire ces mesures dans une perspective de transition
sociale, écologique, démocratique et géopolitique qui corresponde aux aspirations d’un changement radical. Cette interrogation sur les fondamentaux, sur
le sens de l’accélération et de la démesure, complète et approfondit l’importance de l’action politique. Le Manifeste convivialiste est une démarche qui
s’inscrit dans cette perspective.
436
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• For a Convivialist Approach. Exiting Neoliberalism
Advocating a strategic approach, this article first proposes credible measures
to break with neoliberalism before enlarging the frame within which they
are to be consolidated. Finally, the measures are hinged to the perspective of
a social, environmental, democratic and geopolitical transition that echoes
contemporary aspirations for radical change. This interrogation on fundamentals, on the meaning of acceleration and excess, completes and deepens
the importance of political action. The Convivialist Manifesto’s approach is
in tune with this perspective.
• Marc Humbert Une indispensable offensive intellectuelle
collective
Cet article se propose de clarifier les enjeux de l’aventure intellectuelle à laquelle
invite Le Manifeste convivialiste. Il met en valeur tout d’abord sa dimension
épistémologique, implicite, puis son questionnement anthropologique au
cœur de son diagnostic sur la crise, profonde, que connaissent nos sociétés
contemporaines, pour enfin discuter sa proposition fondamentale de relance
de l’humanisation du Monde. L’auteur en prolonge l’inspiration en esquissant un projet de « Déclaration universelle d’interdépendance généralisée ».
• An Indispensable Collective Intellectual Offensive
This article aims at clarifying the challenges of the intellectual adventure called for by the Convivialist Manifesto. First, the article highlights the implicit
epistemological dimension of the Manifesto. It then turns to the anthropological interrogation which lies at the heart of its diagnosis of a profound
crisis affecting our contemporary societies. Finally, the article discusses the
fundamental proposition of re-humanising the world. The author furthers the
Manifesto’s inspiration by sketching a project for a “Universal Declaration
of Generalised Interdependency.”
• Paulo Henrique Martins La nature symbolique et les usages
politiques du Bien vivir
Après l’élection d’Evo Morales en 2002, le mouvement interethnique bolivien a permis d’importantes réformes politiques et institutionnelles qui ont
transformé une autonomie de fait en une autonomie de droit consacrée par
la nouvelle constitution politique de l’État bolivien de 2009. Aujourd’hui,
à ceux qui demandent de clarifier le sens du Bien Vivir, les adhérents des
mouvements ethniques répondent : « Hay que aplicar la constitución. » Les
changements de l’imaginaire politique bolivien, loin de constituer un fait
isolé, participent d’une révision épistémologique importante des fondements
de la modernité européenne et de l’impact sur les systèmes postcoloniaux
Résumés & abstracts
437
engendrés par « l’occidentalisation du monde ». En ce sens, il est possible de
dire que cette mutation de l’imaginaire réside dans l’urgence tant théorique
que pratique, morale ou politique, écologique ou économique soulignée par
le Manifeste convivialiste.
• The Symbolic Nature and the Political Uses of Buen Vivir
Following Evo Morales’ election in 2002, the interethnic Bolivian movement
has led important political and institutional reforms that have transformed
a de facto autonomy into a rule of law consolidated by the 2009 political
constitution of the Bolivian state. Today, to those who ask clarifications as to
the meaning of Buen Vivir, the adherents of the ethnic movements can answer:
“Hay que aplicar la constitución.” This article argues that these changes in
the Bolivian political imaginary, far from being an isolated case, participate
in an important epistemological revision of the foundations of European
modernity which impacts postcolonial systems shaped by Westernization.
Some could say that this mutation of the imaginary illustrates the urgent
theoretical, practical, moral, political, environmental and economical reforms
called for by the Convivialist Manifesto.
• Ahmet Insel Des « transitions démocratiques » interminables
La majorité de l’humanité vit sous des régimes qui ne sont ni une dictature
ou une tyrannie ni une démocratie. La plupart des hommes et des femmes,
dans le monde, vivent aujourd’hui dans des sociétés qui ne sont pas sous
l’emprise d’une violence physique permanente mais sans pour autant être
libérées de la violence. Ce n’est pas la démocratie et la civilité qui dominent
sur la carte du monde mais une situation d’entre-deux. La Turquie est un
cas fertile pour étudier la permanence de l’autoritarisme et la résilience de
ces régimes et des sociétés d’entre-deux. Les violences refoulées du passé,
l’utilisation de la peur comme moyen de perpétuer un régime de sécurité
de l’État et la surdétermination des conflits et des fractures culturelles dans
le politique, qui dérivent du projet de modernisation par le haut, créent un
terrain favorable à la permanence de l’autoritarisme malgré un changement
substantiel au sein de la classe politique régnante. Quel chemin prendre pour
sortir de l’autoritarisme ?
• Endless “Democratic Transitions”
The majority of human beings live under regimes that are neither dictatorships
(or tyrannies) nor democracies. Rather, most men and women in the world
today live in societies that, while not submitted to permanent physical violence, are neither freed from violence. The dominant model on the world
map today is therefore more of an in-between situation rather than one of
democracy and civility. The case of Turkey is a good case for studying the
permanence of authoritarianism and the resilience of such in-between regimes.
438
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
The repressed violence of the past, the use of fear as a means to perpetuate
a security state regime, as well as the over-determination of conflicts and
cultural divisions within the political sphere, all of which derive from projects
of modernisation “from above,” create a situation that favours the permanence
of authoritarianism despite substantial changes in the ruling political class.
How, then, to exit authoritarianism?
• Jacques Lecomte Le convivialisme existe, je l’ai rencontré
De nombreuses recherches empiriques démontrent que des valeurs et attitudes
telles que la confiance en l’autre, l’empathie, le respect, la coopération, etc.,
peuvent avoir un impact non seulement sur les relations interpersonnelles
mais, plus largement, sur la vie sociale. Elles peuvent influer sur des domaines
de politique publique aussi divers que l’économie, la santé, l’éducation, la
politique familiale, l’emploi, l’environnement, la justice, et même les relations
internationales. Cet article détaille ce fait dans trois domaines : l’enseignement humaniste, la justice restauratrice et les organisations « positives ». Il
conclut sur l’attitude pertinente à adopter à l’égard des « cavaliers seuls », en
s’appuyant sur le modèle de la pyramide régulatrice de Braithwaite.
• Convivialism Exists, I Have Seen It
A score of empirical research shows that values and attitudes such as trust
in others, empathy, respect, cooperation, etc. can have a positive impact on
interpersonal relations as well as on social life itself. They have the power to
influence public policy in domains as diverse as economy, health, education,
family, employment, environment, justice and even international relations.
This article details this argument in three areas: humanist education, restorative justice and ‘positive’ organisations. It concludes on the right attitude
to adopt with respect to “lone rangers,” following Braithwaite’s regulative
pyramid model.
• Claude Alphandéry L’économie sociale et solidaire, vecteur
du convivialisme
Cette courte note souligne que les avancées du convivialisme sont étroitement liées à celles des porteurs d’initiatives d’économie sociale et solidaire.
L’approfondissement du convivialisme et sa force de conviction et de diffusion proviennent des expériences réalisées par la société civile. Le Laboéconomie sociale et solidaire lance, depuis les États généraux de l’ESS et les
« cahiers d’espérance », des travaux et des démarches propres à renforcer le
succès de ces expériences, à les généraliser et à les rendre pérennes.
Résumés & abstracts
439
• Social Economy as Convivialist Vector
This note highlights how convivialist advances are tied to the initiatives of
social solidarity organisations. The development of Convivialism, its power
of conviction and potential for dissemination depend upon the experiences
realised in civil society. This article takes as an example the works and initiatives led by the Labo-économie sociale et solidaire.
• Jean-Louis Laville Convivialisme, luttes sociales et économie
solidaire
Depuis les années 1980, une sensibilité cherche à s’exprimer pour éviter
que le débat politique se réduise à l’affrontement entre les partisans du nouvel ordre économique et les défenseurs d’un retour au keynésianisme des
Trente Glorieuses. Le Manifeste convivialiste s’inscrit dans cette lignée et
se caractérise par la variété des auteurs qui l’ont signé. C’est donc en partant
de cet acquis, la volonté de se rassembler, qu’il est possible de se demander
comment poursuivre si l’on considère que l’indignation et le sentiment
d’appartenir à une communauté humaine mondiale ne suffisent pas à faire
mouvement. L’alternative esquissée est une transition sociale et écologique
qui ouvre à une démocratisation. Le convivialisme ne peut gagner que s’il
procure concrètement des capacités à mieux vivre sur le plan relationnel
et matériel. Or l’économie solidaire, dans certaines de ses configurations
actuelles, a une fonction beaucoup plus transformatrice que dans les actions
de réparation (insertion, lutte contre la pauvreté) auxquelles on a trop souvent
voulu la limiter.
• Convivialism, social struggles and solidarity-based economy
Since the 1980s, a sensibility seeks to express itself to avoid the reduction
of the political debate to the confrontation between the partisans of the new
economic order and the defenders of the keynesianism of the post-war area.
TheConvivialist Manifestoexpresses this new sensibility and is characterized
by the diversity of those who signed dit. Thus, from this will to gather, it
is possible to wonder how to continue if we consider that indignation and
the feeling to belong to a common humanity is not sufficent to give birth
to an effective social or politicalmovement. The alternative this paper suggests is a social and ecological transition which leads to a democratization.
Convivialism can win only if it gives concretely better capacities and opportunities on the relational and material plan. Yet the solidarity-based economy
in some of its current configurations promotes a much more transformative
function than the classical social policies (insertion, struggle against poverty
etc.) to which one wants too often to limit it.
440
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• Armand Hatchuel Sciences de Gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable
Dans cet article, nous montrons que le Manifeste convivialiste devrait intéresser les chercheurs qui étudient les organisations ou les entreprises et se
retrouvent dans les tendances contemporaines des sciences de gestion. Car
celles-ci visent une théorie de l’action collective qui ne soit plus prisonnière
des mythes du marché ou du social. Elles s’inscrivent, en outre, dans un
phylum plus ancien du savoir : à l’étude du nomos, c’est-à-dire de l’ordre ou
de la règle collectifs, elles ajoutent les pensées conceptrices de l’architecte,
du jurisconsulte, et de l’ingénieur. Se forge ainsi une conception de l’action
responsable qui retrouve la Gestae antique et se rapproche des principes
convivialistes.
• Management Sciences and Convivialism: Conceiving Responsible
Action
This article argues that the Convivialist Manifesto should interest those who
study organisations and businesses in tune with the latest trends in management sciences. Recent work in this field aims at devising a theory of collective
action freed from the dogmas of the market or the social. They return to a
more ancient phylum of knowledge, that of the nomos, i.e. of order or collective rules. They also add the conceptive ideas of the architect, the judicial
consultant and the engineer. These works therefore construct a conception
of responsible action that renews with the Antique Gestae and which moves
towards convivialist principles.
• Dominique Méda Inverser la courbe du chômage ?
La courbe du chômage n’a pas été inversée, mais nous continuons d’attendre
le salut du retour de la croissance. Or non seulement les taux de croissance
français sont en baisse tendancielle depuis la fin des années 1960 et des voix
de plus en plus nombreuses se font entendre pour dire qu’elle ne reviendra
pas aux taux auxquels nous l’avons connue, mais, surtout, son retour n’est
sans doute pas souhaitable – au moins de la manière dont elle est calculée.
Dès lors, ce sont d’autres mesures qu’il nous faut mettre en place, sans tarder,
susceptibles de remédier à la fois à la grave crise sociale, économique et
écologique auxquelles nos sociétés sont confrontées.
• Reversing the Trend of Rising Unemployment?
The trend of rising unemployment has not been reversed, and we continue to
wait for salvation under the guise of the return of economic growth. French
growth rates are on a downward trend since the end of the 1960s, and an
increasing number of experts now agree that growth rates are highly unlikely
to return to former levels. Yet the return of growth is arguably not even
Résumés & abstracts
441
desirable – at least not in the way it is presently calculated. Other measures
must therefore be put in place without delay to help remedy the major social,
economical and environmental crises our societies face today.
• Jean-Baptiste de Foucauld Travailler dans une France
convivialiste
Cet article est le récit d’un rêve, un rêve de « techno-prospective conviviale ». L’auteur y décrit notamment un nouveau « Grenelle de l’emploi » où,
enfin, les demandeurs d’emploi furent conviés et écoutés et où de nouvelles
formes de solidarités furent mises en œuvre. Toutes ces dispositions furent
concrétisées dans un Pacte civique pour l’emploi auquel les citoyens, les
diverses organisations qui structurent la vie économique et sociale et les
responsables politiques furent invités à adhérer. L’un de ses résultats fut de
mettre en valeur et de multiplier les actions créatives de la société civile et
de favoriser de nombreuses expérimentations.
• Working in a Convivialist France
This article relates the dream of a “convivialist techno-project.” The author
namely describes a new employment consultation committee (“Grenelle de
l’emploi”) to which employment seekers are invited and listened to and in
which new forms of solidarity are experimented. These dispositions find
a concrete expression in a Civic Pact for Employment which citizens, the
various organisations which structure economic and social life and political
personnel are invited to adhere to. One of the effects of such a consultation
is revealed to be the valuation and multiplication of creative actions within
civil society and the sparking of numerous experimentations.
• François Flahault Une école plus conviviale ?
Cet article part d’un constat : comparée à l’école de pays voisins, l’école
française manque de convivialité. Après avoir indiqué les effets les plus
déplorables de ce climat relationnel tendu, l’auteur propose une analyse de
ses causes : gestion par les nombres aux dépens des réalités qualitatives, idée
selon laquelle l’éducation se fait par l’instruction, sous-évaluation du caractère
intergénérationnel de l’école, valorisation d’un savoir hors sol, déconnecté de
la vie de la société, questions de discipline passées sous silence. Pour finir,
l’auteur s’interroge sur le changement de culture qui serait nécessaire et sur
les leviers de changement, sans chercher à dissimuler le poids de l’inertie.
• More Convivialist Schools?
This starting point of this article is the following observation: compared
with the schools of neighbouring countries, French schools lack conviviality.
442
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
After indicating the most deplorable effects of this tense relational climate,
this article proposes the following causes: quantitative rather than qualitative management, a philosophy of education still based on instruction, the
underestimation of the intergenerational character of schools, the valuation
of knowledge disconnected from social life, and the denial of disciplinary
issues. The article ends with a reflection on the change of culture that is needed to address theses challenges while taking into account forces of inertia.
• Antoine Bevort Démocratie, populisme et élitisme…
Dans cet article, il est démontré brièvement que si l’on définit la démocratie
comme le pouvoir du peuple (demos) de participer directement aux décisions
concernant la vie de la cité, alors c’est bien la démocratie qui rend compétent
et non la compétence qui permet d’être démocrate. Et, dans ce cas, ce ne sont
pas les dangers du populisme qui menacent la démocratie, mais les dangers
de l’élitisme qui minent la démocratie à force d’être sourd aux attentes des
citoyens. Il faut donc en conclure que c’est la rhétorique antipopuliste qui
alimente la montée des idées de l’extrême droite.
• Democracy, Populism, and Elitism
This article argues that if democracy is defined as the power of the people
to participate directly in decisions regarding the life of the polis, then it is
democracy that makes people competent, not competence that produces democrats. In this case, the dangers of populism are not what threaten democracy
as much as elitism, which undermines democracy by deafening the voice of
citizens. One must therefore conclude that it is the anti-populist rhetoric that
fuels the rise of the extreme right.
• Anne-Marie Fixot Vers une ville convivialiste. Introduction de
la maîtrise d’usage
L’urbanisme est un champ d’action dans lequel la recherche du « toujours
plus » s’est traduite par l’élaboration de projets démesurés et souvent de pur
prestige, sans rapport avec les besoins réels des personnes. Lutter contre ces
excès et les scandaleuses inégalités qu’elle produit est une nécessité convivialiste pour la recherche d’une vie meilleure. Pour cela, il est indispensable
que des « politiques de l’habiter » puissent être codiscutées et coconstruites
par les acteurs concernés : non seulement les maîtres d’œuvre et les maîtres
d’ouvrage mais aussi les « gens ordinaires » qui vivent et travaillent dans la
ville, en parcourent les espaces et en connaissent les lieux, c’est-à-dire ceux
que l’on peut appeler les « maîtres d’usage », selon le terme diffusé depuis une
décennie par l’architecte parisien Jean-Marie Hennin. Dans les atmosphères
et les socialités urbaines actuelles, comment passer alors d’une démocratie
Résumés & abstracts
443
rhétorique à une démocratie effective ? Tel est l’enjeu fondamental auquel
nous invite la perspective convivialiste, et que discute cet article.
• Towards a Convivialist City. Introduction to Mastered Use
Urbanism is a field in which the search for “more” and “bigger” has led to
the elaboration of oversized projects prioritizing prestige over peoples’ needs.
Fighting against such excesses and the scandalous inequalities they produce is
a convivialist obligation in the quest for a better life. For this to be achieved,
it is essential that urban policies can be discussed and co-constructed with
the actors concerned, including the ordinary people who live and work in the
city, and move through and know its spaces – those who Parisian architect
Jean-Marie Hennin calls the “masters of use”. In the context of today's urban
communities, how can we move from a democracy of rhetoric to an effective
democracy? This article discusses this fundamental issue in the perspective
of Convivialism.
• Andrew Feenberg Agentivité et citoyenneté dans une société
technologique
Si la citoyenneté implique l’agentivité, qu’est-ce que l’agentivité et comment
est-elle possible dans une société technologique avancée dans laquelle une
part importante de la vie s’organise autour de systèmes techniques commandés par des experts? Cet article aborde cette question du point de vue d’une
philosophie de la technologie et des travaux constructivistes sur la technologie. En un premier temps, l’article établit les conditions de l’agentivité
comme étant le savoir, le pouvoir et des situations propices à son émergence.
L’article considère ensuite le role du biais dans la construction de systèmes
technologiques ainsi que l’importance de l’intérêt des participants dans la
modification de ce biais. Pour terminer, l’article se penche sur la question
plus vaste des perspectives de changement civilisationnel que commande la
crise environnementale dans un régime technologique globalisant.
• Agency and Citizenship in a Technological Society
Citizenship implies agency, but what is agency, and how is agency possible
in a technologically advanced society where so much of life is organized
around technical systems commanded by experts? This article addresses these
questions from the standpoint of philosophy of technology and constructivist
technology studies. The paper first establishes the conditions of agency, which
are knowledge, power, and an appropriate occasion. It then considers the
role of bias in the construction of technological systems and the importance
of participant interests in modifying that bias. Finally, the paper addresses
the wider issue of the prospects for civilizational change required by the
environmental crisis in a globalizing technological regime.
444
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• Sylvain Pasquier Convivialisme et individualisme altruiste
Les engagements associatifs expriment aujourd’hui la nouvelle figure d’un
individualisme altruiste. La revendication d’une réalisation de soi hédoniste
se combine avec le besoin d’aider les autres et mobilise la valeur de la
convivialité pour donner sens à une quête de reconnaissance. Cette évolution
conduit à sortir de l’opposition de sens commun entre individualisme et solidarité. Différents auteurs montrent que si l’époque moderne se caractérise par
l’individualisme, elle ne l’a pas inventé. En outre, l’individualisme altruiste,
en s’opposant à la forme égoïste dominant la modernité jusqu’alors, renoue
avec un individualisme qualitatif aux racines anciennes. Les engagements
contemporains dont le Manifeste convivialiste entend éclairer le sens comme
les courants intellectuels actuels qui l’influencent convergent vers cette affirmation apparemment contradictoire d’un individualisme altruiste.
• Convivialism and Altruistic Individualism
The commitments of associations are expressions of a new more altruistic
individualism. In such an individualism, the claim for hedonistic self-realisation combines with the need to help others and mobilises convivialist values
to infuse meaning in quests for recognition. Such an evolution, this article
argues, encourages that we break with the common sense opposition between
individualism and solidarity. Several authors have showed that if the modern
epoch is characterised by individualism, it itself did not invent individualism. Furthermore, altruistic individualism, through its opposition to former
egotistical forms formerly dominant in modernity, renews with a qualitative
individualism that has ancient roots. The contemporary commitments which
the Convivialist Manifesto aims to illuminate the meaning converge towards
this apparently contradictory affirmation of an altruistic individualism.
• Jean Baubérot Une laïcité conviviale
La loi de 1905 a établi la séparation des Églises et de l’État, après plus d’un
siècle de conflit des « deux France ». Si elle met fin au régime des « cultes
reconnus » bénéficiant de financement public, malgré l’opposition de certains
républicains, elle assure aux religions la liberté de conscience, le libre exercice
du culte et le respect de leur organisation propre. Équilibre de funambule,
la loi ne satisfait personne et c’est en cela qu’elle est une loi conviviale. Un
siècle après, elle fait consensus. Mais une « nouvelle laïcité » se développe
à partir de 2003 et le professeur de droit public Pierre-Henri Prélot estime
qu’elle prend des mesures en contradiction avec la loi de 1905.
• A Convialist Laïcité
The law of 1905 on the separation of Church and State was passed after more
than a century of civil conflict between the “two Frances” (Republican and
Résumés & abstracts
445
Catholic-monarchist). While having put an end to the regime of recognized
cults subsidized by the state, this law guaranteed freedom of conscience, the
free exercise of cults and church self-organisation. Threading a fine balance
between opposing forces, the law of 1905 was not to the full satisfaction of
any party, and it is in this sense that it is a convivial law. One century later,
the law is highly consensual. Yet claims for a “new laïcité” have emerged
since 2003, in contradiction with the law of 1905, according to public law
professor Pierre-Henri Prélot.
• Pierre-Olivier Monteil Rétablir la confiance en ravivant le sens
du vivre-ensemble
Cet article propose une méthode par laquelle l’action des gouvernants pourrait
s’attacher à rétablir la confiance dans la société française en y ravivant le sens
du vivre-ensemble. En économie, il s’agirait d’humaniser l’échange en réhabilitant la coopération par rapport à la compétition. Cela contribuerait à rétablir la
confiance en politique en suscitant l’affirmation d’un « nous » plus vigoureux
et moins défensif. Il imprimerait le sens d’un projet politique et renouerait avec
la dynamique d’un collectif assumant son devenir au lieu de se diffracter en
crispations catégorielles et identitaires chargées de ressentiment ou de nostalgie.
Pédagogie du compromis ordinaire, la coopération peut réconcilier la société
française avec elle-même et lui rendre confiance en l’avenir.
• Re-establishing Trust by Reviving the Meaning of Community
This article proposes a method by which governmental action could re-establish trust within French society and revive the meaning of community. Within
the economy, this means humanizing exchange by rehabilitating cooperation
versus competition. This would contribute to re-establish trust in politics by
enabling the affirmation of more vigorous yet less defensive sense of “Us”.
This would infuse the political process with meaning and renew with the
dynamics of a responsible collective with respect to its becoming, rather that
diffracting collectivities along the lines of identity categories charged with
resentment or nostalgia. As a pedagogy of ordinary comprise, cooperation
has the power to reconcile French society with itself and renew its confidence
with respect to the future.
• Sylvie Gendreau Cocréation de formes convivialistes
En partenariat avec le Laboratoire d’étude et de recherche en environnement
et santé (LERES) de l’École des hautes études en santé publique (EHESP),
Sylvie Gendreau, directrice des Cahiers de l’imaginaire, invite plusieurs
personnes et artistes à cocréer une œuvre collective et convivialiste à partir
de la verrerie dont le laboratoire n’a plus usage.
446
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• Co-Creation of Convivialist Forms
The author is director of the Cahiers de l’imaginaire. In partnership with
the Laboratoire d’étude et de recherche en environnement et santé (LERES)
and the École des hautes études en santé publique (EHESP), she has invited
many people and artists to co-create a collective and convivialist work of art
from glasswork no longer in use by the laboratory.
• Jacques Beaumier Un mode de vie convivialiste à la montagne
Un artisan montagnard raconte un quotidien qui construit naturellement du
lien social et de la solidarité par la continuité entre relations de voisinage
et relations professionnelles. Par ce témoignage, il nous invite à considérer
l’économie des communautés rurales comme un antidote à la perte de sens
du travail et à l’anonymat généralisé. On retrouve aussi une déclinaison très
concrète de la théorie du don.
• A Convivialist Lifestyle in the Mountains
A mountain craftsman tells about a life that naturally produces social bond
and solidarity through the continuity that links neighbourly and professional
relations. This testimony invites us to consider the economy of rural communities as an antidote to the loss of meaning of work and generalised anonymity.
One finds here a very concrete declension of gift theory.
• François Flahault La vie sociale comme fin en soi
Le convivialisme ne se justifie pas seulement par la bonne volonté qui l’inspire : on est également en droit de lui demander s’il se justifie par une anthropologie ayant mis à profit les avancées des différentes sciences biologiques
et humaines au cours des dernières décennies. Et la réponse est oui. Cet
article évoque succinctement les critiques dont la conception occidentale
de l’individu fait aujourd’hui l’objet, et les connaissances qui permettent de
la renouveler. Alors que la mythologie occidentale a diffusé l’idée que les
individus ont précédé la société et l’ont instaurée à des fins utilitaires, les
connaissances actuelles montrent, de manière convergente, que la vie sociale
et la culture (au sens où les anthropologues emploient le terme) constituent
au contraire le socle ontologique de l’existence humaine.
• Social Life as a Means in Itself
Convivialism cannot be justified on the sole ground of the good will that
inspires it. One can also ask if it is justifiable from an anthropological perspective inspired by the advances made in biology and social sciences over the
last decades. The answer is yes. This article briefly recalls the contemporary
critiques of the Western conception of the individual and lists the sources of
Résumés & abstracts
447
knowledge which can contribute to its renewal. While Western mythology has
disseminated the idea that individuals precede society and institute it along
utilitarian motives, research converges to show that social life and culture
constitute the ontological basis of human existence.
• Francesco Fistetti Du mythe de la croissance à l’Homo
convivialis
À partir de la double crise de la démocratie contemporaine et de la civilisation
occidentale dans le cadre de la mondialisation – qui ont révélé le déphasage
des catégories théoriques et des idéologies politiques à travers lesquelles nous
avons jusqu’ici interprété et bâti notre vivre ensemble –, cet article argumente
deux thèses : que le convivialisme veut être un principe-espoir philosophique
et pratique face aux défis avec lesquels l’humanité du xxie siècle est appelée à
se mesurer ; et que le paradigme du don renferme les outils aptes à explorer
les interdépendances actuelles entre économie, société et démocratie et à
imaginer un monde meilleur.
• From the Myth of Growth to Homo Convivialis
This article starts from the diagnosis of a double crisis brought by globalisation: that of contemporary democracy and that of Western civilisation. This
crisis reveals the out-datedness of the theoretical categories and political
ideologies through which we have interpreted and built our societies until
now. This article then argues two theses: First, that Convivialism can be a
hope-fuelling philosophic principle and practice adapted to the challenges
facing humanity in the 21st century. Second, that the MAUSSian gift-paradigm
holds the adequate tools for exploring today’s interdependencies between
economy, society and democracy and for imagining a better world.
• Christian Lazzeri Quelques remarques sur le Manifeste
convivialiste
Deux points principaux posent problème dans le Manifeste convivialiste :
n’est-ce pas l’explosion des inégalités plus que le triomphe de l’idéologie
économique qui est responsable du dérèglement du monde, et les remèdes
ne sont-ils pas à rechercher dans de nouvelles réglementations plus que dans
un appel à un sursaut moral ?
• Some Remarks on the Convivialist Manifesto
The Convivialist Manifesto is problematic for the following two reasons:
First, is it not the explosion of inequalities more than the triumph of economic
ideologies which are responsible for the problems in the world? And second,
448
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
are the remedies therefore not to be found in new regulations rather than in
calls for a kind of moral upsurge?
• Elena Pulcini Quelques questions sur le convivialisme
Lutter contre l’hubris n’implique-t-il pas de s’interroger sur sa spécificité
contemporaine et de se donner un critère permettant de distinguer entre les
luttes pour la reconnaissance légitimes et celles qui ne le sont pas ?
• Some Questions on Convivialism
Does the battle against hubris not imply that we interrogate ourselves on the
specifics of its contemporary manifestations? And should we not provide a
criterion to distinguish between legitimate forms of struggles for recognition
and forms that are not?
• François Fourquet Un convivialisme mondial
La valeur du Manifeste convivialiste ne dépend pas de son contenu mais du
sujet de l’énonciation : qui parle ? À l’origine, un groupe d’intellectuels français. Or la France, battue en 1815 par les Anglais, en 1940 par les Allemands,
en 1954 et 1962 par les Viêt-namiens et les Algériens, n’a rien à dire au monde.
La seule chose dont elle puisse être fière, ce sont la Révolution et les Droits
de l’homme de 1789, et l’abandon de son nationalisme prétentieux quand, en
1950, elle s’est réconciliée avec l’Allemagne pour construire l’Europe. Pour
autant, pouvons-nous proclamer le convivialisme au nom d’une Europe qui a
mené des guerres de civilisation d’une violence inouïe contre les peuples du
monde en les colonisant ? Certes, non. Mais nous pouvons prendre la parole
en tant que citoyens du monde, en considérant les autres peuples comme
nos concitoyens, nos frères en humanité. Le rôle des intellectuels est celui
d’Antigone : parler au nom des lois non écrites qui règlent notre vie profonde
et sont niées par les pouvoirs officiels. Au nom de la paix et de la vie. Au
nom d’un convivialisme mondial.
• A Global Convivialism
The value of the Convivialist Manifesto does not depend on its content as
much as on the subject of its enunciation. Originally: a group of French
intellectuals. Yet France, defeated in 1815 by the English, in 1940 by the
Germans, in 1954 and 1962 by the Vietnamese and the Algerians, does not
have the legitimacy to preach to the world. The only thing she could be
proud of is the Revolution and the Declaration of Human Rights of 1789 and
the renunciation of a pretentious form of nationalism when she reconciled
itself with Germany to build Europe in 1950. Is this enough to justify that
we preach Convivialism in the name of a Europe who is responsible for
Résumés & abstracts
449
leading an incredibly violent civilizational war against the peoples of the
world through colonisation? Certainly not. Nevertheless, we can speak as
citizens of the world and recognize other peoples as our co-citizens and
siblings in humanity. The role of intellectuals is that of Antigone: to speak
in the name of those unwritten laws that govern our lives and that are
negated by the powers that be. In the name of peace and life. In the name
of a global Convivialism.
• Ahmet Insel Le convivialisme vu de la Turquie
Le convivialisme comme projet politique et social peut être une réponse au
malaise démocratique généralisé, notamment dans les pays du Nord. Mais
la réalisation de cette potentialité contenue dans le projet convivialiste exige
la concordance de plusieurs conditions. Parmi celles-ci, c’est probablement
l’abandon de la posture du « non » généralisé et du catastrophisme qui sont
les plus urgentes. Sans remettre en cause cette posture strictement négative,
le convivialisme ne pourra récupérer l’étendard du désir d’avenir. Sans vouloir devenir le pôle de rétablissement de la confiance des sociétés sur leurs
capacités à entreprendre des changements désirables, le convivialisme ne
pourrait dépasser l’horizon de la morosité ambiante.
• Convivialism as Seen from Turkey
Convivialism as a political and social project can be an answer to the
general democratic malaise, namely in northern countries. Yet realising
the potentiality of the convivialist project requires that many conditions
first be met. Among these, the most urgent is probably the leaving aside
of generalised oppositional and catastrophic stances. Convivialism will
never sport the standard of future desires without questioning such purely
negative voices. Similarly, Convivialism will never be able to transcend the
prevailing gloominess if it does not accept to become the vehicle for the
re-establishment of societies’ confidence as to their capacities to accomplish
desirable changes.
• Alain Caillé Quelques réponses à…
Cet article dialogue avec les réflexions sur le convivialisme, critiques ou
laudatives, de François Fourquet, Christian Lazzeri et Elena Pulcini.
• A Few Answers to...
This article dialogues with François Fourquet, Christian Lazzeri and Elena
Pulcini’s critical or laudatory reflexions on convivialism.
450
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• Philippe Chanial « Tous les droits pour tous… et par tous. »
Citoyenneté, solidarité sociale et société civile dans un monde
globalisé
À l’évidence, le caractère indivisible et non contradictoire des droits humains
– droits civils, politiques, sociaux – ne va pas de soi. Pourtant, l’enjeu d’une
alternative à la mondialisation libérale n’exige-t-il pas aujourd’hui de réaffirmer le principe essentiel de l’indivisibilité de ces droits contre la menace
que fait peser sur lui le déferlement de la logique du marché ? Dans ce cadre,
cet article vise à montrer combien le processus de globalisation exige une
réflexion renouvelée sur la définition des droits, sur les formes de citoyenneté
qu’ils appellent mais aussi sur la conception même de la démocratie qui
pourrait en constituer l’horizon et, enfin, sur la place que doivent y occuper
respectivement la société civile et l’État.
• “All Rights for All... and By All.” Citizenship, social solidarity and civil
society in a globalised world.
Evidently, the indivisible and non-contradictory nature of human rights – civil,
political and social rights – is something that is not self-evident. However,
does an alternative to liberal globalisation not call for the reaffirmation of the
essential principle of non-divisiveness of these rights in the face of unfurling
market logics? This article argues that the process of globalisation requires
a renewed reflexion on the definition of rights, on their related forms of
citizenship, as well as on the very conception of democracy which could
constitute its horizon. Finally, the reflexion should also include how we think
civil society and the state.
• Simon Borel « Luttes des classes sur le Web. » À propos d’un
numéro de la revue Multitudes
Le capitalisme cognitif n’est plus forcément synonyme de promesses d’émancipation communiste pour les multitudes. À en croire certains penseurs néomarxistes dans la lignée de l’école de Francfort, ce dernier se caractérise au
contraire par le renouvellement des formes de la domination et de l’aliénation
capitaliste : appropriation marchande du travail gratuit, exploitation « protocolaire » des travailleurs cognitifs par la nouvelle « classe vectorialiste »,
exploitation « attentionnelle » des individus par le « capitalisme mental ».
Mutation de la domination et renouveau des « luttes des classes sur le Web » ?
La revue Multitudes ouvre en tout cas le débat dont nous proposons ici une
brève synthèse.
• “Class War on the Web.” About an issue of Multitudes journal.
Cognitive capitalism is no longer synonym with communist emancipatory promises for the multitudes. On the contrary, according to certain neo-Marxists in
Résumés & abstracts
451
the wake of the Frankfurt school, cognitive capitalism in fact renew forms of
dominance and capitalist alienation through the following processes: merchant
appropriation of free work, “protocolary” exploitation of cognitive workers
by the “vectorialist class,” and “attentive” exploitation of individuals by
“mental capitalism.” Are we then facing the mutation of dominance and the
renewal of class wars on the Web? This article proposes a synthetic review
of an issue of Multitudes devoted to these issues.
• Thomas Coutrot La bonne vie pour tous
Pour faire reculer la haine et la bêtise, nous avons surtout besoin de proposer
une perspective positive et joyeuse, enracinée dans nos luttes et nos alternatives. Nous devons apprendre à parler ensemble à nos concitoyens pour
rendre visible l’existence de nos alternatives, de notre projet de société. Une
société, convivialiste, de la bonne vie pour tous.
• The Good Life For All
In order to win against hatred and idiocy, we especially need to propose a
positive and joyful perspective grounded in our struggles and alternatives. We
must learn to speak together to our fellow citizens in order to make visible
the existence of our alternatives and our project for society. A convivialist
society is that of the good life for all.
• Alain Caillé Fragments d’une politique convivialiste (pour la
France)
Les convivialistes ne forment pas un parti politique mais une sorte d’amicale
de théoricien(ne)s alternatifs. Ils n’ont donc pas vocation à présenter un programme politique mais il leur incombe néanmoins de réfléchir aux grandes
directions dans lesquelles une traduction politique concrète des principes
généraux sur lesquels ils se sont mis d’accord devrait s’engager. Ce sont ces
directions que deux réunions (du 17 décembre 2013 et du 12 février 2014)
se proposaient d’explorer en s’attachant aux spécificités françaises. On en
trouvera ici un compte rendu.
• Fragments of a Convivialist Politic (for France)
Convivialists do not form a political party but rather a sort of club of alternative theoreticians. Their vocation is therefore not to present a political
programme, yet it is their responsibility to think about the main direction
in which a concrete political translation of the general principles they have
agreed on should be engaged. This article reviews such directions as expressed
in two recent Convivialist meetings dealing with the French context.
452
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• Éric Sartori Harrison et la religion de l’humanité. Positivisme
contre ploutonomie
Peut-on considérer que la Religion de l’Humanité, issue du positivisme
d’Auguste Comte, constitue un précédent historique pour le convivialisme ?
Ce point sera examiné à partir d’un texte bilan de Frédéric Harrison, directeur du positivisme anglais. Sentiment d’appartenance à l’Humanité, droit
au développement individuel, questionnement de la notion de droit, du rôle
du capital, de la propriété individuelle, nécessité d’une régulation morale
par l’opinion publique, Frédéric Harrison définit la Religion de l’Humanité
comme « une religion sociale et un socialisme religieux », une religion
permettant d’organiser l’humanité sans Dieu et sans roi, un socialisme qui
se préoccupe de « changer le mode d’user du capital, et non pas de changer
les personnes qui détiennent le capital ».
• Harrison and the Religion of Humanity. Positivism vs Plutonomy
Can the Religion of Humanity issued from Auguste Comte’s positivism be
considered a historical precedent of Convivialism? This question is examined
through the lens of a text penned by the leader of English positivism, Frederick
Harrison. A sense of belonging to Humanity, the right to self-development,
the questioning of the notion of rights, the role of capital and individual
property, as well as the necessity of moral regulation by public opinion all
characterise Frederic Harrison’s Religion of Humanity which he defines as
a “social religion and a religious socialism”: a religion which allows for the
organisation of humanity without a reference to God and without a king.
Hence it is a socialism preoccupied with “changing the user mode of capital,
and not changing the people who own capital.”
Libre Revue
• Mark Anspach Hunger Games. La violence de l’arène, la force
du don
Cet article met en lumière un aspect méconnu du roman populaire Hunger
Games : le rôle central du don, que l’auteur, Suzanne Ross, oppose tant à
la violence qu’au marché. Le côté sensationnel de la violence — une lutte
à la mort télévisée entre des jeunes de 12 à 18 ans — a polarisé l’attention
des commentateurs. Mais ce n’est pas un hasard si le rapport entre les deux
héros, Katniss et Peeta, commence par un don. D’autres gestes de générosité
interviennent aux moments clés du récit, rompant avec la logique d’une guerre
de tous contre tous et formant une trame de réciprocité positive capable de
survivre à la violence de l’arène.
Résumés & abstracts
453
• Hunger Games: The violence of the arena and the power of the gift
This article highlights a neglected feature of the popular novel The Hunger
Games: the central role of the gift, which the author, Suzanne Ross, sets in
opposition to both violence and market exchange. The sensational aspect
of the violence – a televised fight to the death among youths aged 12 to
18 – has drawn the most attention. But it is no accident that the relationship
between the two heroes, Katniss and Peeta, begins with a gift. Other acts of
generosity intervene at key moments in the story, breaking with the logic of
a war of all against all and creating a Web of positive reciprocity capable of
surviving the arena’s violence.
• Francesco Callegaro Le sens de la nation. Marcel Mauss et le
projet inachevé des modernes
Source d’un malaise profond, en raison d’une histoire qui l’a vue se confondre
avec le nationalisme, la nation ne fait plus l’objet d’une réflexion approfondie
en philosophie politique, laquelle cherche au contraire à s’en passer en pensant
les conditions d’une démocratie postnationale. Contre cette tendance, cet
article revient sur l’essai de Marcel Mauss, La Nation, pour souligner à quel
point la sociologie permet de repenser le sens de la nation et de dégager la
voie d’une autre politique des modernes. Celle-ci vise à étendre aux relations
entre nations et classes le « sens du social » que la nation développe en son
sein en élaborant, par l’éducation et la loi, la culture politique propre à une
société démocratique. Par là, c’est le cadre sociologique général de la pensée
de Mauss qui s’éclaire comme le fondement d’un engagement reposant sur
le primat accordé à l’analyse du développement sociohistorique, horizon
où il convient d’inscrire les autres travaux anthropologiques du neveu de
Durkheim.
• The Meaning of the Nation. Marcel Mauss and the Unfinished
Modern Project
Because of a history that saw it confounded with nationalism, the question of
the nation produces a malaise. The nation is no longer an object of elaborate
reflection in political philosophy, which rather seeks to dispense with it in
order to think a post-national democracy. Against this tendency, this article
revisits Marcel Mauss’ essay on The Nation to underline how sociology
can help rethink the meaning of the nation and open the way for a renewed
modern politic. This politic extends the “meaning of the social” formerly
developed within the frame of the nation to the relations between nations and
classes by elaborating the political culture of a democratic society through
education and law.
454
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
• Jean-Michel Le Bot Construction sociale et modes d’existence :
une lecture de Bruno Latour
La notion de « construction sociale » a connu un grand succès à partir de la
publication, en 1966, du livre de Berger et Luckmann, Construction sociale
de la réalité. Après l’avoir utilisée pour parler des faits scientifiques, Bruno
Latour s’en est démarqué mais reste parfois associé au courant « constructiviste ». Reprenant à ce sujet la question que posait Ian Hacking (« la construction sociale de quoi ? »), cet article interroge le statut des « entités » qui
peuplent la sociologie de Latour. Au terme de cette interrogation, il propose
de définir ces entités comme ce qui existe pour quelqu’un et peut faire agir
ce quelqu’un. Une telle définition, qui fait sens dans une approche sociohistorique compréhensive, conserve l’essentiel de l’apport de Latour. Mais elle
permet aussi de concevoir d’autres modes d’existence, qui donnent prise à
l’institution de ces entités.
• Social Construction and Modes of Existence: a Reading of Bruno
Latour
The notion of “social construction” has had great success since the publication, in 1966, of Berger and Luckmann’s book The Social Construction
of Reality. After having used the notion, Bruno Latour took some distance
with it, yet remains sometimes associated with the “constructivist” current.
Following Ian Hacking’s question (“the social construction of what?”), this
article interrogates the status of the “entities” which people Latour’s sociology. The article concludes by proposing that these entities are what exist for
someone and make them act. Such a definition, which makes sense within
a comprehensive socio-historical approach, retains the essential of Latour’s
contribution. Yet it also permits that other means of existence be conceived,
allowing for the institution of these entities to be grasped.
• Mauro Magatti et Laura Gherardi Le capitalisme de la valeur
contextuelle. La perspective de la générativité
Dans l’après-crise, un nouveau modèle de développement, plus qualitatif et
pluridimensionnel, se profile au sein des démocraties occidentales : le capitalisme de la valeur contextuelle. Il s’agit d’un modèle soit économique – centré
sur la valorisation des ressources humaines, sociales et environnementales –
soit culturel fondé sur les prémisses anthropologiques anti-utilitaristes qui
caractérisent la méta-perspective convivialiste. Les épigones de ce modèle
sont les entreprises de la valeur contextuelle dont on expose ici les traits en les
appelant « génératives », par analogie avec le type d’action sociale – action
générative – que leurs études nous a permis de modéliser.
Résumés & abstracts
455
• Capitalism and the Contextual Value. The Generative Perspective
Following the crisis, a new more qualitative and multi-dimensional model
of development is appearing within Western democracies: contextual value
capitalism. This model is either economic, founded on the valuation of
human, social and environmental resources, and/or cultural, founded on the
anti-utilitarian anthropological premises characteristic of the convivialist
meta-perspective. This article exposes the main characteristics of the organisations that represent the epigones of contextual value capitalism. These
organisations are labelled “generative” in light of the type of social action
revealed by their study.
• Nicolas Pinet La politique des profanes : formes d’action politique et pratiques de citoyenneté des jeunes adultes
Comment les profanes conçoivent-ils politique et citoyenneté ? À quels
types d’actions ces représentations sont-elles associées ? L’enquête conduite
auprès de jeunes adultes non militants fait apparaître que les pratiques qu’ils
qualifient de politiques ne se limitent pas aux interactions avec la politique
institutionnelle. De fait, deux tiers des personnes interrogées revendiquent
comme politiques des actions sans rapport avec la sphère des gouvernants et
mettent en avant différents mécanismes de transformation sociopolitique dont
les deux principaux — citoyenneté éthique et citoyenneté spécifique — sont
analysés ici plus en détail. Les formes d’action politiques mobilisées par les
profanes le sont aussi, avec un fond plus dense, dans le monde militant. Cette
communauté d’intuition politique atteste, contre une conception élitiste de la
démocratie, que la capacité politique — qui ne se réduit pas à une compétence
institutionnelle — n’est pas en soi liée à un savoir d’expert.
• The Politics of the Profane: Forms of Political Action and Citizenship
Practices of Young Adults
How do profanes conceive politics and citizenship? To which types of action
are these representations associated? The study conducted on non-militant
young adults shows that the practices they consider to be political do not limit
themselves to interactions with institutional politics. In fact, two thirds of
those interviewed claimed a political dimension to actions that did not entertain any rapport with institutional politics. They also put forward different
socio-political mechanisms, which this article analyses under the names of
ethical citizenship and specific citizenship. Interestingly, the forms of political
action mobilised by such profanes are the same as those of the militants,
notwithstanding a difference in intensity. In contradistinction with an elitist
conception of democracy, such forms of intuitive political communities
support the argument that political capacity cannot be reduced to institutional
competences and is not dependent on expert knowledge.
Les auteurs de ce numéro
Pierre Alphandéry Chercheur sociologue (Inra/SAE2, unité Sadapt).
Mark Anspach Anthropologue, ancien chercheur au CREA
de l’École polytechnique.
Jean Baubérot Président d’honneur de l’École pratique des hautes études. Groupe Sociétés Religions Laïcités (CNRS-EPHE). Jacques Beaumier Artisan du bâtiment dans une commune de montagne
(Atelier des Cloîtres), au cœur du massif
de la Chartreuse.
Antoine Bevort Professeur de sociologie, CNAM,
membre du LISE-CNAM-CNRS.
Simon Borel Doctorant en sociologie, laboratoire Sophiapol, université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
Alain Caillé Professeur émérite de sociologie, Sophiapol,
université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
Francesco Callegaro Postdoc au LabEx TEPSIS (EHESS, Paris-I),
membre associé du laboratoire LIER (EHESS).
Philippe Chanial Professeur de sociologie, université de Caen,
chercheur au CERReV.
Thomas Coutrot Économiste et statisticien. Chef du département « conditions de travail et santé » à la Dares
(ministère du Travail et de l’Emploi).
Coprésident de l’association Attac.
Andrew Feenberg Titulaire de la Canadian Research Chair in Philosophy of Technology à la School of Communication de la Simon Fraser University, Vancouver, Canada.
Francesco Fistetti Philosophe, université de Bari (Italie).
Anne-Marie Fixot Professeur de géographie, université de Caen.
458
Du convivialisme comme volonté et comme espérance
François Flahault Philosophe. Directeur de recherche émérite (CNRS). Anime le séminaire « anthropologie générale et philosophie » à l’EHESS.
Jean-Baptiste de Foucauld Ancien commissaire au Plan et, notamment, fondateur
de l’association Solidarités nouvelles face au chômage. Coinitiateur du Pacte civique.
François Fourquet Économiste, professeur émérite. Université Paris-VIII (LED).
Philippe Frémeaux Éditorialiste à Alternatives économiques, auteur de
Transition écologique, mode d’emploi (en collaboration avec Wojtek Kalinowski
et Aurore Lalucq), Les Petits Matins, 2014.
Laura Gherardi Maître de conférence en sciences sociales (science de l’innovation). Facoltà di scienze politiche e sociali (Labo ARC) de l’università cattolica di Milano.
Sylvie Gendreau Directrice des Cahiers de l’imaginaire en France. Enseigne la créativité et l’innovation à l’École Polytechnique de Montréal.
Roland Gori Professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille, psychanalyste. Derniers ouvrages publiés aux éditions LLL, La Dignité de penser (2011) ; La Fabrique des imposteurs (2013) ; Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? (2014).
Armand Hatchuel Professeur Mines Paristech, membre de l’académie
des technologies.
Marc Humbert Professeur d’économie politique, université
de Rennes-I.
Ahmet Insel Professeur à l’université Galatasaray. Membre du collectif de publication Iletisim et de la revue Birikim à Istanbul. Membre du Mauss depuis sa fondation.
Jean-Louis Laville Professeur au Conservatoire national des arts et métiers (master innovations sociales).
Christian Lazzeri Professeur de philosophie.
Université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
Jean-Michel Le Bot Maître de conférences en sociologie. CIAPHS, département AES, université de Rennes-II.
Jacques Lecomte Président d’honneur de l’Association française et francophone de psychologie positive.
Les auteurs de ce numéro
459
Mauro Magatti Professeur de sociologie à la Facoltà di scienze politiche e sociali de l’università cattolica di Milano, où il dirige le Labo ARC.
Paulo Henrique MartinsProfesseur de sociologie à l’université fédérale
de Pernambouc (Brésil).
Gustave Massiah Membre fondateur d’IPAM, membre du conseil scientifique d’ATTAC, représentant du CRID au Conseil international du Forum social mondial.
Dominique Méda Directrice de l’Irisso. Professeure de sociologie
à l’université de Paris-Dauphine.
Pierre-Olivier Monteil Chercheur associé au Fonds Ricœur.
Sylvain Pasquier Maître de conférences en sociologie, CERReV université de Caen-Basse-Normandie.
Bernard Perret Administrateur de l’INSEE, socio-économiste.
Nicolas Pinet Chercheur postdoctoral à l’Institut de science sociale de l’université de Tokyo et membre du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (Université Paris Diderot-Paris VII).
Elena Pulcini Professeur de philosophie sociale, département
de philosophie, université de Florence, Italie.
Éric Sartori Ingénieur. Auteur de Le Socialisme d’Auguste Comte, aimer, penser, agir au xxie siècle, L’Harmattan, Paris,
2013.
Patrick Viveret Philosophe, auteur du rapport « Reconsidérer la Richesse » (éd. de l’Aube), membre de nombreux collectifs citoyens réunis autour des « États généraux du pouvoir citoyen ».
La Revue du MAUSS semestrielle est devenue, depuis
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Composition :
L’Ingénierie éditoriale
a
I NG E D
b
e
<
c
d
± 14mm
>
f
Ø 24mm
g
h
2, allée de la Planquette ß 76840 Hénouville
Achevé d’imprimer sur les
presses de l’imprimerie CPI
Bussière à Saint-AmandMontrond (Cher) en mai
2014. Dépôt légal mai 2014.
Imprimé en France
Avec
des textes de
C. Alphandéry
M. Anspach
E
J. Baubérot
n juin 2013 paraissait un petit
J. Beaumier
livre intitulé Manifeste convivia-
A. Bevort, A. Caillé
liste. Déclaration d’interdépendance. Signé par
F. Callegaro
64 intellectuels français ou étrangers (rejoints
T. Coutrot, F. Fistetti
par une cinquantaine d’autres), il a déjà été
A-M. Fixot
traduit, au moins sous sa forme abrégée, dans
F. Flahault
une dizaine de langues. Sa parution montre
J.-B. De Foucauld
qu’il est possible de surmonter les clivages
F. Fourquet
trop nombreux, qui condamnent à l’impuis-
P. Frémeaux
sance tous ceux qui s’opposent pratiquement
R. Gori, A. Hatchuel
ou/et intellectuellement au règne du capita-
M. Humbert
lisme rentier et spéculatif.
A. Insel, J.-L. Laville
Qu’est-ce qui réunit ces auteurs d’inspira-
Ch. Lazzeri
tions idéologiques très variées ? Trois certi-
J. Lecomte
tudes au moins : 1) qu’il y a urgence à mettre
G. Massiah, D. Méda
en avant et à expliciter tout ce qui unit plutôt
P.-O. Monteil
que ce qui sépare ; 2) que nous ne pouvons
S. Pasquier
plus espérer faire reposer l’adhésion à la
E. Pulcini, B. Perret
démocratie sur de forts taux de croissance du
P. Viveret.
PIB, devenus improbables ou délétères ; 3) que
notre défi principal n’est pas tant d’imaginer
En @
des textes de
des solutions techniques, économiques et
S. Borel, Ph. Chanial
écologiques à la crise, que d’élaborer une
A. Feenberg
nouvelle pensée du politique au-delà du libé-
L. Gherardi, J.-M. Le Bot
ralisme, du socialisme, de l’anarchisme et du
M. Magatti
communisme. Il s’agit, en somme, de faire
P.-H. Martins, N. Pinet
renaître l’espérance pour qu’elle puisse
E. Sartori.
SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2014
comme volonté
et comme espérance
R E V U E D U M A U S S N° 4 3
Du convivialisme
La Découverte • M|A|U|S|S
www.editionsladecouverte.fr
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75013 Paris
-:HSMHKH=V\]^V[:
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Couverture : AStreiff
ISBN 978-2-7071-7891-6
ISSN 1247-4819
nourrir la volonté.
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