Introduction
PRÉSENTATION DES DONNÉES
L  
Nous nous appuierons sur un corpus authentique comptant au total plus de 2 millions
de mots (2 082 084), comprenant un corpus d’acadien traditionnel, un corpus trilingue
français-corse-anglais, et divers corpus bilingues (français-corse, corse-français, français-
anglais, anglais-français) :
Le corpus d’acadien est le corpus Péronnet dit “85” : il s’agit d’un corpus d’acadien
traditionnel (75 000 mots) réalisé dans le sud-est de la province du Nouveau-Brunswick
(seule province du Canada ofciellement bilingue anglais-français) à partir de sept infor-
mateurs âgés et ruraux, qui sont nés et habitent dans des villages à forte majorité franco-
phone, dorénavant nommés de INF1 à INF7, et qui racontent des contes et légendes. Leurs
anglicismes sont intégrés et anciens, moins dus à des contacts individuels avec l’anglais
qu’à une inuence exercée dès le début : l’Acadie, revendiquée par la France en 1534 avec
des implantations françaises dès 1604, fut la première colonie française en Amérique.
Le corpus trilingue, que nous avons constitué et aligné et qui n’est sans doute pas loin
d’être exhaustif dans ce domaine, comporte 195 478 mots en anglais 1 , correspondant à
222 733 mots en corse et à 280 972 mots en français 2 .
Le corpus bilingue aligné français-corse et corse-français comporte 643 706 mots
en corse, correspondant à 664 195 mots en français. Si on y ajoute les parties bilingues
français-corse et corse-français incluses dans les corpus trilingues ci-dessus on obtient
866 439 en corse correspondant à 945 167 mots en français.
Le corpus est assez hétérogène, ce qui était à la fois une contrainte imposée par
la limitation des corpus authentiques de certaines langues et un choix nécessaire pour
d’autres langues en rapport avec le sujet abordé.
Le corpus acadien consiste en la transcription écrite de contes. Des transcriptions
d’oral étaient la meilleure façon d’avoir de l’acadien vernaculaire pourvu de ses spéci-
cités propres (qu’il s’agisse de néologismes, d’anglicismes ou d’emplois archaïques
1. Auxquels s’ajoutent des extraits unilingues de Oscar Wilde (The Happy Prince) et Douglas Hyde
(Beside The Fire).
2. Auxquels s’ajoute le Corpus de Référence du Français Parlé (CRFP) de l’équipe DELIC (Description
Linguistique Informatisée sur Corpus) d’Aix-en-Provence, d’« usage général et courant », qui compte
environ 440 000 mots et est consultable sur http://delic.univ-provence.fr/index.html.
[« Les auxiliaires Être et Avoir », Pierre-Don Giancarli]
[ISBN 978-2-7535-1370-9 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
14 LES AUXILIAIRES ÊTRE ET AVOIR
hérités de ce qui se parlait dans l’Ouest actuel de la France à la n du XVIe / début du
XVIIe siècle) plutôt que des productions à fonction véhiculaire qui s’efforceraient de tendre
vers un français standardisé exogène parfois mal maîtrisé et articiel et qui ne seraient
qu’un produit de communication désincarné à seule n de transcender les frontières de la
province. Même si le corpus trilingue français – corse – anglais dépasse ce seul type de
source et offre tout un éventail de supports tels romans et pièces de théâtre, nous avons
veillé à ce que les contes et l’oral soient présents aussi dans le corpus trilingue dans le
sens français / corse et français / anglais (Daudet, Saint-Exupery) et même dans le sens
corse / français au travers de contes traditionnels transcrits exactement de même nature
que ceux de l’acadien (Fole de Franchi, Contra Salvatica de Giacomo-Marcellesi).
La co-existence de sources écrites et orales n’est un inconvénient ni en anglais ni en
corse pour un sujet tel que le nôtre qui porte sur la sélection de l’auxiliaire, dans la mesure
où dans ces deux langues la sélection d’auxiliaire ne repose pas sur le niveau de langue
(soutenu / familier / populaire / etc.) ni sur la dichotomie écrit / oral (ce qu’a fortiori prouve
la constance des relevés au travers de la variété des supports) mais sur des critères qui
transcendent cette dichotomie.
Et elle est un avantage en français, dans la mesure où dans cette langue par contre le
fait qu’il s’agisse de langue écrite ou parlée est à même de changer la donne, car il s’agira
d’envisager l’hypothèse selon laquelle le français parlé (mais non pas écrit) peut dans
un niveau de langue familier (et populaire, comme signalé par Bauche, 1946, Guiraud,
1969, Grevisse & Goose, 1986, p. 1218, Wagner & Pinchon, 1991, p. 296) accepter une
variation d’auxiliaire par sélection de avoir au lieu de être en fonction du contexte. D’où
la nécessité d’inclure dans les corpus aussi bien de l’écrit que de l’oral transcrit, et c’est
en l’occurrence pour ce dernier que nous avons fait appel au Corpus de Référence du
Français Parlé de DELIC.
Les sources du corpus sont détaillées en n d’ouvrage. Elles sont suivies des Annexes
A et B qui présentent l’abréviation donnée à chaque source et mettent en regard les sources
et les sens de traductions.
D   
   
Il convient de se demander au préalable sur quels extraits travailler, car certaines
formes ne sont pas aisément identiables et pourraient échapper à l’analyse, tandis que
d’autres pourraient s’y glisser alors qu’elles relèvent d’une problématique autre.
Absences d’auxiliaire et précautions méthodologiques pour le corpus acadien
En acadien les difcultés sont de trois ordres, à commencer par une absence d’auxi-
liaire dans les formes censées être auxiliées. En effet certains extraits (7 en tout, dont
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PRÉSENTATION DES DONNÉES 15
5 produits par le même locuteur à savoir le locuteur 6) ne transcrivent apparemment pas
d’auxiliaire au passé composé :
(4ac) Allez vous reposer / a dit / i a encore de quoi là / a dit / qui m’intéresse / a dit / je
vois les deux jeunes lles / deux jeunes garçons que vous avez icitt / a dit / ça c’est
signe de tout ouèr / pendant la nuit là / ils allé rouvrir ma boîte (INF 6)
(5ac) Quoi ce qu’arrivé / quoi ce qu’arrivé / il a dit / […] quand qu’arrivé(INF 6)
(6ac) La vieille reine dit / al a dit / c’est ien que quinze mille piasses / qu’est-ce
qu’on ferait de quinze mille piasses / al a dit / achète-les / le vieux roi descendu en
bas / il a dit / ’well’ / c’est ben (INF 7)
(7ac) Pis là ça menu qu’i parliont pus fort / pis i riont pus fort (INF 1)
Nous avons considéré que la transcription était correcte, c’est-à-dire qu’il s’agissait
bien de passés composés et non pas d’imparfaits. Cela est clair au travers de l’exemple
le vieux roi descendu en bas qui comprend un verbe du troisième groupe. Mais même
avec les verbes du premier groupe (ils allé, quoi ce qu’arrivé), alors que le français de
France pourrait prêter à hésitation (ils allé / ils allaient, quoi ce qu’arrivé / qu’arrivait),
l’acadien possède à la sixième personne une forme particulière à l’imparfait à savoir i +
-ont 3 (ils alliont), ce qui permet d’afrmer que ils allé n’est pas la transcription erronée
de ils allaient mais bien du passé composé, du passé composé sans auxiliaire.
L’hypothèse d’une absence de l’auxiliaire être est envisageable dans la mesure où les
verbes concernés (descendre, venir / menir, aller, arriver) sont tous ouverts à essivité, les
trois premiers au parfait, le dernier à des formes autres que le parfait.
Nous nous sommes aussi posé la question d’une éventuelle assimilation de aouèr,
plausible à certaines personnes, qui aurait contribué à la fois à prendre en compte ces
exemples et à augmenter la part de l’auxiliaire aouèr. Par exemple une assimilation
progressive d’un a auxiliaire de troisième personne est envisageable devant arrivé 4 , et
une assimilation régressive d’un a après ça est envisageable dans le contexte pis là ça
menu qu’i parliont pus fort. Cependant elle ne l’est pas dans le vieux roi [a ?] descendu
en bas / il a dit.
En l’absence de marqueur auxiliaire explicite, ces 7 occurrences n’ont pas été prises
en compte.
D’autre part, les limites de notre corpus acadien doivent être signalées. Tout d’abord
plusieurs verbes que nous aurions aimé vérier n’ont pas été vériables, car absents du
corpus : rentrer se trouve mais pas entrer, qui s’emploie d’ailleurs en acadien surtout
limité à la locution entrer compagnie (au sens de s’associer, former un regroupement).
3. Le même locuteur (INF6) dit d’ailleurs : tous ceuse que j’ai logé icitt qu’alliont pour le ouèr […].
4. Hypothèse confortée par notre collègue canadienne L. Péronnet (communication personnelle).
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16 LES AUXILIAIRES ÊTRE ET AVOIR
Absents également éclore / écloure, naître, décéder et échoir, ainsi que tous les préxés
de venir : devenir / advenir / survenir / provenir / intervenir / parvenir. L’absence de certains
préxés est compensée chez les locuteurs acadiens par l’emploi plus large du dérivant
(venir) assumant le rôle de surordonné. C’est ainsi que venir apparaît là où le français
de France aurait eu recours à devenir, cf. exemples (8) et (9), ou à advenir / survenir, cf.
exemples (10) et (11) :
(8ac) C’est vrai que vous êtes venu pas mal barbu / pis des grands cheveux longs
su a tête (INF 3)
(9ac) La dent / blanchissait / changeait de couleur / al a venu manière de blanc-
bleu (INF 1)
(10ac) Quand que ç’a venu que faulit boire en mangeant 5 (INF 1)
(11ac) Ç’a menu que / quand que les matelots d’Angelterre alliont en Belgique / i
faisiont du désorde (INF 4)
Enn, les verbes effectivement présents ont dû être recherchés aussi dans leurs
versions acadiennes, qu’il s’agisse de spécicités sur le radical et sur le participe passé,
ou seulement sur le participe passé.
Pour ce qui est des premières, à côté de tomber, arriver, retourner, revenir et venir,
il existe respectivement timber, arriver back, retourner back, menir (jamais préxé) et
ervenir. Timber est la forme normale ; tomber, la forme employée en France, n’apparaît
que chez un seul locuteur (locuteur 3), une seule fois, et est en variation avec timber
chez ce même locuteur 6 . La particule back héritée de l’anglais se trouve avec arriver
et retourner, de façon minoritaire. Arriver back n’apparaît que deux fois sur cent vingt-
cinq, chez le même locuteur (locuteur 3), pour préciser qu’il s’agit d’un retour à un lieu
initial 7 . Retourner back apparaît une seule fois (sur quatre), chez le locuteur 2, de façon
pléonastique :
5. Faulit est le subjonctif imparfait de falloir. Ce temps, rare à l’oral en français de France tout comme
l’est le passé simple, s’emploie à l’oral en acadien, avec une morphologie particulière qui est celle du
passé simple acadien, lui aussi particulier puisqu’il prend pour sa forme régulière une désinence en / i / .
Cette dernière est un archaïsme qui vient de l’anglo-normand du XIIIe-XIVe siècle, qui a continué jusque
dans la langue littéraire des XVe et XVIe siècles (PERONNET, 1986, p. 89) et qui a existé en France dans
les parlers du Nord-Ouest jusqu’au XIXe siècle (il fallait que j’allisse au lieu de il fallait que j’allasse)
(CHAUVEAU, 1995, p. 161).
6. (12ac) Y avait pas des fusil / y avait pas de ‘ries’ / y avait pas rien de ça / ça fait toujou / i avont voyagé
de même un bon boutt / pis là i avont timbé dans un grand chemin qu’y avait / (INF 3). (13ac) Bétôt il a
vu deux ouéseaux qui venaient / qu’aviont des ailes comme six à sept pieds de large / i s’en veniont ben
tranquillement / quand qu’il avont arrivé environ de vingt pieds de la côte / il ont tombé à l’eau / tous
les deux / (INF 3).
7. (14ac) Quand al a arrivé « back » chu zeux / (INF 3). (15ac) Quand qu’il a arrivé « back » / il a été mette
son cheval dans l’écurie / (INF 3).
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(16ac) Pis Marin était parti / pis i était loin / ça fait que le lendemain matin / i
a retourné « back » / […] i s’avait mis un casse par-dessus la tête / quantt i a
rentré / i a pas louté son casse (INF 2)
Ervenir apparaît une seule fois, chez le locuteur 2 dans l’exemple (17) ci-dessous, sans
particularité sémantique évidente par rapport à revenir. Ervenir peut donner l’impression
d’une métathèse de par l’inversion des phonèmes / r / et / v / en contact (la voyelle médiane
ne se prononçant pas) mais en réalité il s’agit sans doute non pas d’une inversion mais de
l’ajout d’une voyelle prosthétique (épenthèse à l’initiale) an d’éviter l’agrégat conso-
nantique, autrement dit d’une syllabication du / r / , ce qu’on retrouve sur d’autres mots
dans la production de ce locuteur, cf. exemple (18) :
(17ac) A dit / pognez-moi / je vas timbe / i pognont la reine / al évanouissait / pis i i
avont goroché un sceau d’eau dans a face / pis al a ervenu (INF 2) 8
(18ac) A pensait à quoi c’est qu’i ersemblait (INF 2)
L’acadien présente aussi des spécicités sur certains verbes dans leur forme partici-
piale puisque mourir et aller connaissent, à côté de mort et allé, respectivement mouri
et gone. Sur mouri et gone se superpose, au sein des formes verbales composées, une
spécicité sémantique que n’ont ni mort ni allé, comme nous le verrons dans la partie3.2.
Auxiliaires contractés en anglais : ’s de has (AVOIR) ou ’s de is (ÊTRE) ?
En anglais, une évaluation du nombre de verbes acceptant ÊTRE (be) peut, à l’oral
comme à l’écrit, être malaisée. Non pas du fait de l’ellipse de cet auxiliaire comme on a
pu le voir en acadien 9 mais du fait de sa possible contraction, à même au perfect de créer
à la troisième personne et notamment dans les parties dialoguées une ambivalence. La
contraction ’s, en effet, neutralise toute distinction entre has (have c’est-à-dire AVOIR)
et is (be c’est-à-dire ÊTRE), par exemple he’s gone 10.
8. Pogner correspond à empoigner ou prendre en français de France, garocher à lancer des roches ou
lancer quel que soit l’objet.
9. L’ellipse de be se trouve dans le cadre de be + –ING, en particulier en Black American English : he
walking (GACHELIN, 1997, p. 34), mais pas dans le cadre d’un parfait ou d’un plus-que-parfait en
anglais standard.
10. Avec l’anglais, le corse est la seule des langues abordées ici à connaître des auxiliaires contractés. Ils
apparaissent sur AVOIR conjugué au présent (par exemple au parfait ou au futur en avè da + innitif)
des 1re et 2e personnes du pluriel normalement trisyllabiques, et réduites alors à des dissyllabiques
dépourvues de la première syllabe inaccentuée : avemu / emu (nous avons) et aveti / eti (vous avez), mais
sans ambivalence avec ÊTRE (emu / semu, eti / seti). Mais alors que l’anglais peut réduire have qu’il
soit auxiliaire (I’ve got to go) ou verbe (I’ve something I’ve been meaning to say to you), pourvu qu’il
ne soit ni en n de groupe verbal (*yes I’ve) ni en début (*’ve you been to the hut ?) (COTTE, 1997,
p. 46), la contraction de avè en corse n’est possible que pour l’auxiliaire, qui se distingue donc ainsi
du verbe, qui a une forme toujours pleine. Belle illustration du principe guillaumien de subduction du
signié en parallèle à la réduction phonétique du signiant.
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