L`existence et le temps

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Lycée franco-mexicain – Année scolaire 2016-2017 – Cours Olivier Verdun
Chapitre 1, séance 6 : l’existence et le temps
L’existence a-t-elle un sens ?
Notions connexes : la conscience, la liberté, le bonheur
Repères : essentiel / accidentel, objectif / subjectif, contingent / nécessaire / possible
Objectif méthodologique : analyse d’un sujet de dissertation
INTRODUCTION
Sitôt sorti du palais où il avait été cloîtré pendant toute son enfance, le Prince Siddhârta, futur
Bouddha, fit sur la route plusieurs rencontres bouleversantes. D’abord celle d’un malade, qui lui
fait découvrir pour la première fois que l’existence peut être douloureuse. Un peu plus loin, il
découvre un vieillard et prend alors conscience que l’éternel présent de l’enfance n’est qu’une
illusion et que le temps fuit. Sa troisième rencontre le met face à face avec un mort que ses
proches conduisent à sa dernière demeure. Le futur Bouddha vient de découvrir la cruauté de la
condition humaine : notre existence est soumise au cours irréversible du temps, et la mort en est
le terme inéluctable. Notre existence est enfermée dans des limites infranchissables – celles du
temps et de la mort.
Pour les bouddhistes, c’est l’« impermanence » qui caractérise le mieux la condition humaine
et la réalité : rien n'est stable, tout change et doit disparaître; il n'existe pas derrière les
phénomènes de substance permanente, mais seulement des combinaisons provisoires de forces.
La vie est évanescente, elle est l'expérience incessante et souvent tragique du changement, de la
disparition, de la mort, de l'usure du temps. Marcel Conche, dans Le destin de solitude, donne
l'exemple de l'être aimé qu'on a rencontré jadis, avec lequel on a vécu une vie durant et qui
disparaît, emporté par la mort : « Mais les jours heureux ont une fin. Et la vie devient
foncièrement triste quand l'être aimé n'est plus. Et comme il n'y a rien d 'autre que cette vie
fugitive qui s'écoule comme de l'eau, il n'y a de secours nulle part » (op.cit., p. 29). La vie se
réduit ainsi à l'irrémédiable fugitivité ; la permanence, disait Montaigne, n'est elle-même qu'un
« branle plus languissant » (in Essais, III, II); sa tonalité fondamentale est la tristesse, « sur
laquelle s'inscrit la joie sans aucunement l'effacer » (Conche, ibid., p. 31).
Mais à quelles réalités le terme d’existence s’applique-t-il au juste ? Quand nous disons qu'une
chose n'existe pas, nous entendons par là qu'elle n'est pas réelle. A contrario, nous affirmons
l'existence d'une chose, c'est-à-dire sa réalité, lorsque nous pouvons la voir, l'entendre, la toucher.
Je parlerai ainsi indifféremment de l’existence du pays où je vis, de celle des êtres qui
m’entourent, etc. Exister, en une première acception, c’est être par opposition au rien, au
néant. Mais quand je dis d’une personne qu’elle n’existe pas vraiment ou qu’à telle ou telle
occasion je me sens exister, quand je suis amoureux par exemple, le sens du mot existence
devient différent de celui d’être : la personne qui n’existe pas vraiment n’est pas rien, elle n’est
pas dépourvue d’être. Dans un second sens, le terme d’existence désigne plutôt une certaine
façon d’être que nous réservons à la réalité humaine. C’est plutôt du sujet que de l’objet que
nous disons qu’il existe ou qu’il pourrait exister : alors que l’objet est, seul l’homme existe. Seul
le rien n’existe pas à proprement parler, car il n’a jamais existé et n’existera jamais. Autrement
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dit, ce qui n’existe pas, le rien, c’est ce qui n’est dans aucun temps, ni présent, ni passé, ni futur.
Ce qui indique qu’exister veut dire être dans le temps. Certes, les choses sont dans le temps,
elles peuvent y perdre ou y acquérir de la valeur. Mais les êtres humains ne sont pas seulement,
comme les choses, dans le temps, elles sont « au temps », c’est-à-dire qu’ils se rapportent au
temps d’une autre façon que les choses, par le biais de la conscience (anticipation, regret,
nostalgie, ennui, espérance, etc.).
Cette conscience qu’a l’homme d’être au temps et de mener une existence précaire peut
donner le sentiment que cette existence est absurde (du latin absurdus, « discordant », de surdus,
« sourd » : qui n’a pas de sens), contingente (du latin contingere, « arriver par hasard », ce qui
n’a pas en soi sa raison d’être), vaine, et ce d’autant qu’elle a pour horizon indépassable la mort.
Mais la perspective de la mort n'invalide-t-elle pas toute entreprise ? Pouvons-nous donner un
sens, c’est-à-dire une signification et une orientation, à notre existence ou n’est-elle qu’une
tentative désespérée pour échapper au temps qui passe ? Où l’on voit qu'exister, pour l'homme, ne
se réduit jamais au simple fait d'être : contrairement aux choses de la nature qui simplement sont
là, seul prend conscience de son existence et pose la question du sens de cette existence :
pourquoi existons-nous ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Cette existence vouée à l'œuvre incessante du temps est d'autant plus problématique que le
concept de temps est pour le moins insaisissable, difficile à définir : il est à la fois une puissance
extérieure, une réalité objective sur laquelle nous n’avons pas de prise et qu’indiquent seulement
les aiguilles d’une montre; en même temps, nous vivons avec lui comme avec une personne à
laquelle nous sommes liés subjectivement; nous ressentons les effets du temps, et dans cette
mesure nous pouvons dire que nous en avons l’expérience, mais une expérience en quelque sorte
du dedans : nous ne pouvons nous écarter du temps pour l’observer, nous n’avons aucun recul
vis-à-vis de lui hormis celui de la réflexion philosophique. Le temps est à la fois évident et
impalpable, substantiel et fuyant, familier et mystérieux : il détruit et construit, destitue et
constitue, en nous menant tout droit à la mort.
L’usage courant du terme temps recèle du reste des confusions et contradictions. Dire « le
temps passe vite » contredit ce que sous-entend l’expression « pendant ce temps » : la première
implique un temps élastique, dont la vitesse est variable ou que nous ressentons comme variable
(aspect psychologique, subjectif du temps); la deuxième sous-entend un temps homogène, le
même pour tous les événements qui se déroulent indépendamment les uns des autres, un temps
objectif, réel, extérieur à nous, dans lequel nous pouvons découper des durées, établir des
simultanéités, etc. Le temps existe-t-il véritablement en dehors de nous-même, de la vie de la
conscience ou de l’âme ? Peut-on véritablement accorder quelque réalité objective au temps ?
I) ETRE ET EXISTER
En premier lieu, exister, est-ce la même chose qu’être ? L’existence se confond-elle avec
l’essence ? Et peut-on déduire l'existence de l'essence ?
A) LA PRIMAUTE DE L’ESSENCE SUR L’EXISTENCE
On peut d’abord envisager la supériorité ou la primauté de l'essence par rapport à l'existence.
Qu’est-ce qui justifie une telle primauté et précellence ?
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A.1) Essence et existence (repère : accidentel/essentiel)
L’existence, nous l'avons vu dans l'introduction, c’est d’abord le fait que quelque chose est
ou existe. Si l'existence et l'être semblent être des termes apparemment équivalents, cette
équivalence est trompeuse : dire d’une chose qu’elle est, c’est poser son existence; dire ce qu’elle
est, c’est définir son essence. L’existence renvoie à l’être, non en tant qu’essence, mais à l’être en
tant qu’il s’oppose au néant. En effet, exister, en ce sens-là, c'est le simple fait d'être, de se
trouver là concrètement. Par opposition, le néant désigne ce qui n'existe pas encore, ou
n'existe plus, ce qui, en tout cas, n'a pas d'être ou de réalité.
On distingue généralement la notion d'essence de celle d'accident : l'essence désigne ce qu'est
un être, sa nature, ce qui le définit, l'ensemble de ses propriétés, indépendamment du fait que cet
être existe, l'accident qualifie ce qui existe non en soi-même mais en une autre chose, ce qui peut
être modifié ou supprimé sans que la chose elle-même change de nature ou disparaisse. La notion
d'essence est alors proche de celle de substance, entendue comme la réalité permanente qui
sert de support aux accidents, qualités, attributs, cela même qui demeure le même tout en
subissant des modifications. Il y a ainsi une différence entre savoir s'il y a ou qu'il y a une éclipse,
et savoir ce qu'est une éclipse.
De ce point de vue, l’essence semble posséder une supériorité sur l’existence, puisqu’elle
constitue la nature permanente et universelle d’une chose : si tel triangle dessiné sur la table
peut cesser d’exister, il n'en est pas de même de l'essence du triangle. Ainsi, selon Platon,
l’existence appauvrit-elle l’essence, le passage du possible (autre nom de l'essence) à la réalité
constitue une déchéance. Donnons un exemple : nos projets, nos espoirs, par exemple, qui se
situent au niveau du possible, sont riches en comparaison de nos réalisations effectives; avec un
billet de $ 500, je puis faire d'innombrables projets d'achat, mais de ces projets je ne pourrai
jamais réaliser qu'un seul; ne pouvoir être qu'une chose à la fois, voilà le drame de l'existence
et on comprend dès lors qu'on puisse la considérer comme une dégradation.
La science, selon Platon, n'a pas pour objet la connaissance de ce qui existe : elle vise au
général et s'intéresse moins à une espèce particulière qu'à un genre englobant des espèces
multiples (aux rongeurs plutôt qu'aux souris, aux vertébrés plutôt qu'aux rongeurs, etc.). Pour que
la science constitue une connaissance du réel, il faut admettre, derrière les caractères individuels
des êtres existants, une essence qui peut se multiplier dans un nombre indéfini d'individus. Ce
n'est pas tant le réel qui est objet de la science que le nécessaire et l'universel,
caractéristiques de l’essence.
A.2) L’existence déduite de l’essence : l’argument ontologique
L'étymologie du mot « existence » (existentia, de sistens, « se tenant », et de ex, « à partir
de ») suggère que l'existence surgit à partir de quelque chose : l’acte de sortir (ex-sistence), le
fait de « paraître », de « se manifester », de « sortir de ». Est-il alors possible de déduire
l'existence, de poser un principe dont l'existence dériverait nécessairement ? C’est dans la
perspective chrétienne de la création ex nihilo qu’est introduite la distinction entre essence et
existence.
Dans la cinquième de ses Méditations métaphysiques, Descartes entend apporter la preuve de
l’existence de Dieu à travers un raisonnement que l’on a qualifié d’« argument ontologique ». Cet
argument consiste, par analyse de la simple notion que j’ai de Dieu, à conclure à l’existence de
l’objet de cette notion – Dieu. Dieu est l’être parfait et son inexistence serait une imperfection,
c’est-à-dire une privation d’être. Dieu est l’être dont l’essence est telle que l’existence ne peut en
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être séparée. L’essence implique l’existence, l’existence est déduite de l’essence. Quand je songe
à un triangle, il se pourrait bien qu'il n'existât nulle part dans la nature une telle figure
géométrique. Cela ne change rien à la manière dont je pense le triangle, aux propriétés que mon
esprit est obligé de lui accorder : je suis obligé d'admettre que la somme des angles d'un triangle
est égale à deux angles droits. Dès lors, par analogie, on peut déduire de l'essence de Dieu qu'il
existe, comme on peut déduire de l'essence du triangle que ses angles sont égaux à deux angles
droits. Inversement, on ne peut pas penser Dieu sans l'existence, comme on ne peut séparer
l'idée d'une montagne de l'idée d'une vallée.
En sorte que l’existence ne constitue qu’un prédicat, qu’un attribue supplémentaire de
l’essence : l’essence de Dieu inclut la perfection, c’est-à-dire l’infinité, la toute-puissance, la
souveraine sagesse et l’existence. Dieu est donc défini comme le seul être qui existe en vertu de
sa seule essence. Les créatures ont une existence dérivée, elles existent littéralement (elles sortent
ou naissent de) à partir de Dieu. Dans cette perspective, l'existence est envisagée comme un
moindre être, puisqu'elle désigne un mode d'être dérivé, second, dépendant de Dieu qui la fait
être.
A.3) La cause ultime de toutes choses
Avec le christianisme, le problème de l’existence surgi avec acuité dès lors qu’il conçoit
l’existence d’une cause génératrice de l’ensemble du réel. Comment l’esprit de Dieu a-t-il pu, dès
lors, faire exister hors de lui l’univers et choisir de le faire exister tel qu’il est ?
Leibniz, dans ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine
du mal (1710), affronte cette question. Dès lors que l’on considère que Dieu est la « première
raison des choses », comment se fait-il que parmi « toute la collection des choses existantes », il
se rencontre beaucoup d’imperfections, à commencer par celle du mal moral (le péché) et du mal
physique (les souffrances) ? Si l’existence a un sens du fait qu’elle est l’œuvre de Dieu – le Sens
du sens -, l’omniprésence du mal dans la création n’annihile-t-elle pas ce sens et ne la rend-elle
pas éminemment absurde ? Comment Dieu a-t-il pu faire un monde traversé par tant de péchés et
de souffrances ? Face au mal, ou bien Dieu, qui est tout-puissant, est coupable d’avoir laissé faire
les meurtriers ; ou bien Dieu n’est pas tout-puissant : est-il possible alors d’envisager la
culpabilité et l’impuissance dans l’idée divine ? Si Dieu existe, sa présence s’impose, s’il refuse
de se manifester, c’est qu’il est immoral et inhumain, il laisse faire, il est complice, il s’est allié à
l’ennemi, à Satan. Or, l’idée d’un Dieu immoral est aussi contradictoire que celle d’un cercle
carré.
Il existe certes une infinité de mondes possibles, mais Dieu, dans sa perfection, n’a pu créer
que le meilleur, le nôtre. Dieu aurait pu créer un autre monde que le nôtre. S'il a créé celui-ci,
c'est qu'il devait le faire. La sagesse de Dieu lui fait connaître le meilleur des mondes possibles,
sa bonté le lui fait choisir et sa puissance le lui fait produire. Ce monde réalise un maximum de
diversité pour un minimum de désordre ; il est celui dont les éléments sont arrangés de façon
optimale, pour réaliser le maximum de bien pour le minimum de mal. Parmi les mondes
possibles, Dieu choisit le meilleur, celui qui contient néanmoins du mal; le critère du choix est
d'avoir « autant de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse »
(Monadologie, par. 58). Un monde où le mal n'existerait pas est théoriquement possible, mais
serait moins bon, c'est-à-dire moins varié, moins ordonné que le monde actuel.
La perfection est définie mathématiquement comme le rapport optimal entre l'ordre et la
variété. Une chose est plus parfaite qu'une autre, quand, à proportion, elle offre à l'entendement
une matière plus riche et mieux organisée, quand elle présente à la fois plus de détails et plus
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d'ordre. La sagesse demande la variété : multiplier la même chose, si noble soit- elle, est une
pauvreté (ex. : avoir mille ouvrages bien reliés du même auteur).
Le « meilleur monde » qu’est le nôtre n'est donc pas celui qui est sans mal : un monde
absolument sans mal serait moins riche et moins parfait. Nécessité d'une imperfection
originelle des créatures : si la créature n'était pas limitée, imparfaite, elle serait Dieu lui-même.
Le meilleur des mondes est celui dans lequel un peu de mal permet le maximum de bien. Il
faudrait pouvoir tout voir et bien voir comme Dieu et on ne pourrait manquer de tout vouloir et
de bien vouloir, comme lui, de vouloir ce monde avec tous les maux qu'il comporte. Chaque fois
que nous accordons de l'importance à un mal, nous le faisons d'un point de vue trop particulier,
nous ne comprenons que les effets les plus immédiats de ce mal. Si nous nous élevons à un degré
de généralité plus grand, nous constatons que ce mal permet un plus grand bien. Tout mal est un
moindre mal.
Dieu n’est donc pas responsable du mal présent dans l’histoire; celui-ci ne résulte que de
l’imperfection inhérente à toutes les créatures. Le monde historique est alors, sinon la perfection
impossible, du moins le meilleur qui soit compatible avec l’état de cette créature finie qu’est
l’homme. Du point de vue du Tout, la part de mal que renferme le monde est la plus petite
possible. Seul notre point de vue limité peut nous donner l'illusion qu'un autre monde était
possible, qui eût comporté moins de mal que le nôtre.
Avec la thématique chrétienne de la Création, nous sommes ainsi passés de l’interrogation sur
le fait d’être à la question de ce qui fait être l’ensemble des choses existantes. La question de
l’existence et de son sens renvoie ainsi à celle de Dieu, cause ultime de toutes choses. L’existence
est alors conçue comme un prédicat de l’essence divine. Or n’y a-t-il pas une différence
irréductible entre ce qu’est une chose (son essence) et le fait qu’elle soit (son existence) ?
L’existence, en somme, n’est-elle pas autre que l’essence ?
B) LE PRIMAT DE L’EXISTENCE SUR L’ESSENCE
Il s’agit maintenant de voir en quoi l’existence ne saurait dériver de l’essence et n’a rien à voir
avec elle. Elle correspond plutôt à la position de la chose dans l’être. Exister, c'est être hors de,
c'est jaillir hors de tout système, de toute définition. L'existence est le mode d'être du sujet
individuel. Loin d'être un donné, elle désigne une conquête, un mouvement, un passage.
B.1) L’existence comme présence effective : critique de l’argument ontologique
Kant refuse l’idée que l’existence soit un « prédicat réel », c’est-à-dire une simple
détermination attribuée à la chose. Par exemple, le fait de penser à l’idée de cent pesos ne me
rend ni plus riche ni plus pauvre. En revanche, tel n’est pas le cas si on me glisse un billet de cent
pesos dans la poche : des cent pesos en idée aux cent pesos que j’ai en poche, rien ne change dans
le concept ou l’essence de 100 pesos, en sorte que l’existence n’a rien à voir avec l’essence de la
chose.
Contre Descartes, Kant montre que rien ne saurait fonder la preuve ontologique de l'existence
de Dieu. Il établit que l'existence est une donnée irréductible, qu'elle n'est pas un attribut, qu'elle
n'appartient pas à la sphère de l'essence. L'existence est, dès lors, une position absolue. De l'idée
d'un être parfait, je ne peux donc pas déduire son existence elle-même. L'existence est une
donnée que je peux seulement constater. En critiquant l'argument ontologique, Kant souligne
avec force ce qu'il y a d'original, d'irréductible, de non rationnel dans l'existence proprement dite.
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L'existence, qu'il s'agisse de l'existence de Dieu ou de celle de n'importe qui, ne peut jamais être
déduite.
L'existence de la chose se constate dans l'expérience, la perception. L'expérience, par sa
structure, ne nous présente que des existences dépendantes, enchevêtrées les unes aux autres,
conditionnées. L'inconditionné, l'Absolu (Dieu), ne peuvent jamais apparaître dans l'expérience.
Or, si Dieu existe, son existence est nécessairement inconditionnée. Cette existence ne pourra
jamais être prouvée. On ne peut pas non plus prouver son inexistence.
Kant va ramener l'idée de Dieu à un simple idéal, une idée de la raison exprimant un besoin
d'inconditionné, enraciné dans la raison. Cette idée a une fonction régulatrice : inciter
l'entendement à aller plus loin dans l'unification des lois de la nature. Dieu couronne la
connaissance humaine seulement à titre d'Idée, et non comme objet suprasensible que nous
pourrions connaître. C'est par une illusion que l'Idée de Dieu est hypostasiée en existence.
Au total, Mais, l'existence est irréductible à un principe, un concept, une essence ou une
définition. L’existence désigne alors la présence, la réalité effective de la chose dont on parle : le
fait qu’elle ne soit pas seulement possible, mais actuelle.
B.2) L’existence comme surgissement dans le monde (notions connexes : le désir, la
religion)
Sören Kierkegaard (1813-1855), le père de l’existentialisme, réhabilite l'existence qui ne
désigne plus un moindre être, une moindre perfection, un dérivé de l'essence, mais un
surgissement absolu, un jaillissement pur et irréductible à tout système ou concept.
L'existence, c'est toujours l'existence du sujet individuel, c'est-à-dire d'un itinéraire singulier
marqué par le paradoxe, l'absurde, l'incertitude. La pensée abstraite est incapable de saisir
notre vécu existentiel dans ce qu'il a de concret, d'unique, d'immédiat. Kierkegaard oppose à la
pensée abstraite, qui considère toute chose de façon objective, universelle, intemporelle,
l'existence comme vécu singulier s'inscrivant dans le temps. Avec Kierkegaard, l'existence ne
saurait se définir mais uniquement se décrire. Elle est angoisse, crainte, tremblement de
l'intériorité solitaire. L'existence apparaît finalement comme ce qui ne saurait s'intégrer, ce choix
solitaire, angoissé, rebelle, ce mouvement vers l'absolu, cette vertigineuse angoisse de la liberté.
Il y a hétérogénéité radicale entre la subjectivité que le savoir peut atteindre et celle du
sujet vivant. Et c'est précisément cet intervalle que désigne l'existence.
L'existence est la voie vers l'intériorité, la subjectivité conquise. Kierkegaard montre
qu'exister c'est accéder à la transcendance. Le monde se vit d'abord sur le mode de l'angoisse, du
désespoir, du péché qui renvoie au tragique du vécu : « Le monde me donne la nausée, il est fade
et n'a ni sel ni sens ». L'angoisse est le vertige de la possibilité de la liberté, du péché, elle est
angoisse de culpabilité. L'angoisse et le désespoir sont des moteurs essentiels de l'existence.
A la différence de la crainte, de la peur, de terreur, de la panique, qui ont un objet déterminé, réel
ou imaginaire, l'angoisse est éprouvée comme étant sans objet. Etat de la conscience face à
l'inconnu mêlé de tentation et de crainte. L'angoisse est l'impossibilité de trouver ici-bas des
réponses humaines aux questions fondamentales de la conscience; c'est l'état d'un être qui se sait
condamné à choisir et ne sait que choisir. Le désespoir, c'est l'impossibilité d'être soi, doublée de
l'impossibilité de n'être pas soi; le désespoir naît de l'inévitable distance entre soi et soi, et cette
distance est précisément l'autre nom de l'existence.
En s'intensifiant, elle élève progressivement l'individu vers le sens et la foi. L'angoisse et
le désespoir sont essentiels pour l'existant, qui doit les assumer comme expériences douloureuses
de la finitude de l'existence mais aussi comme appel de l'absolu, ouverture vers le divin. Pour
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fuir cette angoisse, l'homme explore différentes possibilités existentielles qui sont autant de
stades sur le chemin de la vie. Ce ne sont pas tant des stades en réalité que des catégories qui
rendent compte des diverses figures de la conscience, des possibilités ouvertes à l'existant. Il y a,
en effet, trois sphères d'existence : esthétique, éthique, religieuse.
La sphère de l'esthétique est celle de l'immédiateté. La subjectivité se grise d'elle-même
dans l'instant de la jouissance sensuelle. La sphère de l'esthétique est celle de l'immédiateté
empirique, située dans l'ici-et-maintenant immédiat. Sa règle est la jouissance. Elle correspond à
l'immédiateté du désir, à l'instant en tant que tel. Don Juan est le modèle du stade esthétique, du
désir de jouissance, de la quête renouvelée à l'infini. Don Juan représente le modèle, dans la
musique, de l'exigence momentanée de jouissance; il est l'énergie du désir sensuel.
L'éparpillement du stade esthétique débouche sur le rien de l'ennui, du désespoir. Don Juan tente
de renouveler indéfiniment la première fois de l'amour. Le stade esthétique est la figure du désir
inconsistant, de la jouissance toujours fuyante, toujours renouvelée. Divertissement du non-sens
de sa propre existence. L'esthéticien passe ses jours dans la perdition. Mais dans la perdition et le
vide esthétique apparaissent des ferments d'absolu. D'où la nécessité d'abandonner l'existence
esthétique.
La sphère de l'éthique est celle de l'exigence. Alors que le stade esthétique est celui de
l'abandon aux jouissances de l'immédiateté où l'individu s'éparpille en une poussière d'instants, le
choix éthique est illustré par la figure du mariage. Si l'esthétique se situe dans l'instant,
l'éthique s'inscrit dans le temps. Stade du devoir, caractérisé par la stabilité et la continuité,
offrant un principe d'unité. L'éthicien est donc celui qui a compris la dérision du stade
esthétique et découvert l'ordre et la règle. Mais naïveté : la vie d'époux n'a rien pour apaiser le
désarroi existentiel. Le sentiment du péché est ce qui empêche la conscience de sommeiller en
paix dans la sphère de l'éthique et lui impose de chercher son salut ailleurs.
La sphère religieuse est celle de l'accomplissement. C'est ce stade-là qui fait vraiment
l'individu et lui permet d'accéder à l'existence authentique, laquelle se confond avec l'effort du
sujet devant Dieu. L'expérience religieuse est le paradigme de l'existence réelle. Le stade
religieux correspond à l'appropriation subjective du message de la foi. La croyance et la foi
sont solitaires, périlleuses, il faut oser croire contre l'intelligence. La foi est la plus haute passion
à laquelle l'homme puisse parvenir.
L'existence devient donc, avec Kierkegaard, l'explosion de notre vécu qui ne saurait
s'intégrer dans un système bien fait. Cette définition de l'existence comme choix périlleux,
surgissement subjectif dans le monde, est portée à son comble par l'existentialisme athée de
Sartre.
B.3) L’existence précède l’essence
Sartre (1905-1980) met l'accent, à la suite de Kierkegaard, sur le fait que l'existence humaine,
irréductible à tout système, est avant tout liberté. Sartre est le représentant le plus connu de
l'existentialisme athée, à la différence de l'existentialisme de Kierkegaard qui, nous l'avons vu, est
centré sur la foi et le stade religieux. Ces deux philosophies ont en commun l'existentialisme,
c'est-à-dire une philosophie fondée sur l'existence concrète et subjective.
Dans L’existentialisme est un humanisme, Sartre affirme que « l'existence précède l'essence ».
A la différence des objets, l'homme n'est pas construit sur un modèle dessiné d'avance et pour un
but précis. Il existe avant de choisir d'être ceci ou cela. Pour ce qui est des objets, l'essence
précède l'existence. Une montre, par exemple, est d'abord une essence, une idée dans l'esprit du
fabricant, elle est conçue expressément dans le but de donner l'heure. Mais il n'existe pas
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d'essence ou de nature humaine, car les hommes surgissent d'abord dans le monde, ne sont que ce
qu'ils ont projeté d'être; chez eux, l'existence précède l'essence. Contrairement aux objets, qui
demeurent prisonniers de leur essence, l'homme, pour se faire être, doit puiser en lui-même la
ressource d'un projet authentique. Par le choix d'un tel projet, il affirme sa liberté, sa totale
responsabilité. Une fois jeté dans le monde, l'homme est responsable de tout ce qu'il fait.
Dans le contexte d'une philosophie athée, il n'y a nul constructeur de l'homme. Il ne saurait y
avoir de nature humaine, si l'on entend par là une essence préétablie, fixe, immuable et éternelle.
Il est impossible en effet de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature
humaine. Il en résulte que l'homme est ce qu'il se fait : il existe, se jette vers un avenir qu'il
modèle entièrement. Il est donc totalement responsable car c'est lui qui réalise son essence.
L'homme se choisit donc puisqu'aucune essence ne le prédétermine et ne le conduit.
L'existentialisme athée est une philosophie de la pleine responsabilité humaine et de la totale
liberté.
Ici le verbe "exister" s'oppose au verbe "être" : exister, pour Sartre, c'est "être en sursis",
c'est pouvoir orienter son avenir dans un sens nouveau, modifier par là le sens même de son
passé. Et c'est seulement au moment de ma mort, lorsque précisément j'ai cessé d'exister, que ma
vie devient être et essence. L'existence se change alors en être, en quelque chose de définitif, de
clos, de figé, que l'on peut désormais décrire comme l'accomplissement d'un destin.
Sartre reprend la notion husserlienne d'intentionnalité de la conscience et lui adjoint celle de
négativité. Si la conscience n'existe que dans son rapport à autre chose qu'elle-même, si elle est
condamnée à sortir de soi et qu'elle ne possède pas d'intériorité, la conscience est alors fuite,
échappement permanent à soi, refus d'être substance. La négativité désigne la capacité qu'a la
conscience de mettre à distance, d'annuler. Exemple de l'imagination : pouvoir de s'arracher au
monde et de le nier, de le poser comme absent ou irréel. Par la négativité, l'homme se saisit
comme liberté entendue comme pouvoir de s'arracher au monde, de se soustraire aux
déterminations. Conséquence : je suis moi et en même temps toujours plus et autre que ce que je
suis; je puis, à tout moment, dépasser mes déterminations, échapper à toutes les définitions.
D'où l'angoisse que l'homme éprouve face à l'infini de sa liberté. L'angoisse est la saisie de la
liberté par elle-même, sentiment de vertige face à l'infini des possibles et à l'absolue nécessité
d'une liberté à laquelle on ne saurait échapper. L'angoisse est la conscience de la responsabilité
universelle engagée par chacun de nos actes, sentiment qui nous révèle notre existence
abandonnée dans le monde. L'angoisse est donc la saisie du fait que c'est moi qui décide, sans
critère objectif, sans valeur sûre, sans justification externe : je m'angoisse littéralement quand je
me retrouve seul avec ma liberté, quand je réalise que moi seul peux décider de moi-même. Rien,
hors de moi, ne peut prendre ma relève. Je me saisis sans nature, incapable de coïncider avec
moi-même et ne reposant que sur ma constante obligation de me choisir.
TRANSITION :
L’existence a-t-elle un sens ? Dans une optique chrétienne où l’existence est déduite de
l’essence, le sens de l’existence – sa signification, sa destination – est donné a priori par Dieu
considéré comme la cause première du monde. Il s’agit ici, pour l’homme, de trouver du sens à
l’existence, ce qui suppose que le sens lui préexiste, qu’il est de toute éternité déjà là et est révélé
au travers d’une Révélation divine. Mais si l'existence précède l'essence, elle ne résulte d’aucune
nécessité, elle est pure contingence et ne possède aucun sens a priori. Il ne s’agit plus alors de
trouver le sens transcendant qui préside à l’existence humaine, mais de donner du sens à cette
existence. Dans cette nouvelle configuration profane, le sens ne s'inscrit plus en amont de la
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conscience, comme ce qui la précède et la domine, mais en aval de la conscience, comme ce qui
se dessine à l'horizon de nos actes et de nos choix. Mais comment donner du sens à une existence
qui est inéluctablement finie et vouée au néant ?
II) LA FINITUDE HUMAINE
Exister, avions-nous indiqué dans l’introduction, ne consiste pas seulement, comme les choses,
à être dans le temps, mais à être au temps, ce temps dans lequel nous sommes immergés, que
nous ne maitrisons pas complètement, qui emporte tout sur son passage et nous mène
inexorablement vers la mort. De là vient le sentiment, tantôt grisant, tantôt désespérant, que notre
existence ne vaut pas la peine d’être vécue et qu’elle est, par conséquent, absurde. A quoi bon
vivre, en effet, si tout ce que nous entreprenons est voué à disparaître ?
A) L’ENIGME DU TEMPS
Il convient d’abord de se demander comment nous prenons conscience que le temps passe. Et
ce temps, qu’est-il au juste ? Qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui se passe, lorsque l’on dit que «le
temps passe » ?
A.1) Le temps, une succession d’instants inexistants (texte n°1 de Saint Augustin)
En premier lieu, il apparaît difficile, voire impossible, de définir ce qu’est le temps, comme le
soulignent les deux textes de Jankélévitch et de Saint-Augustin qui, tous deux, posent la question
« Qu’est-ce que le temps ? ». Jankélévitch note d’emblée que le temps est un « englobantenglobé », un « contenu-contenant » en quelque sorte, puisqu’on ne peut définir le temps qu’à
partir de lui-même, en recourant à des éléments qui sont déjà temporels. La définition du temps
est un « cercle vicieux ». Rappelons qu’un cercle vicieux consiste à présupposer ce que l’on veut
tout d’abord démontrer. Ainsi dira-t-on que le temps est « une succession de l’avant et de
l’après ». L’« avant » et l’« après » sont déjà des « mots temporels ». Le temps est toujours déjà
là, il est toujours avant l’« avant » en quelque sorte et après l’« après ». Quoi que je fasse, le
temps me précède, me devance. En sorte que le temps est « à la fois dedans et dehors ». Je suis
littéralement dans le temps, au temps, avec le temps, etc.
Nous prenons conscience que le temps s’écoule par les changements que nous observons en
nous et autour de nous : nous vieillissons, des gens meurent, des couples se séparent, les choses
s’abîment, les plaies se cicatrisent, etc. Mais il est pour le moins difficile de cerner ce qu’est le
temps, car, comme le remarque Saint-Augustin, il est composé d’instants qui, à proprement
parler, n’existent pas : un passé qui n’est plus, un futur qui n’est pas encore et un présent qui
disparaît aussitôt qu’il apparaît. Rien ne nous est plus familier que le temps et rien n’est ne nous
est plus énigmatique, mystérieux, que lui. Le temps est à la fois réel et irréel. - Réel, puisque
sans lui, rien ne passerait, rien ne se passerait, rien n’adviendrait ; il n’y aurait ni passé, ni
présent, ni futur. Et ce qui n’est ou ne peut être ni passé, ni présent, ni futur, n’existe pas à
proprement parler. – Irréel, en ce sens que le temps n'est pas une chose, il est immatériel,
insaisissable (on le compare souvent à de l’eau ou du sable); le temps est un être qui se
décompose en deux néants : ce qui fut (premier néant) et ce qui sera (second néant). Néant entre
deux néants, le temps ne serait rien d‘autre que cette néantisation perpétuelle de tout.
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Il semble pourtant que des trois moments du temps – le passé, le présent, l'avenir -, un seul
semble m'est réellement donné et vécu : le présent. «Il y a trois temps : le présent du passé, le
présent du présent et le présent de l'avenir », écrit Saint-Augustin. En effet, ce qu'il y a de réel
dans l'avenir, c'est qu'il sera présent; ce qu'il y a de réel dans le passé, c'est qu'il fut présent lui
aussi. Mais comment au juste définir le présent ? Le présent existe-t-il vraiment ? En effet, qu'est
le présent, sinon un moment du temps qui se décompose en deux moments, lesquels ont
précisément pour caractère de ne pas être présents. ? Le premier moment est fait de ce qui vient
tout juste de se passer, le second de ce qui va tout de suite advenir, un point virtuel tendu juste
devant moi par mon désir ou par ma crainte. Où est donc le présent entre l'immédiatement passé
et l'immédiatement futur ? Le présent apparaît ici comme un être insaisissable, une pure fiction
sans épaisseur existentielle.
L’être du passé est dans la mémoire : « Le présent du passé, c'est la mémoire ». Lorsque nous
faisons du passé des récits véritables, ce qui vient de notre mémoire, ce ne sont pas les choses
elles-mêmes, qui ont cessé d'être, mais des idées conçues à partir des images des choses,
lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre esprit des sortes d'empreintes. Lorsque
j'évoque mon enfance et la raconte, par exemple, c'est dans le présent que je vois son image, car
cette image est encore dans ma mémoire.
En ce qui concerne le futur, « le présent de l'avenir, c'est son attente ». Le futur existe lorsque
nous le préméditons. Mais pas plus que la mémoire ne fait exister les choses du passé, la
préméditation ne fait exister les choses futures. Les unes comme les autres n’existent pas ;
n’existent que les mots qui évoquent les souvenirs et les idées et images par lesquelles nous
préméditons le futur.
Il faut donc en conclure que les trois modes du temps n’existent pas en dehors de nous mais
seulement dans notre âme sous la forme de la mémoire, de l’attente et, pour ce qui est du
présent, de l’intuition directe. C’est donc l’esprit seul qui peut mesurer le passage du temps. Ce
passage du temps, c’est la durée qui est tout entière dans l’attention tournée soit vers le passé,
soit vers le futur. Augustin définit le temps comme une « distentio », une distension de l’âme,
une diffraction, dans l’âme, du présent. Ce que nous appelons le temps, dès lors, n’existe que
dans l’âme, qui seule peut faire exister ensemble, dans une même présence à soi, un avant et un
après, qui seule peut donner l’être à ce qui n’est plus (le passé) ou pas encore (le futur). Par le
souvenir, l’anticipation, l’espérance, la crainte, l’âme est ce qui fait qu’autre chose que le présent
existe. Le temps a donc besoin de l’âme pour être ce qu’il n’est pas ou pas encore ; il n’existe que
pour et par le sujet. Le temps ne nous précède pas puisque c’est nous qui le déployons ou le
constituons. Il s’agit donc bien de passer de l’impossible définition objective du temps à la saisie
du temps comme vécu de la conscience.
A.2) La flèche du temps et l’irréversibilité
Le temps qui passe fait que les choses ne restent pas identiques à elles-mêmes, mais sont en
perpétuel devenir. En ce sens, si l’existence est temporelle, elle n’est pas liée à ce qui est –
l’essence -, mais à ce qui devient – le devenir. Ce qui fait dire à Héraclite : « nous ne nous
baignons jamais dans le même fleuve », parce que le fleuve a coulé et que la seconde fois n’est
pas la même eau, mais aussi parce que nous-mêmes avons changé, nous avons désormais le
souvenir de la première fois et n’appréhendons donc pas de la même manière notre entrée dans
l’eau. C’est ce que Jankélévitch appelle la « primultimité »: il n’y a jamais de deuxième fois, la
deuxième fois est quelque chose de nouveau et est, elle aussi, une première fois. La réalité n’est
donc jamais la même.
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Contrairement à un trajet dans l’espace, où nous pouvons toujours revenir en arrière, la
« flèche du temps » nous emporte dans un seul sens. Le temps est orienté et irréversible. Cette
irréversibilité, affirme Jankélévitch dans L’Irréversible et la Nostalgie, n’est pas un caractère du
temps parmi d’autres caractères, il est l’essence de la temporalité : « on ne peut concevoir un
temps réversible et qui demeurerait cependant temporel ».
L’irréversibilité correspond aux expériences les plus banales : jamais les cendres ne
redeviennent fagot, jamais l’eau des fleuves ne se reconstitue dans les océans pour remonter à
leurs sources, et ce n’est jamais vers leur naissance que les vivants s’acheminent. La biologie
montre que les processus biologiques ont un sens, ils ne sont pas réversibles; les êtres vivants
naissent, grandissent, vieillissent et meurent, les processus physiologiques se produisent dans le
même sens (digestion, respiration, transformations chimiques, etc.), les maladies peuvent guérir,
mais en suivant un cours temporel de réparation, et certaines lésions sont irréparables,
irréversibles. Chaque vie est ainsi une flèche tirée à la naissance et qui s’immobilise à la
mort. « Le temps s’en va, le temps s’en va madame, Las, le temps non ! Mais nous nous en
allons et serons étendus sous la lame », se lamente Ronsard.
L’irréversibilité ajoute au flux ininterrompu du temps un caractère tragique, en lui donnant la
dimension du « jamais plus » et du « trop tard ». L’irréversible ferme le passé, obère l’avenir.
Le passé devient irrévocable. Rien ne pourra faire que ce qui a été n’ait pas été. Le temps perdu
peut sans doute se rattraper, il ne se retrouve jamais; des occasions analogues pourront se
représenter, mais elles ne seront pas précisément celles qu’on avait laissé s’échapper.
L’irréversible est aggravé par la brièveté de notre vie : la fuite du temps est tragique pour
nous puisque nous allons mourir et que chaque instant qui passe nous rapproche de la mort. Désespoir des désirs non réalisés et qui ne seront jamais réalisés, des fautes qui ne seront jamais
effacées, des possibilités qui disparaissent. Le tragique vient ici de ce que notre avenir et nos
espérances se réduisent de plus en plus, mais surtout que notre passé s’alourdit de toutes les
occasions manquées, de toutes les déceptions, de toutes les fautes qui s’y sont accumulées et qui
ne pourront jamais s’effacer.
Certes, il y a l’oubli et le pardon qui sont des adoucissements pour les situations pénibles qui
ont été ou que nous avons provoquées, mais ils n’effacent pas, loin s’en faut, ce qui a été, ils ne
peuvent faire revivre ce qui a été vécu. Même si, par un miracle, on pouvait revivre le passé, cela
n’abolirait pas pour autant l’irréversibilité: on peut imaginer un miracle qui rende aux parents
leur enfant mort, il reste néanmoins qu’il a été mort, et ce fait est irréversible, comme on le voit
dans la série télévisée The returned (Les revenants) ou dans le magnifique film d’Alain Resnais,
L’amour à mort. Platon imagine un temps qui irait à rebours à cause d’une inversion du
mouvement de l’univers : alors les hommes au lieu de se diriger vers leur vieillesse et leur mort
iraient vers leur jeunesse, les vieillards retomberaient en enfance ! Mais la réversibilité d’un
processus local ne change rien à l’irréversibilité du temps global : un film projeté à l’envers
serait encore regardé dans la même coulée du temps; on peut remonter le cours d’un fleuve, celuici ne s’arrête pas pour autant de couler dans le même sens
En somme, si nous ne pouvons échapper à la fuite irréversible du temps, nous ne pouvons pas
non plus échapper à la présence en nous du passé (souvenirs, sentiments qui accompagnent ces
souvenirs) et du futur (anticipation, crainte, espoir). Nous avons tous le désir d’échapper au
poids du passé, d’oublier nos expériences, d’aborder le monde avec un regard neuf; mais c’est
impossible et c’est aussi une illusion : être sans souvenirs nous rendrait ignorants du monde, de
nous-mêmes, sans désirs et sans raisons d’agir.
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Etre dans le temps, c’est donc être en train de ne plus être ; le temps est cette chose mobile,
qui « apparaît comme en ombre, avec la matière coulante et fluante toujours, sans jamais
demeurer stable ni permanente » (Montaigne, Essais, II, 12).
A.3) Le temps mesuré et le temps vécu
La conscience est dans le temps, au temps, et le temps traverse la conscience. Le temps propre
ou subjectif n’a ni la régularité ni l’homogénéité de celui du monde ou des horloges. Notre temps
– le temps vécu, le temps de la conscience ou du cœur – est multiple, hétérogène, inégal. Il ne
cesse de se diffracter ou de se démultiplier en nous, selon qu’il se heurte ou pas à nos désirs,
selon qu’il les accompagne ou leur résiste, etc. Il y a un temps pour l’attente et un autre pour le
regret, un temps pour l’angoisse et un autre pour la nostalgie, un temps pour la souffrance et un
autre pour le plaisir… (cf. L’Ecclésiaste). Il y a un temps pour tout comme on dit.
Bergson distingue ainsi deux types de temporalité : un temps spatialisé, mesuré, celui des
horloges, pure élaboration conceptuelle mise en place à partir de cette construction de l’esprit
qu’est l’espace ; un temps vrai, manifestation de la réalité ultime de l’être qui est durée créatrice
et élan vital. Le temps mesuré n’est pas réel, il structure artificiellement notre existence.
Mesurer le temps revient à le figer, car nous ne pouvons mesurer que ce qui est fixe par rapport à
nous. Dans nos sociétés modernes, ce sont le temps et son organisation sociale qui déterminent la
durée de nos activités. Nos journées sont cadencées par des horaires précis, un emploi du temps,
un agenda, etc. Dans les sociétés ancestrales, en revanche, c’est l’activité elle-même qui
détermine sa durée : contrairement au pécheur des sociétés modernes qui devra s’arrêter de
pécher si son emploi du temps l’exigence, quand bien il n’a pris aucun poisson, le pécheur
traditionnel arrêtera de pécher quand il aura pris du poisson. Ainsi cette volonté de mesurer le
temps pour le maîtriser aboutit-elle à une conception instrumentaliste et utilitariste du temps
que l’on remplit, jusqu’à satiété, jusqu’à épuisement (le « burnout »), du plus grand nombre
d’activités possibles. Comme le dit un proverbe africain, « les Européens ont des montres, mais
ils n’ont pas le temps. »
A l’espace abstrait, formel et purement conceptuel, qui n’est pas le temps réellement vécu par
notre conscience, s’oppose la durée créatrice, constitutive du fond même des choses, qui est,
elle, non mesurable. Bergson oppose donc un temps calqué sur l’espace et fait, comme lui,
d’extériorité, de quantité, d’objectivité, et un temps concret, intérieur, que Bergson compare
volontiers à une mélodie, où les thèmes s’engendrent les uns les autres sans qu’il soit possible de
distinguer des moments. C’est donc la durée qui représente le temps véritable, qui possède une
existence effective, contrairement au temps mathématique qui n’est qu’une abstraction. Cette
durée continue est appréhendée par l’intuition, qui appartient à tout être vivant et qui est saisie
immédiate. Le temps est, au contraire, appréhendé par l’intelligence ou la raison, faculté
analytique qui sépare, divise. L’intelligence ne peut pas saisir la durée, continue et fuyante; elle
est cependant apte à saisir l’espace. Ainsi une heure mesurée à la montre passera-t-elle plus ou
moins vite pour nous, selon l’intérêt que nous portons à ce que nous sommes en train de faire.
B) LA MORT ET LE SENS DE L’EXISTENCE
Si notre existence peut nous sembler absurde, c’est précisément parce qu’elle a pour horizon
indépassable la mort. Pourquoi vivre, en effet, si c’est pour mourir un jour ? L'une des
caractéristiques fondamentales de la mort réside dans le contraste entre l'intensité extraordinaire
des émotions dont elle est la cause et son absence intrinsèque de réalité pensable : on ne peut rien
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en dire, parce qu'elle n'est rien. Cette impensabilité de la mort explique à la fois l'angoisse qu'elle
suscite et la tendance qui porte l'imaginaire à broder, par horreur du vide, sur le thème de la
survie. Mais si, à proprement parler, on ne peut pas penser à la mort, comment penser la mort ?
La mort est-elle vraiment la fin absurde de notre existence ?
B.1) La mort, mystère métempirique (texte n°2 de Jankélévitch)
La mort est d’abord une réalité naturelle des plus banales : elle est l'arrêt de l'activité
intégrée du vivant et la rupture de son unité. Prescrite par le programme génétique lui-même,
elle est une partie intégrante du système vivant : vivre c'est littéralement mourir, même si,
comme l'affirme Bichat, la vie est « l'ensemble des forces qui résistent à la mort ». La mort de
l'individu n'est pas seulement inévitable, mais utile et bienfaisante pour l'espèce : elle permet
notamment le remplacement d'êtres vieillis par des êtres jeunes et dynamiques; elle rend possible
l'apparition d'organismes nouveaux; elle évite la surpopulation.
La mort n’est cependant pas un simple fait biologique, mais un événement souvent vécu
comme tragique et scandaleux. Jankélévitch montre que si la mort est donnée empiriquement, elle
dépasse toute phénoménalité et nous apparaît comme un mystère que la raison humaine ne peut
comprendre. Le mystère s'oppose au problème, susceptible d'être éclairé par la rationalité.
Pourquoi cet événement si normal éveille-t-il chez ceux qui en sont les témoins autant de
curiosité et d'horreur ?
Dans Le roi se meurt, Ionesco écrit que « tout le monde est le premier à mourir ». En effet, la
banalité de chaque mort n'est pas sans analogie avec la « très vielle jeunesse », la « très ancienne
nouveauté » (Jankélévitch, La mort) de l'amour : « l'amour est toujours neuf pour ceux qui le
vivent, et qui prononcent en effet les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne
les avait jamais dits avant eux, comme si c'était la première fois depuis la naissance du monde
qu'un homme disait la parole d'amour à une femme, comme si ce printemps était le tout premier
printemps et ce matin le tout premier matin… » (Jankélévitch, ibid.).
Mais l’expérience de la mort n’est pas la même selon qu’il s’agit de notre propre ou de cette
d’autrui. Jankélévitch distingue ainsi la mort en troisième personne, en deuxième personne, en
première personne.
La mort en troisième personne est abstraite et anonyme : c’est la mort de tout et de
n’importe qui, la mort banale et quotidienne, celle qui est objet de savoir (la mort pour le
démographe, le médecin, le biologiste). Cette mort impersonnelle nous cache le mystère et la
tragédie de la mort.
Dans la mort en deuxième personne, au contraire, nous faisons l’expérience tragique de la
mort des proches. La mort de l’être cher, la possibilité, l’éventualité de cette mort, donnent un
aspect tragique et dérisoire aux relations d’amitié et d’amour. Dans cette mort de l’autre,
j’appréhende le mystère de la subjectivité, la « présence-absence » de l’autre (l’individu n’est
pas anéanti, il existe réellement, malgré la distance et l’absence). Selon Marcel Conche, dans Le
destin de solitude, cette mort est la forme la plus pure du malheur, la blessure qu'elle laisse est
parfois inguérissable. Cette expérience est la seule véritable expérience que nous puissions faire
de la mort.
Quant à la mort en première personne, enfin, elle désigne notre propre mort, la mort de soi.
Cette mort de soi apparaît comme une impossibilité, contrairement aux autres formes de mort : le
« je suis mort » est une impossibilité : « être vivant et penser qu'on est mort, c'est mieux
qu'insupportable, c'est impossible » (Alain, Propos, 1er mars 1909). De même, Epicure écrit-il,
dans la Lettre à Ménécée : « Quand nous sommes, la mort n’est pas, mais quand la mort est là,
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alors nous ne sommes plus ». Epicure conclut que cette impossibilité d’une coexistence entre
nous-mêmes et notre mort rend toute angoisse de la mort inutile. Nous nous tourmentons pour
rien, puisque nous sommes terrifiés par ce qui n’existe pas encore. Et quand la mort arrive, alors
nous n’avons plus de conscience et, par conséquent, nous ne pouvons pas souffrir. Vivre sa mort
est donc impossible, sauf dans certaines situations que l’on qualifie justement de mortelles,
d’impossibles à vivre.
B.2) Le sentiment de l’absurde et la question du suicide (Camus)
Camus (1913-1960) affirme, au début du Mythe de Sisyphe, que le suicide est le seul
problème philosophique sérieux : « juger que la vie vaut et ne vaut pas la peine d'être vécue »,
c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le sens de la vie est la plus pressante
des questions : il y a des gens qui meurent « parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine
d'être vécue ». Le mythe de Sisyphe est un essai sur l'absurde et pose la question fondamentale : la
vie vaut-elle ou ne vaut-elle pas d'être vécue ? Camus ajoute que « Se tuer…, c’est avouer qu’on
est dépassé par la vie ou qu’on ne la comprend pas…C’est seulement avouer que cela « ne vaut
pas la peine ». Le suicide est la reconnaissance, même instinctive, de « l’absence de toute raison
profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la
souffrance ».
Le sentiment de l'absurdité qui, « au détour de n'importe quelle rue peut frapper à la face de
n'importe quel homme », se manifeste d'abord par un perpétuel recommencement. Camus déroule
la chaîne de nos quotidiens. L'absurde naît du divorce entre l’homme et sa vie, l’homme et le
monde, de la confrontation entre l'irrationnel, le silence du monde, le non-sens des choses, et ce
désir éperdu de clarté et de sens dont « l'appel résonne au plus profond de l'homme ». Le
caractère machinal de l'existence, le temps destructeur, l'étrangeté du monde physique me font
expérimenter l'absurde. L'absurde, c’est ce qui est dépourvu de sens, ce qui ne saurait être
justifié de façon rationnelle.
B.3) L’être-pour-la mort, une structure ontologique de la réalité humaine
(Heidegger)
Mais la prise de conscience du caractère temporel et mortel de notre humanité peut déboucher
sur autre chose que l’absurde et nous permette d’accéder à ce que Heidegger appelle
« l’authenticité ». Heidegger constate que l’interrogation des philosophes sur le temps a consisté,
pour l’essentiel, à accorder un extraordinaire privilège au présent. On se souvient que pour
Saint-Augustin, seul le présent a une quelconque réalité, puisque le passé ni l’avenir ne sont
véritablement ; c’est uniquement par le présent et dans le présent, à travers la mémoire,
l’attention et l’attente, que le temps est. En sorte que le fait d’être est interprété comme présence
effective.
Dans Etre et Temps (1927), Heidegger analyse la façon très spécifique que l’existant humain a
d’exister. A la différence des choses, l’être humain a pour particularité de se projeter toujours
vers un avenir. Exister, pour lui, c’est certes s’inscrire dans le temps, mais sa temporalité
s’organise à partir de l’avenir, vers lequel il se projette sous la forme de l’anticipation. Le propre
de la réalité humaine est aussi de se trouver jetée dans un monde qui est déjà là, limitant ainsi le
champ des possibles qui lui sont offerts. L’homme est un « être-jeté », abandonné à un monde
qu’il n’a pas choisi. Sartre parlera, à ce sujet, de « déréliction ». Le temporalisation s’effectue à
partir de l’avenir et non du présent.
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A l’anticipation et l’être-jeté s’ajoute le souci. Exister sur le mode du souci, c’est cette
manière d’« être-en-avant-de-soi-même ». Le souci définit le mode de temporalité propre à la
réalité humaine. En tant que souci, l’homme, en se projetant vers un avenir, se heurte à la
nécessité de la mort. Entre la limitation de l’avenir par la mort et celle du passé par la déréliction,
il appartient à la réalité humaine de se décider pour un présent. C’est l’élan vers l’avenir qui, nous
rejetant vers le passé, libère la possibilité d’un présent. Il s’agit de se décider, à partir de la
finitude radicale éprouvée dans l’être-face-à-la-mort, en optant pour un présent parmi les
possibilités héritées d’un passé sur lequel nul ne peut rien (conditionnement social, habitudes,
traditions, hérédité, etc.). Ce qui revient, pour chacun, à choisir son destin. Le destin renvoie à la
décision de celui qui sait assumer totalement, face à la mort, ce qu’il est lui-même. Nous nous
décidons pour une possibilité dont nous héritons mais que nous choisissons. Autrement dit, être,
c’est se projeter vers un avenir et, à partir de là, faire éclore un présent.
En ce sens, seul l’homme est historique : lui seul a pour propriété essentielle de relier entre
elles les trois dimensions du temps – le passé, le présent et l’avenir. L’animal, lui, n’existe que
dans l’instant.
L’« être-pour-la-mort » est donc une structure essentielle de la réalité humaine, l’indice même
de notre finitude. La méditation de l’être-pour-la-mort peut jouer un rôle décisif dans la conquête
de ce que Heidegger appelle l’authenticité qui, avec l’inauthenticité, constitue l’un des deux
modes d’être possibles de la réalité humaine ? Authentique est un mode d’existence qui est
conforme à l’essence de l’homme comme souci. Inauthentique est l’oubli de cette essence, oubli
qui fait déchoir dans le monde des choses, où la conscience est réifiée, aliénée. L’anticipation de
la mort révèle à la conscience que sa possibilité la plus extrême – la mort – équivaut à
l’exténuation de toutes les possibilités. L’anticipation de la mort contraint l’existant à
l’authenticité, à assumer son être propre.
L’existence est donc cette façon que l’homme a d’être constamment en dehors de lui-même,
de se projeter hors de lui-même sur le mode du souci. Ce qu’il y a de plus humain en l’homme ne
situe pas dans le rapport à soi, mais dans cette ouverture à un monde où l’homme se trouve jeté
et dans lequel il a à déterminer quelles possibilités d’être il fait siennes. Ce monde, l’homme ne le
constitue pas, il n’en est pas le fondement, il est celui auquel le monde est donné.
TRANSITION :
Au total, le temps n’est ni un être ni un pur néant : il est le passage perpétuel de l’un en
l’autre ; le temps est négation et confirmation de l’être. Tout passe, tout change, tout disparaît –
sauf le temps même, sauf la réalité, sauf l’être. Si la mort, qui est notre destin à tous et la marque
la plus évidente de notre nature temporelle, semble frapper d’absurdité tout ce que nous faisons,
elle donne néanmoins à cette existence un sens, c’est-à-dire une orientation, une finalité
authentique, puisque c’est en assumant notre être-pour-la-mort que nous parvenons à vivre
authentiquement. De ce point de vue, l’oubli de la mort nous détourne de l’essentiel et nous
ravale au rang des choses. Comment alors donner un sens à notre existence sans pour autant
oublier que nous allons mourir un jour ?
III)
DE L’ABSURDE A LA REVOLTE
Donner un sens à notre vie, n’est-ce pas accepter le temps qui passe et affronter sereinement le
principe de réalité ? Si la vie n'a pas de sens a priori et transcendant à trouver, si elle est absurde,
contingente, comment accepter cette vérité de façon lucide et si possible joyeuse ?
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A) UNE SAGESSE DE L’ABSURDE ET DU DESESPOIR
Pour les sagesses de l'absurde ou du tragique, le sens se trouve affirmé, non point à partir
d'une référence à un univers idéal (Platon) ou transcendant (le christianisme), non point à partir
de quelque « outre-monde », mais au sein de ce qui, hic et nunc, nous est donné. Ces philosophies
partent de ce monde-ci, du seul univers possible pour se tourner vers la réalité, la joie, le désir de
vivre. Elles construisent des visions libérées de toute espérance, visions sans tristesse, étrangères
au sens comme aux illusions.
A.1) Le principe de cruauté
Clément Rosset, dans Le principe de cruauté, montre que la philosophie est lucidité,
acceptation totale du réel. Le réel n'a pas de double, il ne renvoie pas à un théâtre caché, à
quelque fondement oublié, porteur de sens. Dans la philosophie depuis Platon, l'hypothèse d'une
autre instance, métaphysique, ontologique, religieuse, gouverne la pensée, comme en témoigne le
mythe platonicien de la caverne : « La pensée d'une insuffisance du réel – l'idée que la réalité ne
saurait être philosophiquement prise en compte que moyennant le recours à un principe extérieur
à la réalité elle-même (Idée, Esprit, Ame du monde, etc.) appelé à la fonder et l'expliquer, voire à
la justifier – constitue un motif fondamental de la philosophie occidentale » (Clément Rosset,
op.cit., p.13).
La sagesse tragique désigne ici une aptitude à approuver l'existence, conçue comme
absurde, penchant du côté du rien, de la mort, de l'irrationnel. L'existence n'ayant plus de
référentiel ontologique, le sage tragique accepte le dérisoire, reconnaît le réel comme cruel,
douloureux. Par « cruauté du réel » il convient d'entendre la « nature intrinsèquement
douloureuse et tragique de la réalité », le caractère « insignifiant et éphémère de toute chose au
monde », le « caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel, de cette réalité » (C.
Rosset, ibid., pp.17-18). Cruel vient de crudus qui désigne la chair écorchée et sanglante, c'est-àdire « la chose elle-même dénuée de ses atouts ou accompagnements ordinaires… ». « Ainsi la
réalité est-elle cruelle – et indigeste – dès lors qu'on la dépouille de tout ce qui n'est pas elle pour
ne la considérer qu'en elle-même » (ibid., p.18). Et Clément Rosset d'ajouter que « le plus cruel
de la réalité ne réside pas dans son caractère intrinsèquement cruel, mais dans son caractère
inéluctable, c'est-à-dire indiscutablement réel » (ibid., p.20).
Dès lors, la philosophie ne doit pas bâtir un ailleurs fantomatique pour justifier ce monde-ci.
Elle doit être capable d'affronter les yeux ouverts le vide, le pire, sans imposer, à la manière des
religions, un sens caché à ce qui n'en possède pas. Elle doit être en mesure d'appréhender une
absurdité essentielle. Pas de sens, pas de récompense finale ! Le projet éthique, tel que nous le
dessine Clément Rosset, est le refus du sens imposé, la volonté de vivre en acceptant
pleinement et courageusement l'absurde. Il s'agit donc d'accepter la suffisance de la réalité
sans atténuer la cruauté du réel, la force des choses.
Paradoxalement, le non-sens de la vie s'accompagne de sérénité, de joie. Les sagesses
tragiques sont, en fait, des sagesses du bonheur et de la joie, comme nous allons le voir avec
André Comte-Sponville.
A.2) Un joyeux désespoir
Comme chez Clément Rosset, le début de la sagesse, selon André Comte-Sponville, réside
dans le désespoir, le deuil, qui sont les contraires du déni : accepter l'absence de sens (l'absurde),
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la supporter, lui donner un sens en quelque sorte, se réapproprier l'absurde. Le désespoir est un
authentique travail du deuil : il s'agit de faire en sorte que la joie redevienne possible, mais sans
mensonge, sans promesse, ni espérance : « tuer le mort », plutôt que le rêver vivant. Le contraire
du déni est l'acceptation simple du réel. Ce travail du deuil consiste en un travail du désir :
renoncer à ce qui manque (nécessité du désespoir et de la désillusion), se réjouir de ce qui est.
Faire son deuil du sens, désespérer de l'espérance même. On ne peut désespérer sans souffrir;
mais ce qui se donne, dans cette désillusion, pour qui ose l’affronter et y habiter, c’est une joie
Le bonheur est, en effet, le but de la philosophie et le contenu de l’éthique. L’éthique est
un exercice désillusionniste, consistant à extirper les espérances, une pratique libérée de tout
espoir (le paradis, par exemple), de toute crainte (l’enfer, la mort…), de toute tristesse et de tout
remords. Le désespoir, loin d’être stagnation ou arrêt de l’âme, est ouverture à la paix de
l’esprit. Une fois rejetées les illusions, j’accède à la délivrance, je nais à moi-même. L’éthique, la
philosophie ? Le vrai contentement de l’âme, l’authentique bonheur de celui qui a transcendé
toute espérance : « Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir ; l’espoir est la plus grande
torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur » (cité in A. Comte-Sponville, Vivre, phrase
du Sâmkya-Sûtra, discipline philosophique de l’hindouisme). La philosophie est désespérante
et libératrice parce que désespérante.
D’où le matérialisme et l’athéisme. Etre matérialiste, « c’est refuser, non seulement le Bon
Dieu, mais aussi toutes les divinités de remplacement ». Tout matérialisme est de désespoir ou de
désillusion. La foi console, mais une consolation ne fait pas le bonheur. La philosophie, qui
est la pensée libre, ne doit se soumettre qu’au vrai : si elle a le bonheur pour but, le bonheur
n’est pas la norme, mais la vérité seule. Kant a montré que la religion a à voir avec l’espérance
du bonheur : l’espérance est consubstantielle à la religion, laquelle est inséparable pour cela du
malheur. Dieu n’est pas du côté des malheureux, ce sont les malheureux qui ont besoin d’un
Dieu: la religion se nourrit de larmes et d’espérances (cf. Marx).
L'humour devient alors une valeur essentielle de cette sagesse du désespoir et du bonheur.
L'humour est précisément ce qui nous permet d'affronter lucidement et joyeusement l'absurde.
L'humour consiste à rire de ce sens absent. Ce qui fait rire, c'est ce qui fait semblant d'avoir un
sens, semblant d'être sérieux. Le risible, c'est le ridicule (la prétention indue au sens). L'humour,
c'est le contraire de la prière qui crée le sens par le déni de son absence. Le réel, le non-sens se
donnent alors dans un grand éclat de rire : « La vie est une farce à mener par tous » (Rimbaud).
L'humour, c'est « la politesse du désespoir » (Comte-Sponville, op.cit., p 195). L'humour nous
aide à nous libérer de l'espérance. Il remplace une illusion par une vérité, un mensonge par un
plaisir. C'est pour cela que les prêtres, les prophètes, les gourous n'aiment pas l'humour :
« Malheur à vous qui riez, car vous connaîtrez le deuil et les larmes » (Luc, VI, 25). « La religion,
c'est le sérieux de l'esprit » (ibid., p 196). Le contraire de croire, c'est savoir; le contraire de prier,
c'est rire.
Le philosophe est celui qui fait le double choix de la vérité et du bonheur. Mais le vrai
prime : s'il faut choisir entre une vérité et un bonheur, choisir la vérité. Si tel n'était pas le cas, le
philosophe ne serait pas philosophe et pourrait, comme tant d'autres, se contenter de drogues,
d'espérance, de médicaments, de religion. Ce que vise le philosophe, et qui est la sagesse même,
c'est une vérité heureuse : non pas vraie parce qu'heureuse, mais heureuse parce que vraie. « La
sagesse est l'amour joyeux de la vérité » (ibid., p 199).
Ces deux philosophies de l'absurde – celle de Rosset, celle d'André Comte-Sponville - ont en
commun la même lucidité salvatrice qui débouche sur une acceptation heureuse du réel. Face à
l'absurde, le remède est à chercher du côté de la vérité, de la désillusion, du désespoir, de
l'humour, bref du courage. Avec Camus, le courage de vivre, d'affronter l'absurde, de donner
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du sens à ce qui fondamentalement n'en possède pas s'incarne dans une figure protéiforme, la
révolte.
A.3) La révolte
Chez Camus, la prise de conscience de l’absurde doit conduire à l’action et à la révolte, au
refus de la passivité et de la consolation religieuse. Dans un monde sans cause, l’existentialisme
sartrien invite l’homme à être cause de soi; dans un monde sans but, la philosophie de Camus
place en l’homme même la fin de l’homme, elle aboutit vers un humanisme. « Il n'y a pas
d'amour de vivre sans désespoir de vivre » (Camus). C'est par une prise de conscience de
l’absurde et par la révolte que l'homme peut se sauver du pessimisme et du nihilisme.
A l'intérieur de l'expérience absurde, il y a la révolte. Qu'est-ce qu'un homme révolté ? « Un
homme qui dit non » (Camus, L'homme révolté, p.26). Camus distingue « révolte
métaphysique » et « révolte historique ».
La révolte métaphysique est le « mouvement par lequel un homme se dresse contre sa
condition et la création tout entière » (ibid., p. 39). Le révolté métaphysique est celui qui se
révolte contre « la condition qui lui est faite en tant qu'homme ». Elle est la « revendication
heureuse d'une unité heureuse, contre la souffrance de vivre et de mourir » (ibid., p.40). Camus
convoque quelques grandes figures de cette révolte métaphysique : Sade, le romantisme, le
nihilisme, etc.
La révolte historique s'incarne notamment sous la forme de la révolution. Elle est la suite
logique de la révolte métaphysique. Il s'agit du même « effort désespéré et sanglant pour affirmer
l'homme en face de ce qui le nie » (ibid., p. 134). L'esprit révolutionnaire, dit Camus, tente
d'inscrire dans le temps cette « part de l'homme qui ne veut pas s'incliner ». « Refusant Dieu, il
choisit l'histoire… ».
L'homme peut donc dépasser l'absurdité de son destin par sa lucidité et la « révolte tenace »,
métaphysique et historique, contre sa condition. Camus incline son lecteur vers le défi, la révolte,
la création. Rôle de Camus dans la Résistance, dans le combat contre la guerre d'Algérie.
Exaltation de la vie, célébration de la justice et de la solidarité humaine face au mal. C'est la
dignité humaine qui importe.
Au total, le sentiment de l’absurde s’accompagne d’une conscience lucide qui donne un sens
au monde qui n’en a pas a priori. Dans l’action, la révolte, le choix, l’homme fait surgir de luimême une orientation qui seule donne un sens à la vie. L’existant a donc le sentiment, qui est à
l’origine du sentiment de l’absurde, que son être est privé d’essence, parce qu’il n’y a pas
d’essence pour lui donner a priori le sens de son existence. S’il n’y a rien, ni diable, ni Dieu, il
faut s’en tenir à ce savoir que nous sommes livrés à nous-mêmes : « je resterai seul avec ce
ciel vide au-dessus de ma tête » (Sartre, Le diable et le bon Dieu).
B) APPRENDRE A MOURIR
La pensée tragique voit dans la promesse religieuse que la mort n'est pas une fin absolue le
type même de l'illusion. D'où la nécessaire lucidité qui consiste à oser regarder la mort dans sa
froide réalité, à renoncer au rêve de l'immortalité. L'idée étant que le bonheur réside dans la fierté
de pouvoir maîtriser lucidement sa vie, dans la beauté même que confère aux moments les plus
précieux de notre existence la conscience de leur précarité. Mais en quoi consiste exactement ce
devoir de lucidité à l'égard de notre propre néant ? S'agit-il, pour vivre bien, d'apprendre à
mourir?
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B.1) La mort n’est rien pour nous
Epicure, dans la Lettre à Ménécée, nous invite à porter sur le monde le regard le plus froid, le
plus dépouillé de toute illusion et d'atteindre ainsi la sérénité par la contemplation de cette vérité
nue. Trois raisons essentielles sont, selon Epicure, à l'origine de l'insatisfaction et du malheur
des hommes.
D'abord les peurs injustifiées par lesquelles ils se laissent dominer : celle des dieux, de la
prétendue fatalité qui conduirait les hommes malgré eux à leur perte, celle de la mort qui les
terrorise sans raison.
Les hommes sont aussi malheureux parce qu'ils ne savent pas régler leurs désirs : les plaisirs
artificiels à la poursuite desquels ils se laissent entraîner leur apportent plus de souffrances par la
frustration qu'ils engendrent et l'agitation incessante à laquelle ils les condamnent qu'ils ne
peuvent leur donner de satisfactions.
L'autre source du malheur humain : la conviction non fondée que le monde devrait être autre
qu'il n'est, plus rationnel, plus harmonieux. Selon Epicure, seule la raison peut vaincre les peurs
et les soucis qui rendent les hommes esclaves, en regardant l'univers dans la nudité de son nonsens.
Regarder la réalité en face, c'est renoncer au rêve de l'immortalité qui alimente la peur de la
mort et donc de la vie. Or, penser la mort en vérité, c'est considérer la nature même de la mort,
qui est un non-être, c'est-à-dire finalement un faux problème. Qu'est, en effet, la mort ?
Objectivement, la mort correspond à une dissociation des atomes qui composent notre âme
comme notre corps. Subjectivement, la mort n'est qu'une absence : la disparition de toute
expérience, de toute sensation subjective. Elle ne peut donc nous faire souffrir, de sorte que celui
qui a peur de la mort est victime d'un mirage : il se voit souffrant d'être mort – continuant à vivre
au moment même où il sera mort.
Ainsi la mort et moi ne peuvent-elles jamais se rencontrer : ou bien j'existe, et je n'ai pas
encore rencontré la mort; ou bien la mort est déjà là, mais alors c'est moi qui ne suis plus présent
pour m'en apercevoir. La mort est un état qui ne nous concerne pas, parce qu'il ne fait pas partie
de notre vie. Jusqu'à notre dernier souffle, nous sommes en vie…Ensuite, c'est nous qui avons
disparu, c'est nous qui ne sommes plus rien.
La pensée de la mort pousse jusqu'à la limite le célèbre paradoxe de l'introspection : je ne
peux me connaître moi-même parce qu'alors le sujet connaissant se confond avec l'objet à
connaître. Cette coexistence du sujet et de l'objet devient, dans le cas de la mort, radicalement
impossible : la mort est cet objet qui anéantit le sujet pour toujours. Comme le note Jankélévitch,
« la première personne du singulier ne peut conjuguer "mourir" qu'au futur » (in La mort) : celui
qui dit « je meurs » est vivant puisqu'il se voit mourir. Dès lors, parce qu'elle ne peut faire l'objet
d'aucune expérience possible, la mort est l'impensable par excellence.
C’est donc l’imagination qui nous abuse, non la mort elle-même. Si la mort est un fait qui ne
dépend pas de nous, l’idée de la mort, elle, dépend de nous. Si nous sommes convaincus que la
mort est la fin de tout, nous n’aurons ni à redouter ni à espérer une autre vie. Cette vie est alors la
seule qui puisse nous apporter le bonheur, pourvu qu’elle soit sereine face à la mort.
B.2) La préméditation de la mort
Dans les Essais, Montaigne se demande comment goûter aux joies présentes de l'existence,
alors que la condition humaine s'inscrit dans la précarité et dans l'insécurité : « Le but de notre
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carrière, c'est la mort ». Alors que la plupart des gens remédient à leur crainte en choisissant de
ne jamais penser à la mort, Montaigne préconise au contraire d'y penser toujours, de l'avoir sans
cesse présente à l'esprit. Une fois apprivoisée, la mort perd son caractère effrayant, pour
n'apparaître que comme un long sommeil sans fin. La philosophie de Montaigne nous enseigne
que seuls ceux qui aiment vraiment et totalement la vie peuvent en définitive accepter jusqu'à la
mort qui en est le terme naturel.
Il ne s'agit pas de renoncer aux plaisirs de la vie, mais de jouir du présent tout en sachant que
les heureux instants que nous sommes en train de vivre sont peut-être les derniers. « Imagine-toi
que chaque jour est le dernier qui luit pour toi : elle te sera agréable l’heure que tu n’espérais
plus. Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation de la mort est
préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous
affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien
compris que la privation de la vie n’est pas mal. »
Par la « préméditation de la mort », c'est-à-dire en se préparant par la pensée à mourir,
l'homme apprend à ne plus avoir peur de la mort. Et c'est précisément la crainte de la mort qui
trouble notre esprit et qui nous fait perdre notre liberté. Selon Montaigne, la pensée de la mort
constitue l'homme en son être même. C'est l'oubli de la mort qui fait que nous vivons mal,
inquiets, malheureux, car nous nous attachons à des biens, à des honneurs vains. Montaigne voit
dans la pensée de la mort, c'est-à-dire de la séparation, le moyen de dissocier sa vie de toutes les
choses inessentielles, de la fonder sur l'essentiel.
Montaigne explique comment s’exercer à la mort. Il serait possible d’approcher la mort dans
certaines expériences limites et réaliser ainsi sa douceur, sa proximité peu dramatique à
l’assoupissement. La mort n’est pas cet au-delà ni même ce point hors sensation d’Epicure, mais
plutôt ce temps d’arrachement à soi où l’on se sent défaillir. Il existe, dans la vie, un
échappement à soi susceptible d’un “après” et d’un souvenir : la perte de conscience.
Montaigne relate un spectaculaire accident de cheval qui va lui assurer une expérimentation
concrète des approches de la mort : évanoui, entre la veille et le sommeil, entre la vie et le mort,
Montaigne ressent cet intervalle comme très agréable. Cet état de bien-être, où l’organisme
s’abandonne à l’inconscience, Montaigne pense qu’il correspond à l’expérience des
agonisants. Il y aurait donc un plaisir de l’affaibli qui correspondrait à un désir de retour vers
l’inanimé : loin de ressembler à une lutte pour la vie, le fait de se laisser partir est la chose la plus
naturelle; alors que la vie prend souvent l’allure d’un combat, d’un mouvement pénible contre les
obstacles, le vivant cesse de résister à sa propre destruction en mobilisant de l’énergie, cesse de
désirer et retombe dans la matière inerte. Fermer les yeux, perdre la vie, c’est d’abord se
libérer de la conscience, du souci.
Dès lors, on peut aimer la vie, tout en la quittant sans regret, comme si aimer la vie
conduisait déjà à comprendre la mort, à refuser de demander à l’existence plus qu’elle ne
donne, à apprécier jusqu’à son risque et son caractère éphémère : qui aime la vie du jour prend
plaisir à s’endormir. Mourir est donc assimilable à un laisser-aller positif : oser s’approcher de
l’inconnu, c’est déjà démystifier et supprimer les frayeurs nées de l’ignorance et de l’habitude.
Qui plus est, la nature nous habitue lentement au trépas, accoutumance qui prend la forme
de la maladie et de la vieillesse : « nature même nous prête la main et nous donne courage. Si
c’est une mort courte et violente, nous n’avons pas loisir de la craindre; si elle est autre, je
m’aperçois qu’à mesure que je m’engage dans la maladie j’entre naturellement en quelque dédain
de la vie… » (Essais, I, XX, 69). La maladie prépare avec une douceur diplomatique à la mort;
mourir n’est alors pas contraire à la vie, s’il existe une forme de vie - la maladie - qui ouvre à la
mort. La maladie n’est pas contraire à la vie, mais à la santé. La santé, en effet, est l’excès qui
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rend la vie plus excitante et en augmente la joie, alors que la maladie représente une vie qui se
rend inhospitalière à elle-même. C’est pourquoi, selon Montaigne, l’euthanasie semble légitime,
lorsqu’elle ne fait qu’accélérer ce que la vie déclinante réclame pour elle, mais n’atteint pas
toujours assez rapidement.
De même, la vieillesse - ce néant dispensé à dose homéopathique - est ce qui épouse le
mouvement même du temps par sa progressivité : le vieillard finit par se satisfaire de son présent
de vieillard en y découvrant les plaisirs de la vieillesse; la conscience du déclin finit par s’effacer
au profit de la conscience pleine d’un maintenant. Tout présent est nôtre, lorsque nous ne
l’altérons pas par l’embellissement du passé (tendance sénile) ou l’idolâtrie de l’avenir
(tendance juvénile), et lorsque la souffrance ne le désarticule pas.
Au total, maladie et vieillesse sont également deux initiations adaptées à la mort, le
renversement qu’elles instaurent est trop lent pour être vécu comme arrachement, perte
insupportable. Bref, on meurt toujours trop vite (choc, accident) ou trop lentement (maladie
ou vieillesse) pour mourir vraiment. En fait, nous nous détachons du monde insensiblement
dès notre plus jeune âge : la lente maturation du départ se prépare au fond de nous et il n’est
besoin que d’une chiquenaude pour que la vie nous quitte tout à fait. La mort, en réalité, ne
brise que les vivants : la mort qui survient existe si peu pour celui qui meurt, en comparaison de
ce qu’elle signifie pour celui qui vit.
On peut se demander toutefois s'il n'y a pas un paradoxe montaignien : en voulant consacrer sa
vie à se préparer à la mort, ne sacrifie-t-il pas le présent au futur et ne révèle-t-il pas par là-même
l'angoisse que la mort lui inspire, malgré l'affirmation que la mort n'est rien ? D'une façon plus
générale, n'y a-t-il pas dans cette volonté de faire de la mort le coeur le plus intime de l'existence,
et de vivre dans sa proximité, quelque chose de morbide ?
B.3) La sagesse, une méditation de la vie
Contrairement à Montaigne, Spinoza ne pense pas que la pensée de la mort nous mette en
présence de la vérité de notre condition. En effet, « l'homme libre ne pense à rien moins qu'à la
mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (Spinoza, Ethique, IV, 67).
L'homme libre est celui qui ne laisse pas la mort envahir son esprit : il n'y a rien à comprendre en
la mort, elle est seulement la source de sentiments tristes. En effet, tous les êtres de la nature,
montre Spinoza, tendent à « persévérer dans leur être » (cf. cours sur le désir), c'est-à-dire à se
conserver, à s'affirmer, à atteindre le maximum de la puissance dont ils sont capables. L'essence
de l'homme est le désir conçu comme l'effet d'une volonté d'affirmation de soi. Tout homme
tend donc spontanément vers la plénitude. Les sentiments négatifs, opposés à la vie (le dégoût
de soi, le mépris de la vie), sont les effets et les symptômes de l'impuissance et de l'échec.
Spinoza prétend donc que l'homme ne peut en aucun cas désirer la mort – le désir de mort
étant à la fois un néant de désir et une défaite du désir.
Si les êtres finissent par mourir, c'est uniquement parce qu'ils sont vaincus par des forces
extérieures ou usés par la résistance qu'ils leur opposent. Aussi la mort est-elle l'ennemi numéro
un qu'il faut sans cesse combattre, sous ses formes les plus visibles, comme sous ses formes les
plus secrètes. Et ce de plusieurs façons, si on veut généraliser la pensée de Spinoza :
1. Etre actif, au lieu de s'abandonner aux ruminations mélancoliques. L'action nous permet de
nous occuper sainement, de sentir notre force au contact de la résistance des choses, de
construire, de créer, d'éprouver du plaisir.
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2. Faire reculer la maladie, la souffrance, substituer l'abondance à la pénurie, la paix à la guerre,
le droit à la violence, la liberté à l'oppression. Problématique politique.
3. Lutter, sur le plan intérieur, contre les forces qui poussent au pessimisme, au
découragement, à la culpabilisation de soi et des autres, à la tristesse, au ressentiment, à
la haine. Défendre et épanouir les forces qui permettent d'éprouver du plaisir, de la joie.
Rester plein de désirs et de projets (rester jeune de coeur, comme on dit), s'ouvrir aux autres,
multiplier les expériences et les rendre conscientes, maîtriser sa vie, progresser dans
l'accomplissement de soi. Cf. Le slogan de mai 68 : « il y a une vie avant la mort ».
4. La solidarité, l'amour, le courage, l'humour sont sans doute les seules réponses humaines à la
mort.
CONCLUSION :
L’existence a-t-elle un sens ? Pouvons-nous donner une signification et une orientation à notre
existence ou n’est-elle qu’une tentative désespérée pour échapper au temps qui passe ? Quelle
finalité faut-il donner à notre existence sachant qu’elle a un terme, une limite absolue ?
Nous avons vu, avec les existentialistes notamment, que l’existence est irréductible à tout
système, à toute logique et qu’elle est avant tout liberté. Exister, c’est inventer librement des
raisons, c’est être, avant tout, ce que l’on fait de soi, c’est donner un sens à une vie qui n’en a pas
a priori (l’existence est contingente, absurde) et qui ne se réduit jamais, chez l’homme, à la tâche
animale de vivre. Dès lors, le sens de notre vie n’est pas donné, il est à construire; c’est à moi
qu’il appartient de donner une raison d’être et une orientation à mon existence dont je suis
entièrement responsable. La révélation de l'absurde, de la contingence de l'existence n'est donc
pas nécessairement liée à un pessimisme foncier ou à un dégoût de l'existence. Le sentiment
d'avoir été jeté dans le monde sans perspective ni soutien, pour rien, peut être le fondement d'une
authentique philosophie de la liberté et du bonheur.
L'impératif de vivre et d'agir survit à l'absurdité et à l'absence de Dieu. L'engagement, la
révolte, le courage, l'amour, la vérité, la désillusion, l'humour, le bonheur deviennent les valeurs
fondamentales d'une sagesse de l'immanence, c'est-à-dire du joyeux désespoir. Il n'y a donc de
sens que par la liberté et l'acceptation lucide du non-sens constitutif des choses, du principe de
cruauté qui régit le réel. Le sens, c'est finalement le sillon que tracent nos actes dans l'existence,
les maillons que ces actes nouent progressivement et qui m'engagent.
Nous existons, non seulement parce que nous ne nous contentons pas d’être comme les
choses, mais aussi parce que la mort est notre horizon permanent. L’existence est un problème
parce qu’elle est livrée au temps, qu’elle s’inscrit dans le devenir. La mort, comme événement
toujours à venir, est justement ce par rapport à quoi s’oriente toute existence. Autrement dit, la
vie humaine n’a finalement de sens et de prix que parce que nous ne disposons que d’un temps
fini; la mort seule nous fait penser la vie comme précieuse et fragile. Mais la vie seule donne à la
pensée de la mort son caractère tragique. Je ne peux finalement m’approprier ma mort que si je
décide du type d’accomplissement que j’entends poursuivre ma vie durant. Je ne peux réellement
m’approprier mon existence, la faire mienne, que si je choisis quelle attitude il convient que
j’adopte à l’égard de ma propre finitude. En même temps qu’un fardeau, la mort, au terme d’une
vie bien remplie qui trouve en elle son achèvement, peut être une grâce. Comme le dit sainte
Thérèse, « vivre toute sa vie, aimer tout son amour, mourir toute sa mort ».
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SUJETS DE DISSERTATION
I) Le sens de l’existence
Exister, est-ce simplement vivre ?
L’existence humaine a-t-elle un sens ?
II) Penser la mort
La mort est-elle pensable ?
III) Vivre à l’ombre de la mort
Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?
La mort ajoute-t-elle à la valeur de la vie ?
La mort abolit-elle le sens de notre existence ?
Philosopher, est-ce apprendre à mourir ?
LECTURES CONSEILLEES
A. Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, Puf, 2 volumes, 1986 et 1988.
A. Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes, chapitre 5 " La quête du sens : une
illusion ? ", pp. 269-307, Robert Laffont, 1998.
M. Conche, Chapitre III " Le temps, la mort, l'ignorance ", Chapitre IV " Le pari tragique ", in
Montaigne et la philosophie, éditions de Mégare, 1992.
F.Dastur, La mort, Essai sur la finitude, " Optiques philosophie ", Hatier, 1994.
R.Descartes, Méditations métaphysiques, Garnier-Flammarion.
B.Faure, La mort dans les religions d'Asie, Dominos, Flammarion, 1994.
V. Jankélévitch, La mort, " Champs ", Flammarion, 1977.
R. Quilliot, Qu'est-ce que la mort ?, Armand Colin, 2000.
Clément Rosset, Le principe de cruauté, Les éditions de minuit, 1988.
J.P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme.
DEFINITIONS A CONNAITRE
-
L'existence




étymologie (latin existentia) : sortir de, s'élever de (de ex- dehors – et de sistere – se tenir).
Synonyme de " vie " : intervalle de temps compris entre la naissance et la mort.
Réalité actuelle, présence effective (le fait d'être là, hic et nunc).
Mode d'être de l'existant humain, du pour-soi (Sartre) : condition ou situation de l'homme
contingente, absurde, sans justification à partir de laquelle l'homme doit créer son essence par
une liberté sans justification.
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Lycée franco-mexicain – Année scolaire 2016-2017 – Cours Olivier Verdun
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Ce qui s'oppose au néant (ce qui n'existe pas encore, ou n'existe plus, ce qui n'a pas d'être ou
de réalité, soit absolument, soit relativement).
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L'essence
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Ce qu'est une chose, ce qui la constitue, lui donne sa réalité propre, indépendamment de ce
qui lui arrive.
Par opposition à accident : ce qui existe non en soi-même mais en une autre chose; ce qui
peut être modifié ou supprimé sans que la chose elle-même change de nature ou disparaisse.
Ce qu'un être, ce qui le définit, indépendamment du fait qu'il existe.
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La mort
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Sens biologique : fin des fonctions du cerveau définie par un encéphalogramme plat pendant
quarante-huit heures. Avant 1966, la mort était définie comme arrêt de la respiration (le signe
du miroir devant la bouche) et l'arrêt du cœur.
Sens philosophique : terme d'une vie terrestre, accès à un monde idéal (Platon); dissolution de
l'âme et du corps (Epicure); forme de la vie humaine qui, saisie et assumée, permet l'accès à
l'authenticité et au sens de l'existence (Heidegger);
Sens religieux : 1. continuation, sous une autre forme, de la vie 2. césure radicale entre ce
monde ci et l'au-delà.
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CITATIONS
« Mais les jours heureux ont une fin. Et la vie devient foncièrement triste quand l'être aimé n'est
plus. Et comme il n'y a rien d 'autre que cette vie fugitive qui s'écoule comme de l'eau, il n'y a de
secours nulle part » (Marcel Conche, Le destin de solitude)
« Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne m'interroge, je le sais; si je veux répondre à cette
demande, je l'ignore » (Saint-Augustin, Les confessions)
« Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir » (SaintAugustin, Les confessions)
« Nous ne nous baignons jamais dans le même fleuve » (Héraclite)
« Le temps s’en va, le temps s’en va madame, Las, le temps non ! Mais nous nous en allons et
serons étendus sous la lame » (Ronsard)
« Tout le monde est le premier à mourir » (Ionesco, Le roi se meurt)
« L'amour est toujours neuf pour ceux qui le vivent, et qui prononcent en effet les mots mille fois
ressassés de l'amour comme si personne ne les avait jamais dits avant eux, comme si c'était la
première fois depuis la naissance du monde qu'un homme disait la parole d'amour à une femme,
comme si ce printemps était le tout premier printemps et ce matin le tout premier matin »
(Jankélévitch, La mort)
« Être vivant et penser qu'on est mort, c'est mieux qu'insupportable, c'est impossible » (Alain,
Propos, 1er mars 1909)
« Quand nous sommes, la mort n’est pas, mais quand la mort est là, alors nous ne sommes plus »
(Epicure, Lettre à Ménécée)
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« Le plus cruel de la réalité ne réside pas dans son caractère intrinsèquement cruel, mais dans son
caractère inéluctable, c'est-à-dire indiscutablement réel » (Clément Rosset, Le principe de
cruauté)
« La vie est une farce à mener par tous » (Rimbaud)
« Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre » (Albert Camus, L’homme révolté)
« Je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête » (Sartre, Le diable et le bon Dieu)
« Le but de notre carrière, c'est la mort » (Montaigne, Essais)
« Imagine-toi que chaque jour est le dernier qui luit pour toi : elle te sera agréable l’heure que tu
n’espérais plus. Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation de
la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir
mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui
a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal » (Montaigne, Essais)
« L’homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la
mort mais de la vie » (Spinoza, Ethique)
« Il y a une vie avant la mort » (slogan de mai 68)
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