I-Jean-Paul Sartre, Les mots, Folio, Paris, 1972. J`étais le premier, l

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I-Jean-Paul Sartre, Les mots, Folio, Paris, 1972.
J'étais le premier, l'incomparable dans mon île aérienne; je tombai au
dernier rang quand on me soumit aux règles communes.
Mon grand-père avait décidé de m'inscrire au Lycée Montaigne. Un matin, il
m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n'avais que le
défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout:
on me fit entrer en huitième et je pus croire que j'allais fréquenter les
enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand père fut
convoqué en hâte par l'administration ; il revint enragé, tira de sa serviette
un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table
c'était la copie que j'avais remise. On avait attiré son attention sur
l'orthographe - « le lapen çovache ême le ten » 1, - et tenté de lui faire
comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant « lapen
çovache » ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l'arrêta d'un regard
terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par me gronder
pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on m'avait méconnu ; dès
le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur.
Je n'avais rien compris à cette affaire et mon échec ne m'avait pas affecté :
j'étais un enfant prodige qui ne savait pas l'orthographe, voilà tout. Et puis,
je retrouvai sans ennui ma solitude : j'aimais mon mal. J'avais perdu, sans
même y prendre garde, l'occasion de devenir vrai : on chargea M. Liévin un
instituteur parisien, de me donner des leçons particulières; il venait presque
tous les jours. Mon grand-père m'avait acheté un petit bureau personnel, fait
d'un banc et d'un pupitre de bois blanc. Je m'asseyais sur le banc et M.
Liévin se promenait en dictant. (…) Je le détestais parce qu'il oubliait de me
choyer : je crois qu'il me prenait non sans raison pour un enfant retardé. Il
disparut, je ne sais plus pourquoi : peut-être s'était-il ouvert à quelqu'un de
son opinion sur moi.
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1
Le lapin sauvage aime le thym.
2
II- Jean-Pierre Guéno, Mémoire de maîtres, paroles d’élèves, Librio,
Paris, 2001.
La dissertation est le moment pour l'élève de montrer ses capacités : une
grande suée de plusieurs heures où il faut tenir la montre, pour finalement
rendre un devoir propre, d'écriture agréable, et avec le moins de fautes
d’'orthographe possible. C'est ce dernier point qui est l’objet de notre
malentendu. Au lycée, il est loin, le temps des dictées, et pourtant, ils sont
nombreux, et encore aujourd'hui, les lycéens qui font des fautes
d'orthographe. La nature humaine est ainsi faite : pour certains,
l'orthographe est un jeu d'enfant, alors que pour d'autres elle a du mal à
passer. Bien entendu, je faisais partie de ces derniers, à mon grand
désespoir.
Vos premiers cours de français, j’y croyais (…). J'allais donc essayer de tout
donner dès la première dissertation... et à la remise des copies, ce fut un
4/20 dévastateur. Vous enleviez un point ou deux par faute d'orthographe,
et comme j'avais fait l'effort d'écrire pas mal de lignes, mon véritable travail
de rédaction n'avait été noté que sur cinq ou quelque chose comme ça.
Je ne pouvais pas aligner des 4 et des 5 pendant deux ans : il fallait que je
m'organise ! J'étais en état de siège ; tels ces pauvres Tchétchènes cernés
par l'Armée russe, j'allais devoir vivre d'expédients 2. (…) Mon instinct de
survie scolaire m'a donc amené à réduire drastiquement 3 le nombre de
fautes d'orthographe dans mes rédactions. L'artifice consistait alors à écrire
le moins de mots possible, en agrandissant l'écriture pour couvrir un plus
grand nombre de pages.
Cela ne suffisait pas, il fallait aussi que je réduise mon vocabulaire à des
mots simples où le risque de la faute d'orthographe était grandement réduit.
C'est ainsi que j’ai vu mon univers d’écriture rapetisser. Tel ce malheureux
tigre dans sa cage, loin de sa jungle, je faisais des allers-retours sur un
vocabulaire simpliste, mon écriture tournait en rond et ne me permettait
plus de livrer le fond de mes pensées. Au prix de ces grands sacrifices, j'avais
2
3
Moyen temporaire de se tirer d’embarras, sans résoudre les difficultés.
Complètement.
3
péniblement réussi à élever ma moyenne de deux ou trois misérables points.
Dire que j'avais choisi d'étudier la forêt pour avoir de l'espace, j'étais bel et
bien prisonnier dans un de vos cachots.
Je découvre à l'instant, en écrivant ces lignes, la gravité de vos actes. Puis-je
vraiment vous haïr ? Votre comportement, en quelque sorte monstrueux, ne
me paraît pas correspondre à un esprit équilibré : vous avez des
circonstances atténuantes, monsieur le professeur de français.
Je vous plains ! Je vous plains ! Je vous plains ! monsieur le professeur de
français.
Et puis le temps a passé, j'ai quitté le lycée avec mon brevet de technicien en
poche. Oh non, pas grâce à vous ! Mon devoir de français m'avait rapporté
un 7/20, et c'était mérité car il était aussi insignifiant que ceux que vous
m'aviez contraint à réaliser pendant deux années.
Le service militaire est venu (vous m'aviez habitué à l'humiliation), et puis
enfin un travail sain dans la recherche forestière, ainsi qu'une petite mais
belle famille heureuse et équilibrée.
Mes rapports à l'écriture se sont grandement améliorés depuis notre dernière
entrevue. À vrai dire, je me demande même si la frustration 4 que vous
m'avez inoculée 5 il y a une vingtaine d'années n'a pas contribué à développer
ultérieurement en moi un besoin d'écrire, de communiquer par la plume, en
essayant de faire passer mes sentiments avec un vocabulaire sans retenue.
Je ne me fais pas d'illusion, mon français n'a rien d'académique ; si je fais
moins de fautes d'orthographe, c'est grâce au correcteur du logiciel de
traitement de texte et à ma chère épouse qui me relit.
Ce n'est pas bien grave, puisque vous n'êtes plus de ce monde.
Je réalise aujourd'hui que, sans vous pardonner, je ne puis plus vous haïr.
Par votre maladresse, vous m'avez conduit le long d'un sentier littéraire
tortueux, et grâce à vous je prends un réel plaisir à écrire et à lire tout en
pensant. Après ce procès injuste, je ne peux à présent que vous réhabiliter
dans mes sentiments.
Je vous remercie ! Je vous remercie ! Je vous remercie ! monsieur le
professeur de français.
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4
5
Colère refoulée.
Communiqué.
4
III- Daniel Picouly, Le champ de personne, chapitre 6, la dictée,
Flammarion, Paris, 1995.
Ouvrez
vos
cahiers
et
écrivez
«
dictée
».
Je regarde les copains autour de moi. On dirait le départ du cross de
l'Humanité. On s'assouplit le poignet, la nuque, on respire profondément, le
dos bien plat, certains ferment les yeux, desserrent leur ceinture de blouse.
D'autres s'agitent, s'arrachent la peau des doigts, se trémoussent comme
s'ils avaient des fourmis sous le derrière. Ça n'a pas manqué, comme chaque
fois, le petit Lucas (…) se lève.
« -Monsieur ! Monsieur !
- Allez, mais dépêche- toi ! »
Moi, j'ai le calme de celui qui va avoir zéro. Je flotte dans les airs comme un
albatros, plus confiant encore que Delac qui ne fait jamais aucune faute, à
aucun mot. Il attend, serein, son porte-plume levé comme une lance de
chevalier de la Table ronde avant l'assaut. C'est l’Ivanhoé 6 de l'imparfait du
subjonctif. En plus, il le parle couramment, même à la récréation. « Il me
serait agréable que tu me rendisses mon goûter. » Il peut toujours courir.
- Cette dictée est extraite d'un livre de Marcel Grimaud, Le Paradis des
autres,
qui
est
dans
notre
bibliothèque.
Le maître désigne l'armoire vitrée au fond de la classe. Tout le monde se
retourne comme s'il s inquiétait qu'elle ait disparu. (…)
M. Brulé retire ses lunettes et va en silence au fond de la classe, près de
l'armoire vitrée de la bibliothèque. Il l’ouvre et prend un livre, comme au
hasard : le n° 175, Les Misérables de Victor Hugo, tome I.
- Vous vous souvenez de la dictée du mois dernier sur les chandeliers ?
Si je m'en souviens ! Zéro ! 16 fautes 3/4. Une véritable catastrophe !
- Le passage où Mgr Magloire remet les chandeliers en argent à celui qui est
venu
le
voler,
pour
lui
donner
une
chance
de
rachat...
(…)
6
Le héros.
5
Chaque fois que le maître rend les copies, je vois bien qu'il ne comprend pas
comment je peux, avec une telle orthographe, écrire les meilleures rédactions
de
la
classe.
Pas
toujours,
mais
souvent.
- Il y a tellement de fautes que parfois tes histoires disparaissent. On les
sent,
mais
on
ne
les
voit
plus.
Des histoires avec une odeur, c'est déjà pas mal. Les fautes, je n'y peux rien.
Pourtant, j'essaie de me guérir de cette gentille maladie inconnue, mais dès
la première dictée je rechute. Un jour, ils m'ont même fait passer une visite
médicale à l'école. Après des exercices avec des taches d'encre, des carrés de
couleur, des labyrinthes, je me retrouve (…) devant un vieux docteur barbu.
Il m'examine les réflexes du genou et le fond de la gorge. Certainement pour
voir si je n'ai pas oublié le «g » à «amygdale ». Il me tâte de partout, dans le
cou, sous les bras, (…) en faisant « Ha! Ha ! » et en se grattant la barbe. Il me
donne l'impression d'avoir trouvé la solution. (…). Je ne vois pas bien le lien
entre lui et mes zéros en dictée. (…) j'ai toujours plus de cinq fautes. C'est
pas
si
fort
que
ça,
les
docteurs.
- Maintenant, vous posez vos porte- plume. Avant la dictée, je vais vous lire
le texte en entier, en écrivant au tableau les mots que vous ne connaissez
pas. Mais d'abord, je vais vous dire pourquoi j'ai choisi ce texte de Michel
Grimaud. Il parle de l'Algérie (…). Je n'ajouterai pas de commentaire. Je vous
lirai
simplement
le
titre
de
la
dictée
:
Rencontre.
C'est la première fois que le maître nous explique pourquoi il a choisi une
dictée. D'habitude, une dictée arrive dans la classe de nulle part. (…) Dans
une dictée, on peut naître, vivre et mourir en vingt lignes, ou seulement
suivre la trace d'un escargot de Bourgogne sur une feuille de laitue. Souvent
le titre fait une promesse qu'on ne comprend qu'à la fin. Aujourd'hui, ce sera
une
rencontre.
Le
maître
commence
la
lecture.
- Djamil ferme les yeux, il est de retour au douar natal. Quelques brèves
paroles en arabe, qu'échangent parfois Ali et ses camarades, viennent
renforcer l'illusion.
Le maître écrit « douar » au tableau. Dommage, je savais. C'est un peu
comme
un
village
de
tentes.
Des tentes, mais pas les mêmes que celles que le père a récupérées au stock
américain, pour partir en vacances. Des tentes kaki, sans tapis de sol, ni
fermeture Éclair, ni tendeurs à piquets. Pour le mât, il a fallu compléter avec
une
canne
à
pêche.
(…)
- Arrête de rêvasser!
- C'est vrai, m'am.
Tu
n'écoutes
même
plus
le
maître !
Mais comment faire? Chaque dictée me fait penser à ce numéro d'un
illusionniste à la Piste aux toiles. Il ouvre une minuscule boîte à bijoux que
je crois rouge et en sort une plus grande, dont il tire une plus grande encore.
Et encore. A un moment, le magicien s'enferme dans la boîte. Il y a un éclair
et on ne retrouve que le coffret du départ au milieu de la piste. Je ne sais
pas pourquoi, mais c'est ça, une dictée, pour moi. Un voyage dans des boîtes
6
mystérieuses de plus en plus grandes, dont il ne reste en apparence qu'une
poignée
de
fautes
soulignées
à
l'encre
rouge.
- C’est ce qui t'arrivera si tu continues à ne pas écouter? Toi, un jour, tu
raconteras quelque chose de tellement tarabiscoté 7 que tu ne pourras plus
en
ressortir.
- Mais, m'am, je t'ai déjà dit que c'est toi qui racontes les histoires comme
ça.
C'est
pas
une
raison!
Écoute
ton
maître!
La m'am a raison, il y a un beau silence dans la classe. C’est bête de dire «un
beau silence », mais celui- là est vraiment beau. Le maître continue sa
lecture.
- ... Pourquoi fermes-tu les yeux ?... Pour me retrouver chez moi!...
Moi aussi, je veux rentrer à la maison. A cette heure, la m'am a terminé de
prendre son café dans la cuisine en trempant des petits- beurre dedans. Ses
après- midi restent des mystères. (…)
- Je t’interdis de raconter cette histoire! Si ton père entendait ça. En plus tu
viens de manquer un passage de la dictée avec un mot sur lequel tu butes
toujours.
Lequel
?
Il
fallait
écouter.
Il y a tant de mots sur lesquels je bute (…).
- C'est loin, chez toi ? Oui, en Algérie... Et c'est beau!
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IV-François Cavanna, Mignonne, allons voir si la rose, Livre de Poche,
Paris, 1988.
Quand, à l'horizon du cours de français, se lève pour la première fois, nuage
lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l'auxiliaire « avoir »,
l’enfant comprend que ses belles années sont à jamais enfuies et que sa vie
sera désormais un combat féroce et déloyal des éléments acharnés à sa
perte.
7
Compliqué pour rien.
7
L'apparition, dans une phrase que l'on croyait innocente, du perfide
participe passé déclenche, chez l'adulte le plus coriace 8, une épouvante que
le fil des ans n'atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d'avance de son
indignité et de l'inutilité du combat, l'infortuné qu'un implacable destin fit
naître sur une terre francophone perd ses moyens et commet la faute. (...)
Pourtant, s'il est une règle où l'on ne peut guère reprocher à la grammaire de
pécher contre la logique et la clarté, c'est bien celle-là. (...) Quoi de plus
lumineux ? Prenons un exemple : «J'ai mangé la dinde.» Le complément
d'objet direct «la dinde» est placé après le verbe. Quand nous lisons «J'ai
mangé», jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s'il
a l'intention de nous faire part de ce qu'il a mangé. Il a mangé, un point c'est
tout! La phrase pourrait s'arrêter là. Donc, nous n'accordons pas «mangé», et
avec quoi diable l'accorderions-nous ? Mais voilà ensuite qu'il précise «la
dinde». Il a, ce faisant, introduit un complément d'objet direct. Il a mangé
QUOI ? La dinde. Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce
renseignement arrive trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu'elle
soit, ne peut plus influencer notre verbe «avoir mangé», qui demeure
imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes
qu'il en irait de même : «mangé» resterait stoïquement le verbe «manger»
conjugué au passé composé. Maintenant, si ce quidam écrit «La dinde ? Je
l'ai mangée» ou «La dinde que j'ai mangée», alors là, il commence par nous
présenter cette sacrée dinde. Avant même d'apprendre ce qu'il a bien pu lui
faire, à la dinde, nous savons qu'il s'agit d'une dinde. Nous ne pouvons plus
nous dérober. Nous devons accorder, -hé oui. «Mangée» est lié à la dinde
(c'est-à-dire à «l'» ou à «que», qui sont les représentants attitrés de la dinde)
par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que «mangée» n'est plus
seulement un élément du verbe «manger» conjugué au passé composé, mais
également une espèce d'attribut de la dinde. Comme si nous disions «La
dinde EST mangée».
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8
Robuste.
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