FICHE – LA PERCEPTION – (LE SUJET) Définition : Du latin

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FICHE – LA PERCEPTION – (LE SUJET)
Définition : Du latin percipere, « saisir par les sens », « recueillir », « comprendre ».
Au sens large, la perception désigne le fait de prendre connaissance de son environnement au moyen de l’un des cinq sens (par
exemple, on parlera de « trouble de la perception » lorsqu’un sens – ouïe, vue – est déficient). La perception est à la fois une
activité et un résultat.
On remarque aussi que « percevoir » renvoie au jugement, ou à l’opinion qu’on se fait de quelqu’un ou quelque chose : on dira
qu’une personne est bien ou mal « perçue ».
« Percevoir » signifie aussi parvenir à distinguer quelque chose qui n’apparaît pas au premier abord, difficilement, après un
effort de concentration : par exemple, percevoir le bruit d’un train, ou percevoir la vérité.
Enfin, « percevoir » est synonyme de recevoir, recueillir (une somme d’argent), conformément à sa racine, le verbe capere en
latin (« prendre »). Nous pouvons voir une analogie entre la collecte des fonds et l’unification des données sensibles. En effet,
la perception est un tout : on ne perçoit pas des qualités isolées (des couleurs, des formes) mais un ensemble.
Les usages courants de perception indiquent ainsi une ambiguïté : s’agit-il d’une sensation ou d’un jugement ? La perception
est-elle une donnée ou une construction de l’esprit ?
Distinctions conceptuelles :
Perception / sensation : la sensation est un fait de conscience élémentaire provoqué par l’excitation d’un organe sensoriel
(il n’y a pas forcément rapport à un objet). La perception distingue un objet dans sa globalité.
Perception / expérience : l’expérience, connaissance acquise par les données sensibles, repose sur l’ensemble de nos
perceptions, mais aussi sur notre mémoire, imagination…
Perception / jugement : un jugement consiste dans l’affirmation ou la négation d’un rapport entre sujet et prédicat. Pour
Descartes, c’est la raison qui juge, c’est-à-dire qui distingue le vrai du faux, le bien du mal.
Perception / imagination / mémoire / raison : l’imagination, la mémoire et la raison ne portent pas sur ce qui est saisi par
les sens.
Problèmes et références :
1) La perception, innée ou apprise ?
La perception peut-elle s’éduquer ? Notre perception des choses est-elle affaire de culture ?
Repère : MEDIAT / IMMEDIAT : Est médiat ce qui exige une étape « inter-médiaire » pour être atteint, alors que ce
qui est immédiat est saisi directement. Une médiation est le processus qui relie deux termes grâce à un intermédiaire.
a. Le propre des êtres vivants : Les hommes et les êtres vivants (animaux, plantes) ont en commun la capacité
de percevoir le monde environnant car ils sont doués d’une « âme sensitive » (ARISTOTE, De L’Âme, I, 2). La
perception est synonyme de sensation (en grec, aisthésis).
b. Le problème de Molyneux : débat du 17-18ème siècles, qui pose la question suivante : un aveugle de naissance
à qui on rendrait la vue serait-il capable de distinguer un globe d’un cube sans l’aide du toucher ? 1ère opération
de la cataracte réalisée par Cheselden en 1728). Ce débat n’a pas été vraiment tranché, et a opposé les
rationalistes et les empiristes.
c. La perception suppose un apprentissage : DIDEROT, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient,
1749. Un aveugle retrouvant la vue devra apprendre à voir. La perception suppose donc un apprentissage pour
interpréter le chaos de nos multiples sensations. « Il faut peut-être que l’œil apprenne à voir comme la langue à
parler ». Mais cet apprentissage passe par le corps et non par un jugement intellectuel. Dans cette lettre,
DIDEROT veut prouver la relativité de nos valeurs morales, lesquelles dépendent de « notre manière de sentir
et du degré auquel les choses nous affectent », de notre expérience et de notre éducation. Ainsi un aveugle jugera
le vol intolérable, car il en est plus souvent victime qu’auteur, alors que la pudeur sera pour lui une convention
inutile. La pitié, par exemple, exige de pouvoir s’identifier à autrui en percevant et interprétant certains signes.
Un aveugle ne peut être ému par une souffrance silencieuse.
2) Quelle est la nature de la perception ?
Percevoir, est-ce interpréter ? Percevoir, est-ce seulement recevoir ? Percevoir, est-ce sentir ?
a. La perception implique un jugement : La perception n’est pas la sensation. Elle repose sur une composition
et une organisation des impressions sensorielles. Elle possède une dimension réflexive ; c’est la thèse de
DESCARTES dans le célèbre passage du « morceau de cire ».
DESCARTES, Méditations métaphysiques, fin de la 2ème méditation.
« Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus
distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en
général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour
exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il
contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa
grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin
toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur
s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine
le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce
changement ? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en
ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par
l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou
l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je
pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni
cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces
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formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine,
lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui
n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de
flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant
ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas
cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais
néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne
s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle
augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la
chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je
ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut
donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire,
et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire
en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou
l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le
commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point
une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant,
mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant,
ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses
qui sont en elle, et dont elle est composée.
[...] Nous disons que nous voyons la même cire si on nous la présente, et non pas que nous jugeons que c'est la
même, de ce qu'elle a même couleur et même figure; d'où je voudrais presque conclure, que l'on connaît la cire
par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des
hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tour de
même que je dis que je vois de la cire, et cependant que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des
manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts,
mais je juge que ce sont de vrais hommes; et ainsi je comprends par la seule puissance de juger qui réside
en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. »
DESCARTES, dans sa Dioptrique (1637), remarquera d’ailleurs : « A cause que c’est l’âme qui voit, et non pas
l’œil, et qu’elle ne voit immédiatement que par l’entremise du cerveau, de là vient que les frénétiques, et ceux
qui dorment, voient souvent, ou pensent voir, divers objets qui ne sont point pour cela devant leurs yeux.
Un texte célèbre d’ALAIN : Alain, Les Passions et la Sagesse, 1925, Pléiade, p. 1076. ALAIN prolonge
l’analyse de Descartes/
« On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans
aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique, Non. Je touche successivement
des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je
juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il
importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un
fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et jamais les faces visibles
ne sont colorées de même en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes
également blanches, Et je vois cette même chose que je touche, Platon, dans son Théétète, demandait par quel
sens je connais l'union des perceptions des différents sens en un objet.
Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces, On ne fera pas difficulté d'admettre que
c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant
ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement,
l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre
cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour
la main et pour l'oeil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction
d'entendement. »
b.
L’illusion de MULLER-LYERS : l’équivocité de ce qui est représenté souligne la part d’interprétation à
l’œuvre dans la perception.
2
La Gestalt-Theorie ou Théorie de la Forme : (GUILLAUME, KÖHLER, KOFFKA) la perception n’est pas
la synthèse d’une mosaïque de sensations élémentaires (empirisme, associationnisme), mais l’appréhension
global d’une forme, d’une structure (on voit l’arbre avant de voir les feuilles, et une mélodie ne change pas si
on change les notes en gardant la même structure). Il n’y aurait donc pas de sensation pure, et la distinction
sensation / perception est artificielle.
S’inspirant de ce courant de la psychologie, MERLEAU-PONTY s’oppose au rationalisme de DESCARTES et
ALAIN : la perception n’est pas une fonction d’entendement, mais une présence au monde. Cette présence au
monde dépend de notre corps : percevoir, c’est se projeter dans le monde grâce à son corps (par exemple, la
perception du mouvement dépend de notre position mobile ou immobile) : « La perception n’est pas une sorte
de science commençante, et un premier exercice de l’intelligence, il nous faut retrouver un commerce avec le
monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence », Le cinéma et la nouvelle psychologie (1945).
L’illusion de Müller-Lyer montre qu’une perception dépend d’un champ visuel.
d. La perception est inconsciente : LEIBNIZ, dans la préface des Nouveaux Essais sur l’entendement humain,
distingue la perception de l’aperception, qui est consciente, et qui résulte de la somme d’une infinité de petites
perceptions (attention, DESCARTES confond perception et aperception). L’exemple célèbre est celui du bruit
de la mer, formé par addition du petit bruit de chaque vague. D’autre part, nous percevons même évanouis,
endormis, ou morts, mais sans en être conscients.
« Il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais
sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons
pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont
rien d'assez distinguant à part; mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir
au moins confusément dans l'assemblage. […]Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne
saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer,
dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les
parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se
fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement
même, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague, qui le fait, était seule. »
Pour LEIBNIZ, la perception est commune à l’animal et à l’homme, et coordonne les données des différents
sens et permet des « consécutions empiriques » qui imite le raisonnement (par exemple, la vue du bâton, par le
souvenir de la douleur, détermine la fuite. Cf. Monadologie §§ 25-30
e. La perception est liée à l’action : On ne perçoit que ce qui nous intéresse ; c’est la « loi d’intérêt ». La
perception est donc liée à l’action. P. JANET, dans l’Automatisme psychologique (1889), affirme : « Percevoir
un fauteuil, c’est se préparer à s’y assoir ». Ainsi, la perception n’est pas seulement la condition de notre
connaissance du monde, elle est aussi l’instrument de notre action sur lui. C’est pourquoi BERGSON montre
que la perception est toujours liée à un besoin. Il faut apprendre à percevoir de façon désintéressée.
f. Peut-on expliquer scientifiquement la perception ? Nous pouvons donner une définition physique au son,
décrire le mécanisme physiologique de l’audition, mais ces explications ne rendent pas compte du vécu subjectif
de la perception sonore, qui résiste à toute modélisation scientifique.
Quel est l’objet de la perception ?
Le réel se réduit-il à ce que perçoivent nos sens ? L’expression « voir les choses telles qu’elles sont » a-t-elle un sens ?
Perçoit-on le réel tel qu’il est ? La perception est-elle objective ?
a. La perception est intérieure ou extérieure, entre les deux proprioceptives (perception du corps).
b. La perception perçoit le réel : Pour BERKELEY, « être, c’est être perçu » (esse est percipi aut percipere),
c’est-à-dire que seul ce qui est perçu ou perçoit existe. Même si la formule de Berkeley paraît provocante, il ne
fait qu’affirmer une idée simple : notre rapport aux choses est toujours un rapport de représentation. Il en conclut
que la matière n’existe pas (immatérialisme) : ce n’est qu’une abstraction nous faisant croire qu’il y a autre
chose que des perceptions. Mais attention ! Ce n’est pas parce que les choses sont des idées qu’elles ne sont pas
réelles ! Aussi Berkeley distingue-t-il les perceptions reliées entre elles de façon régulières (avec notamment
une correspondance entre le toucher et la vue), qui caractérisent le réel, des perceptions déréglées de
l’imagination et du rêve. Les idées des choses réelles ont été produites par Dieu.
« La table sur laquelle j'écris, je dis qu'elle existe ; c'est-à-dire, je la vois et je la touche ; si j'étais sorti de mon
bureau, je dirais qu'elle existe ; j'entendrais par ces mots que si j'étais dans mon bureau, je la percevrais ou qu'un
autre esprit la perçoit actuellement. Il y avait une odeur, c'est-à-dire on odorait ; il y avait un son, c'est-à-dire on
entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par la vue ou le toucher. C'est tout ce que je peux entendre
par ces expressions et les expressions analogues. Car ce que l'on dit de l'existence absolue de choses non
pensantes, sans rapport à une perception qu'on en prendrait, c'est pour moi complètement inintelligible.
Leur existence c'est d'être perçues ; il est impossible qu'elles aient une existence hors des intelligences ou choses
pensantes qui les perçoivent. » Traité sur les principes de la connaissance humaine, 1710, §3.
BERKELEY donne aussi l’exemple de la cerise : je sais que la cerise existe, parce que je peux en avoir
différentes sensations reliées les unes aux autres :
« Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté : la cerise
est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur, d'acidité et vous enlevez la cerise,
puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualités
sensibles et d'idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne un seul
nom) par l'intelligence parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes les autres. Ainsi
quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le toucher d'une
rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la
c.
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cerise existe, qu'elle est réelle : car, à mon avis, sa réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations. » Trois
dialogues entre Hylas et Philonous, 3ème dialogue.
c. La perception scientifique : Le physicien EDDINGTON, dans La nature du monde physique (1928) oppose la
perception ordinaire à la perception scientifique, en comparant deux tables : « l'une d’elles m'a été familière dès
mon plus jeune âge. […] Elle est étendue une extension ; elle a une relative permanence ; elle est colorée ; et
surtout, elle est substantielle. […] La table n° 2 est ma table scientifique. C'est une connaissance plus récente et
je ne me sens pas familier avec elle. Elle […] est composée essentiellement de vide. Dispensées avec parcimonie
dans ce vide se trouvent de nombreuses charges électriques qui se meuvent à grande vitesse ; mais leur masse
compacte occuperait moins d'un milliardième du volume de la table elle-même. Néanmoins, elle supporte le
papier sur lequel j'écris de façon aussi satisfaisant que la table n° 1 ; car, quand je pose le papier sur elle, les
petites particules électriques, animées d'une grande vitesse la soutiennent par dessous, de sorte que le papier est
maintenu à un niveau pour ainsi dire constant à la façon d'un volant… Il y a une différence essentielle qui est la
suivante : le papier devant moi plane-t-il comme s'il était sur un essaim de mouches […] ou est-il soutenu parce
qu'il y a sous lui une substance, la nature intime d'une substance consistant à occuper un espace dont toute autre
substance est exclue. […] Je n'ai pas besoin de vous dire que la physique moderne m'a, par des preuves délicates
et par une logique impeccable, convaincu que ma seconde table, la table scientifique, est la seule qui soit là
réellement […] En revanche, je n'ai pas besoin de vous dire que la physique moderne ne réussira jamais à
exorciser la première table – étrange mélange de nature extérieure, d'images mentales et de préjugés hérités –
car elle est là, visible aux yeux et sensible au toucher ». Seule la table scientifique est réelle.
BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique (1938) : la perception naturelle est un « obstacle
épistémologique », le scientifique doit apprendre à se détacher de sa perception de l’objet concret et accéder à
l’abstraction. L’observation scientifique est en rupture avec nos regards habituels : elle est une « observation
polémique ».
Repère ABSTRAIT / CONCRET : ce qui est concret est ce qui est donné dans l’expérience, ce qui tombe
sous les sens alors que l’abstrait implique une opération intellectuelle de séparation de l’essentiel et de
l’accessoire.
d. La perception artistique : L’artiste ne perçoit pas le monde comme les autres selon BERGSON. Sa perception
n’est pas utilitaire. Elle ne vise pas à agir dans le monde. Elle s’est libérée des conventions, et notamment du
langage qui appauvrit notre rapport au monde et à nous-même par ses généralités et ses symboles (les mots).
L’artiste perçoit le monde réel tel qu’il est, dans toute sa singularité, mais aussi ses propres états d’âme.
« Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire
des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du
langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose
que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à
nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont
pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce
qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine,
quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience
avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre
? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de
notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect
impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les
mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous
échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force
se mesure utilement avec d'autres forces ; et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur
le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux
choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. » Le rire, 1900.
Un exemple : H. MATISSE, en 1953 : L’artiste doit faire un effort pour se détacher de sa perception ordinaire,
comme le savant des préjugés : « L’effort nécessaire pour s’en dégager exige une sorte de courage ; et ce courage
est indispensable à l’artiste qui doit voir toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois : il faut voir
toute la vie comme lorsqu’on était enfant ; et la perte de cette possibilité nous enlève celle de vous exprimer
de façon originale, c’est-à-dire personnelle. » C’est pourquoi « c’est un premier pas vers la création, que de voir
chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu ». Ainsi, pour peindre une rose, il faut oublier
toutes les roses peintes.
e. La perception philosophique : La philosophie permet aussi de saisir le réel grâce à une perception particulière
pour BERGSON, dans l’Energie spirituelle, 1919. Contrairement à la perception artistique qui suppose un
détachement à l’égard des choses, la perception philosophique consiste dans un effort d’attention donnée à
perception pour la distinguer des autres. Une telle perception s’enrichit de détails.
Pour M. MERLEAU-PONTY, dans sa Phénoménologie de la perception, la philosophie consiste aussi à
percevoir d’une certaine manière : à revenir aux « choses mêmes », à retrouver l’expérience vécue irréductible
à toute explication scientifique.
La perception est-elle source d’illusions ou de connaissance ?
Faut-il croire tout ce qu’on voit ? Suffit-il de voir pour savoir ? La perception est-elle déjà une science ? Percevoir, estce savoir ? Quand nous percevons, comment savoir que nous ne rêvons pas ?
Un problème : l’eau tempérée paraît chaude si on a plongé la main auparavant dans l’eau froide, et froide si l’on a été au
contact d’eau plus chaude.
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Repère : RESSEMBLANCE / ANALOGIE : deux choses se ressemblent si elles ont le même aspect extérieur, mais
elles ne sont pas nécessairement analogues (elles n’ont pas toujours une structure commune). Par exemple, le requin et le
dauphin se ressemblent, mais sans être analogues (l’un est un poisson, l’autre un mammifère). La perception saisit soit
des ressemblances mais non des analogies pour PLATON (c’est la raison qui saisit les rapports qui articulent le réel grâce
au travail de la dialectique). Pour DESCARTES, au contraire, la perception est déjà un jugement qui réussit à saisir la
substance des choses, malgré les dissemblances (cf. le morceau de cire).
a. La perception est vraie mais le jugement est faux : Pour EPICURE, la sensation (aisthésis) est le critère de la
vérité. Les sensations sont toujours vraies. Les prétendues erreurs des sens ne sont que des erreurs de jugement. C’est
notre raisonnement qui est à l’origine des erreurs, lorsqu’il nous en écarte. La perception se produit lorsqu’un
simulacre se détachant d’un corps va parvenir et frapper les organes sensoriels.
b. La sensation est source de connaissance : Dans son Traité des sensations (1755), CONDILLAC fait l’hypothèse
d’une statue sentante pour retracer la genèse de nos idées. Cette statue, organisée comme un homme, possède un
esprit privé d’idée, et qui n’a au début aucun sens. Puis elle va obtenir peu à peu chacun des sens et CONDILLAC
décrit les opérations de l’esprit qui en découlent. Il commence avec l’odorat (l’odeur de rose), le sens qui paraît le
moins contribuer à la connaissance, pour montrer la formation de celle-ci. Toutes nos connaissances viennent des
sensations. Les sensations sont toujours vraies, et ce sont nos jugements qui sont faux. Le sensualisme de
CONDILLAC radicalise l’empirisme de LOCKE, qui attribuait deux sources à nos connaissances (sensations et
réflexion).
c. La perception induit en erreur : La perception n’est pas une connaissance du réel du faite de son caractère mobile,
fluctuant et instable. La science ne peut être identifiée à la sensation : PLATON, Théétète, et l’Allégorie de la Caverne
dans La République (cependant la saisie de la vérité est assimilée à une perception : il s’agit de réussir à voir le Soleil,
ou plutôt de s’exercer à le percevoir).
De même, pour DESCARTES, la perception est trompeuse, mais chez DESCARTES, la vérité est définie comme
« une perception claire et distincte ». Concevoir s’identifie à percevoir. L’activité de l’entendement est décrite comme
perception ou volonté. DESCARTES classe nos pensées en deux catégories : « Qu’il n’y a en nous que deux sortes
de pensées, à savoir la perception de l’entendement et l’action de la volonté », Principes de la philosophie, § 32. Les
« perceptions de l’entendement » consistent dans la saisie des états mentaux (sensations, imagination, conception…).
Vouloir, c’est désirer, refuser, douter… Le vocabulaire de la connaissance s’inspire de celui de la vue : les lumières
de l’esprit, la clarté d’une idée, la lucidité, la clairvoyance l’aveuglement, l’obscurité… On dit « avoir perçu » la
complexité d’un problème.
d. La science part de la perception mais ne s’y réduit pas : pour ARISTOTE, il n’y a de science que de l’universel.
La perception ne nous donne accès qu’à l’individuel, et il faut des démonstrations pour connaître. Percevoir que le
triangle a deux angles égaux à deux droits ne remplace pas sa démonstration, et voir une éclipse ne suffit pas à
l’expliquer mais « Ce qui ne veut pas dire que par l'observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en
poursuivant l'universel, arriver à une démonstration, car c'est d'une pluralité de cas particuliers que se dégage
l'universel. », Seconds Analytiques, I, 31. Ainsi, la perception de plusieurs cas particuliers permet de connaître, mais
à condition de parvenir à une démonstration.
Fable de la Fontaine : « Un animal dans la Lune »
« Pendant qu'un philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu'ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi, si l'on rectifie
L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe et sur l'instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La Nature ordonna ces choses sagement :
J'en dirai quelque jour les raisons amplement.
J'aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour ;
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
.
Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la Nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l'angle et les côtés ma main la détermine.
L'ignorant le croit plat : j'épaissis sa rondeur ;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l'apparence ;
Je ne suis point d'intelligence
Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours »
LA FONTAINE, Un animal dans la lune, Fables, livre VII, XVIII.
Dans cette fable, LAFONTAINE, montre que les sens ne nous trompent pas, à condition de faire usage de notre raison : « Quand
l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse ».
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