réserve l’autre. Badiou rebaptisera ce bond, nommant torsion le fait qu’une force, travaillant
sur elle-même, développe son hétérogénéité au sein du plan où elle est placée, au gré d’une
éthique de l’action.
Dans Rhapsodie, Badiou soutient qu’au théâtre le processus subjectif relève du jeu, ou
plus précisément, de l’éthique du jeu. Il ne s’agit donc plus ici de mettre à vue, par la
représentation, une objectivité ordonnée, mais d’engager, au présent de l’action même de
jouer, une modification qualitative de la subjectivité6. Ce qui invite à mettre l’accent, comme
le fait Badiou, sur le jeu et non sur l’acteur. Il faudrait même dire en toute rigueur que le jeu
de l’acteur opère une torsion dans la représentation dont l’acteur est un des éléments. Car
l’acteur, lui, est toujours placé sur le plateau : il est inclus comme corps quantifiable dans une
composition scénique ordonnée qui en fait pour une part un objet, et en premier lieu l’objet
des regards du public. Mais le point capital, dans la mesure où il détermine ici le passage du
processus subjectif à la dialectique subjective, est le suivant : le jeu devra s’épurer des
éléments qui, en lui-même, reconduisent les tendances à la représentation objective. En quoi
consistera cette opération ?
La formule proposée par Badiou pour faire pendant à celle de la dialectique objective
(« le théâtre représente la représentation ») est la suivante : « les acteurs imitent l’imitation »7.
Négativement, elle indique bien que l’imitation doit demeurer sans objet. Car à céder sur ce
point, à n’être que l’imitation d’un objet initialement constitué (un « personnage », par
exemple), le processus du jeu demeurera homogène à la logique de la représentation. Dès lors,
que signifie positivement « imiter l’imitation » ? Il faut bien en effet que, par la torsion de la
représentation en quoi consiste le jeu, quelque chose se présente, sans quoi la formule friserait
la tautologie. Badiou nous répond : le jeu présente des différences. Mais le terme
« différences » doit à son tour être précisé. Car si vous vous demandez « différence entre quoi
et quoi ? » ou « différence entre qui et qui ? », vous retombez dans la logique objective en
postulant une différence représentable. En fait, si l’on veut penser ces différences en elles-
mêmes, ou – dit Badiou – comme des différences pures, il faut les entendre comme les effets
non représentables produits, au présent même de l’acte de jouer, par la traversée d’une
écriture. Mais là encore, on peut légitimement se demander pourquoi ces effets doivent être
pensés comme des différences, et pas seulement, par exemple, comme de simples
modifications. Je répondrai en convoquant ici ce que dans mes propres termes – pour autant
qu’ils m’aident à comprendre et à développer ce que dit Badiou – j’appelle la logique des
rôles.
On ne met jamais suffisamment en avant le fait qu’au théâtre n’existent que des rôles
et jamais de personnages. Je veux dire que, dans l’écriture théâtrale, en l’absence de toute
position extérieure (celle, par exemple, du romancier ou du conteur), les rôles sont de fait
condamnés à se différencier réciproquement, sans qu’aucune commune mesure ne puisse les
stabiliser substantiellement. Ce qui porte à conclure qu’un rôle n’existe pas en-dehors du
processus de différenciation entre les rôles, dont il est lui-même un effet. C’est d’ailleurs
pourquoi les bons auteurs de théâtre n’ont d’autre tâche, dans l’écriture, que de laisser se
différencier les rôles. Sophocle ne représente pas le personnage d’Antigone, il écrit le rôle
d’Antigone, et il l’écrit – c’est là le point décisif – non seulement dans le texte qu’il attribue à
Antigone, mais aussi dans le texte d’Ismène ou de Créon, dans la mesure où tous ces rôles ne
6 À mon sens, cet écart entre représentation et présentation recoupe la distinction entre ce qui, au théâtre, relève
de la composition (le texte, ou le tissé du spectacle comme trame répétable, c’est-à-dire ordonnée, de paroles et
d’actions) et ce qui relève la disposition (la relation de jeu entre acteurs et public, essentiellement irrépétable ou
imprévisible). On peut éclairer cette distinction à partir d’Aristote (poïésis/praxis), la dimension poïétique du
théâtre aboutissant à des œuvres extérieures aux agents qui les ont produites (auteurs ou metteurs en scène) et sa
dimension praxique aboutissant à des actions immanentes, entraînant une modification éthique des agents qui les
accomplissent (acteurs et spectateurs).
7 Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre, op.cit., p. 90.