Théâtre et dialectique

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Théâtre et dialectique : l’apport théorique d’Alain Badiou
Olivier Saccomano
Longtemps je me suis demandé comment répondre à l’invitation qui m’avait été faite,
de parler des rapports d’Alain Badiou avec le théâtre. J’aurais pu en passer par les pièces, bien
sûr, mais m’ont retenu une conviction ou une prudence issues de ma pratique : je ne sais
finalement pas grand chose d’une pièce – rien en tout cas qui vaille d’être communiqué avant d’avoir lutté un moment avec elle sur le terrain du théâtre, avant d’avoir buté sur les
énigmes qu’elle livre à la mise en scène et cerné les problèmes de jeu qu’elle pose aux
acteurs. C’est là sans doute une donnée inhérente à l’écriture théâtrale : elle dispose par ellemême, à sa propre marge, une part non écrite, latente, qui ne se révèle qu’au point de son
nouage local avec des acteurs et un public. C’est en ce point, je crois, que l’art du théâtre
agence une expérience de pensée dont il est possible de tirer quelque enseignement. Aussi,
considérant l’état d’ignorance pratique où je me trouvais vis-à-vis des pièces de Badiou, j’ai
choisi de venir partager avec vous une question – une question qui me semble centrale pour
le théâtre et pour la philosophie d’aujourd’hui – sur laquelle Alain Badiou apporte à mon sens
un éclairage théorique décisif : celle du rapport entre théâtre et dialectique.
C’est une question difficile, en ce qu’elle rapporte l’un à l’autre un art spécifique (le
théâtre) et une catégorie philosophique (la dialectique), mais c’est aussi une question rare.
Rarement construite, en tout cas. Je dirais même qu’une fois écartées les exégèses de la
littérature théâtrologique, elle n’a été explicitement thématisée que par trois auteurs qu’on ne
s’étonnera pas de retrouver au voisinage de Badiou : Platon, Hegel et Brecht. Évidemment,
pour chacun des ces auteurs (philosophes et hommes de théâtre ici mêlés), le visage que prend
cette invariable question varie en fonction du contenu effectif qu’ils accordent à l’un et l’autre
des deux termes, c’est-à-dire à la fois en fonction des pratiques théâtrales concrètes qu’ils
examinent, et en fonction des montages philosophiques précis de la catégorie de dialectique
qu’ils créent ou mobilisent1.
Cependant, mon propos n’est pas de situer Badiou vis-à-vis de ces théoriciens. Il l’a
déjà fait lui-même en de nombreuses occasions, soulignant notamment au fil de ses écrits
d’« inesthétique » (terme bien fait pour indiquer sa rupture avec l’approche hégélienne de l’art
par la philosophie) en quoi les « positions » platoniciennes et brechtiennes relevaient toutes
deux d’un schème didactique à dépasser. Je n’y reviendrai pas. Il faut dire que, sur la question
qui nous importe, l’apport de Badiou lui-même suffit amplement, attendu qu’il en a travaillé
très précisément les deux termes tout au long de son œuvre. Il a en effet produit une théorie
1
Pour un bref rappel de ces positions, disons que : chez Platon, pour qui la question est d’ordre pédagogique, les
productions du théâtre (essentiellement les tragédies), comme tous les produits mimétiques, tendent à nous
« détourner du détour dialectique » selon l’heureuse formule de Badiou ; chez Hegel, dans le cadre de l’immense
dialectique historique des arts en quoi consiste son Esthétique, l’art du théâtre se spécifie comme genre suprême
où se médiatisent l’accent subjectif du poème lyrique et la pente objective du poème épique ; chez Brecht enfin,
c’est la pratique théâtrale elle-même qui, à l’enseigne du matérialisme dialectique entendu comme science des
transformations politiques, doit rompre avec les présupposés naturalisant du drame bourgeois, et tenter de
produire localement des expériences formatrices d’une capacité à engager une modification des structures
sociales. C’est d’ailleurs à Brecht que nous devons, comme nom programmatique d’une expérience pratique,
l’association historique des deux termes de notre question (« théâtre dialectique »). Pour parler déjà en
dialecticien, disons que l’opposition principale passe chez Platon entre mimèsis et dialectique (antagonisme
insurmontable entre deux protocoles), chez Hegel entre lyrique et épique (contradiction entre deux genres
surmontée au sein d’un troisième), et chez Brecht entre nature et politique (où la représentation, pour ainsi dire
décalée d’elle-même – distanciée –, a pour fonction de démonter l’idéologie dominante). Sur la position de
Badiou vis à vis de ces montages, voir Petit manuel d’inesthétique, Paris, Editions du seuil, 1998, p. 9-29.
du théâtre complète, principalement rassemblée dans Rhapsodie pour le théâtre (paru en
1990), puis distillée au gré de divers articles. Mais il a également soutenu, sur un plan
strictement philosophique, une longue élaboration de la catégorie de dialectique dont on peut
observer les usages différenciés entre Théorie du sujet et Logique des mondes. Si bien qu’en
un sens, la question du rapport entre théâtre et dialectique peut être abordée comme une
question interne à la théorie (théâtrale et dialectique) de Badiou. C’est une question en partie
badiouso-badiousienne... Eu égard à cette singularité, ma stratégie sera la suivante : utiliser
deux matrices dialectiques issues de l’œuvre philosophique de Badiou (celle de Théorie du
sujet et celle de Logique des mondes) pour éclairer deux thèses sur le théâtre (l’une de
Badiou, l’autre l’extrapolant un peu). Posons quelques repères.
Dans Théorie du sujet (paru en 1982) la catégorie de dialectique est essentiellement
mise en œuvre dans le champ politique. Dans ce texte, Badiou met en évidence que tout
processus dialectique combine un versant structural (qu’accentuent pour lui, et dans leurs
domaines respectifs, Hegel, Mallarmé et Lacan, selon une logique des places) et un versant
historique auquel il s’efforce de donner la précellence à la lumière des mouvements
révolutionnaires effectifs (dont cette fois-ci les noms de Lénine et de Mao servent à périodiser
les effets, pensables à partir d’une logique des forces). Cet effort aboutit à une refondation de
la catégorie de Sujet (à entendre ici comme Sujet de la politique révolutionnaire, à savoir le
prolétariat ou le parti du prolétariat) et cette théorie du sujet est coextensive à une éthique de
l’action, sur laquelle s’achève l’ouvrage.
Dans Logique des mondes (paru en 2006), la tentative générale est dès le début située
sous l’impératif d’une dialectique matérialiste que Badiou oppose au matérialisme
démocratique. Ici (on est passé entre-temps par L’Être et l’événement qui nous a dit nos
quatre vérités), la dialectique sert de levier non seulement pour affirmer qu’il y a des vérités
(en exception des corps et des langages auxquels se borne le matérialisme démocratique) mais
aussi pour comprendre le processus d’apparition de ces vérités dans des mondes déterminés. Il
s’agit alors de mettre l’accent sur l’inscription matérielle et temporelle des vérités qui
viennent successivement au monde dans chacune des procédures (politique, art, amour,
science), y laissant une trace événementielle dont des sujets organiseront diversement les
conséquences. Partant cette fois-ci d’une théorie du sujet, Badiou aboutira à la création
renouvelée d’une catégorie qu’on ne trouvait jusqu’ici, chez lui, qu’en filigrane : celle de
corps, à entendre comme corps subjectivable en tant qu’il supporte historiquement une vérité.2
À ces deux montages dialectiques, accolons à présent les deux thèses sur le théâtre :
1) le théâtre est isomorphe à la politique. Cette première thèse est explicitement
soutenue par Badiou dans Rhapsodie pour le théâtre. Elle affirme plus précisément une
analogie formelle entre la dialectique théâtrale et la dialectique politique. Et ce faisant, elle
pose la question de ce qu’est le théâtre, de sa consistance dialectique propre.
2) l’engagement dans la pratique du théâtre peut s’organiser à partir de quelques traces
événementielles nommables qui orienteraient, pour notre époque, des trajets subjectifs. Cette
2
Entre les deux ouvrages, on notera que L’Être et l’événement (paru en 1988) ne recourt pas, dans son
architecture générale, à la catégorie de dialectique. Ce livre fait fonction de carrefour ontologique entre deux
élaborations dialectiques. Pour le contracter en une formule : dans L’Être et l’événement, Badiou soutient que
l’Un n’est pas (thèse ontologique) là où, dans les deux autres ouvrages, il tire diversement les conséquences de
ce que l’Un se divise en deux (thèse dialectique) sur le plan des processus politiques d’une part, et sur le plan
d’une transhistoricité des vérités d’autre part.
seconde thèse est davantage une conséquence déductible de ce qui s’énonce dans Logique des
mondes. Elle nous demande où nous en sommes théâtralement, et quelles sont les destinations
subjectives possibles des corps de théâtre contemporains.
J’examinerai donc ces deux thèses en rappelant le sens que les montages dialectiques
de Badiou permettent de leur donner, en les commentant, voire en les discutant à l’occasion
sur les quelques points qu’il apparaîtra nécessaire de préciser.3
*
Pour penser l’analogie que propose Badiou entre la dialectique théâtrale et la
dialectique politique, il faut partir de ce constat : par-delà les contenus (théâtraux ou
politiques) que ces dialectiques organisent, elles relèvent toutes deux d’une seule et même
matrice dont la définition formelle (c’est-à-dire méthodiquement séparée de ses contenus) est
pleinement élaborée dans Théorie de sujet (où elle s’applique principalement à la politique).
Ainsi, quand dans Rhapsodie pour le théâtre la dialectique théâtrale est définie comme un
enchâssement de trois dialectiques distinctes (dialectique objective, dialectique subjective,
dialectique absolue), les termes qui supportent cette distinction (objectif, subjectif, absolu)
sont directement issus de Théorie du sujet. Il faudra donc, pour détailler la dialectique
théâtrale et comprendre son isomorphie avec la dialectique politique, faire l’aller-retour d’un
livre à l’autre.
Qu’est-ce que la dialectique objective ? Si l’on se réfère à Théorie du Sujet, on
appellera d’abord processus objectif l’ensemble des opérations par lesquelles une force
quelconque est placée, assignée à un lieu, structurée. Et concernant le théâtre, la thèse de
Badiou dans Rhapsodie est que son lieu, le lieu qui sert de fond ou de décor à la production de
sa force, c’est l’État. Ce qui se dira encore : le théâtre est une affaire d’État.
Cette assignation, pour peu qu’on veuille bien étendre l’État à l’ensemble des
institutions, se vérifie non seulement sur le plan des crédits régulièrement alloués au théâtre –
des liturgies athéniennes aux pensions monarchiques jusqu’à nos modernes subventions –
mais aussi sur celui du crédit ainsi accordé à telle entreprise théâtrale au détriment d’une
autre, au gré de diverses procédures de sélection (ou de censure). Aussi, de même que la
tradition marxiste nous enseigne à dire que l’économisme est une objectivation, nous dirons
que l’objectivation du théâtre en passe bien par une économie (monétaire, symbolique)
pensable en termes de quantité : les « places » (et pas seulement celles des spectateurs) ont un
prix. Ou, comme le rappellent les parents soucieux aux jeunes gens souhaitant se lancer dans
l’incertaine carrière : « beaucoup d’appelés et peu d’élus » (le terme même d’élu accentuant
ici l’assignation étatique du théâtre). Mais le point important, c’est qu’ainsi déterminé, le
processus d’objectivation se laisse également penser en termes de représentation : tout théâtre
placé est, en un sens, un représentant de l’État. Non que ce théâtre devienne ipso facto un
porte-parole de l’État, mais c’est bien à l’intérieur de son champ qu’il se trouvera
fondamentalement ordonné. Du reste, quand bien même une entreprise théâtrale se déploierait
à distance de l’institution, sa marginalité même (qu’elle soit revendiquée ou subie) ne sera
marginale qu’au vu de la logique de placement étatique.
Concernant le processus d’objectivation, l’analogie formelle avec la politique se
soutient de ce que toute politique effective a, en situation, affaire à l’État comme institution
séparée qui ordonne la représentation dont elle est une des composantes. Et ce, quand bien
3
Les références des ouvrages de Badiou ici convoqués sont les suivantes : Théorie du sujet, Paris, Editions du
seuil, 1982 ; L’Etre et l’événement, Paris, Editions du seuil, 1988 ; Rhapsodie pour le théâtre, Imprimerie
nationale, 1990 ; Logique des mondes, Paris, Editions du seuil, 2006.
même cette politique (la communiste, par exemple) viserait intrinsèquement le dépérissement
de l’État. Mais que, dans ce cadre, une telle politique se donne pour tâche idéologique de
mettre à jour les procédures étatiques comme ordonnant une situation qu’il s’agit de
transformer, voilà qui doit nous servir d’indice pour comprendre comment l’on passe, au
théâtre, du processus objectif à la dialectique objective. Car si le processus objectif tend à la
fixité de l’assignation, la dialectique objective, elle, doit bien engager un mouvement qui
dynamise (ou dynamite) cette assignation...
Faisons une première hypothèse : le théâtre, assigné à être le représentant forcé de
l’État, aurait en retour la force de représenter l’État. Ou encore : de même que l’État ordonne
la visibilité du théâtre, le théâtre aurait les moyens de mettre à vue, selon son ordre propre,
l’État qui l’assigne. Le motif est ici celui de la mise au miroir, dont Hamlet est l’artisan
archétypal, préférant à l’accusation directe et frontale du meurtrier la mise en scène publique
de son meurtre. S’y aperçoit en outre ce que j’appellerais la puissance enfantine du théâtre
(opposable à sa tendance adolescente) ou sa puissance affirmative (opposable à sa tendance
critique) : souvent, face à un ordre, l’adolescent fait bloc de tout son être, dans une attitude
narcissique d’opposition ou de défi qui a généralement pour effet de renforcer la force
opposée ; bien différente est la ruse de l’enfant qui se contente de répéter l’ordre dans un
déplacement symétrique de l’affirmation... « Va te coucher ! » dit l’ordre. « Va te coucher ! »
répond l’enfant. « Arrête immédiatement ! » dit l’ordre. « Arrête immédiatement ! » répond
l’enfant, concentré sur la lettre du texte, imperturbable. Cette stratégie (du retour à
l’envoyeur, du placement du placeur), a ceci de proprement théâtral qu’elle consiste à révéler
l’ordre comme déplaçable et répétable, par quoi il se trouve essentiellement dénaturalisé.
Cependant, Badiou ne nous dit pas exactement que le théâtre représente l’État ou que
le théâtre, objectivé par l’État, prendrait l’État pour objet de ses représentations. L’opération
de la dialectique objective se contracte en une formule un peu plus subtile : « le théâtre
représente la représentation »4. Il faudrait donc y entendre que la représentation théâtrale
(comme processus d’objectivation) représente la représentation étatique (comme processus
d’objectivation). Mais en quoi consiste la capacité d’objectivation propre à la force théâtrale ?
Elle réside, je crois, dans les compositions écrites du théâtre (textes et spectacles), en tant
qu’elles proposent elles aussi (à l’instar de l’État) un système de places ordonné5. En ce sens
on pourra toujours soutenir que, par sa capacité à composer, le théâtre représente l’État, mais
l’État comme théâtre, c’est-à-dire comme un ordre lui aussi composé, non naturel. D’où
s’éclaire que la dialectique théâtrale objective opère selon une continuité modale entre théâtre
et État, et non au moyen d’une simple réflexion de l’État par le théâtre. « État dans l’État »,
« théâtre dans le théâtre »... accentuez cela comme bon vous semble. Dans tous les cas, c’est
bien par sa propre capacité d’objectivation que le théâtre peut espérer faire pièce à
l’objectivation étatique.
Passons à la dialectique subjective. Dans Théorie du Sujet, Badiou qualifie de
subjectifs les processus relatifs à la concentration d’une force et à sa purification. Sans entrer
dans le détail, disons que ces deux opérations consistent à renforcer ce qui, d’une force,
résiste aux éléments d’objectivation qui la travaillent. Ce faisant, elles conduisent à ce qu’une
force, quelle que soit la place où elle se trouve assignée, se découvre qualitativement
hétérogène au principe de placement initial. C’est ce que la tradition marxiste appelle le bond
du quantitatif au qualitatif : quantitatif où des forces contradictoires se partagent le même plan
(se font pièce, disions-nous), qualitatif où le propre de l’une échappe à l’emplacement que lui
4
Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre, op.cit., p. 56.
C’est pourquoi Badiou rapporte pour sa part la dialectique objective à l’instance du metteur en scène, entendu
comme celui qui signe le spectacle. Nous l’étendons ici plus généralement aux compositions du théâtre (texte ou
tissé du spectacle).
5
réserve l’autre. Badiou rebaptisera ce bond, nommant torsion le fait qu’une force, travaillant
sur elle-même, développe son hétérogénéité au sein du plan où elle est placée, au gré d’une
éthique de l’action.
Dans Rhapsodie, Badiou soutient qu’au théâtre le processus subjectif relève du jeu, ou
plus précisément, de l’éthique du jeu. Il ne s’agit donc plus ici de mettre à vue, par la
représentation, une objectivité ordonnée, mais d’engager, au présent de l’action même de
jouer, une modification qualitative de la subjectivité6. Ce qui invite à mettre l’accent, comme
le fait Badiou, sur le jeu et non sur l’acteur. Il faudrait même dire en toute rigueur que le jeu
de l’acteur opère une torsion dans la représentation dont l’acteur est un des éléments. Car
l’acteur, lui, est toujours placé sur le plateau : il est inclus comme corps quantifiable dans une
composition scénique ordonnée qui en fait pour une part un objet, et en premier lieu l’objet
des regards du public. Mais le point capital, dans la mesure où il détermine ici le passage du
processus subjectif à la dialectique subjective, est le suivant : le jeu devra s’épurer des
éléments qui, en lui-même, reconduisent les tendances à la représentation objective. En quoi
consistera cette opération ?
La formule proposée par Badiou pour faire pendant à celle de la dialectique objective
(« le théâtre représente la représentation ») est la suivante : « les acteurs imitent l’imitation »7.
Négativement, elle indique bien que l’imitation doit demeurer sans objet. Car à céder sur ce
point, à n’être que l’imitation d’un objet initialement constitué (un « personnage », par
exemple), le processus du jeu demeurera homogène à la logique de la représentation. Dès lors,
que signifie positivement « imiter l’imitation » ? Il faut bien en effet que, par la torsion de la
représentation en quoi consiste le jeu, quelque chose se présente, sans quoi la formule friserait
la tautologie. Badiou nous répond : le jeu présente des différences. Mais le terme
« différences » doit à son tour être précisé. Car si vous vous demandez « différence entre quoi
et quoi ? » ou « différence entre qui et qui ? », vous retombez dans la logique objective en
postulant une différence représentable. En fait, si l’on veut penser ces différences en ellesmêmes, ou – dit Badiou – comme des différences pures, il faut les entendre comme les effets
non représentables produits, au présent même de l’acte de jouer, par la traversée d’une
écriture. Mais là encore, on peut légitimement se demander pourquoi ces effets doivent être
pensés comme des différences, et pas seulement, par exemple, comme de simples
modifications. Je répondrai en convoquant ici ce que dans mes propres termes – pour autant
qu’ils m’aident à comprendre et à développer ce que dit Badiou – j’appelle la logique des
rôles.
On ne met jamais suffisamment en avant le fait qu’au théâtre n’existent que des rôles
et jamais de personnages. Je veux dire que, dans l’écriture théâtrale, en l’absence de toute
position extérieure (celle, par exemple, du romancier ou du conteur), les rôles sont de fait
condamnés à se différencier réciproquement, sans qu’aucune commune mesure ne puisse les
stabiliser substantiellement. Ce qui porte à conclure qu’un rôle n’existe pas en-dehors du
processus de différenciation entre les rôles, dont il est lui-même un effet. C’est d’ailleurs
pourquoi les bons auteurs de théâtre n’ont d’autre tâche, dans l’écriture, que de laisser se
différencier les rôles. Sophocle ne représente pas le personnage d’Antigone, il écrit le rôle
d’Antigone, et il l’écrit – c’est là le point décisif – non seulement dans le texte qu’il attribue à
Antigone, mais aussi dans le texte d’Ismène ou de Créon, dans la mesure où tous ces rôles ne
6
À mon sens, cet écart entre représentation et présentation recoupe la distinction entre ce qui, au théâtre, relève
de la composition (le texte, ou le tissé du spectacle comme trame répétable, c’est-à-dire ordonnée, de paroles et
d’actions) et ce qui relève la disposition (la relation de jeu entre acteurs et public, essentiellement irrépétable ou
imprévisible). On peut éclairer cette distinction à partir d’Aristote (poïésis/praxis), la dimension poïétique du
théâtre aboutissant à des œuvres extérieures aux agents qui les ont produites (auteurs ou metteurs en scène) et sa
dimension praxique aboutissant à des actions immanentes, entraînant une modification éthique des agents qui les
accomplissent (acteurs et spectateurs).
7
Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre, op.cit., p. 90.
cessent de s’entre-différencier au gré d’assignations permanentes (« je ne suis pas ce que tu
es », « je ne suis pas ce que tu dis que je suis », etc.). Et c’est aussi pourquoi les bons acteurs
de théâtre n’ont d’autre tâche, dans le jeu, que de tenir le fil de ce processus de
différenciation. L’acteur ne représente pas non plus un personnage, il joue un rôle. Et ce
faisant, il n’a pas seulement à tenir son rôle, mais à endurer à tout instant les effets sur son
rôle de la différenciation entre les rôles. On retrouve sans doute ici ce que Brecht appelait
« jouer à partir de l’opposé », et que les acteurs traduisent parfois ainsi : « ce n’est pas à
l’acteur qui joue le Roi de porter le rôle du Roi, c’est à ceux qui jouent la Cour ». La formule
est évidemment réversible, car c’est bien de la différenciation réciproque des deux rôles, que
s’initie le processus subjectif.
La logique des rôles ainsi définie ne propose donc jamais que des trajets de
subjectivation différentielle aux acteurs. Et ces trajets n’étant jamais écrits (ce qui revient à
dire qu’il n’y a pas de nature du rôle), il faut s’y disposer. C’est en ce point, je crois, que
l’analogie avec la politique peut le mieux s’éclairer. On dira en effet que c’est le rapport de
classes qui initie le processus subjectif de différenciation des classes, et non la détermination
substantielle de chaque classe (qui supposerait une mesure commune – mais d’où pourrait-elle
bien s’établir ?). C’est pourquoi la question centrale, pour un Sujet politique, est toujours celle
du rôle qu’il tient dans la lutte des classes (ce qu’il y fait) et non de la place qu’il occupe au
sein d’une représentation sociale objective. On remarquera à cette occasion que le mauvais
marxisme rejoint le mauvais théâtre dès qu’il met en avant le personnage du prolétaire comme
une donnée objective de la lutte des classes, dont le rôle naturel serait de mener la lutte. Il
n’en est rien. La lutte n’a jamais rien de naturel, sinon dans les visions du naturalisme
socialiste (ou du naturalisme capitaliste, d’ailleurs). En l’absence de nature du rôle, reste à
jouer le jeu de la différenciation subjective, à s’enrôler dans la lutte sans le support rassurant
des différences substantielles. Le prolétariat, tout comme l’acteur, est un sujet sans
substance... On remarquera en outre, tirant leçon de Théorie du sujet, que visant la destruction
du système de places au sein duquel il produit sa torsion, le prolétariat n’a nullement pour but
de faire pièce à la bourgeoisie. On dira plutôt que l’action présente du prolétariat
(qualitativement différencié de la bourgeoisie en tant que sujet historique du projet
communiste) vise l’abolition du système des places de la société capitaliste, qui dispose les
places de la « bourgeoisie » et du « prolétariat ». Ce faisant, il vise bien sa propre disparition.
Le prolétariat, tout comme l’acteur, disparaît dans son action...
Concernant la dialectique absolue qui, au théâtre, porte sur l’advenue d’un sujetspectateur, je dois à présent avouer quelques réserves. Remarquons d’abord, à titre de
symptôme, qu’on ne saurait l’éclairer à partir de Théorie du sujet où elle ne figure pas.
L’absolu y est certes mentionné, mais précisément au titre de ce que la dialectique hégélienne
introduit de bouclage circulaire pour faire rempart à la dialectique historique. Dès lors, quand
dans Rhapsodie Badiou place le spectateur « en position de Savoir Absolu », on est en droit
de se demander si, dialectiquement, il n’est pas en train de faire un pas en arrière... Ma
réponse, en apparence, sera normande : en un sens oui, et en un sens non. Je m’explique.
C’est bien un pas en arrière si l’on reconnaît que, dans Rhapsodie, le spectateur est
plutôt envisagé à partir de sa place ou de sa position qu’à partir de son activité. Dès lors, à
s’en tenir à cette considération structurale, on aura du mal à ne pas faire du spectateur une
instance transcendante (le Spectateur, avec majuscule), occupant la place du Savoir Absolu
comme il occupe chez Régnault la place du Sujet supposé (sa)voir (dont il faut tout de même
rappeler que Lacan l’assimilait à la place de Dieu)8. Dans toute cette affaire, je soupçonne
d’ailleurs Régnault de mettre un peu d’eau structurale dans le vin politico-théâtral de
8
François Régnault, « Le visiteur du soir » in Le Spectateur, Beba-Nanterre/Amandiers-Théâtre National de
Chaillot, 1986, p.156-170.
Badiou... N’est-ce pas en effet la trace du Sujet supposé (sa)voir qu’on retrouve dans la seule
activité prêtée au spectateur dans Rhapsodie, à savoir « interpréter l’interprétation »9 ? Mais
quelle « interprétation » interprète-t-il ? Est-ce le jeu des acteurs qui se voit ici ramené à une
« interprétation » ? La dialectique subjective, si soigneusement analysée par ailleurs, y
perdrait beaucoup... Mais si l’acteur n’interprète pas, l’interprétation du spectateur a-t-elle
alors pour tâche de combler de sens ce que Badiou appelle parfois les « lacunes du jeu »10 ?
Cette proposition semble trop phénoménologique pour être honnêtement badiousienne. À vrai
dire, nous sommes un peu coincés.
Pourtant, ce qui pourrait apparaître comme un pas en arrière au regard de Théorie de
sujet, ne l’est peut-être plus si nous changeons de plan de référence. Car en considérant,
comme semble le faire Badiou dans Rhapsodie, que le spectateur est le Sujet de cet
événement qu’est le spectacle, c’est plutôt le cadre conceptuel de L’Être et l’événement qui
paraît ici mobilisé. Il faudra alors assigner le sujet-spectateur à l’une des procédures de
vérité : le sujet du théâtre est-il sujet de l’amour (dans la guise d’un transfert) ? Sujet de la
politique (Badiou, curieusement, n’en fait pas l’hypothèse) ? À moins qu’il n’occupe, à
distance des procédures, la place du philosophe lui-même, armé de sa pince à Idées ? Badiou
nous répond que, sur ce point, on ne peut décider.
(...) la dialectique absolue fait advenir un résultat-sujet, un Spectateur, dont on ne peut décider si c’est
au réel de son désir que la machination l’assigne, ou à la puissance d’une Idée.11
Le pas en arrière nous coince, et le pas en avant nous laisse indécis… Est-il possible
de parer à ce double écueil (celui de la retombée structurale et celui de l’équivocité des
procédures) tout en restant dans le cadre d’une stricte orthodoxie badiousienne ? Je le crois.
Pour éviter le premier, ne pourrait-on penser que l’activité du spectateur constitue un
pôle interne de la relation de jeu ? Car si le « jeu », loin de désigner la pratique des seuls
acteurs, est le nom de la relation entre les acteurs et les spectateurs, on pourrait fort bien
supposer un trajet de subjectivation éthique des spectateurs analogue à celui des acteurs. On
en resterait alors à deux dialectiques (objective et subjective), sans qu’elles puissent se
boucler en une troisième qui risquerait de nous ramener soit au structuralisme hégélien dans la
formule de Badiou (le Savoir absolu), soit au structuralisme lacanien dans la formule de
Régnault (le Sujet supposé (sa)voir). Il ne s’agit évidemment pas de confondre la pratique des
acteurs avec celle des spectateurs. Au sens strict, le spectateur n’a pas de rôle à tenir dans le
jeu de différenciation des rôles. Nous devrions plutôt dire qu’il re-marque les différences sans
objet dont les acteurs sont marqués. Cependant, il ne les re-marque pas comme s’il les voyait
devant lui exposées à son regard ou à son interprétation. Car les acteurs ne jouent pas devant
lui mais avec lui. Il se pourrait donc que, ces différences, le spectateur les re-marque en lui. Et
ce à un double titre, car en même temps qu’il re-marque en lui la différenciation entre les
rôles, il re-marque aussi en lui la différenciation entre les spectateurs au sein de la réunion
théâtrale. Car les spectateurs ne regardent pas les uns à côté des autres mais les uns avec les
autres (en quoi ils forment « public »). À la détermination spatiale, statique (« devant », « à
côté »), il faut toujours substituer la collaboration active, pratique (« avec »). On reconnaîtra
alors qu’un des enjeux décisifs de la subjectivation du spectateur réside dans ce processus de
différenciation dialectique entre « spectateur » et « public ».
Passons au second écueil. Si, en partant de L’Être et l’événement, on reconnaît que les
sites événementiels sont au nombre de quatre (suivant les procédures qu’ils initient), et si,
9
Ibid., p. 39.
Idem.
11
Ibid., p. 107.
10
comme Badiou l’affirme dans Rhapsodie, le théâtre n’a jamais eu pour sujet que le nouage
équivoque de la politique et de l’amour (les discordes politiques et amoureuses12), ne pourraiton dire cette fois qu’au théâtre, où la relation de jeu est structurée par la béance qui sépare
deux groupes (les acteurs et le public), et où les poèmes déplient tout ce que le genre humain
compte de divisions, ces deux procédures sont spécialement convoquées ? Est-ce à dire qu’au
théâtre on serait Sujet de la politique ou de l’amour ? Non. Ces procédures ont leur propre
situation et, si je puis dire, leur propre scène. Est-il plus juste de penser que le théâtre mettrait
chez tout Sujet un peu de flou ou de porosité entre les procédures en les faisant, comme
souvent dans l’existence, mordre l’une sur l’autre ? C’est encore insuffisant. Je soutiendrais
plutôt que la situation théâtrale convoque ces procédures dans toute leur netteté et toute leur
force... mais qu’elle dépend en même temps de la suspension de ces procédures. Plus
précisément : elle dépend de ce que soit suspendu le régime de l’acte auquel ces procédures
sont ordonnées dans l’existence. Car dans l’existence, la discorde des amants (sujets de
l’amour) comme celle des ennemis (sujets de la politique) auront toujours pour horizon un
acte censé résorber cette discordance (étreinte ou destruction). Mais dans la situation
théâtrale, aucun acte n’aura lieu (ni entre les acteurs, ni entre les spectateurs, ni entre acteurs
et spectateurs), faute de quoi cette situation serait défaite. Que l’acte soit ainsi suspendu
n’empêche pourtant pas que les discordances amoureuses et politiques alimentent de part en
part le jeu des relations théâtrales. Il ne s’agit pas d’en neutraliser les effets ni de transférer
l’amour et la politique sur un autre plan. Il s’agit au contraire, pour tout Sujet de théâtre
(acteurs et spectateurs mêmement) de prendre par le théâtre la mesure de cette vérité : en
amour comme en politique, l’acte est un semblant. La règle y est, comme au théâtre (où l’on
fait semblant de faire semblant), celle de l’action infinie.
*
Au terme de cette première tentative, consistant à analyser une thèse de
Rhapsodie (l’isomorphie entre théâtre et politique) à partir de l’élaboration dialectique de
Théorie du sujet, il me semble que nous pouvons tirer deux enseignements de portée un peu
plus générale : 1) ce qui résiste à la fixation que produit le côté objectif de la force théâtrale
dans ses compositions écrites (textes et spectacles), c’est bien son côté subjectif, le jeu. Et à
ce titre, le jeu, dans son expansion qualitative, vise bien la destruction de l’écriture qui,
localement, le détermine. Mais il ne saurait cependant rêver son abolition absolue, ce qui
reviendrait à la suspension fantasmatique de toute détermination. Nous dirons plutôt que le
jeu, s’il endure cette scission affirmative, a pour tâche de forcer l’écriture à se re-composer, la
composition demeurant un attribut inévitable de l’écriture objectivante. Lorsqu’on écrit au
contact des acteurs, la chose est très claire : ils vous disent ce qui, de l’écriture, résiste au jeu,
ou plutôt (partant de la force) : ils vous font entendre que quelque chose, dans la procédure du
jeu, résiste à tel ou tel ordonnancement de l’écriture. Si la difficulté est reconnue, il n’y a pas
à hésiter : il faut ré-écrire. 2) Le montage dialectique de Badiou nous fait comprendre que
poser l’écart entre les deux dimensions que l’art théâtral articule (l’écriture et le jeu) est
insuffisant. Car les procédures qui s’y déploient ne sont pas seulement différentes, elles sont
contradictoires. Or toute contradiction – c’est une des leçons de Théorie du sujet – coordonne
ses termes de telle façon que l’un (l’objectivant) inclut l’autre. Cet autre sera alors, au sens
12
Discordes qui, elles, figurent bien dans Théorie du sujet, unies dans le même cri de guerre : « - il y a deux
sexes ; - il y a deux classes. Débrouillez-vous avec ça, sujets de toute expérience ! ». Théorie du sujet, op. cit., p.
133.
strict, le sujet de cette contradiction. Autrement dit, le jeu est le sujet de la contradiction entre
le jeu et l’écriture qui l’inclut.13
*
Où en sommes-nous ? Le temps étant compté, je me contenterai ici de quelques
remarques, adossées à ce que nous avons analysé de la dialectique théâtrale, et référées –
comme je vous l’annonçais – à certaines catégories de Logique des mondes. Placée sous ce
double éclairage, la question « où en sommes-nous ? » ne saurait donc présider à une
recension neutre des tendances du temps. Elle doit signifier : « où en sommes-vous vis-à-vis
de la dialectique théâtrale ? ». Ou encore, si l’on s’entend avec Badiou pour nommer
« corps », dans le champ du théâtre, un ensemble d’œuvres, on se demandera quelles peuvent
être les destinations subjectives de ces corps au regard de la dialectique théâtrale ? Dans
Logique des mondes, on sait que les destinations subjectives se définissent du rapport qu’elles
entretiennent à une trace événementielle, soit qu’elles en produisent le présent (sujet fidèle),
soit qu’elles le dénient (sujet réactif), l’occultent (sujet obscur), ou en tentent la résurrection
(sujet fidèle 2). Mais cette typologie formelle n’a de sens, chez Badiou lui-même, qu’à
organiser des contenus ou des opérations qui jalonnent l’histoire d’un art particulier.
Dans le cas du théâtre, cette approche est évidemment tout à fait délicate, dans le
mesure où – hormis dans les pages ou les films qui les embaument – les seules œuvres de
théâtre dont nous puissions faire l’expérience sont celles dont nous sommes les
contemporains. Je n’ai jamais vu de spectacle de Vitez, et n’ai vu jouer Jouvet qu’au cinéma.
Il y a bien leurs écrits, certes, mais ce sont des écrits latéraux à ce qu’une pratique a vérifié.
Ces écrits sont comme les légendes qui entourent des corps disparus14. C’est pourquoi l’art du
théâtre est en partie rebelle à la théorie de la trace événementielle qui, dans le domaine de
l’art, peut s’appliquer à un groupe d’œuvres encore visibles, lisibles ou audibles. Et si les
écrits des artistes du théâtre passé nous laissent des indices et peuvent encore nous servir de
références, ce ne sera qu’au titre équivoque de traces de la trace événementielle.
Avertis de cette spécificité, que pouvons-nous dire de la situation actuelle ? Je ferai
deux propositions, l’une concernant directement les œuvres (les formes) et l’autre le lieu du
théâtre (sa nouvelle assignation étatique).
Concernant les œuvres, armons-nous d’une focale courte. Depuis une quinzaine
d’années, deux courants m’apparaissent occuper significativement le devant de la scène dans
le théâtre dit de recherche : le premier apparu (à la toute fin de l’autre siècle) soutient sa
radicalité d’une critique féroce du théâtre comme représentation. Ce qui, pour des
dialecticiens formés à l’école de Rhapsodie, signifie : réduction maximale de la dialectique
objective. Ce serait donc au « jeu » de s’exhiber dans sa forme la plus pure, aussi peu
médiatisée que possible par l’« écrit », lequel sera toujours suspect de réduire ou
13
On pourrait appliquer encore plus précisément le schéma dialectique de Théorie du sujet à la dialectique
théâtrale en suivant pas à pas les étapes scandées par Badiou (contradiction, scission, détermination de la
scission, scission de la détermination). Ce qui donnerait ceci : si l’État est bien, comme Badiou le suppose, le
lieu du théâtre, cela signifie que la contradiction entre théâtre et État (A/P), où l’un gagne en impureté ce que
l’autre perd en naturel, situe l’existence de la force théâtrale comme scindée (AAp) en « jeu » et « écriture », sans
que le jeu puisse demeurer entièrement pur (A(A)=A) ni se réduire entièrement à un ordonnancement préétabli
(Ap(Ap)=P). Le jeu est donc bien déterminé par l’écriture (Ap(A)), mais cette détermination est à son tour
scindée, selon l’impureté du jeu (qui supporte les effets de l’écriture) et selon la concentration et la purification
qu’il engage (qui vise intrinsèquement la destruction/recomposition de l’écriture qui le supporte).
14
Voilà encore de quoi nourrir l’isomorphie avec la politique : les textes politiques tâchent de récapituler et
d’orienter ce que l’action politique a avéré dans des situations pratiques déterminées.
d’emprisonner l’expansion de la force originelle15. La référence centrale de ce courant, qui
domine aujourd’hui la doxa théâtrologique, est sans nul doute Artaud. On y trouve combinés
plusieurs motifs : l’opposition de la force et de la forme, la promotion de l’irrépétable, la
promesse du retour à une source primitive du théâtre, promesse qui se donne aussi au niveau
de l’individu comme possibilité d’une reconnexion à soi-même, fût-ce dans la figure ambiguë
et autoprophétique de l’anarchiste couronné 16 . Le subjectif pur de la force contre la
forme objectivante ? Le jeu contre l’écriture ? C’est à voir... Car, dans la pratique, ce courant
se heurte à ce que j’appellerais le « paradoxe d’Artaud ». En effet, Artaud n’a eu de cesse,
rêvant la scène comme lieu d’une présentation des forces de l’univers, de rêver la possibilité
d’une stricte écriture de tout cela, la subjectivité des acteurs y étant alors limitée à tenir le rôle
d’un signe au sein d’une formule alchimique dont le metteur en scène serait l’unique auteur.
Je crois qu’Artaud lui-même était parfaitement et douloureusement conscient de cette impasse
dont, finalement, la seule issue logique est la présentation sur scène du corps du metteur en
scène (ou de l’auteur), incarnant le tout du théâtre dans une pièce dont l’unique rôle-titre est
celui du sacrifié. Certes, le one man show d’Artaud au Vieux Colombier n’a pas été
programmé dans tous les festivals d’Europe. Mais sa politique de la révolution personnelle du
théâtre a fait quelques émules. Car il ne s’agit plus, selon cette tendance, que le théâtre fasse
pièce à l’Etat. Il s’agit plutôt de venir personnellement à la place du théâtre (« Ecce
theatrum » !), mais aussi, au bout du compte, à la place de l’État (« L’État, c’est moi »), pour
en assurer la Passion rédemptrice. Mise en pièce du corps du créateur... Le dernier exemple en
date est celui de Roméo Castellucci, ouvrant personnellement L’Enfer dans la Cour
d’Honneur du Palais des Papes par cette phrase : « Je suis Roméo Castellucci », avant d’offrir
son corps rembourré aux morsures des bergers allemands. Et comme les choses sont bien
faites, il se trouve que le nom donné par Castellucci à son programme théâtral est
l’iconoclastie, soit le même nom que propose Badiou pour penser, en art, le régime de
l’occultation dont se soutient le sujet obscur. Il est vrai que chez Badiou, ce régime est plutôt
envisagé comme anti-artistique, ou comme visant la destruction des œuvres de l’art17. Qu’il
structure aussi une tendance interne à l’art, organisant aujourd’hui le corps paradoxal d’un
certain nombre d’œuvres théâtrales, c’est ce dont il faut prendre la mesure. C’est pourquoi
nous précisons que l’occultation porte ici sur la dialectique objective. Non que ces œuvres
renoncent à la dimension écrite de leur composition (nous avons montré le contraire), mais
elles l’empêchent absolument de soutenir la différenciation des rôles. Dès lors, la
subjectivation n’ira plus à présenter des différences pures, mais plutôt à exposer les signes
d’une singularité non représentable. Et elle sera portée par des individus personnalisés (ceux
de la performance) plutôt que supportée par des sujets impersonnels (ceux du théâtre). Cette
divergence, qui obture la dialectique subjective, explique en grande partie le positionnement
« anti-théâtral » de cette tendance, qui exclura d’ailleurs de sa terminologie non seulement les
mots de l’objectivation (« représentation » et a fortiori « personnage »), mais aussi ceux de la
subjectivation (« jeu » et « rôles »). Pourtant, l’anti-théâtre restera attaché au théâtre comme
l’iconoclaste à son icône, par le geste même qui l’unit à ce qu’il détruit. C’est qu’il y va de sa
15
En politique, la réduction de la dialectique objective est le propre des positions anarchistes.
La référence à Artaud n’est jamais simple. D’abord, elle n’a pas sa source historique dans le moment d’Artaud
lui-même. Elle procède davantage de la réactivation idéologique d’Artaud à partir de 68, alimentée aussi bien
dans le champ de l’idéologie théâtrale (Le Living Theater, Grotowski) que dans le champ de la philosophie
(Deleuze, Derrida). L’autre problème de cette référence, c’est qu’elle ne correspond à aucun théâtre. En effet, le
théâtre d’Artaud n’a pas pris corps historiquement (le théâtre du corps sans organe est aussi un théâtre sans corps
de théâtre, hormis précisément, au prix d’une métonymie largement répandue, le corps d’Artaud lui-même).
17
« Le sujet obscur vise la destruction, en tant qu’infamie informe, et au nom de sa fiction du Corps sublime, du
divin ou de la pureté, des œuvres qui composent le corps du sujet artistique fidèle. (...) Le sujet obscur est
essentiellement iconoclaste ». Logique des mondes, op.cit., p. 82.
16
jouissance, celle qu’il prend et produit, et dont l’affect central se nourrit aux délices de la
fascination.
Le second courant, que je crois un peu plus récent, est plus insidieux (l’occultation a
généralement le mérite d’être très claire sur ce qu’elle occulte). Il ne rechigne pas à la
représentation, si bien que le tout de la dialectique semble mobilisé, mais d’une façon telle
que le côté subjectif de la force (le jeu) et son côté objectif (l’écriture) s’accordent l’un à
l’autre plutôt qu’ils ne s’affrontent l’un à l’autre. Dès lors, quelle que soit la modalité de cet
accord (il y a plusieurs manières de s’accorder, de la plus exubérante à la plus nonchalante), il
se fera au nom d’un principe supérieur : celui, dynamique, de la totalité du spectacle (ou du
spectacle envisagé comme un « Tout »). Pour nous autres dialecticiens, l’opération est bien
connue : elle consiste à éteindre une contradiction en en plaçant par avance les termes au sein
d’une totalité qui les inclut. Ce qui présente l’avantage d’éviter toute mauvaise surprise, mais
empêche à vrai dire toute forme de surprise : vous retrouvez à l’arrivée ce qui était au départ,
la pseudo-contradiction étant dans ce cas incapable de produire quoi que ce soit qui excède le
plan qui l’organise. Pour le dire autrement : rien ne s’est rien passé, mais vous avez passé un
bon moment... Car cette tendance est elle aussi travaillée par un paradoxe : si la contradiction
entre les termes ne donne pas lieu à l’affrontement incertain de leur expansion respective,
c’est le spectacle lui-même qui doit entrer dans la voie de sa propre expansion. Et ce faisant, il
est comme obligé, eu égard à son homogénéité constitutive, de lutter en permanence contre sa
propre monotonie. Si bien qu’il multipliera volontiers les accidents et les interludes, les
outrances festives et les procédés participatifs, les gros effets et les petits clins d’œil. N’ayant
pas pris le risque du vide, il doit tout le même le forclore : rien de tel pour cela que de
s’exciter un peu, à intervalles réguliers. L’occultation réclamait la fascination, le déni a besoin
de la stimulation. J’associerais cette tendance à ce que Badiou appelle l’académisme. Un
nouvel académisme, bien sûr, d’aspect bricolé ou bordélique, segmenté ou chaotique. Dans sa
typologie, Badiou situe l’académisme (soutenant en art l’opération de déni propre à la
subjectivité réactive) comme venant toujours à la suite d’une nouveauté formelle à laquelle il
réagirait en lui déniant précisément sa nouveauté18. Quelle nouveauté formelle ce nouvel
académisme aurait ainsi suivie (comme son ombre) ? Il faudrait peut-être aller la chercher
dans ce que Brecht a introduit de discontinuité dans la représentation (par les songs, les
indications écrites, les images projetées, la fonction métadramatique de certains prologues,
etc.). Mais là où ces procédés visaient à créer du vide, à suspendre par un pas de côté la
marche forcée du drame (pour le public et les acteurs), l’académisme les utilise comme des
effets à même de soutenir la marche en avant du spectacle.
Iconoclastie, académisme. Alors quoi ? La scène théâtrale contemporaine serait-elle
dominée par les sujets obscurs (anti-classiques) et les sujets réactifs (pseudo-modernes) ?
Doit-on y voir encore une isomorphie souterraine avec la situation politique contemporaine,
où sujets obscurs (fascisme) et sujets réactifs (réaction) se donnent chaque jour un peu plus la
main ? C’est fort possible, et fort impensé tant le monde de la culture a tendance à
pudiquement détourner les yeux de la politique qui le détermine. A contrario, quelles seraient
aujourd’hui les nouvelles chances d’une dialectique théâtrale « fidèle » à ses possibilités ?
Je ne parlerai pas ici des œuvres que certains d’entre nous (disons : les partisans d’une
nouvelle dialectique théâtrale) élaborent jour après jour. Il faut les voir ou les lire. Je parlerai,
pour évoquer les possibilités contemporaines du théâtre, de sa nouvelle assignation par l’État.
Quel en est le contenu ? Figurent aujourd’hui, au cahier des charges de toutes les associations
18
« Le sujet réactif organise, de l’intérieur d’une configuration, le déni de sa nouveauté formelle, en la traitant
comme une simple dé-formation des formes admises, et non comme un élargissement en devenir de la mise en
forme. C’est un mixte de conservatisme et d’imitation partielle (...) ; on le nommera académisme, en notant que
toute configuration nouvelle est escortée par un académisme nouveau ». Ibid. p. 82.
de théâtre (car tel est notre corps juridique, l’association loi 1901, comme la Troupe l’était au
XVIIe), un volet d’actions culturelles, sociales, éducatives, qu’elles sont tenues d’engager au
nom (vieilli depuis Vilar) du « service public » ou au nom (brillant comme un sou neuf) du
« lien social ». On veut du théâtre citoyen, de l’art au service du vivre-ensemble, etc19.
Certaines associations vivent aujourd’hui essentiellement de ces activités, et d’autres s’en
acquittent comme d’une obligation en attendant le moment où la reconnaissance de leur
travail artistique sera assez forte pour les en dispenser. Pour les dialecticiens, la question est
plutôt de savoir comment faire de cette assignation une dimension interne et active d’une
politique de compagnie (car si l’association est notre corps juridique, la compagnie est notre
corps politique). Certes, nous savons bien que l’assignation étatique ne demande finalement
que de l’animation, de la pédagogie (elle demande à peu près la même chose à l’École). Mais
ce faisant, elle ouvre au théâtre des lieux où faire la seule chose qu’il doive faire, à savoir de
la création. Il s’agit donc de mettre avec nous tous ceux que nous rencontrons dans ces lieux à
la difficile école de la création. S’y forge une discipline où viennent au jour des dispositions
inaperçues. Mais il s’agit aussi de mettre la création à la difficile école des rapports sociaux.
Le théâtre d’aujourd’hui s’y formera plus sûrement que dans l’entretien haletant de son ancien
prestige.
Notre « trace », sur ce point, peut s’appeler « Vitez ». C’est avec lui que s’est articulée
pour la dernière fois, de façon visible et inscrite pour mémoire, la question du théâtre à la
question de l’École. Je parle ici d’une École du théâtre ou du théâtre comme École. Je parle
d’une pédagogie non pédagogique de la création. Vitez, comme Jouvet avant lui, étaient des
créateurs et des formateurs. Cette double détermination les mettait, je crois, aux aguets des
nouvelles dispositions subjectives de leur temps. Il fallait créer et il fallait former. Or vous ne
créez pas de la même façon quand vous devez former. Et vous ne formez pas de la même
façon quand vous devez créer. Les répercussions sont réciproques. De même qu’il fallait créer
et former à Chaillot et à Ivry, lutter sur les quatre fronts. À partir des années 80, le
« créateur » s’est séparé du « formateur ». Qu’est-il devenu ? Souvent un « artiste » de plus en
plus polyvalent (concepteur, auteur, plasticien, performeur) qui ne forme plus d’élèves qu’au
titre d’« intervenant », venu partager en quelques heures son « univers » et son « esthétique ».
Plus rares sont ceux qui, liés au fonctionnement politique d’un théâtre ou d’une troupe (je
pense ici à Ostermayer ou à Warlikovski), cherchent encore une manière de faire qui ne s’y
réduise pas.
Je dois ajouter qu’à mes yeux, nous ne profiterons pleinement de cette nouvelle
assignation que dans la mesure où elle suscitera de nouveaux poèmes de théâtre. Régnault a
très bien marqué comment, en terme de nomination, on était passé en quelques années de la
« pièce », au « texte », pour en arriver aux improbables « écritures contemporaines ». Dans ce
domaine, le chantier est considérable, et les élaborations théâtrales d’aujourd’hui ne sauraient
s’appuyer éternellement sur le seul recours au répertoire. Nous avons besoin d’une
architecture nouvelle, qui redonne corps à la dialectique objective. Dans cette perspective, on
peut toujours « prendre modèle » sur les anciens : c’est ce que firent de tout temps ceux que
Badiou appelle les néoclassiques, ces figures particulières du sujet fidèle (et en un certain
sens, Badiou est lui-même néoclassique dans ses tentatives théâtrales : il prend appui sur
Claudel, Molière, Aristophane ou Platon). Nous avons pour cela des anciens assez proches :
Genet, Beckett, Koltès, Schwab. Mais nous devons aussi nous lancer en avant, un peu dans
l’inconnu, un peu à l’aveuglette, seulement soutenus par les heures, les lieux et les gens qui,
en frères de l’effort, rendent possible ce qui est nécessaire.
19
C’est là l’idéologie de la bourgeoisie non intellectuelle du théâtre, qui répète ce que dit l’État et se satisfait
pleinement de la fonction sociale du théâtre. La bourgeoisie intellectuelle du théâtre est plutôt iconoclaste ou
académique : elle veut être fascinée ou stimulée…
C’est là notre tâche, et je finirai en saluant ceux, connus ou inconnus, qui en sont
aujourd’hui – comme disait Jouvet – les ouvriers.
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