Théâtre et dialectique : l’apport théorique d’Alain Badiou
Olivier Saccomano
Longtemps je me suis demandé comment répondre à l’invitation qui m’avait été faite,
de parler des rapports d’Alain Badiou avec le théâtre. J’aurais pu en passer par les pièces, bien
sûr, mais m’ont retenu une conviction ou une prudence issues de ma pratique : je ne sais
finalement pas grand chose d’une pièce rien en tout cas qui vaille d’être communiqué -
avant d’avoir lutté un moment avec elle sur le terrain du théâtre, avant d’avoir buté sur les
énigmes qu’elle livre à la mise en scène et cerné les problèmes de jeu qu’elle pose aux
acteurs. C’est sans doute une donnée inhérente à l’écriture théâtrale : elle dispose par elle-
même, à sa propre marge, une part non écrite, latente, qui ne se révèle qu’au point de son
nouage local avec des acteurs et un public. C’est en ce point, je crois, que l’art du théâtre
agence une expérience de pensée dont il est possible de tirer quelque enseignement. Aussi,
considérant l’état d’ignorance pratique je me trouvais vis-à-vis des pièces de Badiou, j’ai
choisi de venir partager avec vous une question une question qui me semble centrale pour
le théâtre et pour la philosophie d’aujourd’hui – sur laquelle Alain Badiou apporte à mon sens
un éclairage théorique décisif : celle du rapport entre théâtre et dialectique.
C’est une question difficile, en ce qu’elle rapporte l’un à l’autre un art spécifique (le
théâtre) et une catégorie philosophique (la dialectique), mais c’est aussi une question rare.
Rarement construite, en tout cas. Je dirais même qu’une fois écartées les exégèses de la
littérature théâtrologique, elle n’a été explicitement thématisée que par trois auteurs qu’on ne
s’étonnera pas de retrouver au voisinage de Badiou : Platon, Hegel et Brecht. Évidemment,
pour chacun des ces auteurs (philosophes et hommes de théâtre ici mêlés), le visage que prend
cette invariable question varie en fonction du contenu effectif qu’ils accordent à l’un et l’autre
des deux termes, c’est-à-dire à la fois en fonction des pratiques théâtrales concrètes qu’ils
examinent, et en fonction des montages philosophiques précis de la catégorie de dialectique
qu’ils créent ou mobilisent1.
Cependant, mon propos n’est pas de situer Badiou vis-à-vis de ces théoriciens. Il l’a
déjà fait lui-même en de nombreuses occasions, soulignant notamment au fil de ses écrits
d’« inesthétique » (terme bien fait pour indiquer sa rupture avec l’approche hégélienne de l’art
par la philosophie) en quoi les « positions » platoniciennes et brechtiennes relevaient toutes
deux d’un schème didactique à dépasser. Je n’y reviendrai pas. Il faut dire que, sur la question
qui nous importe, l’apport de Badiou lui-même suffit amplement, attendu qu’il en a travaillé
très précisément les deux termes tout au long de son œuvre. Il a en effet produit une théorie
1 Pour un bref rappel de ces positions, disons que : chez Platon, pour qui la question est d’ordre pédagogique, les
productions du théâtre (essentiellement les tragédies), comme tous les produits mimétiques, tendent à nous
« détourner du détour dialectique » selon l’heureuse formule de Badiou ; chez Hegel, dans le cadre de l’immense
dialectique historique des arts en quoi consiste son Esthétique, l’art du théâtre se spécifie comme genre suprême
se diatisent l’accent subjectif du poème lyrique et la pente objective du poème épique ; chez Brecht enfin,
c’est la pratique théâtrale elle-même qui, à l’enseigne du matérialisme dialectique entendu comme science des
transformations politiques, doit rompre avec les présupposés naturalisant du drame bourgeois, et tenter de
produire localement des expériences formatrices d’une capacité à engager une modification des structures
sociales. C’est d’ailleurs à Brecht que nous devons, comme nom programmatique d’une expérience pratique,
l’association historique des deux termes de notre question (« théâtre dialectique »). Pour parler déjà en
dialecticien, disons que l’opposition principale passe chez Platon entre mimèsis et dialectique (antagonisme
insurmontable entre deux protocoles), chez Hegel entre lyrique et épique (contradiction entre deux genres
surmontée au sein d’un troisième), et chez Brecht entre nature et politique (où la représentation, pour ainsi dire
décalée d’elle-même distanciée –, a pour fonction de démonter l’idéologie dominante). Sur la position de
Badiou vis à vis de ces montages, voir Petit manuel d’inesthétique, Paris, Editions du seuil, 1998, p. 9-29.
du théâtre complète, principalement rassemblée dans Rhapsodie pour le théâtre (paru en
1990), puis distillée au gré de divers articles. Mais il a également soutenu, sur un plan
strictement philosophique, une longue élaboration de la catégorie de dialectique dont on peut
observer les usages différenciés entre Théorie du sujet et Logique des mondes. Si bien qu’en
un sens, la question du rapport entre théâtre et dialectique peut être abordée comme une
question interne à la théorie (théâtrale et dialectique) de Badiou. C’est une question en partie
badiouso-badiousienne... Eu égard à cette singularité, ma stratégie sera la suivante : utiliser
deux matrices dialectiques issues de l’œuvre philosophique de Badiou (celle de Théorie du
sujet et celle de Logique des mondes) pour éclairer deux thèses sur le théâtre (l’une de
Badiou, l’autre l’extrapolant un peu). Posons quelques repères.
Dans Théorie du sujet (paru en 1982) la catégorie de dialectique est essentiellement
mise en œuvre dans le champ politique. Dans ce texte, Badiou met en évidence que tout
processus dialectique combine un versant structural (qu’accentuent pour lui, et dans leurs
domaines respectifs, Hegel, Mallarmé et Lacan, selon une logique des places) et un versant
historique auquel il s’efforce de donner la précellence à la lumière des mouvements
révolutionnaires effectifs (dont cette fois-ci les noms de Lénine et de Mao servent à périodiser
les effets, pensables à partir d’une logique des forces). Cet effort aboutit à une refondation de
la catégorie de Sujet entendre ici comme Sujet de la politique révolutionnaire, à savoir le
prolétariat ou le parti du prolétariat) et cette théorie du sujet est coextensive à une éthique de
l’action, sur laquelle s’achève l’ouvrage.
Dans Logique des mondes (paru en 2006), la tentative générale est dès le début située
sous l’impératif d’une dialectique matérialiste que Badiou oppose au matérialisme
démocratique. Ici (on est passé entre-temps par L’Être et l’événement qui nous a dit nos
quatre vérités), la dialectique sert de levier non seulement pour affirmer qu’il y a des vérités
(en exception des corps et des langages auxquels se borne le matérialisme démocratique) mais
aussi pour comprendre le processus d’apparition de ces vérités dans des mondes déterminés. Il
s’agit alors de mettre l’accent sur l’inscription matérielle et temporelle des vérités qui
viennent successivement au monde dans chacune des procédures (politique, art, amour,
science), y laissant une trace événementielle dont des sujets organiseront diversement les
conséquences. Partant cette fois-ci d’une théorie du sujet, Badiou aboutira à la création
renouvelée d’une catégorie qu’on ne trouvait jusqu’ici, chez lui, qu’en filigrane : celle de
corps, à entendre comme corps subjectivable en tant qu’il supporte historiquement une vérité.2
À ces deux montages dialectiques, accolons à présent les deux thèses sur le théâtre :
1) le théâtre est isomorphe à la politique. Cette première thèse est explicitement
soutenue par Badiou dans Rhapsodie pour le théâtre. Elle affirme plus précisément une
analogie formelle entre la dialectique théâtrale et la dialectique politique. Et ce faisant, elle
pose la question de ce qu’est le théâtre, de sa consistance dialectique propre.
2) l’engagement dans la pratique du théâtre peut s’organiser à partir de quelques traces
événementielles nommables qui orienteraient, pour notre époque, des trajets subjectifs. Cette
2 Entre les deux ouvrages, on notera que L’Être et l’événement (paru en 1988) ne recourt pas, dans son
architecture générale, à la catégorie de dialectique. Ce livre fait fonction de carrefour ontologique entre deux
élaborations dialectiques. Pour le contracter en une formule : dans L’Être et l’événement, Badiou soutient que
l’Un n’est pas (thèse ontologique) où, dans les deux autres ouvrages, il tire diversement les conséquences de
ce que l’Un se divise en deux (thèse dialectique) sur le plan des processus politiques d’une part, et sur le plan
d’une transhistoricité des vérités d’autre part.
seconde thèse est davantage une conséquence déductible de ce qui s’énonce dans Logique des
mondes. Elle nous demande où nous en sommes théâtralement, et quelles sont les destinations
subjectives possibles des corps de théâtre contemporains.
J’examinerai donc ces deux thèses en rappelant le sens que les montages dialectiques
de Badiou permettent de leur donner, en les commentant, voire en les discutant à l’occasion
sur les quelques points qu’il apparaîtra nécessaire de préciser.3
*
Pour penser l’analogie que propose Badiou entre la dialectique théâtrale et la
dialectique politique, il faut partir de ce constat : par-delà les contenus (théâtraux ou
politiques) que ces dialectiques organisent, elles relèvent toutes deux d’une seule et même
matrice dont la définition formelle (c’est-à-dire méthodiquement séparée de ses contenus) est
pleinement élaborée dans Théorie de sujet (où elle s’applique principalement à la politique).
Ainsi, quand dans Rhapsodie pour le théâtre la dialectique théâtrale est définie comme un
enchâssement de trois dialectiques distinctes (dialectique objective, dialectique subjective,
dialectique absolue), les termes qui supportent cette distinction (objectif, subjectif, absolu)
sont directement issus de Théorie du sujet. Il faudra donc, pour détailler la dialectique
théâtrale et comprendre son isomorphie avec la dialectique politique, faire l’aller-retour d’un
livre à l’autre.
Qu’est-ce que la dialectique objective ? Si l’on se réfère à Théorie du Sujet, on
appellera d’abord processus objectif l’ensemble des opérations par lesquelles une force
quelconque est placée, assignée à un lieu, structurée. Et concernant le théâtre, la thèse de
Badiou dans Rhapsodie est que son lieu, le lieu qui sert de fond ou de décor à la production de
sa force, c’est l’État. Ce qui se dira encore : le théâtre est une affaire d’État.
Cette assignation, pour peu qu’on veuille bien étendre l’État à l’ensemble des
institutions, se vérifie non seulement sur le plan des crédits régulièrement alloués au théâtre
des liturgies athéniennes aux pensions monarchiques jusqu’à nos modernes subventions
mais aussi sur celui du crédit ainsi accordé à telle entreprise théâtrale au détriment d’une
autre, au gré de diverses procédures de sélection (ou de censure). Aussi, de même que la
tradition marxiste nous enseigne à dire que l’économisme est une objectivation, nous dirons
que l’objectivation du théâtre en passe bien par une économie (monétaire, symbolique)
pensable en termes de quantité : les « places » (et pas seulement celles des spectateurs) ont un
prix. Ou, comme le rappellent les parents soucieux aux jeunes gens souhaitant se lancer dans
l’incertaine carrière : « beaucoup d’appelés et peu d’élus » (le terme même d’élu accentuant
ici l’assignation étatique du théâtre). Mais le point important, c’est qu’ainsi déterminé, le
processus d’objectivation se laisse également penser en termes de représentation : tout théâtre
placé est, en un sens, un représentant de l’État. Non que ce théâtre devienne ipso facto un
porte-parole de l’État, mais c’est bien à l’intérieur de son champ qu’il se trouvera
fondamentalement ordonné. Du reste, quand bien même une entreprise théâtrale se déploierait
à distance de l’institution, sa marginalité même (qu’elle soit revendiquée ou subie) ne sera
marginale qu’au vu de la logique de placement étatique.
Concernant le processus d’objectivation, l’analogie formelle avec la politique se
soutient de ce que toute politique effective a, en situation, affaire à l’État comme institution
séparée qui ordonne la représentation dont elle est une des composantes. Et ce, quand bien
3 Les références des ouvrages de Badiou ici convoqués sont les suivantes : Théorie du sujet, Paris, Editions du
seuil, 1982 ; L’Etre et l’événement, Paris, Editions du seuil, 1988 ; Rhapsodie pour le théâtre, Imprimerie
nationale, 1990 ; Logique des mondes, Paris, Editions du seuil, 2006.
même cette politique (la communiste, par exemple) viserait intrinsèquement le dépérissement
de l’État. Mais que, dans ce cadre, une telle politique se donne pour tâche idéologique de
mettre à jour les procédures étatiques comme ordonnant une situation qu’il s’agit de
transformer, voilà qui doit nous servir d’indice pour comprendre comment l’on passe, au
théâtre, du processus objectif à la dialectique objective. Car si le processus objectif tend à la
fixité de l’assignation, la dialectique objective, elle, doit bien engager un mouvement qui
dynamise (ou dynamite) cette assignation...
Faisons une première hypothèse : le théâtre, assigné à être le représentant forcé de
l’État, aurait en retour la force de représenter l’État. Ou encore : de même que l’État ordonne
la visibilité du théâtre, le théâtre aurait les moyens de mettre à vue, selon son ordre propre,
l’État qui l’assigne. Le motif est ici celui de la mise au miroir, dont Hamlet est l’artisan
archétypal, préférant à l’accusation directe et frontale du meurtrier la mise en scène publique
de son meurtre. S’y aperçoit en outre ce que j’appellerais la puissance enfantine du théâtre
(opposable à sa tendance adolescente) ou sa puissance affirmative (opposable à sa tendance
critique) : souvent, face à un ordre, l’adolescent fait bloc de tout son être, dans une attitude
narcissique d’opposition ou de défi qui a généralement pour effet de renforcer la force
opposée ; bien différente est la ruse de l’enfant qui se contente de répéter l’ordre dans un
déplacement symétrique de l’affirmation... « Va te coucher ! » dit l’ordre. « Va te coucher ! »
répond l’enfant. « Arrête immédiatement ! » dit l’ordre. « Arrête immédiatement ! » répond
l’enfant, concentré sur la lettre du texte, imperturbable. Cette stratégie (du retour à
l’envoyeur, du placement du placeur), a ceci de proprement théâtral qu’elle consiste à révéler
l’ordre comme déplaçable et répétable, par quoi il se trouve essentiellement dénaturalisé.
Cependant, Badiou ne nous dit pas exactement que le théâtre représente l’État ou que
le théâtre, objectivé par l’État, prendrait l’État pour objet de ses représentations. L’opération
de la dialectique objective se contracte en une formule un peu plus subtile : « le théâtre
représente la représentation »4. Il faudrait donc y entendre que la représentation théâtrale
(comme processus d’objectivation) représente la représentation étatique (comme processus
d’objectivation). Mais en quoi consiste la capacité d’objectivation propre à la force théâtrale ?
Elle réside, je crois, dans les compositions écrites du théâtre (textes et spectacles), en tant
qu’elles proposent elles aussi l’instar de l’État) un système de places ordonné5. En ce sens
on pourra toujours soutenir que, par sa capacité à composer, le théâtre représente l’État, mais
l’État comme théâtre, c’est-à-dire comme un ordre lui aussi composé, non naturel. D’où
s’éclaire que la dialectique théâtrale objective opère selon une continuité modale entre théâtre
et État, et non au moyen d’une simple réflexion de l’État par le théâtre. « État dans l’État »,
« théâtre dans le théâtre »... accentuez cela comme bon vous semble. Dans tous les cas, c’est
bien par sa propre capacité d’objectivation que le théâtre peut espérer faire pièce à
l’objectivation étatique.
Passons à la dialectique subjective. Dans Théorie du Sujet, Badiou qualifie de
subjectifs les processus relatifs à la concentration d’une force et à sa purification. Sans entrer
dans le détail, disons que ces deux opérations consistent à renforcer ce qui, d’une force,
résiste aux éléments d’objectivation qui la travaillent. Ce faisant, elles conduisent à ce qu’une
force, quelle que soit la place elle se trouve assignée, se découvre qualitativement
hétérogène au principe de placement initial. C’est ce que la tradition marxiste appelle le bond
du quantitatif au qualitatif : quantitatif où des forces contradictoires se partagent le même plan
(se font pièce, disions-nous), qualitatif le propre de l’une échappe à l’emplacement que lui
4 Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre, op.cit., p. 56.
5 C’est pourquoi Badiou rapporte pour sa part la dialectique objective à l’instance du metteur en scène, entendu
comme celui qui signe le spectacle. Nous l’étendons ici plus généralement aux compositions du théâtre (texte ou
tissé du spectacle).
réserve l’autre. Badiou rebaptisera ce bond, nommant torsion le fait qu’une force, travaillant
sur elle-même, développe son hétérogénéité au sein du plan elle est placée, au gré d’une
éthique de l’action.
Dans Rhapsodie, Badiou soutient qu’au théâtre le processus subjectif relève du jeu, ou
plus précisément, de l’éthique du jeu. Il ne s’agit donc plus ici de mettre à vue, par la
représentation, une objectivité ordonnée, mais d’engager, au présent de l’action même de
jouer, une modification qualitative de la subjectivité6. Ce qui invite à mettre l’accent, comme
le fait Badiou, sur le jeu et non sur l’acteur. Il faudrait même dire en toute rigueur que le jeu
de l’acteur opère une torsion dans la représentation dont l’acteur est un des éléments. Car
l’acteur, lui, est toujours placé sur le plateau : il est inclus comme corps quantifiable dans une
composition scénique ordonnée qui en fait pour une part un objet, et en premier lieu l’objet
des regards du public. Mais le point capital, dans la mesure il détermine ici le passage du
processus subjectif à la dialectique subjective, est le suivant : le jeu devra s’épurer des
éléments qui, en lui-même, reconduisent les tendances à la représentation objective. En quoi
consistera cette opération ?
La formule proposée par Badiou pour faire pendant à celle de la dialectique objective
(« le théâtre représente la représentation ») est la suivante : « les acteurs imitent l’imitation »7.
Négativement, elle indique bien que l’imitation doit demeurer sans objet. Car à céder sur ce
point, à n’être que l’imitation d’un objet initialement constitué (un « personnage », par
exemple), le processus du jeu demeurera homogène à la logique de la représentation. Dès lors,
que signifie positivement « imiter l’imitation » ? Il faut bien en effet que, par la torsion de la
représentation en quoi consiste le jeu, quelque chose se présente, sans quoi la formule friserait
la tautologie. Badiou nous répond : le jeu présente des différences. Mais le terme
« différences » doit à son tour être précisé. Car si vous vous demandez « différence entre quoi
et quoi ? » ou « différence entre qui et qui ? », vous retombez dans la logique objective en
postulant une différence représentable. En fait, si l’on veut penser ces différences en elles-
mêmes, ou dit Badiou comme des différences pures, il faut les entendre comme les effets
non représentables produits, au présent même de l’acte de jouer, par la traversée d’une
écriture. Mais encore, on peut légitimement se demander pourquoi ces effets doivent être
pensés comme des différences, et pas seulement, par exemple, comme de simples
modifications. Je répondrai en convoquant ici ce que dans mes propres termes pour autant
qu’ils m’aident à comprendre et à développer ce que dit Badiou j’appelle la logique des
rôles.
On ne met jamais suffisamment en avant le fait qu’au théâtre n’existent que des rôles
et jamais de personnages. Je veux dire que, dans l’écriture théâtrale, en l’absence de toute
position extérieure (celle, par exemple, du romancier ou du conteur), les rôles sont de fait
condamnés à se différencier réciproquement, sans qu’aucune commune mesure ne puisse les
stabiliser substantiellement. Ce qui porte à conclure qu’un rôle n’existe pas en-dehors du
processus de différenciation entre les rôles, dont il est lui-même un effet. C’est d’ailleurs
pourquoi les bons auteurs de théâtre n’ont d’autre tâche, dans l’écriture, que de laisser se
différencier les rôles. Sophocle ne représente pas le personnage d’Antigone, il écrit le rôle
d’Antigone, et il l’écrit – c’est là le point décisif – non seulement dans le texte qu’il attribue à
Antigone, mais aussi dans le texte d’Ismène ou de Créon, dans la mesure où tous ces rôles ne
6 À mon sens, cet écart entre représentation et présentation recoupe la distinction entre ce qui, au théâtre, relève
de la composition (le texte, ou le tissé du spectacle comme trame répétable, c’est-à-dire ordonnée, de paroles et
d’actions) et ce qui relève la disposition (la relation de jeu entre acteurs et public, essentiellement irrépétable ou
imprévisible). On peut éclairer cette distinction à partir d’Aristote (poïésis/praxis), la dimension poïétique du
théâtre aboutissant à des œuvres extérieures aux agents qui les ont produites (auteurs ou metteurs en scène) et sa
dimension praxique aboutissant à des actions immanentes, entraînant une modification éthique des agents qui les
accomplissent (acteurs et spectateurs).
7 Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre, op.cit., p. 90.
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