Jonathan Soskin Mémoire M2
Erasmus Mundus Europhilosophie Juin 2012
5
monde d’autrui1 ; or Deleuze continuera de revendiquer ces préceptes : « Trouver, rencontrer,
voler, au lieu de régler, reconnaître et juger2. » Si Sartre a été le « maître » de Deleuze, nous
voudrions montrer que ce n’est donc pas au sens d’un modèle à copier, mais plutôt de
quelqu’un dont on apprend ; c’est pourquoi nous parlons d’une pensée avec et contre Sartre,
parce qu’avec n’est plus le contraire de contre – qu’on gagnerait à entendre ici, de ce fait, au
sens physique : Deleuze tout contre Sartre – dans la zone d’indiscernabilité que délimite le
devenir, cet « entre » qui échappe à l’alternative entre imitation et contradiction : si le
narrateur de la Recherche n’a rien appris de ses modèles, Bergotte ou Elstir, c’est qu’« on
n’apprend jamais en faisant comme quelqu’un, mais en faisant avec quelqu’un, qui n’a pas de
rapport de ressemblance avec ce qu’on apprend3. » Aussi nous faudra-t-il, comme Deleuze
lorsqu’il demande : « qui sait comment un écolier devient tout à coup "bon en latin", quels
signes […] lui ont servi d’apprentissages4 ? », essayer de comprendre, non pas ce que Deleuze
a repris de Sartre comme d’un modèle, mais quels signes, chez Sartre, lui ont servi
d’apprentissage, ou ce qui revient strictement au même, quel milieu dessine en creux l’œuvre
de Deleuze entre elle-même et celle de Sartre ; par quel milieu implicite avec celle de Sartre
ou tout contre elle, l’œuvre de Deleuze a-t-elle poussé ?
C’est littéralement d’un bout à l’autre que l’œuvre de Deleuze est ponctuée de
références à Sartre: depuis ses toutes premières publications, parues à la Libération alors que
Deleuze n’a que vingt-deux ans, imprégnées à l’évidence d’une fraîche et intense lecture de
L’être et le néant et engageant d’emblée le débat avec « M. Sartre »5 - jusqu’à l’ultime texte,
« L’immanence : une vie… », qui dans sa somptueuse épure de legs testamentaire fait
découler la fameuse formule selon laquelle « l’immanence absolue est en elle-même : elle
n’est pas dans quelque chose, à quelque chose, elle ne dépend pas d’un objet et n’appartient
pas à un sujet » de l’idée qu’« à défaut de conscience, le champ transcendantal se définirait
comme un pur plan d’immanence, puisqu’il échappe à toute transcendance du sujet comme de
l’objet », remarque qui renvoie (de façon problématique, nous soulignons) à la note de bas de
page suivante : « Cf. Sartre, La Transcendance de l’Ego, Vrin : Sartre pose un champ
transcendantal sans sujet, qui renvoie à une conscience impersonnelle, absolue, immanente :
1 Cf. « Il a été mon maître », op. cit., p. 112 : « Ce qui nous frappait dans L’être et le néant était […] la théorie
d’Autrui, où le regard d’Autrui suffisait à faire vaciller le monde et à me le "voler" ».
2 Dialogues, op. cit., p. 15.
3 G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 32.
4 Ibid., p. 42.
5 G. Deleuze, « Description de la femme – pour une philosophie d’autrui sexuée », Poésie, n° 28, 1945, p. 28.