Le problème de l`immanence chez Deleuze lecteur de Sartre

Jonathan Soskin Mémoire M2
Erasmus Mundus Europhilosophie Juin 2012
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Le problème de l’immanence
chez Deleuze lecteur de Sartre
Jonathan Soskin Mémoire M2
Erasmus Mundus Europhilosophie Juin 2012
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« Sartre a été tout pour moi. Sartre a été quelque chose de phénoménal […] J’ai
été fasciné par Sartre. Et pour moi, il y a une nouveauté de Sartre qui ne se
perdra jamais, une nouveauté pour toujours. »
Gilles Deleuze1
Mes remerciements vont à Karel Novotny, Anne Gléonec, Antoine Janvier et
Grégory Cormann pour leur générosité, leur disponibilité, leur attention et par-
dessus tout leur patience qui furent d’une aide précieuse pour ces recherches.
1 Entretien avec D. Eribon, Le Nouvel Observateur, 16-22 Novembre 1995.
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Introduction
Un apprentissage
Lorsqu’il se remémore péniblement ses années d’enlisement dans l’histoire de la
philosophie sous la tutelle marécageuse d’Alquié et d’Hippolyte, Deleuze s’exclame soudain :
« Heureusement il y avait Sartre1. » Il est pourtant notoire que Deleuze a toujours traité, pour
des raisons polémiques, la phénoménologie avec un certain mépris : il s’agit chaque fois de
lui préférer un bergsonisme renouvelé là les phénoménologues français, trop longtemps
éblouis par la découverte husserlienne de l’intentionnalité, s’étaient inlassablement complus
dans la dénonciation des réalismes et notamment, chez Sartre, celui de Bergson, réduit
malgré une lecture attentive à un pas-encore-phénoménologue2. Mais Sartre fait figure
d’exception : « Je ne me sentais pas d’attrait […] pour la phénoménologie, je ne sais vraiment
pas pourquoi, mais c’était déjà de l’histoire quand on y arrivait, trop de thode, d’imitation,
de commentaire et d’interprétation, sauf par Sartre3. » À l’heure l’université, un demi-
siècle après Alquié et Hippolyte et en dépit d’une récente reviviscence, s’acharne à perpétuer
l’enterrement de l’auteur de L’être et le néant, il importe peut-être de rappeler ces mots de
Deleuze : « Qui, alors, sut dire quelque chose de nouveau, sinon Sartre ? Qui nous apprit de
nouvelles façons de penser ? Si brillante et profonde qu’elle soit, l’œuvre de Merleau-Ponty
était professorale et dépendait de celle de Sartre à beaucoup d’égards4. » L’article dont est
tirée cette citation, hommage rendu à Sartre à l’occasion de son refus du prix Nobel, offre de
précieux renseignements quant à la nature du « courant d’air » que Sartre faisait filer dans le
monde philosophique et dont Deleuze n’a peut-être rien fait d’autre (c’est du moins
l’hypothèse de ce travail), d’un bout à l’autre de son œuvre, que de tenter de le sauver, quitte à
lui donner un nouveau souffle la brise sartrienne s’éthérait au point d’en devenir à son
tour étouffante : Deleuze y range Sartre parmi ces penseurs privés qui « ne parlent qu’en leur
1 G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996 (1977), p. 18.
2 Cf. J.-P. Sartre, L’imagination, PUF, 2003 (1936), pp. 41-70. En ce qui concerne l’image, avec le bergsonisme,
« sans doute on a remplacé les lourdes pierres de Taine par de légers brouillards vivants qui se transforment sans
cesse. Mais ces brouillards n’ont pas cespour cela d’être des choses. […] l’image, […] c’est à son caractère
même de chose qu’il fallait s’attaquer. » (p. 69). Pour ne citer que deux passages significatifs, cf. encore le
fameux article sur l’intentionnalité : « Vous croyez ici reconnaître le Bergson du premier chapitre de Matière et
Mémoire. Mais Husserl n’est point réaliste. » (J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl : l’intentionnalité », Situations I, republié en annexe de La Transcendance de l’ego, dans l’édition Vrin,
2003, p. 110).
3 Ibid., p. 19.
4 G. Deleuze, « Il a été mon maître », in L’île déserte, Minuit, 2002, p. 109.
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nom propre, sans rien "représenter" ; et ils sollicitent dans le monde des présences brutes, des
puissances nues qui ne sont pas davantage “représentables” », si bien que
« toute sa philosophie s’insérait dans un mouvement spéculatif qui contestait la notion de
représentation, l’ordre même de la représentation ; la philosophie changeait de lieu, quittait la
sphère du jugement pour s’installer dans le monde plus coloré du "préjudicatif", du "sub-
représentatif"1. »
N’est-ce pas dans ce même mouvement que Deleuze s’insère à son tour, mouvement qui
pourtant, dans cette reprise, le conduira d’emblée à se départir de la phénoménologie, terre
d’élection sartrienne ? Mais inversement, comme nous le suggère l’éloge deleuzien de Sartre
comme « penseur privé », l’entente et la pratique sartrienne de la phénoménologie sont
hérétiques dès le début : Sartre reste « face à la phénoménologie » selon l’ouvrage éponyme
de V. de Coorebyter2, et ne la regarde pas dans les yeux sans un strabisme aussi fécond que
celui de Deleuze jetant sur l’histoire de la philosophie un regard toujours fêlé par l’éclair du
nez zigzagant au milieu de la figure3. Bergsonisme ou phénoménologie ne sont-ils pas en fin
de compte de provisoires terres d’accueil pour des Problèmes nomades qui vagabondent au-
delà des frontières ?
Ce travail voudrait alors mettre en évidence la relation ambivalente de Deleuze à
l’égard de Sartre : Deleuze avec Sartre, contre Sartre. Non pas exactement, comme le propose
Grégori Jean dans un bel article, un « néo-existentialisme4 », mais (c’est une question de
mots) plutôt un anti-existentialisme, au sens L’Anti-Œdipe s’écrit avec la psychanalyse,
contre la psychanalyse. Deleuze ne vient pas après Sartre qui serait venu avant lui, tout
comme « c’est stupide de se demander si Sartre est le début ou la fin de quelque chose.
Comme toutes les choses et les gens créateurs, il est au milieu, il pousse par le milieu5. »
Deleuze aussi pousse par le milieu ; plutôt que d’histoire, c’est de devenir qu’il s’agit ici, de la
formation d’un bloc indécomposable de devenir ou encore d’une rencontre : noces contre-
nature, autant que celles de la guêpe et de l’orchidée. L’œuvre entière de Deleuze tient peut-
être lieu, à mi-voix ou souterrainement, de la monographie qu’il n’a pas écrite : un enfant
monstrueux fait dans le dos de Sartre. Un tel rapport à autrui vient lui-même de Sartre, non
seulement fustigateur de la représentation et du jugement, mais encore théoricien du vol du
1 Ibid., p. 110-111.
2 V. de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie : autour de l’intentionnalité et de la transcendance de
l’ego, Ousia, 2005.
3 Cf. G. Deleuze/ C. Parnet, L’Abécédaire, DVD éd. Montparnasse, 2004, lettre « Z ».
4 G. Jean, « Deleuze et le problème de la vie vers une ontologisation du quotidien », in Phénice, 3-2, 2006
[en ligne].
5 Dialogues, op. cit. p. 19.
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monde d’autrui1 ; or Deleuze continuera de revendiquer ces préceptes : « Trouver, rencontrer,
voler, au lieu de régler, reconnaître et juger2. » Si Sartre a été le « maître » de Deleuze, nous
voudrions montrer que ce n’est donc pas au sens d’un modèle à copier, mais plutôt de
quelqu’un dont on apprend ; c’est pourquoi nous parlons d’une pensée avec et contre Sartre,
parce qu’avec n’est plus le contraire de contre qu’on gagnerait à entendre ici, de ce fait, au
sens physique : Deleuze tout contre Sartre dans la zone d’indiscernabilité que délimite le
devenir, cet « entre » qui échappe à l’alternative entre imitation et contradiction : si le
narrateur de la Recherche n’a rien appris de ses modèles, Bergotte ou Elstir, c’est qu’« on
n’apprend jamais en faisant comme quelqu’un, mais en faisant avec quelqu’un, qui n’a pas de
rapport de ressemblance avec ce qu’on apprend3. » Aussi nous faudra-t-il, comme Deleuze
lorsqu’il demande : « qui sait comment un écolier devient tout à coup "bon en latin", quels
signes […] lui ont servi d’apprentissages4 ? », essayer de comprendre, non pas ce que Deleuze
a repris de Sartre comme d’un modèle, mais quels signes, chez Sartre, lui ont servi
d’apprentissage, ou ce qui revient strictement au même, quel milieu dessine en creux l’œuvre
de Deleuze entre elle-même et celle de Sartre ; par quel milieu implicite avec celle de Sartre
ou tout contre elle, l’œuvre de Deleuze a-t-elle poussé ?
C’est littéralement d’un bout à l’autre que l’œuvre de Deleuze est ponctuée de
références à Sartre: depuis ses toutes premières publications, parues à la Libération alors que
Deleuze n’a que vingt-deux ans, imprégnées à l’évidence d’une fraîche et intense lecture de
L’être et le néant et engageant d’emblée le débat avec « M. Sartre »5 - jusqu’à l’ultime texte,
« L’immanence : une vie… », qui dans sa somptueuse épure de legs testamentaire fait
découler la fameuse formule selon laquelle « l’immanence absolue est en elle-même : elle
n’est pas dans quelque chose, à quelque chose, elle ne dépend pas d’un objet et n’appartient
pas à un sujet » de l’idée qu’« à défaut de conscience, le champ transcendantal se définirait
comme un pur plan d’immanence, puisqu’il échappe à toute transcendance du sujet comme de
l’objet », remarque qui renvoie (de façon problématique, nous soulignons) à la note de bas de
page suivante : « Cf. Sartre, La Transcendance de l’Ego, Vrin : Sartre pose un champ
transcendantal sans sujet, qui renvoie à une conscience impersonnelle, absolue, immanente :
1 Cf. « Il a été mon maître », op. cit., p. 112 : « Ce qui nous frappait dans L’être et le néant était […] la théorie
d’Autrui, où le regard d’Autrui suffisait à faire vaciller le monde et à me le "voler" ».
2 Dialogues, op. cit., p. 15.
3 G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 32.
4 Ibid., p. 42.
5 G. Deleuze, « Description de la femme – pour une philosophie d’autrui sexuée », Poésie, n° 28, 1945, p. 28.
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