Prologue - IRCL

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© 2014 ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS (IRCL-UMR5186 du CNRS)
ISSN 2268-977X. Tous droits réservés. Reproduction soumise à autorisation.
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Prologue :
Les jeux de la dispute Jeanne-­‐Marie HOSTIOU et Sophie VASSET (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 ; Université Paris Diderot – Paris 7) Cadres Peut-­‐on théoriser la dispute au théâtre alors qu’elle s’inscrit au cœur même de l’action dramatique ? Dans son sens étymologique, le mot « drame » désigne précisément l’action ; celle-­‐ci est menée par des « protagonistes », mot dont la racine grecque évoque « celui qui combat au premier rang ». Dans la dramaturgie classique au sens large, c’est-­‐à-­‐
dire dans le théâtre tel qu’il s’écrit en France et en Grande-­‐Bretagne du XVIe au XVIIIe siècle, l’action dramatique se déroule en principe toujours au gré de confrontations, verbales ou corporelles, qui la structurent et la polarisent jusqu’au dénouement. Le lexique de la dispute qui se déploie au théâtre témoigne de la récurrence et de la diversité des modes de confrontations entre personnages. Il existe pléthore de synonymes pour désigner les conflits ou disputes caractérisant les scènes qui nous occuperont ici. L’article de Jean Luc Robin consacré à Molière fait l’inventaire des synonymes utilisés dans La Jalousie du Barbouillé, où le plaisir qu’il y a à désigner la dispute semble se substituer à l’acte même qui consiste à se quereller. Dissension, bruit, combustion, désordre, grabuge, vacarme… La plupart des termes renvoient au sens de l’ouïe, montrant combien la querelle correspond au théâtre à un changement de rythme et de ton qui affecte l’oreille du spectateur. On pense encore au fameux « noise » – le bruit, en anglais – qui rappelle la « noise », désignant initialement, en français, « le bruit associé à une querelle »1. Face à ces emplois dramatiques, le terme de « dispute » est fortement connoté par la pratique de la disputatio universitaire, exercice rhétorique pratiqué dans les collèges, consistant à développer ses arguments en réponse à ceux d’un adversaire choisi pour l’occasion. C’est le sens que l’on peut donner à La Dispute de Marivaux qui évoque, comme le signale Catherine Ailloud-­‐Nicolas, le débat moral et philosophique visant à déterminer l’origine masculine ou féminine de l’inconstance. Pour cette raison, la « dispute » n’est pas le mot le plus employé au théâtre. Comme le note Catherine Ramond dans son article sur l’évolution des scènes de dispute dans la comédie de mœurs au XVIIIe siècle, Destouches utilise plutôt le mot « querelle » dans ses pièces. Ce terme renvoie par ailleurs aux grands antagonismes politiques et esthétiques qui parcourent l’histoire du théâtre de la première modernité, comme la « querelle du Cid », la « querelle de la parodie » ou encore la Querelle 1
Voir Kenneth Gross, Shakespeare’s Noise, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 2001. Scènes de dispute/Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 3 (2014) des théâtres qui donne son nom à la pièce de Lesage et La Font créée en 17182. Cet usage doit beaucoup à l’abbé Irailh qui l’institue avec la publication en 1761 de ses Querelles littéraires3, mais il entre, en ce sens, en concurrence avec d’autres termes, tels que « cabale », « affaire » ou « bataille », dont l’emploi est alors au moins aussi fréquent4. De tels termes posent, en outre, des problèmes de traduction, puisque l’on parle relativement peu de « quarrel » en anglais, même si la formule qui traduit le mieux les « scènes de dispute » semble être « quarrel scenes ». Le lexique de la dispute en anglais est plus connoté de violence physique, voire militaire : on parle de « battle of the books », de « pamphlet wars » ou de « wars of the theatres », et, lorsqu’il s’agit de vastes débats éthiques et esthétiques au sujet, par exemple, de la moralité du théâtre, de « controversy » (voir « the Collier Controversy » à la fin du XVIIe siècle)5. Quant à l’action dramatique de la dispute, elle est souvent nommée selon le mode de confrontation qui se déroule sur scène : « fight », « duel » ou « brawl » si les corps s’en mêlent ; « argument », « debate », « bickering » ou « flyting » si la joute est verbale. Face à la nébuleuse sémantique et à l’inventivité lexicale pour désigner les disputes en tout genre6, nous nous en tiendrons donc à une définition empirique : le mot ici retenu, « dispute », a une valeur générique qui se décline selon les contributions présentées dans ce volume ; il offre un cadre au sein duquel il s’agira moins de fixer une théorie que de poser des jalons, fondés sur des études de cas, entre analyse textuelle et épreuve de la scène. Formes Les « scènes de dispute » désignent tout épisode dramatique au cours duquel les protagonistes s’affrontent au sujet d’un enjeu de victoire (tangible ou symbolique), conduit en principe vers une forme de résolution au terme d’une dynamique dialectique alternant attaques et contre-­‐attaques. Cette confrontation peut être verbale ou corporelle, souvent les deux. Dans le premier cas, les scènes de dispute sont informées par un double héritage : celui, rhétorique et très codifié, de la disputatio d’une part ; celui, dramaturgique et lui aussi codifié, de la scène d’agôn d’autre part, qui, dans l’antiquité, constitue à la fois un pivot dans le déroulement de l’intrigue et le lieu où les enjeux idéologiques de la pièce trouvent à s’exprimer par le biais de la confrontation des arguments et de l’éloquence des protagonistes. La stichomythie ainsi que l’échange serré de tirades sont les moyens usuels de ces disputes verbales, lesquelles peuvent encore affleurer au cours de monologues agonistiques – cas-­‐limites attestant qu’il n’y a pas toujours besoin d’être deux pour se disputer. Si les joutes verbales permettent l’expression d’un argumentaire rhétoriquement maîtrisé, elles offrent également un espace où se déploient les passions qui viennent troubler l’ordre rationnel du logos (Sarah Nancy). 2
Cette pièce a fait l’objet d’une recréation à l’occasion du colloque-­‐festival sur les « scènes de dispute » qui a présidé à cette publication. 3
Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu'à nos jours, Paris, Durand, 1761, 4 vol. 4
La banque de données de l’équipe AGON, consacrée aux querelles, disputes et controverses de la première modernité en France et en Grande-­‐Bretagne, offre un terrain d’exploration pour le repérage de ces différents usages : http://www.agon.paris-­‐sorbonne.fr/ [consulté le 30 novembre 2014]. 5
La controverse autour des écrits de Jeremy Collier. 6
Pour un travail de définition plus approfondi, nous renvoyons aux travaux de l’équipe AGON, et notamment au texte d’Alain Viala, « Un temps de querelles » (introduction au Temps des querelles, dir. J.-­‐M. Hostiou et A. Viala, Littératures classiques, n° 81, 2013, p. 5-­‐22). <2>
J.-M. HOSTIOU & S. VASSET, Introduction : Les jeux de la dispute
Insultes, invectives et injures en sont une modalité d’expression. Que l’on envisage la parole comme le prélude nécessaire à tout corps à corps ou que l’on considère le passage à l’acte comme la conséquence inévitable d’une joute verbale qui aurait échoué à départager les ennemis, l’articulation du verbe et du geste permet d’apprécier la dynamique propre d’une querelle : les scènes de dispute peuvent alors s’analyser sous l’angle de l’escalade de la violence conduisant de la parole aux actes, comme le proposent Céline Paringaux et Jeanne Mathieu au sujet de Shakespeare et Marlowe. Quant aux scènes d’affrontements corporels, elles sont caractérisées par leur grande plasticité, de la bastonnade à la scène de duel jusqu’à la représentation du champ de bataille. La tournure prise par ces corps à corps n’est que partiellement déterminée par l’ancrage générique de la scène : certes, les bastonnades sont en principe l’apanage du registre comique, mais la menace du duel n’est pas propre au genre tragique, comme le rappelle Goulven Oiry dans sa contribution consacrée à la comédie française des années 1550-­‐1650. L’ancrage générique de ces affrontements corporels est, en revanche, discriminant quant à l’issue du combat : en registre comique, les duels sont évités, désamorcés ou avortés, et l’on en est quitte pour quelques coups de bâton, tandis que l’affrontement armé entraîne les protagonistes vers un point de non-­‐retour en registre tragique. Lors de ces corps à corps, le visuel prend le pas sur le verbal. Cela pose la question de la réalisation scénique de ces disputes, qu’elles relèvent d’un code strictement établi (Ladan Niayesh rappelle que le public élisabéthain connaît bien les traités d’escrime qui conditionnent son horizon d’attente en termes de représentation) ou qu’elles menacent, au contraire, de troubler l’ordre visuel et rythmique de la représentation comme l’évoque Céline Candiard à propos de la comédie-­‐ballet et de la dispute des arts dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière et Lully. La difficulté qu’il y a à représenter ces scènes de dispute, en raison du réglage quasi-­‐
chorégraphique qu’elles supposent parfois, peut éclairer certaines stratégies d’évitement, notamment lorsque la scène de champ de bataille se déroule en coulisses et que l’espace scénique n’est plus que la caisse de résonnance des rumeurs du combat (voir Dóra Kiss, au sujet de King Arthur). Considérer les formes de la dispute – ce qui revient à prendre la mesure de sa polymorphie – implique d’envisager ses différents modes de résolution possible. Mettre terme à une dispute suppose l’élimination d’une des parties : soit un des protagonistes, convaincu ou persuadé, se rallie à la cause de son adversaire ; soit un tiers jouant le rôle d’arbitre discrédite l’une des parties en présence pour la réduire au silence. Si la mise à mort est sans doute ce qu’il y a de plus efficace pour faire taire l’ennemi, ce n’est pourtant – et paradoxalement – pas toujours la solution la plus définitive pour rétablir l’ordre et la concorde : en atteste la querelle d’Horace, analysée par Cécilia Laurin et Tiphaine Pocquet, soulevant la question de la mémoire et de l’oubli ainsi que des valeurs problématiques du criminel vertueux dans la tragédie de Corneille. En registre comique, la scène de reconnaissance offre un moyen aisé pour évacuer tous les conflits, relégués au statut de malentendu et dissipés au cours d’une heureuse réconciliation finale7. Dans le Welsh Opera de Fielding, l’intervention surnaturelle de la sorcière affiche ouvertement l’artificialité d’un tel procédé conventionnel et souligne a posteriori le caractère dérisoire de la chaîne de disputes – duel raté, scènes de ménage et autres crêpages de chignon – qui ont ponctué le 7
Nous renvoyons à ce sujet au précédent numéro de cette même revue : Scènes de reconnaissance/Recognition scenes, Arrêt sur scène/Scene focus, n° 2 (2013), dir. Bénédicte Louvat-­‐Molozay, Franck Salaün et Nathalie Vienne-­‐Guerrin). <3>
Scènes de dispute/Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 3 (2014) cours de la pièce et en ont fait la saveur8. Que les enjeux soient dérisoires souligne qu’il y a un plaisir propre, éminemment théâtral, à la scène de dispute. Lieux et temps Les scènes de dispute au théâtre scandent l’action dramatique et jouent ainsi avec l’attente du spectateur, qu’elles déplacent l’espace du conflit hors-­‐scène, qu’elles se dérobent en créant un manque comme dans La Dispute de Marivaux ou, au contraire, qu’elles s’amplifient et se démultiplient lorsque Théodore de Bèze, par exemple, introduit dans son Abraham sacrifiant des disputes absentes de la source biblique pour, commente-­‐
t-­‐il, « approprier » son sujet au théâtre (voir Anne G. Graham). Si la scène d’agôn occupe, historiquement, une place centrale dans le théâtre antique, les scènes de dispute ne se cantonnent pas à la fonction dramatique de nouer l’intrigue par un conflit. Les personnages, certes, s’affrontent souvent lors d’un épisode nodal qui fait basculer l’action ; mais nombre de scènes de dispute se distinguent par leur absence d’incidence dans la conduite de l’intrigue. C’est le cas de certaines disputes d’ouverture que Jean Luc Robin s’attache à repérer dans l’œuvre de Molière. Dénuées de nécessité dramatique, elles n’ont pas pour autant une fonction purement ornementale : elles permettent notamment de caractériser les personnages en action par la démonstration de leur rhétorique verbale et corporelle, et d’insuffler un rythme enlevé à l’action dramatique. Autrement dit, les scènes de dispute s’avèrent déterminantes dans la patine d’une dramaturgie. Ce volume n’a pas pour vocation de dresser le tableau systématique de leurs évolutions du XVIe au XVIIIe siècle, mais plusieurs des études rassemblées ici permettent, par coups de sonde, d’établir quelques repères dans l’histoire du théâtre. Une baisse de fréquence, tout d’abord, concernant la comédie du XVIIIe siècle. Comme le montre Catherine Ramond, l’histoire du genre est marquée par l’atténuation voire la disparition des conflits : la « comédie nouvelle » de Destouches se démarque en cela de l’héritage moliéresque et impose des intrigues où les scènes usuelles de dispute entre époux, parents et enfants, maîtres et serviteurs, se raréfient et se vident de leur contenu. Les obstacles sont intériorisés pour privilégier l’émotion et l’empathie du spectateur. Mais les scènes de dispute ne tombent pas pour autant en désuétude : ironiquement, cette baisse de fréquence au sein des « grandes » comédies que l’on joue à la Comédie-­‐Française alimente une recrudescence nouvelle de la polémique en d’autres lieux. En effet, cette évolution esthétique vers un comique tendre et sentimental fait l’objet de nouveaux débats qui nourrissent les petits genres du répertoire allégorique et parodique florissant notamment sur la scène italienne, comme en atteste la contribution d’Emanuele de Luca au sujet de La Dispute du tragique et du comique (1739). Pour ce qui est de la tragédie, on repère un infléchissement dans les modes et enjeux de la dispute. Tiphaine Karsenti montre comment les métamorphoses d’une même scène de dispute concernant le sacrifice de Polyxène – épisode hérité d’Euripide et souvent repris au cours des XVIe et XVIIe siècles, au point de devenir topique – est révélatrice des profondes transformations du genre tragique : au cours des réécritures, le débat raisonné d’idées cède à l’expression des passions tragiques et c’est donc l’articulation entre éthique et pathétique, au fondement de la tragédie, qui modifie son équilibre. La facture d’une telle scène, rendue visible par le processus des réécritures, se charge d’une portée esthétique autoréflexive où le genre 8
The Welsh Opera, part 2 [consulté le 30 novembre 2014]. La scène de reconnaissance se trouve à la quatorzième minute. <4>
J.-M. HOSTIOU & S. VASSET, Introduction : Les jeux de la dispute
interroge ses modèles et se redéfinit. Suivant une même démarche comparative, Emmanuelle Chastanet analyse, au sujet de la dispute de sainte Catherine dans la tragédie hagiographique, le recul de la polémique religieuse qui cède progressivement la place à des intrigues de cœur visant à satisfaire le goût du public mondain. Mais il ne faudrait pas assimiler cette diminution de la portée didactique des débats à l’absence d’idéologie portée par les scènes de dispute : dans la mesure où la dispute met en scène un ordre qui se trouble et se rétablit dans la fiction, elle permet par là même de tester et d’affirmer un certain nombre de valeurs propres à la première modernité. Enjeux Les disputes au théâtre font apparaître, par leur récurrence, un certain nombre d’enjeux privilégiés autour desquels s’organisent les tensions, qu’elles soient d’ordre familial, politique ou esthétique. Si le présupposé méthodologique des études ici réunies implique de concentrer l’analyse à l’échelle de la scène, elles n’en révèlent pas moins que les disputes au théâtre sont investies d’une série d’enjeux extra-­‐théâtraux qui les dépassent et les incluent. Qu’elles visent à conjurer ces conflits plus vastes, qu’elles proposent d’y offrir une résolution au sein de la fable ou au contraire de les y raviver, les scènes de dispute deviennent le moyen d’interroger les valeurs dominantes et de reconfigurer, dans la fiction, les rapports de force au sein desquels elles surgissent. Un tel procédé apparaît de manière exemplaire dans le cadre du théâtre encomiastique des fêtes de cour analysé par Vincent Dorothée, où les conflits sont exploités comme un outil politique et dramaturgique pour mieux célébrer le Prince en imposant l’image du retour à l’harmonie. Les scènes de dispute tendent ainsi un miroir au public, elles attisent sa vigilance, manipulent ses représentations et l’invitent à affermir ou réviser ses propres valeurs en regard de celles exposées sur scène. On se dispute souvent, au théâtre, pour des objets tangibles : des questions de propriété ou de contrat. Le cercle familial est le lieu privilégié de ces disputes. En contexte de rivalité amoureuse, l’obtention d’un contrat de mariage est, notamment, un motif topique structurant de la comédie. Or l’image du cercle familial excède ordinairement la destinée strictement individuelle des membres qui la composent. Les objets tangibles se chargent alors d’une portée symbolique. Les tensions qui se concentrent au sein du foyer deviennent l’occasion d’interroger l’organisation hiérarchique de la famille, le rôle de la femme, les relations entre générations ou entre maîtres et valets, c’est-­‐à-­‐dire entre classes sociales. À travers une série de clefs qui n’échappa pas aux contemporains de Fielding, la famille du Welsh Opera (1732) devient ainsi une métaphore du gouvernement britannique : le majordome Robin (caricature de Robert Walpole qui y tient alors le premier rôle) gère l’espace domestique pour son propre intérêt tandis que les maîtres de maison, figurant la famille royale, ne savent pas reprendre la main sur le cours des affaires. En registre tragique, la superposition des enjeux privés et publics est, sans surprise, plus sensible encore. Dans la dispute fratricide d’Horace, c’est le destin de Rome qui est en jeu – et plus encore : car la temporalité propre à la représentation de théâtre repose par définition sur des anachronismes ou, à tout le moins, sur la superposition de strates temporelles distinctes. Le temps de la fable ne coïncide pas avec le temps de l’écriture de la pièce, pas plus qu’il n’équivaut au temps de la création de cette même pièce, puis de sa publication, enfin de ses reprises susceptibles d’en actualiser les significations à l’infini. Comme le montre Tiphaine Pocquet, les luttes fratricides de Rome (temps de la fable) prennent sens, sous la plume de Corneille, par rapport au passé plus récent des guerres de religion (un passé qui habite encore le présent de l’écriture) et éclairent l’actualité plus <5>
Scènes de dispute/Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 3 (2014) immédiate des conflits qui opposent le dramaturge au théoricien d’Aubignac lors de la « querelle d’Horace » (temps de la réception). L’analyse comparée de plusieurs versions d’une même pièce offre un terrain de choix pour repérer ces effets de sédimentation où les strates de signification s’ajoutent les unes aux autres. La découverte des variantes apportées par son auteur à la tragédie du Siège de Calais permet ainsi à Logan J. Connors de mettre en lumière les enjeux nouveaux dont se revêtent les principales scènes de dispute, selon que la pièce est jouée, dans sa première version, au lendemain de la guerre de Sept ans (en 1765), ou qu’elle est reprise, dans sa seconde version, pendant la Révolution française. Enfin, on ne peut perdre de vue que le théâtre est en lui-­‐même l’objet d’une vaste dispute, en Europe, au cours de la première modernité. Le potentiel conflictuel qui existe entre la scène et la salle est là pour le rappeler, comme le montre la contribution de David Worrall au sujet de l’acteur David Macklin. Ce que François Lecercle qualifie de « surdétermination agonistique » informe le déroulement et les enjeux des scènes de dispute dès lors qu’elles constituent en elles-­‐mêmes des armes polémiques pour répondre aux attaques dont le théâtre fait l’objet. Les dramaturges placent le débat sur le terrain qu’ils maîtrisent – celui de la scène dramatique – pour répondre aux théâtrophobes qui s’opposent à une conception particulière du théâtre ou qui récusent en bloc la pratique même de l’art dramatique. La mise en fiction de la polémique au sein de disputes scéniques est alors exploitée en vue de discréditer l’adversaire et de disqualifier ses arguments. Molière passe maître de cette pratique dans ses pièces polémiques à dimension métathéâtrale telles que La Critique de l’École des femmes ou L’Impromptu de Versailles qui foisonnent de scènes de dispute. De fait, le répertoire métathéâtral est particulièrement friand de ce type de procédés, comme le montre Judith le Blanc au sujet des querelles de l’opéra mises en abyme dans les comédies des XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi qu’Emanuele de Luca à propos du répertoire allégorique qui se fait l’écho des rivalités institutionnelles et esthétiques opposant les théâtres parisiens au cours des années 1730. La dispute dramatique devient un outil dramaturgique propice à créer de la connivence avec le public et à susciter son adhésion. Et Molière ne l’ignorait pas, qui fait dire à ses adversaires dans L’Impromptu de Versailles : « Qu’il nous rende toutes les injures qu’il voudra, pourvu que nous gagnions de l’argent », soulignant l’intérêt économique que les compagnies de théâtre trouvent à se disputer par pièces de théâtre interposées. Le spectacle de marionnettes baroques mis en scène par Jean-­‐Philippe Desrousseaux, Polichinelle censeur des théâtres, ne manqua pas de nous le rappeler, au cours d’une joyeuse revue de la vie théâtrale en 1737 qui n’avait pas perdu de sa saveur pour les spectateurs réunis à l’occasion de la première soirée du colloque. L’épreuve du plateau En effet, conformément aux deux précédents numéros d’Arrêts sur Scène/Scene Focus, ce volume a pris forme dans le cadre d’un projet particulier, provenant de la rencontre d’un groupe de recherche travaillant sur les querelles à l’époque moderne (équipe ANR-­‐Agon) et d’une nouvelle forme de rassemblement académique, initié par l’IRCL, le colloque-­‐festival, mêlant réflexion théorique et créations des arts vivants. La réflexion sur les scènes de dispute à l’époque moderne qui nourrit ce volume est donc ancrée dans le dialogue entre pratique et théorie, dialogue sur lequel il convient ici de prendre un peu de recul. Le fait de mêler interprétation artistique et théorique est, certes, une source de plaisir au sein d’un <6>
J.-M. HOSTIOU & S. VASSET, Introduction : Les jeux de la dispute
colloque universitaire – un plaisir d’initiés, de découverte ou de redécouverte. Mais au-­‐delà de cela, quel est l’intérêt méthodologique d’une telle approche innovante pour l’étude des scènes de disputes ? D’emblée, comme un clin d’œil à la dispute des arts dans Le Bourgeois Gentilhomme où s’affrontent les maîtres de musique, de danse, de philosophie et d’escrime, les propositions artistiques ont donné une place à certains arts vivants qu’une rencontre plus académique, sans l’épreuve du plateau, aurait aisément laissé de côté. De manière générale, les performances proposées lors du colloque ont été particulièrement créatives sur le travail du corps pour exprimer le conflit, dans un cadre où il est parfois associé à des prescriptions contraignantes comme celui de la Belle Danse, de l’escrime (Annabelle Blanc) ou des pratiques du jeu en reconstitution baroque (Anne-­‐Guersande Ledoux, Bénédicte Louvat-­‐Molozay et Pierre-­‐Alain Clerc). La musique, ensuite, s’est imposée de manière évidente comme un élément incontournable des scènes de dispute à l’époque moderne : elle rythme les échauffourées des pièces comiques par vaudevilles, infléchit l’intonation des acteurs dans les scènes de dispute jouées en déclamation restituée, investit les formes lyriques de la cantate ou de l’opéra, et donne lieu à des genres spécifiques tels que la « bataille », genre musical qui fait de la dispute le lieu d’une énergie esthétique plus qu’un véritable objet de dissension. La dispute dramatique n’est pas qu’une affaire de mots : du duel au duo, c’est aussi une affaire de voix et de corps. Cet aspect esthétique, moteur d’un plaisir de la performance doublé du plaisir du spectateur, s’est fortement ressenti au sein du théâtre qui accueillait le colloque, le Mouffetard – Théâtre des Arts de la Marionnette. Les scènes de confrontation donnent l’occasion de prouesses théâtrales et musicales, de démonstrations de virtuosité, d’explosions de voix et d’affrontements corporels – autant de moments d’intensité spectaculaire où l’expression des passions violentes vise à provoquer chez le public des émotions diverses – rire, effroi, admiration… L’intérêt du dialogue entre théorie et pratique est justement de rappeler que, au-­‐delà du plaisir du texte, le plaisir du spectacle procure un ensemble d’émotions esthétiques dont on ne peut pas faire abstraction et qu’il importe de replacer au centre de la réflexion sur le théâtre. Réinvestir l’émotion de l’acteur et du spectateur permet aux universitaires de considérer l’expérience du spectacle comme un champ d’exploration pour l’étude des arts vivants, autrement dit, de ne pas séparer la recherche universitaire de l’expérimentation du plateau. Cette même émotion permet d’impliquer plus aisément les étudiants parfois récalcitrants aux textes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, mais souvent attirés par les projets de mise en scène ou de performance. Le travail d’Anne-­‐Guersande Ledoux, par exemple, fut l’occasion, pour les membres de son atelier de déclamation baroque rattaché à l’IRCL de Montpellier, de réinvestir le canon du théâtre français à travers un montage de scènes de dispute venu nourrir une réflexion sur le jeu de l’acteur et une approche d’interprétation qu’ils n’avaient pas envisagée auparavant. Par ailleurs, des étudiants de licence en études anglophones de l’Université Paris-­‐Diderot se sont investis dans la mise en scène d’un ballad-­‐opera de Fielding, pour lequel ils ont retrouvé les mélodies de nombreuses chansons (l’équivalent anglais des vaudevilles – ces airs connus, issus du répertoire savant ou populaire, sur lesquels sont placées de nouvelles paroles) à partir des indications originales de l’auteur. En parallèle de cette initiation à la recherche de sources primaires, ils ont inventé ou adapté des airs pour certaines chansons de la pièce, tout en réfléchissant sur la pertinence musicale de ces mélodies dans la dynamique d’une dispute ou d’une réconciliation. Le travail de réappropriation propre au spectacle vivant a permis aux étudiants d’appréhender des textes pour lesquels ils étaient démunis d’outils d’analyse <7>
Scènes de dispute/Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 3 (2014) critique et historique. Le projet de mise en scène les a conduits à recourir à ces outils de manière naturelle et d’échanger avec les chercheurs intervenus au cours de l’année pour les guider dans ce travail. C’est aussi par la réappropriation que les élèves de troisième du collège de Viry-­‐Châtillon ont pu aborder les mécanismes de provocation des scènes de dispute chez Shakespeare, ce qui a facilité une réflexion collective sur les insultes et les représailles en escalade, phénomène que connaissent de nombreux collèges. Dans une même perspective éducative au sens large, la forme du colloque-­‐festival, dont la force est de reposer sur des spécialistes de corpus parfois peu connus, accomplit un véritable travail de mémoire des arts vivants. La thématique de la dispute a tout d’abord permis de redécouvrir un ensemble de genres spécifiques : la cantate française du e
XVIII siècle (le concert mis en espace par Benjamin Pintiaux fut l’occasion d’entendre plusieurs inédits) ou encore la bataille musicale, genre né de la musique imitative du XVIe siècle et continué par plusieurs pièces au XVIIe siècle, qui f ait usage d e procédés typiques tels que l’imitation des cris de ralliement, des appels de trompette et des bruits de lutte comme l’a exposé Camille Aubret. Le biculturalisme du colloque a par ailleurs permis de faire connaître le répertoire de la Restauration, peu familier à une partie du public : les scènes de dispute s’avèrent pourtant caractéristiques du genre, comme cela est apparu dans la mise en scène par Valère Foy de The Provoked Wife, de John Vanbrugh. La forme du colloque-­‐festival permet aussi de faire des propositions expérimentales. La participation du Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène (LAPS), qui s’attache, entre autres, à aborder les textes philosophiques à l’épreuve du plateau, en est la preuve. Flore Garcin-­‐Marrou, accompagnée du comédien Arnaud Carbonnier, a ainsi interrogé la théâtralité des disputes philosophiques de Berkeley et Hume lors d’un dialogue lu et commenté, entre réflexion et démonstration. Tester la viabilité de pièces et de genres dont le public a perdu l’habitude relève également d’une démarche expérimentale. La recréation de pièces qui n’avaient pas été jouées depuis près de trois siècles, Les Funérailles de la Foire et The Welsh Opera, a permis d’offrir un aperçu des libertés et de la créativité des théâtres non officiels en France et en Grande-­‐Bretagne dans la première moitié du XVIIIe siècle, et de vérifier l’humour de ce répertoire sur le public actuel. La mémoire du jeu d’acteur est aussi ravivée par le travail en déclamation baroque, qui, sans s’attacher à l’idée d’une authenticité parfaite et en assumant une démarche de création artistique contemporaine, invite le spectateur à réfléchir sur l’histoire de la représentation, dont les conventions actuelles peuvent être mises en regard d’autres pratiques. Ces propositions ont d’ailleurs facilité un travail sur la voix que Sarah Nancy a mené en amont, la dispute étant, affirme-­‐t-­‐elle, « du côté de la phônè », « cette zone de l’expression humaine qui ne fait pas la spécificité de l’humain ». Soucieuse de faire se rencontrer pratique et théorie au sein d’une même réflexion, Sarah Nancy a complété son article par une analyse croisée des interprétations d’une même scène d’Andromaque, ainsi que par des extraits d’opéras dont la performance a permis d’ouvrir la réflexion sur la dispute chantée, et la manière dont les voix s’y superposent. Les voix des chanteurs du concert final, « Une dispute en cantate », ont, elles aussi, joué de timbres et de nuances qui s’intensifient en quittant le mode dialogique pour entrer dans des modes de conflit virtuoses, jouant du rythme et de la superposition afin de reproduire l’escalade, les monologues juxtaposés, et les insultes ou invectives propres au manque de communication dans le conflit. *
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J.-M. HOSTIOU & S. VASSET, Introduction : Les jeux de la dispute
Grâce au support numérique sur lequel il est publié, ce volume rassemble en une même trame les articles universitaires et la captation de propositions artistiques, formalisant ainsi le dialogue entre les disciplines et les pratiques qui était le pari du colloque-­‐festival. Les propositions artistiques ne sont nullement des illustrations de la théorie : elles sont, en elles-­‐mêmes, une forme d’interprétation de la dispute au théâtre dont l’aboutissement sur scène est conservé ici comme une archive du spectacle vivant. Les articles sont nourris de ce dialogue qui, dans plusieurs cas, avait été amorcé bien en amont de la rencontre de juin 2014. Le volume est organisé selon quatre axes au sein desquels les propositions apparaissent par ordre chronologique. La première partie propose d’aborder les scènes de dispute à travers une approche générique et diachronique. Elle inclut la captation de Polichinelle censeur des théâtres et des Funérailles de la foire, deux œuvres satiriques où l’allégorie comique des genres et institutions dramatiques permet de caricaturer les conventions théâtrales en vigueur. La captation consacrée aux Disputes philosophiques interroge la dispute dramatique par ses marges, tandis que le concert Une Dispute en cantates explore variations du conflit au sein d’un même genre musical. Dans un deuxième temps, nous avons rassemblé les articles qui exploraient la dramaturgie du conflit : duels, invectives, insultes, escalades, ripostes à froid… Ces modes sont parfois présentés au sein d’une même pièce, comme c’est le cas du Welsh Opera, véritable observatoire des scènes de dispute par l’accumulation et la variété des scènes qu’elle contient. La troisième partie reprend la question des enjeux de la dispute en présentant une série d’objets sur lesquels le conflit se cristallise. Les études y analysent les objets du conflit sur scène en relation étroite avec leur contexte esthétique, politique et religieux. La dernière partie du volume confronte différentes manières d’interpréter une même scène de dispute selon le point de vue adopté (celui de l’acteur, du metteur en scène, du dramaturge ou encore de l’historien du théâtre) afin de prolonger le dialogue – ou le conflit – entre approche critique et approche artistique9. Cette partie comprend la captation de The Provoked Wife, l’une des pièces les plus connues de la Restauration, où la dispute entre Lady Brute et Constant, qui l’invite à l’infidélité pour sortir d’un mariage malheureux, prend la forme d’un dialogue amoureux qui oscille entre séduction et antagonisme (« But whil’st you Attack me with your Charms, ’tis but reasonable I Assault you with mine »). L’interprétation des comédiens joue de l’ambiguïté, révélant l’interface entre les scènes de dispute et d’autres scènes types qui pourront faire sans doute l’objet de prochains numéros : la scène de séduction, et celle, non moins topique, de réconciliation. 9
Tous les partenaires du colloque, ainsi que le Mouffetard – Théâtre des Arts de la Marionnette qui nous a accueillis pour cet événement, sont remerciés dans chaque générique des captations présentées sur la chaîne de l’IRCL. Nous tenons ici à remercier particulièrement les responsables de la revue électronique Arrêt sur scène/Scene Focus, Brigitte Belin, Bénédicte Louvat-­‐Molozay, Florence March, Janice Valls-­‐Russell et Nathalie Vienne-­‐Guerrin, pour leurs précieuses relectures, ainsi que pour leur patience et leur efficacité à toutes les étapes de la publication et de la mise en ligne. <9>
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