La référence sur les questions qui évoluent à l’intersection des champs de la spiritualité et de la santé du Vol. 9 | no 3 | 2016 | 8,75 $ Réflexions d’André Comte-Sponville L’AMOUR AU CŒUR DU SENS Entrevue Louise HAREL Dossier PROMOTION DE LA SANTÉ Qu’est-ce que c’est? SOMMAIRE Spiritualitésanté — Vol. 9 | no 3 ÉDITORIAL 5 Ça n’a pas de bon sens! Marie-Chantal Couture 13 La rencontre de l’autre, des 7NOUVELLES 11 CHRONIQUE DE L’INTERVENANT EN SOINS SPIRITUELS autres et de l’Autre Michel Delorme La revue Spiritualitésanté propose un lieu de réflexion, d’analyse, d’information et d’échanges sur les questions qui évoluent à l’intersection des champs de la spiritualité et de la santé. VOTRE OPINION DOSSIER Qu’est-ce que ça signifie? À quelle fin? Pourquoi moi? 16 DU SENS Direction, Marie-Chantal Couture Le présent dossier propose un tour d’horizon sur l’importante question du sens, notamment dans le contexte très large de la santé et des services sociaux. Coordination à l’édition, Bruno Bélanger Comité de rédaction, Line Beauregard, Bruno Bélanger, Marie-Chantal Couture, Nicolas Vonarx Design graphique, Pierre Lepage Révision, Monique Savard Photographies du comité de rédaction, Service de l’audiovisuel du CHU de Québec – Université Laval Abonnement www.cssante.ca sous Publications Tél. : 418 682.7939 poste 4850 Tarifs 22 $ (3 numéros – 1 an) taxes incluses 39 $ (6 numéros – 2 ans) taxes incluses Poste-publication – enregistrement no 40015768 Publicité, Monique Savard [email protected] 418.682.7939 poste 4851 Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale (CSsanté) 2300-2400, avenue D’Estimauville, Québec (Québec) G1E 7G9 tél. : 418 682.7939 télec. : 418 682.7943 [email protected] www.cssante.ca 18 L’incontournable question 32 On ne sait plus à quel sens du sens de l’existence en fin de vie Jean Grondin 22 La question du sens ébranlée à l’ère de l’aide médicale à mourir Andréanne Côté 26 Genèse d’un Heureux se vouer Vincent de Gaulejac 34 L’amour au cœur du sens André Comte-Sponville Ce numéro est tiré à 2 500 exemplaires. Toute demande de reproduction doit être acheminée au CSsanté. Dépôt légal Bibliothèque nationale du Québec 2016 Bibliothèque nationale du Canada 2016 ISSSN 1918-0055 © CSsanté 38 Questions de sens aujourd’hui Daniel Desroches naufrage Guillaume Tremblay 28 Quête de sens et maladie Stéfan Thériault Centre de la Capitale-Nationale SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 3 Sommaire Spiritualitésanté — Vol. 9 | no 3 42 LES JOURNÉES CONFÉRENCES DU CSSANTÉ Le thème de la journée conférence 2016 était : La relation soignante | entre puissance et fragilité. Didier Caenepeel, professeur de théologie morale et de bioéthique au Collège universitaire dominicain, et Bruno Laflamme, infirmier à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie, offrent dans ces deux articles une synthèse de leurs propos. 43 Approcher la fragilité dans le soin à l’école d’Oscar et la dame rose Didier Caenepeel 47 La vulnérabilité | entre puissance et fragilité Bruno Laflamme ENTREVUE 50 Avoir le courage de ses 56 convictions Femme politique québécoise, plusieurs fois ministre, chef de l’opposition officielle à la Ville de Montréal de 2009 à 2013, Madame Louise Harel a rencontré Madame Claudette Lambert pour Spiritualitésanté. Prochain numéro de Spiritualitésanté | LES DÉPENDANCES La consommation abusive de drogue, d’alcool, de médicaments ou de jeu est un phénomène majeur qui engendre beaucoup de souffrance autant chez la personne elle-même que chez ses proches. Conséquemment à cette réalité, plusieurs organisations ont mis sur pied divers programmes afin de soutenir le rétablissement de ceux et celles qui sont affectés par l’une ou l’autre de ces dépendances. De nombreuses questions surgissent à la jonction des champs de la dépendance et de la spiritualité. La consommation abusive est-elle une forme de quête de sens? De recherche du sacré? Quelle expérience intérieure traverse le consommateur? Comment la spiritualité peut-elle soutenir le long travail de guérison? C’est à ces réflexions que vous convie le prochain numéro de SpiritualitéSanté. LECTURES EN COUVERTURE Geneviève Ousset, Séparation, 2015, acrylique sur toile, 76 cm x 76 cm Genevieve Ousset est née en France. Dès sa majorité, elle immigre au Québec et en fait sa terre d’adoption. Toujours intéressée par les arts visuels, il lui a fallu attendre plusieurs années pour pouvoir s’investir davantage dans ce domaine. Diplômée en Arts plastiques à l’Université Laval en 1987. Elle a une dizaine d’expositions solo à son actif et de nombreuses expositions de groupe. Elle a enseigné le dessin aux Loisirs Montcalm et à la ville de St-Nicolas dans les années 1980 et obtenu différents prix. Après avoir travaillé plusieurs années dans différentes techniques d’estampe, elle opte pour des œuvres multi-média lui permettant d’expérimenter de nouvelles voies de création. Elle ose intervenir dans ses œuvres de façon changeante, en intégrant des objets, en multipliant les médiums et en passant du figuratif au nonfiguratif selon son humeur et l’inspiration du moment. Artiste-guide aux ateliers-concepts de peinture « les pinceaux d’or », organisme oeuvrant auprès des aînés à domicile ou en milieu hospitalier, ayant reçu le Prix d’Humanisme Jean Voyer 2009 remis par l’Ordre des psychiatres. 4 SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 ÉDITORIAL Ça n’a pas de bon sens! Je Marie-Chantal Couture, directrice [email protected] suis convaincue que ces temps-ci, une foule d’événements que vous vivez, dont vous êtes témoin ou qui vous sont présentés par les médias vous incitent à prononcer ces paroles. Comme un cri du cœur, ce « ça n’a pas de bon sens » sort peutêtre alors de votre bouche avant que vous ayez même eu le temps d’y penser. Sous le choc de ce que vous avez vu ou entendu, ce cri devient alors la manifestation d’une certaine stupeur, d’incompréhension, de confusion, de bouleversement, de frustration, de colère, de tristesse ou de peur. Ou d’un peu tout cela à la fois? Si par malheur vous ou quelqu’un de votre entourage faites ou avez fait l’expérience de la maladie, de la souffrance, la question du sens devient encore plus prégnante puisque beaucoup plus près de vous. Il semble donc que les questions de sens ou d’absence de sens nous interpellent à plusieurs étapes et au cœur de nombreuses circonstances de notre vie. Pourrait-on risquer de dire que ces questions sont plus fréquentes qu’autrefois? Si c’est vraiment le cas, pourquoi? Les auteurs de cette édition de Spiritualitésanté nous permettent d’appréhender la question du sens sous plusieurs angles. Ils nous apprennent d’abord que la question du sens est une préoccupation très contemporaine et qu’elle ne traversait aucunement la pensée des philosophes de l’Antiquité. Nous vivons en effet dans une société moderne où les institutions autrefois génératrices de sens (l’Église entre autres) n’ont plus la cote. L’individu, et non plus le groupe ou la communauté, est maintenant le maître de ses décisions et de ses choix. Il lui appartient dorénavant de trouver seul ses croyances, ses valeurs et… le sens de son existence. Tâche bien lourde qui peut générer beaucoup de solitude et d’anxiété… Le « ça n’a pas de bon sens » qui parcourt notre vie quotidienne trouve peut-être là son explication. Nous n’avons plus de valeurs communes, de croyances communes et de sens commun… L’expérience faîtière que constituent la maladie et la souffrance pose avec encore plus de force la question lancinante du sens ou de l’absence de sens. Le recours à l’aide médicale à mourir dans ces circonstances est-il une solution à cette question ou l’expression d’un symptôme qui traverse la vie de nos contemporains? En fin de compte, la question du sens, qui en est une essentiellement rationnelle, en cache-t-elle une autre beaucoup plus profonde, voire ontologique? Celle de la valeur qu’on donne aux événements que nous vivons, aux personnes que l’on côtoie… André Comte-Sponville affirmera dans son texte : « Bref, la question n’est pas de savoir si la vie a un sens, mais si nous sommes capables de l’aimer… Ce n’est pas le sens qui est aimable; c’est l’amour qui fait sens! » Quel déplacement! Je laisse donc nos généreux auteurs poursuivre avec vous la réflexion sur le « sens ». Je vous souhaite de vous laisser vous aussi déplacer vers l’essentiel : l’amour! SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 5 Comment vous abonner à la revue Spiritualitésanté? PAR LA POSTE Envoyez votre formulaire d'abonnement dûment rempli à CSsanté 2300-2400, ave D’Estimauville Québec (Québec) G1E 7G9 PAR INTERNET Rendez-vous sur notre site Internet : cssante.ca, rubrique Revue Spiritualitésanté Renseignements : [email protected] / 418 682-7939 Trois numéros par an Facturer à NUMÉROS PRÉCÉDENT 4 $ c s s ante. c a La revue qui crée un espace de réflexion, d’analyse, de dialogue et d’information Établissement/organisme Nom/prénom Adresse Ville Code postal Courriel Tél. bureau Tél. maison Expédier à (si différent de ci-dessus) Dossier les VOIES de GUÉRISON Établissement/organisme Nom/prénom Adresse Ville Code postal Courriel Tél. bureau Tél. maison Réflexion Le corps malade | lieu d’émergence du sens Vol. 6 | no 2 | 2013 | 8,50 $ La revue qui crée un espace de réflexion, d’analyse, de dialogue et d’information Entretien avec Patrick Vinay, médecin en soins palliatifs la SPIRITUALITÉ dans les services et les soins de santé 3 NUMÉROS (1 an) 22 $ (taxes incluses) 6 NUMÉROS (2 ans) 39 $ (taxes incluses) Réflexion Rétablir son esprit et sa santé mentale Entrevue Jocelyne Bernier lauréate du Prix 3M de leadership en santé, 2013 VOUS TROUVEREZ CI-JOINT MON CHÈQUE (payable à l’ordre du CHU de Québec – Université Laval) FACTUREZ-MOI La revue qui crée un espace de réflexion, d’analyse, de dialogue et d’information Prévoir 4 à 6 semaines pour la livraison du premier numéro. LA CRISE Impasse Dossier SANTÉ MENTALE Vol. 6 | no 3 | 2013 | 8,50 $ La revue qui crée un espace de réflexion, d’analyse, de dialogue et d’information ou métamorphose Entretien avec Roméo Dallaire Abonnement hors Canada Les résidents des pays étrangers peuvent s’abonner en payant par mandat postal de leur pays, fait en dollars canadiens (CAD). Ajoutez 55 $ CAD par série de 3 numéros (1 an) pour couvrir les frais additionnels d’envoi par la poste internationale. ET SPIRITUALITÉ Portrait Vol. 6 | no 1 | 2013 | 8,50 $ Un regard différent sur l’art, la thérapie et le rétablissement Entretien avec Gilles Archambault TPS : 141078212 • TVQ : 1018568043TQ0003 Dossier | Du sens L’incontournable question du sens de l’existence en fin de vie par Jean Grondin, professeur de philosophie, Université de Montréal L’approche de la mort oblige « un sursaut de lucidité »! Effectivement, des questions de sens émergent de manière quasi incontournable. L’auteur définit d’abord sommairement les grands contenus auxquels on fait référence quand on évoque le mot sens. Ensuite, il arrime ces trois repères théoriques avec les contextes de fin de vie. L a question du sens de la vie se pose à tout être humain, mais elle se pose de manière plus aiguë encore lorsqu’on se trouve en fin de vie. Les questions se bousculent alors dans notre tête. Est-ce que l’existence humaine rime à quelque chose ou tout n’est-il que vanité? Est-ce que ma vie a signifié quelque chose? Y a-t-il une vie après la mort? Comment vivre sans trop d’angoisse les derniers mois ou les derniers jours qui me restent? Il n’y a pas de doute que les questions sont ici plus abondantes que les réponses et que l’état d’esprit de ceux qui se savent en fin de vie oscillera entre tous les extrêmes, de la révolte au désespoir, en passant par la nostalgie et les îlots de sérénité, pour ne rien dire de la souffrance qui nous afflige, de l’humiliation que notre déchéance physique peut nous faire subir, ni des états d’esprit, euphoriques ou délirants, provoqués par les médicaments, qui sont à la fois la bénédiction et la plaie de la médecine moderne. Pour peu que l’on soit lucide – et qu’on le veuille ou non, la fin prochaine oblige à un sursaut de lucidité – la question du sens de la vie, et de ma vie, se fraye un petit chemin au milieu de tous ces états. Quel type de réponse peut-on espérer? Tout dépend bien sûr de la manière dont on aborde la question du Ce que l’on veut alors « savoir », […] si notre vie, qui est assurément modeste, mais qui est tout pour nous, a laissé une petite trace et si elle a servi à quelque chose. 18 SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 sens de la vie. Celle-ci peut, en effet, s’entendre selon des angles bien différents, qui ont tout à voir avec les multiples sens de la notion de sens. Il est sûr et certain qu’un individu en fin de vie ne veut pas se faire infliger, en plus de ses autres tourments, un cours de sémantique sur la notion de sens, mais il peut être utile de se faire une rapide idée de cette foisonnante diversité si l’on veut espérer une meilleure réponse à la question du sens qui s’agite en nous1 : 1. Le terme de sens, en français comme en plusieurs langues, renvoie d’abord à l’idée de signification (ce que l’on peut appeler le sens signifiant) : si je ne connais pas le sens d’un mot, je peux vérifier sa signification dans un dictionnaire, quelqu’un peut aussi m’expliquer le sens d’un monument, d’une œuvre d’art, d’une action, etc. Le sens désigne ici ce qui permet de comprendre quelque chose et ce qu’il y a « derrière elle » d’une certaine manière. 2. Le sens possède aussi un sens directionnel : c’est en ce sens que l’on parle du sens des aiguilles d’une montre, du sens du vent ou du courant. Ce sens s’applique aussi à la question du sens de la vie : où la vie nous mène-t-elle? 3. La notion de sens renvoie enfin à une certaine sensibilité (le sens sensitif ) : on peut penser ici aux cinq sens ou au sens que l’on peut développer pour certaines choses, disons, un sens pour la musique, un sens des bonnes manières ou un sens de l’humour (qui ne peut pas nuire en fin de vie!). Est-il possible de développer un sens particulier « pour » la vie au soir de nos tribulations? Je l’avoue, cette énumération fait un peu cours de « Sémantique 101 », mais tâchons de voir comment ces notions peuvent être utiles quand on réfléchit au sens de l’existence en fin de vie. Ma vie a-t-elle signifié quelque chose? La question ainsi posée en fin de vie est nécessairement rétrospective, nostalgique et elle peut être désabusée. Ce que l’on veut alors « savoir », c’est, d’une part, si la vie humaine rime en général à quelque chose, et d’autre part, si notre vie, qui est assurément modeste, mais qui est tout pour nous, a laissé une petite trace et si elle a servi à quelque chose. Tous n’ont évidemment pas inventé la pénicilline, composé la Neuvième Symphonie ou reçu un prix Nobel de la paix. Mais quand on pense au sens significatif de la vie, je ne crois pas que l’on songe seulement aux réalisations extérieures ou au montant de notre compte bancaire, même s’il peut être réconfortant pour nous de savoir que nous laissons quelque chose à nos héritiers. On pense plutôt, je crois, aux proches, aux êtres qui comptent pour nous, que l’on a aimés ou peut-être pas assez aimés. Qui n’a pas de regrets en fin de vie? Comment ne pas penser ici à la chanson de Sinatra, My way (qui doit résonner Ai-je assez aimé? Ai-je assez fait comprendre à mes proches que je les ai aimés? Ai-je semé de l’amour et de la bonté autour de moi… d’une manière particulière en fin de vie) : Regrets, I’ve had a few, But then again, too few to mention – Des regrets, j’en ai eu quelques-uns, mais après tout, trop peu pour qu’ils soient dignes de mention. Quand je me pose de cette manière la question du sens de ma vie, je me demande alors ce qu’elle a signifié pour ceux qui m’entourent : ai-je été un mari supportable, un père attentif, ai-je apporté quelque chose à mes compagnons de travail, à mes amis, à ma communauté? Il est à cet égard un beau texte du grand mystique espagnol Jean de la Croix, « Au soir de ta vie, on t’interrogera sur l’amour. Apprends donc à aimer Dieu comme il veut être aimé et laisse là ce que tu es »2. Laissons pour l’instant de côté la question de Dieu, qui a aussi le don de se rappeler à nous en fin de vie, mais la question essentielle que l’on se pose, voire que l’on doit se poser quand la fin approche est celle de l’amour, la plus intense des passions humaines, celle qui nous exalte le plus, celle qui nous fait le plus souffrir et qui donne certainement sens à nos existences. Ai-je assez aimé? Ai-je assez fait comprendre à mes proches que je les ai aimés? Ai-je semé de l’amour et de la bonté autour de moi (parce que nous ne semons SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 19 Dossier | Du sens pas que cela)? C’est la question que pose Jean de la Croix et que l’on doit alors se poser. Le sens, ce n’est pas seulement ce qu’il y a derrière la vie ou ce qui la porte, c’est aussi ce qu’il y a devant elle. À L’ÉCOUTE DU SENS Grondin, Jean Paris, Bellarmin, 2011, 168 pages La série de cinq entretiens réalisés par Marc-Antoine Vallée lève le voile sur le parcours d’un philosophe québécois qui jouit d’une reconnaissance internationale. Retraçant son itinéraire philosophique, à la lumière de ses recherches sur la tradition herméneutique et ses principaux représentants – Heidegger, Gadamer et Ricoeur – Jean Grondin livre une réflexion passionnante sur quelques-unes des facettes de la grande question du sens. Y a-t-il un sens qui serait immanent à la vie? Comment l’art et la littérature articulentils notre expérience du sens? Quelle est la contribution de la religion à la réflexion philosophique sur le sens? Il ressort de ces entretiens un pari sur le sens qui récuse toute réduction nominaliste, constructiviste ou nihiliste du sens à une réalité simplement illusoire, construite ou factice. 20 SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 En second lieu, loin derrière, on peut aussi être fier de ses réalisations et avoir des regrets à propos de ses « échecs » (je mets le mot entre guillemets parce que je pense que l’on apprend toujours plus d’eux que de ses modestes succès). Ces succès peuvent être d’ordre professionnel (j’ai bâti ceci ou contribué à cela), personnel (j’ai fait du bénévolat, surmonté tel handicap, couru un semi-marathon à 60 ans, etc.), intellectuel ou artistique ou se situer sur le plan des convictions et des engagements maintenus. L’essentiel est d’avoir accompli certaines choses qui ont donné un sens à la vie et à notre vie. Donner un sens, veut dire ici que ces activités ont conduit à un embellissement et une certaine effervescence de la vie. Les derniers pas de la vie seront nécessairement remplis de souvenirs et plus ils seront heureux, plus la vie aura eu de sens. Les regrets ne doivent cependant pas trop nous ronger. La perfection n’est pas de ce monde et l’important est d’avoir fait de son mieux. Le président Truman aimait citer cette épitaphe qu’il avait lue sur une tombe en Arizona : « Ici repose Jack Williams. Il a fait son foutu possible (he done his damnest). À mes yeux, c’est la plus grande épitaphe qu’un individu peut avoir ». On pourrait aussi traduire : il ou elle a tout donné. Le sens de la vie réside dans cet effort. On peut dire que c’est là la partie rétrospective ou « bilan » du sens de la vie. La question du sens de la vie est aussi prospective : et après? Que m’est-il permis d’espérer? Le sens, ce n’est pas seulement ce qu’il y a derrière la vie ou ce qui la porte, c’est aussi ce qu’il y a devant elle. On a vu que la notion de sens pouvait aussi évoquer l’idée de direction. Naturellement, le terme de la vie, c’est la mort. Mais si on se pose ici la question du sens, c’est qu’on se demande si la mort est bel et bien la fin de tout. Si c’est le cas, il se pourrait que tout soit insensé et que l’homme ne soit qu’une « passion inutile » selon l’expression foudroyante de Jean-Paul Sartre. Or personne ne sait avec certitude si la mort est la fin ultime, pas même Sartre. Une seule chose est certaine, c’est que l’humain est un être d’espoir et qu’il lui est difficile d’accepter que la mort soit un mur ou un gouffre absolu. Déjà le simple fait de parler de gouffre ou de mur, c’est encore penser qu’il y a un au-delà de la mort. L’humain vit d’espoir et l’espoir fondamental de l’humanité et d’une vie sensée est que la vie conduit à quelque « sur-vie », dont nous ne savons rien par ailleurs. Toutes les grandes religions de l’humanité donnent voix à cette espérance directrice qui anime la vaste majorité des humains sur tous les continents. Comment justifier cet espoir fou? Il n’y a pas ici de « preuves », nous ne sommes pas en mathématiques, mais l’un des indices que la vie humaine est peut-être sensée et qu’elle mène à une forme de « sur-vie » réside depuis toujours dans l’impressionnante finalité de l’ordre des choses qui ne peut pas ne pas susciter notre émerveillement. Comment expliquer, par exemple, l’invraisemblance de l’émergence de la vie sur Terre, et de la vie intelligente, ou le chef-d’œuvre du corps humain (même s’il nous laisse un peu tomber en fin de vie)? On parle souvent du raffinement inouï de l’œil, du cœur ou du cerveau humains, mais je suis tout aussi impressionné par la merveille de la main, qui peut accomplir tant de choses et qui renferme des dizaines de milliers de nerfs imbriqués les uns dans les autres. Comment tout cela a-t-il vu le jour? Par le fait du hasard? Explication paresseuse, car si le hasard a pu engendrer un monde et une vie qui débordent d’ingéniosité et de sens, il faut croire qu’il n’était pas si aveugle que ça! Les principaux philosophes et les religions de l’humanité ont fondé les plus puissants espoirs de l’humanité sur cette évidence : si le monde renferme autant de sens, il est aussi permis d’espérer que c’est le cas de la destinée humaine. Ne dédaignons pas la soif qu’ont des patients en fin de vie pour la spiritualité : elle est très sensée, … si le monde renferme autant de sens, il est aussi permis d’espérer que c’est le cas de la destinée humaine. Le sens réside ainsi dans les significations qui portent la vie, en commençant par l’amour reçu et donné, dans l’espoir d’un sens au-devant de la vie, mais il réside tout autant dans une certaine sensibilité que l’on peut développer pour la vie elle-même, surtout en fin de vie. Tout au long de la vie, nous sommes le plus clair du temps happés par le vortex des obligations professionnelles et personnelles, du train-train quotidien avec son lot de frustrations, petites et grandes, et nous prenons trop peu le temps de nous arrêter pour savourer le miracle incroyable de la vie elle-même3. Nous avons la chance inouïe d’avoir reçu le don de l’existence et, à la différence de l’abeille, de la pierre ou du chou-fleur, nous pouvons nous en rendre compte et nous en émerveiller. C’est une expérience qui nous coupe littéralement le souffle : ça alors, nous existons, nous sommes « là »! Cette expérience a le don de relativiser toutes nos petites mesquineries, qui ne sont que vanité, et elle ne peut que nous remplir de gratitude devant le prodige et la beauté de la vie. C’est certainement une expérience privilégiée – et un sens de la vie – que les personnes en fin de vie peuvent développer et transmettre à ceux qui sont trop « occupés » pour s’y arrêter et qui l’ont un peu oublié. < 1 Voir à ce sujet ma petite étude Du sens de la vie, Montréal, Bellarmin, 2003. 2 L’expérience de Dieu avec Jean de la Croix, introduction et textes choisis par Jacques Gauthier, Fides, 1998, p. 13. 3 Voir M. Scraire (dir.), Le monde est un miracle. Enfance, réenchantement du monde et sens de la vie, Montréal, Liber, 2013. Si la vie a un sens, celui-ci ne peut pas être inventé de toutes pièces, mais doit être immanent à la vie ellemême. La philosophie ne peut donc pas « donner » un sens à la vie, mais seulement tenter d’éveiller l’attention à ce sens dans lequel la vie nous em por te et que les grands artisans de notre humanité, les prophètes, les artistes et les penseurs ont su mettre en langage et en images. Partant de là, Jean Grondin nous convie à un dialogue intérieur qui n’a rien d’un exercice académique. « Toute philosophie, toute vie se fonde sur l’espoir, écrit-il. L’espoir de ce livre est d’articuler cette philosophie. » C’est d’espérance, de responsabilité, de bonheur et de sur-vie qu’il est question. L’auteur nous invite à redécouvrir que, malgré toutes ses souffrances, la vie vaut la peine d’être vécue, qu’elle n’est pas qu’une « passion inutile », comme le prétendait Jean-Paul Sartre. Jean Grondin jean grondin • Du sens de la vie Un sens appréciatif pour la vie dans son ensemble Jean Grondin est professeur de philosophie à l’Université de Montréal et auteur d’ouvrages traduits en plusieurs langues, dont Du sens de la vie (Bellarmin, 2003), À l’écoute du sens. Entretiens avec Marc-Antoine Vallée (Bellarmin, 2013), Introduction à la métaphysique (Presses de l’Université de Montréal, 2004), La philosophie de la religion (Que sais-je? 3e éd. 2015) et Du sens des choses. L’idée de la métaphysique (Paris, PUF, 2013). Lauréat des prix Killam, Léon-Gérin et André-Laurendeau, il est Officier de l’Ordre du Canada et de l’Ordre du Québec. Jean Grondin Du sens de la vie Du sens de la vie bellarmin Jean Grondin est professeur de philosophie à l’Université de Montréal et auteur de plusieurs ouvrages importants, dont L’universalité de l’herméneutique (puf, 1993). isbn 2-89007-947-3 14,95 $ • 12 e bellarmin justement parce qu’elle reconnaît un grand sens à la vie humaine. bellarmin DU SENS DE LA VIE Grondin, Jean Paris, Bellarmin, 2003, 144 pages Si la vie a un sens, celui-ci ne peut pas être inventé de toutes pièces, mais doit être immanent à la vie elle-même. La philosophie ne peut donc pas « donner » un sens à la vie, mais seulement tenter d’éveiller l’attention au sens dans lequel la vie nous emporte et que les grands artisans de notre humanité, les prophètes, les artistes et les penseurs ont su mettre en langage et en images. Partant de là, Jean Grondin nous convie à un dialogue intérieur qui n’a rien d’un exercice académique. « Toute philosophie, toute vie se fonde sur l’espoir, écrit-il. L’espoir de ce livre est d’articuler cette philosophie. » C’est d’espérance, de responsabilité, de bonheur et de survie qu’il est question. L’auteur nous invite à redécouvrir que, malgré toutes ses souffrances, la vie vaut la peine d’être vécue, qu’elle n’est pas qu’une « passion inutile », comme le prétendait Jean-Paul Sartre. SPIRITUALITÉSANTÉ | VOL. 9 | No 3 | 2016 21