L’e sp rit Les relations du corps et l'esprit selon Husserl Bernard Barsotti Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. La « relation du corps et de l'esprit » est un thème de signification particulièrement large, mettant en scène, sans autre détermination, le dualisme général du « sensible » et de l' « intelligible ». Le corps peut y être pris aussi bien comme objet matériel ou corps humain, celui-ci encore comme simple corps mécanique ou corps biologique, ce dernier comme corps neural ou corps charnel, etc., l'esprit comme essence générale de l'intelligible, ou de l'intelligible en homme, ou comme faculté particulière de représentation ou de pensée, etc. Chaque époque, en liaison avec un certain état des sciences, a sa manière de déterminer ce vague en répondant à deux questions fondamentales : qu'est-ce qui fonctionne comme instance gouvernante en l'homme (à laquelle on donne le nom d'esprit), et à quel type de corporéité (et comment) cette instance est-elle rattachée, et comment ? Mille réponse sont ici possibles, occupant tout l'espace entre l'identification aveugle avec les apports scientifiques du moment et les « argumentations philosophiques après-coup 1 ». La prétention de la phénoménologie husserlienne au sein de cette problématique est de fournir un compas d'orientation solide permettant de 1 Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure. tome II. Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, P.U.F., 1982, p. 337. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 1 guider à la fois la spécification des instances et la modélisation de leur type de relation. Ni généralité philosophique, ni reproduction scientifique, la description phénoménologique tente, en partant du phénomène donné et sans non plus l'abandonner tout à fait, de dégager des types compréhensifs pour tel ou tel aspect du phénomène. Ces types, sortes d'hybrides descriptifsexplicatifs fournissent aux explications scientifiques positives leur cadre de déploiement, le « sens d'être » du phénomène étudié dont elles ne sauraient s'écarter sans cesser de se rapporter à lui, quoi qu'elles en pensent. L'enjeu d'une approche phénoménologique des relations du corps et de l'esprit n'est donc pas seulement celui de son contenu positif et de sa valeur comparé aux résultats d'autres approches, mais avant tout, celui d'une mise à l'épreuve : on peut y tester si la force de la description est capable de passer devant l'explication analytique des phénomènes — et par là-même de lui servir de guide. Ces deux régimes ne partagent pas le même terrain, aussi ne s'agit-il pas de savoir si la description peut constituer ou se faire passer pour une explication des phénomènes, mais seulement de savoir laquelle, méthodologiquement, est en droit de précéder l'autre. C'est pourquoi nous avons encadré la présentation de la doctrine husserlienne des relations du corps et de l'esprit, telle qu'elle est exposée dans les Ideen II, de deux brefs aperçus qui mettent en relief la spécificité de l'approche phénoménologique : le premier, sur une autre grande théorie de la constitution, contemporaine de la phénoménologie, celle de Carnap dans l'Aufbau, le second, sur les évolutions récentes des sciences de la cognition dans le contexte de la philosophie analytique. I. Un parallèle instructif : Husserl et Carnap La construction logique du monde de R. Carnap est, en 19282, la réponse du positivisme logique à la phénoménologie husserlienne. Le contexte général des deux philosophies est celui d'une "déchosification" massive de la science et de ses objets. Ce qui restait encore de réisme dans les représentations scientifiques cède sous les éclairages de la physique atomique, subatomique, gravitationnelle et bientôt quantique. Deux attitudes aussi opposées se rejoignent pourtant dans un geste spéculatif semblable : pour désormais « sauver les phénomènes » (non ceux de la science, mais du monde de la vie), il faut suspendre tout jugement ontologique sur eux, ne plus trancher la question métaphysique de leur essence et de leur existence ; appuyer leur existence donnée, c'est s'exposer au retour de flamme d'une science qui ne cesse de montrer la texture infiniment labile et incertaine de la Réalité. En un mot, il faut « constituer », et non plus « produire » (idéalisme) 2 R. Carnap, La construction logique du monde, Paris, Vrin, 2002. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 2 ou « reconnaître » (réalisme), forger un « langage neutre » délié des « problèmes métaphysiques de l'essence3 ». A l'origine du système de constitution, les vécus doivent être pris comme ils se donnent ; les positions de réalité et d'irréalité qui les accompagnent ne sont pas conservées mais « mises entre parenthèses » ; on pratique par conséquent la réduction phénoménologique (« épochè ») 4. Ces lignes ne sont pas de Husserl, mais bien de Carnap... La différence se jouera donc sur le rapport entre le décrit (le donné) et sa constitution : pour Husserl le décrit sert d' « index » à la recherche transcendantale qui doit toujours y revenir pour y puiser ses motifs, pour Carnap, le retour au fondamental aboutit plutôt, finalement, à un effacement de la choséité des choses derrière leur « caractérisation », démarche négative qui cherche simplement à atteindre un lien « univoque5 », parmi d'autres possibles, avec les objets de ce monde. Tant qu'on en reste au niveau de la description, les thèses carnapiennes sur les relations du corps et de l'esprit ne sont pas foncièrement opposées à celles de Husserl. Carnap souligne comme ce dernier, dans la ligne de Dilthey, l'autonomie descriptive des « objets spirituels » par rapport au « psychisme », à l' « unité psychique du sujet » individuel6. La « phénoménologie » carnapienne7 fait droit, comme les « régions » husserliennes, aux différentes « catégories d'objet 8 ». Carnap mène une enquête serrée sur la constitution du corps propre (« mon corps »), louant Husserl d'avoir exploré les « niveaux constitutifs de la spatialité9 ». Il expose les rapports entre les sens de la vue et du toucher, et le rôle des « sensations kinesthésiques10 » dans la constitution du corps propre et des choses, dénombrant les diverses dépendances qui unissent l'âme au corps dans tous les aspects de sa sensorialité11. Au niveau de la constitution, ces relations ne réclament en revanche aucune réalité du pôle subjectif, et il suffit que le « Moi » soit constitué comme « classe des états auto-psychiques » : La définition constitutive ne doit reproduire que ce qui est d'ordre structurel, ce qui est soumis à un ordre dans le Moi, autrement dit ce qui seul peut être conçu de manière rationnelle. Par contre la question de savoir si une unité ultime et indivisible en tant que "Moi" est sous3 Ibid., p. 62, p. 81. 4 Ibid., p.138. Carnap renvoie aux Ideen I, § 31, § 32. 5 Ibid., p. 71, p. 72. 6 Ibid., p. 84. 7 Voir par exemple ibid., p. 134, p. 247. 8 Ibid., p. 127. 9 Ibid., p. 213. 10 Ibid., p. 220, comme Husserl dans Chose et espace (1907), Paris, P.U.F., 1989, pp. 189 et ss. 11 Ibid., p. 221. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 3 jacente à tous les états autopsychiques, n'est pas une question d'ordre mais d'essence ; la position de ce problème et sa réponse n'appartiennent donc pas au système de constitution mais à la métaphysique12. La similitude des étagements et des raisonnements dans les pages qui exposent la constitution du « psychisme d'autrui » à partir de « mon corps » et de la « relation d'expression » est également frappante13. Mais en tout ceci règne une conception de la constitution qui, elle, en revanche, est aux antipodes de celle de Husserl : La constitution ne vise pas à représenter l'état concret du processus de la connaissance mais à en reconstruire rationnellement la structure formelle. L'écart autorisé et requis de ce point de vue entre la construction et le processus effectif de la connaissance apparaît particulièrement important dans les derniers cas discutés14. Par contraste, les rapports entre description et constitution dans la phénoménologie husserlienne apparaissent très étroits, et l'un des points d'application remarquables de cette dépendance mutuelle des deux moments du travail phénoménologique est précisément, comme le montrera l'étude des Ideen II, l'irréductibilité de la sphère de l'esprit à la sphère du psychisme — et par conséquent l'impossibilité de leur assigner un même rapport aux assises corporelles. La position de Carnap est, à cet égard, beaucoup moins claire, jetant quelques doutes sur la cohérence ultime du projet de reconstruction formelle du monde, qui ne semble pas en mesure de respecter les données de l'architectonique du monde donné initialement. Deux thèses se juxtaposent, l'une relevant de la constitution : « Les objets spirituels sont réductibles aux objets psychiques », l'autre de la description « phénoménologique » : « Les objets spirituels ne sont pas composés des objets psychiques15 ». L'écart entre le donné et la constitution, entre la « valeur cognitive » (ou « psychologique ») et la « valeur logique16 » atteint ici un point de rupture, et la structuration architectonique du monde de la vie semble se perdre derrière une vaste élucidation réductionniste orientée sur le « problème psychophysique, problème central de la métaphysique »17. Tout 12 Ibid., p. 224, p. 225. 13 « Cette constitution consiste à attribuer à un autre être humain des processus psychiques, sur la base des processus physiques auxquels il est soumis et avec l'aide de la relation d'expression déjà constituée. […] Il ressort du mode de constitution du psychisme d'autrui qu'il n'y a pas d'hétéropsychisme sans corps », Ibid., pp. 231-232. 14 Ibid., p. 237. Nous soulignons. 15 Ibid., p. 128, p. 130. 16 Ibid., p. 123. 17 Ibid., p. 83. Plusieurs passages manifestent néanmoins en style assez proche de celui de Husserl le souci descriptif de Carnap : « Dans la représentation non-critique de l'enfant, la pomme n'a pas seulement un goût un peu acide, elle a un Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 4 l'effort de Husserl vise au contraire à maintenir un lien solide entre le sens du donné et la constitution transcendantale. La distance de Carnap à Husserl est très exactement, pour reprendre les explications lucides de l'Aufbau, « la différence entre caractérisation (Kennzeichnung) et description (Beschreibung)18 ». II. Thèses et architectonique dans Ideen II Le premier tome des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, intitulé Introduction générale à la phénoménologie pure, est consacré à la conscience transcendantale pure. Dès le deuxième tome, les Recherches phénoménologiques pour la constitution de la réalité dans son ensemble, consacrées aux couches phénoménologiques qui enveloppent l'ego pur constitutif — et d'ailleurs à ce titre risquent aussi de le masquer et de le fausser —, Husserl se trouve confronté à la difficulté d'étager la réalité concrète de façon à ne pas forger un système platement dualiste opposant d'un côté le transcendantal et de l'autre l'empirique19. D'où son souci de l'architectonique. Or, l'on peut dire que le souci premier de Husserl dans Ideen II est de parvenir à démarquer sur le plan de la constitution, non pas, comme on s'y attendrait, l'esprit de la matière, ou l'âme du corps, mais, dans une sorte de mouchoir de poche philosophique, l' « âme » (le « psychique ») et l' « esprit », « distinction fondamentale », mais « difficile », d'une « difficulté tout à fait exceptionnelle20 », d'où dépendent toutes les autres, à la fois goût "délicieux", elle a un goût de "revenez-y" ; nous voyons bien que pour lui, ce n'est pas seulement une qualité gustative, mais une qualité de sentiment ou même de volition qui est attribuée. De même, une forêt est-elle "mélancolique", une lettre "douloureuse", un manteau "imposant" », pp. 225-226 ; « La valeur […] existe indépendamment du fait d'être vécue ; elle est seulement reconnue à travers le vécu (plus précisément dans le sentiment de valeur dont elle forme l'objet intentionnel). De même la chose physique n'est pas d'ordre psychique ; elle existe indépendamment de la perception et n'est que reconnue dans la perception dont elle est l'objet intentionnel », p. 249. 18 Ibid., p. 191. 19 E. Fink a bien montré que l'opposition pertinente, contrairement à celle sur laquelle est bâti le kantisme, n'est pas celle du transcendantal et de l'empirique, mais celle du transcendantal et du mondain, De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1974, p. 122 et ss. 20 Ideen II, p. 245, p. 255. Husserl participe parfois lui-même de la confusion âme-esprit, ontologiquement fautive mais pragmatiquement fondée : « La priorité du psychique ou, si l'on veut, du spirituel vis-à-vis du corps, ressort particulièrement, avec pour fondement l'inséparabilité du corps. L'esprit, pour pouvoir faire l'objet d'une expérience objective, doit nécessairement être l'animation d'un corps propre objectif. Le corps propre n'est pas seulement en général une chose, Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 5 gnoséologiquement et du point de vue de l'ontologie mondaine. « Difficile » : entendons tout simplement qu'âme et esprit forment une seule entité manifeste à la conscience naïve, convoquent en apparence une seule ontologie. Surtout, il appert que deux réalités « supra-naturelles21 » ou supracorporelles (au sens matérialiste du Körper), toutes deux identifiables — et même identifiables numero — à l'ego mondanisé, à l'ego constitutif habillé de ses couches de réalités empiriques, cela oblige à concevoir deux types de rapports constitutifs de l'ego aux réalités corporelles en général, sans justification apparente, deux types de réalisation de l'intentionnalité dans le monde, après tant d'efforts pour unifier la phénoménologie sous l'égide d'un unique concept directeur d'intentionnalité, ou au moins pour n'introduire en elle que des distinctions a priori et transcendantales, comme celles de l'intentionnalité perceptive, imaginative, et signitive. 1. L'esprit au sens impropre : l'âme S'il y a une « façon de traiter de l'âme en tant qu'objet des sciences de la nature22 », il y en a donc une autre consistant à la traiter en tant qu'objet des sciences de l'esprit, et l'âme devient alors « esprit ». En vérité la difficulté est de savoir s'il existe là deux réalités (Seele, Geist), si l'on passe de l'une à l'autre, ou si c'est une seule réalité qui apparaît sous deux aspects différents suivant l'attitude de connaissance que nous empruntons à son égard. C'est un état de choses énigmatique », mais en décrivant fidèlement, nous devons bien plutôt reconnaître ici deux modes d'appréhension […] différents par essence […]. Nous distinguons l'appréhension et l'expérience psychologiques de l'appréhension (ou encore de l'expérience) des sciences de l'esprit (de la personne). L'ego, en tant qu'ego appréhendé sur le mode de la "psyché" est l'ego psychique ; l'ego appréhendé par les sciences de l'esprit est l'ego personnel ou l'individu spirituel23. Certes cette différence radicale d'attitude entre « attitude naturaliste et attitude personnaliste », entre une « psychologie comme science de la nature et une psychologie comme science de l'esprit » 24, entraîne l'attribution à l'esprit de prédicats et de propriétés qui semblent incommensurables avec l'âme ou indérivables de celle-ci (comme les « qualités propres » éthiques et ontiques liés à la personnalité humaine, l'ouverture au monde des significations et des symboles de la culture, les enjeux de la socialité...) : mais bien expression de l'esprit et, en même temps, organe de l'esprit », p. 143, p. 144. 21 Ideen II, p. 197. 22 Ideen II, p. 137. 23 Ideen II, p. 203. Voir aussi p. 292. 24 Ideen II, p. 199 p. 181. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 6 l'appréhension de l'esprit, écrit Husserl, « semble contenir un supplément25 » par rapport à la donnée du psychique. « Il est remarquable qu'il y ait tellement de cas dans lesquels je suis déterminé par des choses et où pourtant de telles dépendances psychophysiques semblent ne jouer aucun rôle : je veux dire, dans l'appréhension elle-même. Parmi les choses de mon monde environnant, telle chose, là, attire sur soi mon regard, sa forme particulière "me frappe", je choisis l'étoffe d'un vêtement à cause de sa couleur, de la souplesse du tissu ; le bruit de la rue m'"irrite", ce qui me détermine à fermer la fenêtre ; bref : dans mon comportement théorique, émotionnel et pratique —je me sens conditionné par des choses et des états de choses ; mais cela ne signifie manifestement pas conditionné de façon psycho-physique »26. La solution de cet apparent paradoxe ontique tient au fait que l'âme (ou l'esprit) est essentiellement un être de relation : cela signifie qu'on peut définir plusieurs niveaux de relation plus ou moins riches en fonction desquels apparaissent des caractères ontologiques spécifiques. C'est même un contresens, dès le niveau somato-psychique, de déterminer l'onticité de l' « âme » humaine en négligeant son système de relation avec l'"extérieur", même si le type de relation et le « vis-à-vis » auquel l'âme se relie, à ce niveau, sont encore assez pauvres. L'onticité de l'âme n'est pas seulement déterminée par sa relation avec le corps propre, relation qui est une sorte d'extériorité aussitôt annulée, une fusion ou un « entrelacement » qui reprend très clairement la sursomption cartésienne de la dualité des substances dans l' « union substantielle de l'âme et du corps » : « Le sujet a des vécus psychiques qui, au sens de l'aperception d'homme, ne font qu'un avec le corps propre d'une manière tout particulièrement intime27 ». Elle est déterminée aussi par la relation du complexe âme-corps avec le monde naturaliste, par quoi l'ego, comme âme, est « dépendant de son corps et par là du reste de la nature physique28 ». Il faut bien comprendre que le type de dépendance au monde qui est applicable par la psychologie à l'âme-corps fusionnés (Seele et Leib (le « corps charnel »)— « deux "visages", deux faces de la même réalité29 ») — rapport qui n'est déjà pas lui-même strictement mécaniste-matérialiste —, devient, appliqué à l'esprit, un contresens complet des sciences de l'esprit sur la conscience. Dans les deux cas, réduction de la dépendance de l'âme à une dépendance chosique, ou réduction de la dépendance de l'esprit à une dépendance psychologique, on a affaire à la mésinterprétation behavioriste de la réalité humaine. Il faut distinguer 25 Ideen II, p. 200 p. 202. 26 Ideen II, p. 200, p. 201. 27 Ideen II, p. 178, p. 226. 28 Ideen II, p. 200. 29 Ideen II, p. 385. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 7 deux types de l'expérience réale : l'expérience « externe », l'expérience physique, en tant qu'expérience des choses matérielles et l'expérience psychique en tant qu'expérience des choses psychiques. Chacune de ces expériences est fondatrice pour les sciences de l'expérience correspondantes, les sciences de la nature matérielle d'une part, et la psychologie en tant que science de l'âme d'autre part30. Quant au deuxième aspect de la réduction, sorte de behaviorisme de second degré, ou de psychologisation intégrale de l'esprit humain : L'esprit, dans ses actes spirituels, est dépendant de l'âme […]. Ainsi l'ego spirituel dépend de l'âme et l'âme dépend du corps : l'esprit est donc conditionné par la nature ; mais il n'est pas pour autant dans un rapport de causalité avec la nature. Il a un soubassement dont la dépendance est de type conditionnel, il a, en tant qu'esprit, une âme, un complexe de dispositions naturelles31. On voit que les analyses husserliennes consacrées à l'esprit, à l'âme, à leurs rapports mutuels et à leurs rapports respectifs avec la sphère corporelle, forment un réseau complexe et nuancé, sinon subtil. Une des premières distinctions utiles est celle de la causalité et de la conditionnalité. Celle-ci n'est pas expressément définie, mais elle implique un rapport global, non terme à terme, de « dépendance à l'égard de "circonstances"32 », et un « sujet » qui dépasse le plan de l'étant physique mathématisable, ce qui est déjà le cas du corps-Leib. A cet égard, la philosophie husserlienne de la psychologie déclare d'emblée un anti-matérialisme principiel, si l'on peut dire définitif, étant fondé sur des différences ontologiques : Si nous nommons causalité ce rapport de dépendance, fonctionnel ou légal, qui est le corrélat de la constitution des propriétés persistantes d'un réal persistant du type nature, alors il ne peut absolument pas être question de causalité en ce qui concerne l'âme. On ne peut pas dire que toute fonctionnalité réglée par des lois dans la sphère des faits soit causalité. […] L'âme a sans doute ses propriétés psychiques persistantes qui expriment certaines dépendances réglées du psychique à l'égard du somatique. Elle est un étant, en rapport de conditionnalité avec des circonstances du corps propre, avec des circonstances de la nature physique. Et, de même, l'âme est caractérisée par le fait que des événements psychiques ont, d'une manière réglée, des conséquences dans la nature physique. D'autre part, cette connexion psychophysique et sa régulation caractérisent aussi le corps propre lui-même : mais ni le corps, ni l'âme, ne 30 Ideen II, p. 183. 31 Ideen II, p. 380. Nous soulignons. 32 Ideen II, p. 194. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 8 reçoivent pour autant des "propriétés naturelles" au sens de la nature logico-mathématique33. Cette différence est originaire, mais elle répond en réalité à une présupposition essentielle dans la philosophie husserlienne de la conscience, à savoir la priorité donnée au rapport de perception avec le monde, rapport intuitif et médiat tout à la fois, étant structuré selon une processualité34, sur le rapport d'incarnation, rapport de part en part immédiat. Il n'y a pas d'autonomie de l'horizon de la chair chez Husserl, contrairement à ce qu'une certaine lecture post-merleau-pontyenne cherche à accréditer, l'horizon de la chair ne se lève que sur le fond préalable d'un horizon perceptif sur lequel repose la structure ou la logique de la vérité de l'intentionnalité35. L'incarnation, en un mot, n'est pas une structure transcendantale absolue. Sans cette architectonique, il n'y a aucun raison valable de distinguer entre une dépendance causale au sens propre, matérielle, et une dépendance non causale, du type « conditionnalité ». Le « sujet des cogitationes » en tant que tel est originairement impliqué dans la dépendance conditionnelle, qui ne peut donc en aucun cas « être considérée comme un analogon de la causalité physique36 » : un élément d'autonomie se glisse dans l'influence subie par l'âme ou l'esprit. Se référant à Leibniz, Husserl nomme cette structure fondamentale de l'âme (a fortiori de l'esprit) : l’ « involution » de la monade sur elle-même37. Cela signifie que la dépendance « psychophysique (ou mieux : physiopsychique) », par quoi « la psyché est dépendante du corps propre et par là de la nature physique et de ses nombreux rapports », ne fonctionne jamais seule, mais est toujours enveloppée dans la dépendance « idiopsychique », par quoi la conscience […] se donne comme dépendante, pour ainsi dire, d'elle-même. A l'intérieur d'une seule et même âme, le stock de vécus dans son ensemble, est, chaque fois, dépendant des stocks de vécu antérieurs. […] Même là où une sensation se produit en tant qu' "effet d'excitations extérieures", le mode de sa "réception dans la conscience" est codéterminé par cette nouvelle régulation38. L'analogie de l'âme avec la chose physique, toujours possible jusqu'à un certain point sur le terrain des sciences matérielles (malgré le risque que comporte une « psychologie matérialiste »), s'arrête au moment où l'on 33 Ideen II, p. 191. 34 Recherches logiques, Sixième Recherche, Paris, P.U.F., 1963, p. 47. 35 Ce trait est visible dès Chose et espace dans l'étude du rôle transcendantal du corps propre dans la perception. 36 Ideen II, p. 195. 37 Ideen II, p. 161. Involution signifie rapport à soi, et non cyclicité : « Il appartient à l'essence d'une réalité psychique de ne pas pouvoir, par principe, revenir au même état d'ensemble : les réalités psychiques ont bel et bien une histoire », p. 197. 38 Ideen II, p. 194, p. 195. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 9 étudie le mode phénoménologique de manifestation des deux types de réalité : si âme et chose sont faits de propriétés qui s'annoncent dans une multiplicité d'états (psychiques ou matériels), seule la chose se manifeste sous la forme d'une « unité de schèmes » (ou d' « esquisses ») : « L'âme, au contraire, ne se schématise pas ». Autrement dit, les « états matériels » conduisent du fait de leur unité « dans la sphère de la transcendance », tandis que les « états psychiques » forment des unités qui ne sont pas des « unités transcendantes », mais qui « conduisent immédiatement dans la sphère de l'immanence » : les états de l'âme « ne sont rien d'autre que les vécus » euxmêmes 39. La philosophie de l'ego transcendantal est logiquement un antispiritualisme, qu'il soit de l'âme ou de l'esprit. Le rapport de conditionnalité de l'âme au corps se traduit par le fait que ni le type, ni l'énergie, ni la structure de la connexion intra-psychique ne sont commandés par ceux de la connexion corporelle : il paraît en fait impossible de parler chez Husserl de parallélisme psycho-physique, encore moins d'épiphénoménalisme, d'émergentisme, ou d'identité psychophysique. L'ego psychique — ou l' « ego-homme », ou l'âme (tous ces termes étant synonymes) — n'est pas l'ego transcendantal ; mais il en est la mondanisation, ou l'incarnation (au sens figuré mais aussi au sens propre, puisqu'il y a identité phénoménologique Leib-Seele par fusionnement), et à ce titre il en reçoit la force de cohésion intrinsèque propre aux états et enchaînements ou connexions (Zusammenhänge) que Husserl nomme les « motivations de conscience » transcendantales 40. Tel est le privilège de la « couche psychique » : Les vécus, c'est-à-dire les sensations, les perceptions, les souvenirs, les sentiments, les affects, etc., ne nous sont pas donnés dans l'expérience en tant qu'annexes, en soi sans connexion, des corps propres matériels, comme s'ils n'étaient unis les uns aux autres que par leur commune liaison phénoménale à l'un de ceux-ci. Bien plutôt, c'est par leur essence propre, qu'ils ne font qu'un, liés et entrelacés les uns aux autres, s'écoulant les uns dans les autres par couches, et ils ne sont possibles que dans cette unité d'un flux41. Le Leib-Seele est donc bien un constitué, mais pas tout à fait un constitué ordinaire : il est l'auto-aperception de l'ego transcendantal à travers un corps. C'est de là que découle l' « animation » du corps propre (et 39 Ideen II, p. 185, p. 190. L'autonomie du psychique ne signifie aucune substantialisation : « L'âme elle-même n'est rien de plus que l'unité de ses propriétés ; elle se "comporte" dans ses états de telle et telle manière, elle "est" dans ses propriétés et chacune de ses propriétés est un simple rayon de son être. Ce que nous pouvons aussi exprimer ainsi : l'âme est l'unité des "facultés spirituelles" édifiées sur les facultés sensibles inférieures, et elle n'est rien de plus », p. 180. 40 Ideen II, p. 162. Il faudrait approfondir ici le thème de l' « instauration » originaire des propriétés habituelles de l'ego et de l' « habitus » comme flexion pure (non empirique) de l'être en avoir, cf. Ideen II, § 29, pp. 164-175. 41 Ideen II, p. 140. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 10 non d'un principe entéléchique autonome de la « chair »). La psychologie (au sens strict) husserlienne culmine ainsi dans la thèse du fusionnement ou de l'entrelacement (Verflechtung) : la conditionnalité de l'âme au corps est enveloppée dans la priorité de l'unité ontologique psychique, qui supprime en quelque sorte l'extériorité du corps propre : L'unité de l'âme est une unité réale, du fait que, en tant qu'unité de la vie psychique, elle est nouée au corps propre en tant qu'unité ontologique du flux somatique, lequel est, de son côté, élémentmembre de la nature. […] Ce que nous avons à opposer à la nature matérielle, en tant que second type de réalités, ce n'est pas l'"âme", mais bien l'unité concrète du corps propre et de l'âme, le sujet humain (ou encore, animal)42. On comprend la situation fortement ambiguë de la psychologie, et de son « objet », l'âme, selon que l'on insiste sur l'attache corporelle ou sur l'attache transcendantale, ou, comme dans le texte suivant, spirituelle (l'esprit étant, lui aussi, et même à un plus haut degré que l'âme, une approximation de l'ego transcendantal) : L'âme est une réalité à double visage : 1. en tant qu'elle est conditionnée par le corps propre, elle est conditionnée physiquement et dépendante du corps propre au sens de la physique. 2. en tant qu'elle est conditionnée par l'esprit, elle a une réalité en connexion avec l'esprit. Nous avons donc deux pôles : nature physique et esprit et, intercalés entre les deux, corps propre et âme43. On a donc chez Husserl une problématique assez élaborée qui a pour centre la prise en charge de la proximité trompeuse de l'âme et de l'esprit, et pour ses deux extrémités, d'une part, le fait que l'âme est fusionnée au corps, et relève alors d'une attitude naturaliste d'un deuxième genre (et en aucun cas d'une attitude "spiritualiste"), distincte de l'attitude naturaliste matérialiste de base, d'autre part, le fait que l'esprit, dissocié de l'ancrage « animal » dans le corps (mais non de tout lien avec le matériel), relève d'une attitude naturelle d'un deuxième genre, d'une attitude naturelle non naturaliste, mais personnaliste, et non d'une attitude transcendantale pure, malgré la proximité trompeuse qu'il entretient avec l'ego transcendantal dont il peut en quelque sorte, puisqu'il en est la concrétisation mondaine, revêtir l'« absoluité44 » pour être qualifié lui aussi d'« absolu » : 42 Ideen II, p. 199. Les formules indiquant le fusionnement abondent : « L'unité de l'homme comporte les deux composantes, non comme deux réalités liées l'une à l'autre de façon seulement extérieure, mais bien comme composantes intimement entrelacées et s'interpénétrant d'une certaine manière », p. 141 ; il ne faut pas dire « que la chose physique s'enrichit, mais bien qu'elle devient chair », p. 207. 43 Ideen II, p. 384. 44 Ideen II, p. 399. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 11 C'est que précisément les esprits ne sont pas des unités d'apparences, mais des unités de connexions de consciences absolues, pour parler plus précisément des unités égologiques. […] Toute existence de type naturel dépend de l'existence d'esprits absolus45. On veillera donc à ne pas oublier l'incarnation de l'âme, et à ne pas transcendantaliser absolument l'esprit. Quant au premier point, la thèse de l'auto-aperception n'empêche pas Husserl de livrer une analyse fouillée des modalités sensorielles de la dépendance de l'âme au corps. Sont établies successivement : le primat du toucher sur la vue, en raison du fait que l'illocalisation des sensations visuelles ne leur permet pas de participer directement à la constitution du corps propre (§ 3746) ; la « localisation assez indéterminée » des sensations kinesthésiques, qui rend « plus intime l'unité entre corps propre et chose librement mue » (ibid.) ; le rôle constituant des sensations non tactiles moyennant la médiation des sensations tactiles (§ 40) ; l'enracinement de l'intersubjectivité dans l'intercorporéité (§ 45) ; l'incidence de l'intropathie, c'est-à-dire de l'introjection des associations psychophysiques visibles sur autrui (son corps et sa vie psychique apprésentée, dans la constitution de l'unité psychophysique propre (§ 46). Néanmoins les intentionnalités restent essentiellement illocalisables : le corps propre fournit le « soubassement hylétique » à l' « ensemble de la conscience d'un homme », mais « les vécus intentionnels eux-mêmes ne sont plus directement et à proprement parler localisés, ils ne forment plus une couche à même le corps 47 ». La complexité de la philosophie husserlienne de la psychologie se traduit par le fait qu'il n'est pas possible de tenir un discours vrai et complet sur l'âme en s'en tenant au point de vue de l'attitude naturaliste adéquate, pourtant dûment repérée et authentifiée contre toute confusion matérialiste. C'est ainsi que le type de dépendance spécifique âmecorps, que Husserl nomme « physico-esthésiologique48 », est en réalité enveloppé dans une conditionnalité plus large, englobant au-delà du corps propre le « monde environnant » : l'ego n'est plus alors Seele, âme, mais Geist, esprit. 2. L'esprit proprement dit Avec l'esprit commence le règne de la motivation « en tant que loi fondamentale du monde de l'esprit49 ». Aujourd'hui, ce monde intéresse la sociologie, éventuellement la critique de la culture, mais plus guère la 45 Ideen II, p. 405. 46 Les analyses de Merleau-Ponty sur le « touchant-touché » qui sont le point de départ du Visible et l'invisible (Paris, Gallimard, 1964, pp. 24 et ss) sont largement inspirées de ces pages de Husserl. 47 Ideen II, p. 217. « La pensée n'est pas effectivement localisée par l'intuition dans la tête, comme le sont les impressions de tension », ibid. 48 Ideen II, p. 220. 49 Ideen II, troisième section, chapitre 2, pp. 295 et ss. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 12 philosophie. Par « esprit » on n'entend pas l' « esprit collectif », mais l'entité correspondant aux fonctions cérébrales. Or l'un des intérêts non négligeables d'Ideen II en sa troisième et dernière section est justement de montrer qu'à ce niveau règne une ontologie spéciale de l'ego mondain complet qu'est l'esprit ou la personne, selon laquelle toute « subjectivité singulière » peut en même temps être considérée comme une « subjectivité intersubjective50 ». Le « monde de l'esprit » réclame à la fois une « théorie de la personne » et une « théorie de la société (théorie de la communauté51) », sans que ces deux abords constituent des départements étanches. L'ambiguïté de l'âme est cette fois dépassée, avec la reconnaissance de la « préséance ontologique » de l'attitude personnaliste tant sur l'attitude naturaliste matérialiste que sur l'attitude naturaliste psychologisante52. Le corps propre se trouve ainsi dénaturalisé et se trouve maintenant compris comme « appartenant au monde environnant qui est la présupposition de tout sujet personnel et constitue le champ de son libre-arbitre53 ». La motivation est la forme concrète du rapport intentionnel au niveau de l'esprit, c'est-àdire de l'ego transcendantal mondanisé au sein d'un monde naturel et d'un monde intersubjectif. Par monde environnant, il faut entendre l'ensemble formé par ces deux mondes en tant qu'ils sont en outre reliés à la subjectivité transcendantale d'un sujet individuel. La motivation est « la loi structurale » du fonctionnement de l'esprit en tant que « sujet de l'intentionnalité », et en un sens, pour Husserl, répondre à la question : Qu'est-ce que l'esprit ?, c'est répondre à cette autre question, posée à lui-même : « Qu'est-ce que la motivation54 ? ». Une chose est de décrire phénoménologiquement le cadre où celle-ci prend place et la forme manifeste qu'elle revêt, une autre est de faire si l'on peut dire l'ontologie de la motivation en en effectuant la réduction transcendantale, c'est-à-dire en la reconduisant de manière correcte aux effectuations de base d'une subjectivité transcendantale. Il est essentiel de connaître cette pièce centrale de la philosophie husserlienne de l'esprit, dont Heidegger n'a pas non plus manqué l'importance55, car elle donne à l'intentionnalité une dimension qui est bien souvent omise dans les présentations scolaires de la phénoménologie husserlienne. La motivation n'est autre que le « comportement (Verhalten) du réagir à quelque chose », par lequel l'esprit exprime sa liberté dans la relation causale de causalité non naturaliste (ni même « psychologique ») qui le relie au monde : Nous trouvons alors une profusion de rapports entre les objets posés et le « sujet spirituel », ainsi que nous nommons à présent le sujet de l'intentionnalité […], non pas des rapports réaux, mais des rapports sujet-objet. [Ce sont] des rapports de « causalité » entre sujet et objet, 50 Ideen II, p. 402. 51 Ideen II, p. 245. 52 Ideen II, p. 379. 53 Ideen II, p. 383. 54 Ideen II, p. 305. 55 Voir M. Heidegger, Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungsproblem, § 11 a) : « Vérité et valeur », texte de 1919, GA 56-57. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 13 une causalité qui n'est pas une causalité réale, mais qui a un sens absolument propre : celui de causalité de motivation. Des objets dont on fait l'expérience dans le monde environnant sont tantôt remarqués, tantôt non, et s'ils le sont, ils provoquent une « excitation » plus ou moins importante, ils « éveillent » un intérêt et, par cet intérêt, une tendance à se tourner vers eux […]. C'est entre l'ego et l'objet intentionnel que tout cela se joue56. Insistons, comme le réclame Husserl lui-même, sur la signification de la motivation pour le concept d'intentionnalité. La motivation est « un rapport "intentionnel" en un sens nouveau du terme, avec le sujet : le sujet manifeste un comportement à l'égard de l'objet et l'objet excite, motive le sujet ». Nous avons d'un côté des objets qui sont présents pour l'ego « sous forme de noèmes », mais — et c'est le point décisif —, « nous avons corrélativement des "actions", partant des objets, sur le sujet57 ». En clair : les objets n'agissent pas sur l'esprit en tant que corps, a fortiori pas de manière causale naturaliste, mais en tant que noèmes ou objets intentionnels, et selon un mode d'action qui relève entièrement de la théorie de l'intentionnalité, ou si l'on préfère, de la réduction phénoménologique. On a là, apparemment, une décorporalisation importante du rapport de la conscience au monde, malgré toute l'importance que Husserl accorde par ailleurs au corps tant comme support de l'âme que comme support des entités culturelles. De fait, une des questions essentielles, véritablement critiques parce qu'elle met en jeu tout l'idéalisme phénoménologique, que l'on peut adresser à la phénoménologie husserlienne, est de savoir comment elle peut assumer cette action noématique sur le sujet en dehors de toute référence à la corporéité des objets agissants58. Une chose est la réduction transcendantale des objets à leur sens intentionnel, une autre est la conversion de toute action des objets, notamment physiques, sur la conscience, à un état noématique. Dans la relation de motivation, l'esprit appréhende l'univers matériel à travers des « prédicats de valeurs », et non plus comme « simples choses » de la perception sensible59. Sans préjuger par ailleurs du débat concernant le rôle fondamental ou non de la chose perçue dans la doctrine husserlienne de l'intuition, il faut convenir que la chose est toujours donnée, du moins dans la thématique explicite d'une conscience et de son langage articulé, comme un « objet-valeur » enveloppé de ses attributs intentionnels de valeurs, ou si l'on veut de son « sens » pour un esprit, que ce soit comme valeur pratique, morale, ou simplement esthétique ou gnoséologique, l'attitude « théorétique 56 Ideen II, p. 300 p. 302. 57 Ideen II, p. 304. 58 Voir à ce sujet D. Føllesdal, « La notion d’objet intentionnel chez Husserl » (dans J. Hintikka, op. cit., p. 228, p. 231, qui réclame comme nécessaire à la compréhension de ce que veut dire Husserl « l'influence sur notre corps des objets externes ». 59 Ideen II, p. 386. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 14 » étant, elle aussi, une attitude de l'esprit parmi d'autres, même si elle occupe un rang éminent. C'est à partir de cette ontologie radicalement autonome de l'ego transcendantal objectivé en esprit que se résolvent les ambiguïtés de la psychologie de l'âme liées à son rapport au corps. Au niveau de l'esprit, réalité supérieure à l'âme car plus proche du foyer intentionnel, la chair cesse d'être le commencement du monde, le sujet d'apparition des phénomènes, comme on est tenté de le croire si l'on arrête la lecture des Ideen II à la deuxième section 60. Partons du résultat, hautement proclamé en conclusion de l'ouvrage, sous le titre « Relativité de la nature, absoluité de l'esprit », et qui sonne d'une manière particulièrement tranchante à l'heure de la naturalisation acharnée à laquelle se livre les sciences cognitives et la philosophie de l'esprit qui les accompagne : Les considérations précédentes tracent la limite de toute naturalisation possible : l'esprit peut être saisi dans sa dépendance à l'égard de la nature et peut lui-même être naturalisé, mais seulement jusqu'à un certain point. Il est impensable d'admettre une détermination univoque de l'esprit au moyen de dépendances purement naturelles, une réduction à quelque chose comme une nature physique. […] Les sujets ne sauraient s'épuiser dans le fait d'être nature, puisque, alors, manquerait ce qui donne sens à la nature. La nature est de part en part le champ de toutes les relativités, ce qu'elle peut être parce que celles-ci ne cessent d'être relatives à un absolu qui, partant, leur sert de support61. Dans l'ordre du constitué où nous nous tenons ici, l'esprit occupe la position de l'absolu par rapport à toute autre attitude et à toute autre onticité. La raison en est la libération de l'esprit vis-à-vis des régimes de dépendances matérielles ou organo-psychiques comme celles qui marquent l'âme : il n'est pas nécessaire pour cela de concevoir deux entités superposées au-dessus du corps propre, dans une sorte de spiritualisme à deux étages, mais plutôt suffit-il de considérer que l'esprit a en quelque sorte deux régimes d'onticité, deux manifestations existentielles, l'une reliée au corps propre et aux corps 60 Le texte bien connu de Merleau-Ponty, « Le philosophe et son ombre » (in Signes, Gallimard, 1960) qui est un commentaire continu des Ideen II, porte nettement la trace de ce "raccourcissement" du texte husserlien. On n'y trouve en effet aucune référence au chapitre deux du chapitre sur l'Esprit, qui est pourtant clairement le sommet de l'ouvrage aux yeux de Husserl, qui y expose la « loi structurale fondamentale de la vie de l'esprit » (Ideen II, p. 305). Il n'est pas exagéré de voir dans cette lecture forcée de l'exposition phénoménologique husserlienne l'acte de naissance de la pensée de Merleau-Ponty en tant que phénoménologie autonome, et la source, à sa suite, d'un certain ancrage « charnel » ou « vital » de la phénoménologie française, qui ne peut légitimement capter à son profit l'autorité husserlienne. 61 Ideen II, pp. 399-400. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 15 physiques environnants, l'autre reliée par dessus le monde physique au monde environnant spirituel avec son monde d'objets-sens spirituels ou d'objets-valeurs, de manière analogue à ce qu'opère l'intention de signification en visant un sens sur la base du signe sensible tout en omettant complètement de remarquer celui-ci62. Ces deux attitudes sont possibilisées originairement dans des « attitudes » (selon le terme qui revient en permanence dans les explications husserliennes), enracinées dans la subjectivité transcendantale, dont elles sont des « modes d'aperception fondamentaux », des « attitudes expérientielles63 ». Au fond, on échappe au spiritualisme en comprenant que l'esprit n'est pas plus que l'âme l'ultime entité transcendantale, mais encore une fonction de l'ego transcendantal dans son rapport au monde. Comme le souligne Husserl, l'esprit a, « à la différence de la chose », et, faudrait-il ajouter pour être exact, à la différence de l'âme, « sa motivation en lui-même », tout comme l'ego pur dont il emprunte « l'individuation absolue64 ». La « préséance ontologique » de l'esprit est, en conséquence, une préséance d'emprunt. Ces fortes considérations finales sont précédées de la critique épistémologique de la psychologie, Husserl écartant la thèse du « parallélisme psychophysique65 » qui nourrit les possibilités théoriques de la naturalisation de l'esprit. La limite de la naturalisation est posée par les lois intrinsèques de la conscience pure. Les phénomènes de celles-ci sont, pour une part, réductibles, on dirait aujourd'hui modélisables, à partir de processus ou d' « états du cerveau », mais, pour une part décisive, échappent à une interprétation ou même à une reconstruction en termes d'éléments psychophysiques : « La conscience s'exprime a priori dans des lois d'essence », qui « posent des droits, posent des impératifs », « assignent des bornes aux possibilités envisageables » par les modèles matériels de la psychologie. Or un « parallélisme psycho-physique point par point » est « incompatible avec de telles lois », et c'est là, revendique Husserl, une « réfutation radicale du parallélisme ». Il faut souligner ici l'habileté du raisonnement de Husserl, qui ne s'appuie pas sur la nature hétérogène des couches de réalité concernées, mais sur leur incompatibilité fonctionnelle. Husserl ne met pas en jeu des arguments métaphysiques, mais des arguments fonctionnalistes, dans une réfutation qui, souligne-t-il, n'est pas la réfutation « habituelle ». De fait, rien ne lui empêche d'écrire, dans une formule qui laisse le maximum de terrain aux sciences matérialistes de l'esprit : « Seul pourrait être conditionné empiriquement ce que les connexions d'essence de la conscience laissent en suspens66 ». Une question cependant que ne pouvait 62 Cette analogie est explicitement décrite par Husserl, p. 326. La dette envers les Recherches logiques est alors complète : voir Première Recherche, Paris, P.U.F., 1961, p. 46. 63 Ideen II, p. 327. 64 Ideen II, p. 403. 65 Ideen II, p. 389. 66 Ideen II, pp. 390-396. Le conditionnement sensible associatif de l'esprit existe, mais il n'est pas pertinent pour les vécus spirituels qui s'appuient justement sur l'objet intentionnel motivant et lui seul pour « prendre ses décisions » et mettre Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 16 envisager Husserl est de savoir si sa réfutation est efficace également contre les formes contemporaines de l'émergentisme qui a cours dans les sciences cognitives. Répétons que l'attitude personnaliste, tournée vers le sens, la culture, la communauté, est une attitude naturelle, non une attitude transcendantale67. Mais la préséance de l'esprit signifie eo ipso que l'âme est ontologiquement une abstraction relative. L'attitude véritable de l'esprit concret est de s'attacher préférentiellement au sens des objets plutôt qu'aux objets mêmes : cette capacité de survol exprime l'intentionnalité de la conscience, mais si elle délivre d'un côté l'esprit du corps et des corps, ce n'est que pour mieux l'ouvrir à une réceptivité supérieure, décorporalisée, et exposer la « personne complète68 » au pouvoir « causal » (dans le sens « supra-naturel » noté plus haut), au pouvoir de motion idéelle et intentionnelle des significations du « monde de la vie » dans laquelle elle est plongée. L'arrachement de la conscience au corps est cette « relation de motivation entre personnes et choses » : Les unités de choses (les unités noématiques) sont phénoménologiquement des points de départ de tendances plus ou moins "intenses". […] Elles attirent le sujet vers elles et, dans le cas d'"intensités d'excitation" suffisantes, il cède et s'y applique, il exerce alors sur ces choses des activités d'explicitation, de conceptualisation, de jugement théorique, d'évaluation, de pratique. […] Toutes choses qui sont des rapports phénoménologiques que l'on peut trouver et décrire que dans la sphère purement intentionnelle69. La surélévation de la conscience au dessus de son œuvre de constitution intentionnelle des « simples choses », du corps propre et du corps d'autrui, passe par la reconnaissance philosophique de la consistance phénoménologique propre, inconditionnée par rapport à toute consistance de la corporéité, de l'objet de conscience : il y a lieu de rappeler ici l'énoncé radical, et précoce, de Husserl, déclarant que le sens, est, à sa manière, qui est celle de l'idéalité, quelque chose d' « existant70 ». Le noème, loin d'être cette « entité proliférante » ou cet artefact philosophique, sinon scolastique, qu'un certain nominalisme reproche à Husserl de fabriquer, est avant tout un en œuvre ses « facultés » : « Mais les processus physiologiques dans les organes des sens, dans les cellules nerveuses et dans celles des ganglions, s'ils conditionnent de façon psycho-physique l'apparition de data sensibles, d'appréhensions, de vécus psychiques dans ma conscience, ne me motivent pas pour autant. […] Ce qui n'est pas inclus intentionnellement dans mes vécus, fût-ce de manière non remarquée ou implicite, ne me motive pas, même pas sur un mode inconscient », p. 318. 67 Ce qui donne les trois étages suivants de l'attitude naturelle : attitude naturaliste matérialiste (Körper), attitude naturelle psychologique (Leib-Seele), attitude personnaliste (Geist). 68 Ideen II, p. 377. 69 Ideen II, pp. 266-267. 70 Recherches logiques, Recherche IV, Paris, P.U.F., 1962, p. 121. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 17 phénomène concret des vécus intentionnels. C'est donc la motivation comme trait imprescriptible du noème qui permet d'échapper à l'empirisme, lequel voudrait dériver génétiquement les couches supérieures de l'esprit des couches sensibles ou de la « hylè71 » corporelle. Cette indérivabilité se vérifie au niveau de l' « intropathie », ainsi que des vécus culturels. La relation intersubjective n'est nullement déterminée par le corps d'autrui en tant que source de « causation » physique ou même en tant qu'objet physique : l' « action réciproque » des personnes se déroule au niveau de « l'unité absolument intuitive », originairement donnée, qu'est « l’unité somato-spirituelle72 ». Cette « unité corps-esprit » ne doit pas être confondue avec l'unité somato-psychique, fondée sur une relation d'incarnation mettant en jeu des influences corporelles directes : il s'agit d'une relation de « l' "expression" et de l' "exprimé" » qui précède, et du coup enveloppe comme un simple moment non remarqué la face corporelle (körperlich) des corps humains au sens de la chose physique sur laquelle est greffée l'expression. L'âme vit dans son corps, l'esprit « vit, par la compréhension, dans le sens 73 ». Là encore la consistance phénoménologique d'autrui en tant que conscience spirituelle provient des motivations auxquelles nous avons accès en guise de « sens d'autrui ». Husserl fait sienne la distinction diltheyienne de l'expliquer et du comprendre74, et l'approfondit avec son propre concept de motivation : dans le domaine des sciences de l'esprit, « expliquer » veut dire « comprendre », et comprendre veut dire « élucider les motivations » d'autrui, qui peuvent être « pleinement exhibées dans l'intuition75 ». Remarquable est le parallèle, dans lequel culmine l'étude husserlienne des rapports corps-esprit, entre l'intropathie et la compréhension des « objets "investis d'esprit" ». Le même principe ontologique gouverne le corps propre, qui n'est pas seulement manifestation de l'âme, mais « expression de la vie de l'esprit76 », et ces choses sensibles qui portent silencieusement toute la dimension de la culture et ont une « signification spirituelle », les « œuvres de l'esprit, les œuvres d'art », mais aussi les « objets d'usage » et « toutes les choses de la vie quotidienne […] : un verre, une maison, une cuillère, un théâtre, un temple, etc.77 ». Ce principe est celui de la fusion : Husserl insiste sans relâche sur le fait que le sens n'est pas « noué », « 71 Ideen II, p. 216. 72 Ideen II, p. 319, p. 320, p. 323, p. 324. 73 Ideen II, p. 324, p. 325. 74 Voir W. Dilthey, « Idées concernant une psychologie descriptive et analytique », dans Le monde de l’esprit, tome I, Paris, Aubier, 1947, t. II, pp. 144245. 75 Ideen II, p. 316. En réalité, la référence, et la révérence (Ideen II, p. 245), à Dilthey cachent une critique aiguë de sa manière de fonder la psychologie sur une induction empirique, incapable de fonder des lois véritables (Voir notre ouvrage à paraître Motivation et intentionnalité. Recherches sur un présupposé de la pensée de Husserl). 76 Ideen II, p. 338. 77 Ideen II, p. 327. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 18 entrelacé » au support corporel « de façon seulement extérieure », mais qu'il forme avec lui une « unité caractérisée par une complète fusion, qui n'est aucunement à côté de l'objectité physique ». Il nomme cette fusion « animation », ce qui n'est pas sans danger eu égard au sens propre biopsychique de la formule78. Mais le véritable paradigme husserlien de l'animation, systématisé par Husserl, est le langage, le rapport de la signification au signe sensible : « Le mot, la phrase, le texte tout entier a sa teneur spirituelle, son "sens" spirituel79 ». La dualité d'attitudes « tournée vers le sens » ou « tournée vers le signe » est répercutée à tous les niveaux, teneur de sens-objet culturel, autrui-corps d'autrui, et même esprit-âme, dans la mesure où celle-ci sert de « soubassement » à celui-là. III. Que peut la phénoménologie pour le "mind-body problem" ? Aux yeux de la philosophie de l'esprit contemporaine, la phénoménologie de la conscience et du « comportement » humains à travers son corps et ses œuvres, telle qu'elle est présentée par Husserl dans les Ideen II80, relève d'un cas particulièrement grave et hypertrophié de mentalisme. Tout ce qu'accordera un « philosophe de l'esprit », c'est que Husserl a remis en scène les états mentaux, antidote nécessaire du rapport "stimulusréponse" qui à partir des travaux de Watson allait dominer la psychologie jusqu'aux années cinquante, états mentaux dont au même moment la philosophie anglo-saxonne, à la suite des avertissements de Wittgenstein dans sa philosophie de la psychologie81, n'a tout d'abord admis l'existence que pour mieux entamer divers programmes, du plus au moins « éliminativistes », de réduction physicaliste des « états de conscience » ou « attitudes propositionnelles ». Car le mentalisme husserlien dépasse les bornes : il est, d'un mot, dualiste, de ce dualisme mental-physique que cet 78 Le corps propre est animé par un sujet d'intentionnalité, les objets « investis d'esprit » le sont métaphoriquement par une signification dont le sujet intentionnel a été retranché : « Il en va quelque peu différemment pour les choses extra-somatiques qui, par leur relation à l'homme, ont pris également des significations égologiques, en tant qu'œuvres, biens, valeurs esthétiques, objets d'usage et autres choses semblables. Elles ont, il est vrai, une "signification", mais pas une âme, pas une signification qui renvoie à un sujet psychique qui serait luimême noué réalement avec elles […]. C'est ce qui s'exprime par le fait qu'on les appelle certes mon œuvre, mon vêtement, mon bien, mon chéri, etc., mais que leurs propriétés ne sont pas pareillement revendiquées comme miennes, mais tout au plus sont-elles appréhendées en tant que signes, en tant que reflets des miennes », Ideen II, pp. 144-145. 79 Ideen II, pp. 325-326. 80 Il faut ajouter à ce texte un autre ouvrage fondamental, la Psychologie phénoménologique. Leçons de 1925, Paris, Vrin, 2001. 81 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 11, Paris, Gallimard, 1961, pp. 325 et ss. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 19 aristotélicien d'influence cartésienne que fut Brentano a placé au seuil de la philosophie contemporaine, comme le remarque Quine82. D'un autre côté, tout se passe comme si l'histoire encore jeune de la « science de la cognition » évoluait lentement mais sûrement, au moins à travers certains de ses représentants, vers des propriétés, voire des modes d'explications qui relèvent de plus en plus de ce que la phénoménologie husserlienne n'avait jamais cessé de placer au centre du débat : l'intentionnalité des états de conscience. Assurément la reconnaissance des manifestations humaines comme expression d'états intentionnels ne va jamais jusqu'à l'affirmation de la réalité mentale de ces états : ils interviennent en quelque sorte avec un degré d'être inférieur, sous la forme d'apports nécessaires du langage interprétatif, ou de moments d'une description fidèle et complète. Le naturalisme éliminativiste quinien pèse de tout son poids sur ce contexte, mais n'en rend que plus éloquents les efforts de ses critiques directs ou indirects. En un mot, on assiste à une tension problématique entre le point de vue ontologique et le point de vue descriptif. Le cas de Dennett exprime de manière assez nette les tensions, sinon les contradictions, qui résultent de la recherche d'un matérialisme non réductionniste. Alors que les fonctionnalistes authentiques essaient d'éviter le virage intentionnaliste, en se limitant aux états computationnels de la machine neurologique, Dennett introduit des états intentionnels sous la forme de « patterns » perceptifs sans lesquels nous ne pourrions pas même appréhender, et encore moins interpréter, quelque chose comme des comportements humains. Il accorde ainsi un droit phénoménologique fort à la psychologie populaire ou de sens commun qui repose sur la notion d'intentionnalité, dotée d'un authentique pouvoir causal 83. On peut trouver quelques points de contact entre le fonctionnalisme de Putnam et les thèses d'Ideen II. Le principal argument contre la thèse de l'identité psycho-cérébrale, l'argument de la réalisation multiple, selon lequel le substrat matériel (cérébral) n'est pas déterminant de manière univoque quant à l'occurrence d'états fonctionnels du type de ceux de l'esprit humain, n'est pas sans rappeler l'anti-parallélisme husserlien. Cette autonomisation des états de l'esprit vis-à-vis de la base dont ils sont « dépendants », en un sens proche de celui de Husserl, est un pallier important franchi par la recherche en cognition. Une brèche était ouverte dans laquelle s'engouffre le fonctionnalisme réformé de Fodor, qui opère moins une « naturalisation de l'intentionnalité » que, si l'on peut dire, une « intentionnalisation du mental » conçu comme « un certain mécanisme, une boîte d'intentions84 », dont le fonctionnement réclame une théorie représentationnelle de l'esprit et l'hypothèse du langage de la pensée. 82 W. V. O. Quine, Le mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977, §45, p. 307. 83. D. Dennett, « De l'existence des patterns », in D. Fisette et P. Poirier (éds.), Philosophie de l'esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l'esprit, Paris, Vrin, 2000, p. 181. 84 Ibid., p. 309. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 20 Le problème qu'ont à résoudre Dennett et Fodor est structurellement le même : il est de comprendre « de quoi un pattern est-il le pattern ? » (Dennett85), ou de justifier la thèse selon laquelle « la structure syntaxique des états mentaux reflète les relations sémantiques entre leurs objets intentionnels » (Fodor86). Qu'il s'agisse du rapport de l'esprit à son propre corps, et tout d'abord au cerveau, ou du rapport de l'esprit aux objets du monde extérieur, la pierre d'achoppement du naturalisme reste l'intentionnalité, plus exactement les effets qui en découlent au regard d'une saine description, et qui en prouvent la réalité. Du point de vue de la phénoménologie, le développement pluridisciplinaire des sciences cognitives montre une confusion entre le rôle de la philosophie et celui d'une science. La situation est assez semblable à celle que prévoit indirectement Kant au sein de la biologie, le finalisme, indispensable pour orienter les progrès du mécanisme, s'auto-proclamant science sur le terrain même du mécanisme, ce qui fausse grandement les avancées et les résultats de la biologie87. Plus radicalement, il convient de comprendre que les difficultés internes et la circularité des débats de la philosophie analytique se retrouvent dans le champ des sciences cognitives, puisqu'elle leur procure leur assise philosophique. Cobb-Stevens donne une bonne approche du différend fondamental entre phénoménologie et philosophie analytique : 1. la philosophie analytique en général commet une erreur initiale en prétendant rapprocher les mots et le monde alors même qu'elle coupe tout lien entre prédication et perception fondatrice, contrairement à Husserl, qui, renouvelant Aristote, établit une « continuité entre les articulations perceptives et les différenciations perceptives88 » ; 2. l'aptitude fondamentale de l'esprit est son intentionnalité, c'est-à-dire son aptitude à prélever à même les choses perçues les essences générales qui les conditionnent et qu'elles instancient en même temps. L'intentionnalité, horizon de la philosophie analytique ? Bernard Barsotti 85 Ibid., p. 158 86 Ibid., p. 312. 87 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1978, § 80, p. 230. 88 R. Cobb-Stevens, Husserl et la philosophie analytique, Paris, Vrin, 1998, p. 9. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 21 Bibliographie - J. Benoist, Autour de Husserl. L'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994. - R. Cobb-Stevens, Husserl et la philosophie analytique, Paris, Vrin, 1998. - N. Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995. - M. J. Harney, Intentionality, sense and the mind, La Haye, Nijhoff, 1984. - D. Fisette et P. Poirier (éds.), Philosophie de l'esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l'esprit, Paris, Vrin, 2000. - D. Janicaud (éd.), L'intentionnalité en question : entre phénoménologie et sciences cognitives, Paris, Vrin, 1995. - D. Zahavi, Exploring the self : philosophical and psychopathological perspectives on self-experience, Amsterdam, J. Benjamins, 2000. Esprit-Husserl-Bernard-Barsotti.doc © Delagrave Éditions 2003 22