Une passion qui mine l`oreille

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Sécurité du travail et promotion de la santé
Une passion qui mine l’oreille
Anna Aznaour, [email protected]
La musique, seule religion de cette planète à laquelle tout le monde adhère, n’a pas que des bienfaits pour ceux qui la
produisent. Les acouphènes et l’hyperacousie sont le lot de beaucoup de musiciens professionnels exposés quotidiennement à
des intensités sonores importantes qui, au fil du temps, provoquent des atteintes auditives sévères, voire la surdité chez certains
d’entre eux.
Le 21 juin 2012 marquera les 30 ans de la
Fête de la Musique initiée en France et reprise depuis par plus d’une centaine de
pays de par le monde. Ce jour de solstice
d’été qui célèbre la nature et la vie, met à
l’honneur les musiciens, ces magiciens
des fréquences, qui dédient leur vie et
leur santé au 4e art. D’après les résultats
de l’étude menée par l’Institut finlandais
de santé professionnelle, 78% des musiciens interrogés jugent leur travail
comme étant une source d’inspiration à
laquelle ils déclarent consacrer leur vie, et
ce malgré le fait que cette activité provoque chez eux une souffrance auditive.
En effet, la moitié d’entre eux souffrent
d’acouphènes (bourdonnements, sifflements dans l’oreille) et d’hyperacousie
(perception douloureuse de certains sons
forts) et 70% affirment être préoccupés
par leur ouïe (Toppila, Koskinen &
Pyykkö, 2011). À juste titre d’ailleurs,
puisque c’est l’une des parties les plus fragiles du corps humain.
Explications du pourquoi du comment
du professeur Jean-Philippe Guyot, chef
du service d’oto-rhino-laryngologie des
Hôpitaux Universitaires de Genève
(HUG): «L’organe principal de l’audition
est l’oreille interne ou ce qu’on appelle la
cochlée. La particularité de cette cochlée
est qu’elle est composée de très peu de
cellules. Si le cerveau est constitué de milliards de cellules et la vision de millions
de cellules, l’oreille interne, elle, qui code
l’ensemble du spectre audible, n’a que
3’500 cellules. Appelées cellules ciliées internes parce que surmontées de petits
cils, elles baignent dans du liquide. Les vibrations de l’air mettent en vibration ce
liquide, faisant plier ces cils, et c’est précisément ce mouvement qui génère un
courant électrique qui permet à l’oreille
interne de coder le son. La vibration, une
impulsion mécanique, est ainsi transformée en un signal électrique. La réserve
fonctionnelle de la cochlée étant ridicule-
Toutefois, le terme «bruit» est à honnir
lorsque l’on parle des effets de la musique
avec ses professionnels: «Avec les musiciens il ne faut jamais parler de bruit mais
de charge sonore. Contrairement à un
ouvrier dans l’industrie qui est exposé au
bruit d’une machine, là le «bruit» est généré par le musicien mais c’est le but de
son activité et, pour la grande majorité
d’entre eux, leur passion dans la vie», explique Rafaël Weissbrodt, psychologue et
ergonome, coauteur de l’étude «Prévenir
les atteintes auditives chez les musiciens
classiques».
Le professeur Jean-Philippe Guyot,
chef du service d’oto-rhino-laryngologie
des Hôpitaux Universitaires de Genève
(HUG)
ment faible, il suffit qu’elle perde
quelques centaines de cellules, qui par ailleurs ne se renouvellent pas, pour que
cela provoque des manifestations cliniques importantes. L’usure liée à l’âge et
les traumatismes auditifs provoqués par
le bruit sont les principales raisons de la
cassure des cellules ciliées et donc de l’atteinte auditive.»
Les deux mesures de ce fameux bruit ou
plutôt des sons qui nous entourent sont
le hertz (Hz), qui correspond au nombre
de vibrations par seconde, et le décibel
(dB), qui est la mesure du niveau sonore.
L’oreille humaine entend les sons compris entre 16 Hz et 16 000 Hz. Les sons
jusqu’à 30 dB sont considérés comme
calmes, tandis qu’un bruit fréquent qui
dépasse régulièrement les 85 dB est reconnu comme nuisible pour le système
auditif. D’après la loi suisse sur l’hygiène
et la sécurité du travail, au-dessus d’un niveau sonore de 85 dB, les employeurs
Marie Sirot (OSR), Guillaume Bachellier (OSR), Rafaël Weissbrodt (ERGOrama)
3/12
Fusil d’assaut
90
Pistolet
80
Réacteur
d’avion
70
Perforatrice
pneumatique
60
Seuil de
douleur
50
Tronçonneuse
40
Discothèque
30
Usine
bruyante
Chambre de
séjour
20
Rue à fort
trafic
Salle de
lecture
10
Conversation
Chambre à
coucher
0
Bureau
Studio de
radio
dB(A)
Seuil
d’audibilité
Exemples
Sécurité du travail et promotion de la santé
100
110
120
130
150
160
Fatigue
Danger
Lésions
Source: Article «Trop de bruit … ou pas assez de silence? Les conséquences pour l’audition» de Jean-Philippe Guyot
doivent fournir à leurs collaborateurs des
protections auditives et ces derniers sont
légalement tenus de s’en servir à partir
d’un niveau sonore de 90 dB. Pour un
instrument de musique non amplifié, le
niveau sonore des sons émis se situe entre 80 et 100 dB (Meyer-Bisch, 1996).
«L’oreille est le principal outil de travail
des musiciens et toute défaillance la
concernant était, il y encore une dizaine
d’années de cela, un sujet tabou. Depuis,
beaucoup de choses ont changé et des
mesures réparties sur trois niveaux, ont
commencé à être mises en place dès 2002
pour protéger chaque musicien de l’orchestre par rapport à son instrument,
ceux de ses proches voisins et ceux de
l’ensemble de l’orchestre», explique Guillaume Bachellier, le régisseur général de
l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR).
Source:
www.vetopsy.fr/
sens/audi/
audi_voies1.php
●
Les quatre facteurs principaux qui accroissent le risque d’atteinte auditive chez
les musiciens professionnels sont:
● la sollicitation régulière de l’ouïe, et ce,
dès le plus jeune âge. Avant d’atteindre
la maturité, beaucoup de musiciens répètent sans relâche pour pouvoir acquérir un haut niveau, et dans ces efforts, ils ne respectent pas toujours les
règles de précaution. Le temps de repos auditif, de silence et l’exposition
réduite aux bruits non professionnels
sont ces garde-fous (Hohmann, 1996;
Thiery, 2003);
● la position au sein des orchestres. Plusieurs études menées avec les professionnels des orchestres symphoniques
pointent des atteintes auditives liées à
la disposition des musiciens par rapport à leurs collègues dans la fosse
d’orchestre. Dans l’étude de Lesné-Bavozet (2007), les instrumentistes les
plus touchés étaient les cuivres (trom3/12
●
pette, tuba, etc.) car ils recevaient dans
les oreilles toute la charge sonore des
percussions assises à proximité;
l’exigence de certains chefs d’orchestre, conditionnés eux-mêmes par le
souhait du public de jouer très fort. En
effet, écouter la musique très fort est
devenu une mode à laquelle peu de
monde échappe aujourd’hui. Mais le
public qui apprécie tant cette intensité
sonore n’a pas idée de son coût pour
les musiciens;
la pression psychologique du musicien
vis-à-vis de sa performance. Les résultats d’une recherche suédoise menée
auprès des musiciens de rock/jazz
(Kähäri et coll., 2003) démontrait un
trouble auditif chez 74% d’entre eux.
Des pertes auditives, des acouphènes,
de l’hyperacousie et de la distorsion (la
musique à l’air de sonner faux) notés
chez cette population s’accentuaient
lors de stress émotionnel allié à une exposition excessive au bruit. L’incapacité de se relaxer avant et après le travail était soulignée par les musiciens
interrogés.
Les données précitées démontrent l’importance du suivi et de l’encadrement des
musiciens pour qui l’atteinte auditive
reste un sujet sensible. «La crainte de
s’entendre dire qu’on joue moins bien
parce qu’on a un problème auditif est
douloureuse pour un musicien. Raison
pour laquelle il est extrêmement important pour nous d’être reçus, écoutés et
suivis par un médecin ORL et un audiologue. Cela permet à certains de se rassurer et à d’autres de se responsabiliser», affirme Marie Sirot, violoniste depuis plus
de 30 ans et cheville ouvrière des mesures
de protection de la santé au sein de
l’OSR.
Les dispositions actuelles en matière de
protection de l’ouïe des musiciens s’articulent autour des mesures suivantes:
● le suivi médical assidu et les audiogrammes de contrôle régulier;
● le port de bouchons d’oreilles, moulés
sur mesure et conçus en silicone souple afin d’atténuer le son sans le déformer lors des répétitions et des
concerts;
Sécurité du travail et promotion de la santé
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●
●
l’usage d’écrans acoustiques transparents entre les musiciens afin de diminuer l’intensité du son;
la gestion spatiale dans l’orchestre,
comme par exemple le fait d’assurer
une distance suffisante entre les musiciens quand les locaux le permettent;
la réduction du temps d’exposition aux
sons de plus de 85 dB.
Parmi les mesures préventives de protection de la santé auditive des musiciens
d’orchestre, la qualité des salles de répétitions et de concerts joue un rôle prépondérant. L’exemple de l’étude conduite
avec les musiciens militaires français est à
cet égard bien édifiant (Nottet et coll.,
2006). Exposés à un niveau sonore de 93
dB dans leur salle de répétition habituelle, 26% de ces musiciens présentaient
une perte auditive de 31% sur les sons de
haute fréquence. L’affectation dans un
nouvel auditorium qui offrait des meilleures conditions de travail a permis une
nette diminution des signes cliniques
dont souffraient ces professionnels.
Toutefois, la plupart des édifices qui servent encore de salle de concert et de ré-
pétition pour la musique classique ont été
construits à une époque où le style de
musique, moins fort avec moins d’instruments, était bien différent de celui d’aujourd’hui. Par ailleurs, le fait que ces bâtisses anciennes soient classées monuments historiques laisse peu de marge de
manœuvre aux occupants actuels pour
procéder à un aménagement contemporain. D’où la nécessité de collaboration
entre les architectes et les musiciens lors
de la conception des nouvelles salles de
concerts. En attendant, la prise en charge
psychologique des professionnels souffrant d’acouphènes et d’hyperacousie
peut favoriser la sortie de ce cercle vicieux de frustration et de révolte. C’est
d’autant plus important que les atteintes
auditives aboutissent chez certaines personnes à l’isolement social car, comme le
note le professeur Guyot, elles sont le
seul handicap qui ait un retentissement
sur l’autre. Effectivement, faire sans
cesse répéter son interlocuteur émousse
l’émotion qui est dans le premier jet.
Chaque musicien sait que le plus indispensable et le plus laborieux dans la musique c’est le tempo. Beaucoup le ma-
nient avec brio, mais rares sont ceux qui
l’usent pour régler leur repos et leur bienêtre. Nous, le public, leur en faisons la
prière.
Bibliographie
Hohmann, B. (1996). Musique et troubles de
l’ouïe. Lucerne: SUVA
Kähäri, K., Eklöf, M., Sandsjö, L., Zachau, G. &
Möller, C. (2003). Associations between hearing
and psychosocial working conditions in rock/jazz
musicians. Medical Problems of Performing
Artists, 18, 98-105.
Lesné-Bavoset, F. (2007). Conséquences auditives
de la musique de forte intensité chez les musiciens d’orchestre. Thèse de médecine, Université
de Franche-Comté, Besançon.
Meyer-Bisch, C. (1996). Epidemiologic evaluation
of hearing damage related to strongly amplified
music (personal cassette players, discotheques,
rock concerts) – High-definition audiometric
survey on 1364 subjects. Audiology, 3, 121-142.
Nottet, J.–B., Moulin, A., Séguy, D., Quintart, T.,
Pull, J. & Pons, Y. (2006). Environnement sonore
des musiciens militaires et conséquences auditives. Exemple de la «Musique régionale Terre
Sud-Est». Médecine et Armées, 34(5), 413-424.
Thiery, L. (2003). Estimation du risque auditif
attribuable à la musique pour les professionnels
du monde du spectacle. INRS
Toppila, E., Koskinen, H. & Pyykkö, I. (2011).
Hearing loss among classical-orchestra musicians.
Noise & Health, 13(50), 45-50.
Weissbrodt, R. & Gülaçar, G. (2004). Prévenir les
atteintes auditives chez les musiciens classiques.
Genève: ERGOrama.SA
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