La fabrique politique des arts populaires au Mexique

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 La fabrique politique des arts populaires au Mexique : contestation, célébration et patrimonialisation Julie Métais Septembre 2015 Projet postdoctoral dans le cadre de l’appel à candidature du LabEx CAP Plateforme n°1 : « Création, patrimoine et politique » Unité d’accueil principal : IIAC – Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (EHESS-­‐CNRS) Unité d’accueil secondaire : musée du quai Branly 1. La nation, l’Etat et les arts populaires au Mexique. Au Mexique, culture populaire et formation de l’Etat ont été intimement imbriquées depuis la période post-­‐révolutionnaire (Joseph et Nugent 1994, Lomnitz 2001), puis tout au long du xxème siècle (Kay Vaughan 2001, Knight 2001). Plus précisément, les « arts populaires » ont constitué un pilier essentiel du nationalisme, de la modernisation et de la gouvernance du pays, cependant ni tout à fait asservis au projet politique national, ni totalement « authentiques ». Les hybridations et métissages, qui caractérisent les productions culturelles populaires, ont été marqués, au fil du temps, par les échanges touristiques (Berger et Grant Wood, 2010), les migrations (Aquino, 2013), mais encore les processus politiques contemporains (Dumoulin 2003, Gros 2006, Hémond 2003). Socialement constitués et socialement constituants, les arts populaires relèvent donc de « batailles culturelles dialectiques » (Roseberry, 1994 : 357), d’appropriations, de transformations et d’expropriations successives. La culture populaire peut alors être entendue dans ce contexte, comme résultante de relations sociales plus ou moins conflictuelles (Joseph et Nugent, 1994). Ce projet postdoctoral propose de s’intéresser aux transformations (hybridations, réappropriations) des arts populaires dans le Mexique contemporain, ainsi qu’aux enjeux politiques qui sous-­‐tendent ce champ d’activité sociale. Il s’agira donc de lier l’analyse des propriétés esthétiques, performatives, et des fonctions socio-­‐politiques – contestataires et de patrimonialisation – des arts populaires dans ce contexte. Cette approche permettra d’appréhender les dimensions contemporaines de la relation dialectique entre pouvoir et cultures populaires au Mexique (Joseph et Nugent 1994), et notamment : quels ont été les éventuels changements de paradigme qui ont guidé la patrimonialisation des arts populaires ces dernières années? Ont-­‐ils donné lieu à de nouvelles formes ? Comment a évolué l’acception institutionnelle des « arts populaires », s’agissant notamment de la valorisation – ou pas – de leur charge traditionnelle-­‐autochtone ? Porte-­‐t-­‐elle une vision renouvelée de la nation et du peuple – de l’altérité ? Comment s’articulent aujourd’hui les propriétés esthétiques, contestataires et patrimoniales de ces arts populaires, dans un contexte politique national renouvelé – marqué par la répression des mouvements sociaux et le retour en force de pratiques autoritaires ? Enfin, quelles sont les intrications complexes qui existent entre art contestataire et art patrimonialisé ? 2. Penser par cas : la Guelaguetza de Oaxaca, entre mobilisations contestataires et patrimonialisation institutionnelle des arts populaires. Je m’intéresserai à un cas spécifique de mise en jeu politique des arts populaires : la Guelaguetza. Evénement culturel qui se tient chaque année depuis 1932 dans la ville d’Oaxaca au sud du Mexique (Montes 2005), orchestrée par le gouvernement local, la Guelaguetza permet de mettre en scène, via la danse, le chant et les arts graphiques, la diversité et la richesse culturelle indienne et populaire de cet Etat. Depuis 2006, cette exaltation artistique de la diversité ethnique et culturelle régionale est concurrencée par la « Guelaguetza populaire », contre-­‐événement initié dans un contexte politique extrêmement conflictuel, visant une réappropriation « populaire » d’un événement depuis longtemps encadré par le pouvoir local contesté. Dès lors, durant trois jours, Guelaguetza « populaire » et « officielle » se partagent l’espace urbain, et chacune donne à voir une sélection des arts populaires locaux. Pour ce projet, il s’agira de questionner d’une part la production, l’exhibition et la circulation des artefacts artistiques en jeu lors de telles festivités ; d’autre part, je m’intéresserai aux diverses opérations de patrimonialisation (locales et nationales) qui se sont emparées de la Guelaguetza depuis les années 1960. Dans le contexte de conflictualité sociale et d’importantes inégalités socio-­‐raciales qui traversent cette région d’Oaxaca, analyser la Guelaguetza – « populaire » et « officielle » – permettra d’appréhender de façon empirique les formes et répertoires variés, hybrides et contestataires, des productions artistiques « populaires ». L’Etat d’Oaxaca constitue un riche laboratoire et un terrain heuristique pour appréhender ces problématiques. Tout d’abord, à Oaxaca, les « fêtes populaires » apparaissent comme l’un des éléments privilégiés du patrimoine local valorisé par les initiatives officielles de promotion du tourisme – à l’instar du carnaval de Veracruz, analysé par Andrew Grant Wood (2010), qui fait l’objet d’une communication institutionnelle qui valorise l’hospitalité jarocha. D’autre part, depuis les années 1930, les institutions locales d’Oaxaca ont exalté la Guelaguetza comme la fête populaire majeure de la région, en ont fait une vitrine de la diversité des arts populaires locaux. A l’échelle nationale, deux grands musées, le Musée National des Cultures Populaires (MNCP) et le Musée National d’Anthropologie et d’Histoire (MNAH), ont engagé différents projets de patrimonialisation des arts populaires de la Guelaguetza, transformant progressivement le statut et le rôle de ces derniers au sein des sociétés locale et nationale. Au-­‐delà des schèmes promotionnels et de ces initiatives de patrimonialisation à visée politique et économique, ces fêtes populaires fonctionnent comme autant de « théâtres » (Demanget 2007 : 23) investis et appropriés par les artistes locaux et la population, véritables arènes de la construction identitaire. Autre donnée contextuelle d’importance : l’Etat d’Oaxaca est un haut-­‐lieu de conflictualité politique (Recondo 2009), marqué par une tradition de productions artistiques à visées contestataire et critique (Hémond, Le Bot 2002). A l’occasion de ma recherche doctorale, j’ai par exemple pu analyser de quelles façons l’épisode de l’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca 1 (APPO) en 2006, avait été marqué par la mobilisation d’artefacts artistiques. Durant tout le conflit, le paysage urbain a par exemple été investi par des représentations graphiques narrant le conflit à l’œuvre, élaborées par les membres de collectifs de jeunes artistes locaux : Arte Jaguar, l’Assemblée des jeunes artistes révolutionnaires de Oaxaca (ASARO) et Lapiztola. Localement, l’artiste peintre et sculpteur d’origine zapotèque Francisco Toledo, mécène et promoteur « subversif » d’un réseau local de lieux culturels et artistiques alternatifs, a joué un rôle déterminant de promotion et de soutien pour ces jeunes artistes. 3. Ethnographier les dimensions politiques contemporaines – contestataires et patrimonialisées – des arts populaires : aspects de méthode. Deux grandes approches complémentaires structureront mon recueil de données : l’analyse de la Guelaguetza et de ses préparatifs d’une part, l’exploitation des archives d’institutions patrimoniales – dont deux Musées nationaux – d’autre part. Entretiens, exploitation des archives, observations, captations sonores et/ou vidéos menés en amont et durant l’événement seront analysés au regard de trois grandes préoccupations analytiques, à savoir : les conditions de production des œuvres (1), les choix et arbitrages effectués, les répertoires privilégiés (2), et enfin les dynamiques sociales et politiques (3) dans lesquelles (1) et (2) s’inscrivent. Je m’appuierai notamment sur un matériau recueilli durant ma recherche doctorale, pour l’heure peu exploité. Par ailleurs, soucieuse de donner à ma recherche une qualité diachronique et polyphonique, je compte exploiter les archives du Musée National des Cultures Populaires (MNCP) et du Musée National d’Anthropologie et d’Histoire (MNAH) à Mexico, questionnant leurs initiatives en lien la Guelaguetza. Je mènerai en outre, pour compléter ces matériaux, une série d’entretiens avec les promoteurs des différentes démarches de patrimonialisation de la des arts populaires de la Guelaguetza (danse, arts graphiques et création musicale). Ce recueil procurera un matériau édifiant pour appréhender tant les logiques créatives contemporaines associées au répertoire musical « populaire », que celles de patrimonialisation et d’investissement politique de ces objets artistiques. Le MNCP a par exemple organisé le 18 mai 2013, en partenariat avec le Gouvernement de l’Etat de Oaxaca, une « Représentation de la Guelaguetza d’Oaxaca » à l’occasion de la Journée Internationale des Musées. Cet événement a été décrit comme suit par Juan López Molina, promoteur de la journée au sein du MNCP : « La Guelaguetza est une forme alternative pour réinventer les expressions artistiques de nos peuples. Mais c’est aussi une forme de résistance à la globalisation culturelle, une façon de donner à voir et de partager nos valeurs avec le public2 ». Quant au MNAH, celui-­‐ci mène depuis les années 1990 une politique de sauvegarde du patrimoine artistique et culturel national, via notamment son projet de « phonotèque » mené conjointement avec l’Institut National d’Anthropologie et d’Histoire (l’INAH) dans le cadre de la Collection « Témoignage musical du Mexique ». Le 50ème disque de cette collection, édition commémorative élaborée avec la participation de la Commission 1
En 2006, la région de Oaxaca a connu un épisode contestataire important, regroupant plusieurs centaines d’organisations locales au sein de l’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca. Durant plus de six mois, la capitale de l’Etat a connu de nombreuses manifestations d’ampleur, mais également la mise en place de barricades sur une partie du territoire urbain. Ce mouvement réticulaire exigeait en premier lieu le départ du gouverneur local accusé de corruption et d’autoritarisme. 2
Extrait d’entretien paru dans la Jornada du 11 mai 2013.
Nationale pour le Développement des Peuples Indigènes (CDI), intitulé « Du barroque au rock : la musique indigène du Mexique au xxème siècle », inclut par exemple des interprétations contemporaines du répertoire de la Guelaguetza (« Danza de la Pluma » ou « Nuchita »). Mais encore, le MNAH organise chaque année au mois d’octobre un « Forum International de musique traditionnelle » ; l’édition de 2014, qui portait sur le thème des Carnavals et des danses indigènes, avait aussi fait une place importante aux expressions artistiques de la Guelaguetza de Oaxaca. Enfin, il s’agira d’appréhender également des initiatives menées en Europe, telle l’exposition « Chiapas, Mexico, Californie », présentée en 2002 au parc de la Villette à Paris, qui s’attachait notamment à rendre compte de l’intrication entre engagement politique et activité créative des artistes d’origine indienne au Mexique (Le Bot et Al. 2002). Bibliographie Bensa, Alban. 2008. La fin de l’exotisme. Toulouse : Anacharsis. Berger, Dina et Andrew Grant Wood. (dir.) 2010. Holiday in Mexico. Critical reflexions on tourism and tourist encounters. Durham et Londres : Duke University Press. De Certeau, Michel. 1990. L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Paris : Gallimard. Demanget, Magali. 2007. Tourisme à géométrie variable en terre indienne : l'exemple des Indiens mazatèques, Oaxaca, Mexique. Autrepart 42 : 21-­‐38. Dumoulin Kervran, David. 2003. « Les politiques de conservation de la nature confrontées aux politiques du renouveau indien, une étude transnationale depuis le Mexique. » Sciences-­‐Po Paris. Eiss, Paul K. 2010. In the name of el pueblo. Place, community, and the politics of history in Yucatán. Durham et Londres : Duke University Press. Grant Wood, Andrew. 2010. « Introduction : tourism studies and the tourist dilemma. » Berger, Dina et Andrew Grant Wood. (dir.) Holiday in Mexico. Critical reflexions on tourism and tourist encounters. Durham et Londres : Duke University Press. 1-­‐20. Gros, Christian. 2006. « Nationaliser l'indien, ethniciser la nation. » Etre indien dans les Amériques, Christian Gros et Marie-­‐Claude Strigler (dir.). Paris : Institut des Amériques. 263-­‐272. Hémond, Aline. 2003. Peindre la révolte. Esthétique et résistance culturelle au Mexique. Paris : Editions du CNRS. Joseph, Gilbert M. et Daniel Nugent. (dir.) 1994. Everyday Forms of State Formation. Durham and London : Duke University Press. Kay Vaughan, Mary. 2001. « Transnational Processes and the Rise and Fall of the Mexican Cultural State. » Fragments of a golden age. The Politics of Culture in Mexico since 1940, Gilbert Joseph, Anne Rubenstein and Eric Zolov (dir.) Durham : Duke University Press. Knight, Alan. 2001. « The Modern Mexican State : Theory and Practice. » The Other Mirror, Grand Theory through The Lens of Latin America, eds. Miguel Angel Centeno and Fernando López-­‐
Alves. Princeton : Princeton University Press. 177-­‐218. Le Bot, Yvon, Martine Dauzier, Aline Hémond, Joani Hocquenghem, Cristina Oehmichen. 2000. Scénario synthétique de l'exposition : « Indiens. Chiapas-­‐Mexico-­‐Californie » Pavillon Paul Delouvrier, Parc de la Villette, Paris, mai-­‐novembre 2002. Commissaire scientifique : Yvon Le Bot (EHESS). Conseillère scientifique : Aline Hémond, Commissaires généraux : Yolande Bacot et Christian Coq. Ms, 173 p. Lomnitz, Claudio. 2001. Deep Mexico, Silent Mexico. An Anthropology of Nationalism. Minneapolis : University of Minneapolis Press. López Caballero, Paula. 2012. Les Indiens et la nation au Mexique. Une dimension historique de l'altérité. Paris : Karthala. Montes, Olga. 2005. La fiesta de la guelaguetza : reconstrucción sociocultural del racismo en Oaxaca. Revista de Ciencias Sociales 11(1) : 9-­‐28. Norget, Kristin. 2010. A cacophony of autochtony : representing indigeneity in oaxacan popular mobilization. Journal of latin american and caribbean anthropology 15 (1) : 116-­‐143. Recondo, David. 2009. La démocratie mexicaine en terres indiennes. Paris : Karthala. Revel, Jacques, ed. 1996. Jeux d'échelles. La micro-­‐analyse à l'expérience. Paris : Gallimard-­‐Le Seuil. Roseberry, William. 1994. « Hegemony and the Language of Contention. » Everyday Forms of State Formation : Revolution and Negociation of rule in Modern Mexico, Gilbert Joseph et Daniel Nugent (dir.). Durham : Duke University Press. 355-­‐366. 
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