Sonder la structure électronique à l`échelle atomique

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Physique des électrons
Sonder la structure électronique
à l’échelle atomique
La microscopie à effet tunnel permet non seulement de visualiser la topographie des
surfaces à l’échelle atomique mais aussi, avec la même résolution spatiale,
d’effectuer une spectroscopie fine des niveaux électroniques. Nous illustrons ici par
quelques expériences la richesse de ce nouvel instrument de spectroscopie dans des
systèmes très divers : mesure de la bande interdite de semiconducteurs III-V ;
visualisation directe dans l’espace réel de la fonction d’onde d’un électron confiné dans
un îlot quantique ; et enfin, étude de la nature chimisorbée ou physisorbée de l’interaction
d’une molécule organique avec une surface de Si.
L
a microscopie à champ
proche et en particulier le
microscope à effet tunnel
(scanning tunneling microscope ou
STM) a pris un essor considérable
depuis 1986, date du prix Nobel de
physique attribué à Binnig et Rohrer
(IBM Zurich) pour la mise au point
d’un tel appareillage.
Le principe du STM est simple :
on approche une pointe métallique
d’une surface (la distance de travail
est de l’ordre du nanomètre) et on applique une tension V. Le courant mesuré est alors lié directement à la topographie et à la densité d’états
locale de la surface analysée (pour
plus de détails, voir l’article de
D. Roditchev dans cette revue). En
un point donné, on peut mesurer le
courant en fonction de la tension.
Dans une approche simplifiée, R.M.
Feenstra a montré que l’on peut extraire la densité locale des états de la
surface ρ S en fonction de l’énergie à
partir de la dérivée logarithmique du
courant, ou conductance normalisée :
d I /d V
∝ ρ S (eV )
(1)
I /V
En faisant varier V, on va donc
pouvoir réaliser une spectroscopie
locale des densités d’états électroniques. On voit là tout l’intérêt du
– Institut d’électronique et de microélectronique du Nord, UMR 8520 CNRS, universités Lille 1 et Valenciennes, ISEM, avenue Poincarré, BP 69, 59652 Villeneuve
d’Ascq cedex.
STM, qui permet une cartographie à
l’échelle atomique de la chimie locale d’une surface.
Pour illustrer cette potentialité,
nous avons choisi trois exemples très
différents : la détermination de
bandes interdites de semiconducteurs III-V, la mise en évidence des
densités d’états électroniques associées aux deux premiers niveaux
quantiques d’un îlot InAs dans
GaAs, et l’analyse de l’interaction
d’une molécule organique avec une
surface de silicium.
MESURE DE BANDES INTERDITES
DE SEMICONDUCTEURS
La plus simple des illustrations est
associée à la mesure de bande interdite de semiconducteurs. En effet,
dans la bande interdite, la densité
d’états est nulle et la conductance
normalisée passe par zéro. Un très
bel exemple est donné par des travaux de R.M. Feenstra sur toute une
série de semiconducteurs III-V, illustrés par la figure 1 (dans cette figure,
les courbes observées correspondent
à des mesures répétées plusieurs
centaines de fois à différents endroits de la surface).
Le maximum de la bande de valence et le bord de bande de
conduction sont indiqués par des
traits pointillés. La position en énergie des bords de bande est déterminée par l’intersection de l’axe horizontal et de la tangente à la courbe
de densité d’états dans la zone où
Figure 1 - Bandes interdites de semiconducteurs [R. M. Feenstra, Phys. Rev. B, vol. 50,
pp. 4561-4570 (1994)].
cette dernière passe de zéro à une valeur non nulle.
On retrouve bien les matériaux à
bande interdite large, comme le GaAs
avec environ 1,5 eV, et les matériaux
à petite bande interdite, comme InAs
avec environ 0,3 eV. Les flèches verticales (pour InP, GaSb, InAs et InSb)
correspondent à la détection du minimum L de la bande de conduction
qui, pour une tension (et donc une
énergie) donnée, fait apparaître une
augmentation dans la densité d’états
de la bande de conduction. Pour le
GaAs, le point L n’est pas nettement
observé : il doit être masqué par un
état de surface. Les écarts mesurés
entre les points et L sont en bon accord avec le calcul de la structure de
bandes des matériaux considérés.
73
Enfin, les petites résonances marquées par des tirets verticaux sont
associées à des états de surface qui
apparaissent aux plus hautes énergies pour la face (110). Le nombre
de pics observés n’est cependant pas
expliqué complètement à ce jour. La
précision de la position des pics est
de l’ordre de 0,03 eV.
Le deuxième exemple choisi pour
illustrer les possibilités de la spectroscopie est le cas de nanostructures
semiconductrices, les îlots InAs dans
GaAs.
LES ÎLOTS INAS DANS GAAS
Les îlots ont des propriétés optiques
remarquables : ils sont le lieu d’un
fort confinement électronique (système 0D). Ils possèdent des raies
d’émission quasi monochromatiques
à basse température (pour un îlot observé isolément) et sont d’excellents
candidats comme centres actifs dans
des lasers à 1,3 µm ou, dans un futur
proche, comme source à un photon
unique utilisable pour la cryptographie quantique.
Dans l’exemple présenté, la croissance de ces îlots a été caractérisée
par microscopie électronique à balayage et à transmission, ainsi que
par microscopie à champ proche.
Dans des conditions standard de
croissance, la densité des îlots observés est de l’ordre de 4 × 1010 cm−2 .
Notons que les îlots observés sont
tronqués par le clivage et sujets à une
relaxation. Ce clivage modifie
d’ailleurs la structure des niveaux
électroniques, comme on le verra
plus loin. La forme des îlots est
proche d’une lentille : la base a une
largeur comprise entre 15 et 30 nm
et la hauteur varie de 3 à 6 nm.
Lorsque plusieurs plans d’îlots sont
superposés, un alignement vertical
des îlots le long de la direction de la
croissance peut se produire pour une
faible épaisseur de la couche de
GaAs qui sépare les plans (illustration par une image STM, figure 2).
Le STM, en travaillant sur la face
clivée (110) sous ultravide, permet
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Figure 2 - Illustration de l’autoalignement des
îlots lors de la croissance. Le lien blanc entre les
îlots est ce qui reste de la couche d’InAs, appelée
aussi couche de mouillage. La flèche représente
la direction [001] de croissance. La surface
d’observation est la face (110), obtenue par clivage en ultravide (échelle : 200 ×200 nm2 ).
d’étudier de façon individuelle les
îlots. Outre l’analyse à l’échelle atomique qui donne accès par exemple
à la rugosité d’interface entre les
îlots et l’InAs (couche de mouillage)
ou le GaAs environnant, la spectroscopie STM permet d’en analyser la
structure électronique : rappelons
qu’un îlot est un système confiné
pour lequel les énergies électroniques permises ont des valeurs discrètes. A ces niveaux sont associées
des fonctions d’onde (de symétrie s
pour le niveau fondamental, symétrie p pour le premier niveau excité,
illustration sur la figure 3d), dont le
module au carré correspond à la densité d’états électronique. Le courant
STM est proportionnel à cette densité d’états, et on peut donc la mesurer
et retrouver sa symétrie spatiale (s
ou p) en réalisant des mesures à différents endroits de l’îlot. Ces mesures, présentées ci-après, ouvrent la
possibilité d’analyse de la localisation des électrons et des trous en
fonction de la taille des îlots et du
couplage inter-îlots. La connaissance de la délocalisation des fonctions
d’onde est l’un des problèmes fondamentaux de la physique des îlots.
La figure 3a représente un îlot
(image topographique) et les images
3c et 3d sont des images obtenues en
réalisant des mesures I(V) quasiment en tout point de l’image et en
reportant le courant mesuré à une
tension donnée (0,69 V et 0,82 V
pour les figures 3c et 3d respectivement). Les zones claires correspondent à la présence de courant, les
zones sombres à une absence de
courant. Pour des tensions comprises
entre 0 et 0,63 V, aucun courant n’est
détecté. A partir de 0,63 V, du courant est détecté au centre de l’image
(figure 3c). Pour une tension de
0,82 V, la tache centrale s’est accentuée et deux nouvelles taches sont
apparues.
Figure 3 - a) image topographique d’un îlot ; b) schéma des états électroniques d’un îlot InAs ; c) image
de la contribution du niveau fondamental ; d) image de la contribution du niveau fondamental et du premier niveau excité .
Physique des électrons
Pour des polarisations supérieures, et plus grandes que 0,9 V, du
courant est détecté en tout point de
l’îlot. L’explication de ces résultats
est illustrée par la figure 4. Pour des
tensions positives (référence prise
par rapport au semiconducteur), on
remplit les états de la bande de
conduction du semiconducteur et
aussi les états quantiques de l’îlot
V = 0,69 volt
EF pointe
EF
V = 0,82 volt
EF pointe
L’écart entre les deux niveaux (environ 115 meV) peut paraître étonnant,
comparé à des écarts mesurés (20 à
50 meV) par absorption infrarouge
sur des îlots enterrés. Deux facteurs
induisent cet effet : i) la relaxation induit un puits triangulaire le long de la
direction [110], qui tend à plus confiner les porteurs vers la surface.
Comme l’écart entre niveaux varie en
1/L2, L étant la dimension associée au
confinement, l’écart entre niveaux
augmente très vite ; ii) le clivage divise par deux la taille de l’îlot.
Grâce au fort confinement qui
sépare les niveaux quantiques, ces
mesures ont pu être réalisées à température ambiante. Nous souhaitons
à l’avenir réaliser ces mesures à plus
basse température afin d’augmenter
la résolution, de diminuer le bruit de
la mesure et d’accéder à des confinements plus faibles comme ceux
associés aux trous dans la bande de
valence.
EF
SPECTROSCOPIE DE MOLÉCULES
ORGANIQUES SUR SILICIUM
Figure 4 - Explication schématique de la contribution des différents états électroniques au courant STM.
Pour des tensions inférieures à
0,63 V, il n’y a pas de courant car il
n’y a pas d’état entre le niveau de
Fermi du semiconducteur et eV (niveau de Fermi de la pointe). Pour la
polarisation de 0,69 V, seul le niveau
fondamental de l’îlot participe au
courant tunnel (densité d’état de symétrie s). Pour la polarisation de
0,82 V, le niveau fondamental participe toujours au courant mais il existe
aussi un courant lié au premier niveau
excité (de symétrie p). On observe
sur les images en courant le module
au carré de l’amplitude des fonctions
d’onde associées au niveau fondamental et au premier niveau excité.
L’écart entre les niveaux (de l’ordre
de 115 meV) a été confirmé par des
calculs théoriques de la structure
électronique de l’îlot. Le calcul a été
réalisé en tenant compte de la forme
de l’îlot et des effets de relaxation induits par le clivage de l’échantillon.
Le dernier exemple que nous avons
choisi concerne la spectroscopie de
molécules organiques individuelles
sur silicium. Ce choix a été guidé par
le rôle de plus en plus important des
molécules organiques pour la microélectronique du futur, microélectronique étant pris au sens large. L’un
des points clés de ce domaine est la
compréhension de la nature de l’interface molécule-substrat, et il est
fondamental de savoir, par exemple,
si la molécule est en interaction
faible avec la surface (physisorbée,
sans liaison chimique) ou en interaction forte (chimisorbée, avec liaison
chimique).
La molécule choisie pour illustrer
ce problème est une molécule à symétrie ternaire C3h-nTV, constituée
par greffage de chaînes nTV (thiénylènevinylène avec n = 2 dans le cas
présent) sur un noyau benzénique
central (figure 5), et synthétisée dans
le laboratoire IMMO (J. Roncali,
Angers).
Figure 5 - Représentation schématique de la
molécule C3h-2TV.
Les trois branches sont des fils
moléculaires ayant un fort caractère
électronique de délocalisation et le
benzène a évidemment un caractère
aromatique. Le problème posé est de
savoir si l’interaction de la molécule
avec la surface va perturber ou non
ces propriétés de délocalisation. A ce
stade, une bonne interprétation des
images nécessite de les corréler avec
le résultat de calculs. Les images
STM présentées ont été obtenues
pour une tension de – 2,9 V appliquée à la surface. La figure 6 montre
le positionnement des niveaux ou de
la bande interdite du silicium, calculés et référencés par rapport au niveau du vide.
On y a représenté à droite le niveau de Fermi de la pointe et à
gauche la bande interdite et les états
π de surface du silicium (associés
aux liaisons pendantes des atomes de
surfaces). Au milieu du dessin, les
deux états occupés sont les plus hauts
niveaux HOMO et HOMO-1 (highest occupied molecular orbital) de
la molécule (le niveau HOMO est
équivalent au haut de la bande de valence d’un semiconducteur).
Le calcul de la position de ces niveaux a été fait pour la valeur de la
tension utilisée pendant les mesures.
On voit que les états qui vont contribuer à l’image sont ceux situés entre
le niveau de Fermi de la pointe et
75
Encadré
CROISSANCE DES ÎLOTS INAS DANS GAAS
La croissance épitaxiale d’InAs sur GaAs, classiquement sur
la face (001), peut être réalisée par épitaxie par jets
moléculaires (EJM), la technique la plus utilisée, ou par dépôt
en phase vapeur de composés organo-métalliques. La
croissance d’InAs sur GaAs est du type Stranski-Krastanov.
Au début du dépôt d’InAs sur GaAs, la croissance est
bidimensionnelle (a), la maille de l’InAs s’adaptant sur celle
de GaAs (le paramètre de maille d’InAs est supérieur de 7 %
à celui du GaAs). Cette situation engendre une contrainte de
la couche d’InAs et l’accumulation d’énergie élastique dans
la couche.
Lorsque la couche d’InAs atteint l’épaisseur critique d’environ
1,7 monocouche (cette valeur dépend des matériaux et des
conditions de croissance), la croissance passe dans un régime
tridimensionnel avec apparition d’îlots en surface comme
indiqué sur (b). Cette situation est énergétiquement plus favorable que la croissance bidimensionnelle puisqu’elle permet
une relaxation partielle de l’InAs dans les îlots. Les îlots en
surface reposent sur une fine couche d’InAs, de l’ordre d’une
monocouche, appelée couche de mouillage. Un tel plan d’îlots
d’InAs peut alors être enterré dans une couche de GaAs.
Ensuite, d’autres plans d’îlots peuvent être fabriqués les uns
sur les autres, séparés par du GaAs (c).
InAs
GaAs
(a)
(b)
sur la figure 7a (ces deux états contribuent à l’image et on a donc intégré
leur contribution sur la même figure)
et l’image STM associée à ces états
est donnée sur la figure 7b (les « ondulations » de la surface sont associées aux atomes de silicium).
Ionisation
Pointe
Figure 6 - Structure schématique de bandes de
l’ensemble surface, molécule, pointe.
celui du semiconducteur. On sera
donc sensible aux états π de la surface de silicium (états associés aux
liaisons pendantes des atomes de
surface) et aux états HOMO et
HOMO-1 de la molécule. Les niveaux calculés correspondent à une
molécule « libre », c’est-à-dire dans
notre cas, à une molécule physisorbée. La densité électronique des états
HOMO et HOMO-1 est représentée
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On voit nettement le caractère délocalisé de la molécule (densité
d’états répartie sur les trois branches
associées aux trois branches « brillantes » sur l’image STM). Le calcul
prédit une plus faible densité d’états
au-dessus du benzène (indiqué par la
flèche), que l’on retrouve bien au
centre de la molécule sur l’image
STM : cet accord avec le calcul nous
conforte dans l’interprétation que la
molécule est physisorbée.
Le même type de calcul a été fait
pour une molécule chimisorbée sur
la surface (figure 8a).
Figure 7 - a) états électroniques calculés
(HOMO et HOMO-1) et intégrés, pour une molécule physisorbée ; b) image STM associée à ces
états.
(c)
Physique des électrons
Dans ce cas, la configuration la
plus stable est associée à des liaisons
Si-C au niveau du benzène. On retrouve une délocalisation des états
avec maintenant, au niveau du benzène, une forte densité d’états (indiquée par la flèche).
Ce type de configuration est illustré par l’image STM de la figure 8b.
Sur cette image, la molécule est entourée. La zone en haut à gauche
doit être associée à des morceaux de
molécules, provenant de la destruction de certaines molécules durant la
sublimation. L’accord théorie-mesure suggère que la molécule est ici
chimisorbée.
On voit donc que grâce à des
images à des tensions bien définies,
images couplées à des calculs de
structure électronique, il est possible
d’analyser à l’échelle moléculaire la
nature d’une réaction chimique.
Figure 8 - a) états électroniques calculés
(HOMO et HOMO-1) et intégrés, pour une molécule chimisorbée ; b) image STM associée à ces
états.
Nous avons montré que le STM et
la spectroscopie offrent la possibilité
d’analyser la structure électronique
de nanostructures ou d’accéder à la
nature chimique d’interactions à
l’échelle moléculaire ou atomique.
Dans le cadre des nanosciences qui
réunissent la physique, la chimie et
maintenant la biologie, les problèmes d’interface et d’interaction
vont devenir primordiaux et le STM
est sans nul doute l’un des outils incontournables pour faire progresser
notre connaissance à l’échelle moléculaire ou atomique.
POUR EN SAVOIR PLUS
Jullian Chen (C.), « Introduction
to Scanning Tunneling Microscopy », Oxford series in optical and
imaging science, Oxford Universty Press, 1993
Stroscio (J.A.) et Kaiser (W. J.),
« Scanning Tunneling Microscopy », Methods of Experimental
Physics, Volume 27, Academic
Press, 1994.
Grandidier (B.) et al., Phys. Rev.
Lett. 85, 1068, 2000.
Grandidier (B.) et al., Surface
Science 473, 1, 2001.
Article proposé par :
Didier Stiévenard, tél. 03 20 19 79 71, didier.stievenard @isen.iemn.univ-lille1.fr,
en collaboration avec
Bruno Grandidier, tél. 03 20 19 78 63, [email protected],
Thierry Melin, tél. 03 20 19 79 26, [email protected],
Bernard Legrand, tél. 03 20 19 78 38, [email protected]
et Jean Philippe Nys, tél. 03 20 79 78 63, [email protected].
Les échantillons contenant les îlots InAs ont été fabriqués au LPN, par J.M. Gérard
et V. Thierry-Mieg. Les calculs de structures électroniques ont été réalisés par
Y.M. Niquet, C. Kzreminski, G. Allan et C. Delerue (IEMN).
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