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La raison et le réel La politique
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Introduction
Nos pensées sont généralement des opinions. Ce terme désigne des repré-
sentations partielles et mal éclaircies. Y échapper n’est pas chose aisée
puisque nous avons tous commencé par en former à l’époque de notre
enfance. Il se peut que les idées que notre entourage nous a inculquées
soient justes, mais nous les avons acceptées sans réflexion. Aussi, une des
tâches essentielles de celui qui aime savoir la vérité consiste à identifier et à
analyser les opinions afin de les dépasser. Cependant, leur nombre et leur
variété sont un obstacle. Faut-il les dénombrer toutes et les réfuter une à
une ? Leur multiplicité ne risque-t-elle pas de décourager un esprit animé
des meilleures intentions ? Il importe donc de réfléchir au sens de cette plu-
ralité lorsque nous recherchons la vérité.
1. Les raisons d’un conflit
A. Pourquoi distinguer vérité et opinion ?
Notre sujet présuppose une distinction dont il nous faut rendre raison.
L’idée de vérité est liée à celle d’essence, c’est-à-dire la totalité ordonnée
des propriétés fondamentales de ce que l’on veut définir. Qu’une chose soit
concerne son existence, mais ce qu’elle est constitue son essence. Par
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exemple, les dialogues de Platon s’efforcent de trouver la bonne définition
des valeurs politiques et morales du monde grec. La vérité est atteinte
lorsque celle-ci est énoncée. Il faut parvenir à « dire vrai ». Or justement,
cela n’est possible que s’il existe des essences. L’esprit qui philosophe pré-
suppose que la justice, le courage, etc., ne sont pas de simples mots que
chacun peut entendre comme il lui plaît, mais possèdent une signification
véritable, donc immuable. C’est précisément ce point qui conduit la philo-
sophie à s’opposer à l’opinion. Cette notion désigne un mode de pensée qui
comporte plusieurs caractéristiques. Opiner signifie d’abord émettre un avis,
juger. C’est un acte courant, mais auquel nous ne réfléchissons pas suffi-
samment. Platon lui reproche ainsi d’être l’expression d’un préjugé. Nous
décidons sans avoir examiné les raisons de notre choix. Nous croyons avoir
un jugement personnel alors que nous reproduisons inconsciemment des
pensées communes à notre situation familiale ou sociale. L’opinion est
parfois reliée à la notion d’idéologie, c’est-à-dire un ensemble de représen-
tations collectives par lesquelles un groupe justifie ses intérêts.
B. Les raisons de la pluralité
Ce dernier point permet d’expliquer la diversité de ce genre de pensée. Une
société est composée de différents classes ou milieux dont les buts ne sont
pas identiques et entrent en concurrence. La pluralité des opinions en est une
manifestation. On ne s’étonnera pas de ce phénomène si on se souvient que
ces jugements n’ont pas éclairé leur fondement. Dans la République, Platon
les nomme des représentations flottantes, comme si elles étaient mal arri-
mées. Par là est exprimé le fait que l’opinion varie, non seulement selon les
groupes mais aussi selon les individus. Leur ressort est souvent affectif. Son-
geons aux sondages sur les sujets de société. Nous voyons que les réponses
changent en fonction du moment où la question est posée. Un crime odieux
provoquera une montée des avis favorables au rétablissement de la peine de
mort alors que les mêmes personnes seront moins virulentes en temps
normal. C’est donc le propre de l’opinion de se fragmenter. C’est pourquoi la
défense de l’idée de vérité consiste logiquement à faire valoir la stabilité
immuable d’un monde d’essences, qu’il s’agit de définir correctement. Les
essences restent identiques à elles-mêmes quand les opinions changent avec
le temps. Une proposition vraie le demeure car elle dit ce qui est en échap-
pant à la partialité des points de vue.
[Transition]
Une fois élucidées les raisons de cette dualité, regardons maintenant en
quoi la diversité peut faire obstacle à la recherche de la vérité.
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2. La pluralité comme obstacle
A. Dogmatisme et scepticisme
La pluralité des opinions implique leur nombre. Or la prise de conscience de
leur multiplicité peut égarer l’esprit soucieux de vérité. Laquelle choisir entre
toutes ? Plusieurs tentations apparaissent. Le trouble qui nous saisit peut
conduire au dogmatisme. Nous en choisissons une à laquelle nous déci-
dons opiniâtrement de nous tenir. Nous préférons une certitude aveugle au
vertige que donne cette variété. Cette attitude a son opposé logique dans le
scepticisme. Il s’agit cette fois d’identifier toutes les opinions en décrétant
qu’elles sont fausses, et de nier l’existence même de la vérité. Le sceptique
argumente pour soutenir que nous ne pouvons pas connaître les choses
telles qu’elles sont. Leur essence nous est cachée car nos facultés nous
permettent uniquement de décrire la façon dont elles nous apparaissent.
Dire la vérité étant impossible, il faudrait se contenter de la pluralité des
points de vue. Aucun n’est vrai à strictement parler, mais certains sont plus
utiles car il font mieux vivre.
B. Le poids du nombre
Enfin, un esprit déterminé peut se décourager en pensant qu’il n’arrivera
jamais à réfuter toutes les opinions. Le poids du nombre semble vouer la
critique à une tâche interminable. Platon emploie fréquemment l’adjectif
« bariolé » pour caractériser les jugements non fondés. Leur fragilité les mul-
tiplie à l’infini et les fait tourbillonner à la manière d’un essaim d’abeilles. Par
exemple, s’il s’agit de rechercher l’essence de la vertu, il est facile de la
définir en fonction de la place sociale et du sexe. L’homme et la femme
n’ont pas les mêmes devoirs, ni le vieillard, le jeune, l’esclave, l’enfant, etc.
Ainsi naît le relativisme. La multiplication des points de vue divergents place
l’amoureux de la vérité dans la situation d’Hercule face à l’hydre de Lerne. Il
faudrait qu’il puisse abolir toutes les opinions en une seule fois, mais sans
pour autant supprimer l’idée de vérité. Est-ce envisageable ?
[Transition]
La lutte pour la vérité contre la diversité des pensées mal assurées nous a
conduit à l’image d’un combat frontal. Comment le mener ?
3. Le renversement de l’obstacle
A. La pluralité indice d’un problème
La diversité des points de vue sur un sujet est le signe d’une difficulté,
d’autant plus quand ils se contredisent. Socrate exerce sa réflexion sur les
opinions qu’on lui propose en réponse à ses questions, afin de révéler leur
insuffisance. Par exemple, le sens commun définit la piété en se référant aux
histoires racontées par les mythes, mais le philosophe montre que ces récits
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peuvent servir à justifier n’importe quoi. Ce qui est juste aux yeux d’un dieu
est injuste aux yeux d’un autre. Dans un autre domaine, Socrate attire tou-
jours l’attention de son interlocuteur sur le fait que nos sens nous donnent
des résultats différents, et surtout opposés. Un bâton plongé dans l’eau
apparaît brisé alors que nous venons de le voir droit. Le scepticisme en
conclut que rien n’est vrai, mais ne faut-il pas y voir une invitation à penser la
valeur de vérité du sensible ? Si les mots ont une signification ils doivent se
référer à des essences accessibles à l’esprit, qui raisonne en se passant des
sens. La pensée philosophique prend son essor à partir des opinions, en
élevant leur diversité à une opposition qui les fait se contredire. La tâche
consiste alors à dépasser ces contradictions pour formuler la vraie définition.
B. La réfutation radicale des opinions
Une difficulté reste à traiter. Comment réfuter cette pluralité d’avis
changeants ? Ce n’est possible qu’à la condition de les saisir à leur racine
et de rejeter tout ce qui est douteux afin de parvenir à une certitude
absolue. Descartes a pratiqué cette démarche au moyen d’un doute métho-
dique dans les Méditations métaphysiques. Il n’interroge pas le contenu de
nos pensées, puisque celui-ci est indéfiniment variable, mais il met en cause
la façon dont elles ont été formées. Or il apparaît que les jugements fondés
sur nos sens ne sont pas toujours fiables. Puis, Descartes affirme qu’il ne
peut plus distinguer la veille du rêve afin d’ôter tout crédit au témoignage de
ses sens. Il semble alors que seules les vérités mathématiques puissent
résister au doute, mais l’hypothèse d’un Malin Génie sert à suspendre leur
vérité. Dès lors, il ne reste plus que la certitude d’être un sujet pensant, un
esprit qui forme toutes ses pensées, même si le contenu de celles-ci aura
besoin d’une autre garantie pour pouvoir être dit vrai ou faux. La démarche
cartésienne est exemplaire de cette exigence de vérité qui pousse à
dépasser le plan des opinions vraisemblables au moyen d’une enquête
réfléchie qui fait violence à l’attitude commune.
Conclusion
En conclusion, nous avons vu que ce sujet nous demandait de préciser
deux notions essentielles de la philosophie. La diversité des opinions est un
obstacle à plusieurs titres pour l’esprit désireux de savoir la vérité. Cepen-
dant, les démarches que nous avons considérées voient dans cette
diversité une invitation à mieux penser en posant un problème. Si ce qui est
juste pour Zeus ne l’est pas pour son père, il n’est plus possible de se satis-
faire des mythes. La philosophie s’efforce ainsi de démasquer et de
dépasser le plan des opinions.
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