COMPOSITION DE PHILOSOPHIE ÉPREUVE COMMUNE : ÉCRIT Clotilde Badal-Leguil, Céline Bonicco, Vincent Bourdeau, Elodie Cassan, Grégoire Chamayou, Marion Chottin, Jacques Deschamps, Vincent Dolisi, Dimitri El Murr, Claire Etchegaray, Wolf Feuerhahn, Cécile Folschweiller, Pascal Garandel, MarieHélène Gautier, Bruno Gnassounou, Mathias Girel, Antoine Grandjean, Caroline Guibet-Lafaye, Florence Hulak, Laurent Jaffro, Laurent Lavaud, Aurélie Ledoux, Alice Le Goff, Arnaud Macé, Baptiste Mélès, Laurent Mérigonde, Christophe Miqueu, Gilles Moutot, François Pépin, Luc Peterschmitt, Sabine Plaud, Olivier Renaut, Audrey Rieber, Elsa Rimboux-Rossignol, Claire Schwartz, Cyril Selzner, Pascal Sévérac, Muriel Van Vliet, Christelle Veillard, Lorenzo Vinciguerra. Coefficient : 3 ; durée : 6 heures SUJET : « Qu’est-ce qui est hors la loi ? » L’épreuve de philosophie de la banque commune a désormais pour périmètre, lors de l’écrit, un domaine choisi dans une liste de six domaines possibles. Pour la session 2012, il s’agissait du domaine «la politique, le droit». Il convient de rappeler que, dans cette nouvelle présentation du programme des épreuves écrites et orales, le rattachement des domaines soit à l’axe de la « connaissance », soit à l’axe de l’« action », qui était de règle jusqu’à la session 2011, a disparu, en même temps que le périmètre de l’écrit passait de deux domaines à un seul. Cette disparition manifestait l’intention de marquer que le passage à un seul domaine, pour l’écrit, n’était pas un resserrement sur un territoire très spécialisé ; les candidats et leurs professeurs étaient ainsi invités à donner à l’étude du domaine choisi une portée qui concernât aussi l’ensemble de la philosophie, au-delà d’une division rigide entre philosophie théorique et philosophie pratique. Cette année, le jury avait conçu le sujet, croyait-il, de manière à ne pas encourager le simple déversement par les candidats des fiches, mémentos, manuels, cours jivarisés, lectures racornies par une bristolisation excessive, et autres compendiums, qui font le désespoir des correcteurs. Rien ne paraît pouvoir dissuader une masse de candidats de restituer à la moindre occasion, c’est-à-dire hors de propos, des matières qu’ils ont avalées durant l’année, mais qu’ils n’ont pas digérées. C’est une supplique que nous lançons afin que les candidats accordent toute leur attention au sujet qui leur est proposé et ne le considèrent pas comme une simple invitation à la récitation de topos qui pourraient convenir à un grand nombre de questions. Il existe une seule fiche qui soit réellement utile le jour du concours : c’est le sujet. Nous avions pensé qu’en posant la question « qu’est-ce qui est hors la loi ? », nous incitions les candidats à se placer dans une situation où la réflexion, l’imagination, l’invention, seraient indispensables. Mais cette invitation n’a pas toujours été suivie d’effets. Bien trop souvent, la question « qu’est-ce qu’une loi politique ? » ou d’autres questions de cours ont été substituées à l’étude du sujet. Le bien connu était alors mobilisé, mais pour faire obstacle à ce qui pouvait sembler inconnu au candidat dans l’ensemble des questions qu’évoquait le sujet. Les élèves sont cependant, en général, assez rompus à l’exercice de dissertation pour faire quelques bonnes distinctions qui leur permettent d’esquisser une vraie réflexion. Un très grand nombre de copies — mais on ne se lasse pas de la vérité — répètent à juste titre qu’il faut distinguer entre la négation (absence) et la privation (opposition) : on peut être hors la loi en étant « sans » loi, ou bien en étant « contre » la loi. Cette distinction étant faite, la plupart poursuivent en essayant de décrire les manières d’être « contre » la loi. Mais rares sont les copies qui explorent plusieurs manières d’être « sans » loi, et s’interrogent sur les situations ou les conduites dans lesquelles on échappe à l’empire de la loi. On gagnait à s’aider d’exemples concrets. Vivre en concubinage, relativement à l’état du mariage ou à des contrats de vie commune, est-ce être vraiment hors la loi ? Dans un autre registre, qu’en est-il des diverses zones maritimes qui ne relèvent pas de la juridiction d’un Etat ? Ou encore, pour poser une question sans doute encore trop générale, peut-on délimiter dans la sphère privée un noyau qui échapperait complètement à la normativité politique ou juridique ? Les candidats ne résistent pas à leur fascination pour les exemples ou cas les plus dramatiques : l’état d’exception, dans lequel la protection des libertés individuelles est suspendue ; ou encore l’état de pure anomie (souvent confondu avec le précédent) dont toute règle juridique est absente. Dans ce registre dramatique, on pouvait s’intéresser à des formes radicales de bannissement qui n’excluent pas seulement l’individu d’un territoire, mais aussi de la protection juridique dont il bénéficiait dans ce territoire. On pouvait alors s’intéresser à l’outlaw ou au proscrit, entendu comme la personne dont la mort civile, sociale, juridique, a été prononcée. Le sujet invitait ainsi, par sa formulation, à construire la réflexion à partir d’exemples. De jeunes candidats ont à leur disposition, sinon une expérience directe, du moins les ressources de la littérature et du cinéma (on s’attendait à de nombreuses références au genre du western, cela n’a pas été le cas). Une seconde question (évidemment aussi pertinente que celle en laquelle le sujet consistait), « qu’est-ce qu’être hors la loi ? », pouvait être abordée correctement dès lors qu’on avait suivi la consigne que portait implicitement la première question « qu’est-ce qui est hors la loi ? ». En effet, cette première question conduisait à identifier quelques exemples concrets à propos desquels on allait pouvoir instruire la seconde question. Celle-ci pouvait alors être entendue, pour parler comme les grammairiens, de re : au vu de cet exemple-ci et de cet exemple-là, qu’est-ce qu’être hors la loi ? Malheureusement, les candidats interprètent presque systématiquement cette question de dicto : si jamais quelque chose (quoi que cela puisse être, sans qu’on le sache précisément, puisqu’on n’est pas parti d’exemples) est hors la loi, qu’est-ce qu’être hors la loi ? La différence entre ces deux approches est très importante. Dans un cas, on centre le propos sur l’examen des exemples, et on instruit la question à l’aide de cet examen. Dans l’autre, on a pour unique guide la notion d’« être hors la loi », elle-même dépendante de l’analyse du concept de loi. Dans les deux cas, on a évidemment besoin de cette notion. Toute la question est de savoir si elle suffit à constituer le point de départ de l’argument. Une autre lacune importante, du point de vue de cette notion, est que la loi n’est pas l’objet d’une caractérisation suffisamment ouverte. Il est très difficile de parler de la loi, ici, sans préciser que le terme renvoie à plusieurs choses et questions bien distinctes : la loi sous la forme de la norme politique ou juridique, voire de l’obligation, éventuellement accompagnée de sanctions ; ou la loi au sens du droit en général ; ou la loi au sens de l’autorité politique en général ; ou la loi au sens d’un ordre non politique qui prétend régir la conduite humaine, et que l’on peut concevoir de plusieurs manières, en le rapportant à la tradition, ou à la nature, ou la morale, ou à une volonté divine... Mais le plus souvent, au lieu de cette caractérisation disjonctive (la loi, c’est ceci ou cela, ou encore cela) qui était indispensable pour que le propos embrasse, ou du moins envisage (car nul n’est tenu de traiter de tous les aspects pertinents), toute l’étendue du sujet, le jury a rencontré des restrictions, réductions, spécifications qui vont jusqu’à l’étouffement. Pour de nombreux candidats, la loi, c’est la loi criminalisante, et le droit, c’est le droit pénal, point final. Alors la seule forme de désobéissance au pouvoir politique, c’est bien évidemment le crime, désormais toujours entouré d’une aura de rébellion. Le jury s’étonne que les candidats n’aient aucune conscience de la diversité des manières dont le droit intervient pour régler les interactions sociales ni, a fortiori, de la diversité du droit lui-même. Ayant échoué à donner un contenu à l’intuition selon laquelle être « hors » n’est pas nécessairement être « contre », et s’étant replié sur une conception sécuritaire du droit, de très nombreuses copies passaient alors à une tentative de description de la « figure » du hors la loi, qui obtenait à ce stade ses galons sous la forme de tirets. Le hors-la-loi était ainsi dépeint sous l’aspect du desperado, du renégat, du rebelle, sur une échelle qui allait du crime de droit commun à la révolte politique, mais, curieusement, sans que l’idée de l’anarchie soit affrontée et questionnée. La caractérisation du hors-la-loi comme individu qui transgresse les règles sociales et politiques était simpliste : comme si la transgression elle-même suffisait à faire de l’individu un hors-la-loi. On aurait aimé lire plus de copies qui le présentent comme un individu qui a une disposition bien ancrée à transgresser la loi, qui s’oppose à la loi comme par habitude. On aurait également apprécié que le hors-la-loi ne soit pas réduit au seul cas du rebelle solitaire, de l’ennemi public numéro un, mais soit présenté sous l’aspect de son intégration à une collectivité. Il aurait été alors possible de poser la question, au-delà des individus, des sociétés dites (par un anglicisme qu’on finit par accepter) « alternatives », ou parallèles, comme la mafia, qui sécrètent leurs propres codes et considèrent, par un renversement complet, ceux qui les ignorent ou les contestent comme des hors-la-loi. On pouvait aussi se poser la question du nombre : être seul à être hors la loi, être quelques-uns à l’être, ou un grand nombre, ou encore l’être tous, cela change certainement beaucoup de choses à la physionomie du problème, dans la théorie comme dans la pratique. Une autre interrogation indispensable à une phénoménologie minimale de cette figure portait sur le caractère volontaire ou involontaire de cette disposition. Presque tous les candidats, parce qu’ils font du hors-la-loi un rebelle, estiment qu’il va de soi qu’il l’est par sa décision, voire par sa décision libre. Il suffit pourtant d’ouvrir un journal pour découvrir des situations comme celles des « sans papiers » qui invitent à questionner cette fausse évidence. Sur un autre plan, on pouvait se documenter aussi à partir de l’analyse d’un « parcours » de hors-la-loi, pourquoi pas en s’aidant d’œuvres littéraires qui s’attachent à représenter ce genre d’histoire. Sur un tel sujet, les évaluations implicites ou explicites, notamment morales, sont tentantes. Certains n’échappent pas au simplisme selon lequelle si une loi est injuste, alors être contre cette loi est juste. Le correcteur se demande alors si la lecture de l’Apologie de Socrate n’a pas rencontré quelque obstacle dans l’esprit du rédacteur. Ayant commencé par ce hors-la-loi (réduit au rebelle), de nombreuses copies finissaient par l’étude d’un hors la loi, sans tirets cette fois, dont l’existence est pour elles incontestable : la nature. Ou bien elles faisaient le chemin inverse. Dans les meilleurs cas, ce que les candidats appellent « l’histoire d’Antigone » (hélas le plus souvent non rapportée à Sophocle, et parfois ayant pour seul auteur connu Jean Anouilh, sans que l’analyse hégélienne soit jamais sollicitée) permettait de faire le pont entre la nature et la rébellion. C’était alors l’occasion de dramatiser l’opposition entre la justice par nature et la justice politique, conventionnelle, ou, moins souvent, alors que c’eût été plus fidèle à Sophocle, l’opposition entre la loi religieuse de la famille, centrée sur le soin des morts, et la loi de la cité et la religion publique. Il y avait certainement beaucoup de choses à tirer de l’analyse de l’attitude d’Antigone, dont la passion, selon Hegel, porte une vérité éternelle à la fois éthique et religieuse et constitue ainsi la défense d’un intérêt non pas individuel, mais commun. Mais Antigone, dans la plupart des copies, n’est que la représentante du parti du « droit naturel ». Qu’est-ce que le droit naturel ? Trop de candidats, quand ils en fournissent le concept, croit par là en établir l’existence. Ayant indiqué que ce droit est antérieur à toute législation humaine, qu’il est universel, immuable, etc., ils en supposent dogmatiquement la réalité. Il semble aller de soi qu’il existe un tel droit naturel. Ce droit est, pense-t-on en outre, intrinsèquement bon. Il serait la même chose que la moralité accomplie. En comparaison, les législations instituées dans les Etats seraient non seulement imparfaites, changeantes, contingentes dans leur contenu et dans leur forme, etc., mais, en outre, moralement délétères. Le positiviste, juriste ou philosophe, est évidemment l’ennemi. Les positivistes sont, selon de nombreuses copies, à peu près indiscernables des tenants de l’absolutisme, voire des apologues de la force brute. Hobbes, Carl Schmitt (dont l’importance philosophique, à en juger par la fréquence des références dont il fait l’objet, paraît bien supérieure à celles de Hegel, Kant, Locke, Rousseau), et Kelsen, ces trois méchants esprits disent en gros la même chose. Le correcteur se pince. Lorsque les copies discutent sommairement la distinction entre droit naturel et droit positif, elles commettent presque toutes deux fautes de méthode : elles confondent une thèse conceptuelle avec une thèse existentielle, en supposant qu’il suffit, pour pouvoir tabler sur son existence, de savoir à peu près quelle idée on doit se faire du droit naturel ; elles prennent globalement le parti du droit naturel pour assimiler, de manière non seulement très normative, mais aussi très idéologique, le droit positif à ce que les affreux positivistes substituent au droit naturel dont nous avons absolument besoin pour préserver notre humanité. Les candidats auraient meilleur temps de dresser la liste des droits et des obligations qui constituent des articles plausibles du droit naturel, pour ensuite se demander de quelle manière on les fait valoir concrètement. Ils verraient alors mieux le rôle que joue le droit positif en cette affaire. Ils pourraient réfléchir, par exemple, au sens politique (dans la positivité d’une législation) d’une « déclaration » ou « proclamation » de ces droits fondamentaux. Leur formation en histoire leur donne les moyens d’en parler assez concrètement et en échappant au parti-pris des amis de la morale et de la nature contre les méchants partisans de la convention. Rappelons que les candidats sont libres de leurs références aux textes philosophiques. Le jury est curieux de voir mobilisée l’argumentation ou la conceptualité de tel ou tel auteur. Tout ce qu’il exige à cet égard, est que les références soient pertinentes (en rapport direct avec le propos du candidat, à supposer que celui-ci soit pertinent relativement au sujet), précises (elles consistent en la mention non pas de la doctrine de x ou y, mais de telle partie de tel ouvrage de x ou y), et enfin exactes (elles s’appuient sur une connaissance de première main de ce texte sans laquelle les approximations et les contresens sont inévitables). Il est rassurant de constater que la marge de progression possible des candidats, sur ce point, est gigantesque. Les auteurs les plus maltraités, cette année, ont été Hobbes, Locke, et Rousseau. La connaissance de quelques parties centrales des œuvres canoniques de ces auteurs si souvent cités dans les copies pouvait constituer un atout précieux. Malheureusement, les compétences d’une immense majorité de candidats en histoire de la philosophie relèvent de la connaissance par ouï-dire. Par exemple, il n’est pas acceptable que des élèves qui prétendent avoir travaillé sur quelques chapitres du Léviathan de Hobbes montrent leur ignorance complète de la distinction entre droit (jus, right) et loi (lex, law), qui donne lieu au chapitre 14 de cet ouvrage à la distinction entre loi de nature et droit de nature. Qu’on ne se méprenne pas : la connaissance de cette distinction n’était pas attendue par le jury dans l’absolu. Mais si un candidat choisit d’argumenter à partir du Léviathan sur une telle question, il est supposé être capable de restituer les distinctions les plus importantes qu’effectue cet auteur et qui sont très utiles pour avancer dans la compréhension du sujet. Toutes ces remarques n’ont qu’un seul but : encourager les candidats de la session 2013 à faire mieux encore que leurs camarades de 2012, en particulier en se préparant par une fréquentation plus directe, plus attentive, bref plus personnelle, de quelques textes philosophiques en rapport avec le domaine de l’écrit.