Cette préparation des âmes est visible. Le discrédit du paganisme, la croyance
philosophique à l'unité de Dieu, à la Providence, de vagues désirs d'immortalité,
la science de l'âme, le goût de la méditation intérieure et mystique, les idées
nouvelles de fraternité, de pureté, les exercices ascétiques, le dégoût des plaisirs
et du monde, un certain besoin de croire et d'adorer, la manie même de prêcher,
tant d'autres dispositions presque chrétiennes semblaient appeler une foi
nouvelle. Le monde ancien devait la repousser quand elle parut, parce qu'il la
méconnut d'abord, mais elle était faite pour lui.
Si le christianisme s'était offert au monde quelques siècles plus tôt, il n'aurait pas
été compris. Qu'on se figure saint Paul prêchant dans Athènes au temps de
Périclès, à Rome, à l'époque des guerres puniques et de Caton l'ancien, n'est-il
pas évident que le patriotisme encore ardent, la religion païenne solidement
établie, l'orgueil intraitable d'une société élégante ou forte. satisfaite d'elle-
même, auraient repoussé l'étranger sans se laisser entamer ? Sous l'empire, la
lutte devait être vive encore, tristement sanglante, mais du moins l'héroïsme
chrétien pouvait espérer la victoire.
Mais ce sont là de bien grandes questions à propos d'un livre plus descriptif que
dogmatique, où nous avons voulu peindre tout simplement l'état des esprits et
des âmes sous l'empire romain. Il n'est pas entré dans notre dessein de faire
l'exposition philosophique des doctrines et des systèmes, qui a été faite souvent
dans ces derniers temps avec beaucoup de science et d'autorité. Seulement il
nous a paru qu'on pouvait dire quelque chose qui ne fût pas sans nouveauté sur
les caractères pratiques de la philosophie à cette époque, sur la propagande
intime ou populaire des idées morales, sur ce que les anciens appelaient la
parénétique et que les chrétiens ont appelé la prédication et la direction de
conscience. Sénèque, Perse, Dion Chrysostome, Épictète et Marc-Aurèle font
entendre les divers accents de ce stoïcisme prêcheur, tandis que Juvénal et
Lucien, en découvrant l'état social, politique et religieux du monde ancien, font
comprendre pourquoi cette noble philosophie a été impuissante. Ce livre ne
renferme donc qu'une suite de tableaux sur la société romaine, que nous avons
tâché de rendre clairs et simples. Nous en avons écarté tout appareil d'érudition.
A force d'écrire pour les seuls savants, on a fait de la philosophie et de la
littérature antiques une sorte de domaine réservé, interdit aux profanes. Comme
la connaissance des idées morales et de leur histoire nous parait convenir à tout
le monde, et comme il est possible d'être exact sans être trop didactique, nous
avons renoncé aux dissertations spéciales, qui souvent ne sont utiles qu'à
quelques-uns et qui rebutent le grand nombre.
Nous croirions n'avoir pas perdu nôtre peine si nous inspirions à quelques
personnes peu familiarisées avec l'antiquité le désir de lire ces beaux livres de
morale que nous examinons. Elles y trouveraient un sujet d'étonnement, peut-
être même d'édification. Je sais bien qu'aujourd'hui la faveur n'est plus à ce,
méditations morales où se plaisaient nos pères au dix-septième siècle surtout,
alors qu'on se nourrissait de Sénèque et de Marc-Aurèle aussi bien que de Nicole.
Aujourd'hui les dispositions des esprits ne sont plus les mêmes. Les uns trouvent
que les traités de morale chrétienne, si fort goûtés autrefois, ne sont plus faits
pour notre temps ; les autres estiment que la morale païenne est fausse et
dangereuse. Les attaques se croisent et vont discréditant la littérature religieuse
et la sagesse profane. Je ne sais ce que le monde y gagnera quand on lui aura
souvent répété qu'il ne faut écouter ni les saints, ni les philosophes. Les
indifférents seront les seuls sages. Bernardin de Saint-Pierre raconte qu'un
écrivain disait un jour à J. J. Rousseau qu'il s'occupait du projet de démontrer la