© Hatier 2002-2003
Éthique). Pour devenir soi-même, il ne s’agit donc pas de condamner les passions d’un point
de vue moral. Il faut au contraire admettre que l’accès au moi est une conquête progressive,
qui implique de développer les lumières de la raison afin de connaître les passions, sachant
qu’elles font partie de la nature humaine. Être soi-même, être un moi capable de
s’autodéterminer et de se reconnaître dans ses actes, ses aspirations, ses désirs, n’est donc pas
un donné et ne peut être qu’une conquête progressive, cette progression suivant celle des
lumières de la raison théorique. La connaissance des causes qui nous déterminent est ici la
condition de possibilité d’une distinction entre ce qui est vraiment moi et ce qui n’est que
l’effet en moi d’une contrainte. C’est en combattant l’illusion qui fait naître la passion que je
serai capable de devenir moi-même.
2. Non, dans la passion je ne suis pas moi-même
A. La passion, en tant qu’elle s’apparente à une forme de folie, me dépossède de moi-
même
Lorsqu’il s’agit de punir un crime passionnel, la justice est généralement plus clémente que
lorsqu’il s’agit d’un crime prémédité. On admet que la passion – la jalousie, l’amour
notamment – relève d’une forme de folie. Victime de la passion qui l’habite, l’individu n’agit
plus librement et n’est plus que le jouet de sa passion. Si le passionné reste coupable des actes
répréhensibles qu’il commet – c’est bien lui qui agit –, sa responsabilité est néanmoins
difficile à évaluer car il n’aura pas agi délibérément. La passion peut donc être qualifiée
d’« aliénante » puisque j’agis tout en étant étranger à mes actes. Dans la passion, je ne suis
pas moi-même en tant que ma volonté n’est pas pleinement à l’initiative de mes actes.
Demander si je suis moi-même « dans » la passion, c’est déjà supposer que la passion est un
état émotionnel dans lequel on est pris, une autorité qui nous contraint sans que nous l’ayons
choisie. Je ne suis plus moi-même dans la mesure où la passion dans laquelle je suis pris
emporte avec elle tous mes repères, valeurs, impératifs de prudence, devoir moral… qui
régissaient jusqu’à présent mon existence. La passion est donc un principe d’action qui pousse
l’individu à enfreindre des règles, des lois dont le passionné reconnaît l’autorité dès lors qu’il
« reprend ses esprits ».
B. La passion fausse l’usage de l’entendement
Être soi-même, ce n’est pas seulement être maître de ses actes. Mon identité réside également
dans l’usage de ma faculté de juger. Le passionné n’est pas seulement incapable de vouloir
librement : il est d’abord incapable d’examiner objectivement les termes entre lesquels il
s’agit de choisir. Ainsi, le joueur passionné ne veut pas jouer : il y est contraint par la
passion ; mais il n’est pas non plus apte à juger des avantages et des inconvénients du jeu. En
effet, la passion une fois à son comble tend à prendre le pas sur tout ce qui constituait
jusqu’alors le caractère de l’individu : le « moi » est ainsi phagocyté par la passion (cf. la
« cristallisation », Stendhal). La passion nous fait non seulement renoncer à tout ce qui ne
concerne pas l’objet de notre passion, mais elle parvient même à modifier notre perception du
monde, d’autrui, et de nous-mêmes : tout, désormais, sera mesuré à l’aune de l’objet de notre
passion, élevé au rang d’absolu.
C. Dans la passion, je choisis de ne pas être un moi autonome