Dans la passion suis-je moi-même ? Corrigé (plan détaillé) Introduction 1. Oui, dans la passion je suis moi-même A. Les passions sont le contenu même de la vie Si, comme Descartes, on définit les passions comme des pensées que l’âme ne peut pas diriger parce qu’elles sont provoquées par le corps, il est vrai qu’on peut être amené à confondre nos passions avec notre volonté, et ainsi perdre la maîtrise de soi. Cependant, si les excès des passions peuvent être nuisibles, il ne s’agit pourtant pas de les éradiquer pour être soi-même, car elles sont « presque toutes bonnes » (Descartes, Correspondance avec Élisabeth). Elles sont le contenu même de la vie. Autrement dit, sans elles, la liberté ne serait qu’une liberté d’indifférence. Si donc les excès des passions peuvent nous mettre en contradiction avec nous-mêmes et avec les autres, il suffit d’agir « avec industrie » sur nos passions pour les régler simplement. Ainsi, puisque l’homme ne se définit pas seulement comme une substance pensante, mais comme « union de l’âme et du corps », les passions font partie intégrante du moi. « Moi » désigne ici non seulement la nature humaine, mais également la complexion spécifique de l’individu particulier : la passion est effectivement ce qui nous permet de nous caractériser individuellement. Si la raison est universelle, la passion, elle, nous particularise. B. Seule la passion est motif d’action Si la raison est conçue comme strictement théorique (Hume), et que seule la passion est dynamique et moteur de l’action, alors il n’y a plus lieu de croire en un déchirement de l’individu entre sa raison et sa passion. La passion n’est pas déraisonnable puisqu’elle n’est pas une idée : la déraison, dans cette perspective, ne peut être que l’erreur commise par le jugement. La passion, elle, ne juge pas : elle nous fait agir et nous inscrit par là dans l’existence. Ainsi, la passion procède de mon identité puisque sans elle je ne serais que pur pouvoir de contemplation, prévision et jugement, sans aucune prise dans ce monde, sans inscription dans le moment présent : « La raison à elle seule ne peut jamais produire une action, ni engendrer une volition » (Hume). C. La passion participe de mon identité : la pleine conscience de soi implique que l’on tienne compte des passions Si, dans la passion, il semble que l’on soit victime d’une illusion, il reste à savoir si l’idée d’une pleine possession immédiate de soi-même n’est pas elle aussi une forme d’illusion. En effet, penser que je suis moi-même dès lors que j’ai la capacité de choisir et de me déterminer moi-même sans avoir l’impression de subir une quelconque contrainte ne signifie pas que je sois de fait pleinement maître de moi-même. Le libre choix lui-même pourrait n’être qu’une illusion, car il ne serait que le résultat de l’ignorance de nos déterminations (Spinoza, © Hatier 2002-2003 Éthique). Pour devenir soi-même, il ne s’agit donc pas de condamner les passions d’un point de vue moral. Il faut au contraire admettre que l’accès au moi est une conquête progressive, qui implique de développer les lumières de la raison afin de connaître les passions, sachant qu’elles font partie de la nature humaine. Être soi-même, être un moi capable de s’autodéterminer et de se reconnaître dans ses actes, ses aspirations, ses désirs, n’est donc pas un donné et ne peut être qu’une conquête progressive, cette progression suivant celle des lumières de la raison théorique. La connaissance des causes qui nous déterminent est ici la condition de possibilité d’une distinction entre ce qui est vraiment moi et ce qui n’est que l’effet en moi d’une contrainte. C’est en combattant l’illusion qui fait naître la passion que je serai capable de devenir moi-même. 2. Non, dans la passion je ne suis pas moi-même A. La passion, en tant qu’elle s’apparente à une forme de folie, me dépossède de moimême Lorsqu’il s’agit de punir un crime passionnel, la justice est généralement plus clémente que lorsqu’il s’agit d’un crime prémédité. On admet que la passion – la jalousie, l’amour notamment – relève d’une forme de folie. Victime de la passion qui l’habite, l’individu n’agit plus librement et n’est plus que le jouet de sa passion. Si le passionné reste coupable des actes répréhensibles qu’il commet – c’est bien lui qui agit –, sa responsabilité est néanmoins difficile à évaluer car il n’aura pas agi délibérément. La passion peut donc être qualifiée d’« aliénante » puisque j’agis tout en étant étranger à mes actes. Dans la passion, je ne suis pas moi-même en tant que ma volonté n’est pas pleinement à l’initiative de mes actes. Demander si je suis moi-même « dans » la passion, c’est déjà supposer que la passion est un état émotionnel dans lequel on est pris, une autorité qui nous contraint sans que nous l’ayons choisie. Je ne suis plus moi-même dans la mesure où la passion dans laquelle je suis pris emporte avec elle tous mes repères, valeurs, impératifs de prudence, devoir moral… qui régissaient jusqu’à présent mon existence. La passion est donc un principe d’action qui pousse l’individu à enfreindre des règles, des lois dont le passionné reconnaît l’autorité dès lors qu’il « reprend ses esprits ». B. La passion fausse l’usage de l’entendement Être soi-même, ce n’est pas seulement être maître de ses actes. Mon identité réside également dans l’usage de ma faculté de juger. Le passionné n’est pas seulement incapable de vouloir librement : il est d’abord incapable d’examiner objectivement les termes entre lesquels il s’agit de choisir. Ainsi, le joueur passionné ne veut pas jouer : il y est contraint par la passion ; mais il n’est pas non plus apte à juger des avantages et des inconvénients du jeu. En effet, la passion une fois à son comble tend à prendre le pas sur tout ce qui constituait jusqu’alors le caractère de l’individu : le « moi » est ainsi phagocyté par la passion (c f. la « cristallisation », Stendhal). La passion nous fait non seulement renoncer à tout ce qui ne concerne pas l’objet de notre passion, mais elle parvient même à modifier notre perception du monde, d’autrui, et de nous-mêmes : tout, désormais, sera mesuré à l’aune de l’objet de notre passion, élevé au rang d’absolu. C. Dans la passion, je choisis de ne pas être un moi autonome © Hatier 2002-2003 On pourrait alors penser qu’il suffirait de combattre les passions pour accéder à la pleine possession de soi. Cependant, en tant que « gangrène de la raison pratique » (Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant), la passion est justement comparable à une maladie qu’il faut combattre – au sens d’une obligation morale ici –, mais que le passionné, précisément, choisit de ne pas combattre : il est comme « un malade qui ne veut pas guérir ». En effet, bien que les passions empêchent d’être libre, en tant qu’elles sont « une inclination devenue constante qu’on ne peut pas ou difficilement maîtriser » (ibid.), elles sont néanmoins choisies par le libre arbitre du sujet. La présence de la loi morale en nous nous atteste l’existence de la liberté comme autonomie de la volonté, mais lorsque nous sommes passionnés nous choisissons en quelque sorte librement de ne pas être libres. Ainsi, dans la passion je suis bien moi-même en tant que sujet sensible, mais je choisis de ne pas être le sujet raisonnable que ma conscience morale exige que je sois. 3. La passion n’est aliénante que dans une perspective qui considère le « je » comme susceptible d’être figé dans une définition stable A. La passion est un pouvoir d’affirmation de soi La passion n’est aliénante et déraisonnable que dans une perspective qui exhorte à renoncer à la jouissance, et plus largement à la vie dans sa dimension créatrice. La passion peut en effet être spiritualisée (Nietzsche) et être le moteur de l’affirmation de mon pouvoir créateur. Ainsi, dans la passion le moi élabore sa propre « identité », celle-ci n’étant plus conçue comme une « nature », comme une définition stable, mais comme un processus dynamique d’interprétation du réel. B. Je ne me perds pas dans la passion parce que le « moi » n’est pas un objet déterminé susceptible d’être connu et défini La passion ainsi réassumée et dégagée d’un examen strictement moral n’est pas aliénante mais, du fait qu’elle capte entièrement notre volonté, elle empêche toute introspection, tout mouvement réflexif que suppose la question « Suis-je moi-même ? » Cela ne signifie pourtant pas qu’une quelconque domination des passions permettrait d’accéder à une connaissance claire et objective du moi. En effet, lorsqu’elle se rapporte à elle-même, la conscience demeure extérieure à elle-même dans cette visée. À strictement parler, je ne suis jamais moimême puisque « le regard réflexif altère le fait de conscience sur lequel il se dirige (…). L’être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière » (Sartre). La passion comme tension dynamique peut donc être considérée comme procédant de mon identité dès lors que l’on admet que le « je » est fondamentalement « intentionnalité ». La passion ne saurait m’aliéner puisque mon identité est d’abord projet et non un donné défini et achevé. Conclusion Ouvertures Lectures – Descartes, Les Passions de l’âme, Gallimard, coll. « Idées ». – Hume, Traité de la nature humaine, Aubier. © Hatier 2002-2003 – Spinoza, Éthique, Flammarion, coll. « GF ». – Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin. – Nietzsche, Crépuscule des idoles, Hatier. – Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, coll. « Tel ». © Hatier 2002-2003