© Hatier 2002-2003
Dans la passion suis-je moi-même ?
Corrigé
(plan détaillé)
Introduction
1. Oui, dans la passion je suis moi-même
A. Les passions sont le contenu même de la vie
Si, comme Descartes, on définit les passions comme des pensées que l’âme ne peut pas diriger
parce qu’elles sont provoquées par le corps, il est vrai qu’on peut être amené à confondre nos
passions avec notre volonté, et ainsi perdre la maîtrise de soi. Cependant, si les excès des
passions peuvent être nuisibles, il ne s’agit pourtant pas de les éradiquer pour être soi-même,
car elles sont « presque toutes bonnes » (Descartes, Correspondance avec Élisabeth). Elles
sont le contenu même de la vie. Autrement dit, sans elles, la liberté ne serait qu’une liberté
d’indifférence. Si donc les excès des passions peuvent nous mettre en contradiction avec
nous-mêmes et avec les autres, il suffit d’agir « avec industrie » sur nos passions pour les
régler simplement. Ainsi, puisque l’homme ne se définit pas seulement comme une substance
pensante, mais comme « union de l’âme et du corps », les passions font partie intégrante du
moi. « Moi » désigne ici non seulement la nature humaine, mais également la complexion
spécifique de l’individu particulier : la passion est effectivement ce qui nous permet de nous
caractériser individuellement. Si la raison est universelle, la passion, elle, nous particularise.
B. Seule la passion est motif d’action
Si la raison est conçue comme strictement théorique (Hume), et que seule la passion est
dynamique et moteur de l’action, alors il n’y a plus lieu de croire en un déchirement de
l’individu entre sa raison et sa passion. La passion n’est pas déraisonnable puisqu’elle n’est
pas une idée : la déraison, dans cette perspective, ne peut être que l’erreur commise par le
jugement. La passion, elle, ne juge pas : elle nous fait agir et nous inscrit par là dans
l’existence. Ainsi, la passion procède de mon identité puisque sans elle je ne serais que pur
pouvoir de contemplation, prévision et jugement, sans aucune prise dans ce monde, sans
inscription dans le moment présent : « La raison à elle seule ne peut jamais produire une
action, ni engendrer une volition » (Hume).
C. La passion participe de mon identité : la pleine conscience de soi implique que l’on
tienne compte des passions
Si, dans la passion, il semble que l’on soit victime d’une illusion, il reste à savoir si l’idée
d’une pleine possession immédiate de soi-même n’est pas elle aussi une forme d’illusion. En
effet, penser que je suis moi-même dès lors que j’ai la capacité de choisir et de me déterminer
moi-même sans avoir l’impression de subir une quelconque contrainte ne signifie pas que je
sois de fait pleinement maître de moi-même. Le libre choix lui-même pourrait n’être qu’une
illusion, car il ne serait que le résultat de l’ignorance de nos déterminations (Spinoza,
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Éthique). Pour devenir soi-même, il ne s’agit donc pas de condamner les passions d’un point
de vue moral. Il faut au contraire admettre que l’accès au moi est une conquête progressive,
qui implique de développer les lumières de la raison afin de connaître les passions, sachant
qu’elles font partie de la nature humaine. Être soi-même, être un moi capable de
s’autodéterminer et de se reconnaître dans ses actes, ses aspirations, ses désirs, n’est donc pas
un donné et ne peut être qu’une conquête progressive, cette progression suivant celle des
lumières de la raison théorique. La connaissance des causes qui nous déterminent est ici la
condition de possibilité d’une distinction entre ce qui est vraiment moi et ce qui n’est que
l’effet en moi d’une contrainte. C’est en combattant l’illusion qui fait naître la passion que je
serai capable de devenir moi-même.
2. Non, dans la passion je ne suis pas moi-même
A. La passion, en tant qu’elle s’apparente à une forme de folie, me dépossède de moi-
même
Lorsqu’il s’agit de punir un crime passionnel, la justice est généralement plus clémente que
lorsqu’il s’agit d’un crime prémédité. On admet que la passion – la jalousie, l’amour
notamment – relève d’une forme de folie. Victime de la passion qui l’habite, l’individu n’agit
plus librement et n’est plus que le jouet de sa passion. Si le passionné reste coupable des actes
répréhensibles qu’il commet – c’est bien lui qui agit –, sa responsabilité est néanmoins
difficile à évaluer car il n’aura pas agi délibérément. La passion peut donc être qualifiée
d’« aliénante » puisque j’agis tout en étant étranger à mes actes. Dans la passion, je ne suis
pas moi-même en tant que ma volonté n’est pas pleinement à l’initiative de mes actes.
Demander si je suis moi-même « dans » la passion, c’est déjà supposer que la passion est un
état émotionnel dans lequel on est pris, une autorité qui nous contraint sans que nous l’ayons
choisie. Je ne suis plus moi-même dans la mesure où la passion dans laquelle je suis pris
emporte avec elle tous mes repères, valeurs, impératifs de prudence, devoir moral… qui
régissaient jusqu’à présent mon existence. La passion est donc un principe d’action qui pousse
l’individu à enfreindre des règles, des lois dont le passionné reconnaît l’autorité dès lors qu’il
« reprend ses esprits ».
B. La passion fausse l’usage de l’entendement
Être soi-même, ce n’est pas seulement être maître de ses actes. Mon identité réside également
dans l’usage de ma faculté de juger. Le passionné n’est pas seulement incapable de vouloir
librement : il est d’abord incapable d’examiner objectivement les termes entre lesquels il
s’agit de choisir. Ainsi, le joueur passionné ne veut pas jouer : il y est contraint par la
passion ; mais il n’est pas non plus apte à juger des avantages et des inconvénients du jeu. En
effet, la passion une fois à son comble tend à prendre le pas sur tout ce qui constituait
jusqu’alors le caractère de l’individu : le « moi » est ainsi phagocyté par la passion (cf. la
« cristallisation », Stendhal). La passion nous fait non seulement renoncer à tout ce qui ne
concerne pas l’objet de notre passion, mais elle parvient même à modifier notre perception du
monde, d’autrui, et de nous-mêmes : tout, désormais, sera mesuré à l’aune de l’objet de notre
passion, élevé au rang d’absolu.
C. Dans la passion, je choisis de ne pas être un moi autonome
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On pourrait alors penser qu’il suffirait de combattre les passions pour accéder à la pleine
possession de soi. Cependant, en tant que « gangrène de la raison pratique » (Anthropologie
du point de vue pragmatique, Kant), la passion est justement comparable à une maladie qu’il
faut combattre – au sens d’une obligation morale ici –, mais que le passionné, précisément,
choisit de ne pas combattre : il est comme « un malade qui ne veut pas guérir ». En effet, bien
que les passions empêchent d’être libre, en tant qu’elles sont « une inclination devenue
constante qu’on ne peut pas ou difficilement maîtriser » (ibid.), elles sont néanmoins choisies
par le libre arbitre du sujet. La présence de la loi morale en nous nous atteste l’existence de la
liberté comme autonomie de la volonté, mais lorsque nous sommes passionnés nous
choisissons en quelque sorte librement de ne pas être libres. Ainsi, dans la passion je suis bien
moi-même en tant que sujet sensible, mais je choisis de ne pas être le sujet raisonnable que
ma conscience morale exige que je sois.
3. La passion n’est aliénante que dans une perspective qui considère le « je » comme
susceptible d’être figé dans une définition stable
A. La passion est un pouvoir d’affirmation de soi
La passion n’est aliénante et déraisonnable que dans une perspective qui exhorte à renoncer à
la jouissance, et plus largement à la vie dans sa dimension créatrice. La passion peut en effet
être spiritualisée (Nietzsche) et être le moteur de l’affirmation de mon pouvoir créateur. Ainsi,
dans la passion le moi élabore sa propre « identité », celle-ci n’étant plus conçue comme une
« nature », comme une définition stable, mais comme un processus dynamique
d’interprétation du réel.
B. Je ne me perds pas dans la passion parce que le « moi » n’est pas un objet déterminé
susceptible d’être connu et défini
La passion ainsi réassumée et dégagée d’un examen strictement moral n’est pas aliénante
mais, du fait qu’elle capte entièrement notre volonté, elle empêche toute introspection, tout
mouvement réflexif que suppose la question « Suis-je moi-même ? » Cela ne signifie pourtant
pas qu’une quelconque domination des passions permettrait d’accéder à une connaissance
claire et objective du moi. En effet, lorsqu’elle se rapporte à elle-même, la conscience
demeure extérieure à elle-même dans cette visée. À strictement parler, je ne suis jamais moi-
même puisque « le regard réflexif altère le fait de conscience sur lequel il se dirige (…).
L’être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière »
(Sartre). La passion comme tension dynamique peut donc être considérée comme procédant
de mon identité dès lors que l’on admet que le « je » est fondamentalement « intentionnalité ».
La passion ne saurait m’aliéner puisque mon identité est d’abord projet et non un donné défini
et achevé.
Conclusion
Ouvertures
Lectures
Descartes, Les Passions de l’âme, Gallimard, coll. « Idées ».
Hume, Traité de la nature humaine, Aubier.
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Spinoza, Éthique, Flammarion, coll. « GF ».
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin.
Nietzsche, Crépuscule des idoles, Hatier.
Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, coll. « Tel ».
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