plaisir consiste à obéir à ses désirs, mais obéir à ses désirs, ce n’est pas obéir à soi-
même mais à des agents extérieurs, c’est donc une vie d’esclave.
2- La vie de plaisir consiste donc à être esclave de ses pulsions, c’est-à-dire à renoncer
implicitement à solliciter son intelligence pour discerner celles qui sont raisonnables
de celles qui ne le sont pas, et à solliciter sa volonté pour maîtriser ces dernières. Ce
renoncement tacite à l’exercice de l’intelligence et de la volonté semble signifier que
la vie de plaisir n’est pas autre chose qu’un retour à une vie instinctive, à la simplicité
de la vie animale. Mais un tel retour est impossible pour l’homme. Pour renoncer à
raisonner, il faut bien raisonner ; renoncer à discerner, c’est encore penser. De même,
pour renoncer à résister à nos pulsions, il faut encore faire un choix, c’est-à-dire le
vouloir. C’est pourquoi Aristote ne qualifie pas la vie de plaisir de retour à la vie
animale dont nous retrouverions par là même l’innocence, mais de vie bestiale. La
Bête, ce n’est pas l’animal, ce n’est pas non plus l’homme en tant que tel, dans la
perfection de son humanité ; la Bête, c’est l’homme qui est devenu étranger à sa
propre humanité ainsi qu’à l’humanité d’autrui. Ni tout à fait animal, ni tout à fait
homme, c’est un monstre, un être hybride à la fois jouisseur et cruel, comme le comte
Dracula dont Bram Stocker s’est inspiré pour créer son mythe du Vampire. La Bête,
c’est l’homme déchu à l’intériorité ravagée par la terrible loi du désir au nom de
laquelle il ravage également la dignité d’autrui en l’instrumentalisant.
3- L’honneur (le prestige social), quand à lui, est éminemment un bien relatif, puisqu’il
dépend du jugement que les autres portent sur nous, or, d’une part ce jugement est
souvent inconstant donc injuste. Par exemple, le Christ est acclamé le dimanche des
rameaux, puis conspué et condamné par la même foule le vendredi suivant. D’autre
part, le bien absolu auquel nous aspirons profondément est nécessairement un bien à la
fois intérieur et inconditionné (cette aspiration, ce « goût de l’infini » diraient
Baudelaire ou Hugo forme le cœur de l’humanité dirait Pascal), c’est-à-dire dont
la « possession » doit relever, pour l’essentiel, de la seule bonne volonté, et non pas de
l’appréciation d’autrui dont la maîtrise nous échappe nécessairement.
4- Une vie fondée sur la recherche exclusive du prestige ou du pouvoir est
nécessairement une vie superficielle ou l’homme demeure étranger à lui-même. En
effet, s’imaginer que le prestige est un bien absolu, c’est s’imaginer que l’on est ce
qu’on a, c’est confondre l’être et l’avoir. On est honoré parce qu’on jouit d’un certain
pouvoir sur les hommes ou les choses, parce qu’on exerce sur eux une certaine
maîtrise. Avoir du prestige (quelque soit la nature de celui-ci, politique, économique
ou culturel) c’est savoir s’approprier les choses qui sont les signes du pouvoir. Or
s’identifier purement et simplement a ce qu’on a, se définir par ce qu’on possède (ses
propriétés), c’est pour un homme un leurre. Du fait même que l’homme est doué de
raison et de volonté, l’ homme est constitué par une intériorité, si bien qu’ un homme
n’est pas ce qu’il a mais ce qu’il donne et ce qu’il accueille. REMARQUE : une telle
vie fondée sur les apparences est nécessairement une vie hantée par l’angoisse de la
mort. La mort est en effet cet évènement qui signifie la séparation de l’être et de
l’avoir ; si donc on a passé sa vie à s’identifier à ce qu’on a, la mort ne peut être
qu’effrayante et ses multiples signes qui sont pourtant au coeur de la vie quotidienne (
la mort des autres, la maladie, la vieillesse) rendent celle-ci inévitablement
angoissante. Le bonheur que procure le prestige est donc purement superficiel,
purement apparent, il masque plus ou moins habilement cette inquiétude de vivre et
cette angoisse de mourir qui en sont la rançon, jusqu’à ce que le rideau de la mort
tombe, renvoyant la vie de prestige à sa triste vérité : une mauvaise farce. Inversement
la mort ne peut rien reprendre à celui qui s’est efforcé de donner sa vie et de
comprendre quelque chose à son humanité et à celle de son prochain.