Les déterminants de la confiance dans le passage à l`euro

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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
LES DETERMINANTS DE LA CONFIANCE DANS LE PASSAGE A L'EURO
Gilles Malandrin
Philippe Salas
Résumé
L’objet de cet article est de mettre en évidence les facteurs de confiance dans le passage
à l’euro à travers l’analyse qualitatives des craintes des différents publics. Nous montrons
que les réactions sociales face à cette transition ne peuvent se comprendre qu’en mobilisant
un cadre d’analyse qui prenne en compte les dimensions économiques et an-économiques
de la monnaie. Ce faisant, il est alors possible de distinguer trois facteurs de confiance qui
renvoient à des dimensions intimes, sociales et politiques.
The factors of confidence in the changeover in euro
Abstract
The purpose of this article is to bring to the fore the factors of confidence in the
changeover to euro through the qualitative analysis of fears of various publics. We show
that social reactions regarding this transition can be understand only by mobilizing a frame
which takes into account economic and non-economic dimensions of the currency. Thus, it
is possible to distinguish three factors of confidence which send back to intimate, social and
political dimensions.
Gilles Malandrin
- Centre Auguste et Léon Walras, Université Lumière Lyon 2
ISH, 14 avenue Berthelot – 69 363 Lyon Cedex 07
[email protected]
- 11, rue Elie Rochette 69 007 Lyon
Philippe Salas
- Laboratoire des Faits Culturels, Université Paris X-Nanterre
200, avenue de la République – 92 000 Nanterre
[email protected]
- La Ferme, Route de Céceles, 34 270 Saint-Matthieu-de-Tréviers
1
Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
Introduction
Est-il possible de savoir comment les populations abordent la délicate étape du passage à
l’euro ? L’euro risque de provoquer en quelques mois des changements de repères dans les
dimensions fonctionnelles de la monnaie et posera de nombreuses difficultés d’adoption.
Comment se retrouver dans cette nouvelle échelle de prix et de valeurs ? Comment
s’habituer aux nouveaux billets, aux nouvelles pièces et à leurs valeurs nominales ? Le
passage à l’euro constitue une expérience inédite dans l’histoire de l’Europe, par son
ampleur et par la nature des institutions centrales mises en place. C’est sans doute aussi la
première fois que des États décident de leur plein accord d’abandonner leurs monnaies, qui
dans un certain nombre de cas étaient réputées fortes.
Au vue de ces enjeux sociaux et historiques, cette transition monétaire vient interpeller le
chercheur en sciences sociales. Le passage à l’euro suscite beaucoup de questions et de
réactions, souvent inquiètes, dans toutes les couches de la société. Que ce cache-t-il
exactement derrière les craintes vis-à-vis du passage à l’euro ? La peur de perdre ses repères
de consommation, la peur de ne pas s’y retrouver dans le nouvel univers monétaire mais
aussi les craintes vis-à-vis de l’identité nationale sont des questions qui constituent des
enjeux scientifiques de taille. La contribution que nous proposons se donne pour objectif de
mettre à jour les différentes craintes et de repérer à travers elles les déterminants qui
construisent la confiance dans le passage à l’euro.
Pour ce faire, nous nous basons essentiellement sur les enquêtes de terrain que nous
avons pu mener auprès de certains publics dits “ fragiles ” vis-à-vis de l’euro, c'est-à-dire
parmi les catégories de personnes pour qui que le passage à l'euro sera délicat et susceptible
de créer un risque accru d’exclusion sociale. Les entretiens semi-directifs nous ont permis
de repérer les différentes attitudes de rejet et les principales craintes que peut susciter
1
l’euro . L’ensemble de ces réactions nous indiquent les facteurs de confiance dans le
passage à l’euro, dans le sens où justement ils font défaut parmi ces catégories de
personnes.
Afin de bien saisir les changements que vont apporter le passage du franc à l’euro et les
stratégies d’adoption qui vont permettre au public de gérer ce changement dans la
continuité, nous devons nous arrêter dans un premier temps sur le fait monétaire lui même.
Nous verrons que contrairement à la vision que partagent un certain nombre d’économistes
ou de sociologues, la monnaie ne peut pas se réduire à un simple objet technique qui permet
la transaction, mais qu’elle convoque chez l’individu un ensemble de dimensions
symboliques et emblématiques qui l’inscrive dans la totalité sociale.
Nous verrons dans une seconde partie que l’euro vient en quelques sortes révéler et
réactiver des malaises plus profonds sur la confiance, dans le sentiment d’intégration des
personnes dites fragiles. Les réactions de méfiance face à l’euro viennent en fait se greffer
1
Cet article prend appui sur des enquêtes de terrain que nous avons menées auprès de personnes âgées et de
personnes en situation économique précaire notamment pour le compte de la Commission Européenne à
l’occasion de l’expertise du projet “ euro facile ”, ainsi que pour la réalisation du programme de recherche “
Facteurs d’adoption des changements monétaires parmi les personnes âgées ” co-financé par la Branche
Retraite de la CDC et la SNCF, dans le cadre d’un l’appel d’offre organisé par la MIRE et la CNAV (se
reporter aux références bibliographiques).
2
Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
sur les craintes et angoisses déjà latentes entre la personne et la société. La confiance dans
le passage à l’euro repose en fait implicitement sur trois types de confiance : une confiance
en soi dans la capacité des personnes à mobiliser leurs ressources propres dans la
confrontation de l’inconnu monétaire, une confiance dans les autres dans le respect des
règles sociales qui encadrent l’usage de la monnaie et une confiance dans des souverainetés
collectives dans la capacité quelles ont de construire une symbolique d’appartenance
européenne. En ce sens, le changement de monnaie vient bouleverser le rapport à l’autre et
plus globalement le lien social dans sa dimension intime, sociale et politique.
I — Les dimensions an-économiques de la monnaie
L’objet de cette partie est proposer un cadre d’analyse pertinent pour comprendre les
différentes craintes de l’euro. Pour se faire, nous présenterons tout d’abord les conceptions
développées par la plupart des économistes et chez certains sociologues, qui traitent la
monnaie à travers le présupposé individualiste. Cette vision traditionnelle de la monnaie
en fait un objet économique d’où toute subjectivité est écartée et ce faisant, ne peut
analyser les craintes de l’euro.
Nous montrerons que pour comprendre le fait monétaire, l’analyse doit se porter sur
les dimension an-économiques de la monnaie, à savoir que par nature la monnaie fait
référence aux souverainetés, à la totalité sociale et que c’est par cette présence du tiers
supérieur qu’elle est une forme de lien social. Cette conception permet de voir que la
monnaie participe au rattachement de la personne au tout social et que dans ce sens, elle
construit une part de l’identité individuelle. C’est en comprenant que la monnaie lie la
question de la souveraineté aux dimensions intimes de la personne que l’on pourra prendre
la pleine mesure du changement de monnaie.
1. De la vision individualiste de la monnaie à l’approche anthropologique
La représentation dominante de la monnaie en fait un objet purement économique. Il
suffit pour s’en convaincre de voir toutes les fables du troc encore largement communes
pour décrire ses origines supposées Servet, 1994. Selon une perspective pseudo-historique
commune à toutes ces explications, la monnaie serait née de la nécessité pour les hommes
d’échanger et aurait pour seules fondements l’économie, le commerce, niant ainsi les ordres
politique et religieux qui fondent l’existence historique de la monnaie. A cette vision
économique des fondements de la monnaie, qui fait l’objet d’un premier chapitre, est
contredite par anthropologique, on opposera dans un second temps la vision
anthropologique qui par du présupposé de la totalité sociale.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
La vision traditionnelle de la monnaie : la recherche de l’intérêt comme
forme de lien social
La vision traditionnelle de la monnaie, partagée par un grand nombre d’économistes et
de sociologues développe une vision individualisante de la société Zelizer, 1994. La
monnaie y est considérée comme le vecteur principal de la modernité, faisant passer de
relations de personnes, liées les unes aux autres par des relations de type communautaire,à
des relations d’individus, libres et indépendants ne se reconnaissant aucune appartenance
commune1.
Les dimensions politiques, anthropologiques et sociales de la société se trouvent en
quelque sorte aplaties pour faire place à un ordre purement contractuel dans lequel les
utilisateurs de monnaie seraient dans un strict rapport d’évaluation quantitative. La monnaie
est pensé comme réifiant les relations sociales, et faisant de la sphère des échanges
monétaires un lieu où l’intersubjectivité ne peut exister. Pour reprendre l’expression de
Simmel, l’argent ne posséderait pas d’autres qualités que la quantité.
Si la monnaie devient le support de l’intérêt et “ dissout ” toutes formes de relations
subjectives dans le calcul, elle procède aussi d’un lien social. La monnaie, en permettant à
chacun de se libérer des obligations de solidarité “ traditionnelles ” permet à chacun de
choisir librement partenaires et conditions de l’échange. La monnaie dépersonnalise et
dédramatise les relations sociales par l’introduction d’un tiers entre les personnes qui, libres
de toutes obligations sociales, rentrent dans une socialisation contractuelle. La monnaie
opèrerait donc une chimie du lien social, dissolvant d’une part les relations de type
communautaire et intégrant d’autre part les relations sociales sous une nouvelle forme, de
type sociétaire.
La théorie économique standard postule donc que les relations aux autres et à la société
sont instrumentales et contractuelles. Ce qui fonde le social chez les économistes reste en
dernier ressort l’intérêt bien compris des individus et c’est la monnaie qui est le support de
cette relation.
Nécessité de dépasser la vision individualisante de la monnaie par une
référence au tiers-inclus.
La vision de la monnaie développée par la plupart des économistes correspond à un
individualisme méthodologique réductionniste, dans lequel n’existent que des rapports
bilatéraux.
Or la confiance et l’intégration de la monnaie dans les pratiques sociales ne peuvent être
fondées sur la seule évaluation rationnelle par les agents des avantages que procure
l’institution monétaire Aglietta, 1995, p. 11. Elles supposent la constitution d’une
extériorité où s’exprime la monnaie comme totalité, comme ensemble hiérarchisé de
valeurs. La monnaie est rapport social et en tant que tel un objet complexe impliquant la
société dans sa totalité.
2
Max Weber, Georg Simmel et Karl Marx sont parmi les grands classiques ceux qui expriment le mieux cette
idée.
4
Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
En fait, la monnaie est un ensemble de règles, qui détermine l’appartenance de chacun à
la société. Dans le rapport à la monnaie se joue une relation au groupe tout entier des
échangistes. Et ce qui est en jeu dans le rapport monétaire ce ne sont pas les autres en tant
qu’agrégats d’individus, mais le grand Autre, au sens de la totalité de la société Servet,
1998, p.14. La société en tant qu’entité spécifique est bien présente au travers de la
monnaie.
La notion de totalité sociale renvoie à Marcel Mauss. C’est dans son article “ Essai sur
le don ” qu’il ébauche une définition du fait social total, conception qu’il veut fondatrice
d’une nouvelle approche en sciences sociales. Un fait social est total dans le sens où il
implique plusieurs types d’institutions, et met en branle dans certains cas “ la totalité de la
société et des institutions (...) et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre
d’institutions, en particulier lorsque les échanges et les contrats concernent plutôt des
individus ” Mauss, 1950, p. 274. La totalité de la société est alors engagée dans la mesure
où ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques,
morphologiques, etc. Cette reconnaissance des faits sociaux totaux suppose de comprendre
la société comme un tout et invite à ne plus séparer les aspects économiques des autres
dimensions qui composent la société.
Ainsi, au-delà du simple rôle de médium des échanges, la monnaie doit être comprise
comme médiation sociale et comme relation au groupe tout entier. Dans toutes les sociétés,
la monnaie, sous des formes diverses et variées, permet de prendre conscience de
l’appartenance à une totalité : “ la légitimité de la monnaie doit être entendue comme
produite par un ensemble de processus complexes qui font que dans la monnaie, c'est la
communauté comme totalité qui se trouve exprimée ” Aglietta, Orléan, 1998. C’est cette
force de médiation sociale qui fait de la monnaie un phénomène universel.
Apparaît bien ici la nécessité de comprendre alors la personne non seulement comme
fraction, au sens de partie restreinte d’un tout mais aussi comme relation. Par la suite, nous
allons définir la monnaie à partir de concepts psychosociologiques, et essayer de montrer
comment elle est créatrice de ce lien social.
2. La psychologie de l’argent : les dimensions paradoxales de la monnaie
fondent le lien social
La monnaie est un objet paradoxal dans la mesure où elle entretient avec l’être humain
un double rapport : économique et an-économique. En effet, l’argent inscrit l’homme dans
l’échange et la transaction sur le mode du donnant-donnant, et lui procure ainsi la capacité
de participer au lien social. Mais, l’argent ne réduit pas la personne au commerce puisqu’il
offre à cette dernière une garantie d’existence qui repose exclusivement sur le don et la
gratuité d’où vont jaillir l’épaisseur et la profondeur du lien social Derrida, 1991.
C’est ce double lien à la monnaie qui hisse la personne au statut de sujet, c'est-à-dire un
être inscrit dans le lien social à une place de citoyen Levinas, 1982. Ce qui va caractériser
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
le citoyen par rapport à l’individu c’est la notion de responsabilité faisant du sujet un être
désirant, responsable de ses actes et prenant sa place dans la collectivité.
Afin de bien saisir comment fonctionne une monnaie, il est nécessaire d’isoler ses
différentes dimensions et de voir ensuite comment elles se combinent entre elles pour
inscrire le sujet citoyen dans le lien social.
La dimension économique de la monnaie : la compensation du manque
L’argent assure une fonction de protection pour le sujet dans la mesure où il lui donne
accès à une vie objectale qui comble le manque à être originel ; en échange de monnaie, le
sujet acquiert un objet qui lui est substituable. Autrement dit, le sujet a un rapport à la
monnaie en faisant des abstractions, dans le sens où la monnaie se substitue au manque, et
par déplacement aux objets qu’elle représente.
Non seulement un bien circule dans l’attente que ce dernier soit rendu, mais en plus
l’échange doit pouvoir restituer un bien d’une valeur égale, voire supérieure. Dans ce cas, le
lien à la monnaie est purement économique et la symbolique de l’argent est réduite au signe
matérialisé par l’imaginaire.
Au niveau des processus mis en jeu, la monnaie mobilise dans un premier temps
l’imaginaire du sujet. Une somme d’argent, et cela quel que soit le support, représente en
premier lieu pour celui qui la détient un morceau du trésor total, une subdivision de la
totalité. Ici ce sont les processus primaires de la représentation qui fournissent au sujet des
images sur la parcelle du trésor qu’il détient. Son appareil psychique lui donne la possibilité
de constater l’objet monétaire qu’il possède. Si le sujet en restait là, il détiendrait un magot
inutile et sans valeur.
Pour que cette somme d’argent prenne de la valeur, il va falloir que dans un deuxième
temps elle circule, c'est-à-dire qu’elle serve à échanger. Pour cela, il va s’avérer nécessaire
qu’un tiers vienne s’immiscer entre le sujet et l’objet monnaie qu’il détient. Ce tiers inclus
dans la relation est assimilable aux pouvoirs (dans une société c’est l’État dans les rapports
qu’il entretient avec les puissances bancaires et boursières par exemple…) qui définissent la
valeur sur une échelle préétablie. Ces puissances extérieures attestent que la somme
d’argent détenue donne accès à un objet de telle valeur. Ce sont donc elles qui garantissent
au sujet l’équivalence des échanges. Ici, ce sont les processus secondaires de la
représentation qui fournissent au sujet des signes qui ouvrent au calcul et à la possibilité de
conversion. La monnaie assure ainsi au sujet une protection symbolique.
Ainsi, la monnaie assure au sujet une protection imaginaire par accumulation de
morceaux du trésor, mais également une protection symbolique par la circulation de ces
derniers. Rassuré sur la valeur de ce que permet la monnaie, le sujet assure sa subsistance.
Toutefois, images et signes ne suffisent pas pour faire de la monnaie un objet créateur de
lien social. En effet, il est nécessaire qu’une troisième dimension, qui est an-économique,
vienne assurer en permanence que le tiers symbolique est fiable, et qu’en cas d’échange à
perte, le sujet ne va pas sombrer dans la déréliction.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
La dimension an-économique de la monnaie : une offre de garantie
Il est nécessaire qu’un autre type de lien monétaire fasse portance quand l’échange n’est
pas de parité, sinon aucune prise de risque ne serait rendue possible et aucun n’échange
n’existerait. Le processus qui va offrir une garantie au sujet est le processus originaire. Ici,
ce n’est plus la puissance symbolique qui va offrir sa protection, mais le réel traité par
l’originaire. Comme on l’a évoqué précédemment, le réel est à considérer comme tout ce
qui a échappé à la mise en représentation par l’imaginaire et le symbolique.
Ainsi, l’argent réel traité par l’originaire offre un lien an-économique puisqu’il ne traite
pas le manque en se substituant à lui, mais au contraire en donnant jour à un pouvoir
pacifiant qui permet de le supporter. Tout passe par une mise en tension des différences, des
oppositions de forces, des contradictions face au danger immanent, qui crée une puissance
de réunification. C’est ce pouvoir d’attraction qui va apporter une confiance de base au
sujet en le mettant en contact avec les puissances souveraines irreprésentables. On a affaire
là, à la puissance divine, non pas en tant que figure identifiable mais en tant que pouvoir
supérieur auquel on s’en remet et dont pourtant on ignore tout. Il s’agit de l’État dans les
liens qu’il a emprunté au sacré et qui donne aux yeux du peuple une garantie infaillible dont
on sait qu’elle protège, qu’elle entoure, qu’elle soutient, sans pour autant pouvoir la
représenter. Nous sommes ici dans le religieux, non pas dans le sens de religion, mais dans
le sens du lien qui fait que l’on croit sans voir. C’est ce que l’on appelle la foi ; terme qui a
donné la con-fiance. Ainsi, avoir confiance dans les souverainetés c’est s’en remettre à une
puissance inconnue dont on sait intimement qu’elle offre une garantie existentielle, c'est-àdire une sécurité même si les images et les signes sont absents pour nous protéger du
manque.
Le lien monétaire fondateur du lien social : un lien économique et un lien
an-économique
Comprendre comment le maniement d’argent nous permet de participer au lien social,
nous oblige à considérer la monnaie selon ses dimensions économiques et an-économiques.
Comme nous venons de le voir précédemment, l’argent présente ce paradoxe d’inscrire
simultanément le sujet dans l’échange et dans la gratuité du don. En fait, les processus qui
gèrent le rapport du sujet à l’argent nous apprennent que curieusement, l’homme a un
rapport à l’argent qui est essentiellement désintéressé. Ce que l’on appelle la pratique
énactive Birouste, 1996 du lien monétaire (gérée par les processus originaires) est un
moyen d’activer en nous la part d’altérité qui nous fait nous sentir “ en le monde ” Straus,
1935, c'est-à-dire en lien avec notre part d’humanité Leroy, 1999. Nous sommes ici dans
un rapport de proximité, dans un lien unificateur qui crée l’épaisseur et la profondeur du
lien social. Dans ce cas, on dépasse les clivages qui placent le sujet “ face au monde ”.
La monnaie fiduciaire
psychosociologiques de l’argent
contient
l’ensemble
des
dimensions
L’observation et la description du support monétaire qu’est une pièce métallique rendent
parfaitement compte des dimensions contenues dans les monnaies manuelles. Une pièce de
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
monnaie soumet deux faces à l’observateur, un avers et un revers plus communément
appelés un côté pile et un côté face. Examinons les.
Sur le côté pile se trouve inscrit un chiffre. D’une part, ce chiffre représente un morceau
du trésor auquel il se rattache. Pris isolément, ce chiffre est dépourvu de valeur. Il active
l’imaginaire de celui qui détient cette pièce. D’autre part, ce chiffre est également le produit
d’une opération de calcul qui correspond à la valeur qui lui a été accordée. Il ouvre ainsi
une possibilité d’échange. Il active le symbolique de son propriétaire par renvoi à l’endroit
où la valeur est définie. Le lien à la monnaie est, sur le côté pile, principalement
symbolique.
Sur le côté face, se trouve souvent un portrait qui relève davantage de l’icône que du
signe symbolique. Au cours de l’histoire toutes les pièces et les billets ont toujours porté
une référence à une totalité sociale : rois, devises royales, références bibliques, versets du
Coran. Sur les billets américains, la référence à “ In god we trust ” montre bien la nécessité
1
qu’il y a de faire référence au domaine “ irrationnel ” de la croyance et de la foi . Telle la
Marianne présente sur les pièces d’un franc ; cette effigie ouvre un espace contractuel dans
le sens où elle met le détenteur de la pièce en lien avec les souverainetés protectrices
divines qui transitent par la puissance étatique. En faisant référence au pouvoir pacifiant
divin, ce côté de la pièce produit la confiance nécessaire pour qu’il y ait échange. Le lien à
la monnaie est, sur le côté face, essentiellement emblématique. Rappelons que l’emblème
est du registre de l’originaire puisqu’il est de présence pictogrammique, c'est-à-dire une
représentation qui ne représente pas mais qui dynamise la sécurité de base en lui permettant
de se connecter à son être de façon ontologique Birouste, 1996.
La monnaie manuelle est une médiation étatique dans les sphères publiques et privées.
Les pièces et les billets sont des objets qui expriment la totalité sociale dans leur expression
même, dans la façon dont ils se donnent à voir, ils sont la marque de la présence du
souverain dans l’échange. Avec les pièces et les billets, on a le pouvoir et la protection dans
les poches. Pour certains, l’usage des pièces reflète le besoin du symbole protecteur, celui
de la souveraineté et de la totalité sociale. Pièces et billets reflètent les symboles de
l’appartenance à une communauté dont l’État apporte les signes de la garantie. En se
plaçant sous l’autorité de la médiation étatique, les personnes s’en remettent à une entité qui
les protége. Quelles sont ces marques de l’autorité numismatique ? Signatures sur billets,
dates d’émission pour les pièces, etc.
Ainsi, alors que la représentation économique fait de la monnaie un instrument de
transactions “ économiques ” à travers ses fonctions de paiement et de compte, elle est sans
doute l’objet supposé économique qui recèle le plus de dimensions cruciales pour la société
dans son ensemble Servet, 1998. Les craintes qu’inspire le passage à l’euro ne peuvent
être comprises que si l’on prend en compte pleinement ces caractéristiques sociales et
psychologiques de la monnaie.
3
Voir Jérôme Blanc pour une revue des symboles et insignes des billets et pièces comme signe de
souveraineté in Philippe Bernoux, Jean-Michel Servet (ed.), La construction sociale de la confiance,
Paris : EAF/Montchrestien,1997.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
II — Le passage à l’euro : une question de confiance
Les facteurs de confiance et de méfiance dans le passage à l'euro sont intimement liés
aux caractéristiques psychologiques et sociales de la monnaie, tels que nous les avons
présentés précédemment. Nous avons vu que la spécificité de la monnaie réside dans sa
capacité à lier indissociablement l’intime, le social et le politique.
Le passage à l’euro, parce qu’il touche l’ensemble des liens tissés par la personne via la
monnaie, peut alors entraîner une déstabilisation des repères et s’accompagner d’une série
d’interrogations et de craintes pouvant tout à la fois porter sur l’ensemble du social, sur les
valeurs qui fondent la société, sur le rapport personnel à l’argent.
Un premier facteur de confiance dans l’euro se trouve dans la capacité personnelle à
accepter la perte des savoir-faire monétaires, des repères et de la mémoire des prix
(première section). Cette perte des repères monétaires vient retravailler les fondements
identitaires des personnes dans la mesure où la monnaie est un objet qui participe à la
construction du sujet. Chez les personnes dites fragiles cette gestion de la perte peut
s’avérer plus ou moins problématique et le travail de deuil plus ou moins difficile. Nous
étudierons comme illustration les craintes exprimées par les personnes âgées. Les personnes
âgées constituent certainement la population pour qui le changement de monnaie est
particulièrement sujet de craintes dans la mesure où elles doivent faire face en plus de la
perte des repères monétaires, à la perte de relations, de statuts et d’aptitudes corporelles liés
au vieillissement.
Au-delà de cette dimension individuelle, un second type de facteur est plus social.
Toutes les réactions face à l’euro viennent en fait se greffer sur la qualité des relations
entretenues par la personne avec le reste de la société. L’euro peut ainsi révéler et réactiver
des malaises plus profonds sur la confiance et la place qui est accordée aux personnes dans
la société, face aux autres. La confiance dans l’euro dépend donc de la confiance déjà
existante vis-à-vis des relations sociales, avec les commerçants et tous les manipulateurs de
monnaie (nous étudierons ce point dans la seconde section).
Un troisième facteur de confiance réside dans le rapport aux souverainetés collectives.
La confiance et l’acceptation de l’euro dépendent du degré d’adéquation des personnes avec
le projet collectif qui sous-tend le passage définitif à la monnaie unique. Or, nous verrons
que l’euro est perçu comme une dénationalisation de la monnaie, c'est-à-dire
l’amoindrissement de la présence de l’ensemble de la communauté nationale, et nous en
verrons les conséquences sur l’acceptation de l’euro.
1. Passage à l’euro et confiance en soi
Le passage à l'euro signifie la perte de la mémoire des prix, des éléments de
comparaison et des habitudes de paiement par billets et par pièces. Il y a donc une perte des
habitudes, forte, irréversible et qui est rebutante voire traumatisante pour certains. Le
maintient de la structure identitaire dépend de la capacité à faire le deuil des pertes
qu’entraîne le passage à l’euro.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
Or ces pertes s’effectuent sur deux éléments, habitudes de consommation et habitudes
de paiements, qui sont des vecteurs de la construction identitaire des personnes. Nous
aborderons ainsi en quoi la perte des repères de prix et de moyens de paiement touche
l’identité, nous verrons alors comment peut ceci peut s’exprimer sous la forme d’angoisses.
Nous illustrons dans un dernier temps notre propos en observant plus précisément comment
se passe ce deuil pour les personnes âgées.
La peur de ne s’y retrouver et la perte des repères de prix
La première réaction souvent enregistrée dans les entretiens ou les enquêtes par
sondage, c’est la peur de “ ne pas y arriver ”. Or le budget, les savoir-faire en matière de
gestion domestique sont autant d’éléments qui vont constituer et exprimer le rapport à soi,
aux autres dans le rapport à l’argent, à la dépense, au plaisir, etc1.
C’est ce savoir-faire, reconnu et valorisé par le conjoint ou dans le cercle d’ami(e)s, qui
semble remis en cause par le passage à de nouveaux prix en euro. Le passage à l’euro
viendrait donc remettre en cause une partie de ce qui construit l’identité. La connaissance
des prix fait partie des savoirs acquis par apprentissage qui sont remis en cause ici. La
monnaie fait partie de l’ensemble des objets sociaux qui deviennent le vecteur de la
construction sociale de l’identité personnelle. On sait par exemple que parmi les personnes
âgées, un certain nombre de femmes tiennent un rôle important dans la gestion de l’argent
conjugal et que la bonne tenue des comptes fait partie des attributs jugés comme positifs.
Beaucoup de femmes âgées sont nées dans un milieu où l’identité de la femme se
construisait autour des capacités de gestionnaire familiale, quand on savait tenir ses
comptes, acheter, économiser…
Le passage à l’euro en touchant les habitudes de gestion et de prix touche ainsi une part
importante de la construction identitaire des personnes. En venant déstabiliser les repères
monétaires, l’euro touche une partie d’un savoir-faire budgétaire et remet en cause toute la
mémoire accumulée des consommateurs en matière de prix.
La perte des repères corporels : les pièces et les billets
Le passage à l’euro est aussi vécu comme une remise en cause des habitudes de
paiement par l’introduction des nouvelles pièces et des nouveaux billets. Or les pièces et les
billets ont un rôle très important dans la représentation de la valeur et de l’argent. Les
pièces et les billets donnent une représentation concrète à des signes par nature abstraits. Le
poids, les couleurs, les tailles et le nombre des monnaies divisionnaires constituent la
représentation physique de la valeur. Ils forment les supports mnémoniques du calcul et
sont à ce titre des calculi, des cailloux qui servent à représenter la valeur Crump, 1995,
p.701. Ce sont autant d’éléments faisant appel à la mémoire sensorielle, celle du corps.
4
De même, l’écriture des comptes est par exemple l’occasion pour les personnes de contrôler, planifier,
anticiper et elle rentre dans un processus d’écriture de soi, sert en quelque sorte de miroir, de mémoire de
rappel de soi et de son parcours.
5
L’étymologie du mot calcul (du latin calculus, caillou) renvoie à l’usage des cailloux comme forme
matérielle de support aux opérations mathématiques.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
Le passage à l’euro vient radicalement transformer les éléments de la gestuelle de
paiement. Tout est alors à reconstruire, la mémoire des figures, des symboles, des couleurs,
du papier, etc. Les personnes payant quotidiennement par carte bancaire ou chèque n’auront
finalement que peu de problèmes. En revanche, les personnes payant essentiellement par
pièces et billets passeront par une phase d’apprentissage où les repères visuels, de taille ou
de poids seront transformés et viendront s’ajouter à la déstabilisation des repères de prix.
L’euro signifie donc une reconstruction des habitudes de compte et des habitudes de
paiement, qui touchent tous deux à des rapports à l’identité et au corps. Cette reconstruction
d’une partie des identités demande une certaine capacité à accepter la perte et à se
confronter au vide.
Le deuil qu’entraîne la perte du franc
Le passage à l’euro est similaire à une période de deuil, pendant laquelle il faudra
apprendre à se passer des anciennes monnaies nationales. Le changement de monnaie
procède d’un processus psychologique qui demande une capacité de remise en cause de soi,
de ses habitudes, une sorte de remise à plat où c’est l’ensemble de notre rapport au monde
extérieur qui est ébranlé, réactualisé, révélé à nos propres yeux et générateur d’angoisse.
Ce que les psychologues appellent “angoisse” se différencie nettement de la peur. Le
sentiment d’angoisse ne repose sur aucun objet particulier, alors que la peur se définit par
une relation du sujet à un objet précis. Certains ont peur de ne plus savoir faire leur budget
ou de ne plus reconnaître les prix. L’angoisse se définit par un sentiment diffus, dont l’objet
n’est pas saisissable. L’angoisse vis-à-vis de l’euro peut se reporter potentiellement sur un
ensemble d’éléments précis et pratiques (pièces, billets, règles d’arrondis, etc.) sur lesquels
les craintes exprimées peuvent rebondir indéfiniment.
Cette gestion de l’angoisse peut aussi passer par une sorte d’auto-exclusion de la
personne, comme une fuite en avant, un déni de la réalité. Cette gestion de l’angoisse risque
d’isoler encore plus les personnes fragiles. Des réactions qu’on a pu enregistrer de la part de
certaines personnes disant qu’elles préféraient mourir avant l’avènement de l’euro
participent de cette logique d’une réponse à l’angoisse qui passe par le déni de la réalité. De
même, le silence ou les très faibles manifestations d’angoisse de certaines personnes sont
alors à interpréter comme un refus de reconnaître la disparition définitive des anciennes
monnaies nationales Salas, 1999. Ce sont des profils de personnes pour qui la défense face
à cette perte sera le déni, cramponnées au présent des monnaies nationales actuelles sans
laisser la place à un éventuel futur, l’euro.
Finalement, ce qui est en jeu avec l’euro est la peur d’une déliaison de l’identité, la peur
de ne plus se reconnaître dans la nouvelle monnaie. Jusqu’à présent un certain nombre de
stratégies permettaient de contenir les angoisses et d’assurer une certaine stabilité
identitaire. Mais la perspective de changer de monnaie peut réactiver et accentuer des
angoisses, pouvant déstabiliser les constructions identitaires les plus précaires.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
L’acceptation de la perte des repères monétaires : l’exemple des
personnes âgées
La personne vieillissante est caractérisée par le processus de perte progressive d’objets
externes Caron, 2000. Le processus de vieillissement social et psychique fait intervenir un
jeu de substitutions, hiérarchisation et concentration sur certains éléments de l’identité de la
personne. C’est sur cette base qu’il faut comprendre comment l’idée d’euro est pleinement
acceptée ou au contraire refusée.
L’âge de la retraite est celui de la rupture d’avec le mode de socialisation par le travail,
de ses savoir-faire valorisés, du rythme qu’il donnait au temps et à la configuration spatiale
qu’il procurait. Le vieillissement s’accompagne aussi de pertes de capacités physiques,
sensorielles, L’entrée dans le troisième âge s’accompagne d’une recomposition de
l’identité, une crise de mutation où le retraité doit recomposer les faces de sa personnalité.
On parle alors de déprise, le désengagement progressif de la personne en fonction de l’âge,
où les personnes “ perdent prise ” progressivement sur certaines choses, raisonnements,
capacités mentales ou physiques tout en gardant des secteurs réservés où leur action
continuera à se développer.
Pour les personnes les plus méfiantes, c’est en fait la remise en cause des acquis
identitaires de leur personnalité qui est en jeu avec l’euro. C’est la peur d’une déliaison de
leur identité, les personnes fragiles ayant peur de ne plus se reconnaître dans la nouvelle
monnaie. Jusqu’à présent un certain nombre de stratégies leur permettaient de contenir leurs
angoisses et d’assurer une certaine stabilité identitaire contre le sentiment de rétrécissement
de leurs activités et de leurs capacités. La perspective de changer de monnaie vient réactiver
et accentuer ces angoisses, venant déstabiliser l’équilibre précaire de leur construction
identitaire face au vieillissement Ce type de personnes, plutôt parmi les plus vieilles, rentre
dans une stratégie de conservation face aux changements et aux pertes. Elles auront plutôt
tendance à porter un jugement très négatif sur l’euro à travers les difficultés pratiques qu’il
implique.
Dans le rapport à la monnaie s’expriment le rapport à soi, à l’intime. La monnaie fait
partie de l’ensemble des objets sociaux qui deviennent le vecteur de la construction sociale
de l’identité personnelle. Les savoir-faire de budget et de courses, les habitudes de
paiements sont des éléments qui vont constituer et exprimer le rapport à soi, aux autres dans
le rapport à l’argent. Le passage à l’euro touche une part importante de la construction
identitaire des personnes. La confiance en soi, dans le sens où elle donne les capacités
d’assumer ces pertes est primordiale dans la confiance dans le passage à l'euro.
Nous allons voir que ce niveau de confiance est étroitement lié à un second niveau de
confiance, plus social.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
2. Passage à l’euro et confiance dans les autres
La confiance en l’euro passe par la confiance que les personnes ont vis-à-vis des acteurs
du système économique : commerces, supermarchés, petits épiciers, et toutes les institutions
de proximité et de quotidienneté comme les bureaux de poste ou les agences bancaires.
Toutes les personnes rencontrées évoquent les possibilités de tromperies et/ou d’erreurs,
mais les degrés de vigilance sont très hétérogènes et vont d’une attitude de simple
précaution jugée comme naturelle dans un tel événement à une méfiance “ tout azimut ”.
Derrière la crainte de voir certains profiter de l'euro au détriment de soi, c’est bien
finalement la question du respect des règles par les uns et les autres qui est posé. Nous
verrons dans un second temps que ce facteur de confiance dans les autres dépend
étroitement de la confiance que les personnes ont dans la capacité des pouvoirs publics à
garantir le respect des règles et à sanctionner au cas où. La confiance dans l’euro est donc
conditionnée par la présence de l’État et au delà du politique en vue d’assurer que l'euro ne
se fera pas au détriment des uns.
Le degré de confiance dans les commerçants
La peur de se faire avoir est sans aucun doute le symptôme le plus visible et le plus
récurrent. Lorsque les repères monétaires ne sont plus sûrs et que le contrôle sur les prix en
euro est encore approximatif, le sentiment de méfiance surgit chez ceux qui n'ont pas
confiance dans les acteurs du système économique. Cette peur de se faire avoir, sur le rendu
de monnaie, les faux billets et fausses pièces, les arrondis et les conversions fait ressortir la
méfiance, voire la défiance, envers les petits commerçants ou la grande distribution, mais
aussi les banques ou les administrations sociales.
Ce sont évidemment les commerçants qui, étant en première ligne dans le quotidien des
actes de paiement, sont ceux pour qui l’acte traditionnel de bonne conduite est aussitôt mis
en doute. Suivent les professions d’argent, susceptibles de profiter encore plus de leur
avantage acquis. Ici la traduction de la rupture désigne clairement le clivage entre “ nous ”
et les initiés du système commercial et financier.
“ Une petite augmentation de pain ne se verra pas, c'est comme l'essence, mais une
petite augmentation par-ci, une petite augmentation par là, cela va finir par faire
beaucoup, c'est ça qui me fait peur, et c'est sûr qu'on va se faire avoir ” (Madame C, 79 ans
ancienne secrétaire de mairie, milieu urbain)
Certaines personnes qui se sentent vulnérables prévoient d’utiliser une règle simple qui
leur permettra d’aborder le passage à l’euro en s’économisant, à savoir une sélection
drastique des commerçants chez qui elles iront.
C’est une stratégie de prévention contre les risques qui délimite une frontière entre les
commerçants que l’on connaît bien et les autres. Ces personnes se constituent un espace de
confiance au sein duquel il n’est pas nécessaire, à chaque transaction, de chercher les
preuves de validation de cette confiance.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
A la base de cette peur se trouve souvent une représentation négative des règles qui
régissent la vie en société. La confiance de ces consommateurs dans la volonté des
institutions économiques et sociales de respecter les règles communes à tous est en cause.
Certaines catégories de publics, dont les personnes en situation précaire notamment, ont le
sentiment que les règles qui régissent la vie en société ne valent que pour une partie de la
population, et que “ les autres ”, riches, hommes politiques ou administrations sociales,
pourraient les tourner à leur profit. L’euro est alors compris comme une monnaie faite au
profit “ des autres ”. A partir de la rupture monétaire se construit la vision d’une distinction
entre les populations : séparation entre les possédants et les pauvres, entre l’ici et l’ailleurs,
entre qui reste et qui voyage, qui est jeune ou vieux, bref il y a de façon sous-jacente la
représentation de ceux qui adhéreront à l’euro et des “ recalés ” du système nouveau.
On entrevoit donc qu’à travers la confiance ou la méfiance vis-à-vis des autres, c’est
l’ensemble des règles de la vie collective qui sont mises en question. Finalement, ce degré
de confiance renvoie à un niveau plus abstrait, celui du rapport aux souverainetés publiques,
nationales et européenne, et du cadre dans lequel se déroule le passage à l'euro.
Le degré de confiance dans les pouvoirs politiques
Le manque de confiance dans les pouvoirs politiques s’exprime au travers des réactions
face à l'euro. Il traduit une crainte d’être exclu de la communauté sociale, autrement dit que
les gouvernements ne laissent pas de place aux personnes les plus fragiles, qu’elles ne
soient pas entendues, que l’on fasse sans elles comme si elles ne comptaient pas.
Toutefois, on peut faire l’hypothèse que ce manque de confiance a une fonction visant à
assurer la protection des personnes. En effet, ne pas faire confiance aux pouvoirs politiques
peut être une façon de nier sa responsabilité d’être dans une situation précaire en rejetant la
faute sur les pouvoirs politiques que l’on trouve incompétents. Ne pas avoir confiance dans
les politiciens permet de préserver son identité. C’est une façon de mettre les pouvoirs
politiques en position d’idéal suprême permettant à ces personnes de rester dans une
position régressive de dépendance qui leur assure un équilibre. Ainsi, à défaut d’avoir pu se
construire un espace intérieur contenant et sécurisant, l’adulte continue à fonctionner sur le
mode infantile en ayant besoin d’être rassuré par une puissance extérieure à lui qui continue
à le cadrer.
Comme l’enfant ou le religieux qui s’en remet à une puissance supérieure, une partie des
personnes en difficultés calque l’idéal de son projet sur l’idéal du projet de l’autre, en
l’occurrence ici l’Europe communautaire. En ce sens, le cadre européen a pour ces
personnes une fonction d’idéal qui décide à leur place. En s’en remettant autant au pouvoir
de l’autre elles s’échappent de leur responsabilité d’acteur de la construction sociale.
Le passage à l’euro vient donc interroger les liens à l’État et à sa capacité à donner des
garanties sur les règles qui régissent le rapport aux autres, notamment sur le plan
économique et monétaire. En fait la confiance dans l'euro dépend de la confiance dans les
pouvoirs publics, et il n’est pas paradoxal que cette référence à la l’État se produise lors
d’une transition qui va consacrer une dénationalisation de la monnaie. Tout se passe comme
si le détachement de la monnaie du cadre national et étatique crée un sentiment de vide,
marquant un passage vers la monnaie d’une Europe aux contours encore flous, vécue
14
Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
comme lointaine et “ technocratique ”. La confiance dans l’euro renvoie finalement à la
confiance dans la nouvelle forme d’être ensemble européen qui se crée, mouvante et pour
certains incertaine.
3. Passage à l’euro et confiance dans les souverainetés collectives
En dépassant les anciennes zones nationales de souveraineté monétaire, l’euro place
chaque utilisateur dans un rapport symbolique qui ne le lie plus à l’Etat-Nation, émetteur de
l’ancienne monnaie, mais à un ensemble plus vaste, aux contours encore flous. Le
décrochage entre la monnaie et le souverain national peut s’exprimer de deux manières. Il
peut représenter chez certains une rupture, un décrochage et signifier une voie vers la perte
de l’identité et de la singularité de la nation. Vu sous l’angle de la symbolique
d’appartenance, l’euro pose deux problèmes majeurs.
L’euro : une dilution des identités nationales ?
Le premier est que le projet d’Union Européenne n’offre pas une perspective
d’identification à une nouvelle communauté d’appartenance qui aurait vocation à se
substituer aux anciennes communautés nationales. Elle est plutôt celle d’une multiplicité
d’appartenances. L’euro ne se rattache pas à un sentiment “ d’être ensemble ” qu’expriment
les monnaies nationales. C’est une monnaie qui n’a pour l’instant que très peu de
fondamentaux symboliques.
Pour beaucoup de personnes, l'euro est vu comme une monnaie sans institution
émettrice reflétant un être collectif dans lequel elles pourraient se projeter et se reconnaître.
L’euro ne renvoie pas à un territoire aux frontières claires mais à une “ zone-euro ” dont les
contours semblent encore flous pour beaucoup. Qui détient le pouvoir d’émission ?
Comment se font les décisions européennes ?
Une monnaie sans État
Le second problème, intiment lié au premier, est que l’euro n’est pas une monnaie qui
viendrait parachever un processus politique d’unification. L’euro est une monnaie qui
n’appuie pas sa légitimation sur une souveraineté politique européenne. L’euro ne
symbolise pas une communauté lui pré-existant, ce qui contribue à insécuriser les publics
les plus fragiles qui s’en remettent historiquement au pouvoir souverain pour assurer la
légitimité de la monnaie et de ses usages.
Plusieurs propos désignent le “ lâchage ” par les autorités, la rupture du lien de pouvoir,
la perte d’un contenant. Certains évoquent une dilution des références nationales solidement
établies par l’histoire du pays (les traditions, les systèmes de protection sociale, l’éducation,
etc.) dans un espace étranger et mal délimité. L’euro représente une Europe assimilée à ses
institutions centrales de Bruxelles, c’est-à-dire à une Europe vue comme opaque,
technocratique, éloignée des Européens. L’uniformisation de la monnaie provoque la peur
de l’uniformisation des pays et des cultures.
15
Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
Conclusion
L’adoption au quotidien de l’euro est susceptible de provoquer chez certaines catégories
de personnes des blocages qu’il serait dangereux d’assimiler à de soi-disant phénomènes de
résistance au changement, voués à s’estomper “ naturellement ” avec le temps. En effet,
adopter une nouvelle monnaie pour l’intégrer dans sa vie de tous les jours implique des
facteurs sociaux et psychologiques encore largement sous-estimés, notamment du fait de la
vision traditionnellement de la monnaie qui en fait un objet purement économique.
L’ensemble des analyses de terrain nous montre que la confiance dans le passage à
l’euro passe par trois formes de confiance. La confiance en soi dans ses capacités
personnelles à affronter la transformation monétaire. En second lieu, la confiance dans les
autres, notamment les institutions de proximité comme les commerçants ou les banques, est
un élément indissociable de la confiance dans la nouvelle monnaie. Enfin, la confiance dans
les souverainetés collectives explique l’acceptation de l’euro. Selon ce point de vue, la
facilité avec laquelle le citoyen assimilera l’euro dans ses opérations quotidiennes ne
dépendra pas seulement de sa capacité cognitive à se représenter les prix relatifs dans la
nouvelle unité de compte. Si l’on considère que c’est le comportement de l’individu comme
citoyen qui fonde son comportement comme consommateur et non l’inverse, alors la
confiance dans la monnaie et sa légitimation dépendra d’abord de la dimension collective
de cette monnaie.
Les enquêtes montrent que les personnes mettrons en place des stratégies d’adoption leur
permettant de passer du franc à l'euro. Deux stratégies peuvent se produire.
D’une part, une adoption de l'euro avec prise d’appui sur l’extérieur. Ce type
d’adaptation consisterait pour les personnes à prendre appui sur leur entourage familial,
amis et voisins, auprès du personnel des bancaires ou postaux, dans le réseau de
commerçants de proximité qu’elles se sont constituées. On peut le voir actuellement
lorsqu’elles rencontrent des difficultés sur divers points de la vie quotidienne, beaucoup
font appel à cet entourage pour obtenir conseils et informations. Il sert alors de prescripteur
de critère de jugement, il les protègent notamment face aux risques d’arnaques. Cet
entourage sera mobilisé lors de l’apprentissage de la nouvelle monnaie et sera sans doute la
source privilégiée d’informations et d’accompagnement des personnes âgées par exemple.
D’autre part, une stratégie d’adoption par la réactivation de la mémoire des parcours de
dépense. On verrait les personnes s’appuyer sur leurs habitudes de consommation, leurs
parcours de dépenses, pour remédier à l’altération de la mémoire des prix causée par l’euro.
Autrement dit, face à l’absence de repères monétaires sûrs, on verra des personnes utiliser
leurs produits habituels, leurs commerces et leurs parcours habituels comme repères,
comme autant boussoles. Les personnes dont les habitudes et les parcours de consommation
sont de caractère routinier devrait donc trouver dans cette stabilité un repère sur lequel se
reconstruira la mémoire des prix en euro. Les produits sur lesquels elles reviennent
constamment vont alors servir de pivots dans la reconstruction de la mémoire des prix.
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Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
Nous voudrions conclure cet article par une remarque de politique sociale.
Même si les enquêtes enregistrent des niveaux de craintes non négligeables parmi les
populations, il est indéniable que les personnes interrogées possèdent des capacités à
s’adapter et à faire face à l’inconnu qu’elles sous-estiment. Or face à l’euro, ces ressources
seront mobilisées y compris par ceux qu’on qualifie de fragile vis-à-vis de ce changement.
S’il est certain que les plus fragiles ont besoin d’un accompagnement social qui vienne les
soutenir, il n’en est pas moins vrai que beaucoup de personnes parmi les catégories ciblées
feront preuve d’une autonomie certaine face à ce changement. Une politique sociale
d’accompagnement qui ne prendrait pas en compte cette distinction stigmatiserait les
personnes par l’application d’une catégorie disqualifiante.
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