Les déterminants de la confiance dans le passage à l`euro

Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
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LES DETERMINANTS DE LA CONFIANCE DANS LE PASSAGE A L'EURO
Gilles Malandrin
Philippe Salas
Résumé
L’objet de cet article est de mettre en évidence les facteurs de confiance dans le passage
à l’euro à travers l’analyse qualitatives des craintes des différents publics. Nous montrons
que les réactions sociales face à cette transition ne peuvent se comprendre qu’en mobilisant
un cadre d’analyse qui prenne en compte les dimensions économiques et an-économiques
de la monnaie. Ce faisant, il est alors possible de distinguer trois facteurs de confiance qui
renvoient à des dimensions intimes, sociales et politiques.
The factors of confidence in the changeover in euro
Abstract
The purpose of this article is to bring to the fore the factors of confidence in the
changeover to euro through the qualitative analysis of fears of various publics. We show
that social reactions regarding this transition can be understand only by mobilizing a frame
which takes into account economic and non-economic dimensions of the currency. Thus, it
is possible to distinguish three factors of confidence which send back to intimate, social and
political dimensions.
Gilles Malandrin
- Centre Auguste et Léon Walras, Université Lumière Lyon 2
ISH, 14 avenue Berthelot – 69 363 Lyon Cedex 07
- 11, rue Elie Rochette 69 007 Lyon
Philippe Salas
- Laboratoire des Faits Culturels, Université Paris X-Nanterre
200, avenue de la République – 92 000 Nanterre
- La Ferme, Route de Céceles, 34 270 Saint-Matthieu-de-Tréviers
Les déterminants de la confiance dans le passage à l’euro
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Introduction
Est-il possible de savoir comment les populations abordent la délicate étape du passage à
l’euro ? L’euro risque de provoquer en quelques mois des changements de repères dans les
dimensions fonctionnelles de la monnaie et posera de nombreuses difficultés d’adoption.
Comment se retrouver dans cette nouvelle échelle de prix et de valeurs ? Comment
s’habituer aux nouveaux billets, aux nouvelles pièces et à leurs valeurs nominales ? Le
passage à l’euro constitue une expérience inédite dans l’histoire de l’Europe, par son
ampleur et par la nature des institutions centrales mises en place. C’est sans doute aussi la
première fois que des États décident de leur plein accord d’abandonner leurs monnaies, qui
dans un certain nombre de cas étaient réputées fortes.
Au vue de ces enjeux sociaux et historiques, cette transition monétaire vient interpeller le
chercheur en sciences sociales. Le passage à l’euro suscite beaucoup de questions et de
réactions, souvent inquiètes, dans toutes les couches de la société. Que ce cache-t-il
exactement derrière les craintes vis-à-vis du passage à l’euro ? La peur de perdre ses repères
de consommation, la peur de ne pas s’y retrouver dans le nouvel univers monétaire mais
aussi les craintes vis-à-vis de l’identité nationale sont des questions qui constituent des
enjeux scientifiques de taille. La contribution que nous proposons se donne pour objectif de
mettre à jour les différentes craintes et de repérer à travers elles les déterminants qui
construisent la confiance dans le passage à l’euro.
Pour ce faire, nous nous basons essentiellement sur les enquêtes de terrain que nous
avons pu mener auprès de certains publics dits “ fragiles ” vis-à-vis de l’euro, c'est-à-dire
parmi les catégories de personnes pour qui que le passage à l'euro sera délicat et susceptible
de créer un risque accru d’exclusion sociale. Les entretiens semi-directifs nous ont permis
de repérer les différentes attitudes de rejet et les principales craintes que peut susciter
l’euro1. L’ensemble de ces réactions nous indiquent les facteurs de confiance dans le
passage à l’euro, dans le sens où justement ils font défaut parmi ces catégories de
personnes.
Afin de bien saisir les changements que vont apporter le passage du franc à l’euro et les
stratégies d’adoption qui vont permettre au public de gérer ce changement dans la
continuité, nous devons nous arrêter dans un premier temps sur le fait monétaire lui même.
Nous verrons que contrairement à la vision que partagent un certain nombre d’économistes
ou de sociologues, la monnaie ne peut pas se réduire à un simple objet technique qui permet
la transaction, mais qu’elle convoque chez l’individu un ensemble de dimensions
symboliques et emblématiques qui l’inscrive dans la totalité sociale.
Nous verrons dans une seconde partie que l’euro vient en quelques sortes révéler et
réactiver des malaises plus profonds sur la confiance, dans le sentiment d’intégration des
personnes dites fragiles. Les réactions de méfiance face à l’euro viennent en fait se greffer
1 Cet article prend appui sur des enquêtes de terrain que nous avons menées auprès de personnes âgées et de
personnes en situation économique précaire notamment pour le compte de la Commission Européenne à
l’occasion de l’expertise du projet “ euro facile ”, ainsi que pour la réalisation du programme de recherche “
Facteurs d’adoption des changements monétaires parmi les personnes âgées ” co-financé par la Branche
Retraite de la CDC et la SNCF, dans le cadre d’un l’appel d’offre organisé par la MIRE et la CNAV (se
reporter aux références bibliographiques).
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sur les craintes et angoisses déjà latentes entre la personne et la société. La confiance dans
le passage à l’euro repose en fait implicitement sur trois types de confiance : une confiance
en soi dans la capacité des personnes à mobiliser leurs ressources propres dans la
confrontation de l’inconnu monétaire, une confiance dans les autres dans le respect des
règles sociales qui encadrent l’usage de la monnaie et une confiance dans des souverainetés
collectives dans la capacité quelles ont de construire une symbolique d’appartenance
européenne. En ce sens, le changement de monnaie vient bouleverser le rapport à l’autre et
plus globalement le lien social dans sa dimension intime, sociale et politique.
I — Les dimensions an-économiques de la monnaie
L’objet de cette partie est proposer un cadre d’analyse pertinent pour comprendre les
différentes craintes de l’euro. Pour se faire, nous présenterons tout d’abord les conceptions
développées par la plupart des économistes et chez certains sociologues, qui traitent la
monnaie à travers le présupposé individualiste. Cette vision traditionnelle de la monnaie
en fait un objet économique d’où toute subjectivité est écartée et ce faisant, ne peut
analyser les craintes de l’euro.
Nous montrerons que pour comprendre le fait monétaire, l’analyse doit se porter sur
les dimension an-économiques de la monnaie, à savoir que par nature la monnaie fait
référence aux souverainetés, à la totalité sociale et que c’est par cette présence du tiers
supérieur qu’elle est une forme de lien social. Cette conception permet de voir que la
monnaie participe au rattachement de la personne au tout social et que dans ce sens, elle
construit une part de l’identité individuelle. C’est en comprenant que la monnaie lie la
question de la souveraineté aux dimensions intimes de la personne que l’on pourra prendre
la pleine mesure du changement de monnaie.
1. De la vision individualiste de la monnaie à l’approche anthropologique
La représentation dominante de la monnaie en fait un objet purement économique. Il
suffit pour s’en convaincre de voir toutes les fables du troc encore largement communes
pour décrire ses origines supposées Servet, 1994. Selon une perspective pseudo-historique
commune à toutes ces explications, la monnaie serait née de la nécessité pour les hommes
d’échanger et aurait pour seules fondements l’économie, le commerce, niant ainsi les ordres
politique et religieux qui fondent l’existence historique de la monnaie. A cette vision
économique des fondements de la monnaie, qui fait l’objet d’un premier chapitre, est
contredite par anthropologique, on opposera dans un second temps la vision
anthropologique qui par du présupposé de la totalité sociale.
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La vision traditionnelle de la monnaie : la recherche de l’intérêt comme
forme de lien social
La vision traditionnelle de la monnaie, partagée par un grand nombre d’économistes et
de sociologues développe une vision individualisante de la société Zelizer, 1994. La
monnaie y est considérée comme le vecteur principal de la modernité, faisant passer de
relations de personnes, liées les unes aux autres par des relations de type communautaire,à
des relations d’individus, libres et indépendants ne se reconnaissant aucune appartenance
commune1.
Les dimensions politiques, anthropologiques et sociales de la société se trouvent en
quelque sorte aplaties pour faire place à un ordre purement contractuel dans lequel les
utilisateurs de monnaie seraient dans un strict rapport d’évaluation quantitative. La monnaie
est pensé comme réifiant les relations sociales, et faisant de la sphère des échanges
monétaires un lieu où l’intersubjectivité ne peut exister. Pour reprendre l’expression de
Simmel, l’argent ne posséderait pas d’autres qualités que la quantité.
Si la monnaie devient le support de l’intérêt et “ dissout ” toutes formes de relations
subjectives dans le calcul, elle procède aussi d’un lien social. La monnaie, en permettant à
chacun de se libérer des obligations de solidarité “ traditionnelles ” permet à chacun de
choisir librement partenaires et conditions de l’échange. La monnaie dépersonnalise et
dédramatise les relations sociales par l’introduction d’un tiers entre les personnes qui, libres
de toutes obligations sociales, rentrent dans une socialisation contractuelle. La monnaie
opèrerait donc une chimie du lien social, dissolvant d’une part les relations de type
communautaire et intégrant d’autre part les relations sociales sous une nouvelle forme, de
type sociétaire.
La théorie économique standard postule donc que les relations aux autres et à la société
sont instrumentales et contractuelles. Ce qui fonde le social chez les économistes reste en
dernier ressort l’intérêt bien compris des individus et c’est la monnaie qui est le support de
cette relation.
Nécessité de dépasser la vision individualisante de la monnaie par une
référence au tiers-inclus.
La vision de la monnaie développée par la plupart des économistes correspond à un
individualisme méthodologique réductionniste, dans lequel n’existent que des rapports
bilatéraux.
Or la confiance et l’intégration de la monnaie dans les pratiques sociales ne peuvent être
fondées sur la seule évaluation rationnelle par les agents des avantages que procure
l’institution monétaire Aglietta, 1995, p. 11. Elles supposent la constitution d’une
extériorité où s’exprime la monnaie comme totalité, comme ensemble hiérarchisé de
valeurs. La monnaie est rapport social et en tant que tel un objet complexe impliquant la
société dans sa totalité.
2 Max Weber, Georg Simmel et Karl Marx sont parmi les grands classiques ceux qui expriment le mieux cette
idée.
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En fait, la monnaie est un ensemble de règles, qui détermine l’appartenance de chacun à
la société. Dans le rapport à la monnaie se joue une relation au groupe tout entier des
échangistes. Et ce qui est en jeu dans le rapport monétaire ce ne sont pas les autres en tant
qu’agrégats d’individus, mais le grand Autre, au sens de la totalité de la sociéServet,
1998, p.14. La société en tant qu’entité spécifique est bien présente au travers de la
monnaie.
La notion de totalité sociale renvoie à Marcel Mauss. C’est dans son article “ Essai sur
le don ” qu’il ébauche une définition du fait social total, conception qu’il veut fondatrice
d’une nouvelle approche en sciences sociales. Un fait social est total dans le sens où il
implique plusieurs types d’institutions, et met en branle dans certains cas “ la totalité de la
société et des institutions (...) et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre
d’institutions, en particulier lorsque les échanges et les contrats concernent plutôt des
individusMauss, 1950, p. 274. La totalité de la société est alors engagée dans la mesure
où ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques,
morphologiques, etc. Cette reconnaissance des faits sociaux totaux suppose de comprendre
la société comme un tout et invite à ne plus séparer les aspects économiques des autres
dimensions qui composent la société.
Ainsi, au-delà du simple rôle de médium des échanges, la monnaie doit être comprise
comme médiation sociale et comme relation au groupe tout entier. Dans toutes les sociétés,
la monnaie, sous des formes diverses et variées, permet de prendre conscience de
l’appartenance à une totalité :
la légitimité de la monnaie doit être entendue comme
produite par un ensemble de processus complexes qui font que dans la monnaie, c'est la
communauté comme totalité qui se trouve exprimée Aglietta, Orléan, 1998. C’est cette
force de médiation sociale qui fait de la monnaie un phénomène universel.
Apparaît bien ici la nécessité de comprendre alors la personne non seulement comme
fraction, au sens de partie restreinte d’un tout mais aussi comme relation. Par la suite, nous
allons définir la monnaie à partir de concepts psychosociologiques, et essayer de montrer
comment elle est créatrice de ce lien social.
2. La psychologie de l’argent : les dimensions paradoxales de la monnaie
fondent le lien social
La monnaie est un objet paradoxal dans la mesure où elle entretient avec l’être humain
un double rapport : économique et an-économique. En effet, l’argent inscrit l’homme dans
l’échange et la transaction sur le mode du donnant-donnant, et lui procure ainsi la capacité
de participer au lien social. Mais, l’argent ne réduit pas la personne au commerce puisqu’il
offre à cette dernière une garantie d’existence qui repose exclusivement sur le don et la
gratuité d’où vont jaillir l’épaisseur et la profondeur du lien social Derrida, 1991.
C’est ce double lien à la monnaie qui hisse la personne au statut de sujet, c'est-à-dire un
être inscrit dans le lien social à une place de citoyen Levinas, 1982. Ce qui va caractériser
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