LOGIQUE ET SCIENCES CONCRÈTES (NATURE ET ESPRIT

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LOGIQUE ET SCIENCES CONCRÈTES
(NATURE ET ESPRIT)
DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN
www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo. fr
harmattan 1@wanadoo. fr
@L'Harmattan,2006
ISBN: 2-296-00716-3
EAN: 9782296007161
Sous la direction de
Jean-Michel BUÉE, Emmanuel RENAULT
et David WITTMANN
LOGIQUE ET SCIENCES CONCRÈTES
(NATURE ET ESPRIT)
DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
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Ouagadougou 12
La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren
Nounie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée,
l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un
individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les
querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément
supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage
du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y
soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à
l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient
contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les
enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des
sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de
leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la
philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce
qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières parutions
Stéphanette VENDEVILLE , Au maître nu, 2006.
Bernard MOTTEZ, Les Sourds existent-ils? Textes réunis et
présentés par Andrea Benvenuto, 2006.
Henri BERGSON, Leçons clermontoises II, 2006.
Christina KOMI KALLINIKOS, Digressions sur la métropole.
Roberto Arlt, Juan Carlos Onetti autour de Buenos Aires, 2006.
Jean-Edouard ANDRÉ, Heidegger et la Liberté, 2005.
J. RIDA et P. VERMEREN
(sous la responsabilité
de),
Philosophies des mondialisations, 2005.
REMERCIEMENTS
Les textes ici rassemblés sont issus, pour leur quasi-totalité, des
communications présentées lors du colloque « Logique et sciences concrètes dans
le système hégélien» qui s'est tenu à !'ENS-LSH de Lyon, du 22 au 24 mai 2003.
Nous tenons à remercier les institutions dont le soutien a permis l'organisation
de ce colloque: Le conseil régional Rhône-Alpes, l'ENS-LSH de Lyon et deux de
ses centres de recherche, le CERPHI, dirigé par Pierre François Moreau et le
Centre « Le discours du politique en Europe» dirigé par Michel Senellart (devenu
une composante du laboratoire Triangle, UMR 5206), l'Université Pierre Mendès
France de Grenoble et plus particulièrement le centre de recherches « Philosophie,
langage et cognition» dirigé par Denis Vernant, notamment sa composante
« Centre Alpin de philosophie allemande» dirigée par Jean-Marie Lardic. Un
remerciement tout particulier aux responsables du Centre Jean-Toussaint Desanti
de l'ENS-LSH de Lyon, et notamment à Maud Ingarao, sans qui la réalisation de
cet ouvrage n'aurait pas été possible.
Jean-Michel Buée,
Emmanuel Renault,
David Wittmann.
TABLE
DES MATIÈRES
Les intervenants
.............9
MÉTAPHYSIQUE
ET SCIENCES
DE LA NATURE
Emmanuel Renault
La métaphysique entre Logique et Sciences particulières.
...
.13
Gilles Marmasse
La nature face à l' into Iérance de l'esprit.
SCIENCE
33
DE LA LOGIQUE
Paolo Giuspoli
Logique et système dans les cours de Hegel à Nuremberg..
.65
Annette Sell
La technique mécanique ou chimique dans la Science de la logique
... .95
Jean-Michel Buée
Spéculation et sciences positives: le cas des mathématiques
113
ENTRE
LOGIQUE
ET SCIENCES CONCRÈTES
Franco Chiereghin
Possibilité de réalisation de la logique et logicité du réel: problèmes et apories
.129
Bruno Haas
Que signifie: appliquer la Logique spéculative?
...149
David Wittmann
Le concept de Trieb : entre logique et sciences concrètes...
PHILOSOPHIE
.171
DE L'ESPRIT
Ange6ca Nu7.Z0
Penser et mémoire: Logique et psychologie dans la philosophie de Hegel?
.207
Christoph Bauer
« Une perspective finie qui ne peut être élevée au rang de philosophie». La critique
hégélienne de la 'psychologie empirique'
.235
Myriam Bienenstock
Hegelet la rationalitépratique
André Stanguennec
Logique de l'entendement
législatrice chez Hegel
..........265
et logique spéculative dans la figure de la raison morale
.........281
LES INTERVENANTS
Christoph Bauer; Collaborateur scientifique au Hegel-Archiv (Bochum). Das
Geheimnis aller Bewegung ist ihr Zweck» Geschichtphilosophie bei Hegel und
Droysen, Hamburg, Meiner 2001, Hegel-Studien Beiheft 44. Responsable de l'édition
des tomes 22 et 25 des Oeuvres complètes de Hegel
Myriam Bienenstock, Professeur de philosophie à l'Université de Tours. Politique du
jeune Hegel, Iéna 1801-1806, PUF 1992. Traductions de La philosophie de l'Esprit
1803-1804, PUF 1999, de la Co"espondance (1794-1802) Fichte/Schelling, PUF 1991,
de l'ouvrage de Herder, Dieu. Quelques entretiens, PUF 1996 ; éditrice avec M.CrampeCasnabet du volume Dans quelle mesure la philosophie. Fichte, Hegel, ENS éditions,
2000 et avec A.Tosel de La raison pratique au XXe siècle: Trajets et figures, Paris,
L'Harmattan, 2004.
Jean-Michel Buée, Maître de conférences de philosophie à l'IUFM de l'Académie de
Grenoble. Collaborateur du Bulletin hégélien des Archives de philosophie. Articles sur
Hegel et sur l'idéalisme allemand en général.
Franco Chiereghin, Professeur titulaire d'histoire de la philosophie à la Faculté de
Lettres et de Philosophie de l'Université de Padoue. L'influenza dello spinozi,smo nella
formazione della filosofia hegeliana, 1961 ; L'unità del sapere in Hegel, 1963. Hegel e
la metafisica classica, Padova 1966. Dialettica dell'assoluto e ontologia della
soggettività in Hegel, Trento 1980. Possibilità e limiti dell'agire umano, Genova 1990.
Il problema della libertà in Kant, Trento 1991. Il a dirigé en outre la traduction et le
commentaire de : G.WE HEGEL, Enciclopedia delle scienzefilosofiche in compendio,
(Heidelberg, 1817), 1987.
Paolo Giuspoli, Chercheur à l'Université de Padoue. verso la« Scienza della Logica ».
Le lezi,oni di Hegel à Norimberga, Trento, Publicazioni di Verifiche 26, 2000.
Bruno Haas, Maître de conférence de philosophie à l'université de Paris I. Die freie
Kunst. Beitréige m Hegels Wissenschaft der Logik, der Kunst und des Religiosen. Mit
Anhang.o "Über die Analyse von Musik des 17. bis mmfrühen 19. lahrhundert", Berlin,
Duncker & Humblot, 2003.
Gilles Mannasse, Maître de conférences de philosophie à l'Université de Paris IV.
Editeur des Vorlesungen über die Naturphilosophie Griesheim 1823/24, (Frankfurt,
Peter Lang, 2000) et Uexküll 1821/22 (Frankfurt, Peter Lang, 2(02) ; traducteur des
Leçons sur l'histoire de la philosophie: Introduction, bibliographie, philosophie
orientale, Paris, Vrin, 2004 et éditeur avec 1.F.Kervégan du volume Hegel penseur du
droit, Paris, CNRS édition.\ 2004.
Angelica Nuzzo, Professeur associée à la City University of New York.
Rappresentazione e concetto nella « logica » delle Filosofia del Diritto di Hegel,
Napoli, Guida Editori, 1990. Logica e sistema sull 'idea hegeliana di filosofia, Genova,
Pantograf, 1992.
Emmanuel Renault, Maître de conférences de philosophie à }'ENS-LSH de Lyon.
Marx et l'idée de critique, PUF, 1995. La Naturalisation de la dialectique.
Naturphilosophie et sciences chez Hegel, Vrin 2001. Philosophie chimique. Hegel et la
science dynamiste de son temps, Bordeaux, 2002. Emmanuel Renault, Jean-Jacques
SzczeciniaIZ (dir.), Hegel et la philosophie de la nature, Paris, Edp Sciences, 2003.
Annette SeD, Collaboratrice scientifique au Hegel-Archiv (Bochum). Martin
Heideggers Gang durch Hegels Phéimenologie des Geistes, Hegel-Studien Beiheft 39,
Bonn, 1998. Responsable de l'édition du tome 23 des Oeuvres complètes de Hegel.
André Stanguennec, Professeur de philosophie à l'Université de Nantes. Hegel critique
de Kant, Paris, PUF, 1985. Etudes post-kantiennes I et II, Lausanne, L'Age d'Homme,
1987 et 1994. Hegel une philosophie de la raison vivante, Paris, Vrin, 1997.
Collaboration à des ouvrages collectifs parmi lesquels Lumières et romantisme, Vrin et
Université de Bruxelles, 1989. Hegel und die Kritik der Urteilskraft, Veroffenlichungen
der Internationalen Hegel-Vereinigung, Band 18, Klett-Cotta, 1990. Problèmes actuels
de la dialectique, Lausanne, L'Age d'Homme, 1996. L'héritage de H-G Gadamer, Paris,
Le cercle herméneutique, Coll. "Phéno", 2003.
David Wittmann, Assistant moniteur nonnalien à l'Université de Tours. Collaborateur
du Bulletin hégélien des Archives de Philosophie et des Hegel-Studien. Articles sur la
Science de la logique et la philosophie de l'esprit. Thèse en cours de rédaction sur la
philosophie de l'esprit subjt;ctifde Hegel.
MÉTAPHYSIQUE
ET SCIENCES DE LA NATURE
LA MÉTAPHYSIQUE
ENTRE LOGIQUE
ET SCIENCES
PARTICULIÈRES
Emmanuel Renault
Le rapport de la Science de la logique et des sciences concrètes (ou sciences
réelles: Naturphilosophie et Philosophie de l'esprit) est l'occasion d'un paradoxe.
D'une part, Hegel soutient que la Science logique prend la place de la
métaphysique, et que toutes les sciences particulières (ou sciences positives),
reposent sur une métaphysique. Ainsi, il semble revendiquer pour sa philosophie
spéculative tout à la fois le nom de métaphysique et les fonctions fondatrices et
totalisatrices qui lui sont associées. Mais d'autre part, il refuse que la fondation des
sciences particulières par les sciences concrètes, et tout particulièrement par la
Naturphilosophie, soit une fondation métaphysique. L'étude du rapport de la
Science logique et des sciences concrètes conduit donc à la question controversée
suivante: convient-il de donner de la philosophie hégélienne une interprétation
« métaphysique» ou « non métaphysique» ? On sait que s'affrontent à ce propos
deux positions opposées. Certains interprètent la philosophie hégélienne comme un
achèvement ou comme un renouveau de la métaphysique! alors que d'autres
défendent au contraire la thèse d'une rupture avec la métaphysique2.
1
Voir par exemple, B. Bourgeois, Introduction, in Hegel, Science de la logique, Vrin, 1970 ; A.
Doz, La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l'ontologie, Vrin, 1987 ; B. Mabille,
Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Vrin, 2004.
2 K. Hartmann, « Hegel, a Non Metaphysical View», in A. Mac Intyre (ed.), Hegel. A collection
of critical essays, NY, 1972; G. Lebrun, La patience du concept, Gallimard, 1968; M.
Theunissen, Sein und Schein, Suhrkamp, 1978; B. Longuenesse, Hegel et la critique de la
métaphysique, Vrin, 1981; R. Pippin, Hegel's Idealism. The Satisfaction of the Selfconsciousness, Cambridge University Press, 1989. Les interprétations non métaphysiques
13
Le débat qui se développe aujourd'hui encore à ce propos semble parfois
reposer sur des présupposés méthodologiques contestables. La plupart des
défenseurs de l'interprétation non-métaphysique de Hegel s'appuient en effet sur
des définitions du concept de métaphysique qui sont étrangères à la philosophie
hégélienne. TIssont inévitablement amenés à poser à Hegel des questions qu'il ne
s'est pas posé lui-même et à interpréter son propos suivant un prisme déformant
que leurs adversaires ont beau jeu de dénoncer. Les commentateurs qui ont voulu
éviter cet écueil, ont tenté soit de rendre compte de la cohérence des différents
usages hégéliens du terme de métaphysique3, soit de s'engager dans une démarche
contextualiste qui conduit le plus souvent à chercher chez Kant l'origine des
significations présentes chez Hegel4, mais qui remonte parfois jusqu'à la
métaphysique scolaire du 18ème5. Ces stratégies rencontrent, elles aussi, de
périlleux obstacles. L'approche purement internaliste se heurte au fait que les
usages hégéliens du terme de métaphysique sont relativement rares, flottants et
diversifiés, et plus généralement, il en va de même des usages que le terme reçoit
dans l'Idéalisme allemand, de sorte que se référer par exemple à Kant ne fait que
repousser le problème. Une deuxième présupposition méthodologique ment
contestable tient à la définition de l'objet même du litige. La plupart des tenants de
l'interprétation non-métaphysique se concentrent sur la Phénoménologie de
l'esprit et la Science de la logique, et ils admettent parfois que la lecture qu'ils
proposent est difficilement compatible avec toutes les thèses soutenues par Hegel
dans sa Realphilosophie6. Leurs adversaires leur rappellent alors à bon droit que
l'ambition hégélienne était de philosopher sous forme systématique, et ils en tirent
argument pour avancer qu'une interprétation alternative pourrait être mieux à
même de rendre compte du projet hégélien considéré dans sa globalité. TIspeuvent
actuelles se divisent en deux espèces, d'une part, celles qui, inspirées par la « critique» kantienne
de la métaphysique, recherchent chez Hegel les formes d'une dissolution de la métaphysique dans
l'épistémologie (en l'occurrence, dans une réflexion sur la connaissance métaphysique) ; d'autre
part, celles qui, inspirées par la philosophie analytique, lisent chez Hegel une première forme de
dissolution de la métaphysique et de l'épistémologie dans la sémantique (ou plus généralement,
dans une théorie de la signification des catégories métaphysiques). Pinkard, McDowell et
Brandom sont les représentants actuels de cette dernière interprétation dont Lebrun constitue un
précurseur inégalé.
3
H.-F. Fulda, " Spekulativ Logik aIs die ,eigentliche Metaphysik'. Zu Hegels Verwandlung des
neuzeitlichen Metaphysikverstandnisses ", in D. Patzold, A. Vanderjagt (eds.), Hegels
Transformation der Metaphysik, Jürgen Dinter Verlag für Philosophie, Kôln, 1991, p. 9-27
4
T. Rockmore, «Hegel's Metaphysics, or the Categorial Approach to Knowledge and
Experience », in T. Pinkard (ed.), Hegel Reconsidered, or the Categorial Approach of Knowledge
and Experience, Kluwer, Dordrecht, 1994; M. Rosen, "From Vorstellung to Thought: is a nonmetaphysical view of Hegel possible ?", in D. Stem (éd.), G.W.F. Hegel. Critical Assesments, vol.
3 : Hegel's Phenomenology of Spirit and Logic, Routledge, London/New-York, 2001
5
Voir par exemple, Ch. Bouton, «Logique et ontologie dans l'interprétation hégélienne de
Christian Wolff », in Etudes philosophiques, n01-2/1996.
6
Voir par exemple l'introduction de l'ouvrage de Pippin cité ci-dessus.
14
également ajouter que ni la Phénoménologie ni la Logique ne permettent
d'expliciter complètement l'épistémologie à la lumière de laquelle Hegel est censé
évaluer la métaphysique? C'est bien en effet par l'examen des structures du
système que doit être tranchée la querelle portant sur la dimension métaphysique
de la philosophie hégélienne, ne serait-ce que parce que « métaphysique» désigne
usuellement un certain type de totalisation et de fondation du savoir, et que ces
deux opérations philosophiques ne s'effectuent chez Hegel que dans l'articulation
d'une Science de la Logique et d'une Realphilosophie. Plus généralement, on peut
se demander si le débat n'est pas posé de façon trop étroite lorsqu'il oppose
interprétations non-métaphysiques (où Hegel s'en prendrait au projet métaphysique
lui-même d'un point de vue extérieur) et interprétations métaphysiques (où il
critiquerait certaines métaphysiques déterminées du point du vue du projet
métaphysique lui-même) sans prendre assez au sérieux l'hypothèse intermédiaire
d'une transformation de la métaphysique. L'idée de transformation de la
métaphysique est en effet irréductible à cette alternative dans la mesure d'une part
où la transformation ne se réduit pas à un rejet, d'autre part où les transformations
des concepts, des thèses et des procédures métaphysiques ne résultent pas
nécessairement d'une réflexion portant sur l'essence du projet métaphysique (sur
ses défauts intrinsèques versus sur les meilleurs moyens de l'accomplir).
L'hypothèse est en effet plus que plausible: le cœur du projet hégélien est
relativement indépendant de tout ce qui peut être pensé sous le concept de
métaphysique et ce sont ses contraintes propres qui exigent une transformation des
usages du signifiant « métaphysique »8.
Il n'en reste pas moins que la conception hégélienne de la métaphysique mérite
d'être explicitée et que la spécificité des usages hégéliens du terme de
métaphysique ne peut être restituée que si l'on combine une approche systématique
et une approche contextualiste. C'est seulement d'un point de vue systématique
qu'il est permis d'organiser l'ensemble des affirmations relatives à la
métaphysique, et de rendre compte de l'articulation des différentes fonctions
7
Sur ce point, voir par exemple, Ch. Halbig, « Das 'Erkennen aIs Solche'. Überlegungen zur
Grundstruktur von Hegels Epistemologie» , in Ch. Halbig, M. Quante und Ludwig Siep, Begels
Erbe, Suhrkamp, 2004. Pour une interprétation plus large de l'épistémologie hégélienne, voir E.
Renault, La naturalisation de la dialectique, Vrin, 2001.
8
Pour une interprétation en terme de «transformation de la métaphysique », D. Patzold, A.
Vanderjagt (éd.), Begets Transformation der Metaphysik, Jürgen Dinter Verlag für Philosophie,
Kôln, 1991 ; voir également, H.-F. Fulda, « Hegels Logik der Idee und ihre epistemologische
Bedeutung », in Ch. Halbig, M. Quante und Ludwig Siep, op. cit. Nous avons rapporté les
transformations hégéliennes de la métaphysique aux contraintes spécifiques du projet de science
spéculative dans l'article, «Science et métaphysique de la nature chez Hegel », in
Epistémologiques, 4, 2003
15
théoriques qui sont associées à l'idée Çle métaphysique. Mais l'approche
contextualiste est tout aussi nécessaire s'il s'agit non pas seulement de décrire mais
aussi d'interpréter la signification des usages hégéliens du terme métaphysique.
Comprendre leur sens, en effet, suppose d'une part, de distinguer les problèmes
dont Hegel hérite de ceux qu'il tente de formuler, d'autre part, de déterminer
quelles sont les stratégies qu'il met en place pour tenter de les résoudre. Une telle
démarche suppose elle-même de régresser des textes hégéliens jusqu'à un contexte
défini non pas seulement comme un lieu d'affrontement des thèses et comme une
matrice logique pesant sur la formation des concepts, mais aussi comme un espace
discursif défini par des modes d'énonciation et de distribution des énoncés. Dans
un premier temps, nous chercherons à montrer que la requalification du concept de
métaphysique comme théorie de la connaissance, au milieu du 18èmesiècle,
s'effectue sous une double contrainte discursive: d'une part, une disqualification
du signifiant métaphysique, d'autre part, différentes scissions du signifié
métaphysique. Dans un second temps, nous verrons comment cette requalification
et cette double contrainte permettent d'organiser les différentes perspectives
hégéliennes sur la métaphysique. Il sera possible d'un déduire quelques
conclusions, dans un troisième temps, quant au rapport de la logique et des
sciences concrètes et quant à la dimension «métaphysique» de la philosophie
spéculative en général.
Les déplacements
du concept de métaphysique
Depuis les débuts de la philosophie moderne, le terme de métaphysique désigne
un projet philosophique jugé périmé, celui de la philosophie scolastique. C'est
pourquoi la question est toujours de savoir si l'idée même de métaphysique doit
être abandonnée, ou si elle doit être transformée. La tradition empiriste opte
généralement pour la première solution, en identifiant la métaphysique au projet
illusoire d'une connaissance des qualités occultes et du suprasensible, comme chez
des auteurs comme Bacon, Locke ou Hobbes. Mais l'idéal méthodique de la
science moderne peut également conduire à tenter de fonder la métaphysique sur
de nouvelles bases, comme chez Descartes et les cartésiens. Métaphysique signifie
alors science des principes du savoir, science fondamentale sur laquelle repose
l'architecture du savoir, suivant l'image de la lettre-préface des Principes de la
philosophie. En acquérant cette nouvelle signification, le concept de métaphysique
se scinde en une signification négative et une signification positive qui
correspondent respectivement aux pratiques théoriques anciennes et nouvelles.
16
Ainsi, les cartésiens défendent une nouvelle conception de la métaphysique tout en
dénonçant l'ancienne, ce qui revient à lutter contre la disqualification du signifiant
lui-même. Un texte de Malebranche offre une illustration exemplaire de cette
démarche:
«
Par métaphysique je n'entends pas ces considérations abstraites de quelques propriétés
imaginaires [...] j'entends par cette science les vérités générales qui peuvent servir de
principes aux sciences particulières »9.
Il ne faudrait pas pour autant conclure que les systèmes rationalistes du I7e et
du I8e ont tous résisté à l'invalidation du signifiant. Un auteur comme Wolff évite
presque systématiquement le terme de métaphysique qui lui semble solidaire d'une
confusion des différentes parties de la science, ontologie, psychologie rationnelle,
physique rationnelle, cosmologie rationnelle et théologie rationnellelO.
Au moment où le signifiant métaphysique est pris dans un mouvement de
disqualification, son signifié est donc affecté d'une série de scissions:
métaphysique comme connaissance des qualités occultes versus métaphysique
comme théorie des principes du savoir, métaphysique comme objet historique
versus métaphysique comme nouveau projet, mauvaise métaphysique versus
bonne métaphysique. Chez des auteurs comme Kant et Hegel, cette disqualification
et ces scissions continuent à produire leurs effets. Chez Kant, le terme est pris
tantôt au sens de la connaissance des principes rationnels de la connaissance des
phénomènes (première partie de la métaphysique), tantôt au sens d'une
connaissance du transcendant (deuxième partie)ll. Tout aussi clairement, Kant
oppose la mauvaise métaphysique du passé et la métaphysique future qu'il s'agit
de fonder comme science, et qu'il se propose d'exposer à partir de son « concept
encore problématique »12. Et l'on voit ainsi que même en son sens positif, le terme
de métaphysique désigne avant tout un problème que la Critique de la raison pure
Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion, VI, 2 ; ed. Robinet, t. 12, 1965, p.
133.
tO
Sur ces questions, on se reportera aux éléments utiles fournis par l'article « Metaphysik » du
Historisches Worterbuch der Philosophie, Schwabe & Co AG Verlag, Basel/Stuttgart, t. 5, 1980.
C'est contre la tradition wolffienne que des auteurs comme Crusius désigneront le système de
Wolff comme métaphysique en entendant par là une philosophie qui ignore les limites de la
raison; et c'est manifestement ce déplacement de concepts qu'entérinera Kant, tout en contestant
le sens que leur donnait Crusius, lorsqu'il définira la métaphysique dogmatique et
l'architectonique de la raison pure.
11 Voir pour cette distinction la Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure. Il
n'est pas besoin d'insister ici sur le fait que le sens qui est conféré ici à cette distinction est peu
compatible avec les définitions de l'Architectonique de la raison pure.
12 Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourrait se présenter comme science, ~ 4.
9
17
a pour fonction de formuler, tout en définissant une méthode pour le résoudre13, en
se faisant ainsi « métaphysique de la métaphysique »14.Une partie du problème
tient précisément, à l'unification des scissions, et notamment au passage de la
« première» à la « seconde» partie de la métaphysique: ainsi Kant définit-il le but
de la fondation de la métaphysique comme « l'extension de cette dernière depuis
les limites du sensible jusqu'au champ du suprasensible »15.
Cependant, chez Kant comme chez Hegel, ce ne sont pas tant les effets de la
requalification de la métaphysique par les classiques qui sont déterminants, que les
effets de sa requalification par les Lumières. Chez des auteurs comme Condillac et
Hume, c'est d'une nouvelle manière que le concept se voit caractérisé par les
scissions de l'ancienne/mauvaise
et de la nouvelle/bonne métaphysique. La
mauvaise métaphysique n'est plus la même. L'objet de la polémique est désormais
la métaphysique entendue au sens de la nouvelle signification que les cartésiens ont
mis en circulation. Ce sont bien en effet les systèmes rationalistes qui sont visés en
1748 dans la première section de l'Enquête sur l'entendement humain par la
distinction de la «vraie métaphysique»
et de la métaphysique «fausse et
bâtarde »16. En un sens analogue, l'Introduction de l'Essai sur l'origine des
connaissances humaines distingue en 1746 « deux sortes de métaphysique », l'une
« ambitieuse»,
l'autre «retenue»,
proportionnée «à la faiblesse de l'esprit
humain »17. Ainsi émerge une nouvelle acception du terme. L'idée de
métaphysique reste entendue au sens d'une connaissance des principes, mais elle se
voit requalifiée comme théorie de la connaissance, de sorte qu'elle se définit
maintenant comme la théorie des principes de la connaissancel8. L'idée cartésienne
de métaphysique recouvrait tout à la fois l'idée d'une ontologie (au sens d'une
science de l'être ou des choses en général comme objet de connaissance), et une
théorie de la dépendance des sciences à l'égard d'une philosophie première. La
métaphysique empiriste rompt avec la « métaphysique» cartésienne sur ces deux
13
Voir à ce propos l'Introduction de la Critique de la raison pure,. voir également G. Lebrun,
Kant et le problème de la métaphysique, Colin, 1970, ch. 1.
14
Kant, Lettre à Marcus Herz, 11/05/81.
Kant, Quels sont les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et
Wolff? Œuvres, Gallimard, 1986, t. III, p. 1227.
16
Hume, Enquête sur l'entendement humain, sect. I, Le livre de poche, 1999, p. 52.
17
Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, Galilée, 1973, p. 99.
15
18
Id : «La sciencequi contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par
conséquent,
doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique.
Elle est
aujourd'hui si négligée en France que ceci paraîtra sans doute à paradoxe à bien des lecteurs ». A
rapprocher de la définition de la métaphysique par Baumgarten:
« La métaphysique est la science
qui contient les premiers fondements de ce qui est saisi par la connaissance humaine» (Métaphysica,
2èmeéd., 1743, ~ 1).
18
points en les dénonçant pour leur ambition démesurée. n convient de renoncer à la
connaissance de « la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées », nous
dit Condillac, pour se contenter d'étudier la manière dont la connaissance se forme.
n convient d'autre part de destituer la métaphysique des prétentions fondatrices
d'une « science première» pour en faire une science réflexive présupposant la
production de la connaissance par les autres sciences:
« cette analyse n'est pas une science séparée des autres. Elle appartient à toutes, elle en
est la vraie méthode, elle en est l'âme. Je la nommerai métaphysique pourvu que vous ne
la confondiez pas avec la science première d'Aristote »19.
La philosophie kantienne, elle aussi, porte la trace d'une requalification de la
métaphysique comme théorie de la connaissance lorsqu'elle se définit comme une
réflexion sur les principes de la connaissance métaphysique. D'après Kant, «la
métaphysique ne traite pas d'objets, mais de connaissances» (Réflexion 853), de
sorte qu'en métaphysique, la méthode précède la science 20, et que la résolution du
problème de la métaphysique prend la forme réflexive d'une « métaphysique de la
métaphysique ». C'est également de cette requalification de la métaphysique
comme théorie de la connaissance que doit être rapprochée l'idée d'une
substitution du terme « d'analytique de l'entendement pur » au « nom orgueilleux
d'ontologie », même si cette substitution ne désigne pas à proprement parler un
remplacement de l'ontologie par la théorie de la connaissance, mais une tentative
visant à résoudre le problème du fondement de la métaphysique par une théorie de
la connaissance 21, ou plus précisément, par une théorie des modes de connaissance
constitutifs de l'objectivité 22.
Pour préciser la nature des innovations dont les Lumières sont responsables, il
faut ajouter que la requalification de la métaphysique comme théorie de la
connaissance s'accompagne d'une nouvelle scission. Alors que le terme de
métaphysique désignait la connaissance des principes qui doivent fonder le savoir,
il en vient maintenant à désigner les principes qui de fait ordonnent le savoir vrai.
A la signification normative s'ajoute donc une signification descriptive, et c'est au
19
Condillac, Cours d'Etude, VI, chap. XU, Œuvres philosophiques, PUF, 1947, p. 127. Pour une
étude de la signification de métaphysique chez Condillac, voir A. Charrak, Empirisme et
métaphysique, L'Essai sur l'origine des connaissances humaines de Condillac, Vrin, 2003.
20
Kant,Dissertationde 1870, 9 23.
Voir à ce propos la critique de l'interprétation néo-kantienne chez Heidegger, Kant et le
problème de la métaphysique, Gallimard, 1953.
22
Voir à ce propos, J. Benoist, «Sur une prétendue ontologie kantienne: Kant et la néoscolastique », in C. Ramond, Kant et la pensée moderne. Alternatives critiques, PUF, 1996, p.
137-163.
21
19
sens descriptif du terme que d'Alembert peut écrire dans les Eléments de
philosophie que «toute science à sa métaphysique », et dans l'article
Métaphysique de l'Encyclopédie, que « Tout a sa métaphysique et sa pratique [...]
Interrogez un peintre, un poète, un musicien, un géomètre, et vous le forcerez à
rendre compte de ses opérations, c'est-à-dire à en venir à la métaphysique de son
art ». Cette scission trouve elle aussi à s'exprimer chez Kant. L'idée de « premier
principe métaphysique de la science de la nature» ne combine-t-elle pas ces deux
acceptions, normative et descriptive, de « métaphysique» ?
La requalification de la métaphysique comme théorie de la connaissance
s'accompagne donc de nombreux paradoxes puisque les significations nodales de
la métaphysique comme ontologie, science première, et science normative se
voient déstabilisées ou contestées. A partir du milieu du I8e siècle, le terme de
métaphysique cesse progressivement d'être le nom d'une discipline philosophique
pour devenir le nom d'un ensemble de problèmes théoriques. C'est le cas chez
Kant, c'est encore le cas chez Hegel qui exploite ces différents problèmes comme
des moyens de poser des questions nouvelles au moyen de concepts nouveaux. Il
est frappant que chez Hegel aussi, et peut-être plus que chez tout autre représentant
de l'Idéalisme allemand, le terme de métaphysique soit l'objet de nombreuses
innovations
conceptuelles:
« métaphysique
commune »,
« métaphysique
inconsciente », «métaphysique
naturelle », «métaphysique
d'un concept »,
« métaphysique complète », « métaphysique positive », « mauvaise métaphysique ».
Avant de montrer que ces innovations conceptuelles participent d'un projet visant à
élaborer un type d'organisation systématique susceptible de rompre avec le modèle de
la «métaphysique
scolaire »23, il faut tout d'abord rendre compte de leurs
significations.
L'emploi du terme métaphysique
Un relevé des principales occurrences permet de distinguer deux registres de
significations. Le terme désigne le plus souvent un style philosophique périmé:
c'est le cas quand la métaphysique est évoquée dans les Leçons sur l'histoire de la
philosophie ou dans le Concept préliminaire de l'Encyclopédie. Mais le terme
désigne également les catégories logiques qui structurent le savoir, comme dans
l'additif du 9 246 (auquel répondent différents textes) :
23
Si tant est que cette catégorie possède une pertinence autre que purement rétrospective.
20
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