LOGIQUE ET SCIENCES CONCRÈTES (NATURE ET ESPRIT) DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo. fr harmattan 1@wanadoo. fr @L'Harmattan,2006 ISBN: 2-296-00716-3 EAN: 9782296007161 Sous la direction de Jean-Michel BUÉE, Emmanuel RENAULT et David WITTMANN LOGIQUE ET SCIENCES CONCRÈTES (NATURE ET ESPRIT) DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa Fac..des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC L'Harmattan Italia L'Harmattan Burkina Faso Via Degli Artisti, 15 10124 Torino 1200 logements villa 96 12B2260 ITALIE Ouagadougou 12 La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nounie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Stéphanette VENDEVILLE , Au maître nu, 2006. Bernard MOTTEZ, Les Sourds existent-ils? Textes réunis et présentés par Andrea Benvenuto, 2006. Henri BERGSON, Leçons clermontoises II, 2006. Christina KOMI KALLINIKOS, Digressions sur la métropole. Roberto Arlt, Juan Carlos Onetti autour de Buenos Aires, 2006. Jean-Edouard ANDRÉ, Heidegger et la Liberté, 2005. J. RIDA et P. VERMEREN (sous la responsabilité de), Philosophies des mondialisations, 2005. REMERCIEMENTS Les textes ici rassemblés sont issus, pour leur quasi-totalité, des communications présentées lors du colloque « Logique et sciences concrètes dans le système hégélien» qui s'est tenu à !'ENS-LSH de Lyon, du 22 au 24 mai 2003. Nous tenons à remercier les institutions dont le soutien a permis l'organisation de ce colloque: Le conseil régional Rhône-Alpes, l'ENS-LSH de Lyon et deux de ses centres de recherche, le CERPHI, dirigé par Pierre François Moreau et le Centre « Le discours du politique en Europe» dirigé par Michel Senellart (devenu une composante du laboratoire Triangle, UMR 5206), l'Université Pierre Mendès France de Grenoble et plus particulièrement le centre de recherches « Philosophie, langage et cognition» dirigé par Denis Vernant, notamment sa composante « Centre Alpin de philosophie allemande» dirigée par Jean-Marie Lardic. Un remerciement tout particulier aux responsables du Centre Jean-Toussaint Desanti de l'ENS-LSH de Lyon, et notamment à Maud Ingarao, sans qui la réalisation de cet ouvrage n'aurait pas été possible. Jean-Michel Buée, Emmanuel Renault, David Wittmann. TABLE DES MATIÈRES Les intervenants .............9 MÉTAPHYSIQUE ET SCIENCES DE LA NATURE Emmanuel Renault La métaphysique entre Logique et Sciences particulières. ... .13 Gilles Marmasse La nature face à l' into Iérance de l'esprit. SCIENCE 33 DE LA LOGIQUE Paolo Giuspoli Logique et système dans les cours de Hegel à Nuremberg.. .65 Annette Sell La technique mécanique ou chimique dans la Science de la logique ... .95 Jean-Michel Buée Spéculation et sciences positives: le cas des mathématiques 113 ENTRE LOGIQUE ET SCIENCES CONCRÈTES Franco Chiereghin Possibilité de réalisation de la logique et logicité du réel: problèmes et apories .129 Bruno Haas Que signifie: appliquer la Logique spéculative? ...149 David Wittmann Le concept de Trieb : entre logique et sciences concrètes... PHILOSOPHIE .171 DE L'ESPRIT Ange6ca Nu7.Z0 Penser et mémoire: Logique et psychologie dans la philosophie de Hegel? .207 Christoph Bauer « Une perspective finie qui ne peut être élevée au rang de philosophie». La critique hégélienne de la 'psychologie empirique' .235 Myriam Bienenstock Hegelet la rationalitépratique André Stanguennec Logique de l'entendement législatrice chez Hegel ..........265 et logique spéculative dans la figure de la raison morale .........281 LES INTERVENANTS Christoph Bauer; Collaborateur scientifique au Hegel-Archiv (Bochum). Das Geheimnis aller Bewegung ist ihr Zweck» Geschichtphilosophie bei Hegel und Droysen, Hamburg, Meiner 2001, Hegel-Studien Beiheft 44. Responsable de l'édition des tomes 22 et 25 des Oeuvres complètes de Hegel Myriam Bienenstock, Professeur de philosophie à l'Université de Tours. Politique du jeune Hegel, Iéna 1801-1806, PUF 1992. Traductions de La philosophie de l'Esprit 1803-1804, PUF 1999, de la Co"espondance (1794-1802) Fichte/Schelling, PUF 1991, de l'ouvrage de Herder, Dieu. Quelques entretiens, PUF 1996 ; éditrice avec M.CrampeCasnabet du volume Dans quelle mesure la philosophie. Fichte, Hegel, ENS éditions, 2000 et avec A.Tosel de La raison pratique au XXe siècle: Trajets et figures, Paris, L'Harmattan, 2004. Jean-Michel Buée, Maître de conférences de philosophie à l'IUFM de l'Académie de Grenoble. Collaborateur du Bulletin hégélien des Archives de philosophie. Articles sur Hegel et sur l'idéalisme allemand en général. Franco Chiereghin, Professeur titulaire d'histoire de la philosophie à la Faculté de Lettres et de Philosophie de l'Université de Padoue. L'influenza dello spinozi,smo nella formazione della filosofia hegeliana, 1961 ; L'unità del sapere in Hegel, 1963. Hegel e la metafisica classica, Padova 1966. Dialettica dell'assoluto e ontologia della soggettività in Hegel, Trento 1980. Possibilità e limiti dell'agire umano, Genova 1990. Il problema della libertà in Kant, Trento 1991. Il a dirigé en outre la traduction et le commentaire de : G.WE HEGEL, Enciclopedia delle scienzefilosofiche in compendio, (Heidelberg, 1817), 1987. Paolo Giuspoli, Chercheur à l'Université de Padoue. verso la« Scienza della Logica ». Le lezi,oni di Hegel à Norimberga, Trento, Publicazioni di Verifiche 26, 2000. Bruno Haas, Maître de conférence de philosophie à l'université de Paris I. Die freie Kunst. Beitréige m Hegels Wissenschaft der Logik, der Kunst und des Religiosen. Mit Anhang.o "Über die Analyse von Musik des 17. bis mmfrühen 19. lahrhundert", Berlin, Duncker & Humblot, 2003. Gilles Mannasse, Maître de conférences de philosophie à l'Université de Paris IV. Editeur des Vorlesungen über die Naturphilosophie Griesheim 1823/24, (Frankfurt, Peter Lang, 2000) et Uexküll 1821/22 (Frankfurt, Peter Lang, 2(02) ; traducteur des Leçons sur l'histoire de la philosophie: Introduction, bibliographie, philosophie orientale, Paris, Vrin, 2004 et éditeur avec 1.F.Kervégan du volume Hegel penseur du droit, Paris, CNRS édition.\ 2004. Angelica Nuzzo, Professeur associée à la City University of New York. Rappresentazione e concetto nella « logica » delle Filosofia del Diritto di Hegel, Napoli, Guida Editori, 1990. Logica e sistema sull 'idea hegeliana di filosofia, Genova, Pantograf, 1992. Emmanuel Renault, Maître de conférences de philosophie à }'ENS-LSH de Lyon. Marx et l'idée de critique, PUF, 1995. La Naturalisation de la dialectique. Naturphilosophie et sciences chez Hegel, Vrin 2001. Philosophie chimique. Hegel et la science dynamiste de son temps, Bordeaux, 2002. Emmanuel Renault, Jean-Jacques SzczeciniaIZ (dir.), Hegel et la philosophie de la nature, Paris, Edp Sciences, 2003. Annette SeD, Collaboratrice scientifique au Hegel-Archiv (Bochum). Martin Heideggers Gang durch Hegels Phéimenologie des Geistes, Hegel-Studien Beiheft 39, Bonn, 1998. Responsable de l'édition du tome 23 des Oeuvres complètes de Hegel. André Stanguennec, Professeur de philosophie à l'Université de Nantes. Hegel critique de Kant, Paris, PUF, 1985. Etudes post-kantiennes I et II, Lausanne, L'Age d'Homme, 1987 et 1994. Hegel une philosophie de la raison vivante, Paris, Vrin, 1997. Collaboration à des ouvrages collectifs parmi lesquels Lumières et romantisme, Vrin et Université de Bruxelles, 1989. Hegel und die Kritik der Urteilskraft, Veroffenlichungen der Internationalen Hegel-Vereinigung, Band 18, Klett-Cotta, 1990. Problèmes actuels de la dialectique, Lausanne, L'Age d'Homme, 1996. L'héritage de H-G Gadamer, Paris, Le cercle herméneutique, Coll. "Phéno", 2003. David Wittmann, Assistant moniteur nonnalien à l'Université de Tours. Collaborateur du Bulletin hégélien des Archives de Philosophie et des Hegel-Studien. Articles sur la Science de la logique et la philosophie de l'esprit. Thèse en cours de rédaction sur la philosophie de l'esprit subjt;ctifde Hegel. MÉTAPHYSIQUE ET SCIENCES DE LA NATURE LA MÉTAPHYSIQUE ENTRE LOGIQUE ET SCIENCES PARTICULIÈRES Emmanuel Renault Le rapport de la Science de la logique et des sciences concrètes (ou sciences réelles: Naturphilosophie et Philosophie de l'esprit) est l'occasion d'un paradoxe. D'une part, Hegel soutient que la Science logique prend la place de la métaphysique, et que toutes les sciences particulières (ou sciences positives), reposent sur une métaphysique. Ainsi, il semble revendiquer pour sa philosophie spéculative tout à la fois le nom de métaphysique et les fonctions fondatrices et totalisatrices qui lui sont associées. Mais d'autre part, il refuse que la fondation des sciences particulières par les sciences concrètes, et tout particulièrement par la Naturphilosophie, soit une fondation métaphysique. L'étude du rapport de la Science logique et des sciences concrètes conduit donc à la question controversée suivante: convient-il de donner de la philosophie hégélienne une interprétation « métaphysique» ou « non métaphysique» ? On sait que s'affrontent à ce propos deux positions opposées. Certains interprètent la philosophie hégélienne comme un achèvement ou comme un renouveau de la métaphysique! alors que d'autres défendent au contraire la thèse d'une rupture avec la métaphysique2. 1 Voir par exemple, B. Bourgeois, Introduction, in Hegel, Science de la logique, Vrin, 1970 ; A. Doz, La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l'ontologie, Vrin, 1987 ; B. Mabille, Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Vrin, 2004. 2 K. Hartmann, « Hegel, a Non Metaphysical View», in A. Mac Intyre (ed.), Hegel. A collection of critical essays, NY, 1972; G. Lebrun, La patience du concept, Gallimard, 1968; M. Theunissen, Sein und Schein, Suhrkamp, 1978; B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, Vrin, 1981; R. Pippin, Hegel's Idealism. The Satisfaction of the Selfconsciousness, Cambridge University Press, 1989. Les interprétations non métaphysiques 13 Le débat qui se développe aujourd'hui encore à ce propos semble parfois reposer sur des présupposés méthodologiques contestables. La plupart des défenseurs de l'interprétation non-métaphysique de Hegel s'appuient en effet sur des définitions du concept de métaphysique qui sont étrangères à la philosophie hégélienne. TIssont inévitablement amenés à poser à Hegel des questions qu'il ne s'est pas posé lui-même et à interpréter son propos suivant un prisme déformant que leurs adversaires ont beau jeu de dénoncer. Les commentateurs qui ont voulu éviter cet écueil, ont tenté soit de rendre compte de la cohérence des différents usages hégéliens du terme de métaphysique3, soit de s'engager dans une démarche contextualiste qui conduit le plus souvent à chercher chez Kant l'origine des significations présentes chez Hegel4, mais qui remonte parfois jusqu'à la métaphysique scolaire du 18ème5. Ces stratégies rencontrent, elles aussi, de périlleux obstacles. L'approche purement internaliste se heurte au fait que les usages hégéliens du terme de métaphysique sont relativement rares, flottants et diversifiés, et plus généralement, il en va de même des usages que le terme reçoit dans l'Idéalisme allemand, de sorte que se référer par exemple à Kant ne fait que repousser le problème. Une deuxième présupposition méthodologique ment contestable tient à la définition de l'objet même du litige. La plupart des tenants de l'interprétation non-métaphysique se concentrent sur la Phénoménologie de l'esprit et la Science de la logique, et ils admettent parfois que la lecture qu'ils proposent est difficilement compatible avec toutes les thèses soutenues par Hegel dans sa Realphilosophie6. Leurs adversaires leur rappellent alors à bon droit que l'ambition hégélienne était de philosopher sous forme systématique, et ils en tirent argument pour avancer qu'une interprétation alternative pourrait être mieux à même de rendre compte du projet hégélien considéré dans sa globalité. TIspeuvent actuelles se divisent en deux espèces, d'une part, celles qui, inspirées par la « critique» kantienne de la métaphysique, recherchent chez Hegel les formes d'une dissolution de la métaphysique dans l'épistémologie (en l'occurrence, dans une réflexion sur la connaissance métaphysique) ; d'autre part, celles qui, inspirées par la philosophie analytique, lisent chez Hegel une première forme de dissolution de la métaphysique et de l'épistémologie dans la sémantique (ou plus généralement, dans une théorie de la signification des catégories métaphysiques). Pinkard, McDowell et Brandom sont les représentants actuels de cette dernière interprétation dont Lebrun constitue un précurseur inégalé. 3 H.-F. Fulda, " Spekulativ Logik aIs die ,eigentliche Metaphysik'. Zu Hegels Verwandlung des neuzeitlichen Metaphysikverstandnisses ", in D. Patzold, A. Vanderjagt (eds.), Hegels Transformation der Metaphysik, Jürgen Dinter Verlag für Philosophie, Kôln, 1991, p. 9-27 4 T. Rockmore, «Hegel's Metaphysics, or the Categorial Approach to Knowledge and Experience », in T. Pinkard (ed.), Hegel Reconsidered, or the Categorial Approach of Knowledge and Experience, Kluwer, Dordrecht, 1994; M. Rosen, "From Vorstellung to Thought: is a nonmetaphysical view of Hegel possible ?", in D. Stem (éd.), G.W.F. Hegel. Critical Assesments, vol. 3 : Hegel's Phenomenology of Spirit and Logic, Routledge, London/New-York, 2001 5 Voir par exemple, Ch. Bouton, «Logique et ontologie dans l'interprétation hégélienne de Christian Wolff », in Etudes philosophiques, n01-2/1996. 6 Voir par exemple l'introduction de l'ouvrage de Pippin cité ci-dessus. 14 également ajouter que ni la Phénoménologie ni la Logique ne permettent d'expliciter complètement l'épistémologie à la lumière de laquelle Hegel est censé évaluer la métaphysique? C'est bien en effet par l'examen des structures du système que doit être tranchée la querelle portant sur la dimension métaphysique de la philosophie hégélienne, ne serait-ce que parce que « métaphysique» désigne usuellement un certain type de totalisation et de fondation du savoir, et que ces deux opérations philosophiques ne s'effectuent chez Hegel que dans l'articulation d'une Science de la Logique et d'une Realphilosophie. Plus généralement, on peut se demander si le débat n'est pas posé de façon trop étroite lorsqu'il oppose interprétations non-métaphysiques (où Hegel s'en prendrait au projet métaphysique lui-même d'un point de vue extérieur) et interprétations métaphysiques (où il critiquerait certaines métaphysiques déterminées du point du vue du projet métaphysique lui-même) sans prendre assez au sérieux l'hypothèse intermédiaire d'une transformation de la métaphysique. L'idée de transformation de la métaphysique est en effet irréductible à cette alternative dans la mesure d'une part où la transformation ne se réduit pas à un rejet, d'autre part où les transformations des concepts, des thèses et des procédures métaphysiques ne résultent pas nécessairement d'une réflexion portant sur l'essence du projet métaphysique (sur ses défauts intrinsèques versus sur les meilleurs moyens de l'accomplir). L'hypothèse est en effet plus que plausible: le cœur du projet hégélien est relativement indépendant de tout ce qui peut être pensé sous le concept de métaphysique et ce sont ses contraintes propres qui exigent une transformation des usages du signifiant « métaphysique »8. Il n'en reste pas moins que la conception hégélienne de la métaphysique mérite d'être explicitée et que la spécificité des usages hégéliens du terme de métaphysique ne peut être restituée que si l'on combine une approche systématique et une approche contextualiste. C'est seulement d'un point de vue systématique qu'il est permis d'organiser l'ensemble des affirmations relatives à la métaphysique, et de rendre compte de l'articulation des différentes fonctions 7 Sur ce point, voir par exemple, Ch. Halbig, « Das 'Erkennen aIs Solche'. Überlegungen zur Grundstruktur von Hegels Epistemologie» , in Ch. Halbig, M. Quante und Ludwig Siep, Begels Erbe, Suhrkamp, 2004. Pour une interprétation plus large de l'épistémologie hégélienne, voir E. Renault, La naturalisation de la dialectique, Vrin, 2001. 8 Pour une interprétation en terme de «transformation de la métaphysique », D. Patzold, A. Vanderjagt (éd.), Begets Transformation der Metaphysik, Jürgen Dinter Verlag für Philosophie, Kôln, 1991 ; voir également, H.-F. Fulda, « Hegels Logik der Idee und ihre epistemologische Bedeutung », in Ch. Halbig, M. Quante und Ludwig Siep, op. cit. Nous avons rapporté les transformations hégéliennes de la métaphysique aux contraintes spécifiques du projet de science spéculative dans l'article, «Science et métaphysique de la nature chez Hegel », in Epistémologiques, 4, 2003 15 théoriques qui sont associées à l'idée Çle métaphysique. Mais l'approche contextualiste est tout aussi nécessaire s'il s'agit non pas seulement de décrire mais aussi d'interpréter la signification des usages hégéliens du terme métaphysique. Comprendre leur sens, en effet, suppose d'une part, de distinguer les problèmes dont Hegel hérite de ceux qu'il tente de formuler, d'autre part, de déterminer quelles sont les stratégies qu'il met en place pour tenter de les résoudre. Une telle démarche suppose elle-même de régresser des textes hégéliens jusqu'à un contexte défini non pas seulement comme un lieu d'affrontement des thèses et comme une matrice logique pesant sur la formation des concepts, mais aussi comme un espace discursif défini par des modes d'énonciation et de distribution des énoncés. Dans un premier temps, nous chercherons à montrer que la requalification du concept de métaphysique comme théorie de la connaissance, au milieu du 18èmesiècle, s'effectue sous une double contrainte discursive: d'une part, une disqualification du signifiant métaphysique, d'autre part, différentes scissions du signifié métaphysique. Dans un second temps, nous verrons comment cette requalification et cette double contrainte permettent d'organiser les différentes perspectives hégéliennes sur la métaphysique. Il sera possible d'un déduire quelques conclusions, dans un troisième temps, quant au rapport de la logique et des sciences concrètes et quant à la dimension «métaphysique» de la philosophie spéculative en général. Les déplacements du concept de métaphysique Depuis les débuts de la philosophie moderne, le terme de métaphysique désigne un projet philosophique jugé périmé, celui de la philosophie scolastique. C'est pourquoi la question est toujours de savoir si l'idée même de métaphysique doit être abandonnée, ou si elle doit être transformée. La tradition empiriste opte généralement pour la première solution, en identifiant la métaphysique au projet illusoire d'une connaissance des qualités occultes et du suprasensible, comme chez des auteurs comme Bacon, Locke ou Hobbes. Mais l'idéal méthodique de la science moderne peut également conduire à tenter de fonder la métaphysique sur de nouvelles bases, comme chez Descartes et les cartésiens. Métaphysique signifie alors science des principes du savoir, science fondamentale sur laquelle repose l'architecture du savoir, suivant l'image de la lettre-préface des Principes de la philosophie. En acquérant cette nouvelle signification, le concept de métaphysique se scinde en une signification négative et une signification positive qui correspondent respectivement aux pratiques théoriques anciennes et nouvelles. 16 Ainsi, les cartésiens défendent une nouvelle conception de la métaphysique tout en dénonçant l'ancienne, ce qui revient à lutter contre la disqualification du signifiant lui-même. Un texte de Malebranche offre une illustration exemplaire de cette démarche: « Par métaphysique je n'entends pas ces considérations abstraites de quelques propriétés imaginaires [...] j'entends par cette science les vérités générales qui peuvent servir de principes aux sciences particulières »9. Il ne faudrait pas pour autant conclure que les systèmes rationalistes du I7e et du I8e ont tous résisté à l'invalidation du signifiant. Un auteur comme Wolff évite presque systématiquement le terme de métaphysique qui lui semble solidaire d'une confusion des différentes parties de la science, ontologie, psychologie rationnelle, physique rationnelle, cosmologie rationnelle et théologie rationnellelO. Au moment où le signifiant métaphysique est pris dans un mouvement de disqualification, son signifié est donc affecté d'une série de scissions: métaphysique comme connaissance des qualités occultes versus métaphysique comme théorie des principes du savoir, métaphysique comme objet historique versus métaphysique comme nouveau projet, mauvaise métaphysique versus bonne métaphysique. Chez des auteurs comme Kant et Hegel, cette disqualification et ces scissions continuent à produire leurs effets. Chez Kant, le terme est pris tantôt au sens de la connaissance des principes rationnels de la connaissance des phénomènes (première partie de la métaphysique), tantôt au sens d'une connaissance du transcendant (deuxième partie)ll. Tout aussi clairement, Kant oppose la mauvaise métaphysique du passé et la métaphysique future qu'il s'agit de fonder comme science, et qu'il se propose d'exposer à partir de son « concept encore problématique »12. Et l'on voit ainsi que même en son sens positif, le terme de métaphysique désigne avant tout un problème que la Critique de la raison pure Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion, VI, 2 ; ed. Robinet, t. 12, 1965, p. 133. tO Sur ces questions, on se reportera aux éléments utiles fournis par l'article « Metaphysik » du Historisches Worterbuch der Philosophie, Schwabe & Co AG Verlag, Basel/Stuttgart, t. 5, 1980. C'est contre la tradition wolffienne que des auteurs comme Crusius désigneront le système de Wolff comme métaphysique en entendant par là une philosophie qui ignore les limites de la raison; et c'est manifestement ce déplacement de concepts qu'entérinera Kant, tout en contestant le sens que leur donnait Crusius, lorsqu'il définira la métaphysique dogmatique et l'architectonique de la raison pure. 11 Voir pour cette distinction la Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure. Il n'est pas besoin d'insister ici sur le fait que le sens qui est conféré ici à cette distinction est peu compatible avec les définitions de l'Architectonique de la raison pure. 12 Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourrait se présenter comme science, ~ 4. 9 17 a pour fonction de formuler, tout en définissant une méthode pour le résoudre13, en se faisant ainsi « métaphysique de la métaphysique »14.Une partie du problème tient précisément, à l'unification des scissions, et notamment au passage de la « première» à la « seconde» partie de la métaphysique: ainsi Kant définit-il le but de la fondation de la métaphysique comme « l'extension de cette dernière depuis les limites du sensible jusqu'au champ du suprasensible »15. Cependant, chez Kant comme chez Hegel, ce ne sont pas tant les effets de la requalification de la métaphysique par les classiques qui sont déterminants, que les effets de sa requalification par les Lumières. Chez des auteurs comme Condillac et Hume, c'est d'une nouvelle manière que le concept se voit caractérisé par les scissions de l'ancienne/mauvaise et de la nouvelle/bonne métaphysique. La mauvaise métaphysique n'est plus la même. L'objet de la polémique est désormais la métaphysique entendue au sens de la nouvelle signification que les cartésiens ont mis en circulation. Ce sont bien en effet les systèmes rationalistes qui sont visés en 1748 dans la première section de l'Enquête sur l'entendement humain par la distinction de la «vraie métaphysique» et de la métaphysique «fausse et bâtarde »16. En un sens analogue, l'Introduction de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines distingue en 1746 « deux sortes de métaphysique », l'une « ambitieuse», l'autre «retenue», proportionnée «à la faiblesse de l'esprit humain »17. Ainsi émerge une nouvelle acception du terme. L'idée de métaphysique reste entendue au sens d'une connaissance des principes, mais elle se voit requalifiée comme théorie de la connaissance, de sorte qu'elle se définit maintenant comme la théorie des principes de la connaissancel8. L'idée cartésienne de métaphysique recouvrait tout à la fois l'idée d'une ontologie (au sens d'une science de l'être ou des choses en général comme objet de connaissance), et une théorie de la dépendance des sciences à l'égard d'une philosophie première. La métaphysique empiriste rompt avec la « métaphysique» cartésienne sur ces deux 13 Voir à ce propos l'Introduction de la Critique de la raison pure,. voir également G. Lebrun, Kant et le problème de la métaphysique, Colin, 1970, ch. 1. 14 Kant, Lettre à Marcus Herz, 11/05/81. Kant, Quels sont les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et Wolff? Œuvres, Gallimard, 1986, t. III, p. 1227. 16 Hume, Enquête sur l'entendement humain, sect. I, Le livre de poche, 1999, p. 52. 17 Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, Galilée, 1973, p. 99. 15 18 Id : «La sciencequi contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent, doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique. Elle est aujourd'hui si négligée en France que ceci paraîtra sans doute à paradoxe à bien des lecteurs ». A rapprocher de la définition de la métaphysique par Baumgarten: « La métaphysique est la science qui contient les premiers fondements de ce qui est saisi par la connaissance humaine» (Métaphysica, 2èmeéd., 1743, ~ 1). 18 points en les dénonçant pour leur ambition démesurée. n convient de renoncer à la connaissance de « la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées », nous dit Condillac, pour se contenter d'étudier la manière dont la connaissance se forme. n convient d'autre part de destituer la métaphysique des prétentions fondatrices d'une « science première» pour en faire une science réflexive présupposant la production de la connaissance par les autres sciences: « cette analyse n'est pas une science séparée des autres. Elle appartient à toutes, elle en est la vraie méthode, elle en est l'âme. Je la nommerai métaphysique pourvu que vous ne la confondiez pas avec la science première d'Aristote »19. La philosophie kantienne, elle aussi, porte la trace d'une requalification de la métaphysique comme théorie de la connaissance lorsqu'elle se définit comme une réflexion sur les principes de la connaissance métaphysique. D'après Kant, «la métaphysique ne traite pas d'objets, mais de connaissances» (Réflexion 853), de sorte qu'en métaphysique, la méthode précède la science 20, et que la résolution du problème de la métaphysique prend la forme réflexive d'une « métaphysique de la métaphysique ». C'est également de cette requalification de la métaphysique comme théorie de la connaissance que doit être rapprochée l'idée d'une substitution du terme « d'analytique de l'entendement pur » au « nom orgueilleux d'ontologie », même si cette substitution ne désigne pas à proprement parler un remplacement de l'ontologie par la théorie de la connaissance, mais une tentative visant à résoudre le problème du fondement de la métaphysique par une théorie de la connaissance 21, ou plus précisément, par une théorie des modes de connaissance constitutifs de l'objectivité 22. Pour préciser la nature des innovations dont les Lumières sont responsables, il faut ajouter que la requalification de la métaphysique comme théorie de la connaissance s'accompagne d'une nouvelle scission. Alors que le terme de métaphysique désignait la connaissance des principes qui doivent fonder le savoir, il en vient maintenant à désigner les principes qui de fait ordonnent le savoir vrai. A la signification normative s'ajoute donc une signification descriptive, et c'est au 19 Condillac, Cours d'Etude, VI, chap. XU, Œuvres philosophiques, PUF, 1947, p. 127. Pour une étude de la signification de métaphysique chez Condillac, voir A. Charrak, Empirisme et métaphysique, L'Essai sur l'origine des connaissances humaines de Condillac, Vrin, 2003. 20 Kant,Dissertationde 1870, 9 23. Voir à ce propos la critique de l'interprétation néo-kantienne chez Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, 1953. 22 Voir à ce propos, J. Benoist, «Sur une prétendue ontologie kantienne: Kant et la néoscolastique », in C. Ramond, Kant et la pensée moderne. Alternatives critiques, PUF, 1996, p. 137-163. 21 19 sens descriptif du terme que d'Alembert peut écrire dans les Eléments de philosophie que «toute science à sa métaphysique », et dans l'article Métaphysique de l'Encyclopédie, que « Tout a sa métaphysique et sa pratique [...] Interrogez un peintre, un poète, un musicien, un géomètre, et vous le forcerez à rendre compte de ses opérations, c'est-à-dire à en venir à la métaphysique de son art ». Cette scission trouve elle aussi à s'exprimer chez Kant. L'idée de « premier principe métaphysique de la science de la nature» ne combine-t-elle pas ces deux acceptions, normative et descriptive, de « métaphysique» ? La requalification de la métaphysique comme théorie de la connaissance s'accompagne donc de nombreux paradoxes puisque les significations nodales de la métaphysique comme ontologie, science première, et science normative se voient déstabilisées ou contestées. A partir du milieu du I8e siècle, le terme de métaphysique cesse progressivement d'être le nom d'une discipline philosophique pour devenir le nom d'un ensemble de problèmes théoriques. C'est le cas chez Kant, c'est encore le cas chez Hegel qui exploite ces différents problèmes comme des moyens de poser des questions nouvelles au moyen de concepts nouveaux. Il est frappant que chez Hegel aussi, et peut-être plus que chez tout autre représentant de l'Idéalisme allemand, le terme de métaphysique soit l'objet de nombreuses innovations conceptuelles: « métaphysique commune », « métaphysique inconsciente », «métaphysique naturelle », «métaphysique d'un concept », « métaphysique complète », « métaphysique positive », « mauvaise métaphysique ». Avant de montrer que ces innovations conceptuelles participent d'un projet visant à élaborer un type d'organisation systématique susceptible de rompre avec le modèle de la «métaphysique scolaire »23, il faut tout d'abord rendre compte de leurs significations. L'emploi du terme métaphysique Un relevé des principales occurrences permet de distinguer deux registres de significations. Le terme désigne le plus souvent un style philosophique périmé: c'est le cas quand la métaphysique est évoquée dans les Leçons sur l'histoire de la philosophie ou dans le Concept préliminaire de l'Encyclopédie. Mais le terme désigne également les catégories logiques qui structurent le savoir, comme dans l'additif du 9 246 (auquel répondent différents textes) : 23 Si tant est que cette catégorie possède une pertinence autre que purement rétrospective. 20