L’Histoire Alexis Chabot, Cours particulier de culture générale, Ellipses, 2005 I. Dire l’Histoire 1. Qu’est ce que « l’Histoire » ? L’Histoire est le « récit des faits donnés pour vrais » (Voltaire). Elle est aussi, en plus d’une connaissance, une activité (faire l’Histoire). Elle semble tournée vers le passé mais est une invitation perpétuelle à relire le présent et envisager l’avenir à la lumière du temps long. Le terme désigne à la fois le matériau et sa reconstruction, les faits et la science. Pour Paul Valéry, la science historique est une « science conjoncturale ». 2. Le récit et le discours L’Histoire relève du récit, et inévitablement du discours, de la reconstruction intellectuelle. Le passé ne peut pas être connu directement, l’historien est médiateur. L’historien écrit « en condition » (Sartre). Le travail historique n’est donc pas atemporel. Le point de vue sous lequel on aborde le passé change sans cesse. La perception du passé est perception historique. L’Histoire est alors un certain accès au passé, variable. « L’histoire n’est que la réflexion du présent sur le passé, et voilà pourquoi elle est toujours à refaire » Gustave Flaubert. 3. De la vie à l’Histoire Récit signifie aussi rationalisation, et suppose que l’Histoire soit intelligible. C’est alors une intelligibilité rétrospective, reconstruite et hypothétique, ordonnée. Or, vu de l’intérieur, l’Histoire est inintelligible, désordonnée, dispersée, il n’y a qu’un chaos de faits. N’est-ce pas ce chaos que le discours historique tend à nier ? Ecriture et conception de l’Histoire se rapprochent alors : est-elle l’embrassement de la totalité des âges de l’humanité, ou un éclatement de significations éparses ? I. Une histoire de l’Histoire 1. La conscience historique L’Histoire caractérise l’homme, seul créature vivante à avoir conscience du temps. Cependant conscience du temps n’est pas conscience historique. Il existe des sociétés qui semblent dénuées du « sens de l’Histoire » (Claude Lefort). La première distinction se fait entre «sociétés stagnantes » et « sociétés historiques ». Le second critère de distinction est celui de l’explication historique. Hérodote et Thucydide (Ve après J.C.) sont considérés comme les premiers historiens en ce qu’ils cherchent des causes explicatives (≠ récits d’Homère). Le passage du mythe à l’Histoire a lieu avec l’introduction de l’esprit critique. 2. Les enjeux de la laïcisation de l’Histoire Laïciser l’Histoire, c’est passer d’une conception transcendante à une conception immanente de celle-ci. Les historiens de l’antiquité concevaient une causalité transcendantale. Le désenchantement de l’Histoire prend place dans le « désenchantement du monde » expliqué par Max Weber, comme en témoigne la conception chrétienne de l’Histoire, jonglant entre liberté de l’homme et providence divine. 3. Histoire et origine : la temporalité chrétienne Le christianisme est, dès l’origine, porteur d’un nouveau rapport au Temps. Chez les grecs, le temps était conçu comme éternel recommencement, comme cyclique. La temporalité chrétienne est linéaire, et orientée. Elle est constituée d’épisodes (création, chute, rédemption, apocalypse), et comporte un début et une fin : c’est une eschatologie. La vision chrétienne est nouvelle car temporelle. Augustin d’Hippone, La cité de Dieu. La transcendance de Dieu n’exclut pas son action dans le temps et sur l’Histoire. L’Histoire de la cité des hommes s’inscrit dans un devenir fixé par la Providence divine et dont la cité de Dieu est la représentation idéale. Augustin limite la part qui revient à la liberté humaine dans l’Histoire, ce qui revient à nier le principe d’Histoire humaine. Voilà pourquoi on ne peut rapprocher conception chrétienne et conception moderne de l’histoire. « L’attente du terme n’implique aucunement de prêter à la durée humaine la moindre puissance productive. » Marcel Gauchet Le mouvement de la modernité est alors l’apprentissage par l’homme de son historicité, c'est-à-dire de sa capacité à être le sujet de sa propre histoire. La conception religieuse du temps peut alors être considérée, comme le fait Marcel Gauchet, comme « anti-historique ». L’investissement dans le présent caractérise l’homme moderne. La promotion de l’Histoire comme processus humain suppose un affaiblissement puis un renversement de la représentation chrétienne. 4. L’histoire universelle selon Bossuet Bossuet, Discours sur l’histoire universelle. Il entend démontrer qu’un unique principe directeur est à l’œuvre dans l’histoire, le dessein divin. Il sera critiqué par Voltaire, pour qui une pluralité causale est indispensable pour comprendre l’Histoire humaine. L’épisode du tremblement de terre dans Candide entend démontrer l’absurdité de toute vision providentielle. 5. Le progrès, nouvelle causalité ? L’idée de progrès ne révèle-t-elle pas une volonté persistante de déchiffrer un sens derrière le chaos des évènements ? Raymond Aron et Karl Löwith invitent à établir un lien entre idée de progrès et héritage chrétien. Considérer le progrès comme moteur de la dynamique historique, c’est pourtant désigner l’homme lui-même comme origine de cette dynamique. Cependant, la mise en avant de cette perspective unique est toujours négation de l’aléa historique. Le hasard semble banni. Poser la perfectibilité comme le trait spécifique de l’être humain, et conclure que cette perfectibilité est à l’œuvre dans l’histoire sont deux choses différentes. La dimension finaliste de l’idée de progrès doit être mise à distance. L’idée de progrès permet de lier le présent au passé, et d’arracher le présent à sa vacuité en le projetant vers l’avenir. II. Les philosophies de l’Histoire 1. De l’Histoire à la philosophie de l’Histoire « La physique vise la loi, l’histoire le singulier » Raymond Aron La philosophie de l’histoire a une visée explicatrice et généralisatrice, qui n’est pas descriptive et bornée au singulier. Mais l’histoire ne pouvait se limiter à une reconstitution du passé. Nietzsche dénonçait une pratique de l’Histoire purement érudite et détachée de tout rapport avec les préoccupations et les besoins présents des hommes. L’Histoire ne doit pas trouver en elle-même sa propre fin : le savoir doit avoir comme but ultime de servir la vie. Nietzsche reproche à Hegel de confondre l’Histoire avec un savoir sur l’Histoire qui lui-même confond l’être avec le devoir être, le positif avec le normatif. L’historien s’en tient aux faits qu’il collecte, sélectionne et ordonne. La philosophie de l’Histoire embrasse la totalité, et vise une intelligibilité elle-même totalisante. 2. Hegel et la finalité historique Hegel (1770-1831) produit 3 ruptures dans l’histoire de la pensée. Il invite à comprendre l’ensemble de l’existence humaine dans une perspective temporelle et historique. Il présente la réalité comme fruit du processus historique. Il adopte un regard dialectique : la marche de la pensée est une succession de contradictions surmontées. La raison humaine se déploie dans le temps, s’objective dans ces œuvres, selon un processus de dépassements successifs, pour aboutir à sa fin. Cette idée de finalité historique était déjà présente chez Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. L’Histoire est alors un enchainement rigoureux et nécessaire. Son sens est à la fois signification est direction puisqu’elle est réalisation de l’Esprit (=Raison). Le but final de l’humanité est la liberté. 3. Comment l’Histoire advient Hegel n’ignore pas que l’Histoire n’est pas linéaire, et que les hommes ne sont pas totalement rationnels. Selon lui, les hommes ne cherchent pas consciemment la réalisation de la Raison universelle mais y concourent inconsciemment. C’est la ruse de la Raison : l’Universel est présent dans les fins particulières. La complexité historique s’explique aussi par la dialectique. Les erreurs sont intégrées dans le rythme ternaire thèse antithèse synthèse. 4. Le matérialisme historique de Marx Marx fait le procès de l’idéalisme dans L’idéologie allemande. Il inverse le point de vue hégélien. Il ne part pas de l’Idée mais de l’homme concret. Marx conçoit l’aliénation du travail comme l’origine de toutes les aliénations. L’aliénation du travail porte la marque d’un processus historique. Principaux critères de la représentation matérialiste de l’Histoire : - Primauté de l’homme concret et du travailleur Caractère premier et fondateur des modes de production L’Histoire est une. La société moderne est une société divisée en 2 classes aux intérêts antagonistes. Les idées sont le profuit de la réalité sociale. La révolution est une perspective inévitable des forces de production. « Tout le mouvement de l’histoire est le mouvement d’autocréation de l’homme ». Marx 5. Histoire et économie Chez Hegel, la conscience est première. Chez Marx, elle est seconde, un produit social. C’est la praxis qui est première. La division du travail et la propriété ont rompu l’unité humaine originelle, faisant de l’Histoire humaine un processus antagoniste et dialectique. C’est la représentation de la nécessité historique qui commanderait chez Marx l’étude de l’économie politique, alors qu’on attendrait que ce soit celle-ci qui conduise à considérer la révolution comme inéluctable. Les conditions économiques, et notamment le rapport de production, déterminent le devenir historique et politique. D’ailleurs, Engels et Lénine disent explicitement que l’Etat et la question politique n’auront plus lieu d’être dans une société sans classes. 6. Une eschatologie marxiste ? Marx refuse le réformisme qui ne porte pas atteinte à la logique même de l’exploitation capitaliste, et qui par conséquent n’a pas d’efficacité historique. La révolution et l’établissement de la société communiste semblent donc relever d’une vision eschatologique. De plus, les conditions économiques semblent remplacer la cause unique qu’était la Providence chez Bossuet ou la Raison chez Hegel. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes ». Le marxisme promeut-il une vision déterministe de l’histoire ? Ce qui est sur, c’est que la vision de Marx a un caractère apocalyptique, la révolution ne peut pas ne pas avoir lieu. Le communisme est nécessité historique. 7. Sartre, la liberté et l’Histoire Dans le cadre du matérialisme historique, l’homme fait-il toujours l’Histoire ? Le jeune Marx répond oui. Mais le Capital semble substituer les lois économiques à la volonté humaine, et imposer ainsi une vision déterministe. Toute philosophie qui met en avant l’existence et non l’essence de l’homme porte en elle une vision de la liberté humaine dont l’Histoire est une dimension essentielle. C’est pourquoi l’existentialisme de Jean-Paul Sartre s’y intéresse. Sartre critique le refus marxiste de considérer l’Histoire comme la mise en œuvre de la liberté humaine, et entend « reconquérir l’homme à l’intérieur du marxisme ». « Comment faut-il entendre que l’homme fait l’Histoire si, par ailleurs, c’est l’Histoire qui le fait ? Le marxisme idéaliste semble avoir choisi l’interprétation la plus facile […] l’homme est un produit passif ». III. La fin de l’Histoire 1. La tentation historique L’Histoire vit aujourd’hui un paradoxe. Les fictions historiques rencontrent un succès croissant. L’Histoire s’est imposée comme l’une des disciplines majeures des sciences humaines. Le discours public met l’accent sur l’éducation au présent par la connaissance du passé, invitant à un « devoir de mémoire ». Mais la croyance dans les grands systèmes philosophiques et politiques fondées sur une théorie de l’histoire semble avoir disparu. Cela ne veut pas dire que le sentiment d’historicité a disparu lui aussi. C’est peut être seulement l’expression de la désillusion de l’homme moderne face aux eschatologies d’hier. [Auguste Comte, « loi des trois états ». Premier état : théologique dans lequel l’homme est livré aux dieux. Deuxième état : métaphysique où le monde est expliqué par des abstractions. Troisième état : positif, âge de la science où la question « comment ? » remplace « pourquoi ? ». ] Au XIXe siècle, on trouve déjà une critique de la négation de la subjectivité de l’individu par l’objectivité historique, notamment chez Max Stirner (L’unique et sa propriété) et chez Soeren Kierkegaard (Hegel « néglige l’indispensable opacité de l’expérience vécue »). D’autres, comme Léon Tolstoï, entendent faire part au chaos, au hasard et à l’inintelligible dans le cours historique. Pourtant, ces résistances faisaient figures d’exceptions dans un climat d’hégélianisme dominant. 2. Fukuyama et le retour de la fin de l’Histoire Hegel et Marx sont restés ambigus sur la fin de l’histoire. Marx ne décrit à aucun moment avec précision la société communiste. Les critères précis pour décider que l’Histoire est achevée manquent chez les deux auteurs. Fukuyama distingue le concept de « fin de l’Histoire » de la fin d’une succession des évènements. Pour lui, la fin de l’Histoire a lieu lorsque la forme de société est à même de satisfaire les besoins les plus profonds et les plus fondamentaux, et que toutes les grandes questions ont été résolues. Fukuyama s’inscrit explicitement dans la lignée de Hegel. Il reprend à son compte la distinction entre le principe et son application dans le monde réel. La fin de l’histoire n’est pas la réalisation de la démocratie libérale, mais l’acceptation universelle de son principe. Or, la démocratie libérale ne semble pas incontestée, comme en témoigne la montée des extrémismes. De plus, Fukuyama semble ne s’intéresser qu’à l’Occident, perpétuant la vision européocentrée de Hegel. Il assimile « optimisme » avec la conviction que l’Histoire est orientée, et le « pessimisme » avec celle que le Progrès est un processus aléatoire. La présentation est discutable : incertitude et pessimisme ne sont pas synonymes. Toute civilisation dominante a tendance à se considérer, au point le plus haut de son développement, comme éternelle. Elle confond puissance et toute-puissance, hégémonie culturelle et réalisation d’une « culture universelle », tournant historique et fin de l’Histoire. « Lorsqu’une civilisation atteint l’universalité, son peuple est aveuglé par ce que Toynbee a appelé « le mirage de l’immortalité », et est persuadé d’être parvenu au stade ultime de l’évolution de la société humaine. Ce fut le cas pour l’Empire romain. […] Toutefois, les sociétés qui supposent que leur histoire est à son terme sont, en général, des sociétés proches du déclin » Samuel Huntington, Le choc des civilisations 3. Ce qu’il reste de l’Histoire La thèse selon laquelle l’histoire ne signifie rien par elle-même semble aujourd’hui dominer : la croyance en l’histoire semble représenter un danger extrême. Toute prétention à saisir rationnellement la totalité historique semble proscrite et suspecte. Est-ce à dire que l’héritage de siècles de réflexion se réduit ultimement à une désillusion ?