
à notre sensibilité et à notre pouvoir de connaître. Cette conception kantienne du phénomène, par son caractère
privatif, s’oppose à celle de Husserl, et empêche que l’on comprenne le sens nouveau qu’il reçoit en
phénoménologie. Si le phénomène kantien signifie la chose pour nous par opposition à la chose en soi, telle
qu’elle est en elle-même indépendamment de son mode de saisie, le phénomène pour Husserl désigne la façon
dont une chose se donne à la conscience et non la façon dont elle se soustrait à elle. Il n’y a à priori aucune
raison de soupçonner que l’être même des choses se refuse à la connaissance, au nom des limites de
l’entendement ou pour d’autres raisons qui ne seraient pas tirées justement des phénomènes. Le premier
mouvement de Husserl, mouvement durable d’ailleurs, est une réaction de méfiance, de refus même à l’endroit
de la métaphysique. Les constructions spéculatives de l’idéalisme allemand ne l’impressionnent pas, elles
l’agacent même plutôt. Lorsqu’il s’occupe des questions de connaissances (essentiellement d’arithmétique et de
logique), il précise qu’il ne saurait s’agir de métaphysique, qu’il se tient résolument à l’écart de cette «science».
Or la distinction kantienne entre la chose en soi et le phénomène est de nature métaphysique, même si Kant s’en
sert pour mettre un coup d’arrêt aux discussions interminables et stériles des métaphysiciens. Husserl, à
l’inverse de Kant, n’aborde pas la question de la connaissance en termes de limites, en vue de déterminer les
pouvoirs respectifs des diverses facultés de l’esprit. Le souci husserlien n’est pas de nature législatrice mais
descriptive — deux ambitions non seulement différentes mais contraires l’une à l’autre. De ce point de vue,
l’impératif phénoménologique du retour aux choses elles-mêmes s’apparente, dans son orientation
antikantienne, à la recherche des données immédiates dans la philosophie bergsonnienne, et c’est de la même
façon dans la conscience (plus encore que dans l’entendement) qu’il faut aller chercher ces choses et
ces données. Alors que dans la philosophie kantienne formes de la sensibilité et catégories de l’entendement
dressaient pour ainsi dire entre le sujet et les choses un mur de séparation, Husserl et Bergson ont cherché à
contourner l’obstacle de la relativité en se demandant non pas ce que l’on peut connaître, mais, à la manière de
Descartes, ce que l’on connaît effectivement c’est-à-dire indubitablement, immédiatement. Mais des préjugés
tenaces recouvrent ces choses et ces données et s’opposent à ce qu’elles apparaissent à la conscience pour ce
qu’elles sont. Il faut donc combattre ces préjugés - qui peuvent être aussi bien les constructions de la science
que celles de la métaphysique - afin de se frayer une voie qui mène aux choses elles-mêmes, ou aux données
immédiates c’est-à-dire véritables. Mais alors que pour Bergson ce mouvement se fait par une sorte de
conversion du regard et de l’attention de l’extérieur à l’intérieur, de la surface des choses extérieures à la
profondeur de la conscience, pour Husserl l’accès aux choses mêmes ne s’ouvre que si l’on pratique une
réduction phénoménologique, une êpokhé, qui va ou semble aller dans la direction inverse de celle de Bergson.
En préconisant d’une façon aussi solennelle que répétée de mettre le monde entre parenthèses, ou de mettre hors
circuit la thèse du monde, Husserl ne demande pas à l’apprenti-phénoménologue de fermer les yeux, de se
boucher les oreilles et de tenir pour faux tout ce qui se présente à son esprit (comme Descartes au début de la
Troisième Méditation), mais de ne pas considérer le monde comme on le fait ordinairement, comme l’ensemble
des choses qui existent objectivement, indépendamment de la conscience des hommes. La réduction du monde
veut dire la décision résolue de ne pas tenir le monde pour un existant absolu, pour un en-soi. Rien n’est changé,
l’âme n’est pas ravie par le spectacle qui s’offre à elle, elle demeure face aux mêmes choses que celles
auxquelles les hommes ont affaire, mais ces choses sont alors seulement vraiment des phénomènes. Dans
l’attitude réduite ou phénoménologique, je ne cesse pas d’entendre un bruit de voiture dans la rue, je ne cherche
pas à détourner mon esprit de ce bruit pour rester attentif à ce que je fais, mais au lieu de le situer dans le monde
objectif je le considère pour ainsi dire en lui-même, dans sa teneur propre et son extension temporelle.
L’événement objectif devient phénomène. Au lieu de dépendre du monde physique et de la causalité qui règle
les rapports des événements entre eux, le phénomène réduit appartient désormais seulement au champ de ma
conscience. Dans l’attitude naturelle, le bruit de la voiture est perçu, selon les cas, comme une gêne ou comme
une information ou encore comme un simple événement extérieur. Dans l’attitude phénoménologique, le
phénomène se donne non seulement avec son sens de phénomène (et non de chose du monde), mais ce sens
apparaît alors comme dépendant de la conscience ou constitué par elle. Seul le champ réduit, seule la réduction
phénoménologique (la réduction des choses à leur manifestation phénoménale) permettent à la conscience de se
découvrir comme source, comme seule et unique source du sens, de se découvrir, selon l’expression
husserlienne, donatrice de sens. Tel est l’axiome fondamental de la phénoménologie : la conscience, toute
conscience, a un sens. C’est sa propriété, c’est même ce qui n’appartient qu’à elle. Dans son sens de conscience
il est inclus qu’elle ne puisse avoir affaire qu’à du sens, ce qui se manifeste avec encore plus d’évidence
lorsqu’elle fait l’expérience du non-sens, de l’absurdité, de tout ce qui paraît privé ou dénué de sens. Mais à
l’inverse du subjectivisme ou du psychologisme, avoir un sens c’est, identiquement, viser un objet, se
transcender vers un objet, caractère que Husserl appelle à la suite de son maître Brentano l’intentionnalité. La