TD 12 Texte biologisation de quoi Fichier - moodle@paris

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La biologisation de quoi ? Alexandre Jaunait, Michal Raz et Eva Rodriguez
1L’invitation à faire dialoguer les sciences sociales et les sciences biologiques ne date pas
d’hier. Une grande partie des études sur le genre et la sexualité, notamment les analyses de la
paire sexe/genre, se sont inscrites dans cette initiative visant à dépasser des frontières
disciplinaires. Si le projet épistémologique séduit toujours, il reste d’autant plus difficile à
réaliser que cette proposition de dépassement concerne des espaces de savoirs dont
l’organisation en discipline suggère qu’ils prennent pour objet des domaines de réalité
distincts : le biologique et le social.
2Dans son ouvrage Entre science et réalité (2001), le philosophe des sciences Ian Hacking posait
la question de savoir ce qui au juste était construit dans des propositions du type « la
construction sociale de X ». A minima, le constructivisme des sciences sociales implique la
contingence de ce qui est construit – X aurait pu ne pas exister – sans pour autant considérer
que ce qui est construit n’existe pas. L’application du postulat constructiviste à la question du
sexe pose ainsi un problème immédiat : si le sexe est socialement construit, cela veut-il dire
qu’il aurait pu ne pas exister et qu’il ne forme rien d’autre qu’un objet historique ? Les corps,
dans ce qu’ils ont de plus matériel, n’existaient-ils pas avant que nous ne les construisions
socialement ?
3Ces questions sembleraient absurdes si l’on ne pouvait introduire, en suivant le chemin tracé
par Hacking, une distinction entre l’objet – le sexe et sa matérialité – et l’idée elle-même – la
catégorie de sexe, ses représentations et les significations qu’on y attache. Cette distinction, si
elle est utile, ne permet toutefois pas de résoudre le débat entre naturalisme et
constructivisme, et la notion de sexe demeure un signifiant flottant, polysémique, suspendu à
des approches apparemment irréconciliables liées aux disciplines scientifiques dans lesquelles
il est appréhendé : d’un côté, les sciences sociales sont suspectées d’un parti-pris discursif
lorsqu’elles décrètent la construction sociale du biologique, de l’autre, les sciences naturelles
sont parfois dénoncées comme cédant à la tentation d’un réductionnisme biologique prêtant
des intentions à la nature.
4Hacking pose également une distinction entre objets de genre interactif et objets de genre
indifférent qu’il met en lien avec la différence fondamentale entre les sciences sociales et les
sciences naturelles. Les objets de genre interactif renvoient aux modes de classification pour
lesquels l’action de catégoriser agit sur et donc interagit avec les catégorisés eux-mêmes –
notamment les individus ; ces derniers pouvant réagir et, par « effet de boucle », agir sur nos
modes de classification. Ces objets appartiennent le plus souvent aux classifications des
sciences sociales tandis que, selon Hacking, la plupart des objets des sciences naturelles
seraient indifférents à nos taxinomies ; les quarks par exemple n’interagissent pas avec l’idée de
quark.
1 Un mécanisme de recombinaison génétique provenant de sources différentes afin de
produire un autre (...)

5La question de savoir si, dans l’espèce humaine, le classement des individus « par sexe » est
naturel et indifférent, ou au contraire interactif, se trouve également au cœur du débat qui
oppose les constructivistes et les naturalistes. Traite-t-on de la même chose si l’on comprend le
sexe comme social – des types de comportements ou des catégories juridiques par exemple –
ou si le terme désigne un objet de la biologie – un mode de reproduction particulier1 ? La
difficile définition du sexe ne provient donc pas uniquement d’une complexité biologique
particulière mais renvoie également à la superposition de différents registres scientifiques
prenant pour objet une catégorisation profondément enracinée dans le sens commun. Il
1
semblerait donc bien que l’objet « sexe » et l’ensemble des notions qu’il charrie ne se laisse pas
facilement enfermer dans un des deux types d’objets distingués par Hacking.
6Ce dossier prend ainsi pour objet « les lois » qui président à la détermination et à la
classification des sexes, tout autant que les manières par lesquelles nous appréhendons et nous
nous confrontons à l’ensemble des savoirs scientifiques, biologiques et médicaux qui, à travers
leurs pratiques et discours, contribuent à la production du sexe comme objet. Il s’agit de
proposer une critique croisée des « sciences du sexe » et des réalités qu’elles produisent, au
delà des antagonismes édifiés par les partages disciplinaires. Car si les langages scientifiques
peinent à trouver une grammaire commune, la confrontation des domaines de recherche
continue cependant d’être stimulante, bien que de façon asymétrique. En effet, si les études sur
le genre se sont abondamment nourries des sciences biologiques depuis une trentaine
d’années, on peut en revanche douter de l’inverse, les critiques constructivistes du sexe et du
genre ne semblant guère avoir influencé la recherche en biologie.
2 Cette distinction a d’abord été conceptualisée par des psychologues états-uniens
travaillant sur le (...)

7L’intégration d’un certain nombre de questionnements des sciences biologiques dans les
études sur le genre n’a pourtant pas été immédiate. En effet, avant que les études sur le genre et
la sexualité ne s’aventurent dans le domaine des « sciences naturelles » à partir des années
1990, elles ont d’abord analysé le sexe comme une catégorie biologique de fait, en écartant tout
questionnement sur le biologique lui-même. Pour ces « premières » études, le genre est
synonyme de « sexe social », le terme genre désignant ainsi la part sociale de quelque chose qui
ne le serait pas. Cette distinction entre sexe et genre, réinvestie par les féministes au début des
années soixante-dix (Oakley, 1972)2, a permis d’entériner l’idée que les différences observées
entre les hommes et les femmes sont le produit d’une socialisation différenciée et non le
résultat d’un « destin biologique ». Ainsi théorisé, le « sexe social », par opposition au « sexe
biologique » permettait de contester la naturalisation des inégalités entre hommes et femmes,
la répartition et la hiérarchisation des rôles, des tâches, des comportements, sans pour autant
questionner l’existence d’une bipartition de l’espèce humaine entre individus mâles et femelles.
3 Elle analyse le pouvoir principalement à partir d’une de ces modalités spécifiques : le
pouvoir com (...)

8La distinction n’a cessé d’être retravaillée depuis, de sorte que le genre ne désigne plus
simplement les expressions variables des deux sexes – dans le temps et l’espace –, mais plutôt
le rapport de pouvoir qui institue en amont une différence naturalisée entre les sexes (Butler,
1991). On doit à Judith Butler, entre autres, l’idée que le genre comme rapport de pouvoir3
produit des sujets genrés : des comportements masculins et féminins, des identifications
psychiques, mais aussi des corps sexués. Le genre serait le dispositif par lequel le sexe – les
formes interstitielles hormonales ou chromosomiques par exemple – est produit et normalisé
(Butler, 2006, 59) pour être contenu dans un cadre dichotomique préconçu. Les sexes étant
alors l’expression naturalisée et/ou biologisée du genre ; sa matérialisation corporelle.
9La bicatégorisation du sexe a du même coup été analysée comme un obstacle épistémologique
à la saisie du processus complexe de sexuation des organismes humains (Dorlin, 2008),
irréductible aux deux seules catégories sexuées reconnues par la plupart des systèmes
juridiques. En témoigne l’histoire de « l’hermaphrodisme », – ce que l’on appelle aujourd’hui
l’intersexuation ou les variations du développement sexuel – remettant partiellement en cause
la vision binaire du sexe, et ce d’une façon d’autant plus médiatisée que la clinique de
l’intersexuation a largement participé de l’invisibilisation des corps atypiques par des pratiques
médicales « correctrices » dénoncées par les mouvements sociaux intersexes. Prenant acte du
2
fait que la différence sexuée a été diversement conceptualisée, pensée et représentée tout au
long de l’histoire, le sexe biologique est devenu à son tour un objet historicisable (Knibielher,
1976 ; Laqueur, 1991 ; Schiebinger, 1993 ; Steinberg, 2001 ; Dorlin, 2006) et les savoirs et les
pratiques qui le fondent nouvellement questionnés à la lumière des études critiques et
féministes des sciences.
4 Le raisonnement qui aboutit à penser l’équivalence entre sexe et genre est exprimé,
par exemple, pa (...)

10Cependant, à la fois dans certaines approches constructivistes ou dans le modèle butlérien
selon lequel le genre précède le sexe, comment éviter l’idée que le sexe n’est que « du genre pris
à tort pour du sexe » (Kraus, 2005, 53), ou qu’il y a une équivalence entre « sexe »(s) et
« genre »(s)4 ? C’est certainement cette équivalence qui incita Christine Delphy à se demander
si : « quand on met en correspondance le genre et le sexe, est-ce qu’on compare du social à du
naturel ou est-ce qu’on compare du social avec encore du social, cette fois-ci les
représentations qu’une société donnée se fait de ce qu’est "la biologie" ? » (Delphy, 2001, 253).
Ces questionnements, qui occultent la dimension biologique et matérielle des corps sous leur
unique dimension sociale, ne résultent-ils pas, précisément, d’une « erreur constructiviste »
(Touraille, 2011) qui nous fait manquer l’objet de notre « déconstruction », à savoir le sexe ?
11Trois problèmes peuvent être soulevés.
12Premièrement, si interroger le sexe appréhendé comme du « genre pris à tort pour du sexe »
ainsi que de nombreux travaux sur le sexe ont proposé de le faire, a pu former la matière d’une
critique de la « biologisation du social », ce geste a aussi pu prendre le risque de reproduire le
réductionnisme reproché à la biologie. En effet, le « social » ne semble pas plus interrogé dans
cette critique que « le naturel » par les sciences qui prennent celui-ci pour objet. Qu’est-ce qui
est biologisé au juste et qu’entend-on par social en soulignant les impensés de la biologie ? La
critique du réductionnisme biologique en matière de sexe tend à être remplacée par un
sociologisme où le social explique tout sauf lui-même. En outre, penser une réalité sociale reste
tributaire d’une opposition à « quelque chose » qui ne le serait pas et mène à un nouvel
impensé faisant écho à ce qu’on dénonce.
13Deuxièmement, affirmer que les sexes sont des expressions biologisées du genre, c’est
revenir au point de départ : éviter tout questionnement sur un biologique devenu social
biologisé. Peut-être, écrivait Donna Haraway à propos des critiques féministes des sciences,
que « pour contester notre traditionnelle assignation au statut d’objets naturels nous avons
adopté des positions idéologiques antinaturelles, creusant ainsi un gouffre entre les sciences de
la vie et les exigences féministes » (Haraway, 2009, 27).
5 Notamment depuis que dans son ouvrage canonique Trouble dans le genre, elle
énonçait l’idée qu’« on (...)

14Troisièmement, la question de la non prise en compte de la matérialité des corps et a fortiori
des corps sexués, est une critique que l’on a souvent formulée à l’égard de Butler en lui
reprochant de faire disparaître les corps5. Or précisément, poser la question du rapport entre
sexe et genre en terme d’antécédence – le genre précède-t-il le sexe ? – c’est se confronter
nécessairement à une impasse théorique. En revanche si, comme le souligne Kraus en
reprenant Butler, on considère que « la matérialisation du sexe et la sexuation de la matière sont
concomitantes » (Kraus, 2000, 190), alors, « déconstruire » la matière ne signifie pas qu’elle soit
niée ou évacuée. Au contraire, c’est « un processus de matérialisation qui, au fil du temps, se
stabilise et produit l’effet de frontière, de fixité et de surface que nous appelons la matière »
(Butler, 2009, 23). Il importe enfin de pouvoir identifier et travailler sur ce « processus »
3
comme étant précisément le lieu et l’espace de la dimension co-construite des corps, aux plans
biologique et social.
15Dans ce numéro, nous souhaitions interroger les modalités possibles de « déconstruction »
de la bicatégorisation du sexe biologique, en tenant une posture critique vis à vis du
réductionnisme biologique tout en essayant, en retour, de ne pas verser dans un
réductionnisme sociologique. Nous ambitionnons ainsi de participer à la restauration du
dialogue entre social et biologique et montrer qu’ils sont toujours, déjà, en interaction.
6 Cet ouvrage a été traduit en français en 2012 sous le titre Corps en tous genres, titre
échouant hé (...)

16En ouverture du dossier, la professeure de biologie et d’études sur le genre Anne FaustoSterling ouvre un dialogue avec l’anthropologue Priscille Touraille autour des principaux
enjeux épistémologiques qui animent le numéro. En proposant, dans un article écrit en 1993,
de penser cinq sexes, Anne Fausto-Sterling semblait contester que les humains formaient une
espèce absolument dimorphique au regard de la variabilité et de la malléabilité des critères du
sexe. Une vingtaine d’années après, cette critique semble s’être atténuée et complexifiée,
l’auteure considérant qu’en regard du sexe reproductif, les humains sont une espèce
« presque » dimorphique, mais que si l’on déplace le regard vers les comportements ou les
caractères secondaires du sexe (voix, poitrine, pilosité, etc.), la notion de continuum, à laquelle
s’oppose le concept de dimorphisme, semble plus pertinente. On peut à cet égard reprendre le
titre en anglais de son ouvrage le plus fameux, Sexing the Body, pour insister sur le processus
même par lequel les corps sont sexués, c’est-à-dire catégorisés et séparés, mais sur la base
d’une matérialité biologique qu’il n’est nul besoin d’écarter pour montrer les ressorts sociaux
d’une catégorisation qui fait la réalité6.
17Cette question est d’autant plus problématique lorsqu’il s’agit de penser le concept de sexe
dans les champs de la santé, et a fortiori, de la santé des femmes. À la fin de son entretien avec
Priscille Touraille, Fausto-Sterling se demande si, du point de vue des recherches en biologie,
les programmes les plus urgents à mener ne concerneraient pas les questions médicales,
comme de savoir s’il existe des maladies spécifiques aux sexes et ce alors même que les
problèmes soulevés par une approche sexuée de la maladie sont loin d’être résolus.
18La traduction de l’article de Steven Epstein permet de revenir sur cet enjeu en étudiant les
débats relatifs à la prise en compte différentielle des catégories de sexe dans la médecine
clinique et expérimentale contemporaine. Jusqu’à la fin des années 1980, les essais cliniques de
nouveaux médicaments étaient le plus souvent conduits sur des hommes, blancs, de classe
moyenne, entre trente et quarante ans et d’un poids avoisinant les 70 kg. Ce sujet masculin
servait de référent expérimental « neutre » à partir duquel on extrapolait les résultats,
notamment aux femmes, auxquelles on prescrivait des traitements élaborés sur la base de ce
profil type (Schiebinger, 2001). Si les femmes semblaient victimes d’une surmédicalisation
dans le domaine de la médecine reproductive – autour de l’accouchement, l’avortement, la
contraception, les thérapies hormonales, les cancers du sein ou de l’utérus, les maladies des
ovaires, le syndrome prémenstruel, etc. –, elles apparaissaient souvent sous-représentées dans
les essais cliniques (VIH, maladies coronariennes, etc.).
19Dans les années 1990, un mouvement général en faveur de la diversification des populations
dans les études de santé (notamment aux Etats-Unis) a conduit les compagnies
pharmaceutiques et les études de santé financées par les pouvoirs publics à inclure et à
prendre en considération les femmes et les minorités. S’en sont suivies de nombreuses
controverses notamment autour de la réintroduction de la catégorie de race comme catégorie
médicale pertinente ; ce profilage « ethno-racial » étant considéré comme dangereux en raison
4
d’une catégorisation faite à partir de différences statistiques au lieu de différences qualitatives,
uniformes ou stables.
20La catégorie de sexe a été, semble-t-il, plus facilement acceptée et moins sujette aux
controverses. Pourtant, on peut se demander en quoi la question du « profilage sexué » serait
moins problématique que celle du profilage ethno-racial. L’argument selon lequel il pourrait
exister un risque, pour les personnes qui ne se conformeraient pas aux stéréotypes du groupe
auquel elles sont censées appartenir, de recevoir des traitements inappropriés ou d’être
victimes de négligences dans les diagnostics (Epstein, 2007) peut également être utilisé contre
l’idée du « profilage sexué ». Sur le modèle des critiques adressées au profilage ethno-racial, la
médecine « sexo-centrée » pourrait ainsi apparaître comme une réponse problématique aux
inégalités de santé constatées entre hommes et femmes. Quelles sont aujourd’hui et quelles
seraient dans l’avenir les différences entre les sexes retenues comme déterminantes ? Quelle
est la part attribuée aux représentations et aux préjugés sociaux dans l’élaboration de ces
différences ? Ces questions sont d’autant plus décisives lorsqu’elles émergent dans le domaine
de la clinique où les déterminants sociaux de la santé reposent à nouveaux frais la question de
ce qui est « social » dans les façons dont les hommes et les femmes sont différemment touchés
par les maladies.
21De fait, l’ensemble des articles de ce dossier interroge la construction biologique,
psychologique ou médicale des catégories de sexe qui apparaissent dépendantes des différents
contextes sociaux et politiques dans lesquels ces savoirs s’inscrivent. Ces contributions se
situent dans la continuité des travaux qui ont mis en évidence les biais androcentriques et
l’usage de métaphores genrées dans les représentations scientifiques du sexe et de la sexualité
(Fausto-Sterling, 2000 ; Fox Keller, 1995 ; Haraway, 1991 ; Martin, 1991 ; Oudshoorn, 1994).
Par exemple, dans un article devenu un classique du genre, l’anthropologue Emily Martin
(1991) analysait les métaphores utilisées dans les manuels de biologie pour « décrire » le
processus de fécondation humaine entre spermatozoïde et ovule. En effet, ce processus est la
plupart du temps raconté comme un conte de fée scientifique où l’ovule, à l’image de la belle au
bois dormant, attend passivement d’être « pénétrée » par un spermatozoïde, sorte de guerriervoyageur héroïque. Elle montrait comment les descriptions des gamètes sont prises dans des
représentations sociales et une imagerie largement sexistes qu’elles contribuent en retour à
conforter avec l’autorité des arguments scientifiques.
7 La détermination du sexe suivrait différentes étapes : la mise en place du sexe
génétique lors de l (...)

22Ailleurs, ce sont les différents modèles explicatifs de la détermination embryonnaire des
sexes qui ont été critiqués et remis en cause. D’une part, la différenciation sexuelle7 y est
uniquement interprétée du point de vue de la différenciation mâle/femelle comme
développement sexuel « abouti ». D’autre part, et jusqu’à peu, ces modèles ont été
exclusivement pensés à partir d’études portant sur la détermination mâle – notamment le gène
SRY du chromosome Y. La voie femelle ayant longtemps été considérée comme une voie « par
défaut » (Jost et al., 1947), le chromosome X ou l’implication de gènes pro-ovariens dans
l’activité de différenciation sexuelle ont largement été ignorés dans les programmes de
recherche (Wiels, 2006). Aujourd’hui, l’androcentrisme de ce paradigme tend à être abandonné
au profit de recherches portant à la fois sur les gènes impliqués dans la mise en place de la voie
femelle et réprimant la voie mâle, et ceux impliqués dans la voie mâle et réprimant la voie
femelle, réhabilitant, par exemple, l’existence de gènes primordiaux pour la formation
ovarienne (Foxl2, RSPO1). Cependant, l’existence d’un modèle binaire qui peine à intégrer
l’idée d’une variabilité plus grande des conformations sexuelles persiste.
5
23Les contributions de ce dossier participent aussi à mettre en lumière la façon dont la
différence sexuée est dépendante des différentes pratiques scientifiques, matérielles et
conceptuelles qui l’élaborent et la réifient. Elles montrent en outre qu’au delà d’une critique
internaliste des sciences biologiques et médicales, une critique sociale et politique de ces
dernières demeure un projet souhaitable, gage d’un programme commun pour de
« meilleures » pratiques scientifiques et médicales, plus attentives à leurs biais et à leurs
conséquences.
24Dans son article, Odile Fillod propose ainsi une critique des savoirs biomédicaux sur les
prétendues différences cérébrales entre hommes et femmes. À partir d’une analyse synthétique
de la presse scientifique et de vulgarisation, son article montre en quoi les études scientifiques
qui semblent démontrer une causalité biologique dans les différences entre les sexes sont loin
d’être concluantes. De plus, ces travaux contiennent des failles épistémologiques et
méthodologiques, et se diffusent souvent de façon partielle et partiale. À la suite des
contributions de chercheuses comme Rebecca Jordan-Young (2010), son travail prolonge une
critique de la naturalisation de la catégorie de sexe conçue par de nombreux scientifiques
comme l’une des catégories les plus pertinentes pour expliquer les différences biologiques
entre individus.
25L’article de Marilène Vuille interroge quant à lui l’évolution des savoirs portant sur les
catégories diagnostiques liées aux « troubles de désir sexuel » dans les éditions successives du
DSM. Elle montre comment la nosologie et la classification de ces « troubles », notamment par
les sexologues américains, s’ancrent de plus en plus dans une vision genrée et biologisante qui
amène à décrire les femmes comme intrinsèquement prédisposées (hormonalement,
neurologiquement, etc.) à une hypoactivité du désir sexuel.
26Ces deux articles illustrent non seulement la production genrée d’un savoir, mais aussi les
interactions et entrelacs entre les mondes scientifiques et sociaux. Peut-on distinguer les
concepts scientifiques en matière de sexualité de la production subjective d’une sexualité ? Et
comment distinguer la diffusion, la vulgarisation ou l’interprétation des savoirs ?
27La catégorie de sexe demeure également problématique dans les pratiques biologiques et
médicales, notamment autour de la reproduction. Deux articles de ce numéro interrogent les
modalités de prescriptions et d’administration des moyens contraceptifs.
28L’article de Cécile Ventola décrit le processus de médicalisation de la contraception en
s’intéressant au rôle des acteurs médicaux dans la définition des possibles et du souhaitable en
matière de contraception. Dans l’institution médicale, les praticien-ne-s ont tendance à
attribuer aux femmes un intérêt naturel pour la dimension reproductive de la sexualité et aux
hommes un intérêt naturel pour sa dimension hédonique, et à relayer ces stéréotypes de genre.
Ventola montre alors comment la médicalisation de la contraception a renforcé les rôles et les
compétences sexuellement différenciées en matière de reproduction, notamment en faisant
supporter aux seules femmes (quand bien même elles seraient en couple hétérosexuel
implicitement monogame) toute la charge de la contraception médicale.
29Enfin, Claire Grino s’intéresse à la biologisation de la contraception à partir de l’exemple de
la contraception féminine hormonale qui consiste à mobiliser des processus vitaux de
l’organisme afin de maîtriser un phénomène social, la fécondité des femmes. L’article interroge
ce modelage hormonal des corps en examinant les liens entre corporéité, subjectivité et
identité de genre. Il interroge la reconfiguration des luttes féministes qu’appellent ces
nouvelles techniques de soi biomédicales, dont relève la contraception hormonale.
Bibliographie
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Notes
1 Un mécanisme de recombinaison génétique provenant de sources différentes afin de produire
un autre individu (Margulis et Sagan, 1997 ; voir également Hoquet, 2013).
2 Cette distinction a d’abord été conceptualisée par des psychologues états-uniens travaillant
sur les individus intersexués ou transgenres, voir Money et al., 1955 ; Stoller, 1968.
3 Elle analyse le pouvoir principalement à partir d’une de ces modalités spécifiques : le pouvoir
comme discours (Butler 1997), en s’appuyant sur la relecture par Derrida (1972) de la notion
de performatif d’Austin (1962), en liant performance (comme processus de répétition régulée)
et performatif (comme capacité de faire advenir à l’être ce que l’on nomme) ; la performativité
étant ainsi le pouvoir réitératif du discours de produire les phénomènes qu’il régule et
impose (Butler, 1993).
4 Le raisonnement qui aboutit à penser l’équivalence entre sexe et genre est exprimé, par
exemple, par Joan Scott, lorsqu’elle écrit : « qu’il n’existe aucune distinction entre le sexe et le
genre, mais le genre fournit la clé du sexe » (Scott, 2009, 13).
5 Notamment depuis que dans son ouvrage canonique Trouble dans le genre, elle énonçait l’idée
qu’« on ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la marque du
genre (Butler, 2005, 72).
6 Cet ouvrage a été traduit en français en 2012 sous le titre Corps en tous genres, titre échouant
hélas à restituer le néologisme particulièrement utile « sexing ».
7 La détermination du sexe suivrait différentes étapes : la mise en place du sexe génétique lors
de la fécondation (XX ou XY) ; la différenciation gonadique ensuite (transformation de la
gonade indifférenciée et bipotentielle en ovaires ou testicules) et enfin la mise en place du sexe
phénotypique (appareil génital féminin ou masculin).
Pour citer cet article - Référence électronique
Alexandre Jaunait, Michal Raz et Eva Rodriguez, « La biologisation de quoi ? », Genre,
sexualité & société [En ligne], 12 | Automne 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le
21 octobre 2015. URL : http://gss.revues.org/3317 ; DOI : 10.4000/gss.3317
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