Mouadih Nadjat, Benamar Nardjess et Benamar Mohamed

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L'adoption entre texte profane et texte sacré
Mouadih Nadjat, Benamar Nardjess et Benamar Mohamed Abdelatif
Dans cet article, nous allons essayer de présenter les obstacles à la traduction de la notion d’adoption
entre l’arabe et le français, ceci en montrant combien elle recouvre des réalités différentes dans la
culture coranique et dans la culture juridique française.
Le Coran a toujours suscité l’intérêt des traducteurs. C’est que ce texte arabe se caractérise par
une densité sémantique que soulignent les grands exégètes musulmans. De plus, ce texte sacré se
distingue par une stylistique que l’on dit inimitable (/moôjiz/). Par conséquent, le lecteur arabe doit
parfaitement maîtriser la langue pour bien pénétrer les textes coraniques. Sans prétendre à une lecture
ou à une traduction exhaustive des versets relatifs à la notion d’adoption, nous allons nous efforcer de
rendre ce concept aussi clair que possible dans la langue d’arrivée.
Le terme ‘ adoption’ relève du domaine juridique. Nous nous posons donc la question
suivante : « Faut-il être juriste ou traducteur pour traduire le droit ? » D’après Moskowitz (1972), il est
certes possible, à partir d’une formation de base en traduction, d’acquérir la ‘valeur ajoutée’ que
représentent des connaissances d’ordre juridique. Il y a sans doute un niveau de semi-spécialisation
qui correspond au besoin propre du traducteur et qui, le cas échéant, lui permettra de consulter
efficacement les bases de données disponibles ou de poser des questions ciblées à une personneressource. À cet égard, la consultation de professionnels qui traduisent le droit ainsi que de personnes
qui font usage des textes traduits, notamment les membres de la communauté juridique, pourrait
apporter un éclairage utile.
Selon Seleskovitch et Lederer (1984), cela relève du bagage cognitif qui fait nécessairement
partie du ‘cahier des charges’ inhérent à tout apprentissage sérieux et approfondi d’une langue
étrangère. L’adoption renvoie-t-elle à un concept universel et uniforme sur lequel tous les pays
s’entendent ? L’adoption, au sens occidental du terme, est-elle traduisible dans la culture
musulmane ? Voilà les questions auxquelles tentera de répondre le présent article, qui se subdivise en
deux parties. La première aborde succinctement le concept d’adoption dans le droit français. La
seconde présente la notion d’adoption dans le Coran, avec quelques exemples en rapport au sujet dans
certains pays dits musulmans comme l’Algérie, le Maroc et la Turquie. Il s’agit de déterminer
l’adéquation ou l’inadéquation de la traduction du terme ‘adoption’ entre les deux mondes, la France
et les pays musulmans.
L'adoption est la création par un jugement d'un lien de filiation entre deux personnes qui,
sous le rapport du sang, sont généralement étrangères l'une à l'autre. Le droit français reconnaît deux
formes d'adoption. Deux régimes principaux d'adoption ont donc été mis en place : l’adoption
plénière et l'adoption simple, qui présentent certains caractères communs mais diffèrent par leurs
conditions et par leurs effets.
L'adoption plénière étant synonyme de lien exclusif entre l'enfant et l'adoptant, l'abandon des
parents est irréversible passé un délai de deux mois. L'adoption plénière est irrévocable 1. Elle entraîne
la rupture totale des liens de filiation de l'enfant avec sa famille d'origine. Elle lui confère une filiation
1
L'adoption plénière (articles 343 à 359 du Code civil) ne s'adresse qu'à des enfants de moins de quinze ans
accueillis au foyer des adoptants depuis au moins six mois (art. 345). Sauf dans le cas où elle concerne l'enfant du
conjoint, elle implique une rupture totale du lien de filiation préexistant, la nouvelle filiation se substitue à la
filiation d'origine (art. 356) et elle est irrévocable (art. 359). L'adopté jouit dans sa famille adoptive des mêmes
droits et obligations qu'un enfant légitime (art. 356). Il prend le nom de l'adoptant (art. 357).
1
qui se substitue à sa famille d'origine : il cesse d'appartenir à sa famille biologique. Il a les mêmes
droits et obligations qu'un enfant légitime. Cette forme d'adoption n'est pas ouverte aux enfants de
plus de 15 ans. Le prénom de l'adopté peut être changé à l'occasion de la procédure. La nationalité
française lui est attribuée de droit dans les mêmes conditions qu'à un enfant légitime ou naturel
(art. 20). Toutefois, afin d’éviter l’inceste, les prohibitions au mariage de l’adopté avec des membres de
sa famille d’origine subsistent.
L'adoption simple est révocable pour motif grave2. Elle confère à l'adoptant l'autorité
parentale. L'enfant adopté conserve tous ses droits dans sa famille d'origine. Il porte son nom suivi du
nom de l'adoptant ou seulement ce dernier si la demande en est faite. Il dispose des mêmes droits
successoraux qu'un enfant légitime dans sa famille adoptive. Il hérite également de ses parents
biologiques. Mineurs et majeurs peuvent bénéficier d'une adoption simple. Si l'enfant a plus de 13 ans,
il doit consentir à son adoption et à son changement de nom.
D'un point de vue successoral, l'enfant adopté a les mêmes droits qu'un enfant par le sang sauf
à l'égard de l'ascendant où il n'est pas réservataire. L'adoption simple est une adoption laissant
subsister des liens juridiques entre l'enfant et sa famille d'origine, tout en créant des liens de filiation
entre l'adoptant et l'adopté. C'est pourquoi, à la différence de l'adoption plénière, les conditions sont
plus souples et par conséquence les effets plus nuancés.
Plusieurs pays ne connaissent qu'une forme d'adoption se rapprochant de l'adoption simple
en ce qu'elle n'opère pas une rupture totale et irrévocable des liens de filiation préexistants. L’enfant a
les mêmes empêchements à mariage que l’enfant pleinement adopté.
Comme nous avons examiné les informations concernant la culture française, nous allons
nous tourner vers la culture inhérente au coran en vue d’une traduction aussi fidèle que possible du
mot ‘adoption’.
Selon Jean-René Ladmiral, il est clair qu’on ne saurait traduire sans mobiliser des informations
civilisationnelles. Sans doute convient-il en outre de distinguer ici deux aspects différents. D’une part,
il y a les informations civilisationnelles indissociables du référent lui-même, de ce dont traite le texte à
traduire, informations qui permettront de décoder la dimension socioculturelle du texte-source et de
déchiffrer le non-dit de son contexte implicite, quitte à devoir l’expliciter en langue-cible. D’autre part,
il est clair qu’on ne traduit pas seulement d’une langue-source à une langue-cible, mais aussi d’une
culture à une autre : il y a en effet une dimension culturelle attachée substantiellement à toute langue
et, plus précisément, à tout état de langue ; ce qu’avait thématisé Ladmiral en termes de périlangue 3.
La traduction d’un texte sacré, texte central d’une religion, tel la Bible, le Coran ou la Torah a
toujours été une entreprise délicate, parfois carrément périlleuse. La traduction de l'arabe vers le
français d’un texte sacré implique une véritable négociation culturelle comme le souligne Umberto
Eco. Il s’agit de situer la traduction dans ses contextes historiques, sociaux et politiques, et de
reconnaître que, au-delà des difficultés de transfert textuel et des considérations de traduisibilité ou
non-traduisibilité du message divin, il reste tout un ensemble de facteurs à prendre en considération,
dont l’interdit de traduire, qui peut orienter les attentes et, par conséquent, les réactions des personnes
auxquelles s’adresse la traduction. Nous avons donc affaire à un type spécial de processus langagier
qui aboutit à une relation, ou, plutôt, à un tissu complexe de relations. En tant qu’acte de
communication, la traduction représente donc une médiation, voire une négociation, qui se fait à
partir d’un point de vue, à partir d’une certaine idéologie. Nous allons donc être confrontés à des
2 L'adoption simple ne pose pas de conditions d'âge à l'adopté (art. 360 du Code civil). Les liens de filiation
préexistants ne sont pas rompus, l'adopté conservant ses droits, notamment héréditaires, dans sa famille d'origine
(art. 364). Elle n'implique pas l'acquisition automatique de la nationalité française. L'enfant adopté peut
cependant acquérir cette nationalité par déclaration jusqu'à sa majorité (art. 21-12). Il ne porte pas de plein droit le
nom de l'adoptant (art. 363).
3 Voir Théorèmes pour la traduction pp. 61et passim.
2
difficultés d'ordre culturel dans la traduction du Coran et de la Tradition prophétique (la Sunnah) de
l'arabe vers le français. L’inquiétude des Musulmans face à toute tentative de traduction vient de
l’inévitable trahison que comporte l’opération. Or la législation musulmane s'appuye sur le discours
coranique, qui enseigne les bases, et sur le discours prophétique, qui détaille les lois. En d'autres
termes, le droit musulman traditionnel (fiqh fiqh) trouve sa source dans le Coran, explicité par la
Sunnah, grâce aux interprétations confiées aux docteurs de la foi (ouléma) et à un droit positif
largement inspiré par les principes du droit islamique, en particulier ceux issus de la doctrine
malékite4.
Afin de rendre intelligible notre traduction du terme ‘adoption’ du texte sacré vers le texte
profane, il nous a donc semblé nécessaire de faire appel à l'explicitation. Celle-ci est définie par Delisle
comme un « procédé de traduction consistant à introduire, pour des raisons de clarté, dans le texte
d’arrivée (TA) des précisions non formulées dans le texte de départ (TD), mais qui se dégagent du
contexte cognitif ou de la situation décrite » (1993, p. 30). Sur le plan strictement culturel, notre travail
de traduction du terme ‘adoption’ fait donc appel à l'explicitation afin d'éviter le risque d'une
incompréhension provenant d'une équivalence formelle (calque, emprunt, traduction littérale) qui ne
représente rien pour le lecteur du texte d’arrivée (TA). Il nous a donc semblé primordial d’essayer
d’étudier le contexte situationnel de la notion d’adoption dans le Coran 5.
A cet effet, nous nous sommes penchés sur le terme ‘adoption’ à la période préislamique et
pendant l’Islam. Au moment de la révélation de l’Islam, l’adoption était courante. Mohammed, qui
n’était pas encore l’Apôtre de Dieu, affranchit et adopta Zeid Ibn Haritha., conformément à la
coutume qui avait cours en Arabie préislamique. Dans cette situation le mot adoption est traduisible
par le mot Attabanni, l’adoptant étant el mutabenni et l’adopté el mutabenna. Cette coutume était
l’équivalent de l’adoption plénière telle que conçue et appliquée par le droit français. Elle entraîne
l’attribution à l’adopté du nom patronymique de l’adoptant, ainsi que les mêmes droits et les mêmes
devoirs qu’un enfant biologique, y compris en matière d’héritage. Généralement, un homme adoptait
un fil qui avait vocation à entrer dans sa lignée. L’adopté, après s’être délié de sa parenté d’origine,
prenait le nom (la filiation) de son père adoptant, il était destiné à lui succéder et les empêchements à
mariage le concernaient tout autant qu’un parent consanguin. L’adoption par le sang « s’entendait
comme ‘une véritable reconnaissance sociale’ (Conte, 1987 : 128) »6.
Pour annuler cette coutume, Allah a ordonné à son prophète Mohammed, d’épouser Zeineb
bint Djahch, son ex-belle-fille, ex-épouse de son fils adoptif, pour démontrer à ses croyants de façon
pratique qu’un fils adopté n’a pas le statut d’un vrai fils. « Dieu n’a pas donné deux cœurs à l’homme ;
il n’a pas accordé à vos épouses le droit de vos mères, ni à vos fils adoptifs ceux de vos enfants » (Le
Coran, chapitre XXXIII, verset 4). Ainsi, ce verset légitime « à tout jamais une nouvelle vision
exclusivement biologique de la parenté » (Conte 1994, p. 181). La filiation se réalise par la procréation
de l’enfant par ses parents. La filiation peut être légitime ou illégitime. En tout cas, « faire remonter sa
généalogie à un autre que son père compte parmi les péchés majeurs (Al Kabâïr) en Islam »7.
Allah adressa un autre message aux musulmans concernant leur Prophète. « Muhammad
n’est le père d’aucun de vous. Il est l’envoyé de Dieu et le sceau des prophètes. Dieu connaît tout. »
(Le Coran, chapitre XXXIII, verset 38). Dès que ce verset fut connu, Zeïd s’est vu pour sa part obligé
d’abandonner son nom patronymique adoptif, qui était Zeid ibn Mohammed, et de reprendre son
nom patronymique originel : Zeid Ibn Haritha. L’adoption, prohibée par le Coran, n’a donc aucune
valeur juridique et n’est pas reconnue comme mode de filiation. On retrouve cette interdiction dans la
4
École musulman sunnite, majoritaire en Afrique du Nord.
5 Le contexte d’un élément X quelconque, c’est en principe tout ce qui entoure cet élément. L’entourage de X est à
la fois de nature linguistique (environnement verbal) et non-linguistique (contexte situationnel, social, culturel)
(Dictionnaire d'analyse du discours, p. 134).
6 Voir Barraud, p. 1.
7
http://www.musulmane.com/modules.php?name=News&file=article&sid=14.
3
législation de la plupart des pays de droit musulman. L'adoption d'un enfant (Tabanni) n'est pas une
notion juridique reconnue en Islam. En Algérie, l’adoption, au sens du texte de l'article 46 du code de
la famille, est interdite par la Charia et la loi. Au Maroc, l'article 149 de la Moudawana (Dahir n° 1-04-22
du 3 février 2004 portant promulgation de la loi n° 70-03 portant code de la famille) dit : « L'adoption
(Attabani) est juridiquement nulle et n'entraîne aucun des effets de la filiation parentale légitime.
L'adoption dite de gratification (Jaza) ou testamentaire (Tanzil), par laquelle une personne est placée au
rang d'un héritier de premier degré, n'établit pas la filiation paternelle et suit les règles du testament
(Wassiya) ». Ces systèmes juridiques autorisent le tanzil, gratification testamentaire qui permet à
l'enfant de percevoir une certaine part d'héritage.
Certains musulmans pensent que le Coran a interdit l’adoption parce qu’il est injuste de priver
l’enfant de sa filiation naturelle et les parents de leur descendance. L’adoption léserait les héritiers
légaux; L’adoption risque de favoriser l’inceste, par l’attribution du nom de l’adoptant à l’enfant
adopté.
Si la traduction du terme ‘adoption’ d’un texte profane en langue arabe à un texte profane en
langue française est possible, sa traduisibilité lorsqu’il s’agit du texte sacré pose problème. Pour
traduire le terme ‘adoption’ de textes sacrés vers des textes profanes, il nous faut faire appel à
l’explicitation. Ce procédé est considéré par Steiner comme une caractéristique essentielle de la
dynamique de la traduction : « la dynamique de la traduction est avant tout explicative, elle explique
ou plus justement explicite et rend tangible tout ce qu'elle peut de l'inhérence sémantique de
l'original » (1991, p. 259). Nous soulignons cette expression de Steiner « tout ce qu'elle peut de
l'inhérence sémantique de l'original », mais qu’en est-il de « ce qu’elle ne peut pas » ?
Umberto Eco nous enseigne que la fidélité n'est pas la reprise du mot à mot mais du « monde
à monde ». Les mots ouvrent des mondes et le traducteur doit ouvrir le même monde que celui que
l'auteur a ouvert, fût-ce avec des mots différents. Les traducteurs ne sont pas des peseurs de mots,
mais des peseurs d'âme. Dans ce passage d'un monde à l'autre, un bon traducteur doit savoir négocier
avec les exigences du monde de départ pour déboucher sur un monde d'arrivée le plus fidèle possible,
non pas à la lettre mais à l'esprit.
Si le droit coranique interdit l’adoption, il reconnaît cependant la kafala .Qu’est-ce que la
kafala ? Un accueil légal ? Un tutorat ? La Kafala renvoie à une prise en charge de l’enfant n’impliquant
aucun effet de filiation. Il s’agit d’une tutelle ou d’une délégation d’autorité parentale qui prend fin à
la majorité de l’enfant. Au Maroc, la kafala se présente comme un moyen de prise en charge de
l’enfance abandonnée, sous la forme d’un contrat d’accueil provisoire établi par un acte légal. Le
titulaire du droit d’accueil, le kafil, qui est obligatoirement musulman, « s’engage à prendre
bénévolement en charge l’entretien, l’éducation et la protection d’un mineur, le makfoul », qui n’hérite
pas et conserve son patronyme d’origine (Barraud, p. 2).
Par ailleurs, depuis 1992 en Algérie, pays pourtant dit musulman, l’enfant recueilli sans
filiation connue dans la lignée paternelle peut porter le nom de sa famille d’accueil afin de redresser le
tort subi par les enfants nés sous « X ». Cette disposition juridique est appelée « concordance de
nom ». Allah a interdit aux musulmans de substituer le makfoul à l’enfant naturel, Dans la sourate 33,
versets 4 et 5, nous lisons « (Allah) n’a point fait de vos enfants adoptifs vos propres enfants.
Appelez-les du nom de leurs pères : c’est plus équitable devant Allah. Mais si vous ne connaissez pas
leurs pères, alors considérez-les comme vos frères en religion ou vos alliés. .. […]»
Avec l’application de la kafala, l’extrait de naissance indique ‘kefil’ et ‘kefila’. « Il existe deux
types de kafala :
- la kafala notariale ou adoulaire établie devant notaire, qui correspond le plus souvent à une
adoption intrafamiliale, les parents de l’enfant étant connus et déléguant leurs droits et obligations à
un membre de la famille ;
4
- la kafala judiciaire, ordonnée par un juge lorsque l’enfant a été déclaré abandonné, qui
permet à un enfant qui en est dépourvu d’avoir une famille dans laquelle il pourra s’épanouir. »8 Il est
à noter cependant que, même dans ce cas, l'enfant adopté, n'aura pas une part d'office dans l'héritage
de ses parents et ne deviendra pas un ‘Mahram’ pour sa mère adoptive. Selon les exégètes, le Mahram9
d'un homme ou d'une femme est celle ou celui avec qui le mariage est interdit pour toujours. Cette
interdiction permanente peut venir de trois facteurs : le ‘Nasab’ ou lien de parenté, le ‘Radhâ'ah’ ou lien
créé par l'allaitement ou le ‘Mousâharah’ ou lien établi par alliance à la suite d’un mariage. Cette règle
est clairement établie par le coran: "Vous sont interdites vos mères, filles, sœurs, tantes paternelles et
tantes maternelles, filles d'un frère et filles d'une sœur, mères qui vous ont allaités, sœurs de lait,
mères de vos femmes…" (Sourate 4 / Verset 23).
Dans le même ordre d’idées, l’office gouvernemental turc chargé de la direction des affaires
religieuses a récemment publié un livre sur la famille et la jeunesse. Voici ce que Mairet propose
comme traduction française de deux des dispositions que l’on peut y trouver :
Lorsque des couples sont incapables d’avoir des enfants par la voie naturelle ou par insémination
artificielle, ils peuvent opter pour l’adoption. Mais il est contraire à la religion (l’Islam) de faire inscrire ces
enfants sous leur nom et de les désigner comme leurs héritiers.
Lorsque les enfants adoptés atteignent la puberté, (…) il devient licite de les marier. En
conséquence, selon l’Islam, il n’est plus permis à la mère adoptive de séjourner seule avec un garçon adopté,
et il n’est pas permis au père adoptif de séjourner seul avec une fille adoptée, quels que soient le lieu et le
moment. 10
La ‘kafala’ n’est donc pas traduisible par ‘adoption’. Les mots makfoul et kafil, dérivés du mot
kafala, ne sont pas les équivalents notionnels d’adoptants et d’adoptés dérivés eux aussi du mot
adoption. L’adoption est donc un mot français intraduisible, de même que la kafala est un arabisme
intraduisible. Car l’adopté conserve sa filiation d’origine quand bien même serait-elle inconnue.
L’apparition de la kafala, en tant qu’accueil légal d’enfant, dans les législations algériennes procède
d’une volonté des autorités de se positionner contre l’adoption, en adéquation avec les principes de
l’islam. Il faut être algérien pour réaliser une kafala algérienne. Il faut être musulman (de naissance ou
converti) pour prétendre à la kafala marocaine.
Dans notre article, Nous nous sommes intéressés aux différents contextes, ou comme les
nomme Eco, aux mondes possibles présents dans un texte, qui est d’après Eco ce qui importe le plus
dans une traduction. Pour s’approcher au plus près des mêmes effets qu’a le mot ‘adoption’ au sens
occidental du terme, nous avons été souvent amenés à établir ce que Eco appelle des systèmes de
compensations et de pertes, car de la langue arabe à la langue française, certaines notions relèvent du
domaine de l’intraduisible. La démarche que nous avons entreprise nous a démontré que la traduction
du mot ‘adoption’ ne peut se faire qu’au prix d’une certaine négociation et d’une négociation certaine.
La défamiliarisation, que l’on peut considérer comme plus fidèle, laisse en l’état les termes au risque
de choquer le lectorat d’arrivée.
Le sacré est précisément la dimension qui s'attache non seulement au divin mais qui tisse le
lien, qui marque le lieu où se rencontrent et s'affrontent le divin et l'humain. La kafala est ainsi un
8
Voir http://www.akbou.net/decalage/568-le-recueil-par-kafala-en-france-une-adoption-restee-%C2%AB-aumilieu-du-gue-%C2%BB.html.
9 Pour faire bref, le Mahram est une personne avec qui il est interdit de se marier (mais aussi de voyager, de
s’isoler, de poser certains gestes comme se prendre par la main), ceci que ce soit par parenté, par allaitement ou pr
alliance (voir la sourate 24, de la Lumière ou An Nour (http://www.el-ilm.net/t158-definition-du-mot-mahram)
telle qu'elle est donnée par les juristes (Réf: Al Qâmous oul Fiqhi") : le dictionnaire de l’exégèse, ceci est notre
traduction en français, www.musulmane.com/modules.php?name=News&file=article ...
10 Alain-Jean Mairet, Discours turc sur l’adoption islamiste modérée, d’après un article publié dans le journal
turc Akşam (28 octobre 2007). http://www.ajm.ch/wordpress/?p=879.
5
concept juridique particulier aux pays musulmans, qui s’appuie entièrement sur une interprétation de
certains articles du Coran sur la question de la filiation. Ce concept musulman ne peut en aucune
façon être comparé à une adoption, simple ou plénière, laquelle comporte la création d'un lien de
filiation, ce qui est totalement proscrit par la Charia ou droit musulman. La traduction du mot kafala
du texte sacré transfère dans le langage humain un message dont les données relèvent d'une réalité le
dépassant, et ainsi fait de nous des médiateurs dont la fonction renvoie à la problématique de
l'herméneutique, elle aussi théologique, ceci par contraste avec la dynamique sécularisante et
laïcisante qui imprègne le droit français.
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