La tour d'ivoire de Zhang Yimou Dans «La Cité interdite», le cinéaste chinois étouffe une tragédie quasi shakespearienne sous le kitsch décoratif. Réserves formelles et politiques mises à part, le film reste impressionnant. Tandis que la jeune génération de cinéastes chinois rue dans les brancards (comme on a pu le constater grâce au récent festival Black Movie de Genève) et tente, malgré la censure, de chroniquer un pays en pleine mutation, ses aînés de la glorieuse «5e génération», promus artistes officiels, semblent s’être réfugiés dans le passé. Mais, alors que Chen Kaige s'y est perdu corps et âme, l'esthète Zhang Yimou a au moins conservé un certain intérêt. Après Héros et Le Secret des poignards volants, le voici qui conclut une sorte de trilogie en costumes et arts martiaux avec cette Cité interdite au titre international plus poétique: Curse of the Golden Flower («La malédiction de la fleur dorée»). Décadence impériale Le cinéaste a cette fois choisi de transposer une fameuse pièce de Cao Yu, L’Orage (1934, sur la désintégration d'une grande famille de la bourgeoisie industrielle), au Xe siècle, durant la décadence de la dynastie Tang. L’empereur, un militaire parvenu sur son trône par mariage (Chow Yun-Fat, l'ex-superstar du cinéma de Hong Kong, presque méconnaissable), a entrepris d'empoisonner doucement son épouse (Gong Li, ex-égérie et compagne du cinéaste). Est-ce parce que celle-ci couche avec le prince héritier Wan (dont elle est en fait la belle-mère)? Tandis que le père favorise son deuxième fils, le prince Jai, Wan semble quant à lui enclin à tout lâcher pour l'amour de la belle Chan, fille du médecin de la cour (et chargée d'administrer le poison). Lorsqu'une femme mystérieuse avertit l'impératrice, celle-ci rassemble ses dernières forces pour mener à bien un coup d’Etat, prévu pour le jour de la fête des chrysanthèmes... A vrai dire, on se perd un peu dans ces intrigues de palais, comme dans les interminables couloirs de ce dernier. Pendant que l'intrigue et les rôles de chacun se clarifient peu à peu, Zhang Yimou en rajoute dans le décoratif, jusqu'à l'excès: l'oeil croule sous l'opulence kitsch d'un décor sang et or, frise l'écoeurement devant le faste des costumes, se perd dans le plongeant des décolletés. Démonstration de puissance aussi complaisante que vaine? Lorsque se dessine enfin le drame de deux familles, celle de l'empereur et celle du médecin, unies par la trahison, l'assujettissement et finalement l'inceste, on cerne mieux le projet: évoquer la fatale décadence d'un pouvoir illégitime, réfugié dans l'isolement paranoïaque et prêt à se couper de sa descendance pour rester en place. Libre à chacun d'y lire une allégorie politique - comme ce fut déjà le cas pour Héros. Un massacre pour la fin Le film atteint en tout cas une sorte d'apothéose dans son dernier tiers. L’étrange mélange de motifs qu'on dirait empruntés à Macbeth, au Roi Lear et à Hamlet, (avec un soupçon du Lion en hiver de James Goldman et Anthony Harvey), fait alors place à un film d'action avec ninjas tueurs et armées digitales qui se massacrent dans les cours du palais, dans des chorégraphies et des schémas de couleurs grandioses. Jusqu’au bout, la mise en scène semble hésiter entre Zeffirelli (surcharge décorative) et Kurosawa (bruit et fureur maîtrisés). Mais il faut au moins reconnaître que le final ne manque pas de panache. Avec Zhang aux commandes, la cérémonie d'ouverture des prochains jeux olympiques de Pékin s'annonce fastueuse ! Malheureusement, comme pour le tourbillonnant Héros, tout ceci ne fait pas encore un film sympathique. Parce que trop clairement conçu au coeur même du pouvoir et non plus seulement avec son aval? Tandis que Le Secret des poignards volants avait su atteindre une sorte de grâce et d'abstraction épatantes, cette Cité interdite restera ainsi jusqu'au bout plus impressionnante qu'attachante. A l'image de la famille monstrueuse qui l'habite. Norbert Creutz © LE TEMPS / 14 MARS 2007