LA MORT

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LA MORT
Il convient de distinguer la mort sous ses différents aspects :
- Biologiquement et médicalement, on évoque le terme de ‘mort clinique’ qui signifie l’arrêt de la vie
chez un vivant.
Philosophiquement, la mort correspond à une dissolution totale de l’être. A une finitude que l’homme
doit assumer.
I ] QU’EST-CE QUE LA MORT ?
A – DU NATUREL AU CULTUREL
1) La mort est naturelle au vivant
Tout être vivant est ‘condamné’ à mourir. La mort est inscrite dans le vivant, c’est comme si elle lui était
immanente, inscrite dans les gènes mêmes du vivant.
a.
Scientifiquement parlant
Médicalement, la définition de la mort a changé dans l’histoire de la biologie. Jusqu’en 1966,
elle était définie par l’arrêt des fonctions respiratoires et cardiaques. Mais passée cette date,
l’Académie de médecine redéfinit la mort comme un arrêt des fonctions cérébrales. Ainsi,
considère-t-on aujourd’hui que quelqu’un est mort de façon certaine quand le tracé électroencéphalographique est plat depuis 48 heures. D’où le problème moral des comas dépassés :
est-on obligé de maintenir la respiration et la circulation d’un organisme dont le cerveau est
mort ?
b.
La conscience de la mort
L’homme au contraire de tous les autres êtres vivants, est le seul à être conscient qu’il va
mourir. Il la perçoit comme un phénomène inscrit dans son programme biologique (comme
imposée du dedans.) Il sait qu’elle ni un accident, ni une réalité contingente, mais bien au
contraire une partie intégrante du système vivant. « Les limites de la vie ne peuvent être laissées au
hasard. Elles sont prescrites par le programme qui, dès la fécondation de l’ovule, fixe le destin génétique de
l’individu… La mort fait partie intégrante du système sélectionné dans le monde animal et dans son
évolution » (F. Jacob, La logique du vivant.) l’homme sait qu’il doit mourir.
Aussi pouvons-nous, nous poser la première question : Le vieux rêve d’immortalité, n’est-il pas
incompatible avec notre nature, dans la mesure où elle est biologique ?
2) Elle est culturelle à l’homme
a.
La reconnaissance de la mort
La mort est aussi un phénomène culturel. Dans la mesure où seul l’homme en a conscience, il
est aussi le seul à agir vis-à-vis d’elle. L’homme est le seul animal qui pratique des rites
funéraires envers ses semblables défunts (enterrement, exposition, embaumement, incinération,
etc…) ; et ce, partout et de tout temps. La mort a longtemps tenu les pensées conscientes, dans
la pratique, dans la vie de tous les jours des vivants une place essentielle. Cf. Antigone.
1
Plus encore l’homme vit avec les morts, car la société et l’humanité sont un tout, composées de
morts et de vivants.
b.
La négation de la mort
Néanmoins aujourd’hui, dans les pays « développés », on refuse de plus en plus de parler de la
mort et d’y penser. La mort est devenue un sujet tabou : le deuil est escamoté, les tombes ne
sont plus visitées (l’incinération n’en serait-elle pas l’illustration ?), on meurt anonymement à l’hôpital
(souvent après un long acharnement thérapeutique.) La mort est niée, et l’homme veut la
cacher ; L.-V. Thomas va jusqu’à la qualifiée de honteuse et d’obscène aux yeux de notre
société : « Porter le deuil devient quelque chose de honteux. La famille ressent comme un échec la
disparition de l’un des siens et ne tient pas à exhiber sa douleur. La mort est désormais obscène » (Mort
et pouvoir.)
Il y a donc une sérieuse différence entre la mentalité actuelle et celles que l’on appelle
« primitives. » Pour nous, la mort est rationalisée, mais finalement n’est-elle pas plus crainte
que pour les « primitifs. » On dit de ces derniers, que pour eux la mort dépend d’une volonté
hostile, mais pourtant ceux-ci l’acceptaient beaucoup plus facilement.
B – PEUT-ON PENSER LA MORT ?
Mais avant de savoir quel apprentissage de la mort peut-on faire de la mort, avant de se pencher sur son sens, il
convient de se demander comment penser la mort et plus précisément, comment penser ma mort. Mais une
difficulté survient immédiatement : Comment penser ma mort dans la mesure où elle échappe complètement à
mon expérience personnelle ?Peut-on penser sa mort ? [T14-p.443]
Il est trois façons d’évoquer la mort, soit elle est saisie en soi, soit chez autrui, soit comme la mienne propre. Ce
sont les trois paramètres qui organisent ma conscience de la mort.
a.
La mort en soi, abstraite.
Il semble facile de penser à la mort en général et d’y porter quelques considérations.
Les formules classiques sont d’ailleurs souvent ressassées : « on va tous mourir », « on meurt
beaucoup en Afrique », « la mort est notre lot commun. », « tout homme est mortel », etc...
Mais finalement à parler abstraitement de la mort, n’est-ce pas ne jamais vraiment et
réellement l’aborder.
C’est ce qu’Heidegger appelle la dictature du « on » sur l’angoisse de la mort : il faut
cesser, dit-il, d’avoir une vision anonyme de la mort par cet emploi du « on ». C’est trahir sa
signification réelle car parler de la mort sur le mode du ‘on’, c’est se masquer le mystère et la
tragédie de la mort : comme si le ‘on’ qui n’est personne pouvait mourir ! Le discours
« inauthentique » qui donne au verbe ‘mourir’ un sujet impersonnel est un refus de regarder la
mort en face.
Parler objectivement de la mort ne pose aucun problème, mais subjectivement cela devient plus
difficile.
b.
La mort d’autrui
Tout autre est la pensée de la mort d’autrui : elle est posée à la deuxième personne. Ici
il ne s’agit plus de la mort abstraite, mais cette mort est tirée de l’expérience : C’est
l’expérience de la mort de l’autre. Parce que moi je suis vivant, je me trouve confronté à la
mort de l’autre. [T6-p.206]
Bien que cette mort soit plus réelle, ce n’est pas encore une vraie pensée de la mort
dans la mesure où celle-ci ne me concerne pas. Quand nous voyons un cadavre, ce n’est jamais
le nôtre, c’est toujours de l’extérieur que je le perçois. De la même façon, n’est-ce pas de
l’extérieur que je perçois toujours la mort ? Si on peut dire où a lieu un décès, on ne peut dire
où se trouve la mort.
c.
Penser ma mort
Parce que de la mort on n’a aucune expérience il s’avère impossible de la penser.
Le psychanalyste F. Alquié explique que cette impossibilité de penser sa propre mort
provient du désir d’éternité qui réside en chaque homme. Dès lors, on peut s’interroger avec
Aristote et S. Thomas sur le point suivant : Si tout homme désire l’éternité, ce désir est
universel donc naturel. Or, le Philosophe remarque à juste titre qu’aucun désir naturel ne
saurait être vain… Donc…
2
Freud interprète différemment ce désir d’éternité et cette impossibilité à penser sa
propre mort : C’est qu’inconsciemment personne ne croît à sa propre mort et dès lors se croit
donc immortel : « Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort,
et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est
pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui
revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (Freud, essais de
psychanalyse.) [T12-p.417] « Je mourrai, oui, je mourrai. Dans quarante ans, dans cinquante ans, dans
trois cents ans. Plus tard. Quand je voudrai, quand j’aurai le temps, que je le déciderai. En attendant,
occupons-nous des affaires du royaume » (Ionesco, Le Roi se meurt.)
Quelle que soit l’explication, il est intéressant de constater que seul l’homme a
conscience qu’il mourra, mais qu’en même temps, cette mort n’est pas perçue comme une
simple fin biologique : elle constitue comme un scandale métaphysique ; pourquoi exister si
l’on doit mourir ? C’est ce qu’exprime le roi agonisant dans le roman de Ionesco : « Pourquoi
suis-je né si ce n’était pas pour toujours ? » ou Victor Hugo dans les Contemplations devant la mort
d’un enfant : « Et les femmes criaient : rendez-nous ce petit être / Pour l’avoir fait mourir, pourquoi l’avoir
fait naître ? »
L’intensité de cette conscience varie-t-elle selon chacun ? Ou plus précisément selon le degré
d’individualisme ?
La mort a ce caractère paradoxal : Sa saisie est primordiale mais sa pensée en est impénétrable et obscure (du
moins d’un point de vue empirique) puisque ma propre mort semble m’échapper totalement. [T3-p.477]
II ] QUELLE PLACE POUR LA PHILOSOPHIE ?
Que peut nous apprendre la pensée de la mort ? Et d’ailleurs, doit-on penser la mort ? Platon lorsqu’il évoque la
mort de Socrate, enseigne que la philosophie est un apprentissage de la mort. Ainsi faut-il se demander : est-ce
que la philosophie, c’est apprendre à mourir ? Ou au contraire la sagesse n’est-elle pas une méditation de la
vie ?
Quelle attitude adopter ?
A – LA PHILOSOPHIE, UNE MEDITATION SUR LA VIE
1) Les épicuriens
Pour Epicure et Lucrèce (cf. leur sophisme sur la mort qui ne doit pas être un souci), il ne faut
pas penser à la mort puisqu’elle est de toute façon impénétrable. Il ne faut pas oublier qu’Epicure est un
matérialiste et que dès lors, le corps n’est qu’un agrégat d’atomes. La mort n’en est que la totale
dissolution, il n’y a donc pas de vie après la mort, donc nul souci de s’en faire un objet de crainte :
« Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or la
mort est la privation complète de cette dernière… Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous,
puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que, quand la mort est là, nous ne sommes plus » (Epicure,
Lettre à Ménécée sur la morale.) [T4-p.122]
2) Spinoza
Spinoza est très clair sur la question : la philosophie n’est en aucune façon une méditation sur
la mort, mais bien au contraire sur la vie. Plus exactement, la philosophie est une méditation sur Dieu
qui doit être conçu comme la totalité du monde auquel j’appartiens. Si je me relie à la nature, à
l’ensemble des êtres, j’appréhenderai la totalité du réel et je me saisirai comme éternel. Le salut consiste
donc à méditer, à connaître l’être absolu, ainsi la mort n’a plus de sens. [T10-p.221]
Penser la mort n’est qu’une vision égoïste qui privilégie le moi particulier au détriment d’une
pensée sur l’universel, sur cet Esprit du monde. Pour répudier la pensée de la mort, il faut se placer à un
niveau supérieur à celui de l’existence sensible.
La crainte de la mort provient de l’ignorance de la pensée de l’être dans sa plénitude.
3) Sartre
3
On ne peut comprendre la pensée de Sartre sur ce point que si l’on connaît le courant
existentialiste. Pour Sartre la mort est étrangère au « pour soi », puisqu’en tant que telle elle est
étrangère à mon existence et donc n’est pas objet d’expérience.
La mort vient à la fin, et tant que je vis, elle n’est pas, donc la mort ne fait pas partie de moi. La mort est
comme une cassure et une brisure : elle est absurde. Elle n’est pas du tout un projet puisque ma mort
met un terme à ma conscience. Parce que je ne peux pas dépasser la mort, elle n’a aucun sens.
D’ailleurs ma mort ne m’appartient pas mais elle appartient aux autres.
Pour résumer la position de ceux qui s’opposent à une réflexion sur la mort on pourrait avancer les arguments
suivants :
- Il faut donc se guérir d’une telle angoisse puisqu’on ne rencontre jamais la mort : « Dire ‘je meurs’ est
impossible » (Jankélévitch.) D’ailleurs pourquoi se soucier de ce que nous serions après la mort quand
nous ne inquiétons pas de ce que nous étions avant notre naissance ?
- La mort empêche de se connaître soi-même puisque le sujet connaissant se confond avec l’objet à
connaître ; et que d’autre part, la mort anéantit ce même sujet à connaître.
B – PHILOSOPHER C’EST APPRENDRE A MOURIR
Nous allons nous contenter d’évoquer les philosophes, mais l’Ecriture Sainte rappelle constamment l’homme à
cette grande vérité : Il n’est que de passage sur cette terre, et doit donc toujours se tenir prêt.
Dire avec les philosophes précédents qu’il ne faut pas penser à la mort, n’est pas très réaliste. Certes quand
l’heure de la mort est lointaine, cette pensée est souvent négligée. Mais quand celle-ci se fait pressante, alors elle
n’est plus simplement une certitude objective, mais elle devient un événement important auquel je dois me
préparer : c’est d’ailleurs l’événement le plus personnel qui me concerne de façon unique et singulière et en face
duquel je me trouve radicalement seul. Dans les choses de la vie, le héros de Paul Guimard évoque en ces termes
la mort toute proche : « Ce n’est pas le sort de tous, comme on le dit ignoblement. C’est chaque fois un drame terriblement
particulier. Pour moi je suis unique, je ne suis pas un homme sur des milliards qui va mourir. Je vous en supplie, faites quelque
chose ! Quoi de plus important que ce qui va m’arriver ? »
Ainsi convient-il de se demander si la vraie sagesse n’est pas de méditer sur cette certitude à laquelle nous
serons tous confrontés.
1) Platon et les stoïciens
Pour Platon la philosophie est donc un apprentissage de la mort, elle permet de nous purifier en
oubliant notre corps (cf. La doctrine platonicienne de la réminiscence et de la contemplation des Idées.)
Il faut mourir et c’est un bien, la philosophie doit donc nous apprendre à le faire. Il est intéressant de
constater que finalement Platon semble rejoindre Spinoza : Ne faut-il pas vivre pour l’Idée absolue ?
[T7-p.86]
Le stoïcisme et Montaigne reprendront ce thème de l’apprendre à mourir. Ils enseignent qu’il
faut apprendre à vivre chaque journée comme si elle était la dernière et se résoudre à obéir
promptement. La vie n’est qu’un prêt qu’il faut savoir rendre. On peut mieux comprendre toute la portée
de ces tombes païennes sur lesquelles il était inscrit : Non eram, fui, non sum.
Méditant constamment sur la mort, nous l’apprivoiserons, elle deviendra moins étrangère et perdra son
caractère effrayant pour n’apparaître que comme un simple sommeil. [T2-p.156]
2) Heidegger
Le philosophe allemand ne comprend pas que l’on puisse déconsidérer la mort. Il faut la rechercher
comme au plus profond de nous-même. Il nous faut même accepter notre angoisse devant la mort qui
est une donnée fondamentale de la vie ; en effet la mort est une forme essentielle de l’existence
humaine : elle constitue un possible indépassable ; en effet, elle constitue la fin de tous mes possibles. A
chaque instant de la vie la mort est présente ; elle est toujours devant nous, présente dans le moindre de
nos projets. L’homme est un être-pour-la-mort : dès qu’un être vit, il est assez vieux pour mourir. Dire
avec Epicure que la mort ne nous concerne pas, c’est mettre de côté notre conscience du temps.
« Dans l’angoisse devant la mort, la réalité humaine est mise en présence d’elle-même, comme livrée à sa possibilité
indépassable. Le « on » prend soin de convertir cette angoisse, d’en faire une simple crainte devant un quelconque
événement qui approche » (Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?)
Au contraire de Spinoza, pour Heidegger la crainte de la mort provient de l’ignorance et de la frivolité
4
3) Schopenhauer
Schopenhauer réfléchit sur la mort et est conduit à s’interroger sur l’existence et son sens.
L’idée de la mort a cet intérêt : devant la mort on s’étonne : « Si notre vie était infinie et sans douleur, il
n’arriverait à personne de se demander pour quoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature
particulière » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation.)
CONCLUSION :
Aucune réflexion authentique ne peut oublier, occulter ou faire quelconque économie de la mort. Cela
étant la philosophie ne doit pas être monopolisée par elle ; d’ailleurs la réflexion sur la mort ne doit-elle pas
pousser à l’action à vivre bien et correctement pour bien user du peu de temps qui nous imparti. En effet, refuser
la mort et en avoir une peur tyrannique (Il faut bien reconnaître qu’avoir peur de la mort est naturelle : N.S luimême en fût angoissé) conduirait à ne pas savoir vivre. Réfléchir sur la mort n’est-ce pas nous apprendre à bien
vivre ? [T3-p.472]
De toute façon la mort est le seul événement futur dont on est absolument certain. D’ailleurs, ne
possède-t-on pas déjà ce que l’on va avoir nécessairement et avec une certitude absolue ? c’est que semblait dire
la Comtesse de Noailles dans ces fameux vers :
« On ne possède bien que ce qu’on peut attendre
Je suis morte déjà puisque je dois mourir. »
En y regardant bien, ne pouvons-nous pas dire que c’est la mort qui donne un sens à la vie ? A
considérer l’immortalité, il faudrait se demander si celle-ci ne serait finalement pas une horreur. Tant une
immortalité individuelle que collective ! Quoiqu’il en soit, la mort seule nous fait penser la vie comme précieuse
et fragile. Toute vie pleinement vécue implique un certain risque de mort qu’il faut savoir assumer. Celui qui
voudrait fuir tout risque de mort en oublierait de vivre ; tel le héros de Michel Lewis dans Aurora : « Craignant la
mort, je détestais la vie. » D’ailleurs Jung fait remarquer que ceux dont l’existence fut la mieux remplie et la plus
heureuse acceptent souvent mieux la mort que les autres. Finalement la vie n’a de sens et de prix que parce que
nous ne disposons que d’un temps fini. [T5-p.364]
En tant que chrétien cette vision ne nous est pas tellement étrangère puisque nous avons appris à ne pas
gaspiller le temps que Dieu, dans sa Providence, nous accorde : « Dieu, libéral et magnifique dans tout le reste, nous
apprend par la sage économie de sa Providence combien nous devons être circonspects sur le bon usage du temps. Il nous est
donné pour ménager l’éternité et l’éternité ne sera pas trop longue pour nous faire regretter la perte de temps si nous en avons
abusé » (Fénelon.)
DOCUMENT
Extrait du Cours de philosophie, de Vergez et Huisman.
Le suicide
L’instinct de mort
5
1) L’illusion du suicide
Que la mort puisse être acceptée, accueillie au terme d'une vie bien remplie, c'est compréhensible. Que la mort
puisse être délibérément voulue et perpétrée sur soi-même, c'est un fait d'expérience mais qui a souvent constitué
une énigme pour le philosophe. Spinoza qui, nous l'avons vu, n'entend faire aucune place à la mort dans sa
philosophie, Spinoza qui définit l'essence de tout individu vivant comme désir de persévérer dans son être avoue ne
pas comprendre le suicide. Il faut, dit-il, que des forces extérieures se soient emparées de la volonté, l'aient
totalement défigurée. Et Schopenhauer montre que le suicide est une sorte de malentendu, une illusion où s'est
emprisonné le vouloir-vivre. Dans le livre IV du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer
écrit: «Bien loin d'être une négation de la volonté, le suicide est une marque d'affirmation intense de la volonté de
vivre.» L'homme qui se suicide, bien loin de s'opposer au vouloir-vivre, est plus que quiconque son esclave. On se
suicide d'ordinaire parce qu'on a perdu sa fortune, sa réputation, une personne qu'on aimait. L'homme qui se
suicide est mécontent de sa vie, non de la vie. Il est attaché aux biens de ce monde, c'est parce que ceux-ci lui
échappent qu'il se tue. Tous les hommes, écrit Pascal, après saint Augustin, «cherchent le bonheur, même ceux qui
vont se pendre ».
2) La mort est-elle la fin du suicide ?
Dans le suicide, la mort serait visée comme fin, recherchée pour elle-même. Que penser de Caton qui
certes se suicide, mais pour témoigner de sa foi en la République, quand les ennemis de la liberté sont victorieux ?
Que penser du héros de la Résistance qui, saisi par la police de l'armée d'occupation, se jette par la fenêtre
pour ne pas prendre le risque de dénoncer ses camarades de réseau en parlant sous la torture ? Son acte est
formellement un suicide.
Dans tout suicide, il y a une visée de valeur. L'acte du suicide obéit toujours à la maxime : «Plutôt la
mort que ... » La vie est toujours sacrifiée aux raisons de vivre, même si ces «raisons de vivre» sont bien
différentes. L'escroc découvert se tue parce qu'il ne peut vivre sans luxe et sans plaisirs, parce qu'il préfère la mort
à l'ennui de la prison. Les «valeurs» pour lesquelles il meurt sont évidemment bien différentes de celles du
combattant qui donne héroïquement sa vie pour une cause sacrée. Il n'en reste pas moins que, dans les deux cas, la
mort n'est qu'un moyen.
3) L’instinct de mort
Faut-il cependant s'en tenir là ? La mort ne peut-elle, clairement ou obscurément (obscurément dans
certains accidents ou dans certaines maladies comme l'anorexie mentale, grève de la faim inconsciente) être voulue
pour elle-même ? N'y a-t-il pas une sorte de fascination exercée par la mort ? De Spinoza à Nietzsche, les
philosophes nous ont habitués à reconnaître chez l'homme un instinct d'affirmation, une volonté de puissance. Mais
certains psychanalystes, à la suite de Freud lui-même, pensent qu'un véritable «instinct de mort» ou une «pulsion de
mort» habite les profondeurs de notre inconscient. Comment Freud est-il parvenu à cette étrange découverte ?
Certes, dans toute la première partie de sa carrière scientifique, avant 1914, Freud n'a reconnu en
l'homme que des instincts de vie. Il distinguait d'une façon d'ailleurs très classique un instinct d'affirmation du moi,
et une pulsion érotique dirigée vers un «objet».
En fait, c'est la terrible guerre de 1914-1918 qui va suggérer à Freud l'idée qu'existe une pulsion de mort, pas
seulement un instinct sadique de destruction, mais aussi une pulsion vers l'autodestruction dont Freud rendra
compte en 1920 en rédigeant son célèbre article Au-delà du principe du plaisir.
Mais peut-on admettre qu’un organisme soit habité par une tendance qui vise à sa propre désintégration. Il
semble difficile de concevoir la mort à l’œuvre au sein même des processus de la vie.
FICHE TECHNIQUE
1) Définitions
* Affectivité : N°3
* Expérience : N°49
* Vivant : N°125
* Bonheur : N°18
* Finalité : N°51
2) Citations
1 – « La première personne du singulier ne peut conjuguer ‘mourir’ qu’au futur. » Jankélévitch, La mort, 1966.
6
2 – « Au fond, personne ne croît à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa
propre immortalité. » Freud, Essais de psychanalyse, 1923.
3 – « On ne cesse de penser à la mort qu’en cessant de penser. » Marcel Conche, La Mort et la Pensée, 1973.
4 – « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort ; et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la
vie. » Spinoza, Ethique, 1677.
5 – « Philosopher c’est apprendre à mourir. » Montaigne, Essais, 1580-1588.
3) Table d’orientation
Pensée-Conscience
Anthropologie
Autrui
Mort
Existence
Art
Religion
4) Références
a.
Littéraires :
- Le Roi se meurt, Ionesco.
- La Mort d’Ivan Illitch, L. Tolstoï
- Hamlet, Shakespeare.
- Œdipe-roi, Sophocle.
- Journal d’un curé de campagne, Bernanos.
- Le Feu, Barbusse.
(on ne saurait faire un liste exhaustive…)
b.
Philosophiques :
- La mort, V. Jankélévitch.
- Anthropologie de la mort, L.V. Thomas.
- Les Pensées, Pascal.
- Essai, I, 20, Montaigne.
- L’Etre et le Temps, 2ème section, chap. 1, § 51. Heidegger.
c.
Cinématographiques :
- Le Septième Sceau, Les Fraises sauvages, I. Bergman.
- L’Amour à mort, A. Resnais.
- Nick’s movie, W. Wenders.
- Ce cher disparu, T. Richardson.
d.
Générales :
- Pensez à la peinture onirique des peintres symbolistes aux surréalistes.
- Vous pouvez songer aux exemples que nous avons évoqué au début de ce cours sur la mort niée.
- Des références aux traumatismes suite aux guerres (la 1 ère et 2ème guerre mondiale.)
- Essayer de trouver des illustrations dans les différents rites funéraires primitifs.
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