Du professionnalisme de l’humain L’engagement relationnel est une nécessité clinique et une posture sociopolitique. Clinique, non pas au sens restreint de médical ou de psychologique mais au sens de la considération singulière de la personne accompagnée, de la personnalisation de l’interaction que le professionnel développe avec elle. Sociopolitique, non pas au sens politicien, idéologique du terme, mais au sens où il n’y a pas d’interaction d’aide professionnelle (d’éducation avec les enfants ou de soutien à l’autonomie avec les adultes) hors champ sociétal, sans considération de la commande sociale qui l’autorise – la légitime pour la rendre opératoire - et en même temps induit des représentations pour partie dissimulatrices des rapports de pouvoir et donc d’inégalité au sein d’une société donnée. Il importe donc, pour le professionnel du secteur social et médico-social, de former une conception du sens clinique et sociopolitique de son action. C’est ce qui lui permet d’agir avec conviction et de se situer éthiquement au regard des prescriptions de pratiques que comporte l’exercice de la mission. Fondements scientifiques du professionnalisme Je voudrais tout d’abord rappeler les fondements scientifiques du professionnalisme en action sociale et médico-sociale. Tout exercice professionnel suppose une technicité, toute technicité repose sur des connaissances scientifiques. La technicité du professionnalisme en action sociale et médicosociale repose sur les connaissances en sciences humaines. Les sciences physiques (les sciences de l’objet) relèvent de la causalité et donc de la prévisibilité du résultat. Les sciences humaines (les sciences du sujet) relèvent du registre de l’interaction entre des sujets et donc de la probabilité des effets1. L’interaction suppose la considération de motivations émanant de chacun des sujets pour l’autre et une influence de chacun des sujets sur l’autre. La probabilité repose sur la conscience d’une communauté humaine de motivations, d’une part l’hypothèse de motivations du même ordre chez l’autre que chez moi, par analogie à ce que je vis, et d’autre part l’expérience relationnelle de ce que l’autre m’apprend de semblable ou/et de dissemblable dans ses motivations, à la fois singulières et du même ordre que les miennes. Parce que je me vis comme sujet (certes conditionné par mon environnement physique et social), parce que j’ai conscience d’agir à partir de mes motivations, d’une pensée qui m’est propre, je suis aussi conscient que d’autres sujets (des entités de même statut ontologique que moi) éprouvent des motivations singulières mais du même ordre. Je suppose donc chez l’autre des effets du même ordre (et non pas un résultat prédéfini) à condition qu’il comprenne que je lui reconnais des motivations propres bien que du même ordre, autrement dit que je m’adresse d’une façon qui prenne sens pour lui à partir de ce qui est notre commune humanité. 1 « La méthode de convergence d’indices, typique de la logique de la probabilité subjective, donne une base ferme à une science de l’individu digne du nom de science. » Paul Ricoeur, Du texte à l’action (Essais d’herméneutique II), Le Seuil, Paris, 1998. L’interaction humaine suppose donc d’une part la reconnaissance de la singularité de chaque sujet et d’autre part la conscience d’une communauté de motivations, autrement dit le partage d’affects suffisamment semblables. C’est d’abord en référence à moi-même, à mon rapport à l’autre et au monde, que je comprends ce qui motive le comportement de l’autre dans l’interaction d’aide. C’est ensuite par l’observation chez l’autre de son rapport au monde et aux autres que je suppose ses motivations singulières et pourtant du même ordre que les miennes. Penser l’accompagnement des personnes dans le cadre du secteur social et médico-social a priori sur le mode de la distanciation désaffectivée n’a donc aucun sens. Distance il y a puisque la relation suppose la différenciation de soi et de l’autre. Affects il y a puisque la prestation délivrée l’est par un professionnel à une personne, autrement dit concerne deux sujets. C’est le professionnalisme qui crée la distance signifiante et opératoire parce que formulée dans un cadre symbolique, autrement dit en référence à un ensemble de représentations partagées – ce qui constitue une société. Le professionnalisme est une opération technique constituée par un ensemble d’objets (pratiques, procédures, gestes homologués, connaissances scientifiques, rôles, modalités de collaboration interprofessionnelle, programmes, etc.) qui font tiers dans l’intersubjectivité relationnelle, en soutiennent la validité et l’efficience. Il faut dépasser une pensée qui oppose les termes (engagement/distance, objectivité/subjectivité), pour soutenir une pensée qui les articule non seulement en complémentarité mais aussi en tension : il n’y a de professionnalisme en action sociale et médicosociale que relationnel, donc engagé, et agissant dans un faire ensemble avec la personne accompagnée, médiatisé par des objets. Evidemment l’engagement relationnel comporte un risque. Mais c’est le propre de l’existence. Ce risque est nécessité vitale. Ce qu’on appelle la bonne distance relationnelle ne se prédétermine ni ne se mesure, elle n’est juste d’une part que parce qu’elle ne relève pas de mon arbitraire, d’une prétention solipsiste de savoir comment agir, mais du mandatement par la mission, l’organisation de travail, l’équipe d’appartenance, d’autre part parce qu’elle est analysée dans ses éventuelles projections. Ces projections sont non seulement inévitables mais aussi nécessaires pour peu que je les reconnaisse comme tâtonnements relationnels, que je ne me conforte ni ne m’isole dans une position surplombante qui attribuerait l’essentiel des affects et contre attitudes à la personne accompagnée. Tout professionnel disposant de l’étayage d’une équipe et d’instances d’analyse de ses projections décèle intuitivement en situation - intimement - à quel moment « il va trop loin » dans l’intensité de la relation, à quel moment les sentiments éprouvés à l’égard de la personne et les attitudes adoptées à son égard relèvent plus d’une satisfaction personnelle – d’une envie pour ce que cela satisfait en moi - que d’une utilité pour la personne. Motivation et objectif L’engagement relationnel suppose de fonder l’action auprès d’une personne non sur la notion de causalité supposant un résultat prédéfini mais sur la notion d’interaction supposant une double motivation, la probabilité d’effets et la conception d’objectifs comme des leviers. La notion d’interaction implique de raisonner à partir des besoins et attentes de la personne, autrement dit de sa motivation. La poursuite d’un objectif avec une personne suppose que cet objectif la motive. Le professionnel ne crée pas cette motivation, elle surgit à l’articulation d’une opportunité, d’une proposition qu’il formule et d’une attente préexistante supposant un besoin, un désir de fondamental chez la personne. On ne mobilise une personne qu’en lui offrant une raison d’agir, autrement dit un motif qui prend sens dans son existence. « La perspective selon laquelle la stimulation précéderait la motivation relève d’une conception objectale qui dénie l’existence du sujet comme être de conscience et d’intention. Elle suppose que certains êtres n’existent que par le regard qu’on porte sur eux, la parole qu’on tient sur eux, l’action qu’on mène sur eux. »2 Le préalable d’une motivation chez la personne accompagnée repose sur la conscience de soi telle que précédemment évoquée : j’éprouve l’évidence d’une existence de l’autre comme sujet indépendant par analogie à la conscience que j’ai de ma propre existence3. La notion d’interaction reposant sur une double motivation, celle du professionnel et celle de la personne, implique de concevoir l’objectif partagé non comme une visée en soi mais comme l’effort porté un temps donné sur une nécessité, un besoin, une attente, dont la résolution produira une pluralité d’effets sur le développement ou l’existence de la personne. Dans le domaine de l’humain, un objectif est la focalisation sur un aspect névralgique de l’existence d’une personne, un levier producteur de changement et non la formulation d’un résultat prédéfini. Il n’a d’autre intérêt que de supposer son atteinte comme la condition d’un mieux être de la personne. Ce primat accordé à la motivation de la personne implique un engagement relationnel du professionnel, un engagement qui projette la personne dans l’intérêt qu’il y a pour elle de développer cet effort. Je ne trouve en moi de puissantes raisons d’agir que parce que des êtres d’importance à mes yeux me manifestent leur attente à mon égard, me renvoient une image de moi qui suscite leur intérêt, le fait que j’ai de l’intérêt pour eux, de l’importance dans leur existence. Désaffectivée, la relation d’un professionnel à l’égard d’une personne accompagnée ne lui offre pas l’opportunité susceptible de former la motivation préalable au changement. Dimension sociopolitique de la rationalisation des actes Je fais l’hypothèse que le discours sur la distance à tenir avec l’usager au nom de la technicité professionnelle relève d’un processus de rationalisation des actes en matière d’action sociale. La question du financement de la protection sociale est sous-jacente à ce processus de rationalisation en cours. La structure économique de nos sociétés développées est aujourd’hui telle qu’elle prive de travail une partie de plus en plus significative de la population et, avec l’allongement de la vie, voit croître de façon exponentielle la couverture des besoins liés à l’avancée en âge. L’explosion des inégalités de revenus, la précarisation d’une partie de la population, augmentent continument le nombre des personnes requérant un accompagnement social. La rationalisation des actes en action sociale est la conséquence logique de cette massification, elle vise à contenir le volume de cet accompagnement en mécanisant les actes qui le composent au travers de procédures et de pratiques contingentées. De même que, conjointement au discours relatif à l’égalité des droits, à l’accessibilité et à l’inclusion, se développe un processus d’inégalisation des ressources, de même, conjointement au discours éthique relatif à la personnalisation de l’accompagnement, se développe une orientation qui consiste à penser les populations en flux, les dépenses en volume, et la réponse aux besoins en actes normés, rationalisation impliquant une distance relationnelle économe en temps dédié à 2 3 Le professionnalisme en action sociale et médico-sociale, Bertrand Dubreuil, Dunod 2009. Cf. Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur, Le Seuil, Paris, 1990. la personne parce que dénué d’engagement personnel. Cette rationalisation de l’action sociale écarte le questionnement sur l’origine de la difficulté rencontrée par la personne, sur le processus d’exclusion en jeu, dénie la perspective d’un travail social promotionnel en ce qu’il comporte une dimension politique, une interpellation sociale sur le processus actuel d’inégalisation socioéconomique. La question sociale sous-jacente Pour illustrer la double dimension clinique et sociopolitique de l’engagement relationnel, je voudrais évoquer une expérience de dépistage et d’accompagnement précoce de la déficience intellectuelle légère, entreprise par le SESSAD de l’association Claire-Joie à Saint-Benoît de la Réunion.4 Il s’agit d’une initiative visant à compenser un déficit émergent, non identifié par le dispositif social et médico-social et souvent non signalé par l’école par crainte de stigmatisation engageant l’enfant dans un processus de filiérisation. La dimension sociopolitique de la déficience intellectuelle légère est particulièrement flagrante car, à la différence d’une déficience d’origine organique, son étiologie est attribuée à un environnement social et plus particulièrement à un environnement socio-familial. Plus ou moins explicitement la cause de la difficulté de l’enfant est considérée comme consécutive au comportement de ses parents. Or en même temps, les textes légaux et les pratiques professionnelles soutiennent la nécessaire collaboration avec les parents pour traiter précocement la difficulté de l’enfant. Mais comment établir une collaboration avec ceux qu’on pense à l’origine de cette difficulté et donc susceptibles de continuer de l’entretenir ? Comment construire une réponse sur un mode coéducatif, qui suppose une horizontalité d’interaction et non une vision surplombante, invalidante des parents et donc de leurs ressources ? Comment ne pas s’enfermer soit dans une vision assistantielle de leur condition ou une vision caritative qui les mette en dépendance d’un altruisme, soit dans une vision savante qui les considère incapables de contribuer au traitement du problème ? Quelle conception avoir de l’étiologie de la déficience légère en milieu défavorisé, une conception pertinente dans l’état des connaissances, sans rendre pas les parents responsables de la difficulté de leur enfant ? Dans une étude préalable5 relative aux enfants concernés par le dépistage précoce de la déficience intellectuelle légère, les professionnels observaient que les enfants relevaient essentiellement de milieux familiaux marqués par la précarité socio-économique. Ils référaient cette donnée aux conclusions de recherches plus larges sur la relation entre inégalités socioéconomiques et inégalités de santé6. Il apparaît également dans différents travaux que la déficience intellectuelle légère rend sans doute possible l’acquisition du langage et de nombreuses aptitudes mais seulement à un niveau concret. Assez commune, cette observation ne s’interroge pas sur la différenciation entre intelligence concrète et capacité d’abstraction. Ne devons-nous pas toujours passer par Financement par l’Agence régionale de santé d’un dispositif expérimental visant à la « Reconnaissance du besoin de diagnostic précoce pour les enfants qui présentent des difficultés scolaires en petite et moyenne section de maternelle ». 5 Etude de population, Service d’Education et de Soins Spécialisés à Domicile pour enfants et adolescents Déficients Intellectuels (SESSAD DI), Association Claire-Joie, IBANEZ-CEJUELA Emmanuel 6 Leclerc A., Fassin D., Grandjean H., Kaminski M., Lang T. (dir), « Les inégalités sociales de santé », Paris, La découverte, Inserm, 2000, 448 p. 4 l’expérience d’une situation pour généraliser ensuite à un ensemble de situations, passer par un support concret pour constituer des généralités abstraites ? Ce qui pose la question des supports concrets employés dans la didactique scolaire : sont-ils aussi « concrets » pour les enfants des milieux dits populaires ou défavorisés que pour les enfants des milieux sociaux accédant à une diversité d’expériences sociales qui les familiarisent aux références dominantes d’une société donnée ? Nous sommes tellement imprégnés du présupposé de la scientificité des échelles d’intelligence que nous en oublions le caractère normatif, construit et naturalisé, notamment ce clivage entre le concret et l’abstrait que nous ne nous représentons plus comme un continuum opératoire mais comme deux formes d’intelligence attribuées plus ou moins aux individus en fonction de leur classe sociale. Nous oublions que la capacité de construire des généralités par abstraction est nourrie par les modes d’expérience qui structurent les apprentissages notamment scolaires, modes d’expériences auxquels nous sommes plus ou moins bien préparés par nos milieux socio-familiaux. Les travaux de Bernard Charlot, Elisabeth Bauthier et Jean-Yves Rochex7 sur le rapport au savoir des jeunes de milieux populaires ont montré que les difficultés d’apprentissage scolaires de nombre de ces derniers ne relevaient pas d’une intelligence moindre ou d’une incapacité à abstraire et généraliser mais du fait que les apprentissages auxquels ils étaient confrontés ne prenaient pas sens pour eux, ne s’inscrivaient pas dans leur rapport à leur réalité sociale et donc existentielle. Il y a en en effet tout lieu de penser que les savoirs scolaires et les modalités didactiques de leur enseignement participent du phénomène de distinction mis en lumière par Pierre Bourdieu : les milieux favorisés constituent des pratiques et des références culturelles pour se distinguer des milieux moins favorisés, notamment dans la compétition scolaire en ce qu’elle est la porte d’entrée aux positions sociales. Autrement dit, la sur-représentation des enfants de milieux défavorisés dans le public déficient intellectuel léger ne serait pas liée à la pauvreté culturelle d’un milieu mais à un rapport entre un environnement de développement - l’environnement socio-familial – et un environnement d’apprentissage normé - l’environnement scolaire – qui comporte des références et des exigences plus ou moins familières aux enfants selon leur milieu social d’origine. Les professionnels au contact des enfants concernés sont témoins de ce décalage entre l’environnement socio-familial et l’environnement scolaire. Mais celui-ci reste attribué à la pauvreté culturelle d’un milieu social, et tout particulièrement du milieu familial. Le risque est de s’enfermer dans un jugement moral sur les conduites de ce milieu, au moins dans une position de supériorité explicative sur ce milieu, invalidant alors toute visée co-éducative avec les parents bien que l’énonçant comme la condition pour aider l’enfant dans ses difficultés. Le risque est aussi à l’inverse d’attribuer la déficience à la seule condition sociale, basculant alors dans un discours idéologique sur l’inégalité socioéconomique qui confine à l’impuissance professionnelle devant le poids du conditionnement social. Sachant par ailleurs que l’attribution de la déficience à la seule condition sociale fait l’impasse sur le fait que tous les enfants de milieux défavorisés ne deviennent pas déficients intellectuels. 7 Bernard Charlot, Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Ecole et savoir dans les banlieues... et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1993. Le Rapport au Savoir en milieu populaire, Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Anthropos 1999, Bernard Charlot. Il faut donc établir une hypothèse étiologique qui prenne en compte à la fois la surreprésentation des enfants de milieux défavorisés et la spécificité de certains enfants, autrement dit qui prenne en compte les besoins spécifiques de certains enfants au regard des ressources de leur environnement de développement. Une hypothèse dans laquelle ce n’est ni la spécificité de l’enfant, ni la spécificité du milieu qui sont à l’origine de la déficience mais la conjonction de la spécificité de l’enfant et de la spécificité du milieu, non parce que ce milieu est insuffisant en soi, mais parce que les ressources dont il dispose ne correspondent pas à celles nécessaires pour répondre aux exigences normatives d’une société donnée à une époque donnée. Dans la déficience intellectuelle dite d’origine sociale, induite par le milieu de vie, ce ne sont pas les conduites des personnes – les parents en l’occurrence - en tant que telles qui sont en cause mais ce que leur condition sociale induit en matière de conduites personnelles. La surreprésentation des catégories socioprofessionnelles défavorisées dans le public avec une déficience intellectuelle légère montre que la condition sociale exerce une influence déterminante, mais on se garde d’affronter cette observation tant il s’agit d’une question politique, d’un enjeu de société. Lorsque des travaux épidémiologiques sont réalisés, les résultats considèrent à équivalence différents facteurs, soulignant généralement plutôt ceux relatifs aux phénomènes de déstructuration familiale, sans faire apparaître qu’au regard de cette variable les stratégies familiales dépendent de ressources financières et culturelles relatives à la condition sociale. Il ne s’agit pas de dénier l’existence des facteurs familiaux mais d’identifier que leur prévalence dans la survenue de la déficience intellectuelle est relative à la condition sociale des familles concernées. Il n’y a pas d’une part des familles qui par facilité, inertie, négligence, occasionnent le handicap, et d’autre part des familles responsables, intelligentes, attentives à leurs enfants. Il y a une diversité de conditions sociales qui occasionnent des comportements variables devant les événements de vie et donc engagent des conséquences significatives dans le développement des enfants. Ce qui caractérise l’inégalité sociale, c’est pour les uns la régularité des revenus, la relative stabilité des réseaux familiaux et amicaux constituant un environnement riche en ressources, pour les autres l’instabilité de travail et de revenus depuis plusieurs générations - les crises économiques se succèdent depuis 1975 et la dérégulation du marché du travail affecte maintenant trois générations – une instabilité qui précarise leur existence, déstructure leurs réseaux, les rend plus vulnérables aux événements de vie. Travail social promotionnel Dépister la déficience intellectuelle légère c’est sans doute risquer d’établir une explication empreinte de représentations génératrices de stigmatisation et au final d’exclusion par l’instauration de filières justifiées au nom de la spécificité du développement de certains enfants. Mais à l’inverse, ne pas la dépister, c’est dénier un phénomène d’inégalité social. Alors qu’on observe des avancées significatives dans l’accompagnement précoce des déficiences sensorielle et motrice, voire de l’autisme, il y a tout de lieu de penser que l’absence de dépistage précoce de la déficience intellectuelle participe d’un mécanisme de dissimulation de sa dimension sociopolitique, d’un évitement au prétexte du risque de stigmatisation voire de prédestination dans une filière de relégation. L’absence de dépistage précoce de la déficience intellectuelle légère ne relève plus de sa relative invisibilité comme c’était le cas jusqu’au milieu du siècle dernier, lorsque cette population était scolarisée sans qu’un examen vienne sanctionner son niveau, lorsqu’elle s’intégrait dans les emplois de manoeuvre. On peut se demander si cette absence de dépistage précoce ne relève pas aujourd’hui d’une volonté d’ignorer la question sociale sous jacente au problème de la déficience intellectuelle légère. En effet, la dépister et l’accompagner précocement, c’est identifier qu’elle surgit surtout dans les milieux défavorisés et donc penser la question de l’inégalité sociale comme un facteur déterminant du handicap observé. C’est affronter la question de l’inégalité sociale au lieu de s’en défausser par mauvaise conscience dans une société qui se dit en principe égalitaire, c’est rechercher, promouvoir l’égalité des chances par l’équité des réponses. Au-delà de la seule dimension de la prévention du sur-handicap, c’est retrouver la dimension promotionnelle de l’action médico-sociale. Dans l’expérience ici évoquée, l’accompagnement précoce de la déficience intellectuelle légère s’est appuyé sur la notion de besoin spécifique pour affronter professionnellement la question de l’inégalité sociale. Au-delà de l’analyse sociopolitique de la sur-représentation des enfants de milieux populaires, il fallait considérer le fait qu’au sein même de ces milieux seulement certains enfants se révèlent en difficulté et donc nécessitent une compensation à cette difficulté au regard de la loi pour l’égalité des droits et des chances du 11 février 2005. Il s’agissait de retourner le stigmate du handicap en rappelant qu’il est le rapport entre un environnement - ici le caractère construit normativement de l’échelle d’intelligence – et la singularité de chaque être humain - sa spécificité de nature. Les signes de la déficience intellectuelle légère, dont le retard de langage notamment, renvoient non à un différentiel organique mais à un différentiel social, une inégalité de départ devant la compétition scolaire qui attend l’enfant. Les familles ne sont pas en elles-mêmes à l’origine de cette inégalité qui désavantage leur enfant, mais la condition sociale qui leur est faite. Ce ne sont pas les personnes qui constituent le milieu, c’est le processus d’inégalité sociale qui constitue un milieu défavorisé, handicapant dans le développement de l’enfant. C’est la condition faite à ces parents qui handicape leur enfant. La déficience intellectuelle légère ne doit pas être pensée par les professionnels en termes de responsabilité des parents, mais comme un état de fait avec lequel il faut travailler en partant des ressources des familles au regard de leur environnement social pour qu’elles contribuent aux conduites suppléantes les plus appropriées à la spécificité de leur enfant. En l’occurrence, les professionnels accompagnant les enfants dépistés pour une déficience intellectuelle légère soutiennent la pertinence d’une posture qui ne se limite pas à la technicité rééducative sans pour autant basculer dans le discours idéologique sur l’inégalité sociale, une posture clinique fondée sur ce que j’appellerais ici un savoir-faire qui fait usage de soi, soutenant ainsi le caractère promotionnel du travail médico-social, promotionnel parce que ne craignant pas de se confronter au conditionnement social. Les professionnels n’évoquent pas les insuffisances socio-éducatives des parents, mais leurs difficultés sociales : isolement, problème d’accessibilité et de transport, niveau de revenu. Au-delà de la technicité de leur intervention, ils soulignent la nécessité d’établir « une relation avec une population pour laquelle l’accès à l’information et/ou au dispositif s’avère problématique. »8 Ils touchent ainsi à la question du désavantage constitué par un habitus trop éloigné de l’habitus9 dominant pour accéder à ses bénéfices, en l’occurrence les bénéfices de la technicité qui permet 8 Etude de population, SESSAD DI, Association Claire-Joie, Saint-Benoît de la Réunion, Ibanez-Cejuela Emmanuel, 2014. 9 Pierre Bourdieu, Le sens pratique. de prévenir le développement de difficultés émergeantes pour qu’elles ne deviennent pas déficience globale. Ils tentent ainsi de dépasser non seulement le présupposé de la carence parentale entretenu sur la base du handicap social, mais aussi le présupposé de la honte sociale éprouvée par les parents devant les difficultés de leur enfant. Et pour cela ils considèrent qu’il faut s’en tenir à constater des difficultés sectorielles chez l’enfant, écarter, au moins provisoirement, un diagnostic global de déficience intellectuelle, parce qu’il est prédestinant et renforce la honte familiale. Ils observent « une manière particulière de nouer des liens par les usagers » et donc la perspective d’une relation de proximité, d’un « effort au bénéfice d’une implication renforcée dans la relation entre l’enfant, la famille et les professionnels ». Autrement dit, ils entrent en relation non à partir d’un mode institutionnel mais à partir du mode de l’environnement familial. Interrogées sur l’accompagnement dont elles ont bénéficiés, les familles évoquent en effet avant tout « une relation personnelle et dépassant parfois le rôle ou la mission du professionnel. », témoignant ainsi de l’engagement relationnel des professionnels. « Dans un grand nombre de cas, les familles se confient à des professionnels avec lesquels elles ont une relation particulière souvent durable. C’est avant tout un lien personnel à un intervenant qui est décrit.»10 En prenant en compte l’importance de ce « lien personnel » pour les familles accompagnées, d’une certaine façon, les professionnels sont passés de leur côté. Cet engagement relationnel n’est pas justifié à partir d’une déclaration d’intention morale, d’une déclaration idéalisante de valeur, mais d’une observation sociale. Dépassant la prescription de comportements relevant de la commande sociale, cet engagement accède à un professionnalisme promotionnel de la personne, qui peut trouver sa source dans une conception sociale de la mission, une conception de l’égalité d’accès aux bénéfices de la condition humaine, dans l’esprit de la loi du 11 février 2005. Devant les difficultés rencontrées par leur enfant dans son développement, les familles concernées n’ont pas l’habitus les conduisant à penser l’efficience d’une rééducation pour répondre à la prescription normative de réussite scolaire. Le soutien d’un accompagnement spécialisé est d’abord vécu comme un stigmate, un révélateur de honte sociale, au moins une perspective trop étrangère à l’univers culturel – l’habitus - des familles pour qu’elles se sentent capables d’y participer. L’accompagnement rééducatif n’est pas d’abord entendu comme une compensation efficiente au regard des attentes normatives de la scolarisation. Seule une relation vécue comme un parti pris personnel pour la famille et son enfant permet à ses parents de reconnaître la difficulté qu’il rencontre sans éprouver la crainte de la honte sociale. Le professionnel incarne un trait d’union entre la condition sociale de la famille, son habitus, et les attentes normatives de l’école. Il importe par contre, qu’ayant dépassé l’illusion d’une technicité distanciée, les professionnels soient étayés par les conceptions, les supports et les instances que requiert leur engagement relationnel, au risque sinon de mettre en dépendance la famille accompagnée par le caractère indispensable – personnellement irremplaçable - de leur aide. Les instances, c’est l’équipe, l’interdisciplinarité, le fait que le professionnel ne décide pas de lui-même ce qu’il va entreprendre mais par mandatement du service dans sa dimension institutionnelle. Les supports, ce sont les technicités respectives, mais aussi les instruments d’observation pluridisciplinaire, les droits des usagers, les pratiques énoncées. 10 Ibid. Les conceptions enfin, c’est la représentation du problème qu’élaborent les professionnels et notamment la représentation des familles accompagnées, une représentation dégagée de présupposés sur les incompétences parentales et qui ne bascule pas pour autant dans une vision idéologique de la seule dénonciation de l’injustice sociale. L’analyse sociétale permet de dépasser la mauvaise conscience qui empêche d’affronter la dimension sociale des difficultés rencontrées par l’enfant, de dépasser cette culpabilité intériorisée devant l’évidence que la difficulté de l’enfant et de ses parents relève d’une inégalité sociale. Les professionnels doivent la conscientiser pour qu’elle ne les empêche pas d’affronter avec les parents la difficulté de l’enfant. Dans le cas présent la distinction établie par les professionnels entre un diagnostic global de déficience et l’identification avec les parents de difficultés sectorielles observées chez leur enfant, est la modalité qui leur permet dépasser la réticence première à traiter précocement une difficulté psycho-cognitive au motif qu’elle induirait des effets de stigmatisation. Lorsqu’ils choisissent de considérer une difficulté sectorielle, les professionnels relativisent le paradigme normatif dont participent les échelles d’intelligence élaborées depuis le début du 20° siècle à partir d’items signifiants d’un mode de pensée dominant à l’époque et renouvelé à partir de standards qui ont évolué mais n’en restent pas moins constitués sur une base normative marquée par le rapport de domination/distinction différenciateur des classes sociales. Pour s’en distancier autant faire se peut, les professionnels partent de difficultés observées ici et aujourd’hui, dans ses manifestations concrètes, sans en tirer le diagnostic global d’une déficience. Ils s’attachent à la singularité de l’enfant et donc de ses ressources et non à des capacités normées qu’il devrait acquérir par répétition, exercice, conditionnement, mais en partant de la singularité de ressources qu’ils vont l’inviter à expérimenter en situation. Professionnels du secteur social et médico-social, nous agissons à partir de connaissances en sciences humaines, mais le propre du savoir-faire c’est qu’il se constitue toujours au moment du faire, au travers du faire. Le savoir faire n’est jamais l’application d’un savoir a priori mais la recherche d’un savoir suggéré par la singularité de la situation. Cela suppose une empathie à la situation, une capacité à en percevoir l’irréductible singularité pour en rapprocher les connaissances en sciences humaines en ce qu’elles apportent des clés d’explication vraisemblables au regard de la singularité d’une situation, vrai-semblables au sens de suffisamment vraies dans l’univers de la personne concernée, sinon cela ne prend pas sens pour elle, ça ne lui est pas utile, elle ne peut rien en faire. Un savoir-faire donc mais qui n’a d’efficience que dans la mesure où il est mis en œuvre dans une relation, autrement dit un savoir-faire qui fait usage de soi, car ce n’est pas seulement le savoir-faire proposé qui mobilise l’enfant et ses parents, mais tout autant le fait qu’il soit porté par une personne. Cet usage de soi, cet investissement de l’enfant accompagné n’est pas substitutif de la parentalité mais suppléant aux besoins spécifiques que requiert le développement de l’enfant. Par contre, il relie la famille à la société. Au travers du SESSAD, la société se préoccupe de ces parents en difficulté non parce qu’ils seraient moins parents que les autres mais parce que leur enfant comporte une particularité qui requiert un accompagnement spécialisé. Selon la façon dont nous éprouvons la situation des parents, selon la représentation que nous avons de l’origine de la difficulté de leur enfant, en termes de responsabilité parentale ou de responsabilité sociale, notre accompagnement participe d’une intégrité sociale étayée ou d’une honte sociale confirmée. Ce que les parents disent aussi en soulignant la dimension personnelle de l’interaction, c’est que l’intérêt manifesté par les professionnels à leur enfant donne de la valeur à leur propre investissement parental. Ils soulignent la dimension personnelle de l’interaction développée avec les professionnels, en ce qu’elle participe du don et du contre-don, non au sens moral ou caritatif du terme, mais comme le fondement de toute relation de personne à personne, autrement dit d’une relation qui n’est pas médiatisée par l’argent ou l’institutionnel.11 Le processus du don et du contre-don les met à égalité avec les professionnels car il concerne tous les milieux sociaux sans distinction de mérite ou d’invalidation sociale. Il fait notre commune humanité, à quelque classe sociale que nous appartenions, quelles que soient nos ressources financières et culturelles, autrement dit c’est un domaine dans lequel les familles de milieu défavorisé sont tout aussi bien dotées que n’importe quelle famille de n’importe quel milieu. Dans la relation personnelle du don et du contre don, elles sont à égalité avec les professionnels, audelà du cadre institutionnel, au-delà des ressources normatives qui leur font défaut. Elles peuvent rendre comme elles reçoivent, elles y retrouvent de la valeur. La dimension promotionnelle de l’action sociale et médico-sociale ne se satisfait pas d’un discours sur les valeurs, elle suppose de la technicité, pas de belles intentions ni de la bonne volonté mais de la compétence, une compétence portée par une conviction, la conviction qu’on ne mobilise pas une personne sans engagement personnel. Cet engagement est à l’opposé d’une posture socio-caritative, compassionnelle à l’égard des familles de condition défavorisée, d’une philanthropie surplombante, une forme de tolérance accordée à la famille en difficulté sociale, une solidarité que les parents devraient mériter par leur bonne conduite éducative. Dans le cadre de la mission assurée par le service ou l’établissement social ou médico-social, l’interaction d’aide éprouvée par les parents comme une empathie à leur situation, un engagement personnel au regard de la situation de leur enfant, s’inscrit sur le registre de la solidarité collective. 11 La socialité primaire est constituée des relations directes qu’entretiennent les individus : liens de parenté, rapports amoureux et amicaux, rapports de voisinage et d’entraide. La socialité secondaire est constituée des relations qui supposent un média monétaire (échanges marchands, relation salariale) ou institutionnel (rapport d’usager au service public)11. Le processus du don et de la dette caractérise la socialité primaire. (Alain Caillé, « Postface au manifeste du MAUSS », La revue du MAUSS n° 14, 1991, p. 101-116.)