Tristan Tzara dans la période dadaïste

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Núria López Lupiáñez
La pensée de
Tristan Tzara dans la
période dadaïste
Thèse de doctorat présentée dans la Faculté de
Philosophie de l'Université de Barcelone le 6 février
2002*
* La thèse a été présentée en sa version espagnol originale, El pensamiento de Tristan
Tzara en el periodo dadaísta, texte qui se trouve publiée électroniquement dans la site
Internet http://www.tdx.cesca.es/TDX-0211103-110710/. Celle-ci est une traduction
française provisoire effectuée avec un logiciel de traduction automatique, puis revue et
corrigée par l’auteur. (©Núria López Lupiáñez, 2003)
TABLE
INTRODUCTION........ 7
A. Tristan Tzara et la philosophie........ 7
B. Tristan Tzara : sa vie et ses écrits........ 24
C. Matériels et méthodologie de la recherche........ 37
CHAPITRE 1 : LE DÉGOÛT........ 41
1.1 Introduction........ 43
1.2 La faiblesse européenne........ 46
1.2.1 Dada et l'homme européen........ 46
1.2.2 "Selfcleptomanie " et le principe de propriété........ 48
1.2.3 Les intellectuels et leur instinct de domination........ 52
1.2.4 Nécessité de nettoyage........ 54
1.3 Contre la lourdeur de la morale et la piété........ 57
1.4 Contre la fausseté de l'intelligence et la logique........ 62
1.4.1 L'intelligence est incapable de saisir la vie........ 62
1.4.2 La fausseté de la logique........ 64
1.4.3 L'explication : justification a posteriori........ 65
1.4.4 Les sciences : systématisation et normalisation........ 68
1.4.5 Contre la philosophie dialectique........ 71
1.4.6 L'idiot : l'anti-homme........ 75
2
1.5 Art européen........ 77
1.5.1 Contre le culte à l'art........ 77
1.5.2 Contre l'art bourgeois........ 79
1.5.3 Cubisme et futurisme........ 81
1.5.4 Contre les modèles esthétiques : pour un art spontané....... 84
1.6 Une politique Dada ? ........ 88
CHAPITRE 2 : LA DICTATURE DE L'ESPRIT........ 93
2.1 Introduction........ 95
2.2 Esprit et Dada........ 97
2.2.1 Qu’est-ce que l'esprit ? ........ 97
2.2.2 L'esprit Dada........ 100
2.2.3 Le mouvement Dada........ 103
2.2.4 Dictature de l'esprit........ 108
2.3 Vers un esthétique de l'intensité........ 114
2.3.1 Immédiateté........ 114
2.3.2 Spontanéité........ 119
2.3.3 L’instantané ou devenir........ 123
2.3.4 L'intensité ou la vitalité........ 126
2.4 Éléments d'un nouvel art primitif........ 132
2.4.1 Un nouvel art primitif........ 132
2.4.2 Poésie noire, langage oral et écriture........ 136
3
2.4.3 Poésie moléculaire Dada........ 142
2.4.4 Musique, danse, théâtre et dissolution de types........ 146
2.5 Eduquer des individualités : vers une éthique de l'intensité........ 150
2.5.1 Éducation et émotion........ 150
2.5.2 Manifestations dadaïstes et Tzara........ 154
2.5.3 Art d'unir des intensités........ 157
2.6 Éthique de l'intensité........ 162
2.6.1 Le scandaleux geste Dada........ 162
2.6.2 Le risible geste Dada........ 167
2.6.3 De la relativité à l'indifférence........ 173
2.6.4 Dada : une religion d'indifférence........ 177
CHAPITRE 3 : LE COSMIQUE........ 185
3.1 Introduction........ 187
3.2 Le principe cosmique........ 189
3.3 L'homme au sein de la diversité cosmique........ 192
3.3.1 Étendre la notion de vie........ 192
3.3.2 La diversité de l'homme et dans l'homme........ 195
3.3.3 Le cosmique comme processus........ 198
3.4 Art pour la diversité cosmique........ 202
3.4.1 L'art cosmique montre la vitalité du monde........ 202
3.4.2 Forces virtuelles des éléments inorganiques........ 204
4
3.4.3 Construire avec les forces, de la communion avec la vie........ 206
3.4.4 Oeuvre d'art : un chaos ordonné........ 208
3.4.5 Contenir le chaos dans une unité sévère........ 211
3.4.6 Ordonner les éléments pour créer des oeuvres fortes........ 214
3.4.7 Bouillir et déformer les éléments........ 216
3.5 Perception du monde et la connaissance cosmique........ 221
3.6 Sensibilité cosmique et homme nouveau........ 225
CONCLUSION ........ 231
BIBLIOGRAPHIE........ 235
5
INTRODUCTION
A. Tristan Tzara et la philosophie
Tzara et "nihilisme"
Cette thèse a comme objet d'étude la pensée de Tristan Tzara pendant la
période Dada, c'est-à-dire, depuis 1916 jusqu'à 1923. Comme il est bien su, il
est une période spécialement intéressante par l'important rôle que Tzara a joué
dans le mouvement Dada, lui qui a été, entre autres, le rédacteur de l'ensemble
des manifestes les plus connus du mouvement.
Ceci nous pose, immédiatement, une question : comment comprendre la
relation entre Tzara et le mouvement Dada, ou plutôt, entre l'oeuvre de Tzara
et l'idée de "Dada"?1 Naturellement la pensée de Tzara ne peut pas être
entièrement réduite au mot "Dada". Mais nous pouvons affirmer qu'en effet en
elle conflue la plupart de ses réflexions et de ses propositions. Et non
seulement dans l'étape Dada, objet de notre étude, mais dans toute son oeuvre
postérieure. Non seulement parce que jusqu'au dernier moment de sa vie, il ne
cessera pas d'essayer de clarifier l'élan du mouvement Dada, mais continuera
à développer ce même élan pour son compte. Et c’est parce que, si toute
activité créative suppose une idée2, certainement dans le mot "Dada" est
contenue l'idée directive de toute la production de Tzara. Cette idée, cet élan
n'est pas autre que celui d'unir l'art et la vie, celui de libérer, en même temps,
un et une autre des limites que chacun d'eux ont en étant séparés, et d'exposer
1
Dans cette recherche, pour des raisons de convenance, nous allons utiliser toujours le substantif
“Dada” dans cette manière (avec le "D" en majuscule), tandis que Tzara lui-même utilise diverses
manières : dada, Dada, DADA, DADA, DADA, DADA, etc.
Ainsi le considère Gilles Deleuze “l’idée ... traverse toutes activités créatrices. Créer c’est avoir
une idée. Et puis c’est très difficile avoir une idée ... c’est rare ... Ça n’arrive pas tout les jours.” En
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Abécédaire, Vidéo Editions Montparnasse, 1996, "I comme Idée ".
2
6
les potentialités ou les virtualités qu'une telle union supposent. 1 De ce point
de vue, nous pouvons considérer que notre objet de recherche occupe une
place clef pour la compréhension tant de l’ensemble de l'oeuvre de Tzara
comme du mouvement Dada, indépendamment de la pertinence des lignes
déployées dans notre recherche.
Généralement, Tzara et le mouvement Dada ont partagé, jusqu'à présent, un
destin commun : celui d’être considérés "nihilistes". Et ils ont partagé ce
destin, surtout, en vertu des documents de Tzara (et en particulier, de ses
Manifestes) qui ont été pris comme appui théorique du mouvement Dada. Non
seulement les manuels d'histoire d'art, mais, même, la grande majorité de
l'oeuvre critique spécifiquement consacrée Dada et Tzara, ont répété et
continuent à répéter ce préjugé —de fait nous pouvons à peine mentionner
quelques auteurs qui échappent clairement à ce lieu commun, entre lesquels
les plus remarquables seraient Won Ko, qui se propose de dissoudre le
présumé nihilisme de Tzara dans la pensée orientale,2 et Marc Dachy. Ce
dernier, avec raison, essaye de libérer à Dada du schéma dialectique dans
lequel il a été historiquement situé en raison du surgissement du surréalisme
"Le rapport entre l'art et la vie” —dira Tzara en rappelant son époque Dada— “fut en réalité bien
plus complexe, mais, en définitive, c'est à ce schéma que l'on peut réduire le sens de nos
manifestations d’alors." (O.C., t 5, p 403). En ce qui concerne cette idée d'unir l'art et la vie,
Hauser nous dit : “El criterio esencial de una vanguardia auténtica estriba, sin embargo, en la
demanda de romper las barreras que separan la vida del arte.”, mais il paraît qu'il n'installe pas
Dada en cela pleinement, parce que cet auteur souligne “nihilismo del movimiento dada.” (Arnold
Hauser, Sociología del arte, vol. 5, Ed. Labor, Barcelone, 1973, pp. 859 et 858 respectivement). En
tout cas, nous heurtons toujours avec cette qualification qui ferme le chemin à une véritable
compréhension du caractère vital de Dada, et de comment celui-ci arrive à cette union d’art et vie.
1
2
Won Ko, Buddhist Elements in Dada. A Comparison of Tristan Tzara, Takahashi Shinkichi, and
their Fellow Poets, New York University Press, 1977. Il est intéressant de souligner à ce sujet la
perspective de la figure plus importante de Dada au Japon : Shinkichi Takahashi. Auteur très
proche au zen, Takahashi, nous donne une version positive de phrases enclines à être interprétées
comme marques indiscutables du nihilisme de Tzara. Ainsi, en citant une phrase du "Manifeste
Dada 1918" (à travers lequel il a connu Dada), il dit : “Dadá no es nada, nada —no significa nada”,
dijo Tzara. Hay una idea de vacío en el fondo, pero no es nihilismo.” Avant de voir un nihilisme, il
voit la trace du bouddhisme. (Shinkichi Takahashi, “Dada to zen" Dada et le zen ", en Japonais),
dans la revue EUREKA, vol. 11-4, Tokyo, 1979, p 14). Comme bien affirme Ko, Takahashi, verra
en Tzara un “espíritu budista tolerante” et dans “Dadá una especie de restauración del budismo”.
(Ko, Buddhist Elements in Dada, op. cit. p 88). Comme nous verrons plus loin, cette ligne de
recherche n'est pas tellement étrange comme elle peut paraître, vu l'intérêt de Tzara dans la pensée
orientale et dans la pensée non occidentale en général.
7
—c'est-à-dire, on a considéré à Dada comme "négatif" du point de vue du
surréalisme qu'on suppose "positif"—, et ainsi de faire apparaître les aspects
proprement positifs du dadaïsme.1 Mais, sans doute, celle qui a fait le travail
le plus consistant en ce sens, c’est Rita Eder, en considérant la pensée du
dadaïste Ball —et d'une partie de Dada —à la lumière de sa relation avec
Nietzsche. Ainsi, elle nous dit par exemple : “Un análisis de la filosofía de
Nietzsche aclara la complejidad que se encuentra bajo el aparente nihilismo
de los dadaístas.”2 Pour notre part, précisément, un des objectifs principaux
de cette thèse est de clarifier, de notre point de vue, ce qui est pleinement
affirmatif de la pensée de Tzara derrière sa "négativité" apparente.
Sûrement, quelques textes de Tzara —surtout certains de leurs manifestes
— sont faciles à première vue à relier avec la négativité, étant donné le
caractère agressif de la critique contenue en eux. Toutefois, nous pensons que
ceci n’est qu'un aspect. En fait, l'aspect critique des manifestes de Tzara,
même à ses moments plus virulents, est inséparable (et même, indiscernible)
de son aspect affirmatif. Par conséquent, ce n’est pas seulement qu’il nous
paraît inadéquat d'extraire uniquement cet aspect hypothétiquement négatif et
l'étendre à tout le manifeste, mais, affirmons-nous, dans le cas de Tzara
(comme, par exemple, dans le cas de Nietzsche), la critique ne peut pas
simplement être comprise comme exercice négatif. En effet, une lecture un
peu soigneuse suffirait pour voir que Tzara, en même temps que critique,
affirme la vie, affirme la joie et la force pour mettre un terme le régime de
misère et de tristesse —malade, dans un mot — dans lequel sont plongée la
culture et la société de son temps. Quant au reste, si nous allons à d'autres
textes de Tzara —ceux qui composent leur revue Dada aussi bien que les
conférences—, nous trouverons pratiquement la même composition
d'éléments critiques et affirmatifs ; donc, pendant la période Dada, Tzara ne
cesse jamais de maintenir ces deux éléments en actif. En ce sens, nous
pouvons affirmer que il n'est pas nécessaire de chercher la pensée affirmative
de Tzara dans autre lieu qui dans ses textes faits publics de leur jour,3 y
1
Marc Dachy, Dada & les dadaïsmes. Rapport sur l'anéantissement de l'ancienne beauté, Paris,
Gallimard, 1994. Voir surtout pp. 308-309.
2
"Hugo Ball y la filosofía de Dadá" dans Dadá Documentos, Universidad Nacional Autónoma de
México, 1977, p 107.
3
Ceci nous porte a préfèrer nous servir de la reproduction complète de sa revue Dada, aux textes
8
compris les manifestes, c'est-à-dire, les mêmes textes qui ont communément
servi pour "démontrer" le caractère "nihiliste" de sa pensée et en grande partie
de Dada.
Certainement c’est un diagnostic surprenant, réalisé par un mouvement
artistique, que Tzara rejette —avec une rigidité et une insistance inusuelles —
le statut lui-même de l'art comme il apparaît déterminé par la société et la
culture de son temps, et que tant l'art comme la société et la culture, à cause
de son caractère malade, nécessitent d'une "opération". Comment un
mouvement artistique peut aller si loin et rejeter le sol même sur lequel il
s’appuie et exerce son art ? Toutefois, précisément pour Tzara, l'art qui
n'interroge pas de manière radicale sa propre fonction, son propre sens dans
l'ensemble de la culture, et surtout son rapport avec la vie, n'est pas
pleinement art, mais est complice de l'état général de choses —état de choses
qui se caractérise essentiellement pour limiter la vie plus que pour
l'augmenter. En synthèse, nous pouvons dire que l'aspect destructif de
l'oeuvre de Tzara ne provient pas du supposé nihilisme de sa pensée, mais, au
contraire, il est rendu précisément nécessaire pour vaincre le nihilisme
inhérent à l'art, à la société et à la culture de son époque. 1
D'autre part, indépendamment de ces textes apparentement négatifs, il
existe des moments manifestement affirmatifs dans la pensée de Tzara
pendant la période dadaïste. Il s'agit de moments que nous articulerons autour
de la notion du "cosmique". Cette notion contient toute une conception du
monde qui implique une nouvelle manière de mettre en rapport l'élément
humain avec les autres éléments de l'existence.2 Mais, en tout cas, comme
de cette revue repris dans les Oeuvres Complètes, puisqu'ils subissent ici une certaine modification
plus ou moins importante —comme nous indiquerons par la suite —en ce qui concerne la
publication originale.
1
Apparemment, le cas de Tzara n'est pas le seul qui en dénonçant l'état de choses nihiliste finit par
être considéré nihiliste : “Il est fréquent que l’on prenne pour adeptes du nihilisme les penseurs qui
précisément le diagnostiquent, en dressent le tableau clinique et s’efforcent de le dépasser sans se
contenter d’évacuer le problème du relativisme. Ce contresens têtu témoigne de la difficulté de
renoncer à l’alternative dogmatique de la transcendance et du chaos.” François Zourabichvili,
Deleuze: une philosophie de l'événement, P.U.F, Paris, 1994, note 1 de p 55.
2
Signalons que Elmer Peterson, bien qu'il continue à appliquer le mot nihiliste à Tzara, reconnaît
l'aspect positif de son idée de cosmique. Elmer Peterson, Tristan Tzara, Dada and Surrational
Theorist, Rutgers University, New Brunswich (New Jersey), 1971, pp. 71-74.
9
nous avons déjà dit, nous considérons qu'aussi les moments critiques dont
toute son oeuvre pendant cette période est imprégnée, ne sont pas moins
affirmatifs. Ces moments sont aussi susceptibles d'articulation, et à la limite
constituent une partie essentielle de ce que Tzara appelle "dictature de l'esprit
". Dans cette dernière partie, l'invitation à détruire ce qu'il y a de caduque, de
conventionnel et rigide en nous et dans la culture, nous paraît la partie
fondamentale du processus d'affirmation de la vie, et d'un art pour la vie, ou
autrement dit, "d'un art pour la diversité cosmique ".1
Art et philosophie : influences de Nietzsche et de Bergson
À notre avis, un des éléments qui ont aidé à consolider, d'une certaine
manière, cette lecture partielle (ou préjugé, simplement) de reconnaître dans
le dadaïsme seulement sa partie destructive, est un certain déterminisme
historique, par lequel Dada —mouvement qui se considère agressivement
opposé à la guerre — est compris uniquement et exclusivement comme
phénomène dérivé de la première guerre mondiale. Dans un mot, Dada serait
une simple réaction à la guerre. Le fait qu'il naisse dans pleine guerre
mondiale et dans un pays neutre a réaffirmé cette idée. Et il n'est pas étrange
que de ce point de vue il se fait extrêmement difficile de voir autre chose dans
le mouvement Dada et en Tzara.
Pour notre part, nous ne réduirons pas au minimum la valeur de la guerre,
comme il a été fait dans un certain cas, ce qui nous conduirait à une autre
lecture partielle.2 Mais ce qui est certain est que la guerre n'explique pas tout
le mouvement Dada, ni son aspect critique ni sa production artistique et
littéraire ; la guerre pourrait être bien considérée comme détonant du
1
Dada Zürich-Paris, 1916-1922: Cabaret Voltaire, Der Zeltweg, Dada, Le coeur à Barbe, Jean
Michel Place, Paris, 1981, p 135.
Ainsi Werner Haftmann : “However, the basic impulse of Dada is not despair and protest but a
rebellious feeling of joy inspired by new discoveries ... Dada’s aggressiveness is not the rage of the
slave against his chains, but springs from a sensation of total freedom. ... This very fact would
suggest that Dada was not the consequence of political events, but an event in cultural history that
would probably have taken place even if there had been no war and no revolutions.”, “Postscript”
dans H. Richter, Dada : Art and Anti-Art, Thames and Hudson, Londres, 1965, p 216.
2
10
mouvement, mais en aucune façon un facteur déterminant. Peut-être le
problème du déterminisme historique est, paradoxalement, son manque de
l'histoire (non nécessairement de l'Histoire mondiale) : les dadaïstes ont vécu
la guerre, mais aussi autres "devenirs" —autres histoires, jusqu'à un certain
point indépendantes, comme celle de la pensée. Le cas de Dada, nous pensons
qu’il faut considérar cette dernière non seulement réellement comme
importante, mais même comme décisive. L’attitude même de Dada et de Tzara
face à la guerre corrobore ce point : ils ne la voyaient pas comme un fait isolé
mais comme une conséquence d'une culture malade —diagnose impossible
d'effectuer sans prendre déjà part d'un certain courant de pensée de leur
époque.1
À ce sujet, il conviendrait d'indiquer l'importance manifeste de la
philosophie dans les mouvements qui précèdent immédiatement à Dada.
Surtout, l'importance de la philosophie de Nietzsche et de Bergson, deux
philosophes qui à l'époque avaient une grande célébrité.2 Bien que les oeuvres
de ces philosophes ont donné lieu à des violents débats politiques et
religieux,3 dans le domaine artistique ils ont donné lieu à des expériences
1
Il s'ensuit que Tzara diminue dans quelques cas la guerre. Il annonce ainsi sa revue en disant :
“elle n'a aucune relation avec la guerre et tente une activité moderne internationale hi hi hi
hi.”(O.C., t 1, p 494). Tzara commentera postérieurement la position des dadaïstes en ce qui
concerne à elle : “Nous étions résolument contre la guerre sans pour cela tomber dans les faciles
pièges du pacifisme utopique. Nous savions qu'on ne pouvait supprimer la guerre qu'en en extirpant
les racines. L'impatience de vivre était grande, le dégoût s'appliquait à toutes les formes de la
civilisation dite moderne, à son fondement même, à la logique, au langage”. O.C., t 5, p 400.
L'oeuvre de Nietzsche a connu au début de siècle tirages exceptionnels ; “en Rusia hasta 1913
aparecieron no menos de 18 ediciones del Zarathustra”. (Ernst Nolte, Nietzsche y el
nietzscheanismo, Alianza Editorial, Madrid, 1990, p 272).D'autre part, il est effectué (entre 1901 et
1913) l'édition à Leipzig de ses Oeuvres Complètes. L'oeuvre de Bergson atteint aussi une grande
célébrité: vers 1914 ses oeuvres principales ont été traduites au russe, polonais, allemand et anglais.
(Mark Antliff, Inventing Bergson. Cultural politics and the Parisian avant-garde, Princeton
University Press, New Jersey, 1993, p 4). A la traduction de ces oeuvres il convient d'ajouter le
nombreux public qui assistait à ses conférences. Bergson a fait l'objet d’un vrai "culte", comme
indique Mark Antliff (ibíd).
2
3
Bien que le cas de Bergson ne soit pas tellement connu comme celui de Nietzsche, comme montre
Mark Antliff dans son oeuvre, les discussions n'ont pas été plus petites.Depuis 1905 jusqu'à la
guerre de 1914 sa philosophie faisait partie d'une polémique culturelle. Cette polémique
s'intensifiait avec la question politique, qui affectait depuis anarchistes jusqu'à des catholiques.
Ceci dernier a fait que l'église catholique arrive à mettre les oeuvres de Bergson dans la liste des
livres interdits dans 1914. Antliff, Inventing Bergson. op. cit., p 4.
11
fertiles. Voyons rapidement certaines de ces influences positives, à travers la
bibliographie existante —certainement faible — sur le sujet.
Divers auteurs ont déjà souligné l'influence exercée par Nietzsche —
"événement" européen avant 1914 —1 dans artistes variés. Ainsi en Gabriele
D'Annunzio ou André Gide, auteurs qui ont précocement exprimé leur
enthousiasme pour la pensée de Nietzsche.2 Si ces auteurs sont influencés par
le symbolisme, Nolte voit aussi une claire influence de Nietzsche en Dimitri
Mereschkowski, le "co-fundador del symbolisme ruso". 3
De même, quelques auteurs ont indiqué les résonances nietzschéennes dans
la critique de l'art et dans l'individualisme anarchiste de Guillaume
Apollinaire.4
Aussi en Allemagne, évidemment, il se laisse voir l'influence de la
philosophie de Nietzsche. À ce sujet, Nolte se réfère, par exemple, à un
groupe de poètes en rapport avec la Freie Bühne, revue considérée comme "
uno de los órganos principales de penetración del influjo de Nietzsche”. Dans
un manifeste de cette revue, “se subraya « la grande, saludable y creadora
convicción en el gran derecho fundamental del artista al desarrollo libre de la
personalidad », así como se acentúa la « interna conexión entre arte y vida
».”5
1
Nolte, Nietzsche y el nietzscheanismo, p 270.
2
Dans 1894 et 1899 respectivement. Voir Nolte, op. cit., p 273 et Eric Hollingsworth Deudon
(Nietzsche en France, L’Antichristianisme et la Critique, 1891-1915, University Press of América,
Washington, 1982, p. 56). Cet dernier auteur indique l'enthousiasme de Gide par "la philosophie du
dionysiaque".
3
Nolte, Nietzsche y el nietzscheanismo, p 275.
4
Voir Antliff, op. cit. Sur la critique de l'art, p 63, et en ce qui concerne l'autre aspect, pp. 137 et
208.
5
Nolte, op. cit., pp. 254-255. Nolte mentionne aussi à l'importante figure de l'expressionisme, Kurt
Hiller, lequel est arrivé à dire de Nietzsche qu'il a été “el hombre más grande de los últimos dos
milenios” " (p 252). Hiller affirme que une “végétativité sans domination, sera possible grâce a
l’aristocratie de l’esprit, qui n’a encore jamais été réalisée” (cité par Sabine Wolf en note 21 de
Richard Huelsenbeck, En avant Dada. La histoire du dadaïsme, Éditions Allia, Paris, 1983, p 37).
Cet auteur a été attaquée par quelques dadaïstes allemands par sa théorie de l'"amélioration".
12
On a souligné également l'influence de Nietzsche dans l'expressionisme —
et en général, dans toute la culture allemande et dans l'avant-garde—, comme
nous verrons dans les suivants citations de Paolo Bertetto et de Giulio Carlo
Argan respectivement, citations dans lesquels on mentionne à deux artistes
dadaïstes, Hugo Ball et Max Ernst :
Ball era fortemente influenzato dall'espressionismo, e, come tutta la cultura
espressionista, da Nietzsche. ... E, d'altra parte, Nietzsche e la sua critica dei
valori costituiscono un punto di riferimento essenziale di tutta l'avanguardia.1
La cultura de Ernst tiene un origen romántico, y posteriormente pasa a través
de Nietzsche, cuyo pensamiento domina la cultura alemana de las dos
primeras décadas del siglo.2
En ce qui concerne l'influence de Bergson dans le domaine artistique, celleci ne peut pas être considérée beaucoup plus mineur. Precisément, dans
l'oeuvre Modernism. A Guide to European Literature 1890-1930, nous
pouvons lire : "Bergson's ideas exercised an influence on twentieth-century
European literature second only to Nietzsche’s." 3 Plusieurs auteurs ont
souligné l'influence de Bergson sur les mouvements d'avant-garde.
Ainsi, Mark Antliff signale que l'histoire de l'art traite encore à Bergson
comme une figure marginale de la culture, et spécialement, on n’en prend pas
en considération en ce qui concerne l'importance de sa pensée "dans le
royaume de l'innovation formelle".4 Antliff, pour sa part, souligne l'influence
de Bergson dans les mouvements artistiques suivants : cubisme, futurisme,
1
Paolo Bertetto, "Intensità et negazione. Sul discorso di Tristan Tzara ", Rivista di estetica, Turin,
1981, vol. 21, n.º 7, p 94.
2
Giulio Carlo Argan, El arte moderno. Del iluminismo a los movimientos contemporáneos, Akal,
Madrid, 1991, p 221. Nous indiquerons que Max Ernst, a été inscrit à "la universidad de Bonn en
filosofía y psiquiatría " comme nous dit Lara-Vinca Masini dans la même oeuvre (p 611). Et aussi
que Ernst mentionne à Nietzsche. Aussi le mentionnent d'autres dadaïstes : Tristan Tzara, Hugo
Ball, Francis Picabia, Hans Richter, Raoul Hausmann et Hans Arp.
3
Oeuvre publiée par M Bradbury et J McFarlane, Penguin Books, Londres, 1991, p 614. Bergson,
est un auteur aussi mentionné par plusieurs dadaïstes, ainsi par Picabia et Georges RibemontDessaignes, outre Ball, comme nous verrons tout de suite.
4
Antliff, op. cit., p 6.
13
neo-symbolisme, fauvisme, orfisme, et d'autres. Évidemment, comme indique
l'auteur, le bergsonisme de ces mouvements est différent (ainsi celui du
cubisme et futurisme).1
Cette influence de Bergson sur des mouvements d'avant-garde —ainsi le
cubisme et le futurisme—,avait été déjà indiquée par Ivor Davies, qui parle
tant de l'"adoption " du vocabulaire ou passages du philosophe, comme du
style ou des illustrations graphiques, lesquelles considère dérivées
directement des oeuvres et des conférences de Bergson :
The terms “operation of thought”; “duration”; “fusion of objects”;
“multiplicity of conscious states” and the method used by Picasso and Braque
of representing different viewpoints simultaneously are suggested by Henri
Bergson at the beginning of his first thesis “Time and Free Will” (1889).2
Though this only indicates parallel affinities between Bergson's philosophy
and Futurism and certain contemporary movements in art, other passages in
“Time and Free Will” and more particularly “Creative Evolution” (1907)
resemble the works and manifestations of these artists enough to conclude that
they derived the conception of reality as movement from Bergson and that
words, style and subjects of his graphic illustrations came to art direct from his
text or from his popular lectures.3
Ces deux auteurs, Antliff et Davies ont souligné, en outre, que Bergson luimême s'intéressait au cubisme et même qu’il le soutenait. 4
Nous pouvons finalement souligner que dans le vocabulaire de l'oeuvre Du
cubisme effectuée par les cubistes Metzinger y Gleizes, quelques auteurs ont
1
Voir les pp. 10-11. Cet auteur se propose de mettre en évidence aussi le rôle du bergsonisme dans
la politique des fauvistas, cubistes et futuristes.
Ivor Davies, “Western european art forms influenced by Nietzsche and Bergson before 1914,
particularly italian futurism and french orphism.”, Art International, 19/3, mars 1975, p 49. nous
Signalons que Time and Free Will est la traduction anglaise d'Essai sur les données immédiates de
la conscience.
2
3
Davies, article cité, p 50.
4
Voir Antliff, p 39 et Davies, p 49 respectivement.
14
vu déjà tant résonances bergsoniennes comme nietzschéennes. 1
Les dadaïstes et la philosophie
Qui se produit avec Dada ? 2Il y a-t-il dans Dada, quelque relation avec ces
philosophes ? À ce sujet l'observation de Hugo Ball, le fondateur du Cabaret
Voltaire, moyen où naît Dada, est significative : “À l'époque du Cabaret, nous
nous sommes beaucoup intéressés à Bergson, y compris à son simultanéisme.
Le résultat en fut un art de l'assemblage.” 3
Le commentaire de Ball nous fait entrevoir comme la philosophie, pour les
dadaïstes, n'était pas seulement un point plus de cette expérience collective
initiale de Dada, mais à elle fait responsable de la direction qui prendrait sa
production artistique. Et ceci n'est pas de surprendre si nous tenons compte de
l'intérêt commun pour la philosophie entre les considérés fondateurs du
mouvement : Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp, Richard Huelsenbeck et
Marcel Janco. Ainsi, Ball a effectué des études de philosophie en terminant
1
Voir Antliff, op. cit., 63. les résonances nietzschéennes sont complétées avec les références
directes à Nietzsche qui font ces auteurs en 1911 (p 197). Selon Antliff le mouvement cubiste et les
Rhythmists, ont synthétisé l'intuition bergsonienne avec le concept nietzschéen de volonté. Le
dernier mouvement mentionné a aussi établi, selon Antliff, une corrélation entre les notions de
volonté de pouvoir et de pouvoir créatif. Voir pp. 147 et 197 respectivement.
2
Les dadaïstes viennent logiquement de certains des courants artistiques mentionnés. Pour citer
seulement aux membres du dadaïsme suisse: Ball, Huelsenbeck, Serner, Arp et Richter viennent de
l'expressionisme. Tzara et Janco disposent des influences symbolistes. Sophie Taeuber vient de
l'abstraction "alors que la plupart des dadaïstes qui aboutiront à l’abstraction n’y viendront qu’après
de nombreuses étapes ". José Pierre, Le Futurisme et le Dadaïsme, Éditions Rencontre Laussane,
Paris, 1966, p 200.
3
Hugo Ball, La fuite hors du temps, Journal 1913-1921, Éditions du Rocher, Monaco, 1993, p 251.
La relation entre Dada et la philosophie de Bergson a été déjà soulignée à l'époque comme informe
Giovanni Lista: “critiques aussi éminents que F. Flora et G. Gori commencent à s'intéresser au
dadaïsme, l'un mettant en cause le vitalisme bergsonien, l'autre associant à Bergson l'identité des
contraires d’Hegel, Evola leur répond publiquement en citant, comme toujours, Tzara et Stirner.” Si
bien, el dadaísta italiano Julius Evola rechaza, como se ve en esta cita, la filiación de Dadá y
Bergson, aplica a Tzara la terminología bergsoniana: “Dada, c'est vous, c'est votre donnée
immédiate!” Giovanni Lista, “Tristan Tzara et le Dadaïsme italien”, Europe, n.º 555-556, Paris,
juillet- août 1975, pp. 189 et 190 respectivement.
15
par effectuer une dissertation sur le Nietzsche. 1Arp, au sein de ses activités
créatives, ne cessait pas de lire les présocratiques. 2L'importance de la
philosophie pour Huelsenbeck on laisse voir dans la phrase suivante : “o el
dadaísmo se sitúa dentro de alguna tendencia del pensamiento moderno o
pronto será olvidado”. 3Et finalement, la relation profonde et indéniable —
même si cette relation, parfois, résulte paradoxale — que Tzara a eu avec la
philosophie. De fait, nous pourrions dire que ses années de jeunesse sont
marquées par leur intérêt pour la philosophie : on dit qu'à son époque de lycée
il lisait déjà Nietzsche, 4et en 1914, Tzara s'inscrit dans la Faculté de
1
Le titre de cette dissertation Eine Polemische Abhandlung zur Berteidung Nietzsche. Ein Beitrage
zum Erneuverang Deutschlands [Un tratado polémico en defensa de Nietzsche. Una contribución
hacia la renovación de Alemania]. Rita Eder commente cette dissertation inconnue et dit d'elle que
“es fundamental para entender la vida y las ideas de Hugo Ball, pues se concentra en la crítica que
Nietzsche realiza acerca de la sociedad europea y los valores morales sobre los que ésta reposa.
Para Ball, la lección fundamental de Nietzsche, descansa en la destrucción de la moralidad y la
substitución de ella por un concepto dionisiaco del arte y de la vida.” Rita Eder en “Hugo Ball y la
filosofía de Dadá”, p 68.
“Le livre de Diehl contenant les fragments de la philosophie présocratique ... m'accompagnent
depuis des années.” (Jean Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, Gallimard,
Paris, 1966, p 446. Arp pourrait se référer à l'oeuvre de Hermann Diels, Die fragmente der
vorsokratiker, apparue pour la première fois en 1903). Son intérêt et contact avec la philosophie est
de même précédent à la formation du mouvement Dada : Arp nous dit qu'entre les années 1908 et
1910, se consacrait à la philosophie en son temps libre (ibíd., p 327).
2
Richard Huelsenbeck, “Dada and Existentialism” (1957) en Dada. Monograph of a movement
(Marcel Janco, Hans Bollinger coéditeurs), Willy Verkauf, à New York, Londres, 1975, p 31).
Huelsenbeck lui-même effectue pour sa part cet effort dans l'essai dont a été extrait cette citation. Il
convient de souligner qu'en 1920, Huelsenbeck disait déjà, dans une oeuvre collective dadaïste
publiée par lui, qui “Dada est le grand phénomène parallèle aux philosophies relativistes de notre
temps." (Almanach Dada, Paris, Champ Libre, 1980, p 165). Dans son oeuvre, En avant Dada,
publié aussi en 1920, Huelsenbeck, mentionne à Nietzsche, en même temps qu'à la théorie d'un
étudiant de ce dernier, Salomon Friedlaender (pseudonyme, Mynona), et à son oeuvre
Schöpferische indifferenz [La indiferencia creadora]. Dans En avant Dada, il mentionne aussi à
Fichte et à Schopenhauer.
3
4
Cette référence biographique de Tzara est mentionnée par Akira Hamada dans son Tristan Tzara
no yume no shigaku [“La poética del sueño en Tristan Tzara”, en japonais], Shichôsha, Tokyo,
1999, p 77. On pourrait signaler la possibilité que cette lecture ait quelque chose à voir avec
l'élection de son définitif pseudonyme Tristan Tzara, pseudonyme qui investi garde une similitude
sonore significative avec le nom "Zaratustra". Cette possibilité, entre autres, a été suggérée par
Max Jacob à Tzara lui-même comme informe Elmer Peterson, dans “Tirez-pas sur le conferencier!
Tristan Tzara and Marcel Duchamp” (en Dada Surrealism n.º 4, Queens College Press, New York,
1974, p 63). Tzara paraît ne pas avoir jamais clarifié ce point, restant ainsi son nom dans la même
16
Philosophie de Bucarest, tout comme il fera un année suivante à Zurich. Le
témoignage de Tzara même, lequel parle "de quelques années perdues dans la
philosophie ", 1n'indique que la mémoire de son ancien enthousiasme. Et ce
n'est pas seulement une mémoire de première jeunesse, comme souligne
Jacques Gaucheron :
Après ses études secondaires, il s'oriente vers des travaux universitaires de
mathématiques et de philosophie. Celle dernière, on le sait, prépare à l'esprit
critique, nécessaire à la création, mais également, sur le plan humain, à la
remise en question des « valeurs », qui la rendent suspecte, comme discipline,
à tous les conservatismes. On sait que dès son arrivée en Suisse, il substitue
l'activité poétique et dadaïste aux études philosophiques. Mais il en garde
quelque chose, et dans le mode d'approche des problèmes et dans le ton.2
En réalité, comme nous verrons, Tzara ne rejette pas toute philosophie et de
fait, comme indiquera sa femme, Greta Knutson, Tzara continue à lire à
Nietzsche après Dada. Les livres de cet auteur, surtout ceux de leur dernière
étape, sont les livres préférés de Tzara, selon leur témoignage. 3
Que les fondateurs du mouvement Dada, surtout Tzara et Ball, auraient un
contact tellement significatif avec la philosophie nous permet d'évaluer Dada
indétermination que le mot "Dada". (Nous indiquerons, cependant, que n'est pas seulement la
sonorité du nom mais le style par lequel Max Jacob, a effectivement écrit : “Naisance de un poète
romain Tristan Tsara qui écrit dans ce style Tsara! Tsara! Tsara! Tsara! Tsara … Thoustra.” En
Francis Picabia, 391, Pierre Belfond, Paris, 1975, p 48). En ce qui concerne la connaissance de la
pensée de Nietzsche par Tzara voir aussi Ko, Buddhist Elements in Dada, pp. 23-24.
1
Lettre de la 1 ou du 5 mars 1919 à André Breton, publiée par Michel Sanouillet dans Dada à
Paris, Flammarion, Paris, 1993, p 459. Il ne cesse pas d'être significatif que deux des sept
manifestes dadaïstes de Tzara soient présenté par "M. AA l'antiphilosophe ". Dans cette recherche il
sera vu à ce qu'on doit cette position "antiphilosophique " de Tzara.
2
Jacques Gaucheron, "Esquisse pour un portrait", Europe, n.º 555-556, 1975, p 50.
3
Indiqué par Anne-Marie Amiot, "Grains et issues : Age d'or, âge d'homme, âge approximatif ",
Mélusine, n.º VII, 1985, p 134. Tzara et Greta Knutson se marient peu après finie l'expérience
Dada, dans 1925. En marge de cette référence, Tzara mentionne directement à Nietzsche dans ses
documents, tant dans la période Dada comme postérieurement. Si de telles allusions ne sont pas
fréquentes, cela n'est pas significatif, puisque Tzara se réfère directement rarement à des auteurs
qui ne sont pas des artistes contemporains.
17
comme un mouvement avec une dimension philosophique profonde. 1Et en ce
sens, il est surprenant qui la littérature secondaire sur le Dada et Tzara n'a pas
souligné à peine son aspect philosophique. Bien que quelques auteurs
(comme, par exemple, Sanouillet, outre le déjà mentionné Huelsenbeck) aient
exprimé la nécessité d'un rapprochement de ce type, dans notre connaissance
on n'a publié aucun monographique sur la relation entre Dada et la
philosophie. Entre la faible bibliographie sur le sujet, nous comptons sur
l'article déjà mentionné d'Eder dans lequel traite la relation entre la
philosophie et Ball. En ce qui concerne Tzara, nous pouvons souligner le
travail de Won Ko qui, comme nous avons dit, relie la pensée de Tzara avec la
pensée orientale, chose qui a déjà fait pour sa part le dadaïste japonais,
Shinkichi Takahashi. 2De même, dans un article, Paolo Bertetto met en
rapport directement à Tzara et Nietzsche, mais, malheureusement pour nous,
afin de réaffirmer le nihilisme (cela oui, "actif") de Tzara. 3
Tzara, Nietzsche et Bergson
Quoi qu'il en soit, l'existence d'un composant philosophique dans la pensée
de Tzara est indubitable. Et ce qui est certain est que beaucoup de passages de
Certainement, nous sommes d'accord avec Janco quand dira que Dada “It is not a philosophy
either. Dada is, quite simply, a new conception”, parce que nous ne pensons pas que Dada est une
philosophie (ce qui impliquerait un autre réductionnisme) mais a une dimension philosophique,
c'est-à-dire, qui prend part activement dans le développement des idées de son temps. C'est
pourquoi, nous convenons avec Janco lui-même quand dira que "Dada is a phase in the
development of the modern mind". Marcel Janco, "Creative Dada" dans DADA. Monograph of a
movement, p.18.
1
2
Le premier, en Buddhist Elements in Dada, prend surtout le bouddhisme, bien qu'aussi quelque
chose du taoïsme comme terme comparatif, et le second, avec le bouddhisme zen dans “Dada to
zen" (Eureka, pp. 13-7).
3
Voir "Intensità et negazione. Sul discorso di Tristan Tzara ", Rivista di esthétique, Turin, 1981,
vol. 21, n.º 7, pp. 89-111. Il convient d'ajouter qu'il existe quelques travaux qui mettent en rapport
des oeuvres de Tzara avec la philosophie. Entre ceux-ci nous soulignerons celui d'Eléna Galtsova,
"Le Désespéranto : utopie l'écriture universelle de chez Tzara et Breton "(Mélusine, n.º XVII, 1997,
pp. 275-292), et celui d'Anne-Elaine Cliché, "La bouche pense. La parole impensable de L'Homme
approximatif de Tristan Tzara "(Mélusine, n.º VIII, 1986, pp. 209-227). La première s'inspire dans
l'oeuvre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, et la deuxième en Gaston Bachelard. En tout cas, ces
articles se réfèrent surtout à l'oeuvre de Tzara postérieur à la période Dada.
18
l'oeuvre de Tzara, qui paraissent incompréhensibles, on illumine assez si nous
les mettons en rapport avec quelques problématiques et concepts des
philosophes que Tzara connaissait. Et entre eux, nous il a paru spécialement
fructueux de mettre en rapport et contraster la pensée de Tzara avec les deux
philosophes déjà mentionnés : Nietzsche et Bergson. 1
Comment la pensée de Tzara est croisée, concrètement, avec celui de
Nietzsche et de Bergson ? Pour voir très rapidement seulement un aspect de
cette relation féconde, peut-être il convient partir du suivant commentaire de
Deleuze sur "la volonté de pouvoir" en Nietzsche : "La volonté comme
volonté de puissance a donc deux degrés extrêmes, deux états polaires de la
vie, d'une part le vouloir-prendre ou vouloir-dominer, d'autre part le vouloir
identique au devenir et à la la métamorphose, « la vertu qui donne »." 2 À
notre avis, ces deux états polaires de la volonté de pouvoir sont précisément
ceux que servent mieux à caractériser la pensée de Tzara tant en son temps
destructif comme en son temps affirmatif (et l'indiscernabilité de ces deux
moments). D'une part, Tzara attaque à le "vouloir dominer" dans le domaine
qu’il soit : religieux, social, artistique, intellectuel, etc.. L'objectif de sa
critique est ce : découvrir les stratégies de cette volonté, qui est masquée dans
le bourgeois, dans le "philosophe " universitaire, dans le prophète, dans
l'artiste, le scientifique, etc.. D'autre part, ce qu'il signifierait pour Tzara
l'autre degré extrême de la volonté de pouvoir : "le vouloir identique au
devenir " ? À notre avis, "Dada", comme le voit Tzara, n'est pas autre chose
que la mise à jour de cette volonté de pouvoir : il est, comme insiste Tzara, un
esprit actif ou libre, transparent ou caméléonesque, en devenir,
1
Il convient d'ajouter qu'il existe un autre courant de pensée avec lequel le Tzara dadaïste paraît
avoir maintenu une relation intime: la pensée orientale. En effet, Tzara dit du maître taoïste Chuang
tzu qui est "le premier dadaïste" (O.C., t 1, p 566) et dans la dernière étape de Dada, en 1922, dira
que Dada est " plutôt le retour à une religion d'indifférence presque búdica " (O.C., t 1, p 420).
Affirmations comme celles-ci justifient pleinement les considérations Takahashi et de Ko. Pour
notre part, si nous soulignons moins cet aspect de la pensée de Tzara qui sa relation avec Nietzsche
et Bergson, il est parce que la rencontre de la pensée de Tzara avec ces deux philosophes, entre
autres, est, à notre avis, celui qui prépare la confluence postérieure de la pensée de Tzara et de la
pensée orientale. Aussi Huelsenbeck met en rapport Dada et bouddhisme dans Liquidé par Dada.
Un trilogue entre êtres humains, pièce insérée en Richard Huelsenbeck, En avant Dada. L'Histoire
du dadaïsme, Paris, Allia, 1983.
2
Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L Image-temps, Editions de Minuit, Paris, 1985, p 192 (note 26).
19
métamorphose, mode de vie. 1D'ici qui Tzara conçoit Dada comme un esprit
qui n'est pas limité au mouvement artistique qui porte le nom, même s'il lui
est spécifiquement appliqué. Dada est appliqué à tous les individus, parce que
Dada, comme dit Tzara, n'est pas une chose mais un état d'esprit, et comme tel
est dans tous les individus. Nous pourrions dire que Dada, au-delà d'un
mouvement artistique, est un mouvement moléculaire de l'esprit. En synthèse,
Dada, pour Tzara, sera une manière d'affirmer la vie deux fois : une fois
comme critique vitale de le "vouloir-dominer", et une autre fois comme un
nouveau début, comme un mouvement visant à une pleine affirmation du
devenir de la vie elle-même. Ou, autrement dit, c'est un état d'esprit que
choisit d'abord, c'est-à-dire, prend de la vie seulement ce qu'en elle il y a déjà
d'affirmatif, sa richesse immanente, et ensuite la porte à sa puissance
maximale ou à l’intensité…
Ainsi, nous pensons que la pensée de Tzara est développée dans une
résonance fructueuse avec quelques idées clef de Nietzsche. 2Toutefois, il
convient de souligner tout de suite qu'un rapprochement trop étroit à
Nietzsche peut nous emmener à une interprétation partielle, parce que, comme
nous verrons dans la partie qu'il corresponde de la thèse, nous reconnaissons
dans la pensée de Tzara une relation non moins féconde avec la pensée de
Bergson. Ainsi, par exemple, nous pensons que dans le rejet de Tzara à ce qui
est mécanique, à ce qui est solidifié, à tout ce qui empêche le contact
immédiat avec la fluidité de la vie, avec le devenir, il y a une inspiration
clairement bergsonienne —bien que ceci en aucune façon exclue son
compénétration probable avec certaines idées nietzschéenne.
Si, afin d'indiquer seulement l'orientation globale de notre recherche, nous
devions résumer grosso modo la contribution de d'un et un autre, nous
dirions que Nietzsche a plus de poids dans la critique que Tzara effectue à la
1
Après Dada, Tzara se référera littéralement à deux formes de "volonté de puissance" ; une
negative, dirigée à la domination et la destruction, et autre positive —plus naturelle ou "primitive"
—orientée à propulser et augmenter la puissance vitale : "dans une volonté de puissance autre que
celle de l'amour (la conquête par les guerres et la domination matérielle), une issue monstrueuse à
l'élan primitif de l'homme qui consistait à engendrer la vie et à en augmenter la jouissance." En
Grains et issues, O.C., t. 3, p 144.
Cette résonance est aussi visible dans quelques mots et expressions utilisées par lui et c’est
pourquoi nous mettons en français les citations de Nietzsche puisque Tzara écrit en français.
2
20
culture, et que Bergson est plus en rapport avec la conception de la nature ou
de la vie de Tzara. Cette tendance est indiqué par le vocabulaire même utilisé
par Tzara : quelques notions habituelles dans la "critique " de Tzara, à notre
avis, sont intimement attachées à la grande critique nietzschéenne (comme
morale, impuissance, piété, etc.), et pensons que l'utilisation de la notion
d'"esprit " —notion également essentielle en Tzara —est comprise pleinement
seulement quand nous le contrastons avec l'utilisation du même terme par
Bergson. Mais nous insistons cette séparation n’est qu'un premier
rapprochement, puisque, comme nous verrons, dans la critique que Tzara
effectue à la connaissance la critique que Bergson a effectuée à l'intelligence
ou à la pensée logique est essentielle. Et ceci n'est pas étonnant parce que,
dans ce domaine, les critiques de Nietzsche et Bergson se croisent. D'autre
part, la conception éthique de Tzara, qui a, à notre avis, une inspiration claire
en Nietzsche, est articulée avec une conception vitale très proche à celle de
Bergson.
Pour notre part, l'intérêt principal de cette recherche est situé en présenter,
d'une manière articulée, la pensée de Tzara, et en aucune façon en faire un
listage exhaustif de la relation entre la pensée de Tzara et la pensée de
Nietzsche ou de celui de Tzara et de Bergson. Par conséquent, nous nous
contenterons d’exposer, dans la mesure où nous croyons indispensable certain
coïncidence entre Tzara et eux. Et, en outre, cela nous paraît impossible de
pouvoir faire une autre chose sans réduire la pensée de Tzara elle-même qui,
dans une certaine mesure, est une récréation artistique profondément originale
des idées des philosophes en haut cités. À ce sujet nous pourrions dire, que si
Dada a montré une grande maîtrise dans l'utilisation du collage (visuel ou
verbal ou les deux choses à la fois), les textes de Tzara sont non moins un
collage, un collage spirituel, dont l'unité transmute les éléments hétérogènes
que contient.
Finalement, nous ajouterons que, nous ne voulons pas réduire la pensée de
Tzara aux influences reçues et non plus nous ne voulons pas réduire la
philosophie de Dada à la pensée de Tzara. C'est un autre lieu commun dont
nous voulons échapper, souligner la valeur de Tzara en ce qui concerne les
autres membres du groupe (ainsi par exemple en disant que Tzara est
l'"inventeur" du mouvement Dada). Il a été ainsi voulu, nous supposons, de
rendre hommage à Tzara, mais au prix d'éliminer la force collective dont on
nourrit précisément la pensée de Tzara, comme les autres du sien. À notre
21
avis, ce qui rend riche à Dada est précisément, le manque de réducteur ou d'un
homogénéisateur de ses membres. La pensée de Tzara, ne germe pas en
solitaire ; sa richesse est fondée en l'interrelation d'éléments propres et
étrangers. Ainsi, la pensée de Ball, de celui de Huelsenbeck ou de celui d'Arp
ont des problématiques différentes et des points en commun. 1
Contenu de la thèse
Comme nous avons déjà dit, le but de notre recherche est de présenter la
pensée de Tzara dans une unité. Concrètement, la thèse sera composée de
trois parties qui se caractériseront, respectivement, par les trois éléments clef
de Tzara : le "dégoût", la "dictature de l'esprit " et le "cosmique ".
Dans la première partie, "le dégoût", nous étudierons la critique —
extrêmement variée et complexe —qui effectue Tzara à la culture et à la
société de son temps. En examinant en détail les différents aspects de cette
critique, qui est dispersée dans ses textes et exposée dans des touches, nous
verrons comment elle est articulée, surtout, autour de ce que Tzara appelle la
"selfcleptomanie " et l'"instinct de domination ".
La seconde partie traite de la notion, aussi singulière que complexe, de la
"dictature de l'esprit ". Cette notion, qui a été pratiquement oublié par les
chercheurs de l'oeuvre de Tzara,2 nous paraît que a une importance décisive
tant qu'elle sert à exprimer le sens même de l'activité Dada. Pour Tzara,
1
Les dimensions que Tzara apporte à Dada est ce qui nous intéresse de souligner ici plus qu'une
évaluation extérieure en ce qui concerne à leur importance dans l'ensemble de l'histoire de Dada.
Dada, dès le début, est un mouvement collectif qui ne subsume dans cette dénomination les
identités mais ses différences "constitutives ". En d'autres termes, Dada est proprement un
mouvement et comme tel est le contraire d'une école. Selon Claire Parnet, dans une école, "il y a
toujours un pape, des manifestes, des représentants, des déclarations d'avantgardisme, des
tribunaux, des excommunications, des volte-face politiques impudentes, etc." Gilles Deleuze,
Claire Parnet, Dialogue, Flammarion, Paris, 1996, p 34.
2
Dans notre connaissance seulement Akira Hamada mentionne cette importante notion. Ainsi, par
exemple, dans “Conception du « poète maudit » chez Tristan Tzara”, Jinbun ronshû, n.º 39,
Shizuoka University, Japon, 1988, pp. 85-86 et 89.
22
l'esprit Dada est opposé, par son intensité propre et par son caractère
affirmatif, à la culture bourgeoise européenne. Et une certaine "dictature " de
cet esprit Dada —"la dictature de l'esprit " —est, pour Tzara, la seule
procédure pour abolir cette culture malade. En ce sens, nous pourrions dire
qu'il s'agit d'une espèce de paideia de l'esprit ; et la critique, de ce point de
vue, n'est pas autre chose qui une partie de cette dictature. Spécifiquement, la
tâche de cette "dictature" consiste essentiellement à nous libérer des
médiations : intellectuels, morales, esthétiques, etc. Est parce que ces
médiations —qui dissimulent leur ordre totalement artificiel et arbitraire —ne
nous permet pas d'avoir une relation immédiate et libre avec la réalité; et de
cette manière il nous empêche la communion avec la totalité du monde, avec
la diversité cosmique.
La dernière partie de ce travail traite du "cosmique ". Le cosmique en Tzara
a une dimension multiple : éthique, esthétique et même, par le dire ainsi,
ontologique. Et peut-être aussi politique, dans le sens plus vaste. Il
conviendrait de nous demander si cette dernière dimension ne reçoit pas
toutes les autres, parce que le cosmique s'oppose, dans son affirmation même,
aux exercices de pouvoir (le vouloir-dominer ou le vouloir-imposer) dans tous
les secteurs de la pensée et de l'activité humaine. En définitive, le cosmique
nous montre la conception du monde en Tzara —un monde qui, à travers son
oeuvre, apparaît comme un mouvement continu et profondément vital.
B Tristan Tzara : sa vie et ses écrits
Tzara avant Dada
On sait peu de la vie de Tzara avant son étape Dada. Cela est du à la
discrétion de l'auteur —qui ne parlait jamais de son passé —et à la nonexistence d'une recherche spécifiquement biographique. Entre les données
existantes, soulignerons ceux que nous créons plus de significatifs.
Samuel Rosenstock (celui qui sera ensuite appelée Tristan Tzara) est né le
16 avril de 1896 en Moinesti, un peuple de province (Bacau) de la Roumanie.
23
Son père était comptable en même temps qu'il se consacrait à la transaction
de bois. 1C'était aussi le représentant des habitants juifs de son quartier.
L'origine juive de la famille de Tzara, ne cesse pas d'avoir une grande
importance puisque, à l'époque, dans les documents officiels on spécifiait
l'ethnie à laquelle on appartenait. Ainsi, par exemple, dans le certificat de fin
d'études de Tzara —obtenu en 1914—, figure qu'il est de "nationalité
israélite". 2
Ce certificat d'études, Tzara l'obtient dans la capital roumaine, Bucarest, où
il a effectué ses études de secondaire. En ce qui concerne ceux-ci, Béhar
indique que les notes obtenues révèlent une "scolarité brillante", ainsi qu'une
connaissance particulièrement haute de la langue française, allemande et
anglaise. 3À ces études, Tzara est livré simultanéement, en profondeur, à la
vie littéraire. Ainsi, en 1912, il crée, avec Marcel Janco et Ion Vinea, la revue
Simbolul [“Symbole" ]. Le titre de la revue laisse à peine des doutes sur
l'influence du symbolisme qu'il reçoit. Les poèmes de Tzara, avec lesquels il
contribue à cette revue, on peut donc considérer, sous cette influence
symboliste. Ces poèmes, d'autre part, sont présentés déjà avec le premier
pseudonyme de Tzara : S Samyro, “formé du diminutif de son prénom et de la
première syllabe du patronyme.” comme dit Béhar. 4
Durant l'année qui finit ses études de secondaire (1914), Tzara s'inscrit
dans la Faculté de Mathématiques et dans la Faculté de Philosophie de
Bucarest. Dans cette nouvelle phase, selon Akira Hamada, Tzara se livre plus
à la littérature qu'aux études universitaires, ce qui mène à sa famille a se
réunir pour voir que faire avec une telle situation. Finalement, la famille a
Voir Tomohiko Ohira, Tristan Tzara —Kotoba no yojigen eno ekkyôsha [“Tristan Tzara —
Explorateur de la quatrième dimension du langage ", en japonais ], Gendaikikakushitsu, Tokyo,
1999, p 20. Akira Hamada renvoie, d'autre part, que le groupe actuel d'amis de Tzara en Moinesti,
indique que le père de Tzara était un petit propriétaire foncier. Akira Hamada, Tristan Tzara no
yume no shigaku, pp. 33-34.
1
2
Indiqué par Béhar dans "Chronologie de Tristan Tzara" O.C., t 1, p 15.
3
Ibíd.
4
O.C., t 1, p 714. Béhar souligne de même dans cette même page que le "symbolisme d'expression
française" avait beaucoup de prestige alors en Roumanie, et que dans les poèmes de Tzara de cette
époque on laisse voir l'admiration et l'influence de Verhaeren et de Maeterlinck.
24
décidé de l'envoyer à étudier très loin de Bucarest, à Zurich. 1
Il convient d'ajouter que, en octobre 1915, est publié, dans une revue
roumaine, le pseudonyme définitif "Tristan Tzara" (patronymique qui sera
légalisé en 1925 par le gouvernement roumain).2
En arrivant à Zurich, cette même année, Tzara s'inscrit dans la Faculté de
Philosophie et lettres. Tzara compte alors 19 années.
Zurich, Cabaret Voltaire et Dada
Il est évidemment impossible de rendre compte ici de l'activité énorme
désoirée par Tzara tout au long des sept années d'existence du mouvement
Dada. Par conséquent soulignerons seulement les éléments qui ont de
l'importance pour notre recherche.
Dada naît en 1916 dans le cadre du Cabaret Voltaire, cabaret fondé en
février la même année, à Zurich, par le poète, auteur et directeur de théâtre
allemand Hugo Ball en compagnie de la poète, le chanteuse et la danseuse
allemande Emmy Hennings. L'objectif de ce Cabaret est, comme il annonce
Ball dans un périodique de Zurich, “créer un centre de divertissement
artístique”. 3Mais Ball chiffre aussi son succès dans la répercussion sociale de
ce dernier comme il admet dans son journal : “Aussi longtemps que toute la
ville ne sera pas soulevée par le ravissement, le Cabaret n'aura pas atteint son
but” 4Cette fin sera largement atteint : son importante incidence sociale
mènera aux autorités à la clôture du cabaret “a petición de los burgueses”.
1
Apparemment les seules que défendaient à Tzara étaient sa mère et sa soeur. Pendant cette période,
Tzara fait un poème intitulé "La tristesse de la famille", où il fait allusion à ces réunions familiales.
Toutes ces extrémités se trouveront en Hamada., op. cit. pp. 35-36.
2
Voir Béhar, "Chronologie de Tristan Tzara" O.C., t 1, pp. 16 et 19 respectivement. Dans la p. 632
de ce volume, Béhar indique les pseudonymes par lesquels passe Tzara. Ainsi le déjà mentionné
Samyro; ensuite, Tristan Ruia ou Tristan seulement.
3
Ball, Hugo, La fuite hors du temps, p 111.
4
Ball, Hugo, La fuite hors du temps, p 121.
25
1
Les dadaïstes avaient inquiété plus aux autorités que ses voisins
révolutionnaires—, Lenin, alors résidant à Zurich, —et pour cela ont été ainsi
soumis à surveillance. 2
Le jour de l'inauguration du Cabaret Voltaire, se sont présentés dans la
salle les roumains Tristan Tzara et le peintre Marcel Janco. Le peintre et poète
alsaciano Hans Arp et la peintre et danseuse suisse Sophie Taeuber se
trouvent aussi dans la salle. 3Six jours ensuite on unira à ceux-ci l'auteur
allemand Richard Huelsenbeck, avec lequel est déjà formé le premier noyau
Dada (on unira ensuite à ce noyau le peintre et cinéaste allemand Hans
Richter et l'auteur autrichien Walter Serner). D'autre part, le nom "Dada" est
trouvé dans le même mois de l'inauguration du cabaret.
Entre d'autres choses, le Cabaret Voltaire permettra à Tzara d'avoir une
connaissance profonde des théories des plus importants et divers mouvements
artistiques de l'avant-garde. Ainsi, par exemple, la revue dirigée par Ball,
Cabaret Voltaire, reprend des textes "des fondateurs de l'expressionnisme, du
futurisme et du cubisme". 4Non moins il le servira pour entrer en contact avec
l'avant-garde philosophique, ainsi avec les textes de Bergson (comme
indiquait l'observation de Ball déjà mentionnée), auteur qui a pu unir à le déjà
connu Nietzsche (et probablement celui-ci aussi approfondi par les
conversations avec Ball). Les sessions du Cabaret Voltaire sont tellement
hétérogènes comme le contenu de la revue Cabaret Voltaire : on présente des
oeuvres des plus divers artistes et tendances. Le programme même des
sessions est vaste : numéros de danse, pièces musicales, littéraires, poétiques,
etc., dans des intenses sessions de thématiques aussi diverses 5(Dada
1
Lourdes Cirlot, Las claves del dadaísmo, Planeta, Barcelona, 1990, p. 16.
2
Lenin vit dans le n.º 9 de la Spiegelgasse et le centre Dada, le Cabaret, est situé dans le n.º 1.
3
Malgré qu'elle n'est pas "officiellement" reconnue comme un des fondateurs, prenait part en les
activités dadas depuis l'inauguration du Cabaret (entre d'autres choses comme danseur).
4
Ball, op. cit., p 136.
Sur ces sessions —et ses programmes—, ainsi que les divers artistes dont on présente des oeuvres,
voir Tzara, O.C., t 1, pp. 560-568. Voir aussi Ball, op. cit. Nous soulignerons que la présence de
chansons, musique et danse africaines est significative (dont l'importance nous verrons dans le
deuxième chapitre), présence qui s’explique peut-être avec cette observation de Ball : “La
découverte de Rimbaud, c'est que l'européen est le « faux nègre ».”. (op. cit., p 142). Peut-être la
5
26
effectuera aussi des soirées thématiques, ainsi par exemple, une soirée
"Sturm", autre "Art nouveau", etc.).
Ball laisse tôt le mouvement Dada, et est principalement Tzara qui se
charge de l'organisation de la plupart des activités Dada. Plusieurs auteurs ont
souligné l'importance de cette tâche de Tzara. Ainsi, Marc Dachy dit :
“D'emblée il en assume la plupart des tâches (organisation, publications, prêts
d'oeuvres, expositions) et lui assure un retentissement mondial”. 1 Ces tâches
n'étaient pas faciles à effectuer dans un contexte de guerre, comme indique
Richter. 2En général, personne ne doute du rôle essentiel que Tzara a joué à ce
sujet.
À ces tâches contribue l'entrée en contact de Tzara avec les artistes les plus
divers à travers des voyages et des nombreuses lettres. En ce qui concerne
ceci dernier et pour citer seulement les plus significatifs, Tzara entre en
relation épistolaire avec Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, ainsi qu'avec
plusieurs poètes italiens, en 1916. En 1918, Tzara élargit ses relations
épistolaires. Entre beaucoup de d'autres, il entame une correspondance avec
Francis Picabia, Paul Éluard, Raoul Hausmann et Franz Jung. Et en 1919 il
entre en correspondance avec André Breton, Louis Aragon et Philippe
Soupault. Ces contacts epistolares sont, en grande partie, ceux qui permettent
un flux réciproque entre les oeuvres dadaïstes et d'autres artistes (matérialisé
dans des expositions et des revues), en plus de promouvoir
l'internationalisation du mouvement Dada. 3
recherche du "vrai noir" était un objectif de l'artisan du Cabaret Voltaire.
1
Dada et les dadaïsmes, pp. 81-82.
2
En effet, Richter commente que les dadaïstes ne voulaient pas exposer seulement ses oeuvres et
que Tzara évitait les obstacles —provoqués par la guerre — pour faire arriver des tableaux à
Zurich. (Voir Hans Richter, Historia del dadaísmo, p 52). Tzara fait de même arriver d'autres
productions artistiques grâce à sa relation continue avec de nombreux artistes. La capacité
organisatrice de Tzara a été soulignée par quelques dadaïstes. Ainsi par Huelsenbeck qui dit de lui :
"C'était… un organisateur hors pair". (Richard Huelsenbeck, "Tristan Tzara", texte présenté par
Marc Dachy en Tristan Tzara dompteur des acrobates, L'Échoppe, Paris, 1992, p 23). D'autre part
nous ne pouvons pas cesser d'indiquer que Tzara a pu mener à bien ces tâches parce qu'il a été
dispensé d'effectuer le service militaire.
3
Ainsi, par exemple, grâce à ses voyages et à ses lettres, Tzara non seulement est la liaison ou "trait
27
Il est évident que Tzara ne contribue pas seulement comme organisateur,
mais aussi avec ses contributions créatives. Dans l'inauguration du Cabaret,
Tzara lit déjà des poèmes de lui et declama chansons noires. Et dans la
première soirée Dada (14 juillet 1916), Tzara lit son premier manifeste —et
premier manifeste Dada —"Manifeste de Monsieur Antipyrine", 1et le texte
"Le poème bruitiste", dans lequel on expose quelques expériences poétiques
dadaïstes. 2Ce même mois, Tzara inaugure, en outre, la "Collection Dada" en
publiant son oeuvre théâtrale La Première Aventure céleste de Monsieur
Antipyrine, avec des gravures de Janco (en 1918, Tzara publiera aussi dans
cette collection Vingt-cinq poèmes avec des gravures d'Arp).
Dans les soirées Dada de 1917, Tzara lira aussi des poèmes noirs de
différents groupes éthniques outre d'autres compositions propres. En ce qui
concerne ses manifestes —lesquels font partie également des soirées Dada—,
outre le premier déjà mentionné, dans une soirée consacrée à lui (juillet 1918),
Tzara lit son "Manifeste Dada 1918". Ce manifeste sera publié en décembre
dans sa revue, en atteignant une grande résonance. Finalement, en avril 1919,
Tzara présente le manifeste "Proclamation sans prétention ".
Nous indiquerons de même, ce qui a une grande importance pour notre
recherche, que Tzara effectue plusieurs conférences dans le cadre de diverses
expositions dadaïstes. Ainsi, au début de 1917, Tzara effectue trois : autour de
l'art ancien et moderne, sur le cubisme et sur les artistes de l'exposition. Au
mois de mars, dans la Galerie Dada récemment inaugurée, Tzara effectuera
deux conférences plus, une sur l'expressionisme et l'art abstrait, et une autre
d'union" entre Dada et les italiens, comme affirme Giovanni Lista (dans "Marinetti et Tzara", Les
Lettres nouvelles, n.º 2, Paris, 1972, p 89), mais il met en relation à l'avant-garde européenne avec
l’italienne comme indique dans un autre article : "Comme il apparaît aussi dans les lettres adressées à
Meriano, c'est Tzara qui s'applique à multiplier les contacts en créant ainsi les bases de la dimension
internationale qu'aura le mouvement dada dans lequel il gardera ce même rôle: « J'écrirais, ainsi que
vous m'avez dit, à Pansaers et Ernst » (lettre de Evola à Tzara, 7 décembre 1920)." Dans "Tristan Tzara
et le Dadaïsme l'italien", Europe, n.º 555-556, p 177.
1
Certainement, dans la même séance, Ball présente également un manifeste, toutefois, n'a pas venu
d'avoir la même importance. Voir ce manifeste dans Dada Zurich - Paris, p 10.
2
Une exhaustive bibliographie de Tzara, élaborée par Béhar, se trouvera dans le sixième volume de
ses Oeuvres Complètes, pp. 565-598.
28
sur l'art nouveau. 1En 1919, Tzara prononcera une autre conférence sur l'art
abstrait.
À ces manifestes et conférences, on doit ajouter un autre élément : la
publication de sa revue Dada (qui commence en juillet 1917 et qui comptera
sept numéros). Cette revue —avec une typographie révolutionnaire —
2
contient de nombreux articles et quelques manifestes, ce qui la transforme en
une partie fondamentale de notre recherche.
Activité de Tzara à Paris
En 1920, Tzara se déplace à Paris. Nous indiquerons, cependant, qu'il
existait déjà une relation profonde avec la France et sa culture avant ce
déplacement.
Tzara a préférence par la culture française. Cette influence vient
probablement de l'atmosphère culturelle de la Roumanie. Comme a indiqué
Théodore Cazaban, l'influence française dans ce pays est énorme. 3Et de fait,
Tzara laisse sa langue maternelle (le roumain) par la français ; en Suisse, ses
documents sont déjà en français, langue qu'il choisit définitivement pour sa
production artistique. 4Dans ceci, Tzara paraît suivre les pas de deux étrangers
qui écrivaient en français, Apollinaire et Lautréamont, deux auteurs que Tzara
1
Nous indiquerons que dans la Galerie Dada on n'expose pas uniquement d'oeuvres dadaïstes ; la
première exposition rétrospective de Paul Klee, par exemple, se fait ici. On expose aussi des
oeuvres de Kandisky, Chirico, Prampolini, etc. Ajouterons que dans cette galerie on effectue aussi
des soirées dadaïstes.
2
Sur la typographie révolutionnaire de Tzara, voir le commentaire de Philippe Soupault, dans
l’article "Tristan Tzara et la typographie" dans “Dada", dans la revue Jardin des arts, n.º 89, avril
1962, Paris, pp. 14-20.
Il dit ainsi : " à quelques exceptions près, si un intellectuel de l’époque connaît Dostoïevski, c’est
pour avoir lu le livre de Gide. Cela pour attirer encore l’attention sur les proportions de l’influence
française; la société cultivée parle français depuis bien longtemps”. Théodore Cazaban, "Tradition
et modernisme: tendances intellectuelles en Roumanie vers 1913 ", L'Année 1913, Klincksieck, p
1134.
3
4
Par conséquent, Tzara laisse aussi sa langue maternelle comme son nom, sa religion, sa famille et
son pays (Tzara, en effet, établira sa résidence définitive en France).
29
apprécie beaucoup, surtout le dernier, auquel, avec Rimbaud et Jarry il
considérera des auteurs "cosmiques ".
D'autre part, comme nous avons déjà indiqué, Tzara avait contact
épistolaire avec le groupe qui dirige la revue Littérature —Breton, Aragon et
Soupault —et qui sera postérieurement considéré le noyau Dada parisién,
avec Paul Éluard, Georges Ribemont-Dessaignes et Francis Picabia. Mais
surtout, Tzara s’écrit avec Apollinaire, la principale figure littéraire de l'avantgarde parisienne. D'autre part, depuis 1917, diverses revues françaises
accueillent déjà leurs poèmes.
En ce qui concerne les derniers auteurs mentionnés, nous soulignerons la
figure de Picabia, à auquel Tzara a personnellement connu en Suisse, en 1919.
Et il est que nous pourrions dire que la même manière qu'Arp est la relation
plus importante de Tzara à Zurich, Picabia l'est en France. 1Nous ne pouvons
pas cesser d'indiquer qu'une des principales sources de la grande syntonie
entre les deux auteurs est Nietzsche. C'est un nom commun pour tous les
deux. 2Sur l'importance de ce philosophe pour Picabia, il existe de nombreux
témoignages, entre lesquels convient de souligner celui de sa propre femme,
Gabrielle Buffet, qui dit de lui : “Les seuls livres qu’il ait je crois vraiment lus
et approfondis ... sont Nietzsche et Max Stirner.”3
1
En effet, on peut observer une confluence entre quelques textes de Tzara de l'étape de Zurich avec
ceux d'Arp et de textes parisiens de Tzara avec ceux de Picabia. À travers les commentaires et les
allusions à ces artistes, on perçoit, d'autre part, la spéciale admiration de Tzara par eux.
Ceci sera clairement vu –bien que de manière négative —quand Tzara critique, à la fin de Dada, le
dévouement de Picabia à une peinture précédemment détestée, et à sa tentative d'appropriation de
l'esprit Dada. Dans les deux cas, Tzara mentionne le nom de Nietzsche, en indiquant la trahison à
celui-ci. Voir O.C., t 1, p 416 et Dada Zurich - Paris, p 219 respectivement. Des commentaires sur
les deux critiques peuvent être vus en O.C., t 1, p 712 et Dada à Paris, p 301 respectivement.
2
3
Gabrielle Buffet-Picabia, Aires abstraites, Pierre Cailler ed., Genève, 1957, p 20. Ajoutons que
l'enthousiasme de Picabia par Nietzsche on laisse voir directement dans son oeuvre ; ainsi —en
plus de ce que nous indiquerons dans notre recherche—, un des épigraphes de son oeuvre Unique
eunuque est de Nietzsche. L'enthousiasme on signale de même dans l'affirmation du premier d'avoir
personnellement connu à le deuxième. Cet intérêt de Picabia pour Nietzsche était très connu. Ainsi,
Jaques-Émile Blanche écrit à Breton : "Picabia, notre présent Nietzsche, comment s'exercera sa
goyasciencia?" [avec Goya fait-il une allusion à l'origine espagnole de la famille de Picabia ]
(Sanouillet, Dada à Paris, p 583). Un des sujets de conversation que préside la première rencontre
entre Picabia et Breton, est précisément Nietzsche. Voir Dada à Paris, p 138.
30
Il n'est pas étrange que quand Tzara arrivera à Paris en 1920, il se loge
précisément en maison de Picabia, qui l'avait invité l'année précédente.
En marge de cette relation, dans cette étape parisienne il n'y a pas de
nouveautés remarquables en ce qui concerne à Zurich, du point de vue de
notre recherche. 1Tzara continue à organiser des manifestations dadaïstes. 2
Tzara publiera des livres de poèmes et le seul roman qu'il a fait: Faites vos
jeux (1923). Il publiera aussi les deux derniers numéros de sa revue et
effectuera conjointement avec d'autres dadaïstes deux des revues plus : Dada
Augrandair (avec Arp et Max Ernst), et Le Coeur à barbe.
Présente de même, dans diverses manifestations des dadaïstes, son manifeste
“Dada manifeste sur l'amour faible et l'amour amer” (1920), outre trois
oeuvres théâtrales : Première Aventure céleste de Monsieur Antipyrine
(1920), Deuxième Aventure céleste de Monsieur Antipyrine (1920) y Coeur à
Gaz (1921).
Il prologará aussi des catalogues de Picabia, de Ribemont-Dessaignes et de
Man Ray, 3et effectuera plusieurs conférences sur le Dada, à Paris et
l'Allemagne. 4 La nouveauté plus importante dans le plan artistique consiste
en la participation de Tzara dans le Congrès International Constructiviste de
Weimar (1922). Ce congrès, auquel il assiste avec Richter et Arp, et auquel va
aussi Kurt Schwitters, se transforme en une manifestation dadaïste. Il sera à
partir d'ici que la Bauhaus, projettera de consacrer un volume de sa collection
1
L'information la plus étendue et précise existante sur l'étape Dada à Paris se trouve dans l'oeuvre
de Michel Sanouillet, Dada à Paris.
Soupault indique ce qui suit : “pendant deux ans, Tzara devint pour nous un guide. Son
dynamisme nous éblouissait et nous inquiétait. Il nous nous proposa d'organiser des manifestations.
C'était lui qui avertissait la presse faisait imprimer des prospectus et des invitations dont la
typographie révolutionnaire”. “Souvenir de Tristan Tzara” en Europe, n.º 555-556, 1975, p 4.
2
3
Ce dernier texte, "la photographie à l'envers Man Ray" (1921), sera traduit au allemand par Walter
Benjamin pour la revue G, revue propulsée, entre autres, par Richter.
4
Deux textes de ces conférences se trouvent dans les Oeuvres Complètes, avec le titre "Conférence
sur dada au club du Faubourg " et "Conférence sur Dada". Ces conférences sont très importantes
pour la compréhension de l'esprit du mouvement Dada.
31
à Tzara. 1
Entretemps, on fait patente les différences entre les artistes proches à Tzara
et le groupe de Littérature dirigé par Breton. Les premiers percevaient dans
les dernières tendances très éloignées de l'esprit Dada. 2
En 1923, Breton —accompagné par ses collègues de Littérature —
interrompt violentement une manifestation dadaïste : il monte à la scène et
frappe à un acteur dadaïste. Celui-ci sera l'événement qui met fin aux activités
conjointes des dadaïstes à Paris. 3En 1924, toutefois, Tzara présente une autre
oeuvre de théâtre de lui, Mouchoir de nuages, et publie dans un volume ses
Sept Manifestes Dada, avec quelques dessins de Picabia. Et beaucoup
d’autres dadaïstes, tout comme Tzara, continueront à revendiquer Dada
individuellement.
Expansion de Dada
Négligeons un moment la biographie de Tzara et voyons de manière très
succincte, l'expansion de Dada hors de Zurich et Paris. Le lieu où on
développe l'esprit Dada de manière aussi intense qu'à Zurich et Paris, est sans
doute Allemagne, qui compte trois centres : Berlin, Colonie et Hanovre.
Entre les nombreux artistes qui prennent part dans ces centres, nous
pouvons souligner les noms suivants : de Berlin, Huelsenbeck (qui a été
l'artisan de ce groupe), Raoul Hausmann (surnommé Dadasophe), Franz Jung,
Johannes Baader, Hannah Höch, les frères Johannes et Wieland Herzfelde, et
Georg Grosz ; Colonie, de Max Ernst et Alfred Gruenwald, plus connu
1
Sur ce sujet, voir Dachy, Dada & des dadaïsmes, p 267.
2
Entre celles-ci, la tenue d'un "jugement" (connu par "le procès Barrès ") et la tentative de création
d'un "Congrès international pour la détermination des directives et des défenses de l'esprit moderne
" (connu comme le "congrès de Paris") —des initiatives de Breton qui pour Tzara sont de toute
évidence —comme elle sera vu dans cette thèse —contraire à Dada. Sur toutes ces questions, voir
la mentionnée oeuvre de Michel Sanouillet, Dada à Paris.
3
Dans cette dernière veillée on présentait le film abstrait de Richter Rythme 21 et le court métrage
de Man Ray intitulé Retour à la raison.
32
comme Theodor Baargeld ; et finalement de Hanovre, Kurt Schwitters.
Ces centres sont développés de manière indépendante tant entre eux comme
par rapport à Zurich et à Paris. De toute façon, Tzara a amitié —surtout à
travers des lettres —avec plusieurs d'eux, et prend part dans ses publications,
en plus de signer certains de ses manifestes.
Il convient d'ajouter que Schwitters est qui prolongera plus de temps l'esprit
Dada à travers sa revue Merz. Tzara maintiendra une correspondance fertile
avec cet artiste.
Outre l'Allemagne, l'esprit Dada est étendu par beaucoup de lieux. Ainsi,
New York, l'Italie, la Géorgie, Barcelone, 1la Belgique, etc. Comme disent
Béhar et Carassou, “dans presque tous les pays européens —et dans quelques
pays d’Amérique latine—, des groupes ou des individus isolés ont exprimé
des conceptions dadaïstes.” 2
Curieusement aussi le Japon —malgré la distance géographique et culturelle
du lieu d'origine de Dada —développe un centre Dada. 3
Après Dada
Après conclu le mouvement Dada, Tzara continuera son oeuvre poétique et
sa tâche réfléchie. De la première, nous soulignerons la oeuvre L'homme
1
Bien que tardif on constate un groupe dans lequel ressort Guillermo de Torre. Précisément "Roues,
poème dadaïste " est un poème sien qui apparaît dans la revue de Picabia 391. (Voir Francis
Picabia, 391, p 101). Sur l'incidence de Dada dans ces lieux —et d'autres— voir Tzara en O.C., t
1, pp. 596-599. Voir de même Henri Béhar, Michel Carassou, DADA. Histoire d'une subversion,
Fayard, 1990, pp. 190-193 et le catalogue de Marc Dachy, The Dada movement, Skira, Genève,
1990.
2
Henri Béhar, Michel Carassou, DADA. Histoire d'une subversion, p 190.
3
Cependant, Ball souligne déjà dans son journal la présence de Japonais entre le public des sessions
du Cabaret Voltaire (Ball, op. cit., p 135). Information sur le dadaïsme japonais, peut se trouver en
Vera Linhartova (Dada et surréalisme au Japon, Paris, Publications orientalistes de France, 1987),
et dans le catalogue Le Japon des avant - gardes, 1910-1970, Éditions du Centre Pompidou, Paris,
1986.
33
approximatif, oeuvre qui commence en 1925 et publie en 1931. 1 De même,
publiera L’Arbre des voyageurs (1930), Où boivent les loups (1932),
Parler Seul (1950), A Haute Flamme (1955) ou Frère bois (1958),
entre beaucoup d'autres oeuvres. Nous indiquerons que la plupart de ses
oeuvres poétiques publiées sont accompagnées quelques ou de plusieurs
gravures, eau-forte ou lithographies d'auteurs très divers (Ernst, Klee, Picasso,
Kandisky, Sonia Delaunay, Miró, etc.), en suivant la ligne entreprise dans
l'étape Dada (avec des oeuvres d’Arp, Janco ou Picabia).
Simultáneamante, Tzara effectuera tout au long de sa vie de nombreux
articles, dans lesquels il traite les plus divers sujets, ainsi sur les artistes,
oeuvres, la poésie, etc. 2Certains de ces articles nous les citerons le long de
cette thèse puisque ces réflexions, souvent, sont étroitement unies à leurs
idées de l'époque Dada. 3 Il y a aussi quelque oeuvre dans laquelle Tzara
maintient la combinaison entre le moment poétique et le réfléchi, modalité qui
prédomine dans la période Dada. Ainsi, Grains et issues, oeuvre publiée en
1933, année où il publie aussi L'Antitête, où Tzara reprend plusieurs textes
dadaïstes.
En marge de son production, nous soulignerons d'autres faits significatifs
de sa biographie. Ainsi en 1929, Tzara s’unit aux surréalistes, union qui
conclura en 1935. D'autre part, et dans ce qu'à politique se réfère, Tzara a un
rôle très actif. En 1932, Tzara s’unit à l'Association d’écrivans et d’artistes
1
Bien qu'il soit communément cité comme une grande contribution au surréalisme, Tzara
commence déjà cette oeuvre quatre années avant son entrée en relation avec le surréalisme.
2
Ces articles sont repris dans les volumes 4 et 5 de ses Oeuvres Complètes. Entre ces articles il
conviendrait peut-être de souligner un de 1931, où on établit une certaine ligne de base pour
réflexions fructueuses, "L'Essai sur la situation de la poésie ". Voir O.C., t 5, pp. 7-28.
3
De fait, Tzara lui-même n'établit pas une séparation nette entre ses "étapes". Au contraire, il
revendique l'unité de son oeuvre. Ainsi, par exemple, quand lui proposeront de publier leurs
poèmes roumains sous le titre de "Poèmes d'avant Dada", Tzara répond que ce titre "laisserait
supposer une espèce de rupture dans ma personne poétique, si je puis m’exprimer ainsi, due à
quelque chose qui se serait produit en dehors de moi (le déchaînement d’une croyance
similimystique, pour ainsi dire: dada) qui, à proprement parler, n’a jamais existé, car il y a eu
continuité par à-coups plus ou moins violents et déterminants, si vous voulez, mais continuité et
entre-pénétration quand même, liées au plus haut degré à une nécessité latente". Cité par Henri
Béhar en O.C., t 1, p 632.
34
révolutionnaires. En 1936 et 1937, développe un important rôle en défense de
l'Espagne républicaine. Ainsi, comme secrétaire du Comité pour la défense de
la culture espagnole, il organise en 1937 le II Congrès international des
Écrivains à Madrid et Valence. 1Il publie en outre, avec Vicente Alexandre,
"Deux Poèmes " pour rassembler des fonds pour le peuple espagnol.
Pendant la seconde guerre mondiale, Tzara est poursuivi par le régime de
Vichy et la Gestapo, et doit être maintenu dans la clandestinité pendant deux
années, où il collabore avec la résistance.
En 1947, année où on lui donnent la nationalité française, Tzara s'inscrit
dans le parti communiste, parti avec lequel il montrera ses divergences à son
retour d'un voyage à la Hongrie en 1956. En 1960, Tzara signera la
déclaration sur le droit à l'insoumission par rapport à la guerre de l'Algérie.
Nous soulignerons que bien que la participation dans le parti communiste
suppose une différence claire avec la position de la période Dada, comme
nous verrons, Tzara continue dans son rejet à l'instrumentation politique de
l'art ou à la politisation de l'art, comme il se reflète dans sa polémique avec
Sartre en 1948, autour de la "poésie engagée ". De la même manière, Tzara
s’est maintenu ferme dans son intérêt pour l'art et les cultures africaines, et
une année avant son décès prend part au Congrès par la Culture africaine
effectué en Rhodésie.
D'autre part, nous ne pouvons pas cesser de mentionner la grande tâche qui
occupe les dernières années de sa vie : l'étude des anagrammes de Villon et de
Rabelais. Cette tâche qui entreprend en 1956, ne l'abandonne pas
littéralement, jusqu'à la fin de sa vie (le dernier jour de sa vie, son fils le lit
cent pages de son étude sur le Rabelais et Tzara indique, sans mot, une erreur
contenue dans le texte). 2
Tzara, que n'a pas cessé pendant toute sa vie d'écrire et de parler du Dada,
1
Ce fait est raconté, comme une grande partie des données que nous offrons, par Henri Béhar dans
les diverses chronologies de Tzara par lui effectuées. Voir O.C., t 1, pp. 15-23 ; Tzara, Grains et
issues, Garnier-Flammarion, Paris, 1981, pp. 7-16, et surtout, celle effectuée conjointement avec
Jacques Gaucheron, dans la revue Europe, n.º 555-556, 1975, pp. 231-240.
2
Voir Aragon, "L'homme Tzara", en Europe, n.º 555-556, 1975, pp. 28-29.
35
reimprime ses manifestes dadaïstes —et une série d'articles dadaïstes qu'on
intitule Lampisteries —durant l'année de son décès, 1963 (Tzara meurt le 24
décembre). 2
1
C. Matériels et méthodologie de la recherche
Pour la réalisation de cette recherche nous prenons en considération toute la
production dadaïste de Tzara. Cette production est composée de manifestes,
d'articles, conférences, poèmes, oeuvres théâtrales, etc., ainsi que ses lettres
publiées. Nous tiendrons compte aussi de l'oeuvre de Tzara postérieur au
mouvement Dada, surtout ses articles, lesquels, à de nombreuses occasions,
clarifient beaucoup d'aspects de ses textes dadaïstes.
Évidemment, notre perspective n'est pas celle de critique littéraire ni non
plus celle d'histoire de l'art, même si nous prenons en considération certains
des fruits que ces perspectives ont donnés pour la compréhension de l'oeuvre
de Tzara. Ce qui nous concerne dans cette recherche est la pensée de Tzara à
l'époque Dada, de là l'importance de sa relation avec les pensées de quelques
philosophes. Ceci, d'autre part, ne veut pas dire que nous prétendions faire des
recherches sur toutes les relations, réelles et possibles, entre Tzara et la
philosophie. Etant donnée la pratique non-existence de bibliographie
précédente sur ce sujet, notre recherche a nécessairement le caractère des
premiers sondages. Par conséquent, notre but n’est que souligner cela qui
1
Tzara en effet, écrit de nombreux articles dans lesquels traite Dada, et aussi fait des conférences
ou prend part dans émissions radiophoniques. En ce qui concerne leur manière d'exposer
l'expérience dadaïste, nous dirons que même s'il est signalé à un certain moment, une certaine
"humanisation " de la période dadaïste (dans une certaine opposition à la pensée cosmique de sa
pensée Dada), Tzara, en général, sépare avec précision ce qu'a été Dada de ses options postérieures,
par exemple, du marxisme. Il est grâce à cette précision, que la plupart des textes postérieurs
servent à illuminer l'élan et la pensée dadaïste.
2
En outre, comme Soupault souligne, Tzara était occupé en rassembler les innombrables coupures
de périodiques qui faisaient mention à Dada, ainsi que, même quand il était déjà gravement malade,
accuellait à qui effectuaient des livres ou des thèse sur Dada. Voir Philippe Soupault, "Souvenir de
Tristan Tzara", en Europe, n.º 555-556, pp. 6 et 7 respectivement.
36
permet d'éclaircir quelques points obscurs de la pensée de Tzara, et faire de là
apparaître une nouvelle image de ce dernier dans un tableau plus ou moins
cohérent.
Un problème pratique —et évident —en traitant les textes de Tzara est, sans
doute, son style singulier, absolument "Dada". Il pourrait être dit, du point de
vue discursif, que le style de Tzara est fragmentaire : après une affirmation il
ne suit pas la ligne argumentative ou explicative, mais il nous offre une image
ou relie cette affirmation avec une autre qu'il ne doit apparentement pas voir
avec elle. Dans un mot, les éléments et les niveaux plus hétérogènes sont unis
ou mélangés, dans un véritable collage d'idées. À notre avis, cette union
d'éléments et niveaux hétérogènes ne dérive que d'une pleine affirmation de
devenir du monde —d'une image du monde ouverte, multiple mais, dans le
fonds, non fragmenté. En effet, le monde ne sera pas en l'union d’éléments et
niveaux plus hétérogènes ? En tout cas, ce qui est certain est que cette
caractéristique de son style, nous oblige à prendre un traitement qui n'est pas
un simple ou linéaire commentaire de texte. Pour notre part, nous suivrons la
procédure de relier ou contraster les fragments appartenant à différents
textes ; et nous pensons qu'en définitive cette procédure nous aidera de même
à penser le pourquoi de ce style.
En ce qui concerne la transcription des textes de Tzara, nous adoptons
comme principe la littéralité, même si on observe parfois clairement des
erreurs du point de vue grammaticale. Pendant la période Dada, Tzara
abandonne sa langue maternelle, le roumain, et adopte le français comme
langue expressive. Toutefois, il est difficile de savoir quand est une erreur
d'apprentissage ou une erreur volontaire puisque, comme nous verrons, Tzara
ne défend pas les lois grammaticales. Il s'ensuit que seulement quand de telles
erreurs rendront difficile la lecture de leurs fragments, ceux-ci seront
indiqués, à travers [sic] ou en note. Nous respecterons aussi, dans les
citations, les caractères gras ou les mots en majuscules du texte original.
Finalement, nous ajouterons que les cursives correspondent aux auteurs
mentionnés dans chaque cas (pour notre part, nous nous abstiendrons
d'utiliser les cursives).
Au moment de citer les textes de Tzara, naturellement nous nous référerons
à ses Oeuvres Complètes publiées par Henri Béhar, avec une importante
exception : en ce qui concerne les textes publiés dans la revue de Tzara,
37
Dada —source essentielle, sans doute—, nous prendrons préférentiellement
la reproduction complète de la revue dans Dada Zurich - Paris, 1916-1922 :
Cabaret Voltaire, Der Zeltweg, Dada, Le coeur à Barbe. 1Et il est parce que
dans les Oeuvres Complètes ne sont pas tous les articles de cette revue, outre
le fait que ceux qui sont ne se trouvent pas toujours dans l'état dans lequel ils
ont été originairement publiés dans la période Dada —étape qui nous
intéresse de comprendre dans cette recherche. Entre les textes de la revue
originale et leurs correspondants présentés dans les Oeuvres Complètes, on
constate, parfois, des différences plus ou moins importantes ; 2 desquelles
toujours nous on ne avertit pas.
Par rapport à ce sujet, nous ajouterons que les traductions espagnoles de
l'oeuvre de Tzara sont faibles. Celle qui a connu le plus grand nombre de
reeditions est Siete manifiestos Dada. La traduction de cette édition de
1
Jean Michel Place, Paris, 1981. Nous indiquions qu'avant cette reproduction de Dada de 1981 il
existait une autre de 1976, mais la qualité d'impression est très inférieure et manque de la couleur
des revues originales publiées par Tzara. Nous ajouterons de même qu'il existe une importante
erreur d'impression : dans l'exemplaire que nous avons manque la page 54 qui contient la première
page du " Manifeste Dada 1918". La valeur de cette oeuvre est située, pour nous, dans le fait dont
elle sert de référence pour les commentaires de Michel Sanouillet et Dominique Baudouin, du
second volume. Nous dirons finalement que si en se référant aux Oeuvres Complètes de Tzara,
nous le faisons avec les initiales O.C., (en indiquant dans chaque cas le volume correspondant), en
se référant à l'édition de Jean Michel Place de la revue de Tzara, nous le ferons avec Dada Zürich Paris.
Comme le compilateur des Oeuvres Complètes, Henri Béhar, le signale, “nous présentons le
dernier état revu par l'auteur”. (O.C., t 1, p 13). De telles modifications n'altèrent pas, parfois, la
signification globale, mais non toujours est ainsi. Voyons deux exemples (les pages des O.C.,
correspondent à la t 1). Ainsi, dans l’essentiel “Manifeste Dada 1918”: “II y a une littérature qui
n'arrive jusqu'à la masse vorace. Oeuvre de créateurs, sortie d'une vraie nécessité de l'auteur, et pour
lui-même. Connaissance d'un suprême égoïsme, où les lois s'étiolent.” (Dada Zurich - Paris, p
143). Dans les Oeuvres Complètes, "lois" apparaissent comme "bois" (O.C., p 362), chose qui casse
la cohérence générale et le sens de l'idée exprimée dans la revue par Tzara. Autre exemple : dans la
revue Tzara nous parle “l'art pour la diversité cosmique, pour la totalité, pour l'univers” (Dada
Zurich - Paris, p 135) ; dans les Oeuvres Complètes, ce "pour l'univers" est transformé dans "pour
l'universel" (O.C., p 399), chose qui empêche de nouveau la cohérence et la clarté de l'idée. Dans
d'autres cas, des phrases qui dans la revue vont ensemble ou séparés, sont séparées ou unis, et
même s'on spécifie ces changements dans Notes des Oeuvres Complètes, la vision d'ensemble est
perdue ; pour ne pas dire déjà l'innovatrice typographie caractéristique de Tzara, laquelle, n'est pas
logiquement conservée que exceptionnellement dans les Oeuvres Complètes.
2
38
Tusquets est due à Huberto Haltter. 1Il convient d'indiquer que dans cette
édition nous avons constaté quelques différences de grande importance en ce
qui concerne le texte original. 2Il existe, toutefois, une autre traduction des
manifestes dans castillan, celle d'Elena de la Peña dans Dadá Documentos. 3
El Corazón a gas [Le Coeur à gaz] et La Huida [La Fuite] sont deux
oeuvres théâtrales aussi traduites dans castillan,4ainsi que le poème El hombre
aproximativo [L'homme approximatif], dont la traduction et le prologue est de
Fernando Millán.5
Finalement, neuf poèmes de la période roumaine, traduits par Darie
Novaceanu, peuvent être trouvés dans l'oeuvre Poesía rumana
contemporánea [Poésie roumaine contemporaine]. 6
La première édition de cette traduction est de 1972 (Tusquets, “Cuadernos ínfimos”, n 33).
1
2
Entre les plus graves "dadá es la dictadura de la mente " (p 53), traduction malheureuse, à notre
avis, de la "dictature de l'esprit " (voir ce qui correspond en O.C., t 1, p 384). Nous constatons
aussi une autre différence significative : “El control de la moral y de la lógica nos han inflicto la
impasibilidad ante los agentes de la violencia —causa de la esclavitud—”(p. 24). Ni dans les
Oeuvres Complètes (t 1, p 366), ni dans la reproduction de la revue (Dada Zurich - Paris, p 144),
existe l'expression "agentes de la violencia" ; nous trouvons à sa place, "agents de police".
3
Dadá Documentos, op. cit., pp. 139-165. Dans cette traduction n'existe pas les différences avant
mentionnés en ce qui concerne l'édition de Tusquets. Dans cette oeuvre sera aussi traduit
l'important texte “Conferencia sobre dadá” (pp. 178-182), le texte de la revue collective Dada,
Dada Augrandair (pp. 183-184), et autre texte de Tzara : "Dada à New York" (pp. 185-186).
4
Les deux oeuvres se trouvent en Gian Renzo Morteo, Ippolito Simonis, Teatro dadá: Aragon,
Artaud, Breton, Picabia, Ribemont-Dessaignes, Soupault, Vitrac, Tzara, (traduction de José Escué),
Barral, Barcelone, 1971.
5
Visor, Madrid, 1975.
6
Barral, Barcelone, 1972. Ces poèmes sont aussi présentés dans la langue originale, en roumain.
39
CHAPITRE 1 :
LE DÉGOÛT
40
41
1.1 Introduction
Ah ! dégoût, dégoût, dégoût ! — Ainsi
parlait Zarathoustra soupirant et frissonnant;
car il lui souvenait de sa maladie.
(Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III,
Le convalescent).1
"Les débuts de Dada n'étaient pas les débuts d'un art, mais ceux d'un
dégoût", dit Tzara dans 1922. 2 Précisément, comme nous verrons le long de
ce chapitre, la pensée Dada de Tzara —et de des autres dadaïstes — est
inséparable de cette forte sensation de " dégoût "(dégoût) face aux idées et
l'état de choses dominantes de l'époque : il apparaît comme rejet tranchant à
cette civilisation qui paraissait profondément malade (bien qu'elle s'agit d'un
rejet, comme nous verrons dans les chapitres 2 et 3, accompagné par une
proposition absolument positive). Ainsi, tout comme Zarathustra le
convalescent, Dada naît comme une grande force affirmative à partir de cette
négativité alors régnante.
Il est pour cette raison que nous commençons notre recherche par étudier
les différents éléments de la civilisation européenne qui lui provoquaient cette
sensation de dégoût à Tzara. La liste est assez longue et comprend beaucoup
de domaines : la "selfcleptomanie ", l'instinct de domination, la morale, la
logique, le culte a le beau, etc.. Dans ce chapitre, nous verrons chacun de ces
éléments et d’autres pour avoir une vision générale du tableau diagnostique
de Tzara de ce qu'il appelle "cadre européen de faiblesses", cadre qui, comme
nous avons déjà dit, ce n'est que la condition de la naissance de Dada.
Ainsi, dans 1.2, nous commencerons par voir l'évaluation globale que Tzara
fait de la civilisation européenne de l'époque. Pour notre auteur, l'homme
européen —spécialement le bourgeois —est profondément touché par une
"maladie" qu'il appelle "selfcleptomanie " (c'est-à-dire, l'homme européen se
vole à lui-même sa personnalité propre), et ceci dérive du faux "principe de
1
Cité par Deleuze, Nietzsche, PUF, París, 1992, p. 92. (Traduction au français par G. Bianquis).
2
O. C., t 1, p 423. Phrase de la "Conférence sur Dada", prononcée à Weimar et Iéna en septembre
1922. Après Dada, Tzara répète l'idée du dégoût (dégoût) comme origine de Dada, voir, par
exemple, O.C., t 5., pp. 85 et 396.
42
propriété" que régit la société européenne. Posent une certaine solution les
intellectuels et les artistes à cette situation ? Au contraire, trop de d'eux,
tellement vides comme les bourgeois, se consacrent à dominer aux autres et à
s’imposer, à travers une utilisation sophistiquée de la logique et de la morale
—en réaffirmant ainsi le statu quo. Selon Tzara, toute cette situation, et "le
contrôle de la morale et de la logique", a laissé spécialement à l'homme
européen dans un état d'impuissance et d'esclavage : il s'ensuit que Dada
envisage un grand travail de nettoyage.
Ce travail de nettoyage a quelques fronts essentiels. Un d'eux est la morale
(1.3). Tout comme Nietzsche, Tzara découvre dans la morale et la piété —
hautement favorisées par les intellectuels —une lourdeur, une foncée volonté
de négation de la vie. De là, "le dégoût dadaïste " à la morale et à la piété, et
son effort par "démoraliser partout".
Un autre front est la logique (1.4). Tzara pense que l'intelligence logique
est incapable de saisir la vie. La logique, pour Tzara, nous remplit
d'"explications", lesquelles, bien qu'ils soient seulement des simples
justifications a posteriori, finissent par remplacer ce qui est vécu et en somme,
finissent par réprimir la multiplicité naturelle des flux vitaux. Mais il y a
plus : les sciences et la philosophie (spécialement la philosophie dialectique)
construisent de grands bâtiments logiques qui nous imposent une seule
manière de voir la réalité —et cette manière de voir est complice de l'ordre
établi dans la société européenne. Comment libérer de ce buisson de choses
dans lesquelles l'homme européen est plongé? Une proposition à la fois
amusante et totalement cohérente de Tzara —et de Dada —consiste
l'instauration de l’"idiot", figure de liberté, maître de l’oubli.
L'autre grand front, est constitué par l'art (1.5). Devant toute cette situation
de l'homme européen, comment ont réagi les artistes ? Tzara voit que les
artistes, trop fois, sont des complices du même ordre, tout comme les
intellectuels. À ce sujet, une des pires choses que s'est produit dans l'art
européen, pour notre auteur, est l'apparition du culte à l'art dans la
Renaissance, culte qui a été maintenu depuis lors. Et ceci a facilité la
domination des formes artistiques en accord avec le goût bourgeois (l'art
illusionniste ou représentatif, le sentimentalisme). Certainement l'avant-garde
du siècle XX, observe Tzara, s'est efforcé pour abattre cet art bourgeois.
Cependant, ce qui est certain est que l'avant-garde artistique n'est pas arrivée à
43
détruire la sensibilité ou l'esprit dont naît cet art bourgeois. La preuve en est
que l'avant-garde finit en proposant —ou en imposant, comme école —un
nouveau code formel (comme substitut du bourgeois précédent) au lieu de
promouvoir la créativité individuelle, qui est naturellement multiple, et, pour
cela même, liberatrice.
Finalement, nous considérerons la relation entre Dada et la politique pour
Tzara (1.6), puisque, naturellement, l'approche de Tzara et Dada —qui
cherche une transformation radicale de l'homme —nécessairement s'habille de
caractère politique. Toutefois, il est important de rappeler que la "politique "
Dada ne s'installe pas dans le schéma politique dans le sens classique : Tzara,
à l'époque Dada, exprimera clairement son désaccord avec le communisme et
avec une certaine politisation de l'art, très à la mode à son époque. Alors, qui
consiste la politique Dada ? Ce qui propose Tzara est une transformation
radicale de la sensibilité de l'homme européen, une "dictature de l'esprit ", une
nouvelle façon de situer à l'homme dans "le cosmique ".
44
1.2 La faiblesse européenne
1.2.1 Dada et l'homme européen
L'homme européen est malade, et est absolument nécessaire de créer un
nouveau type d'homme : celle-ci est la préoccupation fondamentale de Tzara,
clairement exposée depuis le début du mouvement Dada. Commençons par
voir les deux premiers paragraphes (le premier dont nous citons de forme
abrégée) du premier Dada manifeste, lu à Zurich en 1916 :
DADA est notre intensité : qui érige les baïonnettes sans conséquence… nous
ne sommes pas libres et crions liberté ; nécessité sévère sans discipline ni
morales et crachons sur l'humanité.
DADA reste dans le cadre européen des faiblesses, c'est tout de même de la
merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses pour orner le
jardin zoologique de l'art de tous les drapeaux des consulats.1
Pourquoi "ne sommes-nous pas libres et crions liberté" ? Pourquoi "
crachons sur l'humanité" ? Dans le second paragraphe Tzara donne une clé :
"le cadre européen de faiblesses". L'homme européen est tellement affligé de
faiblesses qu'il mérite d'être craché. Dada, pour Tzara, est quelque chose qui
saute, précisément, de cette condition de l'homme européen affaibli. Il est
certain, il n'y a pas une création ex nihilo, ce qui est affirmatif naît du négatif
("Dada… est également une merde ") ; mais dans la tentative de "chier en
couleurs diverses", on annonce déjà l'apparition de quelque chose de
nouveau.
Il convient d'ajouter que, selon H Béhar, le compilateur des Oeuvres
complètes, la phrase "cadre européen de faiblesses" a été premièrement
exprimé, dans le manuscrit, comme "cadre humain de faiblesses".2La nuance
introduite finalement indique que Tzara arrive à localiser l'origine du
problème, non dans l'humanité en lui-même, mais plutôt dans la civilisation
1
O.C., t 1, p 357. Dans "Manifeste de Monsieur Antipyrine", manifeste qui est en O.C., t 1, pp.
357-358.
2
O.C., t 1, p 699.
45
européenne. 1Cependant, il est certain que parfois Tzara paraît formuler aussi
le problème non dans des termes de l'homme européen mais de l'homme en
général. Ainsi, dans les fragments suivants, Tzara dit que l'homme n'est pas
capable de maintenir des relations fraternelles avec d'autres êtres du monde
(ainsi, avec les animaux, les plantes, leurs "frères", ou avec ceux de son même
espèce), ni d'exprimer ce qu'il pense réellement (bien qu'il parle beaucoup), et
que le meilleur que nous avons c'est, plutôt, la capacité d'action antihumaine :
L'homme est sale, il tue les animaux, les plantes, ses frères, il querelle, il est
intelligent, parle trop, ne peut pas dire ce qu'il pense. 2
[las facultades del poeta Lautréamont] elles devraient aboutir à
l'anéantissement de cet étrange mélange d'os, de farine et de végétations:
l'humanité. 3
... ce qu'il y a de divin en nous est l'éveil de l'action anti-humaine.4
Mais, Qu'est-ce que veut dire la phrase "d'annihiler l'humanité" ou la phrase
"action anti-humaine" ? Nous savons que beaucoup de lecteurs ont supposé, à
partir de fragments de ce type, un certain nihilisme en Tzara. Toutefois, pour
se rendre compte de l'erreur de cette interprétation, il manque seulement
rappeler que, si Tzara souhaite l'annihilation de l'homme, il est précisément
pour créer cet homme nouveau qui pourrait être appelé "Dada" : ce n'est pas la
négativité, mais plutôt l'excès de volonté affirmative celui qui entraîne l'action
anti-humaine, qui est à la fois destructive et productive. Il convient d'ajouter
—et ceci n'est pas moins important —que Tzara ne recommande pas non plus
d'éliminer toutes les formes possibles de l'humanité (de fait, il ne cesse pas de
souligner la diversité énorme des hommes, 5en même temps qu'il utilise, à
1
En effet, comme nous verrons dans le chapitre 2, Tzara évalue très positivement autres
civilisations, comme, par exemple, l’africaine et l’océanique.
2
Dada Zurich - Paris, p 118.
3
O.C., t 1, p 415.
4
Dada Zurich - Paris, p 144.
5
Ce sujet nous le verrons avec plus de détail plus loin. Nous citons ici seulement un exemple : " Les
hommes sont différents, c'est leur diversité qui en crée l'intérêt. Il n'y a aucune base commune dans
46
d'autres occasions, le terme "humain" ou l'"humanité" en sens positif, comme
une capacité de vie et d'autocréation perceptible dans la poésie ou dans l'art).
1
Sa volonté d'annihilation est tendue seulement à quelques formes concrètes
de l'humanité apparues dans l'histoire —entre lesquelles, celle de l'homme
européen, spécialement malade. 2
1.2.2 "Selfcleptomanie " et le principe de propriété
Suivons avec le tableau diagnostique que Tzara fait de l'homme européen.
Notre auteur découvre en lui une "maladie" étrange à laquelle il appelle :
"selfcleptomanie ". 3La figure du "selfcleptomane" est présentée de la manière
suivante :
Le selfcleptomane.
Celui qui vole — sans penser à son intérêt, à sa volonté, — des éléments de
son individu, est un cleptomane. Il se vole lui-même. Il fait disparaître les
caractères qui l'éloignent de la communauté. Les bourgeois se ressemblent —
ils sont tous pareils. Ils ne se ressemblaient pas. On leur a appris à voler — le
vol est devenu fonction — le plus commode et le moins dangereux c'est de se
voler soi-même. Ils sont très pauvres.4
Le "selfcleptomane " est la figure typique de la société européenne : le
les cerveaux de l'humanité." O.C., t 1, p 421.
1
Puisque ceci est un sujet qu'on travaillera dans le chapitre 3, ici nous nous limiterons à citer le
fragment suivant : "La poésie est un moyen de communiquer une certaine quantité d'humanité,
d'éléments de vie, que l'on a en soi." O.C., t 1, p 623.
2
Tzara constate l'existence de nouveaux types d' "hommes". Dada est déjà une manière nouvelle, un
nouveau type, mais Dada n'est pas la seule manière. En effet, d'une part Tzara dit que "Dada c'est
un type nouveau…" (O.C., t 1, p 572), et par un autre dit : "un type d'hommes nouveaux se crée un
peu partout." O.C., t 1, p 409.
3
Béhar affirme que le mot "selfcleptomanie" (ainsi que "selfcleptomane", comme on peut
logiquement supposer) est invention de Tzara. Voir O.C., t 1, p 709.
O.C., t 1, p 381. Cette présentation du selfcleptomane est dans le “Dada manifeste sur l'amour
faible et l'amour amer" (1920). Voir ce manifeste en O.C., t 1, pp. 377-387.
4
47
bourgeois. 1Ces hommes, qui avaient avant leur individualité propre, ont cessé
de l'avoir parce qu'ils ont appris à voler et s’a habitué à voler mécaniquement
("le vol est devenu fonction "), jusqu'à un tel point qu'on vole à lui-même sa
personnalité. De là la conséquence ironique : en étant riches, "ils sont très
pauvres".
Il est vrai que dans cette analyse, certainement aiguë, de la figure du
bourgeois (et de l'homme européen en général), il y a un point qui n'est pas
très clair : l'acte de "voler". Qu'est-ce que veut dire Tzara avec ceci,
précisement ? Regrettablement, sur ce point Tzara ne nous donne aucune
explication claire ni dans le fragment cité ni dans d'autres parties de ses
documents. Or, notre hypothèse est la suivante : cette idée de l'habitude
généralisée de "vol" devient seulement compréhensible si nous le mettons en
rapport avec un autre élément de la société européenne critiqué par Tzara : la
"conception de la propriété".
Commençons par le citation suivant :
... les gens n'aiment que leur personne, leur rente et leur chien. Cet état de
choses dérive d'une fausse conception de la propriété.2
Nous soulignerons que, curieusement, la première phrase, quelque peu
humoristique, rappelle à la conception de la propriété de John Locke dont la
philosophie politique, comme nous savons, a été essentiel pour la constitution
de la société civile ou bourgeoise européenne. 3Concrètement, Locke, dans
1
Contrairement à l'étape postérieure à Dada, dans celle-ci, Tzara presque jamais n'utilise le mot
"bourgeoisie " et très peu utilise l'expression "les bourgeois", seulement quelques fois et comme un
ensemble d'individus bourgeois. Il n'y a pas par conséquent une interprétation marxiste du terme.
Tzara lui-même dira en 1959 : " Notre combat était surtout dirigé contre la guerre, contre la société
et contre la bourgeoisie, mais sans entrer dans le détail du marxisme." (O.C., t 5, p 432). Le terme
"bourgeoisie" comme "classe" apparaît seulement, à la fin du mouvement Dada, dans un manifeste
collectif que Tzara aussi a signé : "Manifeste L'art prolétarien " (1923). À la fin de ce chapitre,
nous parlerons de ce manifeste.
2
O.C., t 1, p 420.
3
Bien que ce soit un lieu commun de l'histoire de philosophie, nous pouvons citer à José Ferrater
Mora : “Tanto la teoría y filosofía general del Locke como su ética y su doctrina política ejercieron
enorme influencia, especialmente durante el siglo XVIII: se ha podido hablar de « la edad de
Locke » como se ha hablado de « la edad de Newton » y aun de las dos a un tiempo: « la edad de
Locke y Newton ». Los principales enciclopedistas (d’Alembert, Voltaire, por ejemplo) saludaron
48
son Segundo ensayo sobre el gobierno civil, considérait que la propriété d'un
individu consistait " su propia persona ", "la labor " de son corps (dont le
résultat direct ou indirect, nous ajoutons, est le revenu) et "sus posesiones ".
1
Nous ne savons pas si Tzara avait lu ou non le livre de Locke, mais ce qui
est certain est que les trois éléments (personne, rente, chien) qu'énumère
Tzara se correspondent assez aux trois éléments qui constituent la conception
de propriété de Locke —conception qui a établi, dans l'histoire de l'Europe, la
"propriété privée" comme droit naturel sur quelque chose qui stricto sensu
n'est pas propre de l'individu (les possessions). 2De même, si Tzara rejette
cette conception de la propriété, en l'appelant "fausse ", logiquement toute
possession signifiera stricto sensu un vol (appropriation de ce qui n'est pas le
sien), tout posséder signifiera stricto sensu voler. 3 Par conséquent, si nous
retournons au premier fragment cité, ce que nous paraît que Tzara dénonce
est que cette idée de propriété a été tellement ancrée dans l'esprit des
bourgeois que ceux-ci, comme nous avons vu, finissent par être
mécaniquement volés à lui-même (chose qui paradoxalement les transforme
en très pauvres). Cela est rendu clair dans sa misère affective : en possédant
sa propriété —sa personne, sa rente et son chien —et en aimant seulement
cette propriété, jusqu'à la vie affective du bourgeois est complètement
la filosofía de Locke como la que corresponde a la física de Newton, y ambas como expresión de la
« razón humana ». Locke ejerció gran influencia sobre los filósofos y economistas de tendencia
« liberal » y sobre gran parte de la evolución de las ideas y constumbres políticas en muchos países,
especialmente los de habla inglesa.” (Diccionario de Filosofía, t. III, Ariel, Barcelona, 1994, p.
2170).
1
Segundo ensayo sobre el gobierno civil en John Locke, Dos ensayos sobre el gobierno civil,
Espasa Calpe, “Austral”, Madrid, 1997, paragraphes 27 et 48 (pp. 223 et 238-239 respectivement).
Voir aussi le paragraphe 44.
2
Sur ce point : "Quoi qúil dans soit, c'est John Locke qui, dans sont deuxième Traité sur le
gouvernement civil, a décisivement contribué à fonder l'idée que la propriété privée est un droit
naturel". Encyclopédie philosophique universelle II, Les notions philosophiques, t. 2, PUF, Paris,
1990, p 2090.
3
Il convient ajouter que le dadaïste Raoul Hausmann fait des réflexions intéressantes sur la notion
de propriété dans la société bourgeoise, il étant surtout important, à notre avis, les répercussions
que cette notion a dans l'individu et spécialement dans les relations entre sexes. Voir les pages
centrales du catalogue Raoul Hausmann, IVAM Centro Julio González, Valencia, 1994.
49
dominée par ce principe de propriété.
Mais il ne attrape pas seulement la vie affective : ce principe de propriété
—avec toutes les machines de production capitaliste—, en étant appliqué
universellement, a l'effet de transformer tout (tant ce qui est matériel comme
ce qui est spirituel) en des objets utilitaires, en des marchandises. Ainsi, y
compris la beauté et les idéals plus "sacrés" de la société européenne moderne
(liberté, fraternité, égalité) :
L'esprit bourgeois qui rend les idées applicables et utiles, veut donner à la
poésie le rôle invisible de principal moteur de la machine universelle: l’âme
pratique. ... De cette manière, tout se laisse organiser et fabriquer. On produit
liberté, fraternité, égalité, expressionnisme.1
L'amour de la beauté est une hypocrisie. On vous a appris à l'école que le
tableau est une chose précieuse. <C'est le même principe de la propriété qui
fait que les ouvriers travaillent pour les capitalistes>. Nous luttons contre le
principe de propriété.2
Retournons à la selfcleptomanie. Certainement, grâce à ce grand mécanisme
de production de valeurs utilitaires, l'homme européen s'est rendu riche. Mais,
souligne Tzara, il est en échange de ce qui suit : l'homme européen —le
bourgeois — a fini par supprimir ses caractéristiques individuelles propres, il
est devenu égal à tous les autres, s’a fait esclave de son propre système de
production de marchandises, s’est devenu intérieurement malade et pauvre.
3
Nous trouvons une similitude remarquable entre cet homme infirme, pauvre,
automutilé, indifférencié individuellement, avec l'homme que Nietzsche
critiquait : " l'animal grégaire, être docile, maladif, médiocre, l'européen
d'aujourd'hui". 4
1
O.C., t 1, p 402.
2
O.C., t 1, p 571. Béhar signale que les éléments indiqués avec le signe "< >" ont été
postérieurement effacés par Tzara.
3
Sa pauvreté: " Les hommes sont pauvres parce qu'ils se volent eux-mêmes." (O.C., t 1, p 408). Sa
maladie : " L'anti-dadaïsme est une maladie: la self-cleptomanie ". Dada Zurich - Paris, p 209.
4
Fragment de l'oeuvre de Nietzsche Au-delà du bien et du mal cité par Gilles Deleuze en Nietzsche
et la philosophie, PUF, Paris, 1991, p 159. Avec cette citation nous suivons la lecture de Gilles
Deleuze, lequel situe cet individu comme résultat de la culture globale européenne et non
50
1.2.3 Les intellectuels et leur instinct de domination
En tout cas, la selfcleptomanie unie avec le principe de propriété, n'est pas
la seule cause du dégoût (dégoût) de Tzara et des autres dadaïstes. Une autre
cause également importante du dégoût —bien que celle-ci finisse en confluant
avec la première —sont les figures des intellectuels au sens large
(philosophes, artistes, critiques, etc..) et les catégories sophistiquées que
ceux-ci manient. Et il est parce que ces individus, selon Tzara, au lieu
d'améliorer l'état de choses déjà assez grave, ils masquent leur problématique
et ils l'aggravent. Dans "Conférence sur Dada", lue à Weimar et Iéna en 1922,
expose :
Les débuts de Dada n'étaient pas les débuts d'un art, mais ceux d'un dégoût.
Dégoût de la magnificence des philosophes qui depuis 3.000 ans nous ont tout
expliqué (à quoi bon?), dégoût de la prétention de ces artistes représentants de
dieu sur terre, dégoût de la passion, de la méchanceté réelle, maladive,
appliquée là ou cela ne vaut pas la peine, dégoût d'une nouvelle forme de
tyrannie et de restriction, qui ne fait qu'accentuer l'instinct de domination des
hommes au lieu de l'apaiser, dégoût de toutes les catégories cataloguées, des
faux prophètes derrière lesquels il faut chercher des intérêts d'argent, d'orgueil
ou des maladies, dégoût de ces séparateurs entre le bien et le mal, le beau et le
laid, (car pourquoi est-ce plus estimable d'être rouge au lieu de vert, à gauche
ou à droite, grand ou petit?), dégoût enfin de la dialectique jésuite qui peut
tout expliquer et faire passer dans les cerveaux pauvres des idées obliques et
obtuses n'ayant pas de racines ni de base, tout cela au moyen d'artifices
aveuglants et d'insinuantes promesses, de charlatans.1
Plus loin nous verrons avec plus de détail certaines des techniques concrètes
utilisées par ces intellectuels et artistes auxquels critique Tzara. Ce que nous
voudrions souligner ici est l'interrogation suivante :qu'il y a derrière ces
seulement dans le sens du résultat du christianisme européen comme il apparaît dans le contexte le
plus proche du fragment dans l'oeuvre de Nietzsche. Dans ce sens, nous étendons la référence de
Deleuze : " Au lieu de l'individu souverain comme produit de la culture, l'histoire nous présente son
propre produit, l'homme domestiqué, dans lequel elle trouve le fameux sens de l'histoire: « l'avorton
sublime », « l'animal grégaire, être docile, maladif, médiocre, l'européen d'aujourd'hui »."
1
O.C., t 1, p 423. Autre longue série d'éléments qui produisent "le dégoût dadaïste " sera trouvé à
la fin du "Manifeste Dada 1918". Voir Dada Zurich - Paris, p 144.
51
activités flambantes des intellectuels ou artistes qui "expliquent tout ", qui
sont "représentants de dieu dans la terre", etc. ? Tzara dira : ce n’est qu'une
volonté foncée de gagner, dominer, conquérir —résultat de ce qu'appelle
l'"instinct de domination ". Par exemple, les auteurs qui présumément nous
enseignent la morale, ont derrière leur beau discours une ambition, un désir
dissimulé de gagner :
Les écrivains qui enseignent la morale et discutent ou améliorent la base
psychologique ont ... un désir caché de gagner ...1
Il [el escritor Sr. France] sait tromper ses lecteurs par des moyens usés de
séduction et faire passer son ambition pour de la bonhomie humanitaire.2
Mais aussi les philosophes. Une certaine utilisation de la logique ou de la
dialectique sert efficacement à dominer ou à imposer :
La façon de regarder vite l'autre côté d'une chose, pour imposer indirectement
son opinion, s'appelle dialectique...3
Ce qui est compliqué, comme nous voyons dans ces cas, est que ces désirs
foncés de gagner et d'être imposé des intellectuels sont toujours masqués, ou
sous forme de logique rigoureuse, ou sous forme d’"une bonne" morale. Rien
de surprenant en tenant compte de la relation étroite entre l'instinct de
domination et le masque :
Pour cacher cet instinct de domination, inconscient, l'homme a inventé le
masque, pour imposer sa prétendue supériorité et pour paraître surnaturel.
L'idée de se masquer est profondément enracinée dans l'humanité...4
1.2.4 Nécessité de nettoyage
1
Dada Zurich - Paris, p 143.
2
O.C., t 1, p 417-418. Il est possible que Tzara se réfère à Anatole France, mais ceci n'a pas pu être
confirmé à travers les documents de Tzara.
3
Dada Zurich - Paris, p 143.
4
O.C., t 1, p 607.
52
Face à l'hypocrisie des intellectuels, les critiques de Tzara sont spécialement
virulentes. Il est parce que, pense Tzara, qui l'imposition de la morale et de la
logique, effectuée à travers les activités de ces intellectuels, nous ont laissées
dans un état d’esclavage et d’impuissance :
Le contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité devant
les agents de police — cause de l'esclavage, rats putrides dont les bourgeois en
ont plein le ventre, et qui ont infecté les seuls corridors de verre clairs et
propres qui restèrent ouverts aux artistes. 1
Et est que l'utilisation et l'imposition de ces deux éléments —la logique et la
morale—, limitent l'activité liberatrice et créative des individus. Plus encore,
ils éliminent à l'individu lui-même.
En effet, où ont-ils porté la selfcleptomanie des bourgeois (avec son
principe de propriété) et l'hypocrisie des intellectuels (avec son instinct de
domination) ? Les bourgeois veulent posséder tout ce qui peuvent, et
toutefois, précisément à travers cela, ils perdent le plus essentiel : sa
personnalité, son individualité. Et les intellectuels, veulent dominer à aux
autres à travers leurs techniques raffinées, mais, cela oui, en sacrifiant son
individualité, comme dit Tzara dans une oeuvre de théâtre, de qui triomphent :
B.- Voilà le secret du succès: soyez nets, ayez tort, affirmez toujours et vous
réussirez.
E.- Si réussir signifie se tromper soi-même, voler à soi-même des parts de son
individualité.
C.- Quels philosophes!2
Ainsi, ironiquement, ce qui parviennent les bourgeois et les intellectuels à
travers ses grands efforts pour gagner et à conquérir, c'est l'élimination de sa
personnalité propre, de sa liberté propre. Autrement dit, ils perdent leur
puissance propre et se font des esclaves du mécanisme social. Et, d'une
manière très proche à Nietzsche, Tzara considère que ces homme- esclaves de
la société ne font pas plus que propager sa propre condition d'esclavage en
1
Dada Zurich - Paris, p 144.
2
O.C., t 1, pp. 326.
53
restant eux-mêmes esclaves. 1 C'est pourquoi, Tzara crie avec toute force, dans
le second manifeste Dada, pour se libérer de ces valeurs de valets et récupérer
l'individualité laissé, 2comme le monde, dans des "mains de bandits " qui
"détruisent les siècles". De là, la nécessité d'un "travail destructif" qui est, en
réalité, un travail de nettoyage:
... dada: abolition de la logique, danse des impuissants de la création: dada; de
toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets… 3
Que chaque homme crie: il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir.
Balayer, nettoyer. La propreté de l’individu s’affirme après l'état de folie, de
folie agressive, complète, d'un monde laissé entre les mains des bandits qui se
déchirent et détruisent les siècles. Sans but ni dessein, sans organisation: la
folie indomptable, la décomposition.4
En synthèse, nous pouvons dire qu'il est cette situation de propagation de la
selfcleptomanie des bourgeois, ainsi que des valeurs d'esclaves par les
intellectuels, la cause du profond dégoût de Tzara et des autres dadaïstes.
1
Par exemple, Deleuze dit en commentant à Nietzsche : "il est évident que l'esclave ne cesse pas
d'être esclave en prenant la pouvoir". (G. Deleuze, Nietzsche, p 26). Comme il sera vu dans la
prochaine citation, Tzara indique que la hiérarchie sociale est fondée sur les valeurs des
domestiques (valets) ou d'"esclaves", si nous appliquons la terminologie nietzschéenne. Donc les
domestiques et ses valeurs ont triomphé. Mais ce triomphe ne les transforme pas en "messieurs " ;
au contraire, ils étendent la servitude.
2
Dans le chapitre 2, nous verrons les formes concrètes que Tzara propose pour récupérer
l'individualité et la personnalité. Ici nous limiterons à dire que Tzara voit dans l'individualisme une
sensibilité précise, contraire à l'impersonnalité dominante : "Le public se laisse de plus en plus
emporter vers des mouvements instinctifs, inexplicables, des demi-enthousiasmes impersonnels,
contraires aux raisonnements clairs et précis qui constituaient cette mathématique de la sensibilité
qu'on nommait, individualisme." O.C., t 1, p 612.
3
Dada Zurich - Paris, p 144. Nous avons changé le mot "vallets" par "valets", en accord avec la
correction de O.C., t 1, p 367 (puisqu'avec "vallets" la phrase serait incompréhensible).
4
Dada Zurich - Paris, p 144. Ce caractère aveuglément destructif nous rappelle au fragment
nietzschéen de La généalogie de la morale cité par Gilles Deleuze en Nietzsche et la philosophie, p
61 : "…une volonté d'anéantissement, une hostilité à la vie, un refus d'admettre les conditions
fondamentales de la vie ".
54
1.3 Contre la lourdeur de la morale et la piété
Nous avons déjà vu la critique de Tzara à ces intellectuels que, à travers
leurs discours moraux, ils ne font que propager sa triste passion et condition
d'esclaves. Et est que son rôle dans la culture est décisif ; ainsi ses discours
"hautement moraux" contribuent à masquer la misère existante. Comme il
rappellera Tzara, Dada faisait face à ce camouflage :
Notre volonté de renouvellement ne concernait pas seulement les arts
plastiques et littéraires, car nous entendions aller plus loin en nous attaquant
sinon à la structure de la société, du moins à cette culture hypocrite qui avait
permis le massacre et la misère, tout en se réclamant des principes hautements
moraux.1
Mais, en réalité, l'activité de Tzara comme "médecin de la culture" 2, pour le
dire ainsi, ne s'arrête pas là : il analyse aussi le contenu de la morale régnante
et extrait les éléments malades contenus en elle. 3Ainsi Tzara, spécialement
dans "le Manifeste Dada 1918", se consacre à la critique radicale de la morale
chrétienne —cette morale qui par Nietzsche était y compris plus tenace que le
christianisme lui-même. 4Dans ce manifeste, Tzara non seulement attaque
1
O.C., t 1, p 733.
2
Nous croyons qu'il est totalement adéquat d'appliquer cette expression nietzschéenne à Tzara.
Encore après Dada, Tzara parlera comme médecin : " Crois-moi, cher ami, le monde est malade et
les symptômes de la guérison ne sont pas perceptibles à tout le monde. Mais ils existent." O.C., t 5,
p 412.
3
À notre avis, la critique de Dada à la morale chrétienne n'a pas été suffisamment soulignée dans la
bibliographie secondaire sur ce mouvement. Toutefois, il convient de souligner comme exception à
cette règle la suivante observation de Rita Eder : “Según Ball la moralidad cristiana llevó al hombre
a renunciar a la vida, a decir "no” al mundo de los sentidos, y a buscar la ilusión de otro mundo.
Este ataque en contra del cristianismo llevó inevitablemente a la crítica de la moralidad y los
valores de la sociedad burguesa. Estos dos temas fueron aspectos importantes del movimiento de
Zurich.” (“Hugo Ball y la filosofía de Dadá”, Dadá Documentos, p. 107). Nous soulignions de
même que Ball disait : "Ce que nous appelons Dada est ... une mise à mort de la moralité”. Ball, La
fuite hors du temps, p 136.
4
Selon Nietzsche, la religion chrétienne a été remplacée par la morale chrétienne même : " le
christianisme en tant que dogme a été ruiné, par sa propre morale ". La généalogie de la morale,
en Oeuvres philosophiques complètes (textes et variantes établis paire Giorgio Colli et Mazzino
Montinari), t VII (Par-delà bien et mal, la généalogie de la morale), Gallimard, Paris, 1987, III,
27, p 346.
55
directement certaines des doctrines chrétiennes : “Le principe: “aime ton
prochain” est une hypocrisie.” 1Attaque en outre, et surtout, la nature lourde,
dépressive de la morale chrétienne, morale qui oprime la vie et nous rend
impotents. Rappelons un fragment déjà cité de ce manifeste de 1918 : “Le
contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité devant
les agents de police — cause de l'esclavage”. Dans un autre lieu du même
manifeste, il dénonce une fois de plus cette lourdeur oppresseur qui diffuse la
morale chrétienne au nom de la bonté, ou plus spécifiquement, au nom de la
"charité" et de la "piété" :
La morale a déterminé la charité et la pitié, deux boules de suif qui ont poussé
comme des éléphants, des planètes et qu'on nomme bonnes. Elles n'ont rien de
la bonté.2
Certainement, Tzara avait quelques précurseurs dans cette critique au
caractère lourd et dévitalisateur de la moralité chrétienne et, spécialement, de
la piété. Par exemple, bien que dans un contexte très différent à Tzara,
Bergson découvre dans la piété une aspiration dissimulée à diminuer, à "s’
humilier" :
La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu'à la désirer. ...
L'essence de la pitié est donc un besoin de s'humilier, une aspiration à
descendre.3
Mais, qui a développé la critique plus ferme à la morale chrétienne est, sans
doute, Nietzsche. Ce philosophe découvrait comment la morale chrétienne, et
surtout la piété —"l'origine de toutes les vertus" —nous enfonce, elle nous
sépare de notre puissance vitale : dans un mot, il porte dans elle la négation de
la vie, ou le nihilisme. 4Et il n'y a pas de doute que la critique de Tzara suivra
cette ligne critique de Nietzsche :
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
Dada Zurich - Paris, p 144.
3
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, P.U.F, Paris, 1993, p 14.
4
En ce qui concerne la connexion entre la négation de la vie et la lourdeur en Nietzsche, Deleuze
comente : " Bas et vil désignent le triomphe des forces réactives, leur affinité avec le négatif, leur
lourdeur ou pesanteur." Nietzsche et la philosophie, p 98.
56
La pitié est en opposition avec les affections toniques qui élèvent l'énergie du
sens vital: elle agit d'une façon dépressive … on a fait d'elle [la piedad] la
vertu, le terrain et l'origine de toutes les vertus. Mais il ne faut jamais oublier
que c'était du point de vue d'une philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait
sur son bouclier la négation de la vie. Schopenhauer avait raison quand il
disait: La vie est niée par la pitié, la pitié rend la vie encore plus digne d'être
niée — la pitié, c'est la pratique du nihilisme. 1
Pour sa part, Tzara n'est pas moins soucieux. Il affirme dans le même
manifeste de 1918 que cette atmosphère de lourdeur et de négation de la vie
(mais avec l'aspect de bonté, aussi douce que du chocolat), il est combiné
avec d'autres aspects malades de la civilisation européenne que nous avons
déjà mentionnée (la commercialisation d'idées et le foncé désir de
domination), et il a déjà infecté le corps de tous les hommes. Tzara déclare, de
manière virulente, l'opposition radicale de Dada à cette maladie et à la
lourdeur de la morale et de la piété, diffusées par les philosophes, intéressés et
mesquins :
La moralité est l'infusion du chocolat dans les veines de tous les hommes.
Cette tâche n'est pas ordonnée par une force surnaturelle, mais par le trust des
marchands d'idées et accapareurs universitaires. … En collant les étiquettes, la
bataille des philosophes se dechaîna (mercantilisme, balance, mesures
méticuleuses et mesquines) et l'on comprit pour la seconde fois que la pitié est
un sentiment, comme la diarhée aussi, en rapport au dégoût qui gâte la santé,
immonde tâche de charognes de compromettre le soleil.
Je proclame l'opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blénoragie
d'un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte
acharnée, avec tous les moyens du
Dégoût dadaïste.2
1
La généalogie de la morale, en Oeuvres philosophiques complètes, t VII, Avant-propos, 5, p 219.
2
Dada Zurich - Paris, p 144 (les trois paragraphes sont consécutifs). Il convient de souligner que
peut-être les fragments les plus critiques que Tzara dirige à la philosophie sont ceux qui sont mis en
rapport avec la piété. Ainsi, à un autre moment, Tzara dit en faisant allusion à la "piété
philosophique " : " Ceux dont l'incertitude s'étale en prétentions et l'orgueil monte sous forme de
salive cérébrale, ceux pour qui les marécages et les excréments ont déterminé la règle de pitié
philosophique, verront un jour ou l'autre l'incommensurable malédiction déchirer leurs muscles
sales et faibles." O.C., t 1, p 414.
57
Par conséquent, il n'est pas étrange qu'une des tâches principales de Dada
consiste en " démoraliser partout " et en reconstituer un monde fécond avec "
les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu" :
Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l’organisation sociale: démoraliser
partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la
roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de
chaque individu. 1
De cette manière, on peut dépasser la lourdeur de la morale et de la piété et
même l'antichristianisme même. 2La puissance et la légèreté (le nôtre et du
monde) récupérées, permettent de voir d'une autre manière —d'une manière
presque païenne —les figures sacrées de la religion chrétienne, comme
montre largement Tzara :
L'essai de Jesus et la bible couvrent sous leurs ailes larges et bien-veillantes: la
merde, les bêtes, les journées.3
... les 3 lois essentielles, qui sont celles de Dieu: manger, faire l'amour et
chier...4
... Dieu est en rut.5
Dieu n’est pas à l’hauteur. Il n’est même pas dans le Bottin. Mais il est tout de
même charmant. 6
1
Dada Zurich - Paris, p 143.
2
Le dadaïste japonais Takahashi dit que "Dada était antéchrétien" en faisant allusion spécialement à
Tzara et à Picabia (Shinkichi Takahashi, "Dada to zen", article cité, p 13). En ce qui concerne
Picabia, fait allusion à son oeuvre intitulée Jésus - Christ rastaquouère. Michel Sanouillet, pour sa
part, dit de cette oeuvre de Picabia : "Dans l’ensemble, cet “évangile” d’un nouveau genre s’inspire
assez nettement des ouvrages de Nietzsche ". (Dada à Paris, p 230). Étant certain cet esprit
antéchrétien, Dada le dépasse à sa manière.
3
Dada Zurich - Paris, p 142. À une autre occasion, Tzara dit : " l'hystérie douceâtre de Jésus".
O.C., t 1, p 415.
4
O.C., t 1, p 379.
5
O.C., t 1, p 386.
6
O.C., t. 1, p 388. Tzara n'est pas le seul dadaïste qui est appliqué à cet exercice. Giovanni Lista
58
nous parle d'un code dadaïste à auquel on adapterait un message de Fiozzi y Cantarelli envoyé à
Tzara, qui finit de la manière suivante : "cul-Dieu Dada." "Tristan Tzara et dadaïsme l'italien",
Europe, n.º 555-556, p 184.
59
1.4 Contre la fausseté de l'intelligence et la logique
1.4.1 L'intelligence est incapable de saisir la vie
“Le contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité
devant les agents de police — cause de l'esclavage”, disait Tzara. Il s'agira
donc de voir de quelle manière la logique nous immobilise et elle nous sépare
de la vie. Mais avant de parler spécifiquement de la logique, il conviendrait de
considérer d'abord, comme nous ferons dans cette section, l'intelligence dont
elle naît et avec laquelle elle s’articule.
Voyons ce qui dit Tzara sur l'intelligence dans son "Conférence sur Dada"
en 1922 :
L'intelligence est une organisation comme une autre, l'organisation sociale,
l'organisation d'une banque ou l'organisation d'un bavardage. Un thé mondain.
Elle sert à créer de l'ordre et à mettre de la clarté là où il n'y en a pas. Elle sert
à créer la hiérarchie dans l'état. A faire des classifications pour un travail
rationnel. A séparer les questions d'ordre matériel de celles d'ordre moral, mais
de prendre très au sérieux les premières. L'intelligence est le triomphe de la
bonne éducation et du pragmatisme. La vie, heureusement, est autre chose, et
ses plaisirs sont innombrables. Leur prix ne s'évalue pas en monnaie
d'intelligence liquide.1
Tzara nous présente ici une intelligence qui a essentiellement une fonction
sociale et utilitaire. Certainement l'intelligence (organisée comme une banque
ou la société) sert pour beaucoup de choses (créer hiérarchie, ordonner,
classer, etc.), mais précisément étant tellement utile, se lui échappe
l'essentiel : la vie.
Mais, pourquoi l'intelligence est incapable de saisir la vie ? Ce que Tzara
découvre dans l'intelligence humaine est sa tendance à mécaniser la pensée et
créer un monde artificiel, séparé des flux et des mouvements vitaux :
Je déteste l’artifice et le mensonge, je déteste le langage qui n'est qu'un artifice
de la pensée, je déteste la pensée qui est un mensonge de la matière vivante, la
1
O.C., t. 1, p 420.
60
vie se meut en dehors de toute hypocrisie...1
L'idée, préconçue et immuable des notions abstraites, entraîne forcément une
mécanisation de la pensée. Or, la variété et le mouvement expriment mieux la
circulation du sang et de la vie.2
Il convient d'ajouter que, évidemment, Tzara ne critique pas toute pensée
mais la pensée "mécanisée", pensée qui s'appuie dans les notions abstraites,
ou plutôt, dans les idées déjà faites et inamovibles que celles-ci conservent.
Mais, encore ainsi, cette attaque de Tzara contre l'intelligence peut sonner
choquant, puisque pour beaucoup de gens, l'intelligence a supposé la base des
réalisations plus hautes que l'humanité. Un nihilisme de Tzara ? Une fois de
plus, nous dirons que non. À ce sujet, surtout, il est important de rappeler
qu'un des philosophes les plus respectés de l'époque, Bergson, indiquait
précisément le caractère immobile ou inmobilisateur de l'intelligence et son
incapacité pour saisir la vie. Voyons quelques fragments de ce philosophe,
pour lequel aussi "la vie déborde l'intelligence" :
… uniquement préoccupé de souder le même au même, l’intelligence se
détourne de la vision du temps. Elle répugne au fluent et solidifie tout ce
qu’elle touche. Nous ne pensons pas le temps réel. Mais nous le vivons, parce
que la vie déborde l’intelligence.3
… notre pensée, sous sa forme puremente logique, est incapable de se
représenter la vraie nature de la vie, ... aucune des catégories de notre pensée,
unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s'applique
1
O.C., t 1, p 626.1924). Bergson, pour sa part, voit une relation étroite entre l'intelligence ou la
pensée logique et la matière inerte : " Telle sera, en effet, une des conclusions du présent essai.
Nous verrons que l'intelligence humaine se sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets
inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre
industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l'image des solides, que notre
logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la
géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l'intelligence n'a
qu'à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l'expérience..."
L'évolution créatrice, p V.
2
O.C., t 1, p 614.
3
L'évolution créatrice, P.U.F, Paris, 1994, p 46.
61
exactement aux choses de la vie…1
1.4.2 La fausseté de la logique
Cette dernière citation de Bergson servira de pont à passer à la critique de
Tzara à la logique. Pour Tzara, la logique est "toujours fausse" et constitue "le
squelette immobile de la pensée". Tzara insiste sur la façon d’agir mécanique
de la logique, en sa manière de relier les notions à partir de son "extérieur
formel" :
La logique constitue le squelette immobile de la pensée. 2
La logique est une complication. La logique est toujours fausse. Elle tire les
fils des notions, paroles, dans leur extérieur formel, vers des bouts des centres
illusoires. 3
Pour Tzara une pensée qui s'appuie dans ce faux mouvement mécanique et
formel de la logique, ne peut pas saisir la vie (ou saisir le temps réel, comme
disait Bergson). Au contraire, comme il affirme ici, il nous porte à un lieu
vide ("centres illusoires"). Puisque la logique n'est pas précisement formée
pour saisir la réalité, Tzara conclut que la logique n’est qu'une simple
convention sociale et culturellement admise. Il n'est pas étrange qu'on fasse
d'elle d'autres utilisations —utilisations nécessaires pour le selfcleptomane et
pour l'intellectuel ambitieux : ainsi pour la promotion sociale ou politique.
Dans un mot, la logique est faite à mesure de "cette sale hallucination qui
s'appelle l'homme " dont le profil nous avons déjà décrit :
La logique est une convention adoptée par le minimum d'aptitudes qui
caractérise cette sale hallucination qui s'appelle l'homme. La logique n'existe
donc pas. Les petits Barrès l'emploient pour se faire un siège de député.4
1
L'évolution créatrice, p VI.
2
O.C., t 1, p 577.
3
Dada Zurich - Paris, p 144.
4
O.C., t 1, p 577. Tzara disait : " abolition de la logique, danse des impuissants de la création:
dada" (1.2.4). Généralement, les observations que Tzara fait de la logique sont développées dans
62
Par conséquent, la logique comme l'intelligence a fondamentalement, pour
Tzara, une fin sociale, une fin utilitaire. Nous indiquerons de nouveau que
Tzara n'est pas seule dans cette observation. Bergson indiquait déjà, de son
point de vue, le caractère utilitaire de l'intelligence :
Combien n'est-il pas plus simple de s'en tenir aux notions emmaganisées dans
le langage! Ces idées ont été formées par l'intelligence au fur et à mesure de
ses besoins. Elles correspondent à un découpage de la réalité selon les lignes
qu'il faut suivre pour agir commodément sur elle. Le plus souvent, elles
distribuent les objets et les faits d'après l'avantage que nous en pouvons tirer,
jetant pêle-mêle dans le même compartiment intellectuel tout ce qui intéresse
le même besoin.1
À ce caractère utilitaire de l'intelligence, Tzara donnait une valeur plus
directement politique que Bergson (pour Tzara, il créait la hiérarchie dans
l'état), comme nous avons aussi vu en ce qui concerne la logique.
Rien de surprenant que la logique favorise le maintien du système social en
vigueur et favorise notre impassibilité devant ce système. Or, manque voir
comment la logique tyrannise l'individu d'autres manières, comme nous
verrons dans les prochaines sections.
1.4.3 L'explication : justifiación a posteriori
En 1931, Tzara nous dit que dans le mouvement Dada il existait une
tendance à “répudier la logique et surtout la croyance établie qu'elle pouvait
tout expliquer.” 2 Pour lui, les explications et les théories limitent notre
liberté:
un contexte d'affirmation de la créativité. Tzara oppose la logique à la création. N'est pas que la
logique ne soit pas considérée une création ("Marié à la logique l'art vivrait dans l'inceste ". Ibíd. ),
mais, comme d'autres créations humaines vieillies, déjà transformée en une construction carcérale.
1
Bergson, La pensée et le mouvant, p 32.
2
O.C., t 5, p. 19. La répugnance de Tzara aux explications, est spécialement intense dans quelques
domaines : " me répugne d'identifier les hypothèses explicatives (probable asphyxiant) aux
principes de la vie, de l'activité, de la certitude." O.C., t 1, p 401.
63
... Dada étant tout à fait contre les explications. Les explications, méthode
logique entraînant forcément les dogmes, les théories. Or nous voulons être
LIBRES. C'est-à-dire nous voulons vivre sans loi, sans règlement, chacun de
nous ne veut pas se laisser entraîner par les idées ou par la personnalité des
autres, mais vivre.1
Dit ceci, nous croyons qu'il vaut la peine voir près du fragment suivant,
puisqu'il sert à comprendre concrètement la fausse perspective dans laquelle
s’installent les explications. Tzara souligne que les explications ne rendent
pas compte "précise" de l'acte, mais sont plutôt des justifications ou des
"concessions" élaborées a posteriori :
Tout est incohérent. Le monsieur qui se décide de prendre un bain, mais qui va
au cinéma. L'autre qui veut rester tranquille, mais qui dit ce qui ne lui passe
même pas par la tête. Un autre qui a une idée exacte sur quelque chose, mais
qui n'arrive qu'à exprimer le contraire dans des paroles qui pour lui sont une
mauvaise traduction. Aucune logique. Des nécessités relatives découvertes à
posteriori, valables non du point de vue de leur exactitude, mais comme
explications. Les actes de la vie n'ont ni commencement ni fin. Tout se passe
d'une manière très idiote.2
Si vous me demandez pourquoi j'ai écrit « l'anti-Aragon Radiguet » je ne
pourrai pas vous répondre, avec ma meilleure volonté, et même si je trouvais
une explication (concession) elle serait fausse 3
Si Tzara rejette appliquer le schéma explicatif aux actes, bien plus résiste à
1
O.C., t 1, p 571.
2
O.C., t 1, pp. 422-423. dans son livre sur le Bergson, Vladimir Jankélévicht, il fait une réflexion,
en un certain sens, proche à celle-ci de Tzara : " Après l'acte accompli on a le temps, on trouve
toujours de quoi se justifier devant la logique, et l'on se hâte d'escamoter la vérité sincèrement
entrevue sous le fragile amoncellement des « bonnes raisons ». Puis l'on oublie tout à fait cette
cause véritable, et la justification rétrospective acquiert définitivement le privilège d'avoir engendré
l'acte décisoire." (Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, P.U.F., Paris, 1989, p 62). Dans cette
même oeuvre, Jankélévitch soulignera de même le caractère non contemporain (et même, non
temporaire) des explications : " L'explication n'est précisément jamais contemporaine des choses à
expliquer: elle substitue à l'histoire empirique des événements l'histoire intelligible des
phénomènes, ... dans une « explication » le moraliste ou l'historien sont fictivement postérieurs à la
chronique déroulée. L'explication n'est donc pas seulement l'abolition du temps, ... l'acte même
d'expliquer suppose le temps aboli, la chronique déroulée. " (Ibid. , p 59).
3
Lettre de Tzara à Breton, présentée par Michel Sanouillet dans Dada à Paris, p 459.
64
appliquer ce schéma à l'ensemble de l'existence. Notre auteur paraît
considérer qu'expliquer est entrer dans un jeu qui réduit la vie, en l'installant
dans nos catégories limitées et rigides et ensuite la complique faussement, en
introduisant des éléments transcendantes qui nous emmènent au-delà d'elle :
causes, buts ou dernières justifications. Précisément pour cette raison, Tzara
refusera d'expliquer ce qu'est Dada, en situant celui-ci au même niveau de
l'existence et de son caractère inexplicable :
Je sais que vous vous attendez à des explications sur Dada. Je n'en donnerai
aucune. Expliquez-moi pourquoi vous existez. Vous n'en savez rien. Vous me
direz: J'existe pour créer le bonheur de mes enfants. Au fond vous savez que
ce n'est pas vrai. Vous direz: J'existe pour sauvegarder ma patrie des invasions
barbares. Ce n'est pas suffisant. Vous direz: J'existe parce que Dieu le veut.
C'est un conte pour les enfants. Vous ne saurez jamais pourquoi vous existez
mais vous vous laisserez toujours facilement entraîner à mettre du sérieux
dans la vie. Vous ne comprendrez jamais que la vie est un jeu de mots...1
Finalement, nous indiquerons que Tzara verra une relation étroite entre la
recherche d'explications, causes, fins, etc., avec l'esprit bourgeois, il s'ensuit
que "la nécessité de chercher des explications" se ressemble à la
selfcleptomanie :
... chaque bourgeois ... cherche les causes ou les buts (suivant la méthode
psycho-analytique qu'il pratique)...2
Le besoin de chercher des explications à ce qui n'a pas d'autre raison que d'être
fait, simplement, sans discussions, avec le minimum de critère ou de critique,
ressemble à la self-cleptomanie…3
1
O.C., t 1, p 419.
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
O.C., t 1, p 408. Tzara, comme nous voyons, dit parfois "selfcleptomanie" et d'autres "selfcleptomanie". En ce qui concerne cette dernière citation, nous soulignerons que la revendication de
ce qui est qui est un "fait" simplement (spécialement en ce qui concerne la vie et l'activité
humaine), est, pour Tzara, l'affirmation du fait réel et concret, de nature simple ou d'une simplicité
naturelle, vitale, face aux fausses complexités spéculatives et abstraites de l'intelligence. N'est pas
que le fait vital n'est pas "complexe", mais est d'une complexité d'un autre ordre, ordre que
l'intelligence —ou son oeuvre, la science —peut difficilement arriver à déchiffrer : " typographie
des premières sensations, trop simple pour être déchiffrée si vite par les capitaines de la science."
O.C., t 1, p 408.
65
1.4.4 Les sciences : systématisation et normalisation
La répugnance de Tzara aux explications augmente quand celles-ci se
transforment en système et se nous impose, comme se produit trop fois avec la
science. Dans la citation suivante on observera comme la science, que prétend
donner une image objective de la réalité, finit en nous donnant une image
pauvre de cette dernière et de nous. Ainsi, selon Tzara, la science nous dit que
"nous sommes les serviteurs de la nature " :
La science me répugne dès qu'elle devient spéculative-système, perd son
caractère d'utilité — tellement inutile — mais au moins individuel. Je hais
l'objectivité grasse et la harmonie, cette science qui trouve tout en ordre. ... La
science dit que nous sommes les serviteurs de la nature: tout est en ordre,
faites l'amour et cassez vos têtes.1
Comme Tzara dit juste avant ce fragment, “On observe, on regarde d’un ou
plusieurs points de vue, on les choisit parmi les millions qui existent.
L’expérience est aussi un résultat de l’hazard et des facultés individuelles”. 2
Malgré la multiplicité de points de vue existants (chacun avec son utilité
propre), la science nous impose une seule perspective et dit que tout
fonctionne (y compris nous-mêmes) selon son modèle d'explication. C'est cet
effet terrible d’homogénéiser et normaliser des sciences à auquel Tzara
propose de résister. 3
Naturellement, et peut-être bien plus, Tzara dénonce le même type de
problème dans les sciences de l'homme, comme l'ethnographie (ou
1
Dada Zurich - Paris, p 143. Il s'ensuit que Tzara conclue ce fragment : " Je suis contre les
systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n'avoir par principe aucun." D'autre part,
Tzara montre son antipathie par une certaine curiosité maladive, purement théorique ou
spéculative, et qui est dans le centre de l'explication. Voir O.C., t 1, p 420.
2
Ibíd.
3
Il disait déjà Nietzsche en ce qui concerne la physique : "L'idée que la physique n'est, elle aussi,
qu'une interprétation du monde, une adaptation du monde (à notre propre entendement, si j'ose dire)
et non pas une explication du monde, commence peut-être à poindre dans cinq ou six cerveaux".
Nietzsche, Par-delà bien et mal, en Oeuvres philosophiques complètes, t VII (textes et variantes
établis paire Giorgio Colli et Mazzino Montinari), Gallimard, Paris, 1987, I, 14, p 32.
66
psychologie des peuples) et la psychanalyse. Ces sciences, pour lui, ne
respectent pas les différences individuelles ; au contraire, ils essayent d'offrir
une image homogène de l'homme. Et ils l'offrent, mais au prix de le banaliser
et le régulariser.
Ainsi, la science qui prétend rendre compte de l'"âme des peuples" (à
laquelle Tzara appelle "ethnographie"). 1Tzara soutient que seulement les
"généralités plus banales" de celle-ci arrivent à être connues. De la sorte, les
jugements qui affirment "l'Allemand est ainsi, l'Américain ainsi…" 2Mais, si
nous contrastons ces jugements avec la réalité, nous nous trouvons très
fréquentement avec les cas contraires. 3Les "psychologues " répondent alors à
cette objection en disant que ce qu'un a observé sont des exceptions à la règle.
Mais précisément, ces "exceptions" sont celles qui intéressent Tzara :
Mais comme il n'y a que les exceptions qui m'intéressent, tout le système des
bavardages ethnographiques est bon à mettre dans un tiroir profond. Dans ce
tiroir il retrouvera les autres systèmes trop affirmatifs et tout ce qui, d'une
façon puérile, donne l'explication à tous les mystères. 4
De fait, pour notre auteur, les hommes, les individus sont exceptionnels,
singuliers, "différents", il n'y a aucune base commune entre eux, ni cérébrale
ni psychique :
Les hommes sont différents, c'est leur diversité qui en crée l'intérêt. Il n'y a
aucune base commune dans les cerveaux de l'humanité. L'inconscient est
inépuisable et non contrôlable. Sa force nous dépasse. Elle est aussi
mystérieuse que la dernière particule de cellule cérébrale. Même si nous la
connaissons, qui ose affirmer que nous pourrions la reconstruire viable et
1
O.C., t 1, p 599.
2
Ibíd.
3
Pour Tzara le même phénomène passe dans différents domaines : " Cela se passe dans la société, et
dans les affaires, dans l'individu bousculé par des manques psycho-analytiques et dans tout ce qui
distingue une constellation vivante d'un fauteuil inanimé. L'homme est souvent un fauteuil
commode, dans lequel vous pouvez placer n'importe quelle idée ou n'importe quelle parole." Ibíd.
4
Ibíd.
67
génératrice de pensées? 1
Croit-on voir trouvé la base psychique commune à toute l'humanité? 2
Par conséquent, conviendrait de se demander pourquoi le type moyen qui
donne la psychologie aurait plus de valeur que le type exceptionnel, et en
même temps, qui s’ajuste dans ce modèle. Ne sera pas que on construit un
homme type ou que on prend de la réalité le type dégénéré, ce qui est
selfcleptomane, le bourgeois ? Il convient d'indiquer qu'un soupçon de cet
ordre on trouve dans le dadaïste Raoul Hausmann :
... es una burda equivocación de la ciencia operar cada vez más sólo con el
tipo burgués como hombre normal y llamarlo hombre natural, sin ver que este
tipo no es una forma eterna, válida universalmente. 3
Et dans la critique que Tzara effectue à la psychanalyse on confirme ce
soupçon. En effet, Tzara verra dans la psychanalyse, non seulement un mode
de pensée bourgeoise —comme nous avons vu à la fin de la section
précédente—, mais une manière de perpétuer la bourgeoisie, puisque "endort
les penchants anti-réels " :
La psychoanalyse est une maladie dangereuse, endort les penchants anti-réels
de l'homme et systématise la bourgeoisie. 4
Dans ce dormir les penchants anti-réels nous pouvons voir une
1
O.C., t. 1, p 421.
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
Raoul Hausmann, p 244.
4
Dada Zurich - Paris, p 143. À un autre moment, Tzara souligne la banalité en se référant au
psychanalyste Jung : " le Dr Jung ayant mangé les pieds de son épouse les produits s'appellent
psycho-banalyse." (Dada Zurich - Paris, p 164). D'autre part, nous dirons que le psychanalyste
Germán L. Garcia, souligne que “Max Ernst, Hans Arp y Tristan Tzara leían a Freud —
que no estaba traducido— en el idioma original, mientras que los surrealistas de
Breton lo conocían de segunda mano y mantenían cierta distancia.” (“Lacan saluda a
Tristán Tzara”, en VV.AA., ¿Conoce usted a Lacan?, Paidós, Barcelona, 1995, p. 165). Sur le
Tzara —après Dada — et la psychanalyse, voir aussi H Béhar, "Le vocabulaire freudiste et marxien
de Tzara dans Grains et issues ", Mélusine, n.º V, 1983, pp. 101-114.
68
dénonciation à leur caractère normalisateur. 1
Nous voyons comme Tzara dénonce que la science prend comme
paramètres l'ordre social existant, et comment ces paramètres renforcent ou
ratifient cet ordre en vigueur. 2
1.4.5 Contre la philosophie dialectique
Mais non seulement les sciences veulent nous soumettre sous leur système
et nous homogénéiser, renforçant ainsi l'ordre en vigueur. Aussi la philosophie
veut nous immobiliser sous son caractère systématique, de même complice de
l'ordre social établi. Spécifions : il est évident que, dans ses nombreuses
critiques à la philosophie et aux philosophes, Tzara attaque essentiellement à
la philosophie dialectique (comme il la comprend), philosophie systématique,
totalisatrice par excellence. Les références fréquentes à la dialectique, qu'ils
accompagnent souvent les critiques à la philosophie, ne laissent lieu à des
doutes de cela.
Ainsi, dans un fragment déjà cité dans la section 1.2.3, il disait Tzara :
Les débuts de Dada n'étaient pas les débuts d'un art, mais ceux d'un dégoût.
Dégoût de la magnificence des philosophes qui depuis 3.000 ans nous ont tout
expliqué (à quoi bon?) ... dégoût enfin de la dialectique jésuite qui peut tout
expliquer et faire passer dans les cerveaux pauvres des idées obliques et
obtuses n'ayant pas de racines ni de base, tout cela au moyen d'artifices
1
Tzara soulignera "des caractéristiques communes" entre la méthode psychanalytique et certaines
pratiques institutionnels : " Certains médecins appliquent une méthode pour guérir les maladies
mentales, ayant des traits communs avec celle des juges d'instruction et des confesseurs
catholiques." (O.C., t 1, p 263). De ce point de vue elle n'est pas étrange qui Tzara préfère une
réconciliation avec lui même avant qu'une réconciliation avec le statu quo : " Comme ces doctes
analystes de la géographie nerveuse, j'entreprends l'exploration de ma sensibilité, sans méthode et
sans chronologie. Je me promets des découvertes qui me réconcilieront avec moi-méme." Ibíd.
2
Nous trouvons une importante proximité entre cette critique et Nietzsche, pour lequel, comme
commente Deleuze, la science, se soumet effectivement "à l'idéal et l'ordre établis" : " Jamais
comme aujourd'hui, on n'a vu la science pousser aussi loin dans un certain sens l'exploration de la
nature et de l'homme, mais jamais non plus on ne l'a vue pousser aussi loin la soumission à l'idéal et
à l'ordre établis." Nietzsche et la philosophie, p 83.
69
aveuglants et d'insinuantes promesses de charlatans.
La philosophie explique tout, mais à quoi bon? se demande en le premier
fragment Tzara. Dans un autre lieu, l'interrogation est rendue plus précise.
Tzara met en question l'effet vital tant des explications comme des théories
philosophiques :
A quoi nous ont-elles servi les théories des philosophes? Nous ont-elles aidé à
faire un pas en avant ou en arrière? Où est « avant » où est « arrière »? Ontelles transformé nos formes de contentement? 1
La réponse à la question de si la philosophie a augmenté nos manières de
"contentement " ou de joie ne peut pas être plus que négative compte tenu de
ce qui a été dit dans le point 1.3. Là nous avons vu comme "les usines de la
pensée philosophique " produisaient quelque chose de plus proche à la
maladie qu'à la joie : la morale pieuse. Par conséquent, la philosophie ne nous
emmène pas en avant mais plutôt "en arrière ", comme avait déjà observé
Nietzsche en se référant à la philosophie dialectique :
… la divine dialectique, née du bien, qui mène à tout ce qui est bien (qui nous
ramène en quelque sorte « en arrière »)…2
Pour Tzara, en outre, la dialectique "divine" ou chrétienne ("jésuite ")
révèle souci de dominion et manque d'honnêteté. Nous l'avons vu dans la
première citation de ce point : la dialectique impose dans les cerveaux
pauvres ses idées sans base à travers des promesses et des stratagèmes
aveuglantes. À un autre moment, nous avons aussi vu (1.2.3) ces deux
caractéristiques de la dialectique, leur volonté de dominer et la manière
indirecte de le faire : “La façon de regarder vite l'autre côté d'une chose, pour
imposer indirectement son opinion, s'appelle dialectique... ”.
Et si la dialectique ne nous conduit pas en avant, vers la joie (plutôt elle
nous emmène à la tristesse, avec sa même manière d’agir) non plus il ne nous
conduit pas à la connaissance. En effet, avec la "machine " dialectique on
arrive aux mêmes opinions que sans elle, et Tzara doute que la logique puisse
1
O.C., t 1, p 421.
2
Nietzsche, Volonté de puissance I, Gallimard, "Tel", I, 109, p 48.
70
aller dans son aide et démontrer "l'exactitude" de ses "opinions" :
Il n’y a pas de dernière Vérité. La dialectique est une machine amusante qui
nous conduit / d'une manière banale / aux opinions que nous aurions eues en
tout cas. Croit-on, par le raffinement minutieux de la logique, avoir démontré
la vérité et établi l'exactitude de ces opinions? 1
Non plus l'observation ne peut pas démontrer la vérité de ces dernières,
puisqu'il est impossible de comprendre tout les points de vue existants, et vu,
surtout, que l'expérience dépend des "facultés individuelles " et du "hasard" :
Les philosophes aiment ajouter à cet élément [la lógica]: Le pouvoir
d’observer. Mais justement cette magnifique qualité de l'esprit est la preuve de
son impuissance. On observe, on regarde d'un ou de plusieurs points de vue,
on les choisit parmi les millions qui existent. L'expérience est aussi un résultat
de l'hazard [sic] et des facultés individuelles.2
Toutefois, la machine raffinée de la dialectique élimine cette trop vaste
multiplicité de points de vue et il nous conduit à la banalité, dont il partait
avec ses opinions inexactes et ses idées sans base. 3
Par conséquent, pour Tzara, la dialectique ne contribue ni à la connaissance
1
Dada Zurich - Paris, p 143. Outre machine amusante, Tzara considère que la dialectique est un
"sport" : " le sport qui consiste à faire partir, parallèlement aux idées, des haleines qui courent et
qui discutent, est connu par nos plus forts dialectiens." (O.C., t 1, p 410). Tzara montre une
antiphatie claire par les discussions dialectiques. Il dit ainsi : "Les discussions philosophiques ne
m'amusent pas". O.C., t 1, p 412.
2
Dada Zurich - Paris, p 143. Il n'y a pas donc, pour Tzara, un point de vue privilégié, il s'ensuit
que dise que tout ce que vue est fausse : "La philosophie est la question: de quel côté commencer à
regarder la vie, dieu, ou les autres apparitions. Tout ce qu’on regarde est faux.”(ibíd). À un autre
moment Tzara dit "assez bêtes, comme tout propriétaire d'un point de vue." (Lettre à Breton, dans
Dada à Paris, p 467). Tzara indiquera, d'autre part, la relation étroite entre un point de vue
immuable, la logique et l'intelligence : "Si l'on est pauvre d'esprit, on possède une intelligence
sûre et inébranlable, une logique féroce, un point de vue immuable." O.C., t 1, p 420.
3
On pourrait relier cette conclusion de Tzara de la dialectique avec la critique que nous avons vue
en traitant l'intelligence logique ou la pensée mécanisée. Nous avons alors vu comme la pensée que
s'appuyait en les idées préconçues et immuables contenues dans les notions abstraites ne rendaient
pas compte de la variété et le mouvement réels. Or tant Nietzsche comme Bergson dénoncent
précisément que la dialectique se serve de concepts abstraits qui empêchent de saisir le mouvement
réel. Voir Deleuze, Le bergsonisme, p 38.
71
ni à l'amélioration des modes de vie des hommes. Il s'ensuit qu'il contribue au
maintien d'un système d'esclavage. De nouveau on peut souligner la
résonance entre les observations de Tzara et la pensée de Nietzsche. Comme
indique Deleuze en se référant à celui-ci dernier, la dialectique, se montre
incapable de créer "de nouvelles façons de penser" et de "sentir ", et il est que
la dialectique est "la pensée de l'esclave", pensée profondément "chrétienne" :
Elle [dialéctica] est la pensée dans la perspective du nihilisme et du point de
vue des forces réactives. D'un bout à l'autre, elle est pensée fondamentalement
chrétienne: impuissante à créer de nouvelles manières de penser, de nouvelles
manières de sentir.1
Enfin, elle [dialéctica] est la pensée de l'esclave...2
Par conséquent, l'antiphilosophie de Tzara il faut la comprendre dans ce
contexte de rejet à la dialectique, comme expresse clairement cette formule
investie de la dialectique hégélienne : "antithèse thèse antiphilosophie".3
Nous conclurons en indiquant que Tzara a sa manière propre de dépasser la
dialectique. Contrairement à les dialecticiens poussés par la passion triste de
domination, Tzara propose de vivre heureusement l'irréductible multiplicité
de points de vue ainsi que d'affirmer la contradiction ou les contraires (terme
plus commun dans ses documents dadas) donc la vie est l'"entrelacement" de
tous, comme il dit dans "le Manifeste Dada 1918" :
J'écris ce manifeste pour montrer qu'on peut faire les actions opposées
ensemble, dans une seule fraîche respiration; je suis contre l'action; pour la
continuelle contradiction pour l'affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre
et je n'explique car je hais le bon-sens.4
1
Nietzsche et la philosophie, p 183.
2
Nietzsche et la philosophie, p 224.
3
O.C., t 1, p 565. D'autre part, nous soulignerons que quelques articles de leur revue Dada et, deux
des sept manifestes de Tzara sont présentés surtout par le Monsieur "Aa l'antiphilosophe " :
"Manifeste de Monsieur Aa l'antiphilosophe " et "Monsieur Aa nous envoie ce manifeste". Sur les
articles, voir Dada Zurich - Paris, pp. 80,.87,.208 et 220.
4
Dada Zurich - Paris, p 142. Non seulement Tzara affirme la contradiction. Ball disait du
dadaïste : " Il sait que la vie s'affirme dans la contradiction." Ball, La fuite hors du temps, p 136.
72
... entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques,
des inconséquences: LA VIE.1
1.4.6 L'idiot : l'anti-homme
Comment s'échapper de toute cette condition de vie (selfcleptomanie et le
principe de propriété, l'instinct de domination des intellectuels, la lourdeur de
la morale et la piété, la fausseté de l'intelligence et la logique) qui emprisonne
à l'homme européen ? Une solution qui propose Tzara, surprenant mais
naturellement cohérent, est l'instauration du "idiot" partout. Et il est parce
que, peut-être, l'homme européen que tant sait, il peut uniquement être sauvé
en étant vidé, en s'oubliant de ce qu'il sait (“abolition de la mémoire: DADA;
abolition de l’archéologie: DADA”, dit le manifest de 1918).2 Comme nous
voyons dans le fragment suivant, contrairement à l'homme normal trop
contaminé par l'intelligence (l’"intelligent"), "l’ idiot", est un individu libéré
des limites de l'intelligence, frais et libre, un "anti-homme" :
L’intelligent est devenu un type complet, normal. Ce qui nous manque, ce qui
présente de l’intérêt, ce qui est rare parce qu’il a les anomalies d’un être
précieux, la fraîcheur et la liberté des grands antihommes, c’est / L’IDIOT /
Dada travaille avec toutes ses forces à l’instauration de l’idiot partout. Mais
consciemment. Et tend lui-même à le devenir de plus en plus.3
Pour Tzara, "être idiot" est une caractéristique du mode de vie des dadaïstes
en opposition avec l'homme "normal" ou intelligent, et avec d'autres valeurs
"sacrées" qui accompagnent celui-ci :
Être intelligent — respecter tout le monde — mourir sur le champ
d’honneur ... — voter pour un Tel — le respect de la nature et de la peinture
1
Dada Zurich - Paris, p 144.
2
Dada Zürich-Paris, p. 144.
3
O.C., t 1, p 384. Ceci n'est pas une revendication seulement de Tzara. Un pamphlet ou un tract
Dada intitulée " Dada soulève tout ", finit en disant que Dada demande l'"idiotie pure". Ce
document de création collective peut être vu dans l'oeuvre de Georges Ribemont-Dessaignes,
Dada, Champ Libre, Paris, 1974, pp. 32-33. Texte partiellement traduit dans castillan en Georges
Hugnet, La aventura dada, p 183.
73
— gueuler aux manifestations dada, —voilà la vie des hommes.
.... être idiot ... — être battu, être toujours le dernier — crier le contraire de ce
que l’autre dit — être la salle de rédaction et de bain de Dieu qui prend chaque
jour un bain en nous en compagnie du vidangeur, —voilà la vie des
dadaïstes.1
Naturellement, l'idée de "instaurer" l'idiot partout n’est qu'une partie des
propositions de Tzara et de Dada pour dépasser les problèmes de l'homme
européen. Dans les chapitres 2 et 3, nous verrons en détail les autres
propositions. Dans ce chapitre, nous devons encore voir un autre ensemble de
problèmes de la culture européenne : en rapport avec l'art.
1
O.C., t 1, p 386. Nous avons investi l'exposition des fragments pour mieux voir l'opposition entre
ce qui font les dadaïstes et ce que est « normale ».
74
1.5 Art européen
1.5.1 Contre le culte à l'art
Nous avons vu comment les sciences et la philosophie (ou la dialectique),
selon Tzara, ont l'effet de nous soumettre sous un ordre artificiel (qui n'est que
l'ordre établi) et de nous séparer de la vie. Qui passe avec l'art ? Comme on
peut imaginer d'un fragment déjà cité “... dégoût de la prétention de ces
artistes représentants de dieu sur terre... ” 1), l'attaque de Tzara dans le terrain
de l'art n'est pas moins ferme.
Or, ce que Tzara rejette avec toute force, avant que rien, est un certain culte
à l'art qui a été diffusé en Europe. Notre auteur dit que l'art et la beauté ont
remplacé la vieille idée de Dieu, et se sont transformés en nouvelles religions,
de là la phrase précédente "ces artistes représentants de dieu sur terre... ". Et
Tzara pense que ce culte à l'art a précisément commencé dans la Renaissance,
époque marquée par une grande prétention de l'homme, celle de dépasser à
Dieu :
On a détruit l'idée de Dieu, mais on l'a remplacée par d'autres religions, celles
de l'art et de la beauté.2
La Renaissance fut l'âge infernal du cynique; elle fut pour l'art un bordel:
l'anecdote et le charme partagèrent son domaine. L'illusion devint le but, et
l'homme voulait surpasser Dieu.3
Contre cet art transcendant (l'Art, la Beauté, en majuscules), Tzara et Dada
développeront une lutte résolue pour libérer à l'art de cette auréole sacrée —
qui limite notre liberté ou la liberté individuelle —en relativisant sa valeur par
rapport à la vie. Seulement ainsi, l'art récupérera son union perdue avec la vie.
Dans les prochains fragments —de Tzara et de Picabia respectivament— nous
verrons qu'on récuse la "valeur céleste", le caractère religieux qui imprègne à
1
O.C., t 1, p 423.
2
O.C., t 1, p 571.
3
Dada Zurich - Paris, p 134.
75
l'art et à la beauté:
L'art n'est pas la manifestation la plus précieuse de la vie. L'art n'a pas cette
valeur céleste et générale qu'on se plaît à lui accorder. La vie est autrement
intéressante.1 (Tzara)
Le principe du Mot BEAUTÉ n'est qu'une convention automatique et visuelle.
La vie n'a rien à faire avec ce que les grammairiens appellent la Beauté. ... Il
faut tarir cette source d'hommes et de femmes qui regardent l'Art comme un
dogme dont le Dieu est la convention acceptée. Nous ne croyons pas en Dieu,
pas plus que nous croyons à l'Art, ni à ses prêtres, évêques et cardinaux.2
(Picabia)
Après Dada, Tzara rappellera cette persistance de Dada dans des termes très
clairs : dépasser l'idée d'art comme religion, d'art comme valeur supérieure à
la vie, mettre un terme à cette prétention tyrannique, baisser l'art de ses
"hauteurs imaginaires", le mélanger avec la vie contingent des hommes, le
mettre, dans un mot, à la disposition de la vie ; il y ai là l'élan essentiel du
mouvement Dada :
Dada a essayé non pas autant de détruire l'art et la littérature, que l'idée qu'on
s'en était faite. Réduire leurs frontières rigides, abaisser les hauteurs
imaginaires, les remettre sous la dépendance de l'homme, à sa merci, humilier
l'art et la poésie, signifiait leur assigner une place subordonnée au suprême
mouvement qui ne se mesure qu'en termes de vie. L'art, avec un A majuscule,
n’inclinait-il pas à prendre sur l'échelle des valeurs une position privilégiée ou
tyrannique qui l'amenait à rompre tous liens avec les contingences humaines?
C'est en cela que Dada se proclamait anti-artistique, anti-littéraire et antipoétique.3
1.5.2 Contre l'art bourgeois
1
O.C., t. 1, p. 421.
2
Cité par Tzara en O.C., t 5, p 539.
3
O.C., t 5, p 353. Ce fragment peut être vu en castillan dans le prologue de Tzara à l'oeuvre de
Georges Hugnet, La aventura dada, p 9.
76
Or, ajoutons que l'attaque de Tzara au culte à l'art, en réalité, a un autre
aspect que nous n'avons pas mentionné. Ce culte limite notre liberté, non
seulement parce qu'il est une espèce de religion, mais aussi parce qu'il est
profondément uni à l'ordre établi, à la société bourgeoise. Dans l'origine de la
notion moderne de l'art, sont impliqués les deux aspects, comme expose en
détail Tzara dans un texte postérieur à Dada :
La notion d'art elle-même est d'origine relativement récente. Si seule l'image
de la sainteté est représentée au Moyen Age ... c'est seulement à partir de la
Renaissance que les seigneurs et les riches peuvent s'enorgueillir du droit de
voir leurs images immortalisées. La puissance remplace la spiritualité comme
les biens célestes sont transférés sur terre. Mais au fur et à mesure que cette
laïcisation de la noblesse se répand à de plus larges couches de la classe
possédante, le peintre lui-même prend aux yeux de la société figure de
magicien. N'est-il pas celui qui, par sa science, donne vie et immortalité aux
créatures représentées? Une part de sacré lui est accordée, tandis que
l'opération, la fabrication de l'oeuvre, est sujette à une sorte de respect
unanime, soumise à une mystérieuse vocation que dorénavant on appellera art.
Telle me semble être l'origine de cette notion aujourd'hui familière, de
l'ennoblissement du métier de peintre et de son ascension progressive sur
l'échelle des valeurs. 1
Ainsi, le tableau qui avant accueillait les figures religieuses, dans la
Renaissance, a commencé à recevoir à l'homme, et spécifiquement au puissant
du moment. Complexe processus de substitution qui nécessitait de
l'intervention de la main "sacerdotale" de l'artiste et de la sanctification du
tableau (ou d'une nouvelle sacralisation du tableau à travers l'idée de l’art et
de la beauté). 2De là, l'art comme religion.
Ce type d'art qui est inauguré dans la Renaissance, complice ou complaisant
de la classe dominante, pour Tzara, est encore maintenu, de diverses manières
et dans une plus grande ou plus petite mesure, au début du siècle XX. Par
1
O.C., t 4, p 386.
2
Walter Benjamin aussi place l'origine du culte à la beauté dans la Renaissance et indique sa
survivance au début de siècle —comme il fera Tzara : " Né au temps de la Renaissance, ce culte de
la beauté, prédominant au cours de trois siècles, garde aujourd'hui, en dépit du premier ébranlement
grave qu'il a subi depuis lors, la marque reconnaissable de cette origine." Walter Benjamin, "
L'oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ", en Oeuvres II, Poèsie et Révolution,
Editions Denoël, Paris, 1971, p 180.
77
exemple, il y a un type d'art qui vient directement de la tradition de la
Renaissance. Art imitatif ou illusionniste, art qui essaye encore de reproduire
la réalité. Tzara commente ce type d'art avec ironie : si la photographie
effectue mieux la fonction reproductrice qu’il se propose, elle réfute
pratiquement, par ainsi le dire, sa fonction ou son sens :
Les peintres, les techniciens, qui font très bien ce qu'un appareil
photographique enregistre beaucoup mieux, continueront le jeu.1
Mais non seulement dans le domaine des arts plastiques continue le jeu,
mais aussi dans la littérature. À ce sujet, Tzara indique à une certaine
littérature que décharge importantes doses de "sentiment", de "piété". Art
complaisant dans la mesure des désirs du "rupin " (richard), cet "art" non
seulement n'obstrue pas le bon fonctionnement de ses affaires, mais il lui offre
une manière de le consoler, de soulagement :
Depuis la Renaissance l'art fut: l'anecdote comme centre, comme principe;
c'est-à-dire histoire racontée au richard pour éveiller en lui un “sentiment”;
64 % de pitié, le reste: humilité etc. + l'oubli d'un instant incommode où l'on a
fait une bonne affaire. La moitié des écrivains sait cela et en profite, l'autre
moitié tente encore à chauffer l'oeuf de l'anecdote pour en faire de l'art — elle
spécule sur la courte tradition de quelques siècles. Mais elle sert le même
ventre, qu'elle n'a pas désiré ni prévu.2
Il est cet art complaisant, illusionniste et sentimental —vénéré par les
bourgeois comme l'Art : la Beauté—, la première chose qu'il faut détruire, tant
1
O.C., t 1, p 423. Quant au reste, celle-ci "reproduction " de la réalité est impossible, toujours il y a
un degré d'abstraction comme exprimeront conjointement Arp et Tzara : " Tout art, même imitatif,
contient une abstraction: soit dans la proportion, soit dans la couleur, soit dans la matière. Toute
oeuvre imitative est une transposition des rapports extérieurs dans un complexe d'un règne
différent. La photographie est l'abstraction de la moindre différence." (O.C., t 1, p 556). Les
multiples éléments conventionnels qui interviennent dans la photographie peut être vu en note de la
section 2.4.1. En O.C., t 5, pp. 75-76, Tzara retourne à ce sujet.
2
Dada Zurich - Paris, p 133. Dans le premier manifeste Dada, Tzara indique aussi le caractère
touché ou "sentimental" comme purement formel ou technique de l'art littéraire bourgeois, en
parlant de la poésie versifiée (largement renforcée dans la Renaissance) : " L'art était un jeu
noisette, les enfants assemblaient les mots qui ont une sonnerie à la fin, puis ils pleuraient et
criaient la strophe, et lui mettaient les bottines des poupées et la strophe devint reine pour mourir
un peu et la reine devint baleine, les enfants couraient à perdre haleine." (O.C., t. 1, p 358). Sur la
poésie versifiée, voir O.C., t 5, p 45.
78
dans le domaine des arts plastiques comme dans l'art littéraire. C'est pourquoi
Tzara exprimera clairement, dans deux documents visant à Picabia, son désir
de détruire cette beauté bourgeoise “BEAUTÉ & Co.”), déjà "ancienne" au
début du siècle XX et toutefois encore en vigueur :
Nous pourrons peut-être faire de belles choses, puisque j'ai une envie stellaire
et folle d'assassiner la beauté — l'ancienne naturellement avec clairons et
étendards ou près du feu, tranquillement.1
POUR L'ANÉANTISSEMENT DE L'ANCIENNE BEAUTÉ & Co.2
1.5.3 Cubisme et futurisme
Précisément l'intérêt de Tzara dans le courant de l'avant-garde se situe où
celle-ci essaye de dépasser ce type d'art imitatif ou illusionniste :
L'art illusionniste semble aux artistes modernes une mauvaise relation entre
l'intuition et le métier. Ils séparent ces deux éléments pour les rendre purifiés,
reliés par leurs rapports présents en chaque chose. / La conséquence les
conduisit à l'abstraction des limites et formes extérieures fondées sur la
recherche de la perspective et leur fit chercher de nouveaux matériaux adaptés
à la peinture plane.3
En ce sens, Tzara prêtera attention surtout au cubisme et au futurisme. Pour
Tzara, l'effort formel de ces deux groupes artistiques suppose une grande
avance en ce qui concerne l'art illusionniste ou représentatif. Mais Tzara verra
insuffisant ce processus de dépassement puisqu'une transformation seulement
formelle ne garantit pas la création d'un nouveau concept d'art. Quant au reste,
même dans l'exigence formelle, ils paraissent être au-dessous du nombre : il
restera encore des traces d'illusion, de représentation dans l'art de ces deux
mouvements. Il s'ensuit que, dans le fragment suivant, Tzara parle d'un objet
reconnaissable comme la "tasse", et que présente au cubisme et au futurisme
1
Lettre de Tzara à Picabia (de janvier 1919) en Dada à Paris, p 502.
2
Dada Zurich - Paris, p 154.
3
O.C., t 1, p 554.
79
comme un simple exercice optique ou formel, comme façons plus ou moins
originales de voir (et de représenter) cette tasse:
Le cubisme naquit de la simple façon de regarder l'objet: Cézanne peignait une
tasse 20 centimètres plus bas que ses yeux, les cubistes la regardent tout d'en
haut; d'autres compliquent l'apparence en faisant une section perpendiculaire
et en l'arrangeant sagement à côté. (Je n'oublie pourtant les créateurs, ni les
grandes raisons et la matière qu'ils rendirent définitive). Le futuriste voit la
même tasse en mouvement, succession d'objets un à côté de l'autre et ajoute
malicieusement quelques lignes-forces. Cela n'empêche que la toile soit une
bonne ou mauvaise peinture déstinée au placement des capitaux intellectuels.1
Par conséquent, dans la recherche formelle à auxquelles on livre ces deux
groupes, dans la tentative de dépasser les conventions uniquement
esthétiques, Tzara ne voit pas une façon effective d'altérer radicalement la
vieille alliance, la vieille complicité entre le pouvoir et l'art. 2Cette recherche
formelle non cause problèmes au statu quo, au système bourgeois, mais paraît
s’intégrer ou s’adapter parfaitement à celui-ci :
Nous ne reconnaissons aucune théorie. Nous avons assez des académies
cubistes et futuristes: laboratoires d'idées formelles. Fait-on l'art pour gagner
l'argent et caresser les gentils bourgeois? Les rimes sonnent l'assonance des
monnaies et l'inflexion glisse le long de la ligne du ventre en profil. Tous les
groupements d'artistes ont abouti à cette banque en chevauchant sur de
1
Dada Zurich - Paris, p 142. Mais Tzara ne cessera pas de souligner tout au long de sa vie
l'importance essentielle des découvertes du cubisme (à auquel comme nous verrons dans le chapitre
2, Tzara prend même comme modèle pour sa poésie). Ainsi, après Dada, il dira : " le cubisme avait
changé l'angle de vision du monde perceptible." (O.C., t 5, p 400). Et de fait, dans la citation du
texte, Tzara signale que, malgré la critique il n'oublie pas aux "créateurs" ni ses "grandes raisons".
En ce qui concerne la sculpture, Tzara se montre indifférent à la tendance imitative et optique de
cette dernière : " Zadkine est le point central entre les deux tendances de la sculpture française
contemporaine. Je parle de la sculpture des novateurs, et je laisse de côté Bourdelle et Maillol qui
continuent la tradition de Rodin, en voulant donner aux masses et aux surfaces une force au fond
imitative et impressionniste qui ne s'adresse qu'à l'oeil habitué." O.C., t 1, p 621.
2
Il convient d'ajouter que pour cette même raison Tzara considère aussi insuffisante, par exemple,
la rénovation formelle de Mallarmé dans le domaine de la poésie, au moins à quelques moments :
“ces malheureux Vers de circonstance, qui n'ouvrent les yeux que sur la platitude et l'esprit borné
de leur auteur. Je me considère volé par Mallarmé, car en relisant ses vers que j'ai aimés autrefois,
je ne puis y voir qu'un procédé mécanique de syntaxe purement extérieur et dont la relative beauté
réside dans le travail. C'est pour cela que la sympathie que certains cubistes « constructeurs » ont
pour lui, ne m'étonne pas.” O.C., t 1, p 418.
80
diverses comètes. La porte ouverte aux possibilités de se vautrer dans les
coussins et la nourriture.1
Cependant, Tzara ne paraît pas, en fin de compte, attaquer tant l'exercice
formel auquel se consacre le cubisme et le futurisme, comme la tentative de
l'imposer comme modèle normatif. En se transformant en "académies" ou
"écoles", en imposant un modèle esthétique, ils ne reproduisent pas le schéma
restrictif et tyrannique que Tzara dénonçait : la limitation de la liberté et la
créativité individuelles ? En cela, Tzara voit un clair mouvement de recul en
ce qui concerne les avances qui ont effectivement fait par rapport à l'art né
dans la Renaissance :
Les peintres cubistes et futuristes, qui devraient laisser vibrer leur joie d'avoir
libéré l'apparence d'un extérieur encombrant et futile, deviennent scientifiques
et proposent l'académie. Propagation théorique de charognes, pompe pour le
sang.2
Par conséquent, la "contamination" ou l'"infection " qui souffre l'art par
l'état de choses existantes est profonde. Il s'ensuit que Tzara dise : “L'ART A
BESOIN D'UNE OPÉRATION”, 3vu son caractère malade. Un art qu'il
n'inquiète pas radicalement à l'ordre établi, un art qui ne contribue pas à
libérer les puissances individuelles emprisonnées par cet ordre, peu a de
libérateur. Plutôt il s'agit d'un art servile, qui perpétue ce système à sa
manière, en reproduisant ses schémas oppresseurs et, à la fois, en maintenant
la couverture esthétique ou culturelle dont le système a besoin. 4
1.5.4 Contre les modèles esthétiques : pour un art spontané
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
O.C., t 1, p 409.
3
Dada 1916-1922, p 178.
Précisément la couverture que Tzara refuse. Ainsi, il dira : “Les principaux objectifs que Dada
veut démolir sont: le patriotisme, la religion et l'esthétique qui leur sert de couverture. Tandis que
les Futuristes et les Cubistes prétendaient changer les fondements de l'art, sans se soucier de la
structure morale de la société, Dada s'en attaquait à sa base même./ Pour eux, l'art n'était-il pas une
valeur éternelle?” O.C., t 5, p 565.
4
81
À Tzara le répugne toute tentative d'imposition d’un modèle ou un code
esthétique qui limite la libre activité créative de l'individu : non seulement le
modèle de beauté né dans la Renaissance et encore en vigueur dans une
grande mesure dans son époque, 1mais tout concept normatif de beauté.
Justement la critique aux groupes d'avant-garde, transformés en des
académies, a ce sens.
Et il est parce que, pour Tzara, en réalité, il n'y a aucune idée de beauté qui
peut avoir un caractère général ou une acceptation unanime. Naturellement,
ceci dit, la critique est "inutile " si prétend être objective :
Une oeuvre d'art n'est jamais belle, par decret, objectivement, pour tous. La
critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement, pour chacun, et sans
le moindre caractère de généralité. Croit-an avoir trouvé la base psychique
commune à toute l'humanité? 2
Et il demande de manière très radicale :
Qu'est-ce le Beau, la Vérité, l'Art, le Bien, la Liberté? Des mots qui pour
chaque individu signifient autre chose. Des mots qui ont la prétention de
mettre tout le monde d'accord, raison pour laquelle on les écrit la plupart du
temps avec des majuscules. Des mots qui n'ont pas la valeur morale et la force
objective qu'on s'est habitué à leur donner. Leur signification change d'un
individu à l'autre, d'un pays à l'autre.3
Par conséquent, toute tentative de dépasser la frontière subjective, lui paraît
à Tzara une prétention ingénue ou assez futile. Très souvent, ceci est le cas de
l’esthétique, dont les prescriptions peuvent être considérées comme un
insuffisant livre de recettes culinaire. C'est aussi le cas des critiques, lesquels
croient généralement que son goût est celui du "monde entier" :
L'esthétique est comme un livre de cuisine. Pour faire un bon plat, les recettes
ne sont pas suffisantes, il faut du talent et de la sensibilité. Les critiques sont
des gens heureux: ils savent pourquoi une oeuvre est bonne ou mauvaise (ils
Tzara dira, après Dada : “la beauté gréco-latine qui, depuis la Renaissance, a primé partout”. O.C.
t 5, p 427.
1
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
O.C., t 1, p 421.
82
ne disent pas qu'elle leur plaît ou leur déplaît). ... Mais les critiques sont en
général trop certains que leur goût est aussi celui du monde entier.1
Quant au reste, toute tentative d'explication du phénomène artistique est
stérile si on ne prend pas le point de vue actif, de la création, de la spontanéité
créative. Ainsi, si une certaine beauté il y a (et il les y a, sans doute, mais
plurielles et concrètes : “Nous pourrons peut-être faire de belles choses” disait
Tzara à Picabia) celles-ci sont à créer, sont à découvrir à travers le même
processus créatif et spontané, et non sur la base du "règlement de beau" et de
leur "contrôle" —et comme nous verrons dans le chapitre 2, l’ esthétique
Dada développera ce sujet, sans qu'elle tombe, comme nous croyons, dans une
nouvelle "recette culinaire "—:
Je ne crois pas non plus aux éléments moteurs de l'art, qui ne sont ni le
règlement du beau, ni son contrôle, ni sa conséquence; et qu'on trouverait
plutôt sur le pic à l'intersection de deux lignes parallèles, dans une formation
sous-marine d'étoiles et d'avions transchromatiques. Dans le sang des pierres,
peut-être, dans l'obscurité des métaux cellulaires et des chiffres et dans le saut
des images sous l'écorce des arbres.2
Après les jugements définitifs sur le beau ou la beauté, après le contrôle de
le beau, Tzara découvre une perspective réactive ou une ignorance profonde
de la puissance créative des individus, de la fécondité de notre imagination :
La beauté, aussitôt définie et classée, se couvre de champignons et de
poussière. Notre imagination est plus féconde qu'on ne le croit.3
Ainsi, Tzara rejette toute idée de beauté qui prétend être imposée, à travers
une théorie esthétique (par très nouvelle qu’elle soit). En cela, Tzara ne voit
1
O.C., t 1, p 606-607.
2
O.C., t 1, p 412-413.
3
O.C., t 1, p 614. Tzara paraît être très près de cette interrogation de Nietzsche et de sa réponse,
comme il est présente par Deleuze : “Plus que jamais, la question de Nietzsche s'impose: Qui
regarde le beau d'une façon désintéressée? Toujours l'art est jugé du point de vue du spectateur, et
d'un spectateur de moins en moins artiste. Nietzsche réclame une esthétique de la création, ... Selon
Nietzsche, on n'a pas encore compris ce que signifie la vie d'un artiste: l'activité de cette vie servant
de stimulant à l'affirmation contenue dans l'oeuvre d'art elle-même, la volonté de puissance de
l'artiste en tant que tel.” Nietzsche et la philosophie, pp. 116-117.
83
pas plus qu'un exercice de pouvoir, une limitation artificielle de l'artiste et du
spectateur, de l'individu en fin. Ancienne beauté ou beauté nouvelle, une fois
transformés en modèles, limitent de manière égale l'imagination ou la
fantaisie de chaque individu. De là la critique aux écoles artistiques et à toute
tentative de médiatiser l'activité artistique individuelle.
Comme conclusion de tout ce qui a été dit jusqu'à présent sur l'art, nous
soulignerons que Tzara perçoit qu'une transformation radicale de la
conception de l'art, non seulement passe par une transformation formelle, par
profonde qu’elle soit. C'est ce qui montre le cubisme et le futurisme. Ces
groupes (et surtout, le cubisme, pour Tzara) ont effectivement dépassé les
limites de la perspective, ont approfondi dans l'abstraction, ont libéré à
l'apparence des limites artificielles ou extérieurs, ils ont introduit des
matériaux nouveaux. Mais ils n'ont pas transformé la même notion d'art hérité
de la Renaissance. La insistance formelle de ces groupes artistiques ne
s'éloigne pas radicalement de la formule de la Renaissance de l'art par l'art.
Walter Benjamin, de fait, verra concrètement dans le futurisme
l'aboutissement de cette formule. 1
Et il est qu'il ne s'agit pas de mettre un terme uniquement à la tradition de
l'art Renaissance mais à sa sensibilité, avec la sensibilité qui donne lieu à
cette forme d'art. Il s'ensuit que Tzara dise qu'il s'agit de “détruire en nous
l'atavique sensibilité qui nous reste de la détéstable époque qui suivit le
quatrocento.” 2 Tzara, par conséquent, indique que le problème de l'art n'est
pas une question purement formelle, mais plus profonde, spirituelle même.
De fait, nous avons déjà vu que la notion d'art moderne naît dans un
“Fiat ars, pereat mundus [Que l'art s'effectue, même si le monde doit périr], tel est le mot d'ordre
du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction artistique d'une
perception sensible modifiée par la technique. C'est là évidemment la parfaite réalisation de l'art
pour l'art. Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe; elle s'est
faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à
vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle
esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser
l'art.”(“L'oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique”, Oeuvres II, p 210). Comme nous
verrons, Tzara —et Dada — échapperont à cette fausse bifurcation indiquée dans les deux
dernières phrases de Benjamin.
1
2
Dada Zurich - Paris, p 134.
84
contexte qui n'implique pas uniquement à l'art mais une conception générale
du monde. La naissance de l'art moderne a dû voir avec le nouveau statut
prépondérant que occupe spirituellement l'homme dans le cosmos (dans
lequel il n'est pas difficile de reconnaître à l'humanisme).
Logiquement, comme nous verrons dans le chapitre 3, il est à cette
conception même du monde qui Tzara —et Dada — feront face avec un art
cosmique, avec "un art pour la diversité cosmique ", dans lequel on révise et
transforment les notions de base —vie, homme —que lui servent de soutien
ou fondement.
85
1.6 Une politique Dada ?
Comment dépasser l'état de choses existant décrit jusqu'à présent ?
Donnée la gravité dans laquelle on a plongé la société et la culture de son
époque, Tzara ne peut confier ni en une solution partielle ni à une solution
facile ou immédiate. Tzara, en effet, indiquera l'ingénuité de ceux qui
proposent un traitement immédiate. 1
Non plus Tzara ne confiera pas à la formule de la politisation de
l'art.2Tzara, effectivement, signera en 1923 un manifeste intitulé "Manifeste
L'art prolétarien " conjointement avec quelques dadaïstes et d'autres artistes. 3
De ce manifeste nous extrayons quelques conclusions qui nous paraissent
spécialement significatives dans ce contexte. Ainsi, dans ce manifeste on
affirme que l'art ne peut représenter à aucune classe sociale, et que le
prolétariat et la bourgeoisie sont des "états" qui doivent "être dépassés". En ce
qui concerne l'art prolétarien, on indique spécifiquement que celui-ci n'est pas
conscient de soutenir la culture bourgeoise malade et son goût artistique
(conservateur), et cela est clairement fait manifeste dans son dédain au nouvel
art. D'autre part —et étonnamment—, on affirme que le communisme se
transforme en une "nouvelle forme de capitalisme", en une nouvelle façon de
perpétuer la bourgeoisie :
Le communisme est en train de devenir une affaire aussi bourgeoise que le
Ainsi l'ingénuité des manifestes —toujours logiques — qui promettent "le traitement instantané "
"de la syphilis politique " ou artistique : “Un manifeste es une communication faite au monde
entier, où il n'y a comme prétention que la découverte du moyen de guérir instantanément la
syphilis politique, astronomique, artistique, parlementaire, agronomique et littéraire. Il peut être
doux, bonhomme, il a toujours raison, il est fort, vigoureux et logique. ” O.C., t 1, p 378.
1
2
Celle-ci est une importante question de l'époque. Walter Benjamin indiquait d'une manière très
claire les termes de cette problématique dans le fragment cité en note à la fin de la section
précédente: d’ esthétiser la politique comme fait le fascisme (avec le futurisme) à la politisation de
l'art, faite par le communisme.
3
Voir ce manifeste en Kurt Schwitters, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1994, p 121. Toutes
les citations suivantes sur ce manifeste correspondent à cette seule page (traduction espagnole de ce
manifeste en Kurt Schwitters, Fundación Juan March, Madrid, 1982). Ce manifeste a été signé par
Théo Vont Doesburg et Chr. Spengemann, outre les dadaïstes Tzara, Hans Arp et Kurt Schwitters.
Ce manifeste est datée ainsi "Haye, 6-3-23".
86
socialisme majoritaire, une nouvelle forme de capitalisme. La bourgeoisie
utilise l’appareil du communisme ... comme un simple instrument de remise à
neuf de sa propre culture en décomposition (Russie). 1
Face à tout ceci on affirme que l'art doit "éveiller les forces créatives de
l'homme", en même temps que agir sur l'ensemble de la culture :
L'art doit simplement avec ses propres moyens, éveiller les forces créatrices de
l'homme...
L'art tel que nous le voulons, l'art n'est ni proléterien ni bourgeois, car il révèle
des forces suffisamment puissantes pour influencer la culture dans son
ensemble, au lieu de se laisser influencer par des rapports sociaux. 2
Cette dernière affirmation est particulièrement intéressante en ce qui
concerne Tzara, puisque place la question en termes culturels. Et il est dans
ces termes, dans lesquels Tzara situe la solution au problème. En effet, nous
avons vu que la domination bourgeoise, sa tyrannie, n’est qu'un type
d'organisation qui se sert des valeurs et des mécanismes de la pensée
existants, le problème consiste, pour Tzara, en mettre un terme ces valeurs et
mécanismes eux-mêmes qui servent de base à leur domination. C'est pourquoi
Tzara dit : “Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l'organisation sociale”
en même temps. 3
1
Ce rejet au communisme officiel ou étatique russe n'est pas un fait étranger aux idées de Tzara
comme montre cette déclaration effectuée au cours d'un processus verbal en 1919, à Zurich : “Moimême, je ne suis pas actif dans la propagande bolchéviste, j'avoue même être un opposant du
bolchevisme.”(Texte présenté par Dachy en Tristan Tzara, dompteur des acrobates, p 69). D'autre
part, par une lettre de 1918 à un périodique, Tzara laisse clair son manque de sympathie avec les
bolcheviques, et insiste avec le caractère non politique de Dada : “Mes opinions politiques étant
tout à fait contraires à l’activité des bolchevickis, et pour ne pas laiser ouverte aucune possibilité de
confusion, je vous prie de vouloir bien observer dans votre journal, que le “Mouvement Dada” ne
s’occupe nullement de politique …”. Dada, t II. (Dossier critique présent pour Michel Sanouillet et
Dominique Baudouin), Centre du XXè siècle, Nice, 1983, p 191.
2
R Hausmann traite dans plusieurs articles le sujet de l'art prolétarien. Voir les pages centrales du
catalogue déjà cité Raoul Hausmann.
3
Dada Zurich - Paris, p 143. Cette transformation cérébrale, par le dire ainsi, et ses conséquences
sociales et culturelles a été curieusement signalé clairement par Hitler, comme nous observons dans
ce fragment : “Il y a soixante ans, une exposition des témoignages que l'on a appelés dadaïstes
aurait paru tout simplement impossible et ses organisateurs auraient été internés dans une maison
87
Ce sont ces valeurs et mécanismes qui nous soumettent à la tyrannie et qui
nous éloignent de la vie et sa puissance, qui nous empêchent d'aller au-delà de
ce qui est donné, de ce pauvre mode de vie existant. Par conséquent, nous
pouvons dire que Tzara et Dada font face à la société, plus encore à la culture,
mais surtout, ils font face à la culture occidentale à la vie. 1Toute manière
culturelle donnée —moral, pensée, art — qui empêche notre rencontre avec la
vie, limitant ainsi sa puissance et la nôtre bien peut périr. 2
Cette destruction de ce qui nous sépare de la vie, peut aussi être comprise
comme une transformation radicale des manières de sentir et de penser, ou
comme une révolution —perpétuelle —de l'esprit, comme dira Tzara après
Dada :
Dada est né ... d'une ambition radicale, celle de changer les fondements de la
pensée et de la sensibilité. 3
Reconnaitre le matérialisme de l'histoire, dire en phrases claires même dans un
but révolutionnaire, ceci ne peut être que la profession de foi d'un habile
de fous, tandis qu'aujourd'hui ils président des sociétés artistiques. Cette épidémie n'aurait pas pu
voir le jour, car l'opinion publique ne l'aurait pas tolérée et l'État ne l'aurait pas regardée sans
intervenir. Car c'était une question de gouvernement, d'empêcher qu'un peuple soit poussé dans les
bras de la folie intellectuelle. Mais un tel développement devait finir un jour; en effet le jour où
cette forme d'art correspondrait vraiment à la conception générale, l'un des bouleversements les
plus lourds de conséquences se serait produit dans l'humanité. Le développement à l'envers du
cerveau humain aurait ainsi commencé... mais on tremble à la pensée de la manière dont cela
pourrait finir.” Cité par Dachy en Dada et les dadaïsmes, p 303.
1
De ce point de vue, il n'est pas étrange qui Tzara évalue d'autres cultures qui ont plus de proximité
avec la vie, ainsi la culture noire, océanique, etc. Mais aussi à la même culture occidentale avant la
Renaissance. C'est la culture occidentale moderne surtout celle que Tzara rejette.
En ce sens, on comprend ce commentaire que Huelsenbeck fait de Tzara : “Tzara n'eut jamais à
souffrir de la crainte que si la culture venait à être détruite, quelque chose d'essentiel pourrait se
trouver détruit du même coup, quelque chose d'irremplaçable, de précieux, de mystérieux, qui
pourrait très bien ne jamais resurgir des ruines.”Ce manque de crainte, Huelsenbeck l'attribue à que
Tzara “n'avait pas été instruit à l'ombre de l'humanisme allemand” comme Ball, Arp ou lui-même.
Texte intitulé “Tristan Tzara” présenté par Marc Dachy en Tristan Tzara, dompteur des acrobates,
p. 24.
2
O.C., t 5, p 400. Tzara dira après Dada que l'art servira à cette fin : “réintégrer l’art dans son
utilité première, en préparant pour l’avenir, sur un mode de penser nouveau, les bases sur lesquelles
l’homme retrouvera le domaine de la joie et de son plaisir immédiat.” O.C., t 4, p 363.
3
88
politicien: un acte de trahison envers la Révolution perpétuelle, la révolution
de l'esprit, la seule que je préconise, la seule pour laquelle je serais capable de
donner ma vie, parce qu'elle n'exclut pas la Sainteté du moi, parce qu'elle est
ma Révolution, et parce que pour la réaliser je n'aurai pas besoin de la souiller
à l'aide d'une lamentable mentalité et mesquinerie de marchand de tableaux. 1
Tzara plaide donc, non pour une dictature du prolétariat mais de l'esprit. 2Et
cette dictature de l'esprit essayera concrètement de dépasser la pensée et la
sensibilité existantes. Pensée liée à la logique, qui retourne dans une image
pauvre et passive du monde et de l'homme. Pensée qui nous éloigne de la
vitalité de la matière comme du mouvement et la variété de la vie. Sensibilité
qui a transformé à l'art en quelque chose de transcendant —l'art comme
religion—, mais justement pour le séparer de la vie. Toutefois, pour Tzara,
l'art et la pensée sont immanents : il apparaît "de la bouche", "des mains", il
est dans la rue comme "les chiens". 3
1
Entrevue de 1927 présentée par Henri Béhar en O.C., t 2, p 418. Dans l'expression "Sainteté du
moi ", on ne peut pas nier une résonance nietzschéenne comme non plus dans la revendication de
l'individu fort (face à l'individu bourgeois faible et malade) pour mener à bien cette entreprise
spirituelle, cette transformation, qui est à la fois destructive ("“Balayer, nettoyer. ... Les forts par la
parole ou par la force survivront; car ils sont vifs dans la défense, l'agilité des membres et des
sentiments...”. Dada Zurich - Paris, p 144) et constructive : “je vous dis, la seule affirmation du
travail destructif (que tout art rayonne) est la productivité, et ceci n'est que chez les fortes
individualités.” (Lettre à Picabia en Dada à Paris, p 501).
Dans cette dernière entrevue mentionnée, Tzara dit plus bas : “la révolution communiste est une
forme bourgeoise de la révolution.”(Ibíd). Bien que Tzara s'approche ensuite au marxisme, il
rejettera l'idée d'une simple révolution politique, comme il est vu dans ce fragment de 1935 : “La
révolution .... est un travail patient, ... Ce travail est aussi bien de nature politique qu’intellectuelle
et poétique.” (O.C., t 5, p 36). Et déjà affilié au parti communiste, rejettera un art de publicité
politique. Comme Béhar indique : “Tzara récuse la notion de littérature engagée”. (O.C., t 5, p
653).
2
Toutes ces références en O.C., t 1 : “La pensée se fait dans la bouche.” (p. 379); “La traduction
que Arp donne de ses états d'esprit momentanés, sans aucune préoccupation des lois esthétiques,
une sorte de transposition immédiate et naturelle sortant des mouvements de ses mains” (p. 611);
“Dada s'applique à tout, et pourtant il n'est rien, il est le point où le oui et le non se rencontrent, non
pas solennellement dans les châteaux des philosophies humaines, mais tout simplement au coin des
rues comme les chiens et les sauterelles.” (p. 424).
3
89
90
CHAPITRE 2 :
LA DICTATURE
DE L'ESPRIT
91
92
2.1 Introduction
... nous devons entendre par esprit une réalité qui est
capable de tirer d’elle-même plus qu’elle ne contient, de
s’enrichir du dedans, de se créer ou se recréer sans
cesse, et qui est essentiellement réfractaire à la mesure...
(Bergson, Ecrits et paroles, II) 1
Dans le chapitre précédent, nous avons vu la critique radicale de Tzara à la
société et la culture européennes. Or sa pensée n'est pas réduite, évidemment,
à cette critique : au contraire, Tzara ne cesse pas de lancer, en même temps,
des idées absolument affirmatives — idées qui seront immédiatement
accueillis avec enthousiasme par beaucoup d'artistes contemporains de
différents pays. Dans ce chapitre, nous nous consacrerons à étudier surtout
cette partie de la pensée affirmative de Tzara qui est la plus directement en
rapport avec les activités artistiques des dadaïstes eux-mêmes. Un autre aspect
de sa pensée, une espèce de conception du monde exprimée à travers de Dada
—et d’une certaine manière, à travers les activités d'autres artistes —, sera
étudié aussi dans le troisième chapitre.
Une notion qui nous paraît fondamentale pour comprendre la partie
affirmative de la pensée de Tzara directement liée Dada, est celle de
"dictature de l'esprit ". En effet, dans un de ses manifestes de 1920, Tzara
affirme : "Dada est la dictature de l'esprit ", 2identifiant ainsi Dada et la
"dictature de l'esprit ". L'expression est étrange, sans doute, et même il nous
dérange : pourquoi une "dictature", quand a-t-il répété que Dada est contre
toute domination, contre toute imposition ? Nous croyons que ce paradoxe
disparaîtra quand nous étudierons la notion de l'"esprit ". Nous verrons alors
comment cette dictature singulière, pour Tzara, est précisement la même
chose que la libération de l'esprit par l'esprit, et comment les très variées
activités Dada ne sont que des manifestations de cette libération de l'esprit par
l'esprit. Cette libération est aussi celle de l'art, des artistes, et des spectateurs,
tout conjointement. Il s'ensuit que cette "dictature de l'esprit ", à notre avis,
1
Fragment cité dans l'entrée " Esprit " par P Foulquié en Dictionnaire de la langue philosophique,
P.U.F., Paris, 1992, p 229 (source : H. Bergson, Ecrits et paroles, textes assemblés par M. Mossé Bastide, II, 1958, p 359).
2
O.C., t 1, p 384.
93
constitue à la fois une nouvelle esthétique et une nouvelle éthique —unie à
une nouvelle notion d'éducation.
Ainsi, dans ce chapitre nous commencerons par considérer les notions
d'"esprit " et de "dictature de l'esprit " en Tzara. Comme nous verrons, nous
pensions que dans ce point une source d'inspiration essentielle pour Tzara
pourrait être Bergson, celui qui soulignait, de l'esprit, son caractère libre,
autocréatif et réfractaire à toute mesure. L'objectif du point 2.2 est de
comprendre la notion de la "dictature de l'esprit " à partir de cette conception
de l'esprit et des fragments de Tzara dans lesquels présente cette notion.
Or, il est certain que Tzara expresse aussi cette idée de la "dictature de
l'esprit " à travers d'autres mots : immédiateté, spontanéité, instantanéité,
intensité —mots qui, comme nous verrons dans le point 2.3, constitueront la
base d'une nouvelle conception esthétique, un esthétique pour la libération de
l'esprit. À cette esthétique liberatrice nous l'appellerons "esthétique de
l'intensité". Et dans le point (2.4), nous verrons comment les différentes
activités des dadaïstes ne sont que les formes concrètes qui donnent corps à la
nouvelle esthétique —des activités artistiques qui seront, d'autre part,
directement en rapport avec la créativité la plus primitive de l'homme.
Dans le chapitre précédent, nous avons vu la critique virulente de Tzara à
toute forme d'art qui est complice avec le système social bourgeois (toute
forme d'"art par l'art"). Naturellement, l’esthétique Dada sera une esthétique
inséparablement unie à l’éthique et a la politique (compris ce dernier terme au
sens large, plus culturel que social). En effet, nous pourrions dire que la
"dictature de l'esprit " propose une transformation globale —mais non au
niveau institutionnel mais un autre niveau : une révolution ou une
transmutation de la sensibilité. Dans les deux dernières sections de ce chapitre
(2.5 et 2.6), nous verrons en détail les réflexions de Tzara autour de cettes
dimensions de la dictature de l'esprit, et verrons concrètement comment
l'esprit Dada est ouvert de manière naturelle à une rencontre directe et intense
avec les individus et avec la vie.
94
2.2 Esprit et Dada
2.2.1 Qu’est-ce que l'esprit ?
Dans ses documents, Tzara fait un usage assez fréquent du terme "esprit " à
partir de 1918, en arrivant déjà en 1919 à la formule de "dictature de l'esprit ".
Par conséquent, de toute évidence c'est une notion essentielle pour notre
auteur. Qu'est-ce qu'il conviendrait de comprendre par "esprit " ?
Le mot "esprit ", en réalité, apparaît aussi dans plusieurs des fragments déjà
cités dans le chapitre précédent. Par conséquent, comme un premier
rapprochement à cette notion, nous pouvons réviser certains de ces fragments.
Dans un fragment cité dans le point 1.2.2 (sur la "selfcleptomanie " et le
principe de propriété), Tzara dénonce que "l'esprit bourgeois " réduit tout à
l'utilité, y compris les idées ou la poésie. D'autre part, dans un fragment cité
dans le point 1.4.5 (sur la philosophie dialectique), il dit que "la magnifique
qualité de l'esprit " des philosophes —qui imposent son point de vue à travers
la magie de la dialectique —n’est que la preuve de sa propre impuissance :
L'esprit bourgeois qui rend les idées applicables et utiles, veut donner à la
poésie le rôle invisible de principal moteur de la machine universelle : l’âme
pratique.
Les philosophes aiment ajouter à cet élément [la logique]: Le pouvoir
d’observer. Mais justement cette magnifique qualité de l'esprit est la preuve
de son impuissance.
Nous pouvons nous demander : l’"esprit " des bourgeois et des philosophes,
propulsé constantement vers ce qui est utile et vers la domination, mérite
d'être appelé "esprit " ? Dans ce point, dans le fragment suivant (cité dans une
note de 1.4.5), Tzara clarifie que ce qu'il y a dans ces philosophes est, en
réalité, une "pauvreté d'esprit " (précisement de la même manière que le
bourgeois - selfcleptomane est très pauvre, puisqu'il a "volé" sa personnalité
propre), et est cette pauvreté d'esprit —ou meilleur son manque —,
précisément, celle qui leur permet de triompher :
Si l'on est pauvre d'esprit, on possède une intelligence sûre et inébranlable,
une logique féroce, un point de vue immuable.
95
Pour Tzara, le nouvel artiste, sera une figure diamétralement opposée à ces
bourgeois et intellectuels ; soutiendra pleinement l'activité de l'esprit et
l'exprimera, de manière immédiate, ses "états d'esprit momentanés ". Tzara
trouve un exemple de cela en Arp (fragment cité dans une note de la section
1.6) :
La traduction que Arp donne de ses états d'esprit momentanés, sans aucune
préoccupation des lois esthétiques, une sorte de transposition immédiate et
naturelle sortant des mouvements de ses mains…1
Mais, naturellement nous apparaît la question : Qu'est-ce que comprend
Tzara par esprit, précisement ? Ce qui est certain est que, malheureusement,
Tzara ne donne aucune définition claire du terme ni dans les fragments cités
ni dans d'autres lieux. Pour l'instant, ce que nous savons est qu'il s'agit de
quelque chose d’essentiellement créatif (c'est pourquoi, pour le nouvel art, ce
qu’il faut faire est seulement saisir et exprimer précisement cette créativité
continue de l'esprit), et en même temps qu'il s'agit d'une créativité
irréconciliable avec toute limitation extérieure : ainsi, avec les lois
esthétiques.
Nous pensons, pour notre part, que certaines utilisations du terme "esprit "
qui fait Tzara sont mieux compris si nous tenons compte de la conception de
l'esprit en Bergson. Voyons, par exemple, le fragment suivant de ce
philosophe :
... nous devons entendre par esprit une réalité qui est capable de tirer d’ellemême plus qu’elle ne contient, de s’enrichir du dedans, de se créer ou se
recréer sans cesse, et qui est essentiellement réfractaire à la mesure parce
qu’elle n’est jamais entièrement déterminée, jamais faite, mais toujours
agissante. 2
Ainsi, pour Bergson, l'esprit est quelque chose fondamentalement
autocréatif, qui s’enrichit intérieurement, de lui-même. Et justement de ce
point de vue, il pourrait être dit que les esprits critiqués par Tzara (ainsi celui
de bourgeois et de l'intellectuel) manquent d'esprit. Tzara ne dira pas une
1
Dans le point 2.3.3, nous étendrons ce important fragment et nous le commenterons en détail.
2
Référence dans 1.2.
96
autre chose tant quand critique ces esprits, comme quand, au contraire, il
centrera le nouvel art dans la créativité de l'esprit.
De fait, Tzara définit Dada avec ce même terme : “dada est un esprit”1, et ce
qui dit Bergson de l'esprit —une réalité en mouvement continu et
autorénovatrice, réfractaire à la mesure—, accorde avec la caractérisation de
Dada faite par Tzara. Ainsi, selon Tzara, Dada “se transforme”,“est le
camaleón du changement rapide”, déborde “une vitalité et un mouvement
continuel”, est un “esprit nouveau en formation”. 2
Et Dada, comme esprit dans mouvement continu, est libre du "point de vue
immuable" de la pensée dominante, et "introduit de nouveaux points de vue".
De la même manière, Dada échappe de l'intelligence et la logique existantes.
Y compris Tzara déclare volontairement que "Dada est idiot", tellement idiot
et réfractaire à toute mesure extérieure —morale, utilitaire, etc., —que Dada
est inutile, comme la vie elle-même : “Dada est inutile comme tout dans la
vie.”.3
Pour Tzara et les autres dadaïstes l'essentiel sera saisir ou faire valoir les
nouvelles possibilités que l'esprit ne cesse pas d'ouvrir : “L'esprit porte de
nouveaux rayons de possibilités: les centraliser, les ramasser... ” 4Et, pour
eux, cet effort —peut-être modeste à première vue —signifiera, comme nous
verrons le long de ce chapitre, une véritable révolution de l'esprit comme
Tzara l'appellera, dans une entrevue en 1927 (déjà citée dans la section 1.6) :
…la révolution de l'esprit, la seule que je préconise, la seule pour laquelle je
1
O.C., t 1, p 383.
Toutes ces références correspondent a les O.C., t 1 : “Il [Dadá ] se transforme” (p. 385); “Dada
est le caméléon du changement rapide” (p. 385); “une vitalité et un mouvement continuel.” (p.
614); “l’esprit nouveau en formation « Dada ».” (p. 564). Tzara insiste sur le fait que Dada il est en
transformation: “Dada est une quantité de vie en transformation transparente sans effort et
giratoire.” (p. 385). Tzara lui-même se présente aussi en transformation permanente, est aussi un
"camaleón " : “Car moi, caméléon changement”(p 374). Ces deux dernières références sont aussi
d'O.C., t 1.
2
On trouvera ces références dans les O.C., t 1 : DADA introduit de nouveaux points de vue” (p.
374); “Dada est idiot.” (p. 385); “Dada est inutile comme tout dans la vie.” (p. 424).
3
4
O.C., t 1, p 404.
97
serais capable de donner ma vie…
2.2.2 L'esprit Dada
L'esprit, selon Bergson et Tzara, est, donc, autocréatif et est en
transformation continue. Or, si " Dada est un esprit ", il nous apparaît cette
question : quelle est la spécificité de l'esprit Dada ? La réponse de Tzara à
cette question est intéressante, parce qu'elle clarifie surtout la singularité de
Dada comme mouvement artistique. D'abord, étonnamment, Tzara ne prétend
pas que Dada est un esprit original, ni non plus que soit exclusif de qui font
partie active du mouvement (ainsi, il nous dit : “il y a des dadas partout et
dans chaque individu”1). Deuxièmement, pour Dada, les rénovations
techniques ou formelles (artistiques ou d'un autre ordre) n'ont aucune
importance, étant toujours l'essentiel la question de l'esprit.
Voyons le premier point. Tzara pense que Dada comme esprit lui-même
n'est pas moderne ni original, mais forme part d'une tendance spirituelle déjà
présent en Chuang tzu ("Dchouang-Dsi"), "le premier dadaïste " 2:
... Dchouang-Dsi était aussi dada que nous. Vous vous trompez si vous prenez
Dada pour une école moderne, ou même pour une réaction contre les écoles
actuelles. Plusieurs de mes affirmations vous ont paru vieilles et naturelles,
c'est la meilleure preuve que vous étiez dadaïstes sans le savoir et peut-être
avant la naissance de dada. 3
Ainsi, comme il est vu dans cet exemple, Tzara place à Dada dans un
courant spirituel de racines éloignées (non seulement de temps, mais aussi
culturel), dans une tendance qui n'est pas ni même artistique comme le
taoïsme. Il est certainement dans cette perspective rigoureusement spirituelle
1
O.C., t 1, p 572.
2
En O.C., t 1, p 566. Dchouang-Dsi ou Chuang tzu en espagnol (ou Zhuang zi tant en français
comme en Espagnol —en Espagnol, aussi traduit par Chuang tse) est, avec Lao tse, fondateur du
taoïsme (dans son versant philosophique). Chuang tzu a vécu dans la s III a.C. en Chine. Il est
considéré de même comme un des auteurs chinois plus brillants.
3
O.C., t 1, p 422.
98
que Tzara refuse de considérer à Dada comme "une réaction aux écoles
modernes" : le plan dans lequel Dada se situe n'est pas le même de les
"écoles" artistiques de leur époque. 1
Naturellement, ceci n'empêche pas que Dada soit imprégné d’une certaine
nouveauté ou actualité. Tzara nous disait déjà que Dada était "un esprit
nouveau en formation ". 2Ainsi, il dit ailleurs :
Dada existait avant nous (La Sainte Vierge) mais on ne peut pas nier que son
pouvoir magique s'ajoute à son esprit déjà existant et à ses impulsions de
pénétration, de diversité qui caractérisent sa forme actuelle. 3
En conclusion, nous pouvons comprendre que Dada comme esprit est vieux
(comme indique humoristiquement le texte), mais sa "forme actuelle" n'est
pas moins important puisqu'il ajoute à celui-là son "pouvoir magique " et ses
"impulsions de pénétration, de diversité".
Le second point dérive directement du premier. Si Dada est essentiellement
un esprit, toute rénovation technique, artistique, ou sociale, est secondaire par
rappot à cette question de l'esprit. Il s'ensuit qu'il dise :
Ce n'est pas une nouvelle technique qui nous intéresse, mais l'esprit. Pourquoi
voulez-vous qu'une rénovation picturale, morale, poétique, sociale ou poétique
[sic] nous préoccupe? Nous savons tous que ces rénovations des moyens ne
sont que les costumes successifs des différentes époques de l'histoire, des
questions peu intéressantes de modes et de façades. 4
Et est que Tzara observe que les rénovations des moyens (formels ou
techniques) ne garantissent pas une rénovation de l'esprit, comme il souligne
En effet, Tzara dit : “Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une école moderne, ou même
pour une réaction contre les écoles actuelles.” O.C., t 1, p 422.
1
Voir 2.2.1, et aussi O.C., t 1, p 422 : “Peu à peu, mais sûrement, il se forme un caractère dada.”.
Tzara se fait l'écho également de ce que disent sur Dada des auteurs suivants : “André Gide et
Jacques Rivière sont d'accord pour reconnaître la création d'un type, d'un caractère nouveau,
parallèle au caractère romantique. Ou plutôt, la projection d'une nouvelle forme d'esprit, par le
moyen de la littérature, sur la vie même.” (Ibíd, p 614).
2
3
O.C., t 1, p 572.
4
O.C., t 1, p 422.
99
dans le cas suivant, en se référant au directeur de théâtre Taïroff :
Le travail de Taïroff n'est en somme qu'un perfectionnement de l'ancienne
formule théâtrale. L'esprit, le noyau intérieur, reste le même, il n'y a que les
formes extérieures qui sont renouvelées. 1
Tzara rejette, en fin, toute définition de Dada basée en une rénovation ou
amélioration technique ou intellectuelle, et seulement reconnaît comme
essentiel l'aspect spirituel —point qui, pour Tzara, distingue de manière
décisive à Dada d'autres groupes artistiques :
Et je trouve qu'on a eu tort de dire que le Dadaïsme, le Cubisme, le Futurisme,
reposaient sur un fond commun. Ces deux dernières tendances étaient surtout
basées sur un principe de perfectionnement technique ou intellectuel, tandis
que le Dadaïsme n'a jamais reposé sur aucune théorie et n'a été qu'une
protestation. 2
Et ceci n'est pas seulement parce que Tzara rejette toute imposition de
modèles esthétiques, comme nous avons vu dans le point 1.5.4, mais,
simplement, étant Dada un esprit dans transformation continue, elle est
réfractaire à toute définition, et seulement peut être saisit comme "état d'esprit
" (entre d’autres) :
Vous entendrez souvent dire: Dada est un état d'esprit. Vous pouvez être gais,
tristes, affligés, joyeux, mélancoliques ou dada. Sans être littérateurs vous
pouvez être romantiques, vous pouvez être rêveurs, las, fantasques,
1
O.C., t 1, p 616. la radicalidad de ce commentaire est immédiatement nuancé quand Tzara
ajoutera au fragment cité: “Loin de moi l'idée d'amoindrir le mérite de Taïroff. Ces quelques
réflexions critiques sont dictées par une intransigeance qui n'est pas de rigueur. Dans le théâtre
actuel, Taïroff occupe une place dont l'importance et l'influence se feront certainement sentir plus
tard.” (Ibíd) On peut dire que celle-ci est un exemple de la manière dans laquelle Tzara "critique"
aux artistes contemporains.
2
O.C., t 1, p 624. De même, Tzara spécifie que quand Dada attaque d'autres groupes artistiques (la
même chose nous pourrions dire, des critiques de Tzara à un auteur), la critique est d'ordre
spirituel. C'est pourquoi, en se référant à l'attaque des dadaïstes à l'école de Weimar (Bauhaus),
Tzara non seulement clarifie qu'il s'agit d'une question spirituelle, et non personnel, mais, même, il
invite aux artistes de la Bauhaus à se défendre de cette attaque “L'école de Weimar doit lutter
contre la campagne des dadaïstes qui n'en attaquent que l'esprit et l'esthétisme, mais respectent les
personnalités qui en font partie.” O.C., t 1, p 603.
100
commerçants, maigres, transportés, vaniteux, aimables ou dada. 1
Dada est un état d'esprit. C'est pour cela qu'il se transforme suivant les races et
les événements. 2
Ainsi, comme indique la seconde citation, Dada est un état d'esprit qui est
continuellement transformé, de manière caméleónique, en adoptant différentes
manières dans différents contextes, en suivant "les races et les événements". 3
2.2.3 Le mouvement Dada
Les rénovations techniques ou formelles (artistiques ou d'un autre ordre)
n'ont, donc, aucune importance pour Tzara. L'essentiel est la question de
l'esprit ; et cette règle est aussi appliquée, naturellement, au mouvement Dada
même (dans le sens strict et historique), mouvement que Tzara et ses
compagnons dadaïstes ont promu. Nous avons déjà vu dans le chapitre
précédent comment Tzara refusait de donner des explications sur Dada
(1.4.3), comment il refusait toute théorisation, contrairement à les cubistes et
futuristes (1.5.3), et comment il rejetait l'imposition de tout modèle esthétique
(1.5.4). Tout cela le réaffirme Tzara quand insiste qu'il ne faut pas chercher
rien derrière le mot Dada, puisque "Dada ne signifie rien".4
Et tout ceci sépare au mouvement Dada clairement d'autres groupes
1
O.C., t 1, p 422.
2
O.C., t 1, p 424. Breton est le premier qui a qualifie d'"état d'esprit " à Dada, comme Tzara luimême rappellera encore en 1959 (O.C., t 5, p 435), mais évidemment la dimension que notre auteur
donne de d'elle, est œuvre sien, et celle-ci ne peut pas être réduite à un simple "été d'esprit " comme
on traduit normalement état d'esprit. La phrase de Breton apparaît en André Breton, Los pasos
perdidos, Alianza Editorial, Madrid, 1987, p 55.
3
Une preuve de cette réflexion de Tzara serait le suivant : on a effectivement formé des groupes
Dada dans plusieurs continents —comme nous avons vu dans l'introduction—, et postérieurement
le mouvement conclu, divers groupes revendiqueront être ses successeurs.
4
Dada Zurich - Paris, p 142. La même phrase apparaît en O.C., t 1, pp. 562 et 566. Dans l'histoire
de Dada existé une polémique en ce qui concerne à la découverte de ce mot. La position de Tzara
en ce qui concerne cette question est claire : "on ne sait pas comment ". Voir O.C., t 1, p 562.
101
artistiques contemporains. De manière différente à ces groupes qui, partageant
certaines théories, certaines techniques ou certains dogmes, se retournaient en
"écoles", Dada ne s'est jamais transformé en une école (Tzara parle de Dada
comme une certaine impulsion “de relativisme qui n’est pas un dogme ni une
école”1), et a continué à être un "mouvement" —mouvement en sens plein du
mot, c'est-à-dire, mouvement de l'esprit même. 2 Tzara préfère utiliser ce mot
(“mouvement”) au parler de Dadá: “Au cours de campagnes contre tout
dogmatisme, et par ironie envers la création d'écoles littéraires, DADA devint
le Mouvement Dada.”3
Sans théorie ni dogmes, Dada est “une constellation d'individus et de
facettes libres,”4 c'est-à-dire, où chacun des individus composants affirme son
indépendance. Il a ainsi été dès le début, quand Dada est né à Zurich en 1916 :
“Ainsi naquit DADA d'un besoin d'indépendance, de méfiance envers la
communauté. Ceux qui appartiennent à nous gardent leur liberté.” 5 Et le
mouvement Dada sera encore fidèle à ce principe : “Nous n'appartenons à
aucun parti politique, nous ne sommes même pas un groupe, car chacun de
nous a des idées différentes, nous sommes individualistes...”6 Ainsi, Dada ou
le mouvement est Dada pour Tzara une "constellation " qui respecte les
différences de ses membres au lieu de les subsumir ou les noyer dans une
unité homogénéisatrice : ce n'est pas "même pas un groupe", chacun "a des
1
Ce fragment de Tzara apparaît en Marc Dachy, Tristan Tzara dompteur des acrobates, p 14. les
différentes tendances dadaïstes prouveront pour Tzara cet antidogmatisme : “La complexe
évolution de Dada, ses tendances différentes dans les centres où il s'est développé, sont le corollaire
de son antidogmatisme.”(O.C., t 5, p 356). Ce dernier fragment est aussi dans le prologue de Tzara
à l'oeuvre de Georges Hugnet, La aventura dadá, p 14.
2
Dans son interprétation de Bergson, Jankélévitch nous présente l'esprit et le mouvement comme
éléments en étroite rapport. Il nous dit que “le mouvement est en quelque sorte l'esprit objectivé.”
Jankélévitch, Henri Bergson, p 49.
O.C., t 1, p 587. Par contre la dénomination "Dadaïsme " est oeuvre de journalistes : “les
journalistes nommèrent Dadaïsme ce que l'intensité d'un art nouveau leur rendit impossible
compréhension...”. Voir Dada Zurich - Paris, p 142.
3
4
Texte de Tzara présenté par Marc Dachy, Tristan Tzara dompteur des acrobates, p 14.
5
6
Dada Zürich-Paris, p. 142.
O.C., t. 1, p. 571.
102
idées différentes". 1
Ce respect à la différence et à l'hétérogénéité fait que Dada soit un
mouvement sans limite géographique ni culturelle ("cette poussée qui ne
connaît pas de frontières " 2), capable de se transformer selon chaque
contexte. De là, par exemple, la différence radicale entre le Dada allemand —
à caractère fortement révolutionnaire — et le Dada italien —de caractère
plutôt philosophique et sceptique—, étant tous les deux pleinement Dada pour
Tzara :
Ils [les dadaïstes d’Allemagne] étaient depuis longtemps persuadés de la
culpabilité du Kaiser au déclenchement de la guerre et leurs relations avec
Liebknecht, Prof. Nicolai et les pacifistes n'étaient un secret pour personne.
Les nombreuses manifestations qu'ils organisèrent eurent une grande
influence, et ils peuvent se vanter d'avoir contribué à emmener la révolution
en Allemagne.3
A Rome, dada est philosophique, distingué, délicat et sceptique avec le baron
J. Evola, à Milan et Mantoue résolu et tranchant avec Cantarelli, Fiozzi, et
Bacchi. Fatigués par les unilatérales de Marinetti, ces jeunes gens s’eloignent
du Futurisme et des autres formules d’art. 4
Mais non seulement il se transforme selon l'environnement social, culturel
ou politique. Voyons les deux citation suivantes (citation qui sont de toute
évidence unies bien qu'extraites de deux lieux différents), où Tzara arrive à
affirmer, d'une manière humoristique, qu'il y a tant de types de Dada (y
compris tant de "présidents" de Dada) comme quantité de dadaïstes :
1
Si nous parlons d'unité, elle est est indubitablement plus proche à celle qui, pour Jankélévitch,
constitue l'unité de l'esprit en Bergson : “L'unité de l'esprit est une unité « chorale », ... c'est-à-dire
qu'elle repose sur l'exaltation des singularités, et non sur leur nivellement”. Jankélévitch, Henri
Bergson, p 38.
2
O.C., t. 1, p. 396.
3
O.C., t 1, p 597. Et en raison de ce caractère révolutionnaire, le dadaïsme allemand a souffert des
interdictions, amendes et emprisonnements. Ainsi, par exemple, une tourné par la Tchécoslovaquie
de quelques dadaïstes allemands a conclu avec l'interdiction de toute manifestation dadaïste dans
ce territoire. Voir la relation de certains de ces faits en O.C., t 1, p 597.
4
O.C., t. 1, p. 598.
103
Dada a 391 attitudes et couleurs différentes suivant le sexe du président/ Il se
transforme... 1
... on sait qu'il y a 391 présidents du Mouvement dada, et que tout le monde
peut le devenir très facilement. 2
Or, nous apparaît une question : il existe quelque chose en commun entre
les dadaïstes ? Qui unit aux dadaïstes pour former un mouvement puissant,
transformateur ? La réponse à cette question, en réalité, nous l’avons déjà vu
tout le long du premier chapitre : c'est la sensation de "dégoût", partagée par
les dadaïstes, envers l'état de choses existant. 3 Répugnance par l'utilitarisme,
est un rejet —proche à le physiologique— par la limitation, la domination,
dans un mot, par la pauvreté et la bassesse spirituel de la société bourgeoise
européenne. Tzara lui-même expose :
Ces observations des conditions quotidiennes nous ont amenés à une
connaissance qui constitue notre minimum d'entente, en dehors de la
sympathie qui nous lie et qui est mystérieuse.4
Évidemment, cette répugnance partagée est accompagnée d'un désir partagé
pour transformer cet état de choses, pour opérer une transmutation. En effet,
Tzara, dans un style manifestement Dada, rapporte comment les dadaïstes ont
juré "amitié sur la nouvelle transformation" autour du mot "Dada", qui ne
1
O.C., t. 1, p. 385.
2
O.C., t 1, p 594. Cette quantité fait une allusion à la revue de Picabia intitulée 391, le nombre est
par conséquent arbitraire, mais ne l'est pas la correspondance entre tant de dadaïstes, tant de
présidents. L'importance que chaque Dada soit "président" peut être calibrée dans ce commentaire
de Tzara de 1925 : “c'est moi-même qui ai tué Dada, volontairement parce que j'ai considéré qu'un
état de liberté individuelle était devenu à la fin un état collectif et que les différents « présidents »
commençaient à sentir et à penser de la même façon. Or, rien ne m'est plus antipathique que la
paresse cérébrale qui annihile les mouvements individuels”. En Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes,
p 299.
Ainsi, par exemple, Huelsenbeck dit : “Dada fait une sorte de propagande anti-culture, par
honnêteté, par dégoût, par horreur absolue de cette fausse supériorité qu'affecte le bourgeois
intellectuellement consacré.” Almanach Dada, p 167. Voir aussi Huelsenbeck, En avant Dada, p
10, où il commente le "dégoût" d'Arp par l'état de choses existant.
3
4
O.C., t 1, pp. 420-421. Ce fragment vient immédiatement après la critique à l'intelligence utilitaire
vue dans 1.4.1.
104
signifie rien, mais qui a été " la plus formidable protestation, la plus intense
affirmation " :
Un mot fut né, on ne sait pas comment Dadadada on jura amitié sur la
nouvelle transmutation, qui ne signifie rien, et fut la plus formidable
protestation, la plus intense affirmation armée du salut liberté juron masse
combat vitesse prière tranquillité guérilla privée négation et chocolat du
désespéré.1
Par conséquent, les différents individus dadaïstes collaborent à la tâche
commune de transformer l'état de choses. À ce sujet, Tzara dit : “nous
sommes individualistes et cherchons à renouveler les formes existantes, 2 et
affirmera que le dadaïsme “se propose de renouveler non seulement les
formes et les valeurs de la vie, mais aussi celles de l'art”.3 Et les deux
objectifs —rénovation de la vie et de l'art —sont étroitement unis, et trouvent
les mêmes obstacles puisqu'ils sont propulsés par le même esprit. 4 De cette
manière, Dada comme mouvement est profondément attaché à une
transformation spirituelle, une transformation absolue ou qualitative, à une
transvaluación radicale, vitale —et non à une simple substitution des valeurs
par d'autres, mais à une transmutation du sol où ceux-ci reposent (chose que
nous finirons pour voir dans le prochain chapitre). Ne disait-il pas Tzara qui
Dada est né de d'une ambition radicale, de celle de transformer les formes de
sentir et de penser ? 5
1
O.C., t. 1, p. 562.
2
O.C., t 1, p 571.
3
O.C., t. 1, p. 605.
4
Il s'ensuit que, comme Tzara rappellera postérieurement, la rénovation artistique Dada entraînerait
une réaction violente de la bourgeoisie de Zurich —ce qui a porté à Dada, à son tour, vers une
radicalité croissante : “Les réactions violentes de la bourgeoisie zurichoise envers cette tentative de
renouvellement artistique nous incitèrent, en les narguant, de donner un caractère de plus en plus
agressif à nos manifestations. C'est ainsi que, parallèlement à notre dégoût envers tout ce qui était
conventionnel, sclérosé ou lourdement enlisé dans la boue des intérêts matériels, notre esprit se
développa dans un sens révolutionnaire”. O.C., t 1, p 733.
5
Voir 1.6. Cette transformation porte implicite un changement de perception globale, une
perspective cosmique que, effectivement, nous traiterons dans le chapitre suivant.
105
2.2.4 Dictature de l'esprit
En tout ceci consisterait principalement la "dictature de l'esprit ", dictature
dont les aspects plus concrets seront vus le long de ce chapitre. Mais avant
d'entrer en détail, il convient de s'arrêter un moment et de voir comment Tzara
est arrivé à cette formule. Cette expression a été mentionnée par première fois
en 1919 et survit dans son oeuvre jusqu'après Dada, concrètement jusqu' à
1931. 1
En janvier 1919, par une lettre visant à Picabia, Tzara utilise pour la
première fois le mot "dictature", et par une lettre à Breton écrite deux mois
après, apparaît pour la première fois l'expression complète de "dictature de
l'esprit ".
... j'aime de plus en plus vos choses et surtout la vitalité du principe
individuel de dictature, qui est simplicité, tourment + ordre. (Carta a
Picabia) 2
Je tente depuis des années d'éliminer tout charme dans ce que je fais, et
comme critère, je hais les lignes gracieuses et l'élégance extérieure. Mon
cher Breton, vous serez peut-être choqué de cette manière hâtive de
contradiction ou par le ton de dictateur envers moi-même. Avez-vous déjà
pensé sur la dictature de l'esprit ? Sur la clarté de précision qu'elle
apporterait dans l'éducation des individualités? (Carta a Breton). 3
Bien qu'il ne soit pas facile de saisir à travers cettes citations la signification
précise de l'expression, nous pouvons souligner, d'entrée, les deux points
suivants : d'abord, dans les deux citations la "dictature de l'esprit " (ou
"dictature") est caractérisée comme un "principe individuel" (elle parle aussi
dans la seconde citation du "ton de dictateur envers moi-même "). Ceci est un
1
En étant notre objectif clarifier la pensée de Tzara dans l'étape dadaïste, ici ne seront pas
commentés quelques importants aspects de cette expression dans des étapes postérieures, puisqu'ils
entrent en jeu avec de nouvelles notions.
2
Lettre présentée par Michel Sanouillet en Dada à Paris, p 501. La date complète est le 8 janvier
de 1919.
3
Lettre publiée par Michel Sanouillet en Dada à Paris, p 459. Datée de la 1 ou 5 mars de 1919.
106
point essentiel, puisque c'est celui qui distingue clairement la "dictature de
l'esprit " de tout autre dictature. Dans l'expression "dictature" il y a une
certaine idée de violence, mais cette violence, dans la "dictature de l'esprit ",
ne s'utilise pas pour éliminer les individualités et les homogénéiser (comme il
se produit dans la société bourgeoise) : il est appliqué au niveau individuel, et
en outre, il sert pour "l'éducation des individualités". 1La dictature de l'esprit,
par conséquent, affirme aux individus, aux individualités.
D'autre part, la "dictature de l'esprit " est mise en rapport avec une certaine
idée de simplicité et de précision, comme il se montre dans l'acte d'éliminer
tout charme extérieur et de tendre à une expression simple et précise.
En mai 1919, l'expression "dictature de l'esprit " est finalement publiée
dans la revue de Tzara Dada 4-5, dans un commentaire sur le Lautréamont :
La dictature de l'esprit, présentation sans soucis d'amélioration et de
ménagement, est l'affirmation de l'intensité, dirige toutes les préoccupations
vers la force noble, précise, fastueuse, seule digne d'intérêt, la destruction.2
Dans cette nouvelle formulation, Tzara présente la caractéristique
essentielle de la dictature de l'esprit, ceci est : "l'affirmation de l'intensité". Et
cette affirmation de l'intensité se passe de toute "amélioration" et de tout
"ménagement ", et il se centre dans "la force noble, précise ", dans la
"destruction " de tout ce qui empêche cette affirmation, cette intensité. Dans
un autre lieu, Tzara soulignera le caractère impératif et inébranlable de l'esprit
(que ne fait aucune justification) —de là sa "dictature". 3Il convient de
souligner que, si la dictature de l'esprit est destructive, il n'est par aucune
négativité, mais, au contraire, précisément par son excès d'affirmation :
l'affirmation de l'esprit, la manifestation immédiate ("présentation ") de ce
dernier, rend inévitable la destruction de tout élément extérieur que peut la
1
Nous verrons en détail cette "éducation d'individualités" Dada dans la section 2.5.
2
Dada Zürich-Paris, p. 193.
Tzara nous dit : “Sans raisons —car la personnalité n'en a pas— je préconise le règne de la/
Dictature de l'esprit.” (O.C., t 1, p 627). Et dira avec davantage de clarté après la période Dada :
“L'arbitraire emprunte à la poésie sa force impérative et inébranlable, celle du fait accompli, et sa
méthode préférée, celle de la dictature de l'esprit.” (1931) O.C., T 4, p 360.
3
107
limiter ou entraver. 1
A finals de 1920, dans son manifeste "Dada manifieste sur l’amour faible et
l’amour amer", il apparaîtra par dernière fois dans la période Dada,
l'expression "dictature de l'esprit " :
dada est la dictature de l’esprit, ou
dada est la dictature du langage,
ou bien,
dada est la mort de l’esprit,
ce qui fera plaisir à beaucoup de mes amis. Amis.2
En ce qui concerne à cette citation, il convient de souligner d'abord que,
malgré une certaine humeur qui entoure cette citation, 3ici Tzara identifie déjà
la dictature de l'esprit avec Dada même : “dadá es la dictadura del espíritu”. Et
en effet, à notre avis, c'est la dictature de l'esprit celle qui nous donnera la clé
pour voir en que consiste finalement Dada pour Tzara. Et il est précisément
pour cette raison que les éléments de la dictature de l'esprit que nous avons
mentionné: l'intensité, l'éducation d'individualités, la destruction ("précise"
dans chaque cas), etc., seront abordées dans le reste de ce chapitre —où il sera
vu comment ces éléments conduisent à une conception esthétique et éthique
Dada.
Or, dans la seconde ligne nous voyons une formule nouvelle : "dada est la
dictature du langage ". Qu’est-ce que la "dictature du langage" ? Deux
1
La noblesse que Tzara attribue à la destruction, à cette force, nous rappelle naturellement à
l'utilisation du même terme en Nietzsche. Deleuze commente que le mot "noble" en Nietzsche
indique le pouvoir dionisiaque, ou autrement dit, la capacité de transformation (comme dans
l'énergie "noble") : “chez Nietzsche comme dans l'énergétique, où l'on appelle « noble » l'énergie
capable de se transformer. La puissance de transformation, le pouvoir dionysiaque, est la première
définition de l'activité.” (Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p 48). De là, peut-être, la
transformation continue de l'esprit (ou de l'esprit "noble", contrairement aux esprits serviles)
indiquée par Tzara, que nous avons déjà commenté dans le point 2.2.2.
2
O.C., t. 1, p. 384.
3
En ce qui concerne l'humeur en Tzara et dans Dada, voir le point 2.6.2.
108
citations —une de la période Dada et autre postérieure à celle-ci —nous
paraissent clarifier ce point. Dans les deux citations on affirme que les mots
doivent directement être utilisés indépendamment de l'organisation
grammaticale ou syntaxique en reflétant ainsi ce qu'elles signifient pour
l'esprit. De là cette précision ou sélection des mots (qu'ils passent par un
"filtre") comme la simplification des expressions ("réduction de la métaphore
"). La précision et la simplicité —éléments que nous avons étroitement vus
unis à la dictature de l'esprit —jouent ainsi un rôle essentiel :
Dada essaie de savoir ce que les mots signifient avant de s’en servir, non pas
du point de vue grammatical, mais de celui de la représentation. Les objets
et les couleurs passent aussi par le même filtre. Ce n’est pas une nouvelle
technique qui nous intéresse, mais l’esprit.1
Expliquer, par ailleurs, répugnait à Dada qui se présentait comme une
dictature de l'esprit. On doit à ce processus la réduction de la métaphore à
son expression la plus simple par la juxtaposition des mots-images dont les
significations éloignées provoquent la surprise.2
Par conséquent, la dictature du langage implique un rejet à l'organisation
extérieure —soit grammaticale ou logique — des mots en même temps que la
recherche d'une relation réellement immédiate entre les mots et l'esprit. Nous
pourrions dire que la dictature du langage est l'expression immédiate de
l'esprit dans le langage, indépendamment de tout accord externe, c'est-à-dire,
tout le système grammatical, logique, etc.
Dans une autre formulation de dictature de l'esprit postérieur Dada, Tzara
profile l'horizon vers lequel se dirige cette dictature du langage —qui est
aussi celle de l'esprit : vers la dissolution de la logique et la transformation de
la raison. En appliquant de nouveau l'expression de "dictature de l'esprit " à
Lautréamont, il dit :
Ne dépasse-t-il pas toute méthode critique cet être fabuleux et pourtant
familier, pour qui la poésie semble avoir surmonté le stade de l'activité
d'esprit pour devenir véritablement une dictature de l'esprit? ... il démontre
1
O.C., t. 1, p. 422.
2
(1931) O.C., t. 5, p. 19.
109
que la raison est capable de dépaysement et la logique de dissolution.1
Dissoudre la logique, changer la raison ; ces deux processus, profondément
unis, nous place dans un des objectifs fondamentaux de la dictature de l'esprit
ou de Dada : la transformation de la pensée, de ses fondements (1.6).
Pour terminer cette section, voyons la citation suivante intitulée "Dictature
de l'esprit", dans lequel Tzara expose les éléments contre lesquels combat et
les éléments pour lesquels est la dictature de l'esprit —cite que, bien que est
de quelques années après la période Dada (juillet 1926)—, reflète fidèlement,
à notre avis, la pensée Dada de Tzara en ce qui concerne cette notion :
Dictature de l'esprit.
Pour la sauvegarde de l'étalon idéal
Pour la netteté de la vue
Pour l'indépendance du mot
Pour l'autonomie des instincts
Pour la liberté
Contre les souvenirs et ses succédanés littéraires
Contre les genres, les catalogues et les théories
Contre les concessions
Contre les marchands d'art et d'idées
Contre ceux qui se font exploiter
Pour l'avènement de la poésie
Je propose l'application des principes sacrés du poing et de la matraque et
l'action violente du groupe terroriste littéraire dont la création prochaine ne
manquera pas de mettre en fuite les coquins, les voleurs, les lâches, les
imposteurs, les impuissants, les trop vite consolés, confits dans les
1
O.C., t 5, pp. 12-13. Comme nous voyons, dans cette formulation de 1931, la dictature entre en
jeu avec une notion nouvelle comme l"activité de l'esprit ". Pour une plus grande compréhension de
cette relation voir tant l'article d'Akira Hamada déjà cité dans l'introduction (“Conception du «
poète maudit » chez Tristan Tzara”), comme "Entre surréalisme et marxisme : révolution et poésie
selon Tzara "de Fernand Drijkoningen en Mélusine, n.º I, 1979, p 276. En réalité, comme nous
verrons, Lautréamont est, dans davantage d'aspects de ceux mentionnés, un "modèle" de dictature
de l'esprit. Il n'est pas par conséquent accidentel que deux des formulations les plus puissantes de
cette dictature se réfèrent à lui.
110
organisations politiques et religieuses de tout repos.1
1
O.C., t. 1, p. 627.
111
2.3 Vers un esthétique de l'intensité
2.3.1 Immédiateté
En quoi consiste, concrètement, cette dictature de l'esprit ? La première
tâche que nous nous proposons pour répondre à cette question, est de voir la
nouvelle conception esthétique impliquée par cette dictature. Et pour cela, il
est nécessaire, à notre avis, d'approfondir dans quelques notions essentielles
sur lesquelles il est soutenu cette esthétique : l’immédiateté, la spontanéité,
l’instantané ou devenir, et l'intensité ou les forces.
Nous avons dit avant que la dictature de l'esprit est la manifestation
immédiate de l'esprit, indépendamment de tout accord externe. Effectivement,
la question de l’immédiateté a une importance décisive dans la conception
esthétique de Tzara ; dans ses textes apparaît fréquentement ce terme dans des
expressions comme "transposition immédiate", "annotation immédiate",
"extériorisation immédiate" ou "expression immédiate". 1
Mais, en réalité, l’immédiateté est un des termes clef dans l'ensemble de la
pensée Dada de Tzara, et non seulement de sa partie esthétique. Nous avons
vu, le long du premier chapitre, comment l'homme européen, pour Tzara, était
affaibli par le système social bourgeois comme par le contrôle de la logique et
la morale. Tout cela le sépare de la vitalité ou de la vie elle-même. Tzara dira
aussi : “la morale et les lois de la causalité nous ont assez coupé la vie en
morceaux, sous des formes différentes: art, philosophie, sociologie, politique,
psychologie, etc.” 2 L'art, la littérature, la religion, etc., on fait trop fois
complices du statu quo, et, au lieu de nous aider à récupérer cette vie coupée
dans des morceaux, ils nous introduisent d'autres médiations (formels,
institutionnels, etc..) et ils nous séparent encore plus de la vie. C'est pourquoi
dira Tzara :
Nous ne croyons en rien, notre rôle est de détruire ce qu'on a fait jusqu'à
1
O.C., t 1, pp. 611,.407,.407,.555 respectivement. Cette dernière formule a beaucoup d'importance
pour Tzara, y compris postérieurement à Dada. Voir O.C., t 4, pp. 301,.356 ; t 5, p 222.
2
O.C., t 5 p 249. Ce fragment appartient à un texte de 1924, diplômé "Fin de Dada". Dans le
premier chapitre nous avons vu comme Tzara parlait d'un homme mutilé (le selfcleptomane). La vie
n'est pas moins mutilée ou fragmentée, comme il signale ici.
112
maintenant, en art, en religion et littérature, en musique. Nous voulons une
vie nouvelle, une vie plus simple, sans hypocrisie, sans mensonges. 1
Par conséquent, il s'agit de "détruire ce qu'on a fait jusqu'à maintenant, en art,
en religion ", etc. : seulement après cette destruction "une vie nouvelle", "plus
simple" sera possible. La tâche destructive de la critique Dada, que nous
avons vue le long du premier chapitre, n'a pas un autre objectif qui récupérer
le contact direct et immédiat de l'individu avec l'esprit et la vie.
La esthétique Dada sera précisement une prolongation de ce sujet dans le
terrain de l'art. Dans un texte intitulé “Un art nouveau. Deux solutions sur le
principe de l'immédiat, postulées par H. Arp et formulées par Tristan Tzara”,
Arp et Tzara affirment que l'art devrait nous propulser vers le contact direct et
immédiat avec la matière et la vie —contact qui produira, selon eux, une
véritable émotion, émotion à laquelle aspire toute oeuvre d'art. 2Or, quelles
procédures faut suivre pour effectuer une oeuvre d'art qui produit une telle
émotion ? Sur ce point, Tzara et Arp recommandent, au lieu de proposer un
système esthétique nouveau, de chercher avant tout la cause qui nous
empêche l'émotion et l'éliminer :
Il ne s'agit donc pas d'améliorer, de préciser, de spécifier ou de développer
un système esthétique, mais de montrer pourquoi une toile ou une sculpture
ne pourra jamais nous donner l'émotion directe et immédiate...3
Ainsi, par exemple, ils observent que dans l'art, les conventions et les
"problèmes" artistiques empêchent gravement notre rencontre avec l'émotion
immédiate :
Il y a pourtant dans un tableau peint ou dans une sculpture, en principe déjà,
des conventions, des manques, des problèmes, qui empêchent l'état
d'émerveillement, d'émotion qu'on a devant une fleur, devant un cristal,
1
O.C., t 1, p 571.
“Le but de toute oeuvre d'art est l'émotion” nous disent les deux auteurs. Et ils ajoutent
immédiatement : “or l'émotion est d'autant plus forte que la réalité représentée par l'oeuvre est plus
immédiate, plus directe.” (O.C., t 1, p 557). L'article cité dans le texte se trouve dans les O.C. , t 1,
pp. 556-558.
2
3
O.C., t 1, p 558.
113
devant une pierre, l'émotion que l'artiste attend.1
Une condition essentielle pour aboutir à l'immédiat est le manque de
problèmes (l’intervention de l'intellect pour comprendre et solutionner ces
problèmes nous rendra l'émotion médiate).2
Et de ce point de vue Tzara et Arp critiquent, de même, la convention
imitative ou illusionniste dans l'art 3—une des conventions fondamentales de
l'art occidental depuis la Renaissance —et font l'éloge de l'art abstrait qui se
détache de cette tradition.
Concrètement pour Tzara, ce type d'art, permet l'"expression immédiate"
d'"expériences" et de "complexes psychologiques " : l'artiste, libéré de
l'obligation de "habiller l'expérience dans un objet de la nature" laisse que
l'expérience prenne "forme dans sa propre sensibilité ". 4
Mais non seulement, Tzara et Arp, rejettent les conventions stylistique ou
thématiques comme l'illusion ou l'imitation, mais aussi les conventions les
1
O.C., t 1, p 557.
2
O.C., t 1, p 557.
3
Non seulement ils rejettent déjà l'art imitatif proprement dit, mais toute introduction du facteur
illusion dans le tableau (même de tendances contemporaines à Dada). L'illusion, nous disent Tzara
et Arp, “amoindrit l'émotion car elle est médiate, l'effet indirect.” Voir O.C., t 1, pp. 557 et 558.
"… elle [la tendance de l'art abstrait ] offre la possibilité d'expression immédiate pour des
expériences et pour des complexes psychologiques... L'artiste n'est plus contraint d'habiller
l'expérience dans un objet de la nature mais il le laisse prendre forme dans sa propre sensibilité.”
(O.C., t 1, p 555). En réalité, Arp et Tzara, dans le texte cité, soulignent que tout art "contient une
abstraction ". de ce qu'il s'agit il faut approfondir dans cette abstraction jusqu'à créer "une réalité
subconsciente", où l'oeuvre se retourne plus immédiate et l'émotion la plus forte. Il est pour cette
raison, probablement, ce pourquoi Dada, pour Tzara, on fait "l'enseigne de l'abstraction" (Dada
Zurich - Paris, p 143). Mais ne faut pas voir dans cette défense de l'abstraction un pari par un
nouveau formalisme, par un nouveau code formel. Il n'y a aucun codage formel dans Dada ;
rappelons la critique qui Tzara faisait le cubisme et le futurisme étant des académies formelles.
C'est le manque de codage formel de Dada de ce qui sûrement à quelques critiques d'art dit qu'il n'a
Dada pas style. Ainsi, Holz affirme que “nunca hubo un dadaísmo como tendencia estilística dentro
del arte.” (Hans Heinz Holz, De la obra de arte a la mercancía, Ed. Gustavo Gili, S.A., Barcelone,
1979, p 70). Hauser, pour sa part, dit “No se trataba de ningún arte ni de ningún estilo artístico en
sus sentidos conocidos”. Mais de là à ce qu’il dit : “El dadaísmo no fue más que una protesta
enmascarada estéticamente y un mero pretexto” nous paraît abusif. Arnold Hauser, Sociologie de
l'art, vol. 5, pp. 862 et 863 respectivement.
4
114
plus élémentaires comme celle du cadre de la peinture ou le piédestal de la
sculpture :
... le cadre du tableau empêche l'émotion directe et immédiate...1
... l'oeuvre d'art doit être vue de tous les côtés. Seulement dans ces
conditions elle peut devenir réalité.2
Ainsi, en éliminant les conventions extérieures, ce qui est cherché c'est la
création d'une oeuvre qui n'essaye pas de représenter la réalité (dans ses
formes, relations, etc.), mais une oeuvre qui est en lui-même une réalité
complète et vitale. De cette manière, pour Tzara et Arp, l'oeuvre d'art qui est
libérée de conventions et de problèmes —et qui produit la véritable émotion
dans le spectateur—, est aussi réelle et autonome que la réalité elle-même. De
plus, pour tous les deux, la "réalité objective", en lui-même, peut aussi être
une espèce d'oeuvre d'art —perspective depuis laquelle, nous ajoutons de pas,
on affirme l'unité complète de vie et art :
La réalité objective peut donc être art en tant qu'émotion parce qu'elle est de
toutes les autres formes la plus immédiate. 3
Il convient de souligner que l'idée que l'art soit réalité et la réalité soit art,
ne signifie pas en aucune façon que l'art soit un calque de la réalité (de fait
ainsi tomberait une autre fois dans l'art imitatif). Au contraire, cette idée est
parfaitement en accord avec quelques tendances artistiques nouvelles. Nous
avons déjà dit, par exemple, comment Tzara voyait positivement la tendance
de l'art abstrait parce que cet art permet de présenter immédiatement
complexes psychologiques et des expériences de l'artiste, et de créer
directement dans la sensibilité elle-même. Mais en allant plus loin, Tzara
ajoute que l'"artiste nouveau" entre en relation immédiate avec la matière et
crée directement sur elle : “L'artiste nouveau proteste: il ne peint plus
/reproduction symbolique et illusionniste / mais crée directement en pierre,
1
O.C., t 1, p 557.
2
O.C., t 1, p 558. Cela est obtenu, surtout, avec la sculpture. La plus grande immédiateté dans
celle-ci, est obtenu avec une "Sculpture abstraite polychrome et sans socle." La monochromie dans
la sculpture est autre convention artificielle à dépasser. Ibíd.
3
O.C., t 1, p 558.
115
bois, fer, étain...”1
Avant de terminer cette section sur l’immédiateté, nous voudrions signaler
une fois de plus la proximité de Tzara avec Bergson en ce qui concerne à ce
sujet. En effet, les deux sont d'accord totalement pour considérer que
l'objectif de l'art est le contact immédiat avec la réalité et que ce contact est la
source d’émotion ou "vibration ". Voyons, par exemple, le suivant fragment
de Le rire de Bergson :
Quel est l'objet de l'art? Si la réalité venait frapper directement nos sens et
notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate
avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile ou
plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors
continuellement à l'unisson de la nature.2
S'avère suprêmement suggestive cette idée bergsonienne de "entrer en
communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes", parce que
justement, pour Tzara, l'artiste nouveau est celui qui entre effectivement en
contact direct avec lui-même et avec la matière du monde. Et ce contact direct
et immédiat sert de germe à la création de l'oeuvre et aussi de la réalité
(puisque l'oeuvre est coextensive à une nouvelle perception de la réalité) : on
crée directement dans la sensibilité même, dans la même matière.
3
Certainement, comme nous verrons plus proche, là où on croise l'art et la
réalité, est aussi où se montre ce que Tzara appelle la "spontanéité".
2.3.2 Spontanéité
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
Henri Bergson, Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, P.U.F., Paris, 1984, pp. 458-459.
3
Ajoutons que de cette conception de l'art, comme suggère le même Bergson dans le fragment
mentionné ci-dessus, on déduit que potentiellement tous nous sommes des artistes. En Tzara, pour
sa part, est transformée cette possibilité —possibilité hypothétique ou impossibilité de fait pour
Bergson —dans une virtualité réelle. Il s'ensuit que Tzara ne voie pas, aucune différence de nature,
par le dire ainsi, entre l'artiste créatif et le spectateur créatif ; il commente ainsi du lecteur : “l'esprit
du lecteur n'est pas immobile. Il marche plus lentement, mais dans la même direction que le train
des créateurs. Ceux qui connaissent cet exemple de la Théorie d'Einstein sauront pourquoi la
relativité s'applique surtout aux mouvements d'idées.” O.C., t 1, p 615.
116
La spontanéité —idée que Tzara revendique avec force surtout à partir de
l'année 1921 — est un des mots qui plus ont étroitement été attachés à Dada.
Qu'est-ce que comprend Tzara par spontanéité? Nous parlions avant du
contact direct avec les choses et avec nous-mêmes. La spontanéité, pour
Tzara, est justement celle qui nous permet, comme nous verrons dans la
première citation, " la communion intime de l'âme avec les choses ", tout
comme nous fournit la rencontre avec nous-mêmes, à travers "tout ce qui sort
librement de nous-même ", comme on voit dans la deuxième :
La spontanéité ferme le circuit des problèmes et le monde que chacun crée
en soi-même, purifie l'oeuvre d'art et engendre la communion intime de
l'âme avec les choses. C'est le grand principe du subjectivisme, la noble
force de la réalité, la connaissance de l'individu, qui caractériseront l'art à
venir.1
Ce que nous voulons maintenant c'est la spontanéité. Non parce qu'elle est
plus belle ou meilleure qu'autre chose. Mais parce que tout ce qui sort
librement de nous-même sans l'intervention des idées spéculatives, nous
représente.2
De quelle manière apparaît cette spontanéité? Ces mêmes citations donnent
quelques clés : la spontanéité apparaît seulement à le "à fermer au circuit de
problèmes" (d'ordre esthétique ou d'autres) et en excluant "l'intervention des
idées spéculatives" —seulement ainsi pousse "le monde qui chacun crée en
lui-même" qu'il est l'origine du véritable art. 3Par conséquent, pour Tzara,
l'artiste doit créer au-dessus des règlements intellectuels ou moraux, et aussi
au-dessus des règlements de beau ce qui est “au dessus des règlements du «
Beau » ! et de son contrôle.” 4) En ce sens, Tzara fait l'éloge à Picabia qui "ne
1
O.C., t. 1, p. 412.
2
O.C., t. 1, p. 421.
L'artiste nouveau, en effet, crée un monde : “Le peintre nouveau crée un monde ... une oeuvre
sobre et définie, sans argument.” Mais ce monde, comme nous verrons dans l'art cosmique, est
ouvert à aux autres : “Ce monde n'est pas spécifié ni défini dans l'oeuvre, appartient dans ses
innombrables variations au spectateur.” (Les deux citations en Dada Zurich - Paris, pp. 142 et 143
respectivement). Ainsi, donc, ce monde qui croit chacun non seulement nous unit au monde mais
aussi aux autres individus, comme l'oeuvre ou le monde que crée l'artiste.
3
4
Dada Zurich - Paris, p 178.
117
contrôle pas ses émotions" (du point de vue morale ou esthétique), et à Arp
qui crée ses oeuvres "sans aucune préoccupation des lois esthétiques " :
[Picabia] Il écrit sans travailler, présente sa personnalité, ne contrôle pas ses
sensations.1
La traduction que Arp donne de ses états d’esprit momentanés, sans aucune
préoccupation des lois esthétiques, une sorte de transposition immédiate et
naturelle sortant des mouvements de ses mains, est un élément nouveau et
précieux en art car il nous apprend que les cheveux et les ongles poussent
sans volonté et sans contrôle, librement, et que la beauté n'est que la
constatation d'une vitalité, sans effort. 2
Ainsi, libéré de problèmes —idées spéculatives, lois esthétiques ou
conventions—, l'artiste, selon Tzara, effectue "une sorte de transposition
immédiate" de "ses états" momentanés de l'esprit ; transposition qui n'est que
la présentation de la personnalité de l'artiste (disait déjà dans une citation
précédente : “tout ce qui sort librement de nous-même … nous représente.”). 3
Or, ajoutons tout de suite que ces états momentanés de l'esprit sont de même
les états momentanés du corps, il s'ensuit que, pour Tzara, celui-là
"transposition immédiate et naturelle" sorte directement "des mouvements de
ses mains". En effet, le sujet du corps est essentiel pour comprendre l'idée de
spontanéité en Tzara : la "vitalité" de la personnalité de l'artiste —affirmé,
1
O.C., t. 1, p. 407.
2
O.C., t 1, p 611. Tzara est ferme en ce qui concerne le rejet de toute loi esthétique qui prétend être
absolue : “il n'y a pas de lois tout acte nous est permis, employons tous les moyens...” Dada Zurich
- Paris, p 189.
Il convient d'ajouter que la spontanéité n'a rien voir avec ce qui est "automatique " —compris dans
le sens de "mécanique". Par conséquent, nous ne sommes pas d'accord, par exemple, avec
Gaucheron quand il signalera que “la spontanéité —non contrôlée, si on peut dire— véhicule tous
les automatismes acquis par éducation, que ce soit au niveau des idées ou au niveau des
sentiments.” (Gaucheron, "Esquisse pour un portrait", Europe, n.º 555-556, p 50). La spontanéité
naît quand on abandonne les schémas culturels : logiques, esthétiques, moraux, etc., et est établi un
lien immédiat avec l'esprit et le corps. Et comme deux ongles n'ont jamais précisement la même
manière, la même chose se produit avec les états d'esprit (deux états de joie ou de tristesse ne sont
jamais précisement égaux). L'art de la spontanéité, uni immédiatement avec l'esprit et le corps, n'est
jamais mécanique —une autre chose est l'identification verbale, logique ou culturelle a posteriori
des ongles ou de deux états d'esprit, dont justement la spontanéité s'échappe.
3
118
selon Tzara, à travers son oeuvre d'art —est la même vitalité grâce à laquelle
croissent les cheveux et les ongles. 1Et il est probablement dans cette
perspective que nous pouvons comprendre la formule de Tzara "la pensée se
fait dans la bouche" —formule à laquelle retourne répétées fois pendant et
après l'époque Dada pour souligner le caractère spontané de penser, mais
aussi pour souligner son caractère immanent, corporel. Voyons le premier
exposé de cette formule tout comme deux commentaires postérieurs sur cette
dernière, une pendant l'époque Dada et autre postérieure à elle,
respectivement :
Faut-il ne plus croire aux mots? Depuis quand expriment-ils le contraire de
ce que l'organe les émet, pense et veut? / Le grand secret est là: / La pensée
se fait dans la bouche.2
J'ai écrit il y a quelques années « La pensée se fait dans la bouche », car je
voulais accentuer le côté mystérieux de la création artistique et de la
personnalité. L'idée, préconçue et immuable des notions abstraites, entraîne
forcément une mécanisation de la pensée. Or, la variété et le mouvement
expriment mieux la circulation du sang et de la vie.3
La phrase que j'avais écrite en 1920: « la pensée se fait dans la bouche »,
avait également pour but de dégager la poésie de ses contingences
littéraires, de mettre l'accent sur son caractère inventif et spontané et
surtout de replacer la pensée au niveau de l'homme, en détruisant le faux
prestige idéaliste qui prétendait lui assigner comme origine une sorte
d’inspiration de nature supra-humaine. 4
Ainsi, pour Tzara, la pensée qui "se fait dans la bouche", est libérée de la
1
En Tzara il y a une revendication de cette connexion directe entre l'acte de création et les organes
ou les processus corporels —ce qui dans quelques cas produit un certain effet iconoclaste : “J'écris
parce que c'est naturel comme je pisse, comme je suis malade.” (Dada Zurich - Paris, p 178). Pour
Tzara, Arp “dessine sans intermédiaire, comme si de son index il coulait du noir de pinceau.”
(O.C., t 1, p 625). Arp est d'accord pour revendiquer cette connexion : “La poésie automatique sort
en droite ligne des entrailles du poète ou de tout autre de ses organes qui a enmagasiné des
réserves.” Jean Arp, Jours Effeuillés, Gallimard, Paris, 1966, p 309.
2
O.C., t. 1, p. 379.
3
O.C., t. 1, p. 614.
4
O.C., t 5, p 18. Voir aussi O.C., t 4, p 368 où Tzara dit : "L'acte spontané du penser…".
119
mécanisation et la fausse idéalité, se situe "au niveau de l'homme" et "de la
variété et du mouvement" qui caractérisent à la vie. On affirme, avec tout
cela, le caractère immanent, vital, inventif ou spontané de penser et du monde.
Tel penser spontané —inséparable du corps, de l'"organe " dont émerge —est
fondamentalement créative, est déjà poésie.
L'art spontané posé par Tzara, est par conséquent un art immédiatement uni
avec les choses et avec nous-mêmes (avec les états momentanés de notre
esprit et de notre corps). Et de ce point de vue, probablement, nous pouvons
clairement comprendre ce qui disait Tzara dans le premier fragment que nous
citons dans cette section : "C'est le grand principe du subjectivisme, la noble
force de la réalité, la connaissance de l'individu, qui caractériseront l'art à
venir." C'est-à-dire, pour Tzara, l'art à venir qui est l'art de la spontanéité, est
l'art du "sujet" qui est capable, à la fois et immédiatement, de saisir la force
noble de la réalité et de connaître son individualité propre.
Bergson dit : " l'art vit de création et implique une croyance latente à la
spontanéité de la nature." 1 En ce sens, une des caractéristiques remarquables
de l'art conçu par Tzara est que dans lui cette "croyance" dans la spontanéité
tant de la personnalité ou de l'esprit - corps de l'artiste comme de la matière du
monde (ou, ce qui vient être la même chose, la nature, comme dit Bergson),
est ouvertement affirmé et il est porté à ses dernières conséquences. Et Tzara
ne cessera pas d'avoir, pendant toute la période Dada, une confiance absolue
en cet art de la spontanéité,2 qui est aussi l'art de la présentation immédiate
des forces de la nature.
2.3.3 L’instantané ou le devenir
Comme il est déjà entrevu clairement dans la section précédente, l'art de la
1
Bergson, L'évolution créatrice, P.U.F, Paris, 1994, p 45.
Tzara lui-même dit, par exemple : “croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit
immédiat de la spontanéité: DADA” (Dada Zürich-Paris, p. 144). Par contre il montrera son je
déplais par les oeuvres résultant de recherches systématiques : “La différence entre l'art latin
(simplicité active) et l'art allemand, résultat de recherches lourdes et systématisées jusqu'à ne plus
distinguer travail d'étincelle créatrice, est définie par la spontanéité.” O.C., t. 1, p. 412.
2
120
spontanéité est aussi l'art de l’instantané ou de devenir. Effectivement, dans la
section précédente nous avons vu comment notre auteur appréciait la
"traduction " qui fait Arp de ses états spirituels "momentanés ". 1 Tzara, à une
autre occasion, dit : "Le poète se laisse traîner au hasard de la succésivité et
de l’impression." . 2 Par conséquent, l'art Dada est consacré à la transposition
des états spirituels — états instantanés qui, d'autre part, ne sont que reflets de
devenir du monde. De fait, Dada même est, comme nous avons vu, un esprit
en mouvement continu et autorénovateur qui se transforme continuellement
comme "camaleón du changement rapide ", selon les événements et les
personnalités qui le composent. Par conséquent, nous pouvons affirmer sans
risque à erreur que l'art conçu par Tzara est un art immanent au monde,
consacré à l'expression immédiate de l’instantané ou du devenir de l'esprit et
du monde —contrairement à l'art qui prétend créer des oeuvres éternelles et
immuables, art que nous pourrions adjectiver d'idéaliste et transcendant.
Il convient de souligner que le style de Tzara, volontairement hétérogène
lui-même et même, dans une certaine mesure, chaotique —caractéristique qui
est observée dans la majorité de ses textes mais surtout dans les manifestes —
est, d'une certaine manière, une mise en pratique de cette idée de l'art de
l’instantané ou des états momentanés de l'esprit. Pourquoi Tzara a inventé et
a-t-il utilisé ce style tellement étrange, tellement inhabituel où se mélangentils et superposent-ils les différents types (poétiques, critiques, humoristiques),
les différents niveaux (images concrètes et concepts abstraits) et différentes
vitesses ? 3 Il convient ici de mentionner une fois de plus à Bergson celui qui
parle de "la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie
intérieure", ainsi que de " l'hétérogénéité radicale des faits psychologiques
profonds". 4 En effet, si nous repensons le style de Tzara comme transposition
Voir aussi le fragment suivant : “[Arp] dessine sans intermédiaire ... Une transformation latente
élargit sa richesse d'images inattendues, de ses instants variés ...” O.C., t 1, pp. 625.
1
2
Dada Zurich - Paris, p 134.
3
En ce qui concerne la vitesse, Marc Dachy observe que la poésie de Tzara précipite à "la poésie
française dans une accélération sans égale." Il observe de même : “Expérimentateur audacieux,
Tzara mène le vers libre à son ultime conséquence, à un affolement du matériau plein d'énergie,
offrant à la littérature une complexité de sens vertigineuse, un rythme inédit dans l'organisation des
chaînes de substantifs”. Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes. p 86.
4
Pour la première citation de Bergson, voir La pensée et le mouvant, P.U.F, Paris, 1990, p 27. Pour
121
immédiate de la vie intérieure —en lui-même il remplit de sauts et mélanges
niveaux, vitesses, etc., —nous pouvons s'interroger : est réellement tellement
étrange, tellement inhabituel le style de Tzara ? Notre conversation elle-même
quotidienne, par exemple, n'est pas pleine sauts semblables et mélanges ? En
ce sens, nous pourrions même penser qu'est, en réalité, notre habitude de
vouloir voir dans une oeuvre ou dans un texte écrit quelque chose
formellement bien construit, celui qui nous empêche de voir le naturel
profond des textes de Tzara —textes qui n'ont pas une autre fin qui saisir et
affirmer, dans son intensité maximale, le mouvement continu de l'esprit, de la
pensée et de la sensation. 1
Mais l'art Dada, en même temps présente les moments personnels, présente
les moments de devenir du monde, puisque tous les deux sont étroitement
impliqués. Par exemple, Schwitters utilisait volontairement dans ses oeuvres
matérielles très disparates, quelques vieux ou y compris sales. Voyons le
commentaire de Tzara sur cet artiste :
Ses tableaux sont faits avec des moyens... naturels, à l'aide de tout ce qu'il
trouve dans la rue. Des morceaux de métal rouillés, des cadenas, des roues
cassées. Ses tableaux ne sortent pas neufs de son atelier, comme chez les
autres artistes, pour vieillir ensuite, mais à moitié cassés, rouillés et salis, car
dit-il, tout s'use et il n'y a rien de parfaitement propre dans la vie, ni les
hommes, ni les meubles, ni les sentiments. 2
Ainsi, une fois de plus, l'étrangeté que produisent les oeuvres de Schwitters
n'est absolument le résultat de la recherche de ce qui est rare ou inhabituel,
mais de tout au contraire : elles ne font pas une autre chose qui exprimer
immédiatement les états momentanés de la matérialité du monde, en sortant de
d'eux toute l'intensité des choses, pour le dire ainsi, vivants. De ce point de
vue, la question qui pose Tzara, après le fragment mentionné ci-dessus sur le
la seconde, l'Essai sur les données immédiates de la conscience, p 150. La seconde citation fait
partie d'une présentation de sa conception de la durée : “notre conception de la durée ne tend à rien
moins qu'à affirmer l'hétérogénéité...”.
Comme Tzara dit après Dada, en ce qui concerne la poésie : “la poésie est intensité et transparence
de la pensée”. La poésie, pour Tzara, “porte la pensée sur le terrain des sensations”. O.C., t 5, p
125.
1
2
O.C., t 1, p 604. Les points suspensifs sont de Tzara.
122
Schwitters, est totalement naturelle :
Pourquoi les artistes ont-ils la prétention de créer une chose matériellement
propre et éternellement neuve? L'art a prévu depuis longtemps le côté subtil
et indéfinissable de la relativité d'Einstein. 1
L'art Dada, de cette manière, donne le dos à l'art qui cherche ce qui est
propre, ce qui est définitif, ce qui est parfait, et cherche de nouveaux modes
d'expression qui rendent compte de l'intensité de l’instantané, de ce qui est
caduque, de ce qui est relatif. Dans cette perspective, il est logique que,
comme dit Tzara, les oeuvres dadaïstes : " n'étaient destinées ni à la vente ni à
être conservées." 2Effectivement, beaucoup d'oeuvres dadaïstes,
qu'exprimaient des états instantanés de l'esprit et des choses, étaient des
oeuvres fondamentalement caduques qui au bout d'un certain temps cessaient,
littéralement, d'exister. En ce sens, Tzara, avec d'autres dadaïstes, créaient
beaucoup d'oeuvres occasionnelles, faites seulement pour être insérées dans
l’immédiateté d'une session dadaïste : poèmes, manifestes, pièces théâtrales,
musique, décorés, vestiaires, masques, etc. un exemple concret d'oeuvre
essentiellement caduque, nous le trouvons dans un tableau de Picabia :
Picabia ... montra des tableaux parmi lesquels était un dessin à la craie sur
un tableau noir, et qui fut effacé sur la scène. Cela voulait dire que ce
tableau n'était valable que pendant les deux heures qui suivait la
manifestation.3
Un autre exemple est constitué "par la machine diabolique " construite par
Tzara pour émettre des phrases sur "les objectifs de Dada" :
J'ai inventé à l'occasion de cette soirée une machine diabolique composée
d'un klaxon et de 3 échos successifs et invisibles pour imprègner dans
l'esprit du public quelques phrases sur les buts de Dada. Celles qui firent
plus de sensation étaient: « Dada est contre la vie chère », « Dada — Société
anonyme pour l'exploitation du vocabulaire » et « Dada est un microbe
1
Ibíd.
2
O.C., t 4, p 557.
3
O.C., t. 1, p. 593.
123
vierge ».1
Nous pourrions considérer que si ces oeuvres sont intrinsèquement
caduques, est probablement parce qu'elles expriment l'intensité de chaque état
momentané de l'esprit et des choses dans toute sa plénitude, il est parce qu'il
s'agit d'exprimer —et d'affirmer, comme dit Tzara—, "la vitalité de chaque
INSTANT" et de cette façon de la vie complète, dans son mouvement
incessant : "... savoir qu'à chaque instant — perpetua mobilia — c'est
aujourd'hui." 2 Dans un mot, l'oeuvre de l’instantané signifie aussi
l'instantaneidad de l'oeuvre : l'intensité de l’instantané, dans toute sa
plénitude, peut seulement être exprimée à travers son instantanéité —mais
cette intensité on transmet avec toute efficacité aux spectateurs, des
participants de les sessions Dada, ceux qui vivent avec tout son corps et esprit
du nouvel art avec les dadaïstes. 3
2.3.4 L'intensité ou la vitalité
Et ainsi, nous arrivons au point sans doute essentiel de la pensée esthétique
—mais aussi éthique—de Tzara : l'intensité ou la vitalité. Pendant la période
Dada, Tzara revendique maintes et maintes fois l'intensité et lie cette
revendication avec Dada. Le premier manifeste commence déjà Dada à dire :
“DADA est notre intensité”; de même la dictature de l'esprit “est l'affirmation
de l'intensité”. Alors, qu’est-ce que l'intensité?
Nous avions dit que l'art nouveau était pour Tzara la transposition ou la
présentation immédiate de la personnalité de l'artiste (ou de ses états
momentanés de l'esprit et du corps). Dans le fragment suivant, Tzara clarifie
que, plus précisement, ce qui est exprimé à travers cette transposition est
1
O.C., t. 1, p. 595.
Tzara dit en effet : “nous affirmons la vitalité de chaque INSTANT”. Dada Zurich - Paris, p 179.
La citation suivante est en O.C., t 1, p 408.
2
3
Tzara s'intéressait profondément aux sensations momentanées non seulement des artistes mais
aussi des spectateurs. Ainsi, l'artiste nouveau, qu'il crée directement dans la matière, crée des
“organismeslocomotives [sic] pouvant être tournés de tous les côtés par le vent limpide de la
sensation momentanée.” Dada Zurich - Paris, p 142.
124
l'intensité ou la vitalité de la personnalité de l'artiste:
Le Beau et la Vérité en art n’existent pas; ce qui m'intéresse est l'intensité
d'une personnalité, transposée directement, clairement, dans son oeuvre,
l'homme et sa vitalité, l'angle sous lequel il regarde les éléments et la façon
dont il sait ramasser dans le panier de la mort les sensations et les émotions,
ces dentelles de mots.1
L'intérêt de Tzara, de cette manière, est situé dans "l'intensité d'une
personnalité", "l'homme et sa vitalité", "les sensations et les émotions" ; pour
lui les questions logiques ou formelles posées en termes de Beau et de Vérité
perdent complètement leur importance. Nous pouvons dire qu'il s'agit ici
d’une vraie esthétique de l'intensité. Tzara trouve un des exemples de cette
esthétique en Rousseau, dans l'oeuvre duquel, malgré (ou merci a) les
imperfections formelles, on exprime l'intensité dans toute sa puissance —
"intensité qui engendre un nouvelle esthétique " :
Comment ne pas aimer Rousseau dont l'esprit est ouvert à tout le monde !
Sa sincérité et ses goûts sans prétention l'assimilent à une grande lignée de
Français dont on peut dire que le manque de moyens techniques n'empêche
pas un sentiment très fort de s'exprimer, la quantité d'humanité contenue
explose à tout prix, même sous des formes imparfaites. Cette gaucherie
prend alors une intensité qui engendre une nouvelle esthétique. C'est la
plénitude d'un homme heureux dans l'équilibre de ses fonctions qui
s'extériorise sans embarras.2
Ainsi, l'intensité de l'artiste "explose à tout prix, même sous des formes
imparfaites". L’important ne sont jamais les formes, mais l'intensité, puisque,
comme dit Tzara dans un autre lieu : " les oeuvres fortes et les intentions
artistiques s'imposent purement par leur propre intensité." 3La beauté, en
Tzara, n'est pas déjà définie comme une question formelle mais vitale : "la
beauté n'est que la constatation d'une vitalité sans effort.." 4Ou, autrement dit,
1
O.C., t. 1, p. 422.
2
O.C., t. 1, p. 608.
3
O.C., t 1, p 615. Tzara voit un essai de cela dans le bon accueil qu'a obtenu en France, malgré la
langue, un groupe de théâtre russe. De là aussi l'importante observation dont "l'art n'a pas de patrie
spécifique ". Ibíd.
4
O.C., t 1, p 611. En ce sens, Tzara dit en 1929 : “Si une opposition sourde se manifeste contre
125
la beauté est l'affirmation spontanée de l'intensité. De cette manière, comme il
dit dans un texte avec lequel il ouvre le premier numéro de sa revue Dada
(juillet 1917), l'art pour Tzara est quelque chose complète, abondance dans
son intensité, dans sa vitalité, et qui n'a besoin d'aucune explication :
L'art est à présent la seule chose construite, accomplie en soi, dont on ne
peut plus rien dire, tellement richesse vitalité sens sagesse: comprendre,
voir.1
Nous soulignions que, malgré la manière par laquelle Tzara l'expose, ce
serait une erreur grave croire que celui-là "intensité de la personnalité" de
l'artiste est la vitalité exclusivement personnelle de l'artiste. Et il est parce
que l'artiste de l'intensité —qui est aussi l'artiste de l’immédiateté, de la
spontanéité, et de l'instantaneidad —il est toujours en communication avec
les personnes et les choses qui l'entourent, et recueille immédiatement les
forces ou les intensités qu'elles contiennent. Nous pouvons même dire que la
source de son intensité est cette communication. C'est pourquoi, il est
fondamental :
Savoir reconnaître et cueillir les traces de la force que nous attendons, qui
sont partout, dans une langue essentielle de chiffres, gravées sur les cristaux
sur les coquillages les rails...2
Par conséquent, l'artiste de l'intensité est celui qui exprime non seulement
l'intensité de sa personnalité mais aussi celle du monde —ou plutôt, ces deux
sont indiscernibles en tant qu'intensité.
Saisir et exprimer —au-dessus des questions de forme —l'intensité ou la
force tant de lui-même comme du monde qui l'entoure, celui-là est la tâche de
l'artiste selon Tzara. Pour notre part, nous pouvons ajouter que cette idée
esthétique de Tzara paraît se situer au sein d'un grand courant artistique
l'élaboration de nouveaux critères esthétiques, c'est en vertu de ce principe de vitalité qui veut qu'au
même degré de puissance beauté et laideur soient ambivalentes...” O.C., t 4, p 312.
1
Dada Zurich - Paris, p 98. Il est, sans doute, par cette plénitude vitale, par cette intensité que les
dadaïstes proclament à l'art —selon Tzara —comme “seule base d'entendement”. Voir Dada Zurich
- Paris, p 143.
2
Dada Zürich-Paris, p. 167.
126
moderne —dans celle qui se situe Millet et Cézanne, entre beaucoup de
d'autres —et extraire de d'elle admirablement son leitmotiv. Ou, au moins,
c'l'est ce qui nous fait supposer le suivant commentaire de G. Deleuze et F.
Guattari :
Il arrive au peintre Millet de dire que, ce qui compte en peinture, ce n'est pas
ce que porte un paysan, par exemple, objet sacré ou sac de pommes de terre,
mais le poids exact de ce qu'il porte. C'est le tournant post-romantique:
l'essentiel n'est plus dans les formes et les matières, ni dans les thèmes, mais
dans les forces, les densités, les intensités. ... Peut-être faudra-t-il attendre
Cézanne pour que les rochers n'existent plus que par les forces de
plissement qu'ils captent, les paysages par des forces magnétiques et
thermiques, les pommes par des forces de germination: forces non visuelles,
et pourtant rendues visibles. 1
Retournons à Tzara. Bien qu'il soit clair que l'art pour Tzara est l'art de
l'intensité de la personnalité et du monde, nous il reste à considérer la
question : pourquoi cet art de l'intensité? Nous savons déjà qu'il ne s'agit ici
d'aucun "art par l'art", mais d'un art de et pour la vie —l'art de l'intensité
apparaît dans le centre de la vie et agit avec celle-ci, immédiatement. L'art
pour Tzara ne cherche jamais se situer au-dessus de la vie :
L'art n'est pas la manifestation la plus précieuse de la vie. L'art n'a pas cette
valeur céleste et générale qu'on se plaît à lui accorder. La vie est autrement
intéressante. Dada se vante de connaître la juste mesure qu'il faut donner à
l'art; il l'introduit avec des moyens subtils et perfides dans les actes de la
fantaisie quotidienne. 2
À l'artiste dadaïste l’intéresse l'art parce que celui-ci est surtout une
question de vie, c'est-à-dire, d'une vie plus intense : " Ce qui intéresse un
dadaïste est sa propre façon de vivre." 3Et, dans ce point, Tzara coïncide
complètement avec Nietzsche celui qui reconnaissait dans l'art, dans la
connaissance et dans la morale "l'intention de retourner la vie plus intense", et
1
G. Deleuze et F. Guattari , Mille plateaux, Les Éditions de Minuit, Paris, 1980, p 423. Voir aussi
le commentaire de Mireille Buydens en Sahara. L'esthétique de Gilles Deleuze, J Vrin, Paris,
1990, p 121.
2
O.C., t 1, p 421. Une partie de ce fragment nous l'avons déjà cité dans le point 1.5.1.
3
O.C., t 1, p 424. Idée qui cadre avec laquelle présente à Dada comme "notre intensité."
127
dénonçait à auxquelles ils considéraient l'art (et les deux autres éléments)
comme quelque chose important et sacré, en l'opposant à la vie :
L'art, la connaissance, la morale, sont des moyens: au lieu de reconnaître en
eux l’intention de rendre la vie plus intense on les a mis en rapport avec une
opposition de la vie, avec « Dieu »...1
L'art de l'intensité est celui qui retourne la vie la plus intense. 2Et puisque
l'intensité de l'artiste est dans perpétuelle (et directe) communication avec les
forces qui l'entourent, cette intensification de la vie implique non seulement la
vie de l'artiste mais aussi à tout ce qui l'entoure, et surtout, à aux autres
individus. Ainsi, l’esthétique de l'intensité est logiquement une éthique de
l'intensité —et Tzara ne cesse pas d'insister sur cette dimension éthique du
nouvel art, en exprimant cette dimension avec le terme de "fraternité" :
Le peintre doit peindre. Dans la simplicité de ce principe poussé jusqu'à sa
plus primitive intensité il veut agir moralement sur l'homme.3
Nous voulons rendre les hommes meilleurs, qu’ils comprennent que la seule
fraternité est dans un moment d’intensité où le beau est la vie concentrée ...4
F. Nietzsche , La volonté de puissance, Le livre de poche, Paris, 1991 —traductions basées en la
première édition allemande de 1901—, II, 187, p 206 (dans la version de Gallimard "Tel", I, 280, p
126). il Est très possible que Tzara connaisse cette édition française, bien qu'il soit de même
possible qu'il la lise en allemand, vu ses connaissances dans cette langue. En tout cas —comme on
voit dans la citation précédente –Tzara rejette "la valeur céleste" de l'art, et insère celui-ci "dans les
actes de la fantaisie quotidienne".
1
2
Nous reconnaissons volontairement la circularité avec laquelle nous nous référons à l'intensité
(intensité par les intensités). Cet aspect circulaire de l'intensité a été commenté par Klossowski
dans une oeuvre sur Nietzsche. Par exemple, il nous dit : “Pour qu'elle soit communicable,
l'intensité doit se prendre elle-même pour objet et ainsi revenir sur elle-même.” Pierre Klossowski,
Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1969, p 97 (voir aussi des pages
suivantes).
3
O.C., t. 1, p. 556.
4
Dada Zurich - Paris, p 98. Peut-être il surprenne ici le caractère positif du beau, ce que dans la
première citation de cette section Tzara rejetait. Le Beau, nous disait, n'existe pas. Mais il faut aussi
tenir compte que Tzara parle alors du beau en majuscules avec toute la connotation de la vieille
esthétique idéaliste (comme confirme son compagnon, aussi en majuscules, la vérité). Nous avons
déjà vu comme la beauté, en la nouvelle esthétique, est vital, non formelle. Et c'est ce qui est
apprécié dans cette citation.
128
Seulement quand "le beau est la vie concentrée", c'est-à-dire, quand le beau
est la maximale intensité vitale, quand l'art se croise avec la vie, seulement en
ce moment apparaît une véritable union ou une "fraternité" entre des hommes
libres, hommes chargés de vitalité. En cela consisterait l’esthétique et
l'éthique de Tzara. Et c'est maintenant le moment de voir en détail les
procédures artistiques concrètes, utilisés par Tzara et les dadaïstes, pour faire
apparaître le "moment d'intensité".
129
2.4 Éléments d'un nouvel art primitif
2.4.1 Un nouvel art primitif
Tzara et les dadaïstes ont matérialisé cet art de l'intensité de différentes
manières, et spécialement dans les expérimentations collectives dans le
Cabaret Voltaire et les manifestations dadaïstes : recitación de manifestes et
de poèmes, pièces de théâtre, danses, etc. (bien que les genres, souvent, se
retournaient indistincts selon la conception propre de l'art Dada). Quelles
sont, pour Tzara, les idées qui promeuvent ces activités —activités qui, à
travers les manières souvent nouvelles, provoquaient des forts réactions
surprise, rire, fureur et fascination entre les spectateurs ?
Nous avons vu comment Tzara soulignait la nécessité de se libérer des
conventions, des lois et des problèmes esthétiques, et aussi la nécessité de
sortir de la conception de l'art de la Renaissance: art comme imitation ou
représentation de la réalité. Mais, comment créer un art nouveau libre des
conventions esthétiques et culturelles européennes? À cet effet, Tzara,
d'abord, propose d'apprendre des cultures primitives ou prémodernes qui ne
sont pas (ou encore ils n'étaient pas) régies par ces conventions. Ainsi, par
exemple, pour un nouveau théâtre il est nécessaire de tenir compte que
premièrement le théâtre n'était pas "une imitation romantique de la vie", et
avait "toute la vigueur naturelle", ou comme divertissement ou comme poésie.
Et la poésie elle-même, souligne Tzara d'autre part, était premièrement
inséparable de la danse, la religion, la musique et le travail : unie
immédiatement avec la vie, il était absolument vital. Et ainsi, il dit Tzara, en
apprenant de ces formes primaires de l'art, "Dada fait retourner tout à une
simplicité initiale" :
Le théâtre. Puisqu'il reste toujours attaché à une imitation romantique de là
vie, à une fiction illogique, donnons-lui toute la vigueur naturelle qu'il eût
d'abord: qu'il soit amusement ou poésie.1
La poésie vit d'abord pour les fonctions de danse, de religion, de musique,
1
O.C., t. 1, p. 397.
130
de travail.1
En art, Dada ramène tout à une simplicité initiale mais relative. Il mêle ses
caprices au vent chaotique de la création et aux danses barbares des
peuplades farouches.2
De ce point de vue, il est totalement cohérent qui Tzara montrerait un intérêt
profond et authentique pour les arts et les cultures "primitives", spécialement
les africaines et océaniques à auxquelles Tzara appelle généralement
conjointement "noires", 3(et par les arts anciens et médiévaux, précédents à la
Renaissance, spécialement l'art égyptien, byzantin et gothique), et qui
prendrait celles-ci, d'une certaine manière, comme exemples. Après Dada,
Tzara lui-même il explique clairement la raison de ces intérêts : dans ces
peuples on conservait "une sorte d'explosion de la liberté" avec tout naturel, et
en ces derniers l'art —uni avec les fonctions sociales et religieuses —était
"l'expression même de leur vie" :
Dada préconisait l'art et la littérature nègres, non seulement parce que les
expressions artistiques et littéraires des peuples africains et océaniens
étaient considérées comme primordiales sur l'échelle de l'évolution
humaine, mais aussi parce que Dada essayait d'identifier sa manière même
de s'exprimer à la mentalité expansive des primitifs sous les aspects de
danse et d'invention spontanées.4
... je me suis intéressé très tôt à l'art africain, depuis 1916, j'ai toujours été
1
O.C., t. 1, p. 401.
2
O.C., t. 1, p. 421.
3
En effet, Tzara inclut dans l'art noir à ce qui est océanique. Les cubistes, à travers lesquels, on a
connu l'art primitif, comprenait dans le premier groupe aussi à le à deuxième. Bien que, comme
signale Tzara, il soit l'Afrique qui a influencé surtout à l'art moderne. (Voir O.C., t 4, pp. 300 et
511). Notre auteur non seulement était intéressés par ce type d'art mais aussi par la culture qui
l'entoure. Ainsi, a commencé à lire la revue suisse ethnographique Anthropos juste après avoir
arrivé à Zurich.(Voir Béhar, O.C., t 4, p 656). Nous ajouterons que Tzara n'était pas l’unique qui
s'intéressait à ces cultures : elles ont fait partie des intenses conversations dadaïstes, comme
rappelle Janco : " Al conocer el arte prehistórico, el arte infantil, el primitivo, las artes populares; a
través de largas noches de discusión sobre el arte abstracto”. Marcel Janco, “Dadá a dos
velocidades ", dans Dadá Documentos, p 190.
4
O.C., t. 5, p. 509.
131
attiré par le peuple noir qui incarnait, du temps de Dada encore, une sorte
d'explosion de la liberté, sur un plan très proche de la nature. J'ai même
adapté de la poésie noire.1
... l'art des peuples primitifs, imbriqué dans les fonctions sociales et
religieuses, apparaissait [a Dadá] comme l'expression même de leur vie.2
Pourquoi dans l'art de ces peuples maintient-il cette vitalité, cette
"explosion" de liberté? Pour Tzara est parce que dans ces cultures on
maintient le lien primordial de l'art et la vie, et parce que, entre autres, son art
n'est pas limité par les conventions et les lois esthétiques modernes —de l'art
imitatif ou illusionniste—. 3Par exemple, selon Tzara, les africains et les
océaniques, libèrés de cette convention illusionniste, si leur intéresse la tête la
taillent simplement en concentrant sa vision sur la tête :
Mon autre frère est naïf et bon et rit. Il mange en Afrique ou au long des îles
océaniennes. Il concentre sa vision sur la tête, la taille dans du bois dur
comme le fer, patiemment, sans se soucier du rapport conventionnel entre la
tête et le reste du corps.4
Et cette liberté expressive, selon Tzara, se trouve non seulement dans les
cultures africaines et océaniques, comme nous signalons : l'art égyptien,
byzantin et gothique, n'étaient pas non plus soumis encore à "l’atavique
sensibilité" qui a dominé à partir du quattrocento —de là la tâche de Dada :
détruire cette forme atavique de sensibilité pour récupérer l'expression
naturelle de la vitalité humaine qu'avaient ces arts. Et en ce sens, Tzara pense
1
O.C., t. 5, p. 450.
2
O.C., t. 4, p. 301. Il en dérive qui, pour Tzara et Dada, l'art est un mode de vie, pleinement intégré
dans la vie concrète des hommes.
3
Le suivant commentaire de Tzara sur la photographie serait un bon exemple de comment les
primitifs, pour Tzara, sont étrangers à nos conventions perceptives : “Mais la convention et
l'habitude sont tellement enracinées en nous, qu'elles ont pris un droit d'existence. Si vous montrez
à un Primitif une photo et s'il n'en a jamais vu avant, il ne pourra pas reconnaître la personne
photographiée. C'est que la ressemblance est basée sur une longue éducation de nos yeux qui ont
accepté la convention de la perspective plane, la déformation des ombres et l'absence des couleurs.”
O.C., t 1, p 606.
4
O.C., t 1, p 394. L'autre "frère" est celui qui a encore des influences de la Renaissance.
132
que quelques nouvelles tendances de l'art comme l'art abstrait a su extraire de
l'art primitif, ancien et médiéval cette façon d'exprimer "leur sang et leur vie
même" :
Nous voulons continuer la tradition de l'art nègre, égyptien, byzantin,
gothique et détruire en nous l'atavique sensibilité que nous reste de la
détestable époque qui suivit le quatrocento.1
Les lois que l'artiste utilise pour contrôler son image intérieure lorsque celleci prend forme, il les tire des oeuvres des oeuvres des primitifs et des
époques de l’art absolu nègre, égyptien, byzantin, gothique. Ces époques de
foi profonde et sincère ont produit des oeuvres qui n'étaient pas seulement le
symbole de leurs idées, mais leur sang et leur vie même.2
Il convient d'ajouter que, comme il est vu dans l'exemple de l'art abstrait, le
retour à ce qui est primitif ou à ce qui est prémoderne préconisé par Dada,
n'est absolument un simple mouvement en arrière : "Dada essayait d'identifier
sa manière même de s'exprimer à la mentalité expansive des primitifs ", cela
oui, mais ne pas l'imiter directement, ne pas la répéter littéralement 3—
puisque cela serait une fois de plus d'imposer des modèles extérieurs à notre
sensibilité propre. L'essentiel est d'apprendre de l'art primitif et prémoderne,
et de créer, pour dire lui ainsi, un "nouvel art primitif" qui est l'expression
naturelle et intense de nous-mêmes, c'est-à-dire, de notre personnalité et de
notre monde (peut-être c'est pourquoi, nous ajoutions de pas, Tzara disait,
dans la troisième citation de cette section, "En art, Dada ramène tout à une
simplicité initiale mais relative." ) Le texte suivant de Tzara, de l'époque
postérieure à Dada, à nous paraît résumer admirablement les sujets essentiels
de ce nouvel art primitif : en lui, Tzara comprend l'art comme "une activité
poétique " profondément unie avec "la structure primitive de la vie affective",
et pose la tâche de Dada comme celle d'effectuer cet art en mettant en rapport
"l'art noir" avec "l'expression immédiate au niveau de l'homme
1
Dada Zürich-Paris, p. 134.
2
O.C., t 1, p 555. L'image intérieure se forme dans la sensibilité avec l'expérience. Ibíd.
“Dada, loin de tendre vers un primitivisme formel, a reconnu dans l'art nègre cette spontanéité qui
lui a fait repousser toute idée de spéculation intellectuelle en attribuant à l'évidence vitale une force
élémentaire plus proche de l'homme tel qu'il est, et non pas tel que les conventions sociales l'ont
déformé et défiguré.” O.C., t 4, p 393.
3
133
contemporain" :
Dada ... entendait faire de la poésie une manière de vivre ... Pour lui, l'art
était une des formes, communes à tous les hommes, de cette activité
poétique dont la racine profonde se confond avec la structure primitive de la
vie affective. Dada a essayé de mettre en pratique cette théorie reliant l'art
nègre, africain et océanien à la vie mentale et à son expression immédiate au
niveau de l'homme contemporain, en organisant des soirées nègres de danse
et de musique improvisées.1
2.4.2 Poésie noire, langage oral et écriture
Naturellement, toute cette approche artistique répercute le travail de Tzara
comme poète et auteur. Qui se produit spécifiquement dans le domaine des
arts littéraires (puisque dans la section précédente avons-nous traité plutôt les
arts plastiques) ? Quels sont les problèmes et quelles sont les propositions de
Tzara et les dadaïstes à ce sujet ?
Comme nous venons de voir dans la section précédente, Tzara considère que
la poésie est une manière de vivre, unie directement avec la danse, la religion,
la musique et le travail. Et il pense que la poésie primitive —surtout celle
"noire" —permet une sorte d'explosion de liberté, d'intensité vitale, chose qui
est rendue extrêmement difficile dans la littérature occidentale par faute des
différents conditionnements esthétiques et culturels.
Pour trouver le mode d'expression immédiate de notre vitalité ou d'intensité,
Tzara met en pratique le principe énoncé dans la section précédente (“Dada
essayait d'identifier sa manière même de s'exprimer à la mentalité expansive
des primitifs”) et il se consacre à l'étude de la poésie "noire", en traduisant,
selon lui, " plus de quarante poèmes noirs". 2L'intérêt de ces poèmes, pour
Tzara, est situé qu'en ces derniers il règne —ou au moins à Tzara paraît que
règne —la sonorité au sens, l'expresividad vitale et intensive à la signification
1
O.C., t. 4, p. 301-302.
Dans une lettre à Jacques Doucet, Tzara dit : “J'ajoute ... une note sur la poésie nègre dont je
m'occupais beaucoup à ce moment (j'avais traduit plus de quarante poèmes nègres)”. En Sanouillet,
Dada à Paris, p 624.
2
134
locale (phénomène celui-ci spécialement perceptible pour quelqu'un étranger
à ces cultures comme Tzara qui lit ces poèmes, nécessairement, de manière
culturellement décontextualisée). Ainsi, par exemple, Tzara dit à un moment :
“Un poème des nègres Maori, que je trouve très bien comme sonorité...”. 1Et
le poème abstrait "Toto-vaca" que Tzara considère comme un certain
aboutissement d'expérimentations sonores le sien en poésie, était,
apparemment, une traduction —ou quand sauf une adaptation —d'un poème
maorí. 2En synthèse, ce il paraît être le fruit de la recherche de la poésie
"noire" pour Tzara : découvrir qu'originairement la poésie est avant que sens,
sonorité —sonorité absolument vitale puisqu'elle est étroitement attachée à la
danse, à la musique, au travail et au rite religieux —et adapter cette
découverte à ses expérimentations poétiques. 3
Sonorité avant que sens, expresividad avant que signification : c'est-à-dire,
découvrira Tzara, la caractéristique non seulement des poèmes primitifs mais
aussi, dans une certaine mesure, du langage oral. À ce sujet, s'avère
spécialement révélateur un texte de Tzara postérieur à l'époque Dada dans
lequel Tzara différencie le parler du "primitif" et le "parler cultivé " —ce
1
Lettre à Breton, en Sanouillet, Dada à Paris, p 469.
Par la lettre à Doucet, précédemment citée, Tzara dit de même : “En 1914 déjà j'avais essayé
d'enlever aux mots leur signification, et de les employer pour donner un sens nouveau, global au
vers par la tonalité et le contraste auditif. Ces expériences prirent fin avec un poème abstrait « TotoVaca », composé de sons purs inventés par moi et ne contenant aucune allusion à la réalité.”
(Sanouillet, Dada à Paris, p 624). Béhar signale, basé en partie en G F Browning, que ce poème
en réalité n'est pas une invention mais une traduction fidèle d'un poème maorí. Voir O.C., t 1, p
717.
2
3
Il convient d'ajouter que les poèmes noirs ont suscité des commentaires très intéressants de
quelques chercheurs de l'oeuvre de Tzara. Ainsi, Hamada considère que pour effectuer une
rénovation totale de la société, Tzara voulait “remonter, dans le domaine du langage poétique (ainsi
que l'art plastique), jusqu'à la source. Car, pour ce faire, il ne restait inévitablement que des
composantes basiques de paroles qui seraient au niveau du degré zéro du langage, c'est-à-dire, du
« langage primitif » ou du « langage originel » suivant le terme de Tzvetan Todorov.” (Hamada,
“Formation du langage poétique de L'Homme approximatif”“, Jinbun ronshû n.º 38, Shizuoka
University, Japon, 1987 p 113). Ko, pour sa part, dit : “Aesthetically, the philosophy of Dada (and
of Zen for Takahashi) —although neither Dada nor Zen is philosophy per se— had the two poets
lay their basic focus on the image, with the fragmentation of language along with the break of
syntax representing the fragmentation of the universe. To compare them, Tzara was more consistent
in this respect, often favoring Negro rhythms and the cult of the primitive.” Ko, Buddhist Elements
in Dada, p 109.
135
dernier, proche ou dépendant de l'écriture, et soumis à la tyrannie de la
syntaxe et du sens :
Chez le primitif, le parler est à tel point gestuel qu’il touche à la danse et au
chant. 1
Dans le parler cultivé, la phrase est plus ou moins détachée en mots
distincts, grammaticalement groupés et subordonnés aux besoins de la
syntaxe. ... la phrase elle-même est une création conventionnelle, bien plus
importante pour la définition localisée du sens, que pour caractériser la
personnalité qui s'exprime.2
Ainsi, Tzara nous suggère que le langage fortement formalisé du "parler
cultivé" suppose la subordination à la syntaxe et aux définitions linguistiques
des mots jusqu'à un tel point qui sont presque ces codes ceux qui parlent, plus
que l'individu qui les émet —par conséquent, rien est plus loin de ce que, pour
Tzara, c'est l'expression immédiate et momentanée de la personnalité. 3Et, de
ce point de vue, certainement le langage oral —primitif ou populaire, non
cultivé —conserve encore la possibilité d'une expression plus naturelle, plus
immédiate, plus spontanée. 4Ainsi, il souligne Tzara que le langage oral,
encouragé affectivement, est "spontanément vivant et expressif", 5a une "force
percutante" 6—presque comme chanson ou musique—, et est inséparablement
O.C., t 5, p 227. Ce texte est intitulé “Gestes, ponctuation et langage poétique” (O.C., t 5,
pp. .>223-245).
1
2
Ibíd.
En harmonie parfaite avec l'esprit Dada, Tzara affirme postérieurement : “Dans les deux modes du
parler, écrit ou oral, l'expression momentanée de la personnalité est un des principaux buts à
atteindre.” O.C., t 5, p 228.
3
4
Sur le sujet de l'oralité en Tzara, nous connaissons la récente oeuvre de Katherine Papachristos :
L’inscription de l’oral et de l’écrit dans le théâtre de Tristan Tzara (Peter Lang, New York, 1999),
où il est proposé de faire une "analyse anthropologique" de l'oralité en Tzara. Toutefois, nous
n'avons pas pu profiter de cette oeuvre pour la raison que son argumentation, à notre avis, tend à
s'éloigner excessivement des matériels mêmes qu'apporte Tzara.
“l'animation affective qui est la vie propre du langage parlé.”; “le langage oral, spontanément
vivant et expressif”. O.C., t 5, pp. 226 et 225 respectivement.
5
“Un facteur insolite fait son apparition en poésie, celui de la spontanéité du sentiment, qui, par
voie de corollaire, y introduit la force percutante du langage parlé.” O.C., t 4, p 393.
6
136
uni à les gestes —presque comme danse—. 1
Naturellement, toutefois, évaluer positivement le langage oral il ne veut pas
dire de l'assumer entièrement et littéralement. Nous savons —et évidemment,
le sait Tzara —que le langage oral a ses conventions propres et que non toutes
les expressions orales sont intenses ou vitales. La question essentielle est ici :
souligner le caractère éminemment sonore et gestuel du langage oral, langage
qui n'est pas tellement soumis à la grammaire et à la signification comme
l’écrit, et faire que cette connaissance aide à libérer aux arts littéraires
européens des limitations grammaticales, logiques et culturelles qui leur
empêchent la pleine expression de l'intensité du monde. Ou, en d'autres
termes : comment restituer aux arts littéraires l'intensité qu'avaient
premièrement les mots —mots vitaux qui, étant sonores et gestuelles, étaient
dans pleine communication avec nous-mêmes et avec les choses ? 2Ce qui est
posé ici n'est pas autre chose qui la question essentielle de la dictature de
l'esprit comme dictature du langage : "l'indépendance du mot" (2.2.4). Et les
différentes expérimentations qui ont effectué Tzara et les dadaïstes dans le
domaine des arts littéraires, tournent justement autour de cette problématique.
3
Ainsi, un point de départ est de mettre, de manière radicale, le statut en
doute de l'écriture dans la poésie :
Comme il observe Tzara, gestes et mots, “sont une unique individualité expressive”, ils ont “une
source commune”. (O.C., t 5, p 232). C'est tout le corps qui entre en jeu dans le parler (aussi les
flexions de la voix). Voir O.C., t 4, p 551.
1
Tzara nous dit : “pour être traduite en langage écrit, la parole doit subir une préparation spéciale et
passer par un ensemble d'artifices aux possibilités variées, mais toutefois délimitées par
l'automatisme de la grammaire.” De là, que pour atteindre “la fluidité du langage parlé, à son
expressivité et à son ton, nécessite l'invention et l'emploi constant de conventions qui, de
l'individuel, peuvent passer à l'universel. Le problème consiste à donner au langage écrit une
contrevaleur capable de suppléer à l'absence de mimique.” O.C., t 5, pp. 226-227.
2
3
Nous pouvons ajouter que Tzara suivra, après la période Dada, avec ce projet de la "dictature du
langage" de libérer les puissances des mots et de découvrir ses capacités expressives. Il convient de
mentionner, à ce sujet, l'étude de Hamada celui qui détecte en L'homme aproximatif un "geste de
mots" : les mots sont associés, selon Hamada, par "jeu acoustique, morphologique, paronomique ou
réduplicatif." et non par "rapports de nécessité logique ou paradigmatique." Hamada, "Formation
du langage poétique de L'Homme approximatif", p 121.
137
On a toujours fait des erreurs, mais les plus grandes erreurs, sont les poèmes
qu'on a écrits.1
De même, dans ses compositions poétiques Tzara rejette le caractère fixe de
l'écriture et il leur met dans une variation continue —ce qui serait, ajoutons de
pas, plutôt une caractéristique du langage oral—, comme il souligne Liste :
En effet, l'une des caractéristiques des poèmes de Tzara de cette époque,
c'est la labilité du vers qu'on constate parfois d'une édition à l'autre. Tout se
passe comme si le poète réécrivait chaque fois le poème uniquement en en
ressuscitant la voix dans sa mémoire.2
Et ceci non seulement dans les poèmes : une grande partie des textes
dadaïstes de Tzara (tant les poétiques comme les manifestes), ont été
directement présentés au public et, en ces derniers, on essayait toujours de
maintenir vivante cette relation directe et immédiate, comme certifie Tzara
postérieurement :
... l'écriture n'en étant qu'un véhicule occasionnel, nullement indispensable à
l'expression de cette spontanéité ... dadaïste. 3
En effet, ces textes, présentés au public, sont accompagnés du ton de la voix
et du mouvement du corps, éléments qui peuvent même les retourner de
l'inverse ce qui est dit ; 4il conviendrait de tenir compte, en outre, de ce qui
entoure à cette présentation, ainsi celui décoré et le vestiaire, facteurs aussi
importants. Dans un mot, ces oeuvres sont, en grande partie, déterminées par
l'interprétation directe et momentanée avec laquelle elles sont présentés au
1
O.C., t 1, p 378.
Giovanni Lista, “Tristan Tzara et le dadaïsme italien”, Europe, n.º 555-556, p 176.
2
3
O.C., t 5, p 400.
Comme Tzara lui-même observe après Dada, “La phrase possède plusieurs significations, selon la
gesticulation ou l'intonation adéquates mais stéréotypées qui l'accompagnent.” (O.C., t 5, p 227).
En ce sens, nous pourrions dire qu'une grande partie des textes de Tzara sont comme scénarios
cinématographiques : ils, par soi-même, ne peuvent pas restituer la vie qu'ils leur animaient quand
ils sont présentés, comme le scénario à peine peut —ni même après vu le film— nous restituer la
force de l'image dans laquelle ce discours s'insérait, même si aux dialogues on ajoute la note des
cadres, etc.
4
138
public. Et, même si les textes précèdent à leur mise de scène, il est avec celleci qui est atteinte son intensité maximale, puisque dans celle-ci interviennent
des éléments qui vont beaucoup au-delà des textes écrits (incorporation de
bruits, mouvements, chansons, musique, etc.). 1
Une autre importante expérimentation dans ce projet Dada pour
l'"indépendance du mot", serait la série de textes "spontanés " élaborés
conjointement par Arp, Tzara et Serner (qu'ils ont été signés avec leurs
initiales et sous la rubrique de “Société anonyme pour l'exploitation du
vocabulaire dadaïste”). Ces textes, écrits de manière spontanée et collective,
sortaient, selon Arp, “en droite ligne des entrailles du poète ou de tout autre
de ses organes qui a enmagasiné des réserves”—du mouvement ou de l'élan
qui “ni la grammaire, ni l'esthétique, ni Bouddha, ni le Sixième
Commandement ne sauraient le gêner.”2 Et ces textes, dans lesquels ils étaient
introduits y compris des langues différentes, 3étaient laissés intacts sans
correction postérieure. 4Ni la grammaire, ni l’esthétique, ni même la
1
Ball nous dit des poèmes simultanés (lesquels sont arrivés parfois à prendre part jusqu'à vingt
personnes en même temps) : “Huelsenbeck, Tzara et Janco ont présenté un « poème simultan ».
C'est un récitatif en contrepoint où trois voix ou plus parlent, chantent, sifflent, etc., en même
temps, de telle sorte que leurs rencontres constituent le contenu élégiaque, drôle ou bizarre de la
chose. Un tel poème simultané fait ressortir surtout un organum fort têtu, mais que
l'accompagnement relativise. Les bruits (un rrrrr, prolongé pendant plusieurs minutes, ou des
entrechoquements, ou des hurlements de sirènes, etc.) surpassent en énergie la voix humaines. Le «
poème simultan » s'interroge sur la valeur de la voix.” (H Ball, La fuite hors du temps, p 122). Ce
fait est celui qu'il nous permet de considérer comme insignifiantes jusqu'à un certain point la
question dont ils ne sont pas des textes inattendus (sur le caractère non inattendu de ces poèmes
simultanés, voir Tzara, O.C., t 5, p 446). Ajoutons que, pour Huelsenbeck, il est Tzara qui a
inventé "la représentation du poème simultané sur scène ". Almanach Dada, p 260.
2
Arp, Jours Effeuillés, p 309.
3
À l'exception de trois d'entre eux, le reste de ceux-ci mélangent l'allemand et le français. Les
poèmes simultanés, précédemment mentionnés, incorporent aussi plusieurs langues (voir le poème,
arrandé par Tzara, “L'amiral cherche une maison à louer”; O.C., t 1, p 492-493) ainsi que les
revues dadaïstes lesquelles on fait en deux langues —des versions bilingues —et elles incorporent
souvent des matériels de différentes langues dans une même revue —ainsi Dada de Tzara même.
De ce mélange de langues dans les textes dadaïstes, Dachy observe que “Ils constituent sans doute
l'un des premiers et rares exemples, bien antérieurs au Finnegans Wake (1939) de Joyce, présent à
Zurich, d'intégration de plusieurs langues dans un même texte.” Dada et les dadaïsmes, p 398.
4
Voir Dachy, Dada et les dadaïsmes, p 101. Dachy souligne de ces textes (considérés par lui résulté
de la découverte de l'écriture automatique — ibíd. , p 21) : “la spontanéité de la graphie, des écarts
139
distinction existante entre les langues peuvent obstruer l'exploration radicale
des puissances des mots eux-mêmes. 1
2.4.3 Poésie moléculaire Dada
Les diverses expérimentations poétiques singulières, que Tzara et les
dadaïstes ont effectuées à Zurich, comme le poème "mouvementiste", le
poème de voyelles, le poème bruitiste, le poème simultané, etc., portent
précisément cette recherche des puissances des mots à leurs dernières
conséquences 2: en ces dernières, l'exploration des forces de la sonorité et
l'expresivité verbales est approfondie jusqu'à un tel point que ces forces sont
extrait, pour le dire ainsi, directement depuis le niveau moléculaire du mot où
le parler est déjà confondu avec le cri ou avec le bruit, où deviennent
brouillées les frontières des différentes langues, et aussi où le mot —avec
toute sa puissance sonore primitive et expressive— forme une unité singulière
avec le corps.
Concrètement, nous pouvons Dada énumérer cinq éléments de cette poésie
"moléculaire" : accentuation du rythme, accentuation des voyelles,
introduction du bruit, variation personnelle (ou plutôt, corporelle) de la
recitation du poème selon l'interprète, variation personnelle de l'acception du
poème selon le spectateur. Voyons un par un.
syntaxiques ou lexicaux, volontairement conservés par les auteurs (au contraire de l'écriture
automatique surréaliste qui fut dans un second temps peignée dans le sens du poil littéraire par
Breton).” (íbid. , p 398). En se référant à ces textes dadaïstes, Arp dira : “Ce genre de poésies fut
plus tard baptisé: « Poésie Automatique » par les surréalistes.” Arp, Jours Effeuillés, p 309.
En ce sens, et ce pourquoi à Tzara, Eléna Galtsova indiquera la tentative de Tzara par “dépasser le
régime proprement signifiant des signes langagiers, ce qui les rapproche des phénomènes analysés
par Gilles Deleuze et Félix Guattari, du « creusement » de plusieurs langues à l'intérieur d'une seule
langue, et de « rapprochement » de la langue à son dehors ou envers, c'est-à-dire du « devenir-autre
de la langue ».” Galtsova verra de même dans la sélection poétique de Tzara intitulée Le
Désespéranto (1932) la création d’ “un langage rhizomatique”. Galtsova, , “Le Désespéranto:
utopie de l’écriture universelle chez Tzara et Breton”, Mélusine, n.º XVII, 1997, p 292.
1
Tous ces types de poèmes —et quelques, —sauf ce qui est simultané, ont été présentés plus par
Tzara dans la première soirée Dada à travers la lecture du texte intitulé "Le poème bruitiste". Voir
en O.C., t 1, p 551-552.
2
140
En ce qui concerne le rythme, Tzara souligne son importance en présentant
devant le public le poème mouvementiste: il dit que ce qu'on essaye d'obtenir
avec ce type de poèmes est "l'intensité", et ce pour cela que les dadaïstes
retournent aux "éléments primaires ", 1qui seront, comme nous verrons, ceux
du mot et du corps. Dans ce type de poème en particulier il s'agit de souligner
le sens des mots par le biais des mouvements les plus primitifs —entre
lesquels, le plus primitif est "la gymnastique" ou le "rythme ". Le poème
mouvementiste est une application d'une théorie d'interprétation nouvelle,
dans laquelle on combine les "mouvements primitifs" du corps avec la voix et
les bruits :
Le poème movimentiste a comme principe l'effort d'accentuer et de mettre en
évidence le sens des mots, par des mouvements primitifs ... Le mouvement
le plus primitif est la gymnastique qui correspond à la monotonie et à l'idée
de rythme.2
Jusqu'à maintenant on a récité les poèmes en haussant la voix et les bras. ...
Nous déclarons que les poèmes que nous écrivons maintenant ne s'adaptent
plus à cette manière conventionnelle de réciter. L'acteur doit ajouter à la
voix les mouvements primitifs et les bruits, de sorte que l'expression
extérieure s'adapte au sens de la poésie. 3
La recherche des éléments primitifs ou primaires, d'autre part, porte à Tzara
et aux dadaïstes à un autre type de poème Dada : le poème de voyelles. En
effet, Tzara pense que, essentiellement, l'élément le plus primitif de la voix et
du son est la voyelle, qui est la "molécule de la lettre". Et naturellement,
comme suggère Tzara, cette transformation de la poésie en concert de
voyelles rend brouillée la frontière entre la poésie et la musique :
Le concert de voyelles. Nous tentons à reproduire les sonorités par plusieurs
voyelles lues simultanément. Pour accentuer la pureté de cette conception
nous avons pris les éléments les plus primitifs de la voix: la voyelle.
Par le poème de voyelles que j'ai inventé, je veux relier la technique
1
"l'intensité. C'est pour cela que nous retournons vers les éléments primaires." O.C., t 1, p 551.
2
O.C. t. 1, pp. 551-552.
3
O.C., t 1, p 552. Cette nouvelle théorie Dada de l'interprétation est proche à la manière d'exposer
de l'enfant.
141
primitive et la sensibilité moderne. Je pars du principe que la voyelle est
l'essence, la molécule de la lettre, et par conséquent le son primitif. La
gamme des voyelles correspond à celle de la musique.1
Ainsi, ce concert de voyelles transforme la poésie en une poésie-musique à
la fois primitive et inouïe, dont les molécules —voyelles—, à travers le
rythme qui crée, pénètrent immédiatement dans l'esprit et le corps du
spectateur, et aussi dans la matière du monde. À notre avis, ce qui arrive dans
ce poème de voyelles est précisement ce que G. Deleuze et F. Guattari
disent de l'art et de la musique modernes, que dans leur effort pour exprimer
l'intensité au-delà des formes, elles ont parvenu à molecularizar la matière —
pictural ou musicale —pour extraire de d'elle d'immenses forces qui sont à la
fois moléculaires et cosmiques :
C'est en même temps que les forces deviennent nécessairement cosmiques,
et le matériau moléculaire; une force immense opère dans un espace
infinitésimal. ... La musique molécularise la matière sonore, mais devient
capable ainsi de capter des forces non sonores comme la Durée, l'Intensité. 2
Si le poème se transforme en son et il communique avec le corps du
spectateur et avec les choses, il est totalement compréhensible que dans le
poème on introduit aussi le bruit —vrai rencontre de la poésie et de la
matérialité du monde. Dans le poème bruitiste Dada, selon Tzara, on introduit
pour la première fois la réalité objective dans le poème :
Le poème bruitiste se base aussi sur la théorie de la nouvelle interprétation.
J'introduis le bruit réel pour renforcer et accentuer le poème. En ce sens,
c'est la première fois qu'on introduit la réalité objective dans le poème...3
Naturellement, cette communication du poème —primitif et moléculaire —
avec le corps du spectateur et avec les choses du monde à travers le rythme,
1
O.C., t 1, p 552. Tzara ajoute dans rapprochée que ceci est "un parallèle aux conçoives donnes
peintres cubistes qui emploient des matériaux divers." De même Tzara différencie ce type de
poèmes du poème bruitiste futuriste. Ibíd.
2
Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p 423. il convient d'ajouter que ce texte est trouvé
immédiatement après le texte, des deux auteurs, que nous avons cités dans le point 2.3.4.
3
O.C., t 1, p 551. Et ajoute Tzara que ceci dernier correspond "à la réalité appliquée égale cubistes
sud les toiles."
142
des voyelles et du bruit, suppose, d'autre part, une relation nouvelle entre le
poème et le corps de l'interprète. Ainsi, Tzara souligne "la manière
personnelle de comprendre le poème" —ce qui permettra, évidemment, une
relation immédiate entre la personnalité de acteur-l'artiste et le poème :
L'acteur doit ajouter à la voix les mouvements primitifs et les bruits, de sorte
que l'expression extérieure s'adapte au sens de la poésie. L'artiste a la liberté
d'arranger et de composer les mouvements et les bruits d'après sa manière
personnelle de comprendre le poème.1
Mais l’important n'est pas seulement la relation entre le poème et l'artiste,
mais aussi la communication effective que le poème produit,
individuellement, dans l'esprit et le corps de chaque spectateur (ceci est
évident, puisque, pour l'art Dada est primordiale la relation immédiate de l'art
et la vie). Et le poème simultané Dada n'a pas un autre objectif que celui
d'atteindre cette relation plus immédiate entre le poème et la personnalité de
chaque auditeur individuel. Ainsi, par exemple, le poème simultané L'amiral
cherche unit maison à louer —interprété simultanéement par Tzara,
Huelsenbeck et Janco en trois langues :
Je voulais réaliser un poème basé sur d'autres principes. Qui consistent dans
la possibilité que je donne à chaque écoutant de lier les associations
convenables. Il retient les éléments caractéristiques pour sa personalité [sic],
les entremêle, les fragmente, etc., restant tout-de-même dans la direction que
l'auteur a canalisé.
Le poème que j’ai arrangé (avec Huelsenbeck et Janko) ... tente à
individualiser l’impression du poème simultan [sic] auquel nous donnons
par là une nouvelle portée. 2
1
O.C., t. 1, p. 552.
2
O.C., t 1., p 493. Il convient d'ajouter que Tzara rend compte de autres manières de poser ces
poèmes (O.C., t 1, pp. 492 et 493). Dans ces pages on observe l'importance des expériences
cubistes pour la poésie simultanée. Comme nous avons vu, le cubisme, laisse voir son influence
dans la poétique Dada, puisque quelques types de poèmes dadaïstes que nous avons présenté,
présentent un certain parallélisme avec celui-là, ainsi l'introduction de la réalité (poèmes bruitiste)
ou de différents matériels (poème de voyelles), comme nous avons indiqué dans chaque cas.
143
2.4.4 Musique, danse, théâtre et dissolution de genres
La recherche des éléments primaires ou primitifs dans le domaine de la
poésie, comme nous venons de voir, conduit à l'introduction d’éléments
sonores, gestuels et matières plastiques. 1de ce point de vue, l'importance de la
musique est évidente, la danse et le théâtre —bien que ceux-ci soient toujours
conçus en accord avec les idées esthétiques de Dada.
En ce qui concerne la musique et la danse, une source d'importante inspiration
était, tout comme dans le domaine de la poésie, la musique et danses "noires".
Naturellement, comme il arrive dans la poésie "noire", cette musique et
danses "noires " étaient culturellement décontextualisées et adaptées à la
nécessité de la session dadaïste. Il s'ensuit qu'il s'agit proprement d'une
invention plus que d'une imitation de ces dernières. 2Il est évident qu'avec
l'introduction d'éléments culturels "noirs", ce qui était cherché est l'intensité
ou la vitalité qui est transmise par le biais d'eux, indépendamment du fait que
ceux-ci soient "noirs " ou soient inventés effectivement. Rappelons le
fragment que nous citons déjà dans le point 2.4.1 : “En art, Dada ramène tout
à une simplicité initiale mais relative. Il mêle ses caprices au vent chaotique
de la création et aux danses barbares des peuplades farouches.”
Dans le point 2.4.1 nous avons aussi vu une partie des idées de Tzara sur le
théâtre. Là nous avons vu que Tzara choisissait de restituer au théâtre sa
"vigueur naturelle", en faisant de lui, "divertissement et poésie ". De cette
manière, pouvait être dépassé les limites de ce genre uni "à une imitation
romantique de la vie".
Un type de poème, non mentionné jusqu'à présent —et qu'il a été présenté de même dans la
première soirée Dada—, le poème statique, implique intrinsèquement cette valeur plastique,
puisqu'il s'agit d'une poésie visuelle. Tzara dit de celui-ci : “Des personnages habillés uniformément
portent les affiches sur lesquelles il y a les mots. Ils se groupent, s'arrangent d'après la loi
(classique) que je leur impose.” (O.C., t 1, p 551). Voir le commentaire intéressant que Tzara
effectue de ce type de poèmes, dans cette page.
1
2
Tzara dit "musique nègre inventée " (O.C., t 5, p 446). Cependant, les dadaïstes ont disposé, dans
le Cabaret Voltaire, d'un "conseiller" qu'il avait vécu en Afrique. (Voir Hugo Ball, La fuite hors du
temps, p 122). En ce qui concerne la musique et la danse noires, voir O.C., t 1, pp. 562,.564 et
565. Autre important élément uni à ces deux éléments, sont les masques. Le dadaïste Hans Richter
parle des “máscaras negras abstractas de Janco” (en Historia del dadaísmo, Ediciones Nueva
Visión, Buenos Aires, 1973, p 22). Aussi Arp se réfère à celles-ci en Jours effeuillés, p 310.
144
Ainsi la connaissance de la force primitive du théâtre permet d'aller au-delà
d'une convention que la limite, permet de récupérer ou meilleur, réinventer sa
force "originaire". Ceci ne cessera pas d'avoir des conséquences, tant
formelles profondes comme de sens. Nous pourrions dire que la
transformation essentielle consiste en que le théâtre "ne doit pas imiter la
vie", mais être lui-même vie libéré de sa fonction imitative :
Il [théâtre] ne doit pas imiter la vie, mais garder son autonomie artistique,
c'est-à-dire vivre par ses propres moyens scéniques. L'idée réaliste étant
surmontée, comme en peinture, la scène se prêtera à toutes sortes
d'expériences et de spectacles qui devront divertir le spectateur. 1
On conflue, de cette manière, dans un théâtre vital. Non seulement parce
que le théâtre ainsi conçu est ouvert à la vie des hommes, dans sa fonction de
les amuser, mais aussi parce qu'il se sert des éléments vitaux qui lui sont
propres, qui sont propres à la vie de la scène :
Il ne faut pas que la scène soit un mystère pour le public. Au théâtre
Meyerhold de Moscou, les machinistes sont sur la scène parmi les acteurs
qui jouent, ils font agir des instruments des machines qui tournent pour
activer l'action de la pièce et disposent les éclairages. Voilà du nouveau et de
la vraie vie sur la scène! 2
Le caractère ouvertement expérimentateur ou inventif, ainsi que la vitalité
sont des pièces essentielles du théâtre dadaïste :
…le rôle de notre théâtre, qui passera la régie à l'invention subtile du vent
explosif, le scénario dans la salle, régie visible et moyens grotesques: le
théâtre dadaïste. 3
Jusqu'ici nous avons vu différents genres de l'art Dada —cet art de
l'intensité, cet art à la fois nouveau et primitif —dans leurs facettes plastique,
littéraire et théâtral. À ces types il faut ajouter, évidemment, les manifestes
que les dadaïstes ont declamaron, selon Huelsenbeck, "avec un maximum
1
O.C., t 1, p 605-606.
2
O.C., t. 1, p. 606.
3
O.C., t 1, p 564.
145
d'intensité vocale" à la recherche du "contact direct" :
Tzara decretó en Zurich en 1916 que el manifiesto es una forma literaria que
permite condensar muchas de nuestras sensaciones y de nuestros
pensamientos. Desde los primeros días del Cabaret Voltaire hemos leído y
escrito manifiestos. No sólo los hemos leido, los hemos declamado con un
desafío y con un máximo de intensidad vocal. El manifiesto, como medio
literario, correspondía a nuestro deseo de contacto directo.1
En tout cas, un phénomène curieux —et très important —dans l'art Dada est
le fait que ces "genres " sont rendus souvent méconnaissables : le théâtre,
comme nous avons vu, est déjà poésie et divertimento, une fois transmutée sa
fonction de servir "à une imitation romantique de la vie ". 2Ou la poésie, à son
tour, transformée intérieurement avec l'inclusion d'éléments extrapoétiques,
hétérogènes 3et d'autres éléments qui interviennent dans leur présentation
("bruit réel" ou mouvement), s'est transformée en quelque chose proche au
théâtre, transformée à son tour en une nouvelle dynamique directe avec un
public décidément actif : les manifestations dadaïstes (pour que "la poésie
poétise la rue"). 4Et les manifestes se transforment en antimanifestes en même
1
Renvoyé par Richter, Historia del dadaísmo, p 116.
2
Béhar dira de la pièce de théâtre Dada de Tzara La Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine
(1920) qui “n'a de rapport avec le théâtre que par le découpage en répliques”. Pour ce qui est d'être
poésie, Béhar indique que dans la précédente oeuvre de théâtre de Tzara, La Première Aventure
céleste de M. Antipyrine (1916), “se retrouvent des fragments de poèmes de jeunesse ainsi que
chants nègres”. Nous soulignons de même, que La Première Aventure… contient le premier
manifeste Dada. Indépendamment de celui-ci, Béhar indique qu'il s'agit d’"un discours non
individualisé", effectué par des personnages abstraits. La Deuxième Aventure… il contient aussi un
autre manifeste. En ce qui concerne l'humeur, Béhar indique que dans La Deuxième Aventure,
“Les sonorités africaines ont cependant laissé la place à un humour plus évident”. (Ces références
de Béhar sur La Première Aventure et La Deuxième Aventure, seront vus en O.C., t 1, pp. 639 et
667 respectivement. Pour davantage de détails, voir aussi ces pages et H Béhar, Sobre teatro dadá
y surrealista, Barral Editores, Barcelone, 1971, pp. 112-122).Le mélange de genres dans le théâtre
est un élément positif qui souligne Tzara du théâtre Kamerny. Voir O.C., t 1, p 616.
Comme Tzara lui-même renvoie à J Doucet : “En 1916, je tâchais de détruire les genres littéraires.
J'introduisais dans les poèmes des éléments jugés indignes d'en faire partie, comme des phrases de
journal, des bruits et des sons.” Sanouillet, Dada à Paris, p 624.
3
Ce double mouvement s'exprime très bien en mots eux-mêmes de Tzara, après Dada : “En
détruisant la rhétorique, Dada a voulu mêler la poésie à la vie. S'il l'a jetée bas de son socle c'est
pour que la poésie poétise la rue, comme les cris de la rue et son mouvement avaient pénétré dans
son royaume.” O.C., t 5, p 555.
4
146
temps qu'en véhicule poétique et d'idées. 1
Le traitement, par Tzara et de des autres dadaïstes, de ces "genres " à
auxquels ils transforment interne et externement unissent deux des éléments
mentionnés de la dictature (2.4.4) : "Contre les genres " ; y "Par la liberté".
2
C'est la libre expression de l'individu celle qui se montre ici, et pas une
volonté présumée de créer une synthèse de tous les arts ("orfisme
wagnérien"). S'ils sont détruits ou confondus les genres il est pour laisser
exprimer ce qui est essentiellement vif et spontané de l'homme, il nous dira
Tzara postérieurement. 3C'est aussi une manière de mélanger de l'art et de la
vie, le beau et la vie (le beau compris déjà comme vitalité concentrée),
mélange qui nous emmène à l'intensité et, avec elle, à une nouvelle éthique.
2.5 Eduquer des individualités : vers une éthique de l'intensité
2.5.1 Éducation et émotion
L’esthétique Dada de l'intensité, nous soulignerons qu'en elle s’observe un
retour à la force primitive de l'art, à sa force matérielle et spirituelle à un
temps. Et c'est à cette force primitive de l'art qui répercutait directement à la
société et la culture : ainsi la relation de la poésie avec le travail, la religion,
etc. (2.4.1). En effet, nous avons vu comme Tzara soulignait de l'art primitif
tant son contact immédiat avec la matière naturelle (et avec la "vie affective")
1
Celle-ci est la perception qui aura Tzara de ses manifestes : "les idées sont mêlées à la poésie ".
(O.C., t 5, p 447). Les manifestes sont des antimanifestes depuis le moment où ils manquent des
prétentions qui accompagnent généralement ceux-ci : convaincre, avoir raison, vouloir imposer son
"A.B.C." , etc. Autre raison essentielle : les manifestes sont toujours "logiques ". Sur ces questions,
voir surtout les pp. 359 et 378 d'O.C. , t 1.
2
Dans la confusion des genres, Tzara verra une des caractéristiques essentielles de Dada. Voir
O.C., t 5, p 354.
Effectivement, Tzara dit : “Aux antipodes de l'orphisme wagnérien qui voulait réunir tous les arts
pour en créer une synthèse exaltante, sinon déclamatoire, se situe la confusion des genres
préconisée par Dada en vue de les détruire et pour ne laisser subsister que l'expression de l'homme,
en ce que celui-ci a essentiellement vivant et spontané.” O.C., t 4, p 417.
3
147
comme son insertion directe dans les fonctions sociales et culturelles. Et dans
les deux aspects, la spontanéité avait un rôle essentiel, comme elle l'a dans ce
nouvel art primitif qui constitue Dada.
Donc certainement la spontanéité Dada s’appliquée non seulement dans la
création d'une oeuvre ou dans la manière de vivre du dadaïste (dont en réalité,
pousse l'oeuvre) mais il influence directement la culture de son époque, à
travers ses manifestations. 1Les manifestations ou les sessions dadaïstes
permettent d'exprimer l'esprit Dada, insérer son esprit actif, ses gestes, dans la
vie quotidienne. Mais nous voyons surtout dans ces manifestations, l'occasion
de prendre part l'"éducation des individualités", qui était, comme nous avons
vu dans le point 2.2.4, un objectif de la "Dictature de l'esprit ".
Il surprendra peut-être que les manifestations dadaïstes, dont s'est souligné
jusqu'à la satiété son aspect spectaculaire ou anecdotique, peuvent entrer sous
la catégorie d'"éducation ". Et toutefois, effectivement, les dadaïstes avaient
très clair cet objectif éducatif dès le début.
Nous rappellerons à ce sujet ce que nous avons vu dans le point 2.4.3. À
cette occasion, nous traitons fondamentalement un texte lu par Tzara devant
le public de la première soirée Dada sur les objectifs qui on voulait atteindre
avec les différents types de poésie qui se présenteraient immédiatement. Les
poèmes simultanés sont aussi accompagnés d'un texte dans lequel on fait une
petite histoire de ce type de poème. 2Dans toutes ces présentations se précise
tant l'objectif comme le sens de la production artistique dadaïste qui sera
immédiatement montré. Pour sa part, Tzara, dans l'article qui ouvre le premier
numéro de sa revue, exprime clairement le caractère éducatif de Dada —et sa
dimension éthique :
Tzara dit “j'ai même proposé en 1918 la spontanéité dadaïste, qui devait s'appliquer aux actes de
la vie.”(1924) O.C., t 1, p 698. Peu de lignes ensuite, Tzara ajoute que “C'est du Surréalisme tel
que le concevait Guillaume Apollinaire que Dada est parti, tendant à l'élargissement des principes
de la spontanéité.”
1
Ce texte, sous le titre de “Note pour les bourgeois”,on peut voir en O.C., t 1, pp. 492-493. le texte
qui précède à aux autres types de poèmes le est déjà mentionné “Le poème bruitiste”. Les
conférences sur l'art menées à bien par différents dadaïstes —et entre eux, par Tzara —nous les
situons dans ce même effort pour faire connaître aux gens l'art nouveau. Voir O.C., t 1, pp. 563564.
2
148
Ce qu'on écrit sur l'art est oeuvre d'éducation et dans ce sens elle peut
exister. Nous voulons rendre les hommes meilleurs, qu’ils comprennent que
la seule fraternité est dans un moment d’intensité où le beau est la vie
concentrée ... 1
Or, certainement, les activités des dadaïstes s’ajustent peu avec ce qu'il est
habituellement compris par éducation. Le caractère éducatif de Dada sera plus
près du sens étymologique du terme "éducation", c'est-à-dire, action de
conduire "hors de". 2On soulignera la similitude avec l'étymologie du terme
émotion, donc celle-ci qui, pour Tzara et Arp, était l'objectif des oeuvres d'art,
signifie, selon J Lachelier, “mouvement qui fait sortir quelque chose de sa
place, ou tout au moins de l’état où elle était auparavant”. Lachelier ajoute
qu'il y a seulement émotion "là où il a choc, secousse." 3
Ces deux termes nous les verrons combinés dans les sections suivantes,
dans lesquelles—à travers Tzara —nous verrons en ce que consistaient
essentiellement les manifestations dadaïstes. Pour le moment nous
indiquerons des objectifs et des moyens qui vont en ce sens. À ce sujet, nous
trouvons suprêmement intéressante cette observation qui fait Tzara :
La poésie se trouvant pratiquement partout, il faudra, soit par l'éducation,
soit par l'assouplissement de certaines dispositions de l'esprit, rendre à
l'individu ce que l'enseignement et la contrainte sociale lui ont enlevé ou,
plutôt, ont repoussé vers l'intérieur obscur de sa personnalité. Les enfants,
avant qu'ils aient subi la tyrannie de l'éducation, et les fous, dans la mesure
où ceux-ci refusent de porter le joug de la société ... nous apprennent que
Dada Zürich-Paris, p. 98. Nous pouvons considerer que les négations que abonden en l’oeuvre
(surtout, ses manifestes) n’est pas loin de ce caractère éducatif si prenons la perspective de Bergson
qui dit “La négation vise quelqu'un, et non pas seulement, comme la pure opération intellectuelle,
quelque chose. Elle est d'essence pédagogique et sociale. Elle redresse ou plutôt avertit, la personne
avertie et redressée pouvant d'ailleurs être, par une espèce de dédoublement, celle même qui parle.”
(Bergson, L’évolution créatrice, p. 288). La même chose pourrions dire de l’humour —comme
nous verrons—, encore plus fréquent en Tzara que la négation.
1
2
Du terme latin educatio, "action de conduite (ducere) hors de (e)". Paul Foulquié, Dictionnaire
de la langue philosophique, p 200.
Article “Sur Émotion” de J Lachelier, en André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, de P.U.F., Paris, 1993, vol. I, p 278.
3
149
l'existence poétique est une faculté humaine, propre à tout individu.1
Rappelons que cette idée qui formule Tzara après Dada, était déjà contenue
dans l'idée d'émotion : dans celle-ci il s'agissait de réveiller la sensibilité, de
retourner à cette image de pureté, à l’“état d'émerveillement, d'émotion qu'on
a devant une fleur, devant un cristal, devant une pierre”. Et ceci prétendait
nous faire voir —et sentir —ce qui nous entoure et avons oublié, faire
récupérer cette rencontre immédiate avec les choses. Et, de cette manière, par
la plus grande immédiateté et par la plus grande émotion que cela comporte,
la même "réalité objective" pouvait être art.
Ne serait- pas le dernier objectif de l'art, découvrir la réalité la plus
immédiate, source de toute émotion et création authentique ? Et ceci même,
ne tend pas à la limite à la possibilité que tous soyons-nous des artistes,
d'atteindre, dans une certaine manière une perception d'artiste ? 2Pour tout
cela, Tzara signale la nécessité d'une autre éducation qui résiste à l'éducation
tyrannique, socialement imposée : éducation qui libère des puissances qui ont
été emprisonnées dans le fonds de la personnalité des individus, et qui sont
celles qui permettent cette découverte du caractère poétique de la vie.
Tous les moyens seront dirigés à cet objectif. Ainsi, pour récupérer
l'émotion ou renouveler des sentiments, Dada se servira de chocs
émotionnels. Tzara indiquera, en effet, que les exercices d'agrammaticalité
menés à bien par Dada en poésie, avaient le sens de produire un "choc
émotionnel" :
Les contractions elliptiques employées par Dada en poésie, contractions
souvent réduites jusqu'à accoupler les mots hors de toute liaison
grammaticale ou de sens, avaient pour but de produire une sorte de choc
1
O.C., t 5, p 97. Que la poésie est dans presque toutes parties, c'est aussi une idée pleinement Dada.
Tzara arrive à affirmer que jusqu'à “la réclame et les affaires sont aussi des éléments poétiques.”
Dada Zurich - Paris, p 143.
2
À ce sujet il convient de rappeler qu'il n'y a pas différence de nature entre l'esprit de l'artiste et du
spectateur ou du "lecteur" (2.3.1). Mais nous indiquerons que, évidemment, arriver à cette
perception n'est pas une tâche facile. Comme signale Bergson si l'art est "une vision plus directe de
la réalité" cette vision implique d'importantes ruptures avec les conventionnalismes. Voir Bergson,
Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p 462.
150
émotionnel. 1
Et il ne faut pas oublier que ces exercices sont directement montrés au
public dans les manifestations. Les manifestations sont, donc, inséparables de
chocs, de chocs producteurs d'émotion dont Lachelier nous parlait. Tzara
clarifiera bien de ce qui cherche Dada avec ce type d'activité, il s'agit de
"ébranler la conscience" :
... série de manifestations violentes au cours desquelles les dadaïstes ont
essayé d'ébranler la conscience de leurs contemporains. 2
Nous soulignerons finalement ce dernier mot. Tzara ne parle pas de public
mais de contemporains. Ce n'est pas un théâtre ou spectacle, est la sortie à la
place publique. Nous pourrions dire qu'à ce sujet il a Dada quelque chose de
Diogène le Cynique; Dada est aussi un "chien" qui sort à la rue :
Dada s'applique à tout, et pourtant il n'est rien, il est le point où le oui et le
non se rencontrent, non pas solennellement dans les châteaux des
philosophies humaines, mais tout simplement au coin des rues comme les
chiens et les sauterelles. 3
2.5.2 Manifestations dadaïstes et Tzara
Comme groupe, Dada s’exprimé dans les manifestations, là il met en jeu son
1
O.C., t 5, pp. 238-239.
2
O.C., t 5, p 514. Tzara se réfère concrètement à auxquelles il y a lieu à Paris, mais nous ne voyons
pas différence de nature en ce qui concerne celles menée à bien à Zurich.
3
O.C., t 1, p 424 (Tzara répète que Dada est un chien en O.C., 1, p 385). En effet, si Diogène
sortait à la place publique, Tzara dira après Dada que les oeuvres Dada étaient des oeuvres lancées
"par ainsi le dire, à la place publique". (O.C., t 5, p 355). En marge de cette anecdote —et les
anecdotes sont unies à Dada comme à les cyniques—, Dada et Tzara partagent de même des
caractéristiques plus profondes avec la philosophie cynique et, spécialement, avec Diogène.
Comme commente Carlos García Gual, “« Transmutar los valores » fue el viejo lema del cínico
Diogène.” À un autre moment García Gual réitère : “fundar una nueva valoración de las cosas,
transmutar los valores, en una Umwertung aller Werte, según la traducción nietzschéenne.” (La
secta del perro, Alianza Editorial, Madrid, 1993, pp. 11 et 47 respectivement). D'autre part, en
Dada le scandale était un élément poétique comme en Diogène, philosophique.
151
esprit et tous les moyens qu'il trouve à sa portée pour entrer en contact
immédiat avec la réalité, 1en contact direct avec ses contemporains. Dans ces
manifestations on accomplit, dans une certaine manière, l'union d'art et vie.
Là on crée effectivement des moments d'intensité, ce qu'est, pour Tzara, la
base d'une nouvelle fraternité. Ainsi, selon notre auteur, dans l'atmosphère
extrêmement excitée des manifestations, les individus vivent une autre réalité
—réalité dans laquelle on fond l'art et la vie—, unis par "un seul fil" :
La salle était tellement excitée et l'athmosphère surchargée que bien d'autres
suggestions prirent une apparence de réalité. 2
... un seul fil passe par le cerveau des 1 500 spectateurs. 3
Naturellement, cette atmosphère aura l'effet de "ébranler la conscience" des
spectateurs, comme soulignait déjà Tzara en ce qui concerne les sessions du
Cabaret Voltaire4. Mais, en réalité, il était beaucoup plus que cela. Dans les
manifestations, les spectateurs, souvent, se retournaient très violents et
l'atmosphère était transformée en une espèce de "psychose", semblable à celle
qu'on vivrait dans "les guerres et les épidémies" :
9 AVRIL: 8e soirée Dada (Kaufleuten, Zurich). Date à retenir, car on apprit
que la vérité ne plaît pas aux spectateurs. La salle était pleine (1 000
personnes) et le tumulte commença au manifeste du Dr. Serner, se
transforma en psychose qui explique guerres et épidémies. 5
Tzara soulignera cet aspect de Dada : “La présence de Dada dans l'actualité la plus immédiate, la
plus précaire et provisoire, était sa riposte à ces recherches de l'éternelle beauté qui, situées hors du
temps, prétendaient atteindre à la perfection.” O.C., t 5, p 353 (dans castillan en Hugnet, La
aventura dada, p 10).
1
2
O.C., t 1, p 596.
3
O.C., t 1, p 567.
Celui-ci est un des éléments essentiels de l'expérience du Cabaret : “Le Cabaret a duré 6 mois,
chaque soir on enfonça le triton du grotesque du dieu du beau dans chaque spectateur, et le vent ne
fut pas doux — secoua tant de consciences — le tumulte et l'avalanche solaire — la vitalité et le
coin silencieux près de la sagesse ou de la folie — qui pourrait en préciser les frontières?” O.C., t
1, p 562.
4
O.C., t 1, p. 560. Le tumulte a commencé quand Serner a dit : “Después de todo, Napoleón
también era un buen sinvergüenza.” Richter, Historia del dadaísmo, p 87. Ce livre de Richter est
5
152
Tzara —et les autres dadaïstes—, loin de rejeter ces réactions violentes des
spectateurs, les acceptait heureusement et "il apprenait " d'elles. Jusqu'à un tel
point que Tzara se déçoit si le "tumulte" n'arrive pas :
A mon regret, il n’y eut pas d’incidents. J’espérais apprendre dans le
tumulte, des choses intéressantes sur le caractère des allemands. 1
Ainsi, Tzara juge positivement ces réactions des spectateurs. D'une part,
comme dit Tzara, est parce qu'après tout Dada aussi "il se montre avec des
actes violents". 2 Mais, d'autre part, ils ont un peu plus :
... la vitalité de la salle bondit des frontières de la famille et de la
convention; mise à nu devant sa conscience, le désespoir de devoir rejetter
ce qu'elle a appris à l'école la fit fouiller les poches pour jeter sur la scène ce
qu'elle y trouvait, et la misérable doublure âme. 3
Dans un mot, il s'agit de laisser manifester jusqu'au chaos naturel que
chacun porte en lui-même et que échappe à toute tentative de codage, dégager
l'ordre vital le plus proche à l'instinct. 4Et en ce sens nous pouvons dire que,
un rapprochement très intéressant aux manifestations Dada. Sanouillet donne aussi des descriptions
détaillées de ce type d'activités dans son oeuvre Dada à Paris.
1
O.C., t 1, p 603.
“... Dada se manifeste par des actes violents.” Et il ajoute à ceci que “Oui, les réactions des
individus contaminés par la destruction, sont assez violentes” (O.C., t 1, p 420). Mais cette
violence Dada est résolu avec l'indifférence, comme nous verrons dans 2.6.3.
2
3
O.C., t 1, p 561. Tzara répète cette interprétation, surtout en ce qui concerne l'intelligence. Ainsi,
dans ces manifestations, dans ses cris, il voit que : “des clameurs sauvages fulminent contre la
raréfaction de l’intelligence universitaire, etc.”(O.C., t 1, p 565). Nous indiquerons de même que,
si l'éducation est considéré par Tzara une tyrannie (2.5.1), dans la période Dada, Tzara mentionne
aussi "la tyrannie de la famille" : “nous avons tous souffert dans notre jeunesse, la tyrannie de la
famille”. (O.C., t 1, p 529). Le sens nous paraît le même : si les valeurs socialement et
culturellement acceptés nous laissent passifs, quelles institutions sont précisément celles qui
inoculent mieux ces valeurs dans chacun des individus mais la famille et l'école (nous rappelions
que l'"amour à la beauté" était enseigné à travers celle-ci ; 1.2.2). Voir O.C., t 1, p 378-379, où
Tzara fait allusion à le " culture des familles ".
Ainsi : “Des chaises arrachées projectiles craquements effet attendu atroce et instinctif.” (O.C., t
1, p 567). À ce sujet nous rappellerons que la dictature de l'esprit revendique "l'autonomie des
instincts" (2.2.4).
4
153
en réalité, dans ces manifestations on applique le même "principe" dont se
servent les artistes dadaïstes eux-mêmes consistant en s'exprimer librement,
spontanément. Au-delà de la qualité de chaque forme d'expression, ce qu'il
importe pour Tzara et Dada c'est l’immédiateté de l'extériorisation, et dans
ceci Tzara ne fait pas une distinction entre les artistes et les spectateurs :
Et j’aime tant quand les hommes se manifestent, même par le bruit et leurs
mauvaises qualités. 1
L'immédiat de l'extériorisé est pour moi une vérité qui me suffit. 2
Ce que nous pouvons voir là, en même temps, est autre règle essentielle de
Dada, inséparable de la précédente : le respect "aux individulidades" —règle
qui n'a pas dû d’être facile à appliquer vu certains moments où la violence du
public explose. Et, toutefois, de ces moments précisément, Tzara souligne que
"le public fut très Dada ".
… respecter toutes les individualités dans leur folie du moment: sérieuse,
craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste...3
Pour la première fois au monde, on nous jeta non seulement des oeufs, des
salades et des sous, mais aussi des beafteaks. Ce fut un très grand succès. Le
public fut très dada. Nous avions déjà dit que les vrais dadas étaient contre
dada. 4
Et ceci est parce que, précisément en ce moment, Tzara voit comment on
active ce qu'est la base même de Dada : la dictature de l'esprit, qui n'est pas
autre chose que la transformation de l'esprit. De là aussi cet intérêt à agir
1
O.C., t 1, p. 603.
2
Lettre de 1919 à Breton, en Sanouillet, Dada à Paris, p 459.
3
Dada Zurich - Paris, p 144.
4
O.C., t 1, p 596. À ce sujet, nous croyons qu'on a excessivement insisté en la violence verbale (et
il conviendrait peut-être plus de l'appeler agressivité, précisément par ce caractère verbal) des
dadaïstes et très peu en sa résistance dans la scène, cette certaine "héroïcité" des dadaïstes face à
des moments de violence totale du public, moments où le public n'est pas satisfait de répondre
verbalement aux offenses verbales. Ainsi, par exemple, dans "le Festival Dada", RibemontDessaignes reçoit, immobile, les "projectiles" lancés par le public. Voir Sanouillet, Dada à Paris,
p 185.
154
directement sur l'esprit des personnes présentes, cet intérêt à produire des
chocs émotionnels, chocs de conscience, effets inconscients ou instinctifs, de
produire, dans un mot, une rupture avec les schémas (inhibiteurs) de conduite
et pensée, codifiés et renforcés socialement et culturellement à travers celle
fausse "éducation ". 1
2.5.3 Art d'unir des intensités
De cette manière, à travers les manifestations, Dada fait appel à ce que
échappe ou dépasse le codage social et culturel. 2 Fait appel ou crie cela qui
pourrait être appelé le Dada que chacun a en lui-même parce que Dada est
dans "chaque individu", est un état d'esprit, une intensité par rapport à d'autres
intensités : "Dada est notre intensité". 3
À cette microphysique affective est, nous croyons, ce à quoi se réfère Tzara
quand il dit que Dada pénètre comme un "microbe" là où la raison n'arrive
pas, là où n’arrive les "mots" et les "conventions" :
... dada est un microbe vierge qui s'introduit avec l'insistance de l'air dans
1
Avec toutes les distances (de brutalité carnavelesque ou, mieux, de cirque, image qui préfère
Tzara), dans la transformation de l'esprit qui est opéré dans le public, lequel oublie les normes les
plus élémentaires de "courtoisie " apprises, il ne cesse pas d'y avoir une certaine résonance du pas
du chameau au lion que constituent deux des trois phases de la transformation de l'esprit
nietzschéenne. La même manière qu'il ne peut pas cesser d'être constaté dans de telles
manifestations, en général, un certain caractère dionisyiaque. Le terme " dionisyiaque" est utilisé
par Richter, Arp, Ball et Huelsenbeck, bien que seulement ce dernier pendant la période Dada. Par
contre, en Tzara il n'y a pas une utilisation expresse de ce dernier, bien que beaucoup de moments
le suggèrent.
2
Il convient d'ajouter que ces activités des dadaïstes, d'une certaine manière, ne sont pas limitées à
l'espace des sessions ou des manifestations. Ainsi, par exemple, propage Dada de fausses nouvelles,
parodie la presse, il l'utilise. En particulier, Dada utilise la presse pour attirer aux gens aux
manifestations, à travers “comunicados más o menos fantasiosos o de falsas noticias”. Béhar,
Sobre teatro dadá y surrealista, p 12.
En commentant Nietzsche, Deleuze nous dit que “chaque intensité est nécessairement en rapport
avec une autre intensité de telle manière que quelque chose passe. C’est ce qui est sous les codes,
ce qui leur échappe et ce que les codes veulent traduire, convertir, monnayer.” G. Deleuze, “Pensée
nomade”, Nietzsche aujourd’hui?, tome 1: Les Intensités. UGE, 1973, p 169.
3
155
tous les espaces que la raison n'a pu combler de mots ou de conventions. 1
Une rénovation profonde des sentiments nécessite de cette acrobatie d'aller
à la source active de l'affection, ou en l'activer, parce qu'elle est la matrice
d'une éthique active. On comprendra le sens de la production de Tzara, de
leurs expériences poétiques —la même chose nous pourrions dire des
manifestes, etc. qui se présentaient dans ces manifestations—. Ses poèmes,
ses libres associations de mots, remettent plus là du sens, de la raison. 2Il
s'agit en dernier ressort d’émouvoir ou d’ébranler, et il ne peut pas refuser que
de ce point de vue, dans les sessions Dada a triomphé :
Fin. Dada a réussi d'établir le circuit d'inconscience absolue dans la salle qui
oublia les frontières de l'éducation des préjugés, sentit la commotion du
nouveau. Victoire définitive de Dada.3
Émouvoir, ébranler, affecter, tout cela s'oppose à l'"éducation des préjugés".
Émotion et éducation, en son sens étymologique sont unies : l'émotion comme
"mouvement qui fait sortir quelque chose de son lieu" et l'éducation comme
une conduite "hors de", précisément hors de cette fausse "éducation " qui
véhicule des préjugés au lieu de libérer de d'eux à l'esprit. Retour par
conséquent aux forces primordiales, inconscientes qu'ils leur dépassent, 4qui
1
O.C., t 1, p 424. Il convient d'indiquer que Klossowski nous parle du combat de Nietzsche pour
créer une "culture des affects", culture seulement possible si on désarticule les structures nées du
langage : “Cette culture des affects ne sera possible qu'après une désarticulation progressive des
sub-structures qui se sont élaborées à partir du langage.” Nietzsche et le cercle vicieux, p 35.
2
Bergson dit que sous les joies et les tristesses qui peuvent être traduites avec des mots, les poètes
“saisiront quelque chose qui n'a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de
respiration qui sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs”. Bergson, Le
rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p 462.
3
O.C., t. 1, p. 568.
Nous signalerons que l’ inconscient dont parle Tzara n'est pas le freudien. Rappelons la critique de
Tzara à la psychanalyse ; Tzara voyait dans celui-ci une tentative de contrôler l’inconscient
précisément, en le faire productif du point de vue bourgeois, puisqu'il noie les "penchants antiréels" (1.4.4). Alors, Tzara disait de même que l’inconscient était "incontrôlable" et sa force
supérieure et mystérieuse. Tzara est plus près du taoïste Chuang tzu, celui qui revendique “un
estado caótico de inconsciencia y olvido de las cosas” (comme disposition spirituelle pour la
possession du Tao), comme nous Carmelo Elorduy en Lao Tse/Chuang Tzu, Dos grandes maestros
del taoísmo, Editora Nacional, Madrid, 1983, p 514.
4
156
font oublier cette éducation limitative, coercitive. Et de cette façon on ouvre
le chemin à un nouveau début.
Il pourrait peut-être être objecté qui il n'y a pas un tel nouveau début,
puisque les réactions du public ne sont pas du tout spontanées, que sont
provoquées par l'intervention des dadaïstes. 1Toutefois, il est indéniable que
cette provocation accomplit une fonction essentielle : le vidage est un
processus préalable et nécessaire pour faire place à la spontanéité productive,
à la spontanéité accélératrice de vie. 2Seulement en cassant les accords
externes et internes (surtout ceux-ci derniers) il peut arriver à un mode de vie
spontané, comme nous avons déjà vu en traitant le sujet de l’immédiateté dans
la création artistique (2.3.1).
Par conséquent, il s'agit encore d'une spontanéité limitée, mais pleinement
présent. Comme disait Tzara : “tout ce qui sort librement de nous-même sans
l'intervention des idées spéculatives, nous représente.” (2.3.2). C'est-à-dire,
bien qu'il ne puisse pas parler d'une spontanéité radicale dans ces réactions du
public, au moins quelque chose de ces idées spéculatives se casse, en donnant
lieu à des expressions instinctives, plus proches à ce que les hommes sont
sans ceux adhérés deformadores de la civilisation, par conséquent, dans une
certaine manière, plus proches à la spontanéité naturelle qui les constitue.
Probablement ceci serait vécu par le public comme une certaine libération :
dans le cas contraire, serait inexplicable le grand afflux de ce dernier à ces
manifestations. 3Après ces explosions instinctives ou inconscientes, les
1
Klossowski, en Nietzsche et le cercle vicieux, parle de restituer une spontanéité authentique, de
restituer "la spontanéité impulsionnelle. "(p 80). Klossowski cite dans cette oeuvre le suivant
fragment de Nietzsche : “Que l’on rende aux hommes le courage de leurs impulsions naturelles.”(p
34). Chuang tzu, pour leur part, nous dit en ce qui concerne l'enseignement des grands hommes qui
“te toman y te hacen volver a tu primitiva espontaneidad.” Lao tse/Chuang tzu, Dos grandes
maestros del taoísmo, p 275. Elorduy nous dit que le taoïsme recommande "la spontanéité
naturaliste" (p 166). Cette spontanéité est près de ce qui est chaotique : “La vuelta de la
muchedumbre de seres a su autenticidad es el caos.”(p 513).
En exposant la nécessité de la spontanéité, Tzara affirme : “Il faut accélérer cette quantité de vie
qui se dépense facilement dans tous les coins.” O.C., t 1, p 421.
2
3
Le grand afflux de ces soirées et la répétition de beaucoup des collaborateurs, indiquent un
bénéfice clair de l'expérience. Bénéfice qui va plus loin ou plus là d’"une purge médicale " ou une
"sublimation morale", parce que ces manifestations mettent en évidence, comme nous dit Deleuze
en se référant à la conception de l'art nietzschéenne, que l'art “ne guérit pas, ne calme pas, ne
157
assistants sont calmés souvent et le spectacle peut continuer.
En définitive, ce que nous pouvons observer dans les manifestations
dadaïstes est comment Tzara ou Dada croit nécessaire la rupture avec le
schéma de pensée actuelle qui empêche une véritable éducation des individus,
de ses sens, de nouvelles formes de rencontre ou de compréhension collective.
Cette forme de pensée conditionne, comme avons vu, non seulement la
sensibilité, mais aussi l'affection : il conditionne gravement la rencontre de
l'individu avec le monde lui-même, avec lui et avec les autres individus. Il
s'ensuit que cette rupture n'est pas une rupture partielle, mais général,
culturel, compris ce terme dans le sens nietzschéen, comme paideia. De ce
point de vue, les manifestations peuvent être vues comme un essai de former
une autre culture, en exprimant avec celle-ci, comme dit G. Deleuze , “la
violence des forces, qui s'emparent de la pensée pour en faire quelque chose
d'actif, d'affirmatif. Non pas un méthode, mais une paideia, une formation,
une culture.”1En tout cas, ces manifestations expriment, si nous citons une
fois de plus à Deleuze, “la nécessité d’une relation qui ne serait ni légale, ni
contractuelle, ni institutionnelle.”2
Par conséquent, dans ces manifestations il y a, sans doute, une éducation.
Non seulement parce que résiste l'éducation existante, mais en un sens
directement positif, dans ces sessions les spectateurs, avec les artistes euxmêmes, apprennent à effectuer la dictature de l'esprit —dont l'effet est
nécessairement productif, créatif, soit artistique ou non sa forme de
manifestation.
sublime pas, ne désintéresse pas, il ne « suspend » pas le désir, l'instinct ni la volonté.” (Nietzsche
et la philosophie, p 116). Sur l'afflux à ces manifestations, voir Béhar, Sobre teatro dadá y
surrealista, p 15.
1
Celle-ci serait l'idée de culture en Nietzsche selon Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p 123. A
cette phrase le précède la suivante : “La culture, selon Nietzsche, est essentiellement dressage et
sélection.” Et il ajoute par la suite : “Les Grecs ne parlaient pas de méthode, mais de paideia; ils
savaient que la pensée ne pense pas à partir d'une bonne volonté, mais en vertu de forces qui
s'exercent sur elle pour la contraindre à penser.”(p 124). Il convient d'ajouter qu'en Tzara la pensée
est inséparable de la sensibilité et l'affection.
2
G. Deleuze , "Pensée nomade", p 164. Ceci qui Deleuze nous dit de Nietzsche, en se référant à
leur écriture, cela nous paraît fluctífero de l'appliquer aux manifestations Dada.
158
Mais, où prétend-il arriver à travers cette dictature de l'esprit ?
Naturellement, les procédures souvent violentes à travers lesquelles tant les
artistes comme les spectateurs libèrent leur esprit, constituent seulement la
porte d'entrée de cette nouvelle éducation. Il y a ensuite une véritable éthique
Dada —une éthique de l'intensité— , dont les mots clef sont "geste" (opposé à
l'"action ") et "indifférence" (ou le respecte aux différences). Il est ce que
nous verrons dans le suivant et dernier partie de ce chapitre.
159
2.6 Éthique de l'intensité
2.6.1 Le geste scandaleux Dada
Tzara, pendant la période Dada, montre déjà une préférence claire par le
"geste", à auquel il oppose à l'"action " : “l'action nous intéresse peu, il n'y a
que les gestes qui comptent.” 1Michel Sanouillet illumine cette opposition en
indiquant que Dada cherche clairement le geste qui est la manifestation
immédiate d'un état de "sensibilité" contrairement à l'action qui suppose une
médiation, une "preméditation " ou un "objectif". Sanouillet voit même, dans
cette différenciation, la ligne de division entre Dada et le surréalisme :
On recherche le geste, expression gratuite et inmédiate d’un état de
sensibilité individuel ou collectif et qui s’oppose à l’action, laquelle
implique la préméditation et la fixation d’une ligne directive, voire d’un but.
C’est devant cette dialectique geste/action que se préciseront le plus
nettement les positions de Dada et du surréalisme. 2
Dans termes très semblables à Sanouillet on exprimait Bergson en
différenciant les termes geste et action. Dans le fragment suivant, nous
verrons que l'action suppose une délibération, une séparation entre le sujet et
l'acte ou entre l'intention et le corps. Le geste impliquerait, au contraire,
l'union immédiate de l'esprit, d'un état d'esprit (ou d'"âme") et le corps (le
corps n'est pas un simple instrument du premier mais inséparable de lui) :
J'entends ici par gestes les attitudes, les mouvements et même les discours
par lesquels un état d'âme se manifeste sans but, sans profit, par le seul effet
d'une espèce de démangeaison intérieure. Le geste ainsi défini diffère
profondément de l'action. L'action est voulue, en tout cas consciente; le
geste échappe, il est automatique. 3
1
Lettre de Tzara à Picabia, de fins de 1919, présentée par Sanouillet en Dada à Paris, p 525.
2
Sanouillet, M, Dada à Paris, pp. 315 et 316 respectivement. Le second fragment est la note du
premier.
3
Bergson, Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p 455. Avec "mouvement", Bergson paraît se
référer aux mouvements du corps, comme il se détache de ce fragment : “Il en connaîtrait tout juste
160
Les deux auteurs sont d'accord, quant au reste, de considérer le caractère
gratuit du geste ("sans profit" en Bergson) et en remettre celui-ci uniquement
à une nécessité interne, à un état spirituel (de "sensibilité" en Sanouillet,
d'"âme" en Bergson). Rappelons à ce sujet que, pour Tzara, Dada est un "état
d'esprit ". Nous nuancerons uniquement que l'"automatisme" du geste pour
Bergson, en Tzara, serait appelé plutôt "spontanéité", c'est-à-dire, le geste
serait la manifestation spontanée de l'état d'esprit qui est Dada et ça serait
dans l'ordre du devenir.
En somme, tant la différenciation qui établit Sanouillet comme Bergson
rendent plus compréhensible la position de Dada, plus proche à la spontanéité
de l'esprit, à l'élan qu'à l'action délibérée. 1 Dans les textes de Tzara, nous
verrons confirmées ces appréciations. Ainsi, dans l'étape Dada, Tzara,
s'oppose à l'action. En effet, notre auteur dit :“je suis contre l’action”,
“Mesurée à l’echelle Éternité, toute action es vaine” ou “a priori, c'est=à=dire
les yeux fermés, DADA place avant l'action et au=dessus de tout: LE
DOUTE.”2
Après la période Dada, Tzara unira la notion de "geste" à Dada d'une
manière inséparable. Les manifestations du mouvement Dada, en lui-même,
seront considérées "gestes". Ces gestes sont définis par Tzara comme "actes"
immédiatement "significatifs", immédiatement expressifs ou démonstratifs "à
la manière" de Héraclite. Dans les fragments suivants, Tzara indique
clairement que le geste Dada est l'expression directe, pratique ou vitale de ses
idées, de sa conception du monde. Il n'y a pas une explication logique de ses
actes, mais une démonstration vitale de sa manière de sentir ou de penser.
Immanence de l'oeuvre, du geste Dada. Seulement il peut immédiatement être
ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l'état d'âme contient...” L’
énergie spirituelle, P.U.F., Paris, 1990, p 42.
1
Dans la section précédente nous avons insisté certainement en des mots comme "objectif",
"moyens", etc., qui donnent une impression de délibération. Et les observations postérieures de
Tzara peuvent aussi donner cette impression. Nous verrons dans tout cela, une simple manière de
parler, puisque à Dada lui convient plus le mot élan. "Éduquer aux individualités" fait partie du
mode de vie des dadaïstes, mode de vie qui implique une relation immédiate et totale avec les
autres individus et la culture.
2
Dada Zürich-Paris, pp. 142, 143 y 208 respectivament.
161
vécu, non par l'esprit conscient, mais totalement :
Les manifestations de Dada constituent des « gestes » dans le domaine
spirituel, son manque de systèmes lui interdisant d'expliquer, autrement que
par des actes inhérents à sa signification même, son attitude devant la vie.1
Il [Dadá] démontrait en pratique, et, à la manière héraclitéenne, l'objet et le
sujet de la démonstration se confondaient en un unique mouvement.2
Nous ne prêchions pas nos idées, mais nous les vivions nous-mêmes, un peu
à la manière d'Héraclite dont la dialectique impliquait qu'il fît lui-même
partie de sa démonstration comme objet et sujet à la fois de sa conception du
monde. Celle-ci était mouvement continu, perpétuel changement, fuite du
temps.3
Il est, dans ce contexte, où acquiert toute son importance cette affirmation
de Tzara : “Ce qui intéresse un dadaïste est sa propre façon de vivre”4 puisque
Dada est un mode d'existence inséparable de sa conception de la vie.
Après l'étape Dada, Tzara considérera aussi le scandale et la provocation
dadaïstes comme gestes, 5et l'invention dadaïste proverbes et lieux communs
seront évaluée de même comme "gestes sémantiques ". 6En particulier, Tzara
1
O.C., t. 5, p. 239.
2
O.C., t. 5, p. 200.
3
O.C., t. 5, p. 67. Cette conception du monde totalement commune de Tzara et les autres dadaïstes
on verra se verá développée dans le chapître suivante.
4
O.C., t 1, p 424.
“Apollinaire avait déjà parlé de la surprise, comme d'un facteur essentiel à la poésie. Avec Dada
celle-ci se transforme en scandale et provocation. Sur un autre plan que celui de la mimique, ici
encore il faut concéder qu'il s'agit de gestes.”(O.C., t 5, p 239). Pour Sanouillet est à partir de 1921
que Dada Dadá “évalue les vertus, le pouvoir, le sens philosophique du scandale, traité
méthodiquement, comme le doute l’avait été par Descartes.” Sanouillet, M, Dada à Paris, p 315.
5
Il dit : “Éluard qui, dans sa revue Proverbe, en 1920, a élargi les bases du débat, en mettant en
valeur l'importance du lieu commun. C'est à partir de Dada et des surréalistes que l'expression toute
faite fut introduite dans le langage poétique sur un plan correspondant à celui de l'image. La poésie
tend, à partir de là, à créer de nouveaux lieux communs qui, chargés du potentiel poétique,
pourraient être capables d'agir à la manière des locutions proverbiales. Le sens des mots étant par là
même remis en question, on pourrait dire à leur propos qu'ils constituent des gestes sémantiques; la
6
162
retourne maintes et maintes fois au premier de ces éléments, au scandale.
Mais, le pourquoi le scandale ? Quels effets produisent les gestes ? Sur le
geste, Bergson signale, dans son oeuvre Le rire, que le geste est un "explosif"
qui nous réveille la sensibilité, il nous rappelle à nous-mêmes et nous
empêche de prendre les choses gravement. Et il est que, pour Bergson, le
geste se prêt au rire :
Mais le geste a quelque chose d’explosif, qui réveille notre sensibilité prête
à se laisser bercer, et qui, en nous rappelant ainsi à nous-mêmes, nous
empêche de prendre les choses au sérieux.1
... pour nous empêcher de prendre au sérieux l'action sérieuse, pour nous
préparer enfin à rire, ... au lieu de concentrer notre attention sur les actes,
elle [la comedia] la dirige plutôt sur les gestes.2
Tzara sera d'accord de doter au geste de cette vertu surprenante et risible :
... des gestes, dans ces sortes de démonstrations vécues qui, à la manière
d'Héraclite, dissimulaient leur essence intime dans des aspects familiers,
prêtant au rire ou à l'étonnement.3
Pour Tzara, l'étonnement, la surprise ou mieux encore, le scandale qui
provoque le geste Dada, est un effet ou une conséquence de sa manière de
penser, "de son mode de vivre". Dada est le scandale :
... Dada était lui-même le scandale qui s'identifiait avec son mode de vivre et de
se manifester. 4
compréhension des dictons ou des proverbes ne dépend pas d'une explication de nature discursive,
elle se place dans l'ordre des faits, des actes, elle se réfère à des mimiques subtiles de l'intelligence
humaine.”(O.C., t 5, p 240). Le proverbe, dans la période est Dada considéré Dada par Tzara
comme une "concentration spontanée " O.C., t 1, p 411.
1
Bergson, Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p. 455.
2
Ibíd. Bergson donne ainsi la formule de la comédie.
3
O.C., t. 5, p. 358.
4
O.C., t 5, p 355. Sur le scandale produit dans quelques manifestations dadaïstes, voir les pp. 567,
595-597 d'O.C., t 1.
163
... Dada lui-même constituait un scandale face au système stabilisé des valeurs
consacrées. 1
Que le geste Dada est uni au scandale il n'est pas, donc, quelque chose
d’étonnant, puisque le geste est la manifestation spontanée, libre de l'esprit,
sans condition logique ou morale : le scandale entraîné par le geste Dada,
n'est que la garantie de sa pureté, n'indique que sa liberté, hors de toute
complicité avec les valeurs établies. Les dadaïstes, sous la "dictature de
l'esprit ", prennent ces nouvelles libertés 2qu'avec le temps, comme indique
Tzara, se retournent des "faits accomplis" : celles-ci apparaissent
premièrement comme scandales ou "crimes ", mais ensuite sont intégrées
dans l'expérience collective, ils se transforment en "mesures communes". Et
ainsi, de telles innovations atteignent la dimension de "phénomène social" :
Et nous verrons aussi certaines libertés que nous prenons chaque jour envers le
sentiment, la vie sociale et morale, redevenir des mesures communes. Déjà les
libertés ne sont plus considérées comme des crimes, mais comme des
démangeaisons. 3
A l'origine de toute invention dans les modes d'expression, le scandale suscité,
en tant que force morale, est la garantie de la pureté, du désintéressement et de
la foi que les novateurs mettent dans leur oeuvre. C'est le seul moment où ce
scandale, phénomène d'ordre malgré tout artistique, agit et se répand comme
phénomène social. L'arbitraire emprunte à la poésie sa force impérative et
inébranlable, celle du fait accompli, et sa méthode préférée, celle de la dictature
de l'esprit. 4
Les contributions positives de Dada indiquent, pour Tzara, jusqu'à quel
point le geste Dada, la dictature de l'esprit, a donné ses fruits :
1
O.C., t 4, p 393.
Ainsi, par l'exemple, le discours rend Dada gauloise d'une grande liberté, “la franqueza más
absoluta, la parresía” (Garcia Gual, La secta del perro, p 25), autre caractéristique cynique que
Dada partage. Tzara commente : “« 391 » était en outre le titre d'une revue faite par plusieurs
d'entre nous: elle s'élargit et devint une revue de réputation mondiale. On commençait à la craindre,
car elle disait les choses telles qu'elles étaient, sans ménagement.” O.C., t 1, p 594.
2
3
O.C., t 1, p 411. Tzara répète ce fragment avec modification faible et insignifiante en O.C., t 1, p
573.
4
O.C., t 4, pp. 359-360.
164
Dada a consolidé quelques unes des tendances de la jeunesse, et a su éviter un
dogmatisme trop solide en dépensant une vitalité et un mouvement continuel. 1
Après Dada, l'indifférence active, le je m'enfoutisme actuel, la spontanéité et la
relativité entrèrent dans la vie. 2
2.6.2 Le geste risible Dada
Si le caractère surprenant et scandaleux du geste n'est pas en aucune façon
quelque chose négatif, non plus ne l'est pas son caractère humoristique ou
risible. Dada est une nouvelle manière, une autre manière d'appeler à
l'humeur. 3Pour Tzara, l'humeur est profondément positive puisque il coïncide
avec l'"essence intime " de la conception mobile et changeante du monde de
Dada. L'humeur empêche —comme signalait Bergson —qu'un sérieux
excessif, fixité soit installé dans notre esprit. En effet, après la période Dada,
Tzara nous dit que l'humeur Dada est une attitude qui souligne la pauvreté de
nos " moyens de jugement statiques " face au "devenir du monde", et il nous
montre la " virtualité véritable des choses" :
... l'humour est une attitude devant la vie qui indique l'insuffisance de nos
moyens de jugement statiques par rapport au devenir du monde. 4
1
O.C., t 1, p 614.
O.C., t 1, p 624. Tzara indique une autre contribution de Dada : “Le désir des littérateurs de sortir
de la littérature est un phénomène qui aurait paru absurde, mais qui sous l'influence incontestable
des Dadas paraît aujourd'hui normal.” O.C., t 1, p 614.
2
“Je crois qu'il faudrait inventer de nouveaux mots qui puissent mieux exprimer ce qu'on voudrait
entendre par humour. J'ai tenté d'introduire un mot dépourvu de signification: « Dada ». O.C., t 1, p
421.
3
4
O.C., t 5, p 398. Il s'ensuit que dans les définitions et les affirmations des dadaïstes, et en
particulier de Tzara, l'humeur est un composant essentiel : “L'humour ... accompagne des
définitions pour les mettre en doute.” (Ibíd). Cette humeur peut avoir un aspect absurde parce
qu'elle met en évidence le " ridicule" de l'action des hommes face à l' “l'immensité et la beauté de la
vie”: “Dada a été une source d'humour parce que chaque affirmation, Dada l'accompagnait de sa
négation sous-jacente. Parce que devant l'immensité et la beauté de la vie, l'action des hommes,
telle qu'elle est réduite par la petitesse de leur condition actuelle, ne peut pas apparaître comme
ridicule, parce qu'il fallait déblayer les perspectives et rendre à l'homme la puissance de son libre
165
Il y a, à la base de cette vision, une sorte d'humour qui, ni blanc ni noir, est une
tournure d'esprit, une manifestation de la véritable virtualité des choses...1
Par conséquent l'humeur a une fonction clairement positive : celle de nous
ouvrir à de nouvelles perspectives sur nous-mêmes et le monde. 2
Mais plus profondément, l'humeur, le rire ou la joie sont l'expression ellemême de la transformation que Tzara et Dada effectuent en ce qui concerne
les valeurs en cours : transvaluation vers la joie, vers l'affirmation pure de la
vie, par le dire ainsi.
Ainsi, le rire, pour Tzara, est "bonté", et cette bonté n’a rien à voir avec
laquelle présente la morale en usage —charitable et pieuse—, c'est une bonté
"lucide ", "décidée", sans concession :
Le rire: c’est la bonté des hommes.3
La morale a déterminé la charité et la pitié ... qu'on nomme bonnes. Elles n'ont
rien de la bonté. La bonté est lucide, claire et décidée, impitoyable envers le
compromis et la politique. 4
Dans cette évaluation pleinement positive du rire, on peut voir une claire
résonance de Nietzsche, pour qui le rire est l'affirmation même de l'existence :
“Rire est affirmer la vie…”. 5Et la même manière, Tzara plaide pour la joie
épanouissement.” O.C., t 5, p 397.
1
O.C., t 5, p 355. Dans le contexte de ce fragment, Tzara invoque à Héraclite. Et de fait, à un autre
moment, Tzara signalera que l'humeur Dada était une humeur philosophique, ainsi l'humeur Dada
d'Éluard. (Voir O.C., t 5, p 200). Sur l'humeur Dada voir aussi O.C., t 5, p 412.
2
À ce sujet, rappelons que Dada introduisait des "nouveaux points de vue" (2.2.1).
3
Dada Zürich-Paris, p. 133.
4
Dada Zurich - Paris, p 144. Nous avons déjà vu justement comme Tzara rejetait la piété (1.3). Le
rire est le dépassement de d'elle, donc, comme Bergson signale, pour rire il est nécessaire de
bloquer la piété. Voir Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p 453.
5
Cette interprétation de Deleuze se trouve en Nietzsche et la philosophie, p 196. Huelsenbeck cite
précisément un long fragment d'Au-delà du bien et du mal de Nietzsche dans lequel on affirme le
rire —"le grand rire carnavalesque "—, et qui conclut : “peut-être que si rien de ce qui existe
aujourd'hui n'a d'avenir, ce sera encore notre rire qui aura un avenir.” En réaffirmant ceci,
166
comme la seule affection "simple et naturelle". De là la défense d'un art de
"divertissement ", qui met en marche Dada :
L'art doit redevenir un amusement, il n'y a que la joie qui soit simple et
naturelle. 1
Cabaret Voltaire ... la joie du peuple...2
Et ceci est ce que, nous indiquons de pas, d'une certaine manière ça qui
soulignait déjà Walter Benjamin :
... avec le dadaïsme, la diversion devint un exercice de comportement social.
Effectivement ses manifestations produisirent une très violente diversion en
faisant de l'oeuvre d'art un objet de scandale. Leur but était avant tout de
choquer l'opinion publique. 3
Ainsi, les manifestations dadaïstes produisaient souvent de véritables
attaques de rire. 4Et le même effet nous le trouverons dans les documents ou
les discours dadaïstes, et entre eux, ceux de Tzara, dont le style aphoristique
et toujours humoristique —caractère perceptible même aux moments les plus
critiques —nous provoque une réaction irrésistible de rire et joie. 5
Huelsenbeck dit de Dada : “Son rire a de l’avenir”. Almanach Dada, pp. 168-170.
1
O.C., t 1, p 571. Il est certain qu'il existe, en ce qui concerne l'art, une surestimation des
sentiments tristes, une préférence pour ce que nous pourrions appeler des "genres tristes". De là
cette question incisiva de Tzara : “Pourquoi le cirque n'atirait-il pas la même valeur, du point de
vue de l'expression, que le drame? Pourquoi le rire ne serait-il pas aussi précieux et estimable que
la douleur?” O.C., t 1, pp. 616-617.
2
O.C., t 1, p 561.
3
Walter Benjamin, "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", en Oeuvres II, pp. 203204.
4
Voir, par exemple, deux sessions racontées par Richter en Historia del dadaísmo, pp. 86 et 148150.
5
Nous croyons qu'il pourrait être appliqué à Tzara, dans une certaine mesure, ce que Deleuze dit des
aphorismes de Nietzsche : “Un aphorisme est une manière pure de rire et de joie. Si l’on n’a pas
trouvé ce qui fait rire dans un aphorisme, quelle distribution d’humours et d’ironies, et aussi bien
quelle répartition d’intensités, on n’a rien trouvé.”, et est que, entre autres, “On ne peut pas ne pas
rire quand on brouille les codes.” (" Pensée nomade ", pp. 171 et 170 respectivement). Avec les
167
Mais, naturellement, ce rire et joie qui produit le geste Dada n'est pas en
aucune façon un simple divertissement. Le rire et la joie, spontanés et
profondément affirmatifs, ne peuvent pas cesser d'être, d'autre part, un
efficace arme destructive contre tout ce qui empêche cette affirmation. Ainsi,
nous verrons que Tzara unit la joie avec la préparation de la "catastrophe", la
"décomposition ", ou avec l'"injustice" :
Nous déchirons, vent furieux, le linge de nuages et de prières, et préparons la
grand spectacle du désastre, l'incendie, la décomposition. Préparons la
suppression du deuil et remplaçons les larmes par les sirènes tendues d'un
continent à l'autre. Pavillons de joie intense et veufs de la tristesse du poison.1
Mais la souplesse, l'enthousiasme et même la joie de l'injustice, cette petite
vérité que nous pratiquons innocents et qui nous rend beaux... 2
Il y a là, à notre avis, un investissement de valeurs proche à Nietzsche. En
effet, Deleuze nous dit de ce philosophe que son affirmation de la destruction
est une affirmation de vie. On détruit les forces qui limitent l'activité, qui
limitent la vie, de là "la destruction comme joie " :
La critique est la destruction comme joie, l'agressivité du créateur. 3
La destruction devient active dans la mesure où le négatif est transmué, converti
en puissance affirmative: « éternelle joie du devenir » qui se déclare en un
distances évidentes, il est indéniable que Tzara reprend à sa manière le style de Nietzsche. Voir à ce
sujet, en Introduction, le commentaire de Max Jacob sur le style "Zaratustra" de Tzara. Pour sa
part, Anne-Marie Amiot dira d'une oeuvre de Tzara postérieur à Dada : “Grains et Issues, après
Nietzsche, revient à une philosophie du fragment.” Dans cette oeuvre, Amiot verra une application
"du humour/hasard" ("Grains et issues : Âge d'or, Âge d'homme, Âge approximatif", en Mélusine,
n.º VII, p 130). Nous dirons de même que l'aphorisme, élément fondamental en Tzara, est aussi un
des éléments expressifs communs à une grande partie des dadaïstes, et un bon exemple de cela est
Bulletin Dada. Voir Dada Zurich - Paris, pp. 208-210.
1
Dada Zurich - Paris, p 143.
2
Dada Zurich - Paris, p 144.
Nietzsche et la philosophie, p 99. Deleuze ajoute à ceci : “Le créateur des valeurs n'est pas
séparable d'un destructeur, d'un criminel et d'un critique: critique des valeurs établies, critique des
valeurs réactives, critique de la bassesse.” Il n'est pas par hasard, en ce sens, qui le manifeste où
Tzara plus de fois mentionne le mot joie ("Manifeste Dada 1918"), est le plus critique.
3
168
instant, « joie de l'anéantissement », « affirmation de l'anéantissement et de la
destruction ». Tel est « le point décisif » de la philosophie dionysiaque: le point
où la négation exprime une affirmation de la vie, détruit les forces réactives et
restaure l'activité dans ses droits.1
L'essentiel en Tzara, peut-être, est ceci : la joie n'accompagne pas
uniquement la critique ou la destruction (des valeurs deprimentes établies),
mais la joie indique la perspective même depuis laquelle elle est critiqué.
Ainsi, le rejet de Tzara à la philosophie est fait dans cette perspective de la
joie comme nous avons vu dans 1.4.5. Tzara doute que les théories
philosophiques aient apporté de nouvelles façons d'éprouver la joie ou
"contentement", de nouvelles formes d'intensité: “A quoi nous ont-elles servi
les théories des philosophes? ... Ont-elles transformé nos formes de
contentement?”
À ce sujet, la proximité avec Nietzsche se fait à nouveau évidente. Comme
il nous dit Deleuze, la joie se présente, pour Nietzsche, comme "le seul mobile
à philosopher" :
La joie surgit, comme le seul mobile à philosopher. La valorisation des
sentiments négatifs ou des passions tristes, voilà la mystification sur laquelle le
nihilisme fonde son pouvoir. 2
Et non seulement les théories philosophiques; la critique de Tzara aux
mouvements artistiques contemporains est faite aussi en dénonçant son
incapacité en éprouver la joie par ses découvertes propres (et la voie
liberatrice que ceux-ci ouvrent). Au lieu de cela, ils reculent, par ainsi le
dire, s'introduisent dans la voie dogmatique, "académique"; ils se
transforment en écoles : “Les peintres cubistes et futuristes, qui devraient
laisser vibrer leur joie d'avoir libéré l'apparence d'un extérieur encombrant et
1
Nietzsche et la philosophie, p. 201.
2
Nietzsche, p 34. Par la radicalité des éléments qui accompagnent la joie, Tzara est plus près de
Nietzsche que de Bergson, mais pour celui-ci dernier la joie a une importance essentielle, et
dénonce de même la faible importance que la philosophie lui donne : “Les philosophes qui ont
spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l'homme n'ont pas assez remarqué que la
nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis
que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie.” Bergson, L'énergie spirituelle, P.U.F, Paris,
1990, p 23.
169
futile, deviennent scientifiques et proposent l'académie. Propagation
théorique de charognes, pompe pour le sang.” (1.5.3).
Pour Tzara, la joie propulse et accompagne la création. La joie est
autosuffisante, puisqu'elle est l'expression même de l'intensité ou la puissance
de la vie et de la création. La joie est pour cela "présente" et "définitive" :
... tout le monde fait son art à sa façon, s'il connaît la joie montant en flèches
vers les couches astrales, ou celle qui descend dans les mines aux fleurs de
cadavres et de spasmes fertiles. 1
Des poèmes simultanés dont j'étais l'auteur furent lus à plusieurs voix sans souci
de la compréhension du public, pour le seul plaisir de crier le trop-plein de notre
joie de vivre et d'aborder des domaines inconnus. 2
Arrondir et régler dans des formes, des constructions, les images d'après leur
poids, leur couleur, leur matière, ou mettre en rang par plans les valeurs, les
densités matérielles et durables par la personnelle décision et la fermeté
inébranlable de la sensibilité, compréhension adéquate à la matière transformée,
tout près des veines et s'y frottant en souffrance pour la joie présente,
définitive.3
D'autre part, nous ne pouvons pas cesser de voir dans cette affirmation de la
joie de créer et vivre une rencontre profonde avec Bergson, celui qui unit
indissolublement la joie avec la création et la vie. La joie, pour Bergson,
"annonce toujours" le triomphe de la vie comme l'existence de création :
... la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle
a remporté une victoire: toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous
tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de
faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création: plus riche est la
création, plus profonde est la joie. 4
Par conséquent, Dada sera uni à la découverte de la joie dans l'art et la vie,
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
O.C., t 1, p 734.
3
O.C., t 1, p 401.
4
L'énergie spirituelle, p 23.
170
et à sa confluence mutuelle (joie de vivir=creation, joie de créer = joie de
vivre). L'affirmation de la joie qui fait Tzara est une idée pleinement partagée
par les dadaïstes. Ainsi, l'"homme nouveau" qui ébauche précocement
Huelsenbeck est l'homme des "affections heureuses" :
El hombre nuevo ... él es el dios del momento, la grandeza de los afectos
dichosos...1
2.6.3 De la relativité à l'indifférence
Avec les gestes, scandaleux et risibles, il y a un autre ensemble
d'éléments qui sont fondamentaux dans cette éthique Dada de l'intensité
—éléments qui tournent autour de la notion de l'"indifférence". En
effet, Tzara dit à un moment : “Après Dada, l'indifférence active, le je
m'enfoutisme actuel, la spontanéité et la relativité entrèrent dans la vie.”
(2.6.1). Mais, indépendamment de la spontanéité, déjà présentée, ce
qu'ils veulent dire les mots : "indifférence active", "je m'enfoutisme",
"relativité" ?
Commençons par le dernier mot : "relativité". L'affirmation de la relativité
est un fait consommé tant dans l'oeuvre de Tzara comme dans celle d'autres
dadaïstes. 2Ainsi, Tzara nous dit de son oeuvre de théâtre Mouchoir de
Nuages qui exprime la relativité de toutes "les choses", —"événements" et
"sentiments" y compris —et de la revue Dada Cannibale, qu'annonce "l'esprit
relativiste des nouvelles générations" :
Mouchoir de Nuages est une oeuvre poétique; elle met en scène la relativité des
choses des sentiments et des événements. 3
1
Huelsenbeck, "El hombre nuevo" (1917) dans Dadá Documentos, p 197.
2
Si pour Tzara, c'était Dada un élan de "relativisme" (2.2.3), pour d'autres dadaïstes il ne le sera pas
moins. Ainsi Huelsenbeck et Hausmann diront respectivement : “Dada est l’esprit danseur pardessus toutes les morales. Dada est le grand phénomène parallèle aux philosophies relativistes de
notre temps.” (Huelsenbeck, en Almanach Dada, p 165); “Dada est la relativité de la relativité.”
Raoul Hausmann, Courrier Dada, Éditions Allia, Paris, 1992, p 200.
3
Cité par Béhar en O.C., t 1, p 689.
171
« Cannibale » eut un grand succès elle précisa l'esprit absolument anti-littéraire
qui sera l'esprit relativiste des nouvelles générations. 1
Sur le relativisme de Tzara, nous dirons que celui-ci est clairement formulé
aussi dans les documents plus "réfléchis" de son oeuvre dadaïste. 2 Par
exemple, dans le passage suivant, Tzara souligne comment la signification des
notions varie "d'un individu à l'autre, d'un pays à l'autre", y compris celle des
notions souvent considérées comme universels (ainsi "Bien" ou "Liberté") :
Car tout est relatif. Qu'est-ce le Beau, la Vérité, l'Art, le Bien, la Liberté? Des
mots qui pour chaque individu signifient autre chose. ... Des mots qui n'ont pas
la valeur morale et la force objective qu'on s'est habitué à leur donner. Leur
signification change d'un individu à l'autre, d'un pays à l'autre. Les hommes sont
différents, c'est leur diversité qui en crée l'intérêt. Il n'y a aucune base commune
dans les cerveaux de l'humanité. 3
Par conséquent, aussi ce qui est "bon" et ce qui est "mauvais" est relatif à
chaque individu et relatif pour tous d'un autre point de vue : ce qui est
apparentement mauvais est bon, non seulement pour le maintien de la vie,
mais aussi par la nécessité humaine du contraste pour pouvoir évaluer,
apprécier. D'autre part, et en correspondance avec cette perception, Tzara
revindique, affirme "le goût par le relativisme" au lieu de l'objectif moral du
"bonheur" :
Ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre. Les impuretés et les microbes
de l'eau que nous buvons sont peut-être nécessaires à la digestion. Notre vie est
faite d'imperfections et de maladies latentes —c'est ce qui nous rend par
1
O.C., t 1, p 596. Cette revue est de Picabia.
2
Dans un article, Anne-Marie Amiot indique l'importance de la théorie de la relativité d'Einstein
dans le relativisme de Tzara, et l'affirme : “Tzara « sismographe » détecte qu'un nouvel âge est en
train de naître, « l'âge relativiste »” (dans "Grains et issues : Age d'or, Age d'homme, Age
approximatif", p 122). Certainement, Tzara, à plusieurs reprises invoque la théorie de la relativité
d'Einstein, en l'appliquant, comme nous avons vu, au terrain de l'art (2.3.2 et 2.3.3). Est de
souligner à ce sujet, que l'admiration de Tzara par cette théorie d'Einstein est rendue claire dans le
fait que Tzara mentionne très peu noms propres dans ses documents données (de l'actualité,
pratiquement seulement il mentionne des noms propres d'artistes).
3
O.C., t 1, p 421.
172
contraste le plaisir de la bonté et de la santé. 1
Le problème du bonheur devrait être remplacé par le goût du relativisme; toutes
les affaires marcheraient mieux: les affaires sentimentales, politiques et
conjugales. 2
Or, nous pourrions dire que la forme pratique de ce relativisme de Tzara est
l'"indifférence", à laquelle appelle aussi, un peu humoristiquement,
"jem'enfoutisme ". L'indifférence —ou cette attitude de "je m'en fous" —est
essentiellement le respect actif aux différences des autres individus comme de
d'un même. Tzara attribue à Dada cette attitude :
Je nomme jem'enfoutisme l'état d'une vie où chacun garde ses propres
conditions, en sachant toute-fois respecter les autres individualités, sinon se
défendre… 3
Dada est là, un peu partout, tel qu'il est, avec ses défauts, avec la différence
entre les gens, qu'il admet et qu'il regarde avec indifférence. 4
Cette attitude d'indifférence suppose une suspension du jugement moral,
non un désintérêt de saisir les différences qui constituent les autres : ne nous
dit pas Tzara que “Les hommes sont différents, c'est leur diversité qui en crée
l'intérêt.”? Il s'agit précisément de saisir ces différences, dans sa différence,
non sous toute forme d'identité (ainsi celle d'une supposée "base commune"
cérébrale). Comme Tzara dira à un autre moment : “Je m'appelle envie de
comprendre L'AUTRE.” 5 Et non autre chose nous avons vu en traitant
directement les manifestations (2.5.2). Nous avons alors pu aussi observer
comme le respect aux individualités (dans la "folie du moment ") constituait
O.C., t 1, p 606-607. En cohérence avec cette idée, Tzara dit dans son roman Faites vos jeux : “Je
ne combats plus mes faiblesses, mes maladies, mes imperfections. Je les englobe dans ma force
vitale. Elles me sont nécessaires à la digestion des conflits comme les microbes de l'eau le sont à la
nourriture.” O.C., t 1, p 262.
1
2
O.C., t 1, p 607.
3
Dada Zurich - Paris, p 143.
4
O.C., t 1, p 422.
5
O.C., t 1, p 380.
173
une règle et nous avons vu l'effort évident de Tzara pour comprendre de telles
manifestations (ainsi, les tumultes).
Par conséquent, n'ont pas dans tout cela, une opposition entre un même et
les autres, mais le plaisir d'affirmer la différence elle-même, comme nous dit
Deleuze en parlant de la philosophie nietzschéenne :
Dans son rapport essentiel avec l'autre, une volonté fait de sa différence un objet
d'affirmation. « Le plaisir de se savoir différent », la jouissance de la
différence...1
L'indifférence active —ou le respect actif aux différences —est aussi
présentée par Tzara comme une attitude qui permet d'échapper de l'état choses
destructif et nihiliste, limiteur de vie. Ainsi, l'indifférence est un "médicament
" efficace qui résiste à la "destruction " polluante, ainsi que le "sérieux "
excessif avec lequel nous faisons face généralement à l'existence. Pour Tzara
s'agit d'atteindre un état spirituel depuis lequel tout est égal et "sans
importance" :
Dada est l'immobilité et ne comprend pas les passions. Vous direz que cela est
un paradoxe parce que Dada se manifeste par des actes violents. Oui, les
réactions des individus contaminés par la destruction, sont assez violentes, mais
ces réactions épuisées, annihilées par l'insistance satanique d'un « à quoi bon »
continuel et progressif, ce qui reste et domine est l'indifférence. 2
L'indifférence est le seul médicament légal et efficace, l'indifférence sans effort,
sans conséquence. 3
Vous ne saurez jamais pourquoi vous existez mais vous vous laisserez toujours
facilement entraîner à mettre du sérieux dans la vie. Vous ne comprendrez
jamais que la vie est un jeu de mots, car vous ne serez pas assez seuls pour
opposer à la haine, aux jugements, à tout ce qui demande de grands efforts, un
état d'esprit plane et calme où tout est pareil et sans importance. 4
1
Nietzsche et la philosophie, p 10.
2
O.C., t 1, p 420.
3
O.C., t 5, p 249.
4
O.C., t 1, p 419. L'indifférence est, selon Tzara, la garantie de la paix et la certitude. Voir O.C., t
174
Par conséquent, face à la haine, la violence, le sérieux, les jugements ou les
questions sans réponses, Tzara ou Dada recommande une espèce d'ataraxie :
l'indifférence active. 1
Cet ascétique de l'indifférence atteindra la dimension de religion, bien que,
sans doute, est une religion qui rejette tout type de transcendance, elle est une
religion immanente au mode de vie de chaque individu, puisque
l'indifférence, justement, fait qu'on affirme les différences et les conditions de
vie de chacun.
2.6.4 Dada : une religion d'indifférence
Pour Tzara, en effet, Dada est un certain retour à une "religion
d'indifférence" :
Dada n'est pas du tout moderne, c'est plutôt le retour à une religion
d'indifférence quasi-bouddhique. 2
Dans le contexte de cette affirmation, une conférence effectuée en 1922 par
Weimar et Iéna, se présente le mode de vie Dada, ses attitudes fondamentales,
lesquelles gardent une similitude claire avec le taoïsme plus qu'avec le
bouddhisme. 3 Et de fait, ici Tzara réclame comme dadaïste à l'enseignant
4, p 434.
1
L'indifférence est aussi, comme indique Marcel Duchamp, un important élément pour la création
artistique. Ainsi, il dit : “Ahora bien, hay un punto que me interesa sobremanera dejar bien en claro,
y es el hecho de que la elección de esos ready-made jamás me ha sido dictada por una delectación
estética. Dicha elección siempre estaba basada en una reacción de indiferencia visual, al mismo
tiempo que en una ausencia total de buen o mal gusto ... una anestesia completa, al fin de cuentas.”
Cité par Richter en Historia del dadaísmo, p 99. Voir aussi Marcel Duchamp en P Cabanne,
Conversations avec Marcel Duchamp, Anagrama, Barcelone, 1972, p 72.
2
O.C., t 1, p 420. Tzara dit ceci dans son "Conférence sur Dada", conférence à laquelle nous nous
référons surtout dans cette section. Le texte de cette conférence est en O.C., t 1, pp. 419-424.
3
Il y a certainement, en Occident, une tendance à confondre le bouddhisme et le taoïsme. Nous
soulignons de toutes manières que cette confusion "est justifiée" d'une certaine manière par
l'histoire même : le taoïsme a servi pour l'introduction en Chine du bouddhisme, et dans une
première étape, quelques bouddhistes utilisaient “des termes et notions taoïstes pour faciliter
l’assimilation de leur religion”. Encyclopédie philosophique universelle II, Les notions
175
taoïste Chuang tzu. 1
Or, quels éléments communs pouvons-nous souligner entre Chuang tzu et
Dada? Nous pouvons souligner, de manière résumée, que le taoïsme de
Chuang tzu implique avant tout un mode de vie, plaide pour une vie simple,
pour le calme, 2l'indifférence et y compris le quiétisme ou l'inaction, 3par la
spontanéité (face a l’artifici aussi de la pensée, "antiintellectualisme" de
Chuang tzu 4), par la relativité la plus intégrale : rejet aux catégories, 5aux
distinctions du bien et du mal, bon et mauvais, faux, etc. 6 Il s'agit d'une
philosophiques, t 2, p 2983.
"… Dchouang-Dsi était aussi Dada que nous." (2.2.2). Il est très probable que la considération que
Dada est une religion vienne justement de la lecture de Chuang tzu, puisque coïncide l'année (1920)
que réclame à cet enseignant comme le premier dadaïste et dit : "Dada est une religion". (O.C., t 1,
p 383). Le dadaïste japonais Shinkichi Takahashi voit dans Dada une version de zen (Voir Ko,
Buddhist Elements in Dada, p 84). Cette observation est intéressante puisque le zen —ou chan,
dans le chinois —a été un retour à la praxis face à l'intellectualisme et à ce qui est scolastique
bouddhistes, et il a des influences taoïstes. (Voir Les notions philosophiques, t 2, p 2943). Le
taoïsme à son tour dénonçait la sophistication théorique (et la relation avec le pouvoir) du
confucionisme.
1
Carmelo Elorduy nous dit de Chuang tzu que “el objetivo principal de su filosofía es la ataraxia o
calma imperturbable con que el superhombre afronta cosas y sucesos.” en Lao tse/Chuang tzu, Dos
grandes maestros del taoísmo, p 639.
2
Du taoïsme, Elorduy nous dit : “Su principio fundamental de conducta es no obrar, no intervenir,
dejar a las cosas que se desenvuelvan por sí mismas, por la Virtud del Tao que reside en ellas.”
(Ibíd., p. 621). El Tao es “inmanente a todos los seres”, nous dit Elorduy ensuite.
3
4
Chuang Tzu dénonce l'intelligence discriminante comme source des malheurs de l'humanité (Voir
Carmelo Elorduy , “Anticientífico y Antiintelectualista” en “Sesenta y cuatro conceptos de la
ideología taoísta de Lao tse y Chuang tzu”, en Dos grandes maestros del taoísmo, p 509 et suiv.).
Pour sa part, dans cette conférence, Tzara critique l'intelligence "pragmatique " et affirme la
spontanéité face aux idées spéculatives.
5
El taoísmo es unitario. No concibe el mundo dividido en categorías. Tampoco distingue el orden
físico y el orden moral como dos mundos independientes.” nous dit Elorduy (Ibíd., p. 516). Comme
nous avons vu dans la première citation de 1.2.3, Tzara rejetait aussi les catégories.
De desquels ils sont vertueux, Chuang tzu dit : “En sus corazones no se hallan las distinciones del
es, no es, bueno o falso.” (Ibíd. , p 515). Tzara dit : “dégoût de ces séparateurs entre le bien et le
mal, le beau et le laid...”(1.2.3). Elorduy nous dit de même qui par l'enseignant taoïste, cada ser
juzga de las cosas y se conduce diferentemente según su grandeza y sus fuerzas.” Ibíd. , p 580.
6
176
perspective cosmique dans laquelle l'homme est vu d'une manière très
relative, et dont on demande l'"annihilation " en tant est agent de jugements.
1
Nous dirons de même que dans ce calme ou indifférence qui préconise le
taoïsme il n'y a pas lieu pour la tristesse. Il dit ainsi Chuang tzu :
En la quietud, en el vacío, en la placidez serena de la indiferencia, en la calma
del silencio, en la inacción está el nivel del Universo... 2
En esta paz no pueden entrar la tristeza y la desdicha...3
Le "quiétisme " en Tzara est exprimé dans la conférence déjà mentionnée
en nous disant que "Dada est l'immobilité" 4et que déjà non lutte parce qu'il
"sait que cela ne sert à rien" :
Il ne combat même plus, car il sait que cela ne sert à rien, que tout cela n'a pas
d'importance. Ce qui intéresse un dadaïste est sa propre façon de vivre. 5
Comment comprendre ces affirmations? ne supposent pas celles-ci une idée
contraire à ce qu'avons-nous dit le long de ce chapitre ? ne disait-il pas Tzara
qui Dada voulait renouveler les formes et les valeurs de l'art et de la vie ? et la
destruction n'était pas dirigée à cette rénovation ? il y a-t-il un changement de
perspective en Tzara en ce qui concerne Dada ?
Pour résoudre cettes questions, il convient de considérer deux éléments
Elorduy nous dit, en se référant au taoïsme : “Suprimiendo la persona, se suprime el agente
discriminador y el sujeto de las desdichas.”(Ibíd. , p 620). Tzara signalera dans la même adresse :
“mes manifestes vous diront que rien n'a d'importance, qu'il n'y a ni bien ni mal, que tout est permis
et que l'homme doit tendre à la nullité.” O.C., t 5, p 249.
1
2
Dos grandes maestros del taoísmo, p 292.
3
Ibíd. , p 516. Il ne s'agit pas, donc, d'une ascétique triste. Bergson, pour sa part, affirme que le
milieu naturel de le comique est précisément l'indifférence. Voir Le rire, en Oeuvres, Édition du
Centenaire, p 388.
O.C., t 1, p 420. Pour Chuang tzu, la quiétude n'est pas opposé au mouvement : “En el vacío está
la quietud; en la quietud, el movimiento; en el movimiento se logran las realizaciones.”(Ibíd. , p
293). Dans le taoïsme en général, les éléments contraires sont combinés et harmonisent comme yin
et yang.
4
5
O.C., t 1, p 423-424.
177
entre ce qui sont soulignés de Chuang tzu et qui sont essentiellement
importants pour Dada —et qui sont réclamés par Tzara dans cette conférence:
le vide et le simple. Ces éléments forment une paire inséparable parce qu'il
nous permet de comprendre le type de destruction qui propose Dada et comme
celle-ci est compatible avec l'indifférence ou l'affirmation (presque religieuse)
de la vie.
À propos de la simplicité, Tzara nous dit : "La simplicité s'appelle dada."1
Et en effet, dans des paragraphes précédents nous avons pu voir que Dada
portait à l'art à une simplicité "initiale mais relative" (2.4.1), et à un autre
moment, nous avons vu exprimé le désir dadaïste d'une "vie plus simple"
(2.3.1). Dans les deux cas, pour arriver à cette simplicité la destruction était
nécessaire, destruction des médiations qui compliquent inutilement l'art et la
vie, le contact immédiat et direct de l'individu avec toutes les deux, avec ses
puissances respectives et convergentes, sources d'intensité. 2
Or, cette destruction de tout ce qui empêche la rencontre directe avec la
puissance de l'art et la vie préconisée par Dada, ne mène pas à la substitution
d'un système de valeurs par un autre, puisque ceci signifie faire à nouveau de
nouvelles médiations. Il s'ensuit que, dans certains fragments précédents à
cette conférence, Tzara dise qu'il préfère "maintenir toutes les conventions"
ou que ne remplacerait pas la "morale bourgeoise" par une autre "dadaïste " :
Je maintiens toutes les conventions —les supprimer serait en faire de nouvelles,
ce qui nous compliquerait la vie d'une manière vraiment répugnante. 3
Mes opinions sur la morale bourgeoise et la morale dadaïste sont assez connues
pour que l'on soit sûr que je ne substituerai l'une à l'autre. 4
1
O.C., t 1, p 423.
En réclamant une vie plus simple, Tzara disait que “notre rôle est de détruire ce qu'on a fait jusqu'à
maintenant, en art, en religion et littérature, en musique”. Et précisément, la découverte des
fonctions et les puissances primitives de l'art (reliées, entre autres, avec la religion ou la danse)
permet de voir la richesse de la simplicité initiale. Art et vie (nature, société et culture) étaient
simplement unis, profondément interreliés.
2
3
O.C., t 1, p 380.
4
O.C., t 1, p 587.
178
Il convient de rappeler que Dada rejetait toute rénovation uniquement
formelle, superficielle. Dans cette perspective, nous pensons que l'idée de
renouveler les formes et les valeurs de la vie et de l'art n'est pas contredite
avec la décision de ne pas créer d'autres manières conventionnelles. 1La
question pour Tzara consistait en une transformation spirituelle, il s'ensuit que
face à une rénovation de "formes" ou de "façades" (2.2.2) préfère un travail en
profondeur comme celui de "désordenner les notions", 2altérer le sens, l'esprit
qui est dans le centre de ces conventions. Transformer l'esprit qu'il y a en ces
dernières, ou transformer notre esprit celles-là. Donc, en réalité, la tâche
destructive est plutôt un exercice de simplicité et de propreté internes. Il s'agit
d'épurer l'esprit, de nous défaire de ce qui nous sépare de la vie réelle,
concréte (2.3.1). Il est pourquoi l'entreprise destructive sera surtout un
exercice de vidage. 3Et d'un vidage interne ou individuel, comme dit Tzara :
Tâchez d'être vides et de remplir vos cellules cérébrales au petit bonheur.
Détruisez toujours ce que vous avez en vous. Au hasard des promenades. Vous
pourrez alors comprendre beaucoup de choses. 4
Tzara signale ici que ce vidage, qui nous permet de "comprendre beaucoup
de choses", requiert un effort continu, non ponctuel : "vous détruisez
toujours". 5Les dadaïstes, en éliminant la sensibilité léguée de la Renaissance,
Voir le point 2.2.2. Comme Tzara dira d'une manière claire après Dada : “la vie ne requiert de
nouvelles formes pour s'affirmer.” O.C., t 4, p 369.
1
En effet, dans le même manifeste — Dada manifeste sur l'amour faible et l'amour amer”(1920) —
où Tzara parle de ne pas changer les conventions (manifeste où de même, affirme la dictature de
l'esprit et du langage), il l'invite à “Désordenner le sens — désordonner les notions et toutes les
petites pluies tropicales de la démoralisation, désorganisation, destruction, ... sont des actions ...
reconnues d'utilité publique.” O.C., t 1, p 380.
2
Micheline Tison-Braun le parlera d'une “Entreprise de nettoyage par le vide”, en Tristan Tzara,
inventeur de l’homme nouveau, Librairie- G Nizet, Paris, 1977, p 11.
3
4
O.C., t 1, p 420. Le vidage interne est nécessaire dans la mesure où les valeurs et les schémas
sanctionnés par la société sont installées dans notre intérieur, en nous limitant, en nous laissant
passifs. Nous dirons de même que le vide est la condition même du Tao. Voir Dos grandes
maestros… , p 517.
5
Ne s'agit-il pas de déstabiliser toute sédimentation qui peut arrêter le libre flux de l'esprit ? La
révolution de l'esprit est perpétuelle selon Tzara, comme nous avons vu dans le point 1.6.
179
n'arrivaient pas à la création de nouvelles valeurs, de nouvelles formes ?
Valeurs et formes que, toutefois, ils ne prétendaient pas imposer comme s'il
s'agissait d'une école : être Dada est être contre Dada.
Par conséquent, il ne s'agit pas d'imposer, non déjà aux hommes, mais au
monde, à la vie un modèle, un idéal externe à le même —quel que soit. Plutôt,
il s'agit de détacher de cette vie toute fiction qui sur elle existe. 1Et il s'agira
de s'occuper, en même temps, aux virtualités qui la peuplent et qui préfigurent
déjà une vie plus intense. C’est ça que signifie porter la vie et l'art à la
simplicité. Justement dans cette rencontre il est où apparaît l'intensité.
Par conséquent, de ce point de vue, disparaît la contradiction apparente
entre les citations qui affirment que Dada veut changer la vie (“Le dadaïsme
qui se propose de renouveler ... les formes et les valeurs de la vie”) et celles
que non (“Dada n'a aucune prétention comme la vie devrait être”, comme
nous dit dans cette conférence). 2Simplement, Tzara ne veut pas mettre un
"doit être" sur l'être du monde (ce qui impliquerait un dédain à celui-ci, en le
jugeant depuis une instance trascendente), puisqu'au monde, à la vie il ne
manque rien, vaut par lui-même. La vie pour Tzara est suffisamment riche,
trop pleine de tendances différentes, de différences irréductibles, trop diverse
et mobile comme pour lui imposer un modèle, un idéal.
Plutôt il s'agirait, par conséquent, de renforcer la vie elle-même dans ce que
celle-ci a de créatif, en la libérant des schémas qui la réduisent et la
fragmentent : schémas de connaissance, morales, etc. 3Dada, en peu de mots,
Ceci nous paraît très proche à Nietzsche quand il dira : “Ce n'est pas moi qui dresserai jamais
aucune idole nouvelle…Renverser les idoles (et par « idoles », j'entends tout « idéal »), telle est plutôt
mon affaire.”(Nietzsche, Ecce Homo, Avant-propos, 2, p 240, en Oeuvres philosophiques
complètes, t VIII, Gallimard, Paris, 1974). Pour sa part, Chuang tzu, dans lequel il y a une
affirmation indiscutable de la vie, ne propose pas la construction d'idéals, mais la destruction de ce
qui est existants. Il dit : “Quemad las credenciales, romped los sellos y el pueblo volverá a su ruda
simplicidad primitiva. ... Desarraigad y destruid las doctrinas de los santos y el pueblo volverá a
discurrir por su cuenta.” Dos grandes maestros…, p 263.
1
2
O.C., t 1, p 424. La citation précédent à celle-ci se trouve dans le point 2.2.3.
3
Tzara indique l'implication profonde entre la connaissance et la morale existantes ; ainsi ceux
qu'ils “une ridicule connaissance de la vie, qu'ils ont classifiée, partagée, canalisée”"unit ridicule
connaissance de la vie, qúils ont classifiée, partagée, canalisée ", en maniant les catégories à son
caprice. Mais, en général, toute construction humaine a, pour Tzara, une valeur très relative : “... il
180
est une affirmation de ce monde. Ainsi, Tzara dira à un autre moment : “il n'y
a rien de saint, tout est d'essence divine...”. 1
N'ont pas dans cette affirmation de la vie de Tzara et Dada quelque chose
très proche à la religiosité grecque comme Nietzsche la considérait,
l'affirmation religieuse de la vie entière? :
C'est ici que je placerai l'idéal dionysiaque des Grecs: l'affirmation religieuse de
la vie dans son entier, dont on ne renie rien, dont on ne retranche rien...2
Peut-être en ce même sens nous pourrions comprendre la revendication de
Dada comme religion. 3De fait, la dictature de l'esprit, n'est pas l'effort luimême pour récupérer l'expérience de la vie dans sa plénitude, pour récupérer
l'unité diverse et mobile, la puissance créative du monde qui est aussi celle de
l'esprit ? Et si l'esprit doit être vidé, n'est-il pas pour suivre le flux intense du
devenir qu'est-il l'esprit du monde ?
ne faut pas prendre au sérieux l'art, la morale, la religion, la politique, la grammaire qui, au début,
n'étaient que des passe-temps, simples chansons...” O.C., t 5, p 249.
1
Dada Zurich - Paris, p 189.
2
La Volonté de Puissance II, Gallimard, "Tel", IV, 464, p 412. Est en ce sens que Tzara dit que
Dada non combat ou est l'immobilité. En Nietzsche il n'y a-t-il pas non plus lutte, comment
pourrait- y avoir si celle-ci se réfère toujours aux valeurs établies? La "lutte" n'est pas la sélection.
(Voir Nietzsche et la philosophie, pp. 93-94). D'autre part, Tzara verra aussi en Grèce, en "Grèce
archaïque" la "joie de vivre" qu'il revendique de Dada. Voir O.C., t 4, p 377.
3
Sur l'idée de religion en Nietzsche, il vaut la peine de citer le suivant fragment de Deleuze :
“Nietzsche ne cesse pas de dire qu'il y a des dieux actifs et affirmatifs, des religions actives et
affirmatives. Toute sélection implique une religion. Suivant la méthode qui lui est chère, Nietzsche
reconnaît une pluralité de sens à la religion, d'après les forces diverses qui peuvent s'en emparer:
aussi y a-t-il une religion des forts, dont le sens est profondément sélectif, éducatif.” (Nietzsche et
la philosophie, p 164). Si nous rappelons que la "dictature" de l'esprit suppose naturellement une
certaine éducation, on pourrait précisément comprendre la religion Dada dans cette ligne.
181
182
CHAPITRE 3 :
LE COSMIQUE
183
184
3.1 Introduction
Il s'agit de retrouver le fil interrompu de la
spontanéité première. L'accord entre la
nature des choses et celle de l'individu.
Ce que je nomme “cosmique” est une
qualité essentielle à un oeuvre d'art.
Ordre = désordre, moi = non-moi,
affirmation = négation: rayonnements
suprêmes d'un art absolu. Absolu en pureté
de chaos cosmique et ordonné...
(Tristan Tzara)
En continuant avec l'exposition de la partie positive de la pensée Dada de
Tzara, nous nous trouvons avec le cosmique. Dans les documents de Tzara, le
sujet de "le cosmique " apparaît chronologiquement avant celui de "dictature
de l'esprit " (en 1917) et il est développé avec celui-ci (encore en 1921, Tzara
introduit l'idée des "auteurs cosmiques "). En effet, nous pourrions dire que
cette idée de "le cosmique " est sous-jacent dans l'idée de la "dictature de
l'esprit ", et qu'elle donne pleinement senti à l'activité du mouvement Dada
comme expression de cette "dictature". Et il est que, à travers les textes
dadaïstes de Tzara autour le cosmique, nous examinerons d'abondance dans la
conception du monde de Tzara ainsi que de Dada. 1
Or, cette conception du monde n'est pas seulement un cadre de référence
pour l’esthétique - éthique Dada. Ce qui implique immédiatement la vision du
monde de Tzara —et de Dada —est une manière de vivre, une manière de
créer et d'agir avec le monde, une manière de se mettre en rapport activement
avec celui-ci. Le cosmique est avant que rien une manière de mettre en
1
Il convient d'annoter qui Elmer Peterson indique l'importance du cosmique ainsi que de la
"conviction " de Tzara qu'un nouvel art peut contribuer à libérer à l'homme en dévoilant "son
potentiel " : “The positive side of the lampisteries is seen in a poetic quality which Tzara calls
“cosmic” and which transcends sentiment, uniting men with each other and with every part of their
environment.” “This key statement-illustrates a positive side of the dada aesthetic, —thawing that
beneath the pose of idiocy-at least in Tzara’s case—there was an underlying conviction that a new
kind of art could help men freely develop their potential.” E. Peterson, Tristan Tzara, Dada and
Surrational Theorist, p. 71 y p. 74 respectivament.
185
rapport et de se mettre en rapport avec les éléments du monde, les "éléments
cosmiques " —entre lesquels s'inclut l'homme.
Le nôtre premier pas consistera à présenter une certaine attitude
fondamentale de Tzara face au cosmos, attitude qui donne lieu à ce que nous
pourrions appeler une éthique cosmique. Cela nous le verrons à travers ce
qu'il appelle des "principes de le cosmique ", et en particulier le premier
principe, lequel suppose la suspension des relations de hiérarchie établies
entre les êtres de l'univers (3 2).
Deuxièmement, dans la section 3.3, nous verrons en que consiste ce que
Tzara appelle la "diversité cosmique ". Cette diversité, composée des
éléments cosmiques les plus variés, tous pleinement vitaux, n'est pas quelque
chose extérieur à l'homme : l'homme fait partie de cette diversité, et à son tour
est pénétré d'elle. À travers l'extension de la notion de vie et de la conception
fluide de celle-ci —temporelle, mobile, changeante, etc., —sera vu comme
Tzara fait une affirmation radicale de la vie, dans chacun ses points ou
d'éléments, dans chacun de ses moments.
Dans le point suivant (3.4), nous verrons en que consiste un art pour cette
diversité, un art cosmique. Cet art immanent montre et développe les
potentialités ou les virtualités du monde en entrant en relation active avec ses
éléments et forces (force spontanée, destructive, hasardeuse), en entrant en
rapport au chaos. L'artiste de la diversité crée avec ces forces, et en somme,
l'oeuvre cosmique est le fruit de cette rencontre ; Tzara appelle à cette oeuvre
"chaos cosmique et ordonné".
Cette conception de l'art, quant au reste, est inséparable d'une connaissance
active du monde, à auquel nous avons appelé "connaissance cosmique " (3.5).
Finalement, dans la dernière partie (3.6) nous verrons en que consiste
l'homme nouveau ou cosmique, homme qui est la confluence de toutes ces
dimensions, homme qui déjà n'est pas une manière stable mais une intensité
dans communication profonde avec les variées et variables intensités du
monde.
186
3.2 Le principe cosmique
Comme nous avons vu dans le premier chapitre, Tzara pense qu'à partir de
la Renaissance l'homme prétendait dépasser à Dieu, mais que ce
"dépassement " donnait lieu non à un homme libre mais à un homme
impotent, dont la relation avec lui même, et avec les autres éléments de
l'existence (ses congénères, les animaux, etc..) était plutôt destructive :
“L'homme est sale, il tue les animaux, les plantes, ses frères, il querelle, il est
intelligent, parle trop, ne peut pas dire ce qu'il pense.” (1.2.1). La perspective
"cosmique ", en Tzara, affronte précisément cette problématique : il s'agit de
restituer l'élément humain au sein de l'univers pour que l'homme entre dans un
autre jeu de relations avec les êtres et avec les choses. Ainsi, avec l'idée du
"cosmique ", Tzara propose une perspective qualitativement différente de la
perspective "humaine" dominante alors —et peut-être jusqu'à aujourd'hui —
en Europe.
Pour voir ce qui est "le cosmique " pour Tzara, commencerons avec un
fragment dans lequel il expose les "deux principes" de le cosmique, et qui
sont deux manières radicalement différentes de situer à l'homme dans
l'univers. Certainement, le véritable principe cosmique pour Tzara est le
premier. Selon notre auteur, ce principe, qui consiste "donner une importance
égale à chaque objet, être, matériel, organisme de l'univers ", est celui qui
rend "les hommes MEILLEURS". Toutefois, le principe qui a dominé la
pensée occidentale est plutôt le deuxième, qui consiste en "accentuer
l'importance de l'homme" en soumettant "les êtres, les objets, etc.." à sa
volonté —principe qui crée seulement "la nécessité de corriger aux hommes" :
Il y a deux principes dans le cosmique:
1/ donner une importance égale à chaque objet, être, matériel, organisme de
l'univers
2/ accentuer l'importance de l'homme, grouper autour de lui, et subordonner
les êtres, les objets, etc.
Noyau de ce dernier principe est une méthode psychologique; le danger: le
besoin de CORRIGER les hommes, mais les laisser à ce qu'ils veulent
devenir, —des êtres supérieurs.  Pour le premier principe, ce besoin prend
une nouvelle forme: ranger les hommes à côté des autres éléments, tels qu'ils
sont, rendre les hommes MEILLEURS. Travailler en commun, anonymement,
187
à la grande cathédrale de la vie que nous préparons; niveler les instincts de
l'homme qui prendraient — en accentuant trop sa personnalité, — des
proportions babylonnienes de méchanceté et de cynisme.1
Par conséquent, pour Tzara, il s'agit de situer, d'abord, l’humain à la même
hauteur qu'à aux autres éléments de l'univers, de le situer "entre " eux —par
ce qui supposerait, comme il dit "de niveler les instincts de l'homme" pour
que l'homme soit adapté à ce nouvel ordre. À travers ce principe "cosmique ",
par conséquent, Tzara fait face —et résout —au problème de l'instinct de
domination que nous avons exposé dans le chapitre 1 : monde réduit à
l'utilisation et l'abus d’un homme-dieu, phénomène qui est aussi rendu
perceptible dans le cadre socio-culturel dominé par petits dieux, prétentieux et
attachés à l'instinct désorganisé de domination. Face à cette situation, nous
pourrions dire que le premier principe de le cosmique —comme Tzara dit
dans un autre lieu—, “réduit les importances ou les prétentions à l'égalité
relative de la formation cosmique”.2
Mais, selon notre auteur, non seulement ce principe nivelle les prétentions
des hommes, mais il les rend "MEILLEURS". Il est évident que dans le
fragment mentionné ci-dessus cette phrase est contrastée avec laquelle
caractérise le second principe centré dans l'homme : "CORRIGER aux
hommes". C'est-à-dire, quand domine ce second principe, signale Tzara,
apparaît dans l'intériorité de l'homme la nécessité d'un modèle transcendant —
inévitablement de connotation morale —qui le corrige, qui ne lui cesse pas de
corriger. Tout est différent sous le véritable principe cosmique : l'homme,
situé au niveau d'autres êtres et d'autres objets, se retourne simplement mieux,
c'est-à-dire, devient plus vital, sa vie se retourne plus intense. Le cosmique
n'impose pas une morale qui corrige à l'homme : seulement il lui fait respirer
une éthique immanente d'intensité et de liberté. Dada, nous l’avons vu, dans le
chapitre précédent, est l'expérimentation d’une telle éthique. Une éthique qui
est naturellement confondue avec une esthétique : "Travailler en commun,
anonymement " dans la construction "de la cathédrale de la vie", ce qui n'est
1
Dada Zürich-Paris, pp. 134-135.
2
Il s'agit d'un commentaire que Tzara applique à l'oeuvre de Picabia en Dada Zurich - Paris, p 189.
188
pas un autre qui l'objectif des dadaïstes. 1Ainsi, il dit aussi :
Nous voulons rendre les hommes meilleurs, qu’ils comprennent que la seule
fraternité est dans un moment d’intensité où le beau est la vie concentrée ...
J’ouvre mon cœur que les hommes soient meilleurs.2
Arp appellera à cet élan esthétique et éthique en même temps, "art
élémentaire" ou "concret". Selon cette conception d'art d'Arp, non seulement
l'homme est un élément de plus de la nature mais aussi les oeuvres d'art —
anonymes —devraient jouir du même statut ; en se situant entre les nuages,
montagnes, etc. Et Arp affirme qu'on traite d'un élan précédent au mouvement
Dada même, et il comprend aux plus divers artistes :
Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les
hommes de la folie furieuse de ces temps. ... Nous voulions un art anonyme
et collectif. 3
Les oeuvres de l'art concret ne devraient plus être signées par leurs auteurs.
Ces peintures, ces sculptures —ces objets— devraient rester anonymes, dans
le grand atelier de la nature comme les nuages, les montagnes, les mers, les
animaux, les hommes. Oui! les hommes devraient rentrer dans la nature! Les
artistes devraient travailler en communauté comme les artistes du moyen
âge. En 1915, O. van Rees, C. van Rees, Freundlich, S. Taeuber et moiméme avons fait une tentative de ce genre. 4
De fait, la dictature de l'esprit —ou Dada — est, comme nous avons vu, un exemple clair de travail
en commun en vue de la construction d'une nouvelle vie. Ceux divers "dictateurs de l'esprit "
confluent dans la "société anonyme" qui est Dada. Sur Dada comme société anonyme, voir O.C., t
1, pp. 385 et 595.
1
2
Dada Zürich-Paris, p. 98.
3
Nous trouvons cette affirmation dans l'article intitulé "Dadaland ", en Jean Arp, Jours Effeuillés, p
306. Cet art veut dépasser l'anthropocentrisme commencé dans la Renaissance : “La Renaissance a
appris aux hommes l'exaltation orgueilleuse de leur raison. … La confusion de notre époque est le
résultat de cette surestimation de la raison.” Ibíd. Et à cet art on souscrit d'autres dadaïstes, ainsi
Hausmann. Voir “Llamamiento por un arte elemental” dans le catalogue Raoul Hausmann, p 248.
4
Jours Effeuillés, p 183. Tzara, pour sa part, avait déjà souligné cet élan moral et artistique, sans
l'entourer au mouvement Dada : “Des peintres se dirigent vers un art impersonnel, anonyme et y
voient le médicament contre la méchanceté des hommes…” (O.C., t 1, p 554). En retournant à Arp,
pour celui-ci, l'art Dada est étroitement unie à la nature et la vie : “dada que tzara et moi avons
accouché avec grande joie. dada est le fond de tout art. ... dada est direct comme la nature et
189
3.3 L'homme au sein de la diversité cosmique
L'application du premier principe cosmique (“donner une
importance égale à chaque objet, être, matériel, organisme de l'univers”)
non seulement transforme le lieu que l'homme occupe dans l'univers,
mais, précisément pour cela même, permet de découvrir un monde
nouveau, un monde de vitalité insoupçonnée. Effectivement, éliminée la
prédominance de l'homme dans le monde, et de cette façon, de son regard
partiel et intéressée (ses catégories et de valeurs qui sont adaptées à leur
intérêt pratique et qui réduisent le monde), l'univers apparaît comme une
multiplicité vivante, comme une totalité ouverte, en transformation
permanente.
Pour comprendre précisement cette nouvelle image du monde ou la vision
cosmique, il est nécessaire de traiter les trois points suivants : l'extension de la
notion de vie, la nouvelle vision de l'homme dans ce contexte et finalement,
comment le cosmique est un processus continu.
3.3.1 Étendre la notion de vie
La nouvelle image du monde est inséparable d'un art vital, profondément et
concrètement lié au cosmos. En effet, face à une certaine ambiguïté d'un art
pour la vie, comme simple opposition à la formule de la Renaissance de l'art
par l'art, Tzara propose un art "pour la diversité cosmique ". Et dans cette
nouvelle conception de l'art, Tzara élargit la notion même de vie et dépasse
ainsi la vision classique d'une matière inerte : la vie couvre tout l'univers et il
n'y a pas lieu pour ce qui est appelé inerte. Dans cette nouvelle vision de la
vie, la "mort", par exemple, n’est qu'une manière "lente" de vie, pourrions
dire, autre temporalité ou autre durée qui la vie organique :
Reverdy oppose à l'art pour l'art: l'art pour la vie. Nous y opposons l'art pour
la diversité cosmique, pour la totalité, pour l'univers, et voulons voir, innées
dans celles-ci, la vie lente qui existe et dort même dans ce qu'on nomme
cherche à donner à chaque chose sa place essentielle. ... la vie est le but de l'art.” (1927). Jours
Effeuillés, p 63.
190
d'habitude mort.1
Par conséquent, Tzara élargit la notion de vie, en la remettant à la diversité
cosmique, diversité composée, comme le premier principe du cosmique
signalait, par "chaque objet, être, matériel, organisme de l'univers", et que
nous verrons maintenant comme éléments pleinement vitaux.
Or, reconnaître cette diversité vitale de l'univers est seulement le premier
pas. Tzara, en outre, affirme dans chaque élément vital le reflet du monde
entier. Ainsi, par exemple, dans l'homme, Tzara voit des éléments cosmiques
très divers :
Dans l'homme je vois la lune, les plantes, le noir, le métal, l'étoile, le poisson.
Que les éléments cosmiques glissent symétriquement. 2
La vision de l'univers exprimée dans ce fragment est poétique, 3mais
soulignons en même temps que, pour notre auteur, elle s'agit de quelque chose
pleinement réel et concret : c'est la conception de l'univers sans plus de
Tzara.4 Il est vrai que l'union des éléments les plus éloignés fait partie du
1
Dada Zurich - Paris, p 135.
O.C., t 1, p 395. Dans l'artiste Hiler, Tzara observe de même ce qui suit : “La décomposition du
visage humain devient une synthèse de tous les éléments de vie.” (O.C., t 1, p 605). En ce qui
concerne à cette image inhabituelle qui nous donne Tzara de l'homme dans la citation du texte,
dirons que dans le premier chapitre de Matière et mémoire, Bergson élargit radicalement le concept
de "perception " et considère, d'une certaine manière, que chaque matière "perçoit", de manière
absolument momentanée, tout ce qui arrive dans l'univers : “En un sens, on pourrait dire que la
perception d'un point matériel inconscient quelconque, dans son instantanéité, est infiniment plus
vaste et plus complète que la nôtre, puisque ce point recueille et transmet les actions de tous les
points du monde matériel, tandis que notre conscience n'en atteint que certaines parties par certains
côtés.”(p 35). Nous pourrions parfaitement penser que l'idée de Tzara de voir dans l'homme la lune,
les plantes, etc., tend à ce type de perception matérielle et universelle —qu'il est à la fois,
communication—, différente de notre perception consciente, mais qui sert de substrat fondamental
de celle-ci même.
2
Pour Peterson, ce fragment constitue le meilleur exemple de l’ "univers poétique " de Tzara : “It is
most certainly one of the best descriptions of Tristan Tzara's own poetic universe in which the
whirling of the cosmos and the confusion of animal, mineral, and vegetable are ever present.”
Peterson, Tristan Tzara, Dada and Surrational Theorist , p. 51.
3
Bien que l'image poétique ne soit pas, pour Tzara, une transcription littérale de l'image réelle (“On
pourrait dire de l'image poétique qu'elle représente face à la nature ambiante, ce que la phrase est
par rapport à la pensée: une transposition figurée.”), elle est son substrat matériel : “Toute poésie
4
191
procéder poétique ou de la poésie cosmique (le style de Tzara même se
conduit ainsi), mais ce procéder de la poésie cosmique repose solidairement
sur une vision du monde réel. Ainsi, Tzara, en se référant au "travail du
poète" nous dit postérieurement :
Mais le travail n'est rien s'il ne s'insère dans une conception poétique,
résultant elle-même d'une conception du monde. 1
Ainsi, Tzara reconnaît la vie jusqu'à dans ce qui est appelé inerte, et chaque
élément vital se communique toujours avec le reste du monde, en le reflétant.
de ce point de vue, il n'est pas rien étonnant que Tzara réitère la proximité, la
"fraternité" existante entre l'homme et l'animal, les plantes, et même, la
fraternité de l'homme avec la "pierre " inorganique. Précisément, l'extension
du concept vie, fait concevoir à la pierre —comme à tout ce qui est
inorganique —comme un élément pleinement vital et expressif :
Ma soeur racine, fleur, pierre.
2
La pierre s'exprime par la forme, et parfois la luminosité des facettes, —
vibration de l'air parcouru. 3
Par conséquent, l'art de la diversité est un art qui unit les choses (la pierre
avec l'air et la lumière) et à nous avec elles (l'homme, avec le métal, la pierre,
la plante, l'animal, les planètes…). Art qui nous met en communication
profonde ou communion avec tous les éléments de l'univers, soient ces
organiques ou non 4Tous les éléments cosmiques sont des éléments de vie,
n'avait-elle à sa base comme nourriture la vie concrète des images vues, conçues par nos sens dans
leur brute matérialité? ... L'image poétique n'avait-elle son origine dans le monde qui nous
entourait, qui nous impressionnait, que nous choisissions?” (O.C., t 5, pp. 244 et 75
respectivement). Nous indiquerons de même que l'image a une grande importance pour Dada, et s’il
existe une société pour l'exploitation du vocabulaire existe aussi une autre pour la "fabrication
d'images" appelé "Fatagaga". Voir O.C., t 1, p 598.
1
O.C., t 5, p 244.
2
Dada Zurich - Paris, p 118. Encore en 1958, Tzara publiera une oeuvre appelée Frère bois.
3
Dada Zurich - Paris, p 189.
4
L'art, pour Tzara, est tant la "seule base d'entendement" entre les hommes, comme ce que permet
la communion "avec les choses" et "avec la vie" —dans ces deux derniers cas, à travers la
192
complètement vitaux.
3.3.2 La diversité de l'homme et dans l'homme
Ainsi, pour Tzara, l'homme est en communication ou communion avec tout
le reste de l'univers. Cependant, Tzara va plus loin. Il pense que chaque
individu humain est singulier et que l'homme en lui-même, est une "infinie
informe variation " :
Les hommes sont différents, c'est leur diversité qui en crée l'intérêt. Il n'y a
aucune base commune dans les cerveaux de l'humanité. 1
Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie informe
variation: l'homme? 2
De cette manière, en Tzara, la notion même d'homme (comme espèce) se
désagrège, en donnant lieu à une image ouverte à la variation. Mais, en
soulignant la singularité de chaque individu, Tzara ne pulvérise pas à
l'individu, il ne nous présente pas à l'individu comme un dernier terme ; les
individus sont des composés, à son tour, d'autres individus. Comme Tzara dit
dans son oeuvre Faites vos jeux, "nous vivons en famille avec les nombreux
moi-même entassés…" 3
spontanéité et l'intensité respectivement. (Voir Dada Zurich - Paris, p 143, O.C., t 1, p 412, et
Dada Zurich - Paris, p 167 respectivement). Ces deux derniers aspects seront vus le long de ce
chapitre.
Fragment cité dans la 1.4.4 et 2.6.3. La différence radicale —de nature —entre les individus d’une
même espèce ou genre, est une idée que nous trouvons aussi en Bergson. Ainsi, ce philosophe
indique que si cettes différences individuelles ne sont pas perceptibles il n'est pas parce qu'ils
n'existent que parce que "il nous intéresse" pas, parce que por nous elles ne s'avèrent pas "utiles " :
“L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas
matériellement utile de l'apercevoir.” (Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p 460) ; et
jusqu'à un brin d'herbe est différent à une autre, il a sa personnalité propre : “car un brin d'herbe ne
ressemble pas plus à un autre brin d'herbe qu'un Raphaël à un Rembrandt”. La pensée et le
mouvant, p 114.
1
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
O.C., t 1, p 265.
193
Cette manière de voir l'individu est aussi appliquée à tout type d'organisme.
En effet, la vision qui nous offre Tzara de l'organisme, nous emmène à un
monde de vitalité surprenante.
Quels sont les organismes ? Les organismes sont des constellations vitales,
sont composés d'éléments "prêts pour la vie", et —ceci est l'important—ces
éléments à son tour sont considérés en lui-même des organismes, c'est-à-dire,
les organismes sont à la fois composés d'organismes (ainsi, le "nervure"),
d'éléments prêts pour la vie, jusqu'à l'infini :
On crée un organisme quand les éléments sont prêts à la vie.1
L'organisme est complet dans l'intelligence muette d'une nervure et dans son
apparence.2
Nous voyons ainsi comme y compris les parties des organismes sont, en
même temps, des organismes. Il pourrait être dit que Tzara décompose le
monde dans des éléments dynamiques, ou meilleur, dans des points intensifs,
d'une grande vitalité. En ce sens, on perçoit en Tzara, l'existence d'un vaste
vocabulaire du microscopique, une prolifération de mots comme particules,
molécules, cellules, protozoos, microbes, etc., qui de ce point de vue, atteint
toute son importance.
Il convient d'indiquer qu'il est possible de reconnaître dans cette idée de
l'organisme en Tzara, une fois de plus, une syntonie profonde avec la pensée
de Bergson. Les éléments, nous dit le philosophe, peuvent être à son tour, des
organismes, et les cellules peuvent aussi être considérées comme "une espèce
d'organisme" :
Considérons en effet l'organisme plus complexe … n'oublions pas que
chacun des éléments peut être lui-même, dans certains cas, un organisme…3
Or, qu'est-ce que cette complication de zigzags à côté de celle d'un organe
où sont disposés dans un certain ordre des milliers de cellules différentes,
1
O.C., t. 1, p. 401.
2
Dada Zürich-Paris, p. 118.
3
L'évolution créatrice, p 41.
194
dont chacune est une espèce d'organisme?1
En ce sens, l'autonomie que Tzara accorde aux organes corporels dans deux
de ses oeuvres —tellement étonnant à première vue—,ne peut pas nous
paraître tellement absurde ou inexplicable. En effet, dans ses pièces théâtrales
La deuxième aventure céleste de Monsieur Antipyrine et Le coeur à gaz, une
grande partie des personnages sont Oeil, Oreille, Nez, Bouche, Col ou
Sourcil, outre un "Cerveau désintéressé". 2Ceux-ci personnages ou organes
autonomes entrent en dialogue, prennent le mot : il pourrait être dit, qu'ils
sont intelligents, "ils pensent" et "ils parlent". Et il est peut-être dans cette
perspective que nous pouvons mieux comprendre l'idée de Tzara : “La poésie
automatique sort en droite ligne des entrailles du poète ou de tout autre de ses
organes qui a enmagasiné des réserves.” 3 Les différents organes du corps ne
sont pas, donc, inférieurs à l'organe cérébral. Ils, comme les nerfs ou les
cellules sont proprement des organismes, unités vitales de grande intensité. 4
1
L'évolution créatrice, p 57.
2
Ces oeuvres de 1920 et de 1921, sont respectivement trouvées entre les pp. 141-179 d'O.C., t 1
(les éditions originales qui se présentent ici sont, toutefois, postérieures à la période Dada). Si dans
la première de ces oeuvres apparaissent seulement les organes oreille et cerveau désintéressé, dans
la deuxième, les organes restants cités dans le texte (en répétant aussi l'oreille) conforment tous les
personnages.
3
Voir les deux citations dans 2.3.2 (celle d'Arp, en note). De cette façon, Tzara consomme la
rupture avec la hiérarchie classique qui met aux "facultés supérieures", ainsi l'intelligence, comme
supérieur au corps, mais aussi au cerveau en ce qui concerne les autres organes corporels. N'est pas
accidentel qu'où différents organes prennent le mot il y a un "cerveau désintéressé", cerveau qui
n'impose pas un régime de servitude à aux autres organes. Le corps cesse ainsi d'être un simple
instrument d'action et de sélection pour l'action. Comme Bergson indique, le cerveau choisit ce qui
est utile pour l'action, en oubliant le reste : “tout ce qui intéresse notre action sur les choses; nous
avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection.” La
pensée et le mouvant, p 152.
4
Dans le traitement du corps qui fait Tzara, on laisse entrevoir la vitalité énorme qu'enferme tout
organisme. L'importance indiscutable du corps en Tzara se voit dans son oeuvre. Ainsi, dans une
statistique du vocabulaire de ses Vingt-cinq poèmes (1918), effectuée par Marguerite Bonnet,
Marie-Claire Dumas, Étienne - Alain Hubert, et renvoyée par Béhar, on détache que la plupart
correspond au corps : “103 items désignent des éléments du corps humain, dont 45 les organes
internes”. (O.C., t 1, p 645). Cependant, il est impossible d'extraire ce sujet de la perspective
cosmique. Ainsi, cette statistique suit : “72 désignent des animaux, 46 des végétaux, 30 des
minéraux”. Ibíd.
195
Ainsi, comme nous avons dit, Tzara ne donne jamais préférence à la totalité,
mais donne la même importance à la totalité et les éléments que la composent.
Autrement dit, Tzara applique précisement le même "principe cosmique " à
chaque organisme et non seulement à l'homme.
Or, nous dirons que les éléments, par très divers ou hétérogènes qui sont, ne
nous emmènent pas à un monde démembré ou désordonné. Au contraire, pour
Tzara, les éléments sont unis inextricablement et donnent de la nature une
image vitalement ordonnée, organisée :
Les éléments s'aiment si étroitement serrés, enlacés véritablement, comme les
hémisphères du cerveau et les compartiments des transatlantiques. 1
La nature est organisée dans sa totalité2
Ainsi, donc, Tzara nous offre la vision d'un univers composé d'éléments
profondément hétérogènes, mais susceptibles de former les plus divers corps,
vitalement unis ou ordonnés (ainsi, dans des organismes, des êtres, etc.). La
nature elle-même, dans sa totalité, forme un corps, une unité vitale (composée
de tous les éléments et de leurs cristallisations variées). C'est-à-dire, la
diversité cosmique est aussi une "unité cosmique " 3, une unité vitale. 4
3.3.3 Le cosmique comme processus
À l'image de variété et vitalité du cosmos offerte dans les points précédents,
1
Dada Zurich - Paris, p 167.
2
Dada Zurich - Paris, p 118.
Unité cosmique que Micheline Tison-Braun voit exprimée dans les Manifestes de Tzara : “L’unité
cosmique affirmée dans les Manifestes, où elle était déjà à la fois élan et chant”. (Tristan Tzara,
inventeur de l’homme nouveau,, de p 88). En effet, cette idée d’unité, Tzara l'expresse, parfois, à
travers l'image de l'aimant, du magnétisme, ou en unissant les hauteurs avec les profondeurs du
monde, en communication continue : “La hauteur chante ce qu'on parle dans la profondeur.” Dada
Zurich - Paris, p 118.
3
Tzara exprimera la volonté des dadaïstes par “rendre à la vie une unité primordiale”. O.C., t 4,
400.
4
196
il serait absolument indispensable de lui ajouter un troisième aspect : le
facteur temporaire. Après Dada, Tzara se référera dans plus de une occasion à
la conception Dada de la vie, du monde, en soulignant de celle-ci la vision un
mouvement et un changement continus, une vision essentiellement
temporaire.
De fait, ces caractéristiques de mouvement et changement ne sont pas les
mêmes que celles que Tzara offre de Dada et de leur effort constant pour
casser toute forme sédimentaire, réfractaire au mouvement, au changement ?
Et ce même effort, n'implique pas une adhésion à l'esprit même de la vie ainsi
comprise ? Ainsi, par exemple, le geste Dada porte implicite une conception
de la vie, et la manière de se maintenir fidèle à elle. De sorte que, selon Tzara,
de Héraclite, Dada non seulement extraie son "geste", mais aussi la vision du
monde qui l'entoure et le pénètre et qui est "mouvement continu, perpétuel
changement, fuite du temps " :
Nous ne prêchions pas nos idées, mais nous les vivions nous-mêmes, un peu
à la manière d'Héraclite dont la dialectique impliquait qu'il fît lui-même
partie de sa démonstration comme objet et sujet à la fois de sa conception du
monde. Celle-ci était mouvement continu, perpétuel changement, fuite du
temps. Ainsi fûmes-nous désignés à prendre comme objet de nos attaques les
fondements mêmes de la société, le langage en tant qu'agent de
communication entre les individus et la logique qui en était le ciment.. 1
Nous verrons ici exprimé le caractère radicalement affirmatif de la critique
et de la destruction menée à bien par Dada. Tout ce qui ne respecte pas, tout
ce qui empêche la fluidité essentielle du monde, est objet d'attaque par Tzara
et Dada (langage, logique, morale, etc.). Il s'ensuit qu'il n'existe aucune
incompatibilité entre l'affirmation de la destruction et l'affirmation de chaque
moment, de sa vitalité, de son intensité. Seulement, depuis cette dernière
affirmation, la première acquiert valeur. Et il est que, nous pouvons dire que
la même manière que les éléments cosmiques —par petits ou inorganiques qui
sont —sont dotés de vitalité, la vitalité du temps est affirmée dans chaque
moment. Chaque moment ("nous affirmons la vitalité de chaque instant ") et il
exprime, la puissance, le caractère transformateur du temps ("savoir qu'à
O.C., t 5, p 67. Tzara réitère cette perception du monde. Ainsi, à un autre moment il dit : “le
monde est un incesant changement, un mouvement continu.” O.C., t 5, p 55.
1
197
chaque instant — perpetua mobilia — c'est aujourd'hui." ). 1
De là l'importance d'un art immédiat, temporel, qui permet l'expression des
variations constantes, instantanés de l'esprit, non de moins que du monde ou
de la matière (2.3.3). Comme Tzara dira plus tard, Dada "vivait dans
l'expression de l'instant ". 2
Naturellement, nous pouvons conséquemment voir dans l'affirmation
réitérée du moment —et, de "toute l'existence" –en Tzara, quelque chose très
proche à Nietzsche :
Si nous disons oui à un seul instant, nous disons oui, par là, non seulement à
nous-mêmes, mais à toute l'existence. Car rien n'existe pour soi seul, ni en
nous, ni dans les choses; et si notre âme, une seule fois, a vibré et résonné
comme une corde de joie, toutes les éternités ont collaboré à déterminer ce
seul fait et dans cet unique instant d'affirmation, toute l'éternité se trouve
approuvée, rachetée, justifiée, affirmée. 3
Et d'autre part, aussi évidemment, nous pouvons reconnaître dans la
conception du temps de Tzara —ou Dada—, quelque chose très proche à
Bergson. Ainsi, quand Tzara indique que dans l'art pour la diversité, la totalité
ou l'univers veulent voir " la vie lente qui existe et dort " dans ce qu'est
communément appelé "mort", n'affirme-t- pas Tzara la nécessité "voir toutes
choses sub specie durationis " comme Bergson indique ? N'est-il pas ainsi
qu'indique ce philosophe que "le mort ressuscite" et ce qui est dormi,
"réveille" ? En effet, nous pouvons trouver une importante coïncidence entre
la perspective cosmique de Tzara et le philosophe français :
1
Voir le point 2.3.3.
2
O.C., t 5, p 519.
3
Nietzsche, La volonté de puissance de II, "Tel", de IV, 633, p 465. Pour Tzara, le poète Dada
"donnait sont adhésion totale à la vie". (O.C., t 5, p 379). L'affirmation de la vie en Tzara se
manifeste à beaucoup de moments, comme nous avons déjà souligné dans le point 2.6.4. Ajoutons
que cette affirmation ne cesse jamais en Tzara. Ainsi, vers 1951, notre auteur exprime la nécessité
"d'exalter" l'existence, la vie, puisque celle-ci n'est pas suffisamment affirmée : “On se trompe si
l'on croit que l'amour de la vie est un sentiment commun qu'il n'est nullement besoin d'exalter tant il
est présent dans chaque individu. S'il est vrai que tout homme aime la vie, la conscience de cet
amour n'a que peu de place dans un monde qui tient bien plus à ses prérrogatives matérielles qu'à la
joie de vivre.” O.C., t 5, p 137.
198
... habituons-nous, en un mot, à voir toutes choses sub specie durationis:
aussitôt le raidi se détend, l'assoupi se réveille, le mort ressuscite dans notre
perception galvanisée. 1
Ainsi, en résonance avec la pensée des deux philosophes, Tzara parlera de
l'"infinité" de ressources de la vie, de sa nature plastique, transformatrice :
“La vie dans l'infinité de ses ressources, dans son changement continuel et
multiple…” 2
Et le corps même, comme totalité,3 au-delà des organismes et des éléments
qui la composent ou la conforment, est un flux ouvert au hasard et à
l'événement :
La prétention du sang de répandre dans mon corps et mon événement le
hasard de couleur de la première femme que j'ai touchée avec mes yeux en
ces temps tentaculaires. 4
1
Bergson, La pensée et le mouvant, p 142. Peut-être, dans cette perspective, l'art de la diversité
pourrait avoir, dans une certaine manière, le sens qui a pour Bergson la philosophie. Comme il nous
dit Deleuze en se référant à Bergson “Nous ouvrir à l'inhumain et au surhumain (des durées
inférieures ou supérieures à la nôtre ... ), dépasser la condition humaine, tel est le sens de la
philosophie”. (les points suspensifs sont de l'auteur). Deleuze, Le bergsonisme, p 19.
2
O.C., t 5, p 379. Tzara remet cette perception de la vie à Dada.
En Tzara cette totalité est ouverte. En ce qui concerne à l’ouvert de la totalité, nous pouvons
trouver en Bergson quelque chose de semblable, parce que bien que celui-ci mette en rapport la
totalité de l'univers avec l'organisme vif (“c'est bien plutôt à la totalité de l'univers matériel que
nous devrions assimiler l'organisme vivant.” L’évolution créatrice, p 15), Deleuze signale que “ce
n'est pas le tout qui se ferme à la manière d'un organisme, c'est l'organisme qui s'ouvre sur un tout,
et à la manière de ce tout virtuel. ”(Deleuze, Le bergsonisme, p 110). Le " tout "de Bergson, pour
Deleuze, indique une virtualité (Ibid., p 95). Pour sa part, Tzara mettra en rapport explicitement
totalité et virtuelle en 1947, en se référant au traitement de l'objet par le “modernisme”: “l'objet pris
dans sa totalité virtuelle et plastique.” O.C., t 4, p 349.
3
4
O.C., t 1, p 376. L'indépendance que Tzara donne aux organes détruit l'idée d'un organisme
fermé. De fait, il pourrait être dit que Tzara détruit la même idée d'organisme, comme image
représentative du corps, et on pourrait voir, en ce sens, quelque chose proche au "corps sans
organes" de Deleuze et Guattari. Comme il nous dit Mireille Buydens : “il s'agira de se constituer
un corps sans organes (un corps sans formes imposées, fluide, libre, intense...)”. (Buydens, Sahara,
p 49). Nous ajoutions qu'en correspondance avec l'idée de changement constant, de mouvement
incessant, de temps, dans le style de Tzara prédomine ce qui est fluide, geste qui pourrait
s'approcher à ce qui à un moment donné dit Bergson : : “et qu'il faudrait se servir de tout, du fluide
autant et plus que du condensé, pour ressaisir le mouvement intérieur de la vie.” (L'évolution
199
3.4 Art pour la diversité cosmique
Une fois clarifiée la vision le monde ou la vision "cosmique " de Tzara,
nous apparaissent les questions suivantes : quel sens a une oeuvre d'art dans
cette perspective cosmique ? et comment, crée-t-il concrètement une oeuvre
cosmique, une oeuvre pour la diversité cosmique ? Ce sont les questions qui
allons voir dans cette partie.
créatrice, p 46). Tant dans le rythme (enjambement de phrases, etc.), comme dans le vocabulaire
de Tzara est perceptible cette fluidité. En ce qui concerne le vocabulaire, nous soulignons que
l'élément corporel plus en rapport avec le cosmique, en Tzara, est le sang. Tzara dira "sang divers et
cosmique" en se référant à la puissance de l'artiste (Sanouillet, Dada à Paris, p 498) ; l'oeuvre
cosmique de Reverdy est introduite dans notre sang (Dada Zurich - Paris, p 118). Nous
rappellerons de même, que la morale alourdissait les veines, la fluidité du sang, la fluidité de la vie.
200
3.4.1 L'art cosmique montre la vitalité du monde
Commençons par la question suivante : Comment sera-t-il un art que sert-il
à affirmer la diversité cosmique ?
Avant que rien nous disions que l'art cosmique, pour Tzara, est une
application du premier principe de le cosmique. L'artiste cosmique manifeste
ou exprime la diversité d'éléments cosmiques, sans établir entre eux une
hiérarchie. Ainsi, le poète Reverdy, en laissant manifester simultanéement
tous les éléments (moins à l'homme), s'approche au premier principe.
Il se raproche du premier principe en ne faissant pas de morale, car il laisse
tous les autres éléments (sauf l'homme) se manifester simultanément.1
Nous dirons aussi qu'en accord avec la conception du monde vu dans la
section précédente, un art pour la diversité, a la fonction de nous montrer la
pleine vitalité des éléments cosmiques, ainsi la vie de la matière. En effet,
dans un poème, Tzara dira d'une construction de Janco, qu'il donne à la
matière la possibilité de montrer sa vitalité:
la partie supérieure de la construction donne la
possibilité à la matière de
montrer sa vie...2
L'affirmation de la matière —ou meilleure des matériels, parce qu'il est
assuré sa variété, sans établir en elle aucune hiérarchie extérieure, mais au
contraire, en tenant compte à sa force interne, à laquelle lui on laisse "parler
sa langue propre", est quelque chose commun aux dadaïstes. Ainsi, Raoul
Hausmann aussi nous dit :
Le matériel soi-disant préfabriqué n'attend que d'être employé pour se libérer
de la prison selon l'usage et pour pouvoir parler son propre langage. Les
matériaux ne sont pas inertes, au contraire, ils possèdent une force
d'expression qu'on doit découvrir, pour démontrer qu'ils sont animés. C'est
cela le caractère caché mais révélateur du collage. 3
1
Dada Zürich-Paris, p. 135.
2
O.C., t. 1, p. 514.
En concrétisant ce fait, Hausmann continue ainsi : “En déchirant un morceau de papier, ce
3
201
Matière vivante, vitalité libérée, l'artiste cosmique découvre la vie de la
matière, ses virtualités intrinsèques, créatives. Dans cette ligne peut se situer
l'admiration de Tzara par les compositions effectuées avec des matériaux
cassés ou vieux par Schwitters, comme nous avons déjà vu dans 2.3.3, ou par
les découvertes cubistes que intègrent des "matériaux divers" dans la peinture
et découvrent en ces derniers puissances inconnues, des vibrations :
Lorsqu'on découvrit la différenciation de hauteur et de vibration que les
matériaux divers apportent sur la toile …une des plus importantes découvertes
qu'on ait fait en esthétique comme application d'une idée sur la matière, et je
trouve la réalisation merveilleusement naturelle. 1
Et aussi Tzara admire les rayogrammes de Man Ray, comme certifie Louis
Aragon :
On distinguera d'une part l'enthousiasme de Tzara devant la découverte des
photogrammes de Man Ray … qui lui permettent … de mettre en avant la
virtuosité de Man Ray à arracher aux matériaux (lumière, papier) des
propriétés nouvelles... 2
Ainsi, à travers ces éléments ou matériels comme la lumière et le papier,
Man Ray découvre d'autres éléments invisibles pour la perception normale. Et
pour Tzara ceci est un point essentiel de l'art cosmique en général : l'art
cosmique a l'exigence d'étendre le domaine de la perception, en nous donnant
à entendre et à voir ce qui n'est pas entendu, ce qui n'est pas vu. En effet,
Tzara signale la nécessité d'augmenter la perception, de saisir l’invisible qui
nous entoure, ce qui n'est pas directement saisit avec les "yeux", ce qui "n'est
pas vu" ni "entendu" :
J'écoute le ronflement d'un serpent de mine de pétrole, une torpille se tord la
morceau vous donne une indication, une direction, il montre comment il voudrait être formé et il
faut avoir assez de doigté pour suivre les indications de la matière, qu'on « libère » ainsi.”
Hausmann, Courrier Dada, p 207.
1
Cette différenciation des matériels est essentielle pour Tzara, qui fait un effort analogue : son
oeuvre est faite à travers des "différenciations " continues (p 553). Dans "le concert de voyelles",
Tzara crée à travers des "variations" et des différenciations, nées du "contraste entre l'abstrait et le
réel" (p 552). Les pages correspondent à O.C., t 1.
2
Louis Aragon, Les collages, Hermann, Paris, 1980, p 106.
202
bouche, la vaisselle se casse avec le bruit des querelles de ménage. Pourquoi
ne fait-on pas le portrait de tout cela? Parce que cela s'adresse à une
commotion particulière à travers un canal qui débouche sur ces sortes
d'émotions mais qui ne fait aucune consommation ni d'yeux ni de couleurs.1
Le rythme est le trot des intonations qu'on entend; il y a un rythme qu'on ne
voit et qu'on n'entend pas: rayons d'un groupement intérieur vers une
constellation de l'ordre.2
3.4.2 Forces virtuelles des éléments inorganiques
Par conséquent, tout le processus que mènera à bien l'artiste avec les
matières et les éléments plus divers (les laisser ainsi en liberté, déformer, etc..)
il a le sens de laisser surgir les dimensions poétiques du monde, dimensions
qui restent souvent en état latent, virtuel, sans être mises à jour.
Ainsi, comme nous avons déjà vu, Tzara découvrait de la vie jusqu'à dans
ce qui est inanimé ou dans le "mort". En effet, Tzara exprimera que la
différence entre ce qui est organique et ce qui est non organique manque de
sens. Non puisqu'il existe une fraternité entre l'homme et la pierre —comme
nous avons déjà vu—, mais entre les machines et les organes, ainsi le cerveau,
existent "étroits rapports", affinités profondes. Ceci —une coexistence
tranquille avec les machines —est ce que, par exemple, Tzara reconnaît dans
l'art de Picabia :
En peinture Picabia a détruit la « beauté » et construit avec les restes — carton
— argent — l'oiseau du mécanisme éternel cerveau en étroits rapports avec
les qualités des machines. / ... le dégoût des systèmes vus mène Picabia aux
claires réalités de la sobriété (il trouve ses organes dans le règne des
machines, et reste tranquilité)...3
Il n'existe pas en Tzara, comme est ici observé clairement, —ni dans Dada
1
O.C., t. 1. p. 416.
2
Dada Zürich-Paris, p. 167.
3
Dada Zurich - Paris, p 189.
203
—aucune opposition humaniste face aux machines. 1Plus encore, Tzara verra
dans l'exactitude des machines (ainsi, dans l'appareil photographique dont se
sert Man Ray pour effectuer ses rayogrammes), un modèle de la nouvelle
sensibilité, une sensibilité précise face à l'imprécision d'une sensibilité "trop
humaine", fausse et tremblante:
Mais parlons art. Oui, art. Je connais un monsieur qui fait d'excellents
portraits. Le monsieur est un appareil photographique. Mais, dites-vous, il lui
manque la couleur et le tremblement de pinceau. Ce frisson incertain qui fut
d'abord une faiblesse et qui, pour se justifier, s'intitula sensibilité.
L'imperfection humaine, paraît-il, possède des vertus plus sérieuses que
l'exactitude des machines.2
Les différenciations entre organique et inorganique manquent de valeur du
point de vue de la diversité cosmique —diversité qui implique tous les
éléments— et surtout du point de vue des forces. Tous les éléments sont dotée
d'elles, d'une pleine vitalité, vitalité qui ne concerne pas uniquement ce qui est
actualisé, mais aussi ce qui est virtuel, aux forces virtuelles encore non
actualisés. L'artiste doit saisir les forces invisibles, latentes, les indices de
futur dans le présent, comme il capte les virtualités de la matière et des
éléments, ses intensités :
N'est-elle pas dense et sure [sic] la matière dans sa pureté. / Sous l'écorce des
1
Deleuze et Guattari parleront de "la machinerie moléculaire dadaïste ". À travers la relation
positive de Dada avec la machine, ces auteurs voient dans le mouvement Dada une "révolution de
désir ", un mouvement de "déterritorialisation " ("joyeux mouvement " de libération du désir que le
surréalisme —"anti-maquinismo humaniste" —essaye de noyer, d'oedipiser) :“la machinerie
moléculaire dadaïste, qui opère pour son compte un renversement comme révolution de désir, parce
qu'elle soumet les rapports de production à l'épreuve des pièces de la machine désirante, et dégage
de celle-ci un joyeux mouvement de déterritorialisation par-delà toutes les territorialités de nation
et de parti; enfin un anti-machinisme humaniste, qui veut sauver le désir imaginaire ou symbolique,
le retourner contre la machine, quitte à le rabattre sur un appareil oedipien (le surréalisme contre le
dadaïsme, ou bien Chaplin contre le dadaïste Buster Keaton)” (Deleuze, G, Guattari, F, L'Antioedipe, Capitalisme et schizophrénie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972/1973, p 486). Dans
l'appendice dans lequel s’insère ce commentaire, se trouveront des observations suprêmement
intéressantes sur quelques artistes dadaïstes : précisément Picabia et Man Ray, mais aussi
Schwitters et Duchamp. Plus de détails sur le caractère dadaïste de Keaton (et la relation de Dada et
la machine), peuvent être trouvés en Deleuze, G, Cinéma 1, L'image - mouvement, Les Éditions de
Minuit, Paris, 1983, pp. 239- 242.
2
O.C., t. 1, p. 416.
204
arbres abattus, je cherche la peinture des choses à venir, de la vigueur et dans
les canaux la vie gonfle peut-être déjà, l'obscurité du fer et du charbon. 1
Savoir reconnaître et cueillir les traces de la force que nous attendons, qui
sont partout, dans une langue essentielle de chiffres, gravées sur les cristaux
sur les coquilles les rails dans les nuages dans le verre à l'intérieur de la neige
la lumière sur le charbon la main dans les rayons qui ce groupent autour des
pôles des magnets sur les ailes. 2
3.4.3 Construire avec les forces, communion avec la vie
Dans une certaine manière il n'est pas de du tout précis de dire que Dada
présente la diversité cosmique, ses éléments, ses virtualités, ses forces. Et il
est parce que l'artiste, en créant son oeuvre, est uni avec ces éléments, il est
rendu indiscernible avec eux.
L'art Dada non seulement présente ces forces de la nature (il n'y a pas ici
encore une certaine représentation, une trace d'un certain art représentatif ?),
mais il conflue, il est confondu avec elles ; les oeuvres dadaïstes sont
construites avec elles, par le biais d'elles. Dans une certaine manière, il y a
dans cet art une essence impersonnelle, anonyme parce que l'artiste cosmique
crée avec les forces naturelles, fait oeuvre avec elles : la noble force
spontanée, la noble force destructive ou le hasard, 3les forces cosmiques ou
cosmogénétiques élémentaires. En ce qui concerne la force spontanée, Tzara
nous dira plus tard, qu'il ne s'agit pas tant de "présenter la spontanéité de la
nature" mais d’être spontané comme elle, de produire comme elle :
1
Dada Zurich - Paris, p 167.
2
Dada Zurich - Paris, p 167. Voir aussi la section 2.3.4.
3
Dans son Historia del dadaísmo, le dadaïste Hans Richter, indique le hasard comme
“descubrimiento mayor de Dadá” (pp. 56-57). Cette découverte l'incorporent les dadaïstes jusqu'à
dans ses conversations, en découvrant de cette façon “relaciones donde aparentemente no existía
ninguna.” (p 57). Selon Richter, dans le processus créatif, la combinaison du hasard et de la
puissance ordonnatrice de l'individu étaient considérées par Dada comme complémentaires, non
comme éléments exclusifs (p 64). Nous dirons finalement que, pour Richter, Tzara a porté, dans le
“ámbito literario”, jusqu'aux dernières conséquences le principe du hasard (p 58). Sur l'importance
du hasard et les applications diverses qui lui donnent les dadaïstes, voir aussi les pages 55-70.
205
L'objectif des arts plastiques a toujours été, sinon de présenter la spontanéité
de la nature dans sa fraîcheur profonde —ce qui équivaudrait à une prétention
absurde—, du moins d'en créer la correspondance dans un milieu privilégié. 1
L'art spontané révèle précisément l'accord profond entre la puissance
créative de l'individu et la nature, 2et cet accord est celui qui garantit la
communion avec les choses, avec la vie :
La spontanéité ferme le circuit des problèmes et le monde que chacun crée en
soi-même, purifie l'oeuvre d'art et engendre la communion intime de l'âme
avec les choses. C'est le grand principe du subjectivisme, la noble force de la
réalité... 3
Il s'agit de retrouver le fil interrompu de la spontanéité première. L'accord
entre la nature des choses et celle de l'individu.4
La communion avec la vie, avec les choses n'est pas donc le résultat d'une
contemplation, mais d'une activité, activité qui souligne la force créative du
monde, de l'univers, activité où on ne distingue déjà pas la puissance créative
de l'individu et elle, où un et une autre sont confondues ou meilleur, se fond
en une seule intensité:
Volonté de la parole: un être debout une image, une construction unique,
1
O.C., t 4, p 370. Comme aussi Arp signale, il ne s'agit pas de la copier ou reproduire la nature,
mais de faire un mouvement analogue, "produire" : “Nous ne voulons pas copier la nature. Nous ne
voulons pas reproduire, nous voulons produire. Nous voulons produire comme une plante qui
produit…” (Jours Effeuillés, p 183). Et est ainsi que l'artiste créera un monde subjectif, autonome,
vitalement composé, comme nous disent conjointement Arp et Tzara : “L'artiste ne pouvant pas
envisager tous les rapports de la réalité du monde, créa un monde de formes et de couleurs,
subjectif, qu'il extériorisa dans tous ses rapports, parce que ce monde fut créé dans ce but
(peintural ou sculptural) et dont les éléments sont aussi les moyens.” O.C., t 1, p 557.
2
La citation sur l'Arp, dans la section 2.3.2, montrait comme l'art spontané révèle en même temps
l'élan créatif de l'individu et de la nature. À un autre moment, Tzara nous dit : “La nature est ce qui
sort des yeux et des doigts —librement—”. (Cité par Peterson, Tristan Tzara, p 60). L'art, pour
Tzara, non seulement montre cette coïncidence, mais apporte une connaissance de la réalité, de
l'univers.
3
Voir 2.3.2.
4
O.C., t. 4, p. 409.
206
fervente de couleur, dense — intensité, communion avec la vie. 1
3.4.4 Oeuvre d'art : un chaos ordonné
Mais, concrètement, comment met-il en pratique tout ce qu'avons-nous dit
dans l'oeuvre d'art ? Ou, en d'autres termes, comment saisir les forces et
comment faire un composé avec ?
Une idée essentielle en Tzara pour répondre à cette question serait la
suivante : l'oeuvre d'art est une unité d’ordre et chaos (comme nous verrons,
en Tzara il n'y a pas une opposition entre ces deux termes). En effet, par une
lettre à Picabia, Tzara déclare que l'oeuvre que cherche créer l'artiste de sang
"cosmique " —comme Picabia ou Tzara lui-même —est une "unité sévère"
composée de "chaos" et "ascétisme", c'est-à-dire, une unité qui est ordonné
par l'artiste (par son "ascétisme") et qui contient en elle, en même temps, le
chaos :
Je viens de recevoir votre livre. Permettez-vous que je vous nomme mon ami ?
Car j'y trouve le sang divers et cosmique, la force de réduire, de décomposer et
d'ordonner ensuite en une unité sévère ce qui est chaos et ascétisme en même
temps. Cela m'est très proche (vous verrez mon manifeste) et je cherche depuis
longtemps d'y arriver. 2
Mais, qui veut dire précisement "ordonner en une unité sévère ce qui est
ascétisme et chaos en même temps" ? Nous essayerons d'élucider peu à peu
cette phrase qui est, évidemment, complexe.
Premièrement, il est nécessaire de voir l'idée de "ordonner le chaos dans
une unité". En effet, pour notre auteur, ceci est la condition sine qua non
d'une oeuvre d'art. Comme on voit dans le fragment suivant, pour Tzara, une
1
Dada Zurich - Paris, p 167. L'art pour la diversité, pour l'univers est aussi l'art "pour la totalité"
(voir 3.3.1). Et certainement cette totalité ouverte et créative est à laquelle accède l'artiste à travers
son activité créative, la même manière qui pour Bergson, selon Deleuze : “Si l'homme accède à la
totalité créatrice ouverte, c'est donc en agissant, en créant plutôt qu'en contemplant.” Le
bergsonisme, p 118.
2
Lettre de le 4 décembre 1918. Dada à Paris, p 499. Tzara se réfère à l'oeuvre de Picabia,
L'Athlète des pompes funèbres.
207
oeuvre d'art (comme un tableau) crée, devant le spectateur, un espace de
"nouvelles conditions et possibilités", où il est possible "faire se rencontrer
deux lignes géométriquement constatées parallèles ". Dans cet espace, dans ce
monde il n'y a pas une contradiction entre l'ordre et le désordre, entre le moi
et non- moi, entre affirmation et négation. Là, on fond le chaos cosmique et ce
qui est ordonné dans une pureté absolue :
Un tableau est l'art de faire se rencontrer deux lignes géométriquement
constatées parallèles, sur une toile, devant nos yeux, dans la réalité d'un monde
transposé suivant de nouvelles conditions et possibilités. Ce monde n'est pas
spécifié ni défini dans l'oeuvre, il appartient dans ses innombrables variations
au spectateur. Pour son créateur, elle est sans cause et sans théorie.
Ordre = désordre, moi = non-moi, affirmation = négation: rayonnements
suprêmes d'un art absolu. Absolu en pureté de chaos cosmique et ordonné,
éternel dans la globule seconde sans durée sans respiration sans lumière sans
contrôle.1
Mais, pourquoi cette nécessité du chaos dans l'art, profondément ressenti
par Tzara ? Il est parce que le chaos n'est pas autre chose qui l'ensemble des
forces naturelles dont nous avons parlé avant : la noble force spontanée, la
noble force destructive ou le hasard, forces cosmiques élémentaires. À ce
sujet, nous pensons que l'idée de Tzara est très proche à celle de Paul Klee
exprimée dans le fragment suivant (il convient d'ajouter que Klee était un
auteur très évalué par le cercle du Cabaret Voltaire, et il est très probable que
Tzara connaisse quelques documents de lui). Ici, Klee affirme, de son point de
vue de créateur, qu'en réalité le véritable chaos ne s'oppose pas à l'ordre mais
il se trouve "dans le centre de la balance" :
Le chaos comme antithèse de l’ordre n’est pas proprement le chaos, le chaos
véritable; c’est une notion “localisée”, relative à la notion d’ordre cosmique et
son pendant. Le chaos véritable ne saurait se mettre sur le plateau d’une
balance, mais demeure à jamais impondérable et incommensurable. Il
correspondrait plutôt au centre de la balance. 2
1
Dada Zürich-Paris, p. 143.
2
Paul Klee, Théorie de l'art moderne, Denoël, 1999, p 56. Nous ajouterons que pour D.H.
Lawrence le chaos n'est non plus l'antithèse de l'ordre ; selon lui, le chaos à auquel nous avons fini
par nous habituer nous l’appelons "cosmos" : “L'homme, les animaux et les fleurs vivent tous dans
208
Autrement dit, celui qui oppose le chaos à l'ordre, c'est-à-dire, celui qui voit
seulement dans le chaos une force destructive terrible, il ne connaît pas la
véritable force créative —bien qu'à la fois est nécessairement destructive —
du chaos, force qui, en fin de compte, est la source de toute création. Et il
n'est pas nécessaire d'aller loin pour chercher cette force créative du chaos.
Tzara pense que dans l'intérieur même de l'homme il y a du chaos 1: l'homme
en lui-même, comme il dit, est une infini informe variation constituée de
chaos. 2Et l'oeuvre d'art vrai, pour sa part, naîtra seulement quand le créateur
sera capable de faire face à ce chaos intérieur et de lui donner une certaine
forme, un certain ordre. 3Plus précisement, ajoutons, la forme donné au chaos
par l'artiste n'est encore pas définitive, il est encore susceptible d'une variation
infinie : il est, pour le dire ainsi, un ordre virtuel qui prendra sa manière
actuelle seulement au moment de son contact avec le spectateur. Il est ce que
Tzara disait dans le fragment précédemment cité: “Ce monde [el mundo que
crea un cuadro] n'est pas spécifié ni défini dans l'oeuvre, il appartient dans ses
innombrables variations au spectateur”.
En tous ces sens, à notre avis, cette idée de Tzara de l'oeuvre d'art comme
chaos ordonné est très proche à la notion de "composition de chaos" ou
chaosmos en Deleuze et Guattari :
L'art n'est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou
un chaos étrange, un perpétuel déferlement. Le chaos auquel nous avons fini par nous accoutumer,
nous le nommons cosmos. L'indicible chaos intérieur dont nous sommes formés, nous le nommons
conscience, esprit, voire civilisation. Mais c'est, en définitive, le chaos, qu'il soit ou non illuminé
par des visions.” D.H. Lawrence, “Le chaos en poésie”, en D.H. Lawrence, Éditions de l’Herne,
Paris, 1988, p 189.
Voir le suivant commentaire de Richter : “Cuando Ball, declaraba: « Me he examinado a fondo:
jamás podré aceptar el caos », y cuando Tzara, al contrario, buscaba justamente ese caos”. Historia
del dadaísmo, p 64.
1
Rappelons le fragment déjà cité dans le point 3.3.2 : “Comment veut-on ordonner le chaos qui
constitue cette infinie informe variation: l'homme?”.
2
Ainsi, Tzara parle de son effort continu d'extraire ordre (ou "clarté") du chaos : “... pour des
personnes compliqués comme moi, vivant de chaos et de clarté” (O.C., t 1, p 281). Il convient
d'annoter que celle-ci est aussi une idée de Nietzsche : “Se rendre maître du chaos intérieur, forcer
son propre chaos à prendre forme; …voilà la grande ambition. … Tous les arts connaissent cette
ambition du grand style”. La volonté puissance de II, Gallimard, "Tel", IV, 450, p 404.
3
209
sensation, si bien qu'il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos
composé — non pas prévu ni préconçu. L'art transforme la variabilité chaotique
en variété chaoïde...1
3.4.5 Contenir le chaos dans une unité sévère
Retournons à la formule de Tzara : " ordonner en une unité sévère ce qui
est ascétisme et chaos en même temps". Quel est l'"ascétisme" ? Qu’est-ce que
l'"unité sévère" ?
Avant de parler de ce sujet, toutefois, il est nécessaire de voir une autre idée
essentielle de Tzara sur l'oeuvre d'art : pour lui, l'oeuvre d'art est une unité
vitale, un chaos (ou un ensemble d'éléments très hétérogènes) ordonné dans
une unité vitale : ainsi, une peinture est "un organisme qui vit, qui a son
équilibre, qui est achevé comme un protozoaire et comme un éléphant". Et,
pour notre auteur, c'est cet ordre vital contenu dans l'oeuvre qui la fait
"cosmique " :
L'artiste ... porte sur la toile un organisme qui vit, qui a son équilibre, qui est
achevé comme un protozoaire et comme un éléphant. 2
Ce que je nomme “cosmique” est une qualité essentielle à un oeuvre d'art.
Parce qu'elle implique l'ordre qui est condition nécéssaire à la vie de tout
organisme. 3
1
Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie?, p. 192.
2
O.C., t 1, p 555. Dans cette manière de voir l'oeuvre d'art comme un organisme complet,
autonome, nous pourrions voir une certaine coïncidence avec Bergson. Au moins, cela paraît se
détacher de cette observation de Jankélévitch dans son livre Henri Bergson : “Le trait distinctif et
vraiment inimitable des choses spirituelles —organisme, oeuvre d'art ou état d'âme— est donc
d'être toujours complètes, de se suffire toujours parfaitement à soi-même...”. pp. 9-10 (les points
suspensifs sont de l'auteur).
3
Dada Zurich - Paris, p 134. Cette union d'art et vie, n'est pas étrange à Bergson, auteur qui met
en rapport directement la vie et la création : “l'ordre « vital », qui est essentiellement création”.
(L’évolution créatrice, p 231). Est à cet ordre à auquel sans doute se réfère Tzara avec le
"cosmique ". Pour souligner précisément le caractère vital de l'oeuvre, Tzara égale celle-ci à un
organisme. Mais l'utilisation de la notion d'organisme, par Tzara, est une manière de parler qui
n'implique pas que les éléments eux-mêmes soient organiques. Ce qui est caractéristique de le
cosmique, comme nous avons dit, est qu'il n'y a pas différence entre l’organique et le non
210
De cette manière, une véritable oeuvre d'art, une oeuvre d'art cosmique, est
toujours un être vivant : comme dit Tzara, est un organisme mobile
("locomotives") et ouvert au devenir du monde, c'est-à-dire, il est en
permanente communication avec " le vent limpide de la sensation
momentanée " par tous ses côtés. De même, cette oeuvre exprimera une réalité
autonome, "complète dans son unité" (dont la vérité l'artiste "voit" et construit
en marge de la réalité objective). Dans un mot, chaque oeuvre cosmique est à
la fois un organisme et un "monde", est un organisme-monde :
L'artiste nouveau ... crée directement en pierre, bois, fer, étain, des rocs, des
organismeslocomotives [sic] pouvant être tournés de tous les côtés par le vent
limpide de la sensation momentanée. 1
Les réalités, les créations n'ont pas de bouts ni de pieds mais sont complètes
dans leur unité. 2
Le peintre met à côté d'une réalité objective, une vérité vue par lui...3
Le peintre nouveau crée un monde, dont les éléments sont aussi les moyens,
une oeuvre sobre et définie, sans argument. 4
En synthèse, l'oeuvre d'art pour Tzara doit être un "chaos cosmique et
ordonné", c'est-à-dire, un chaos ordonné dans une unité vitale comme un
organisme qui, en même temps, exprime un "monde". Et, il est précisément
pour cette raison qui Tzara exige de l'artiste un grand "ascétisme" au moment
de créer, pour que son oeuvre exprime un ordre vital, essentiel et pur, de la
organique, ainsi qu'il ne l'y a pas entre les éléments abstraits et concrets. Les éléments cosmiques
impliquent depuis le plus matériel et tangible (bois) à au plus abstrait mais non moins réel (le
"noir"). Plus encore, ce qui est caractéristique de l'art cosmique est qu'il essaye d'unir vitalement
l’organique et l’inorganique. Ainsi les machines et les organes de Picabia, et la peinture et la vie en
Janco : “Je vois chez Janco la tendance vigoureuse de mettre en relation la peinture et la vie,
organiquement.” O.C., t 1, p 554.
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
O.C., t 1, p 558. Cette phrase est oeuvre d’Arp et de Tzara.
3
O.C., t 1, p 553.
4
Dada Zurich - Paris, p 142.
211
manière la plus transparente et honnête possible. Ainsi, son oeuvre constituera
une unité sévère et cosmique, une unité tellement compacte, et à la fois
tellement complexe et ouverte au monde comme un être vivant. De cette
manière, son oeuvre apparaîtra entre les hommes comme un nouvel organisme
plein de vie —bien que, peut-être, de vie virtuelle, invisible :
Mais le poète sera sévère envers son oeuvre, pour trouver la vraie nécessité; de
cet ascétisme fleurira, essentiel et pur, l'ordre. (Bonté sans écho sentimental,
son côté matériel.)
Etre sévère et cruel, pur et honnête envers son oeuvre en préparation qu'on
placera parmi les hommes, nouveaux organismes, créations qui vivent dans des
os de lumière et des formes fabuleuses de l'action. (REALITE).1
Mais, il reste la question : de quelle manière l'artiste doit être " sévère " ?
Comment, concrètement, l'artiste cosmique saisit l'ordre vital, essentiel et
pur ? Évidemment, comme affirme Tzara dans le fragment suivant, ce qui sert
à l'artiste ici n'est pas la discussion logique, mais seulement l'intuition. Par
exemple, les auteurs "cosmiques - divers" comme Rimbaud, Lautréamont ou
Jarry, ceux qui sont apparus, selon Tzara, comme événements de la nature, 2
se caractérisent par leur puissance de "exprimer l’inexplicable
simultanéement " —puisqu'il s'agit de réunir dans une unité bien compacte un
ensemble d'éléments très hétérogènes—, guidé uniquement par "sévère et
intuitive nécessité " :
Rimbaud + Lautréamont + Jarry… les plus cosmiques-divers écrivains … Leur
richesse, dont la place est parmi les grandes apparitions et événements de la
nature, la diversité cosmique, suprême pouvoir d'exprimer l'inexplicable
simultanément, sans discussion logique précédente, par sévère et intuitive
nécessité… 3
1
Dada Zurich - Paris, p 167. Observons dans la citation que l'ordre à auquel donne lieu l'ascétisme
est considéré par Tzara, "bonté", une bonté sans sentimentalisme, "matériel".
2
Par étrange qui paraît cette idée des artistes cosmiques comme événements naturels, nous pouvons
trouver une idée légèrement semblable en Bergson, pour lequel la nature "suscite", de temps à autre
("par distraction "), individus qui la révèlent dans leur pureté originale (soustraite de la vision
partielle et intéressée de l'action utilitaire). Voir Le rire, en Oeuvres, Édition du Centenaire, p 461.
O.C., t 1, p 412. Pour Jankélévitch “l'intuition est l'ascétisme de l'esprit”. (Henri Bergson, p 198).
Avec l'intuition, selon Tzara, l'artiste peut de même faire des recherches ou explorer la logique
3
212
Ainsi, l'oeuvre d'art cosmique est une unité sévère de chaos et d'ascétisme
en même temps —unité qui est seulement obtenue à travers la "sobriété", de la
"pureté de précision " (comme dit Tzara : “L'ordre est la représentation d'une
unité régie par les facultés universelles, la sobriété, la pureté de la précision.”
1
), puisque tout manque de précision gênerait la libre fluidité de ce composé
vital et dynamique. Et cette oeuvre sera autosuffisante, vivra par ses moyens
propres, il sera maintenu "debout", 2eninterrelation profonde avec les
hommes, dans ses variations innombrables.
3.4.6 Ordonner des éléments pour créer des oeuvres fortes
L'artiste cosmique réunit et choisit les éléments les plus disparates, plus
hétérogènes, et il les concentre dans son oeuvre, pour que elle soit
transformée en une unité vivante :
Les éléments multiples, divers et éloignés sont (plus ou moins intensément)
concentrés dans l'oeuvre; l'artiste les cueille, les choisit, les range, en fait une
construction ou une composition. 3
Mais, il convient de se demander : avec quels critères l'artiste cosmique
choisit les éléments et compose-t-il comme une unité vivante ? Évidemment,
le principe fondamental est de suivre "sévère et intuitive nécessité ". Mais,
cependant, Tzara nous propose quelques critères de plus. Avant que rien, il est
nécessaire de créer des "nouvelles constellations", des constellations qui
interne des formes : “ceux qui se donnent la peine d'approfondir par intuition la logique intérieure
des formes, peuvent désormais se reposer sur les nouvelles notions douillettes et précises. La clarté
devient pour eux l'essence d'un paysage de glace, la simplicité géométrique, le rêve fabuleux de
tous.” O.C., t 1, p 553.
1
Dada Zurich - Paris, p 134.
2
Il s'agit de donner de la cohérence au composé chaotique, pour qu'il soit maintenu "debout" par luimême, (et cette cohérence ne va pas du côté de la perfection formelle, mais de l'intensité, comme
nous avons aussi vu en 2.3.4) : " Volonté de la parole: un être debout une image, une
construction unique, fervente de couleur, dense — intensité, communion avec la vie." (cité
en 3.4.3).
3
Dada Zurich - Paris, p 134.
213
accordent à chaque élément leur "intégrité autonomie ", pour que tant l'oeuvre
dans son ensemble comme les éléments qui la constituent puissent exprimer
leur puissance maximale. À cet effet, est indispensable désordonner les
relations préétablies, les proximités trompeuses conventionnelles —relations
ou proximités qui souvent répriment les puissances des éléments —; de là
l'exigence de prendre des éléments "éloignés", "différents". Et, finalement,
l'artiste doit découvrir les "degrés de nécessité" entre ces éléments gravement
choisis, selon lesquels on établira, avec toute rigidité, les nouvelles relations :
Donner à chaque élément son intégrité autonomie, condition nécessaire à la
création des nouvelles constellations… 1
II y a des moyens de formuler une image ou de l'intégrer, mais les éléments
seront pris dans des sphères différentes et éloignées. 2
En travaillant, les relations nouvelles se rangent par degrés de nécessité; ainsi
naquit l'expression de la pureté. 3
Sans doute, les possibilités de composition seront énormes. Précisément c'est
pourquoi, pour créer des oeuvres "précises", des oeuvres "fortes", 4pour
réordonner les éléments avec la précision maximale, on requiert la décision de
l'artiste, et la "fermeté inébranlable" d'une sensibilité capable de comprendre
la "matière transformée" :
Arrondir et régler dans des formes, des constructions, les images d'après leur
poids, leur couleur, leur matière, ou mettre en rang par plans les valeurs, les
densités matérielles et durables par la personnelle décision et la fermeté
inébranlable de la sensibilité, compréhension adéquate à la matière
transformée, tout près des veines et s'y frottant en souffrance pour la joie
présente, définitive. 5
1
Dada Zurich - Paris, p 167.
2
Dada Zurich - Paris, p 167.
3
O.C., t 1, p 394.
4
"Il nous faut des oeuvres fortes droites precises et à jamais incomprises." Dada Zurich - Paris, p
144.
5
Citado en 2.6.2.
214
Cela est ainsi parce qu'en réalité, il s'agit de trouver la relation plus
"naturelle", plus "juste", qui est la relation la plus intense, où les forces se
concentrent et transforment :
Fixer au point où les forces, se sont accumulées, d'où jaillit le sens formulé, le
rayonnement invisible de la substance, la relation naturelle, mais cachée et
juste, naïvement, sans explication. 1
3.4.7 Bouillir et déformer les éléments
Par conséquent, le processus d'unir les éléments les plus disparates est d'une
grande complexité, puisque nous nous trouvons devant des éléments
autonomes, dynamiques, vitaux, devant ses forces. Comme signale Arp en
parlant de l'art élémentaire, il s'agit de laisser à l'élément en pleine liberté,
laisser qui agit spontanément. Tzara dira qu'il est nécessaire "déformer,
bouillir" les éléments cosmiques :
Nous rejetions tout ce qui était copie pour laisser l'élémentaire et le spontané
réagir en pleine liberté. 2 (Arp)
Que les éléments cosmiques glissent symétriquement. Déformer, bouillir.
3
(Tzara)
Par conséquent il ne s'agit pas seulement d'unir automatiquement les
éléments disparates, mais d'approfondir dans les vertus et les affinités que les
éléments —autonomes —dévoilent en entrant en contact avec d'autres
éléments nouveaux —éloignés, différents. Ce qui fait Tzara avec les mots, ce
qu'il fait le poète, sert pour comprendre ce processus dynamique, processus
que nous pourrions appeler physico-chimique. Ainsi, Tzara, grâce à l'aide du
1
O.C., t 1, p 400.
Jours Effeuillés, p 288. Pour Dachy, “Cet élémentaire qu'il faut laisser réagir en pleine liberté
s'entend littéralement et dans tous les sens. Il s'agit de l'élément au sens strict d'abord, le matériau
simple, élémentaire, le papier, la forme, la couleur en tant que telle, la lumière, le son, l'objet, le
mot, la lettre, le phonème, le caractère typographique, considérés comme l'unité matérielle
élémentaire”. Dachy, Dada & les dadaïsmes, p 271.
2
3
O.C., t 1, p 395.
215
hasard (que révèle de nouvelles relations), mélange et bout les " paroles de
tout le monde", comme s'il s'agissait d'une soupe ("bouillabaisse"). Le poète
prend les mots communs, il les groupe et découvre entre elles forces
attractives et répulsives :
Mes paroles ne sont pas à moi. —J'ai les paroles de tout le monde, j'en fais
une petite bouillabaisse bien mélangée, résultat du hasard...1
Les mots eux aussi, sont pris à la nature du langage. Ils sont rendus à la nature
objective après leur groupement et l'approfondissement de leurs vertus et de
leurs facultés répulsives et attractives. L'interaction de leurs affinités
qualitatives et quantitatives prépare et élabore l'image. C'est en cela que
consiste le travail du poète. 2
L'artiste cosmique exprime dans l'oeuvre cet effet électrique apparu de la
collision entre des forces diverses. Ainsi, les images poétiques de l'oeuvre de
Reverdy, Le voleur de Talan, elle-même transformée un "radiateur de
vibrations" :
Le voleur de Talan est partout un radiateur de vibrations et les images qui se
déchargent dans tous les coins (effet presque électrique à son passage) se
réunissent autour de lui; l'oeuvre de Reverdy est par cela COSMIQUE. 3
1
O.C., t. 1, p 577-578. Dans la page 382 du même tome, Tzara donne une formule pour "faire un
poème dadaïste " dans lequel le hasard de nouveau a une grande importance (comme l’ importance
du fait que le poète se laisse porter par le hasard des impressions). Le hasard peut nous révéler
relations insoupçonnées, qui échappent aux relations stables —et peut-être, non moins arbitraires
— de la logique. Nous indiquons, d'autre part, que les facteurs bouillir et le hasard a en Nietzsche
un sens précis pour Deleuze, que nous ne voyons pas très éloigné de Tzara : “Comme dit
Zarathoustra, le multiple, le hasard ne sont bons que cuits et bouillis. Faire bouillir, mettre au feu,
ne signifie pas abolir le hasard, ni trouver l'un derrière le multiple. Au contraire: l’ébullition dans la
marmite est comme le choc de dés dans la main du joueur, le seul moyen de faire du multiple ou du
hasard une affirmation.” (Deleuze, Nietzsche, p 34). L'affirmation du hasard en Tzara va au-delà du
domaine de l'art ; le hasard est un facteur décisif de la vie humaine, comme nous avons vu dans 1.4
4 et 1.4.5 : “L'expérience est aussi un résultat du hazard [sic] et des facultés individuelles.”
2
O.C., t 5, p 244.
3
Dada Zurich - Paris, p 134. Nous ne croyons pas, comme dit Baudouin (voir Dada, t II, p 84),
que Tzara nous parle ici d'un "humanisme cosmique ". Précisément si cette oeuvre de Reverdy
n’arrive pas à convaincre à Tzara est parce que, dans une certaine mesure, il s'approche au second
principe de le cosmique que Tzara rejetait. Ainsi la citation suit : “Mais ce halo ambulant, toujours
renouvelé; nous laisse une impression nuageusse, et le goût amer qu'on a en sachant que l'homme
216
Si faire heurter ou bouillir les éléments les plus divers, nous découvre des
affinités multiples et inconnues entre eux, la déformation peut aussi nous
découvrir des éléments et des forces invisibles. Ainsi, la déformation de
l'objet qui pour Tzara a comme origine un élan de pureté, arrive à la dernière
extrémité en Man Ray. En effet, l'art cosmique a, pour Tzara, une relation
essentielle avec la déformation. Les artistes cosmiques ne se fixent pas dans
l'extérieur de l'objet, mais ils le déforment, ils le décomposent et le pénètrent,
par "pureté". Et il est ainsi comme l'artiste arrive à avoir une vision naïf de
l’objet dans son "âme" et "sang" :
Nombre d'artistes ne cherchent plus les solutions dans l'objet et dans les
relations de l'extérieur, ils sont cosmiques ou primaires décidés simples sages
sérieux. 1
... par la pureté nous avons d'abord déformé, puis décomposé l'objet, nous
nous sommes approchés de sa surface, nous l'avons pénétrée. 2
... je nomme naïveté la vue de l'objet / dans l'âme et dans le sang...3
La fécondité de la déformation est plus clairement perçue dans les
rayogrammes de Man Ray. Ceux-ci présentent "une déformation mécanique,
précise" et ils nous montrent ce qui pourrait être considéré l’invisible, le
surplus, ce qui il y a entre les objets —l'"air", le "noir" — et qui en vertu de
nous fixer en cela, dans cet excédent, les objets eux-mêmes se déforment
est centre et qu'il puisse devenir dans sons petit monde: un dieu-maître.” À d'autres moments,
Reverdy en effet est pleinement cosmique, ainsi, pour ne pas faire moral et laisser que tous les
éléments—à l'exception de l'homme—, se montrent. Voir 3.4.1.
1
Dada Zurich - Paris, p 98. Précisément, pour ne pas se fixer dans les objets et ses relations
extérieures, les artistes s'élèvent à un "niveau plus cosmique ", arrivant ainsi à une création
"subconsciente" : “L'oeuvre s'éloigne de plus en plus de la réalité du monde, son niveau est
toujours plus haut, plus différencié, plus cosmique. / On aboutit à la création d'une réalité
sousconsciente. L'oeuvre devient plus immédiate et l'émotion plus forte.” affirmeront conjointement
Arp et Tzara. O.C., t 1, p 557.
2
O.C., t 1, p 394. Pour Tzara, par la déformation, comme "processus spirituel de la vision ", le
peintre et le cinéaste dadaïste Richter, arrive à grouper les forces : “Richter: la vie, l'expression du
mouvement, le groupement intelligent des forces. Il réalise le procès spirituel de la vision par la
déformation et la simplicité tourmentées.” O.C., t 1, p 554.
3
O.C., t. 1, p. 514.
217
(défaite déjà la ligne de division entre les objets), en nous ouvrant à une
perception multiple. On découvre de cette façon la puissance suggestive de la
déformation, la puissance des éléments imperceptibles ou, mieux, des forces
sous-jacentes :
Le photographe a inventé une nouvelle méthode; il présente à l'espace l'image
qui l'excède et l'air...1
... le papier sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets
usuels. ... La déformation mécanique, précise, unique et correcte est fixée,
lisse et filtrée comme une chevelure à travers un peigne de lumière. Est-ce une
spirale d'eau ou la lueur tragique d'un revolver, un oeuf, un arc étincelant ou
une écluse de la raison, une oreille subtile avec un sifflet minéral ou une
turbine de formules algébriques? 2
À travers cette procédure photographique, pour Tzara, Man Ray découvre
celle l’impersonnelle " beauté de la matière", la beauté comme "produit
physico-chimique " :
... la beauté de la matière n'appartient à personne car elle est désormais un
produit physico-chimique. 3
1
O.C., t 1, p 415.
2
O.C., t 1, pp. 416-417. Il faut voir l'importance radicale de la déformation. La déformation, en
réalité, est implicite dans tout le processus créatif puisqu'accorder l'autonomie à l'élément implique
une rupture des relations ou des formes dans lesquelles c'est intégré celui-ci. Donner intégrité à
l'élément est de le soustraire de toute prison formelle dans laquelle il est circonscrit, donnant ainsi
voie libre à sa force ou puissance. Et la puissance libérée, son intensité, ne peut pas déjà être
uniquement actuel mais essentiellement virtuelle. C'est-à-dire, l'élément libéré ne peut être enfermé
dans aucune forme actuelle ou donnée (de cette manière, serait de nouveau emprisonné et trahie sa
puissance, la puissance d'entrer dans de nouvelles combinatoires). Autrement dit, ce n'est pas une
relation déterminée celle qui est récusé (et à laquelle on prétendrait remplacer d'autre part) mais
toute relation stable. Seulement une infinité de combinatoires peut être juste avec l'élément libéré.
La déformation est donc radicale. Nous ne pouvons déjà pas voir des découpes dans les éléments,
mais flux de force ou d’intensité en entrant en relation avec d’autres flux ou intensités. Nous
pouvons à peine parler déjà d'"air" ou de "noir", mais d'intensités.
3
O.C., t 1, p 417.
218
3.5 Perception le monde et la connaissance cosmique
Si Tzara signalait la nécessité d'étendre le cadre de la perception, de faire
entendre ce qui est inaudible, voir ce qui est invisible, dans un mot, de
percevoir des forces imperceptibles, cela se montre clairement avec les
rayogrammes de Ray, comme nous venons de voir.
L'art cosmique, et l'art cosmique Dada spécifiquement, est uni à cette
découverte d'un monde invisible ou imperceptible dans ce monde (le
vocabulaire du microscopique de Tzara concorde avec cet intérêt). Les
vibrations de la matière, des images, les qualités rythmiques, évocatrices des
mots hors du régime du sens, etc. ; virtualités en fin inconnues des éléments
ou des matières du monde, que l'art souligne. L'artiste ainsi, nous découvre les
dimensions poétiques —ou poiéticas —des choses et du monde. 1
Il convient de souligner que pour Bergson aussi l'art "dilate" la perception,
il nous donne l'occasion de découvrir des "qualités" qui échappent à la
perception normale, en enrichissant de cette manière "notre présent". 2De
même, Bergson affirme que l'art est la connaissance de l’individuel, mais
qu'on pourrait aussi penser une connaissance de la vie dans le même sens que
l'art (ce qu'il serait, pour lui, tâche de la philosophie). 3Ceci est ce qui Tzara
proposera explicitement après la période Dada. L'art lui-même sera présenté
par Tzara comme un "mode de connaissance" 4—au même titre que la
1
Tzara considérera une réalisation Dada, la découverte de la poésie dans le monde. Poésie comme
qualité des choses et des êtres : “En effet, la poésie est partout, elle est, à l'état latent, répandue sur
la surface des choses et des êtres. Elle se trouve dans le roman, dans la peinture, dans la rue, dans
l'amour des cartes postales, dans l'amour tout court et les affaires, chez l'enfant et l'aliéné. La poésie
est avant tout, avant de devenir poème, un sentiment, une qualité des choses, une condition de
l'existence. Elle préside à la formation du langage”. O.C., t 5, p 70.
“L'art nous fait sans doute découvrir dans les choses plus de qualités et plus de nuances que nous
n'en apercevons naturellement. Il dilate notre perception, mais en surface plutôt qu'en profondeur. Il
enrichit notre présent”. La pensée et le mouvant, p 175.
2
“Il est vrai que cette intuition esthétique, comme d'ailleurs la perception extérieure, n'atteint que
l'individuel. Mais on peut concevoir une recherche orientée dans le même sens que l'art et qui
prendrait pour objet la vie en général, de même que la science physique, en suivant jusqu'au bout la
direction marquée par la perception extérieure, prolonge en lois générales les faits individuels. Sans
doute, cette philosophie…”. L’évolution créatrice, p 178.
3
Que l'art est un mode de connaissance c'est une idée de Tzara —central dans son étape postérieure
4
219
philosophie ou la science—, avec ses méthodes propres. L'art, en effet, non
seulement nous fait des qualités perceptibles ou des éléments que
généralement nous ne percevons pas, c'est-à-dire, non seulement il élargit
notre perception jusqu'à des limites insoupçonnées, mais cherche par ses
moyens propres — non systématiques — une connaissance profonde et vitale
de la réalité, de ses lois, de ses forces. Et cette connaissance est obtenue d'une
manière active, en pénétrant dans cette réalité, comme il pénètre dans la
matière pour extraire ses puissances invisibles ou inaudibles, et en créant.
L'art, pour Tzara, est une création à travers laquelle on approfondit dans les
"lois de la nature" et découvre les relations vitales entre les éléments de
l'"existence" et ceux de l'"univers " :
Comme la science et comme la philosophie, mais à travers des démarches qui
lui sont propres, l'art est un mode de connaissance. Il a pour mission de mettre
à découvert les rapports organiques entre les facteurs de l'existence et ceux de
l'univers. Il est un approfondissement des lois de la nature, mais n'a rien de
systématique. L'artiste refuse l'emploi de toute méthode d'analyse ou
d'investigation. Tout au plus utilise-t-il les moyens personnels et
individualisés… 1
Cette dimension cognitive que Tzara accorde à l'art postérieurement, nous
la trouvons déjà profilée dans la période Dada. Nous la trouverons dans
à Dada — qui arrive à l'adopter, à la demande d'Aragon, le "comité central du PCF (Argenteuil,
1966) dans" la Résolution sud les problèmes idéologiques et culturels ". Voir Maryse Vasseviere,
“Breton, Tzara y Aragon: « Les trois camarades »”, en Mélusine, n.º XVII, 1997, p 98.
O.C., t 4, p 411. À un autre moment dit Tzara : que ce qui intéresse l'artiste “est l'agencement des
lois profondes de cette réalité”. (O.C., t 4, p 392-393). À propos du caractère individualisé de cette
recherche, nous avons déjà vu dans le premier chapitre que Tzara ne confiait ni à la logique ni à
l'observation. Ni dans un point de vue privilégié ni dans la possibilité de faire valoir tous les points
de vue existants, puisque ceux-ci sont conditionnés par l'expérience même laquelle est la rencontre
des facultés individuelles avec un facteur d'indétermination comme est le hasard. Et celui-ci est
significatif dans un monde dans perpétuel devenir. Quand on essaie de dépasser l'expérience
individuelle seulement nous obtenons des généralités vides. C'est pourquoi, dans la période Dada,
Tzara parle plutôt d’une logique ou une intelligence individuelle (pour, en outre, la différence de
nature existante entre les individus). Ce qui n'empêche pas que puissions nous approcher à une
connaissance plus ou moins fidèle au monde (Tzara parle tant de facultés "universelles" comme
"cosmiques "), mais ceci serait en entrant par rapport à lui, en agissant avec lui et comme lui. Il est
ainsi qu'on obtient une certitude "cosmique " et "précise" comme vers laquelle s'incline l'oeuvre de
Reverdy (Dada Zurich - Paris, p 189). L'oeuvre de Reverdy parie ainsi par "l'esprit cosmique"
(Ibíd).
1
220
l'expression de leur désir pour connaître les "lois essentielles" de la terre où
nous vivons, nous la trouverons dans leur affirmation d'un art à venir qui
offrira une connaissance directe de l'individu, grâce à la spontanéité:
« Je ne veux même pas savoir qu'il y a eu des hommes avant moi . »
(DESCARTES), mais quelques lois essentielles et simples, fermentation
pathétique et sourde d'une terre solide. 1
La beauté des satellites — enseignement de lumière — nous contentera, car
nous ne sommes Dieu que pour le pays de notre connaissance, dans les lois où
nous vivons l'expérience sur cette terre, des deux côtés de notre équateur, dans
nos frontières. 2
La spontanéité... C'est le grand principe du subjectivisme, la noble force de la
réalité, la connaissance de l'individu, qui caractériseront l'art à venir. 3
La connaissance des lois de la terre, ou de la nature ainsi que de l'individu
humain, naissent simultanéement puisque l'homme est un élément plus de la
nature, de la diversité cosmique. Et cette connaissance qui est obtenue d'une
manière active ou créative, est, à la fois, un mode de rencontre profonde avec
les choses, une communion.
En ce sens, n'est pas surprenante l'insistance de Tzara dans les "lois de la
terre". Tzara rejette les lois esthétiques, pas celles-ci qui sont source de vie et
création. 4Pour Tzara, cette connaissance est, effectivement source de l'art, et
se reflète dans celui-ci. Ainsi, dans l'oeuvre d'Arp :
Je vois chez Arp: l'ascétisme résultant de la symétrie qu'il s'est imposée avec
sévérité, la conviction, la tradition de quelques lignes primitives: la verticale,
l'horizontale et quelques diagonales, résultant des lois de la terre... 5
1
O.C., t 1, p 400.
2
O.C., t 1, p 401. On observe ici le caractère radicalement immanent et empirique de cette
connaissance.
3
Voir 2.3.2
Comme Klee indique, “L’oeuvre croît à sa façon propre à partir de lois générales, universelles.”
Théorie de l’art moderne, pp. 53-54.
4
5
O.C., t. 1, p. 554.
221
Nous pouvons voir dans cette insistance en la terre, dans l'intérêt pour
connaître leurs lois, qui sont surtout, ses forces, quelque chose très proche à
Nietzsche. Comme il nous dit Fink :
... Nietzsche no concibe la tierra como algo meramente existente … Nietzsche
concibe la tierra como un poder creador, como poiesis. Y de igual manera ve la
definición esencial del hombre en su creatividad, en su libertad creadora. Por
ello puede Nietzsche obtener del hombre creador la perspectiva con que
penetra en la esencia creadora de la tierra, y, con ello, en el principio cósmico
de todas las cosas. 1
Mais nous verrons encore une coïncidence plus fondamentale entre Tzara et
Nietzsche, celle que voit combinés dans l'art une connaissance du monde dans
sa puissance créative et l'invention de nouveaux modes de vie. Comme référe
Deleuze : “Chez Nietzsche, nous les artistes = nous les chercheurs de
connaissance ou de vérité = nous les inventeurs de nouvelles possibilités de
vie.” 2
Inventer de nouvelles possibilités de vie, inventer un nouvel homme, né
d'une nouvelle relation avec le monde, d'une connaissance profonde de
l'individu et du monde, nous pourrions ainsi formuler la poussée éthique de
Tzara et Dada.
1
Eugen Fink, La filosofía de Nietzsche, Alianza Editorial, Madrid, 1984, p 91. Dirons aussi que,
dans une syntonie claire avec Nietzsche, Tzara affirmera la noblesse et l'innocence de la terre : “la
noblesse de cette terre et ce qu'il y a de plus précieux, sa pureté, son innocence.” O.C., t 5, p 312.
2
Nietzsche et la philosophie, p 117. Nous avons déjà vu dans 2.3.2 comme l'art Dada était avant un
mode de vie (spontané) qu'un office ou une profession (ainsi Picabia "écrit sans travailler " comme
Tzara lui-même souligne), et qui Dada était une manière de vie intense. Un des aspects les plus
fondamentaux sur lesquels insiste Tzara après Dada, est en considérer l'art ou la poésie comme
"manière de vivre". (À ce particulier, voir surtout O.C., t 4, pp. 369,.406 et O.C., t 5, p 379).
Manière de vivre implique une manière de sentir, de penser et d'agir. Dans un texte postérieur il dit
aussi en se référant à Matisse : “Et si Henri Matisse peint avec le soleil, ce n'est pas là une béate
satisfaction végétative, mais le résultat d’une pensée aigri, d'une sensibilité raisonnante menée
jusqu'à ses extrêmes limites de force et d'intensité qui nous enseigne une manière de vivre.” O.C., t
4, p 532.
222
3.6 Sensibilité cosmique et homme nouveau
À qoui pourrait essentiellement consister ce nouvel homme ? Et de quelle
manière contribue activement l'artiste ou l'art cosmique, et même, le
spectateur (qui aussi prend part dans cet art) dans la construction de ce nouvel
homme ? Nous sommes arrivés maintenant au moment où nous pouvons
formuler ces questions primordiales tant pour Tzara comme pour Dada.
En commençant par la dernière question, nous dirons que l'essentiel de l'art
cosmique n'est pas tant l'expression finie ou matérialisée de l'oeuvre, mais le
processus même de la création, quand l'artiste entrera en relation avec les
forces (forces des éléments, forces cosmiques : est tout un exercice spirituel et
matériel en même temps). Et il est parce que l'essentiel de l'art cosmique est
situé dans cette rencontre même. Il est justement de la rencontre entre les
forces ou les puissances créatives de l'individu et du monde dont naît l'oeuvre.
L'oeuvre d'art cosmique ou l'art cosmique —essentiellement ouvert aux forces
du monde et du spectateur (qui apporte ses sensations, son monde propre ou
fantaisie) —est, en somme, un événement comme les sont les artistes
cosmiques pour Tzara. 1
En effet, le spectateur, comme l'artiste, fait partie virtuelle de l'oeuvre, lui la
conclut relativement, en introduisant des variations sans fin, 2est une pièce
plus de la puissance créative du monde. Oeuvre ouverte, jamais conclue,
oeuvre virtuelle. 3
“Rimbaud + Lautréamont + Jarry … parmi les grandes apparitions et événements de la nature”
(voir 3.4.5). En cela nous verrons l'importante proximité avec Nietzsche, parce que comme signale
Fink, pour Nietzsche, l'art c'est “un acontecimiento cósmico”: “Partiendo del instinto artístico del
hombre, Nietzsche halló los dos principios metafísicos del mundo y ahora interpreta el arte humano
como un acontecimiento cósmico. Mediante el hombre y en él tiene lugar —en cuanto en el arte
éste se abre universalmente a los poderes fundamentales de Dionisos y Apolo— un acontecimiento
cósmico.” Fink, La filosofía de Nietzsche, p 30.
1
2
Le monde que crée l'artiste n'est pas "défini", mais "il appartient" au spectateur ; l'oeuvre d'art est
un organisme, ouvert à ses "sensations momentanées" (voir 3.4.5). il faut rappeler qu'il n'y a pas
différence de nature entre l'artiste et le spectateur. Celui-ci dernier va plus lent que le premier, mais
dans la même direction (2.3.1). Tous les individus sont des poètes, ont seulement, entre eux une
différence de degré, dira plus tard Tzara : “Tous les individus sont des poètes à des degrés
différents”. O.C., t 5, p 451.
3
Nous croyons que plus que le cinéma comme affirmait Walter Benjamin (dans "L'oeuvre d'art à
223
L'art cosmique est un événement dans lequel sont combinées les forces
cosmiques et les créatives de l'artiste et le "spectateur". L'artiste cosmique
entre en relation immédiate avec les forces cosmiques. Et le spectateur, qui
entre aussi en relation avec elles —et avec ses puissances créatives propres—
à travers cette oeuvre ouverte, est profondément impliqué dans ce processus,
est une espèce de co-créateur. Or, n'est-il pas précisément cette relation
immédiate avec les forces du monde et des autres individus, ce que Tzara et
Dada cherchaient à travers l'art ? Ne préfigure-t-il pas, en ce sens ce type d'art
à l'homme nouveau ? L'oeuvre d'art cosmique pourrait précisément être
comprise comme l'image même de la construction d'un tel homme et du
monde que l'accompagne.
Soulignée la condition ouverte de l'oeuvre et son caractère processuel, par
les forces qu'il convoque et interviennent, reste encore à indiquer ce que
transmettent ces oeuvres.
À ce sujet nous dirons que l'art cosmique transmet les forces ou les
puissances vitales, les intensités. L'artiste présente dans l'oeuvre la quantité
d'humanité ou la quantité de vie qui porte en soi, la puissance qu'a su
accumuler, cette puissance ou intensité qui sera exprimée de toute manière.
Rappelons à ce sujet, à Rousseau : "la quantité d'humanité contenue explose à
tout prix" (2.3.4). De manière égale la poésie communique "la quantité
humanité" ou "éléments de vie" que l'artiste a été capable de accumuler.
L'oeuvre est une projection au monde de tels éléments, de telles quantités
l'ère de sa reproductibilité technique", Oeuvres II, pp. 203-204), Dada anticipe ce qui est appelé art
virtuel —qui est développé aujourd'hui grâce à la technologie numérique et aux réseaux
informatiques—, art dans lequel les collages ont un rôle essentiel (copier, combiner et recréer les
éléments dispersés dans les pages Web), ainsi que le hasard, et la participation active du spectateur.
De fait il n'y a pas spectateur, il s'agit d'une création collective, où il n'y a pas intermédiaire ni filtre.
On souligne de même le caractère processuel de cette création collective (où l'oeuvre dans le
Réseau est toujours susceptible d'être transformée par quelqu'un d’absolument inconnu). Dans cet
esprit, si Picabia fait un collage avec La Gioconda de Leonard de Vinci, Tzara introduit Hamlet de
Shakespeare dans son oeuvre théâtrale Mouchoir de Nuages. En effet, comme dit Aragon : “L’acte
XII, Les Remparts d’Elseneur, est constitué de trois scènes de Shakespeare accolées, dans le texte
original. Il s’agit du second Hamlet.” (Aragon, Les collages, p 145. Cette oeuvre théâtrale est en
O.C., t 1, pp. 305-351). Ce qui s'est présenté comme un simple geste irrévérencieux (ainsi en
Picabia), n'est pas déjà l'annonce d'un nouvel esprit, esprit où le mot auteur ou oeuvre n'ont pas plus
qu'une importance relative ? La "relativité des choses" est ce que Tzara veut précisément mettre en
scène dans cette oeuvre mentionnée (il voir 2.6.3).
224
intensives :
La poésie est un moyen de communiquer une certaine quantité d'humanité,
d'éléments de vie, que l'on a en soi. 1
Cette expression naît d’une nouvelle sensibilité, d'une sensibilité déjà
poétique et cosmique, adéquate à la diversité cosmique, et qui est le résultat
elle-même de l'application radicale du premier principe de le cosmique. Ainsi,
Tzara, dans sa manière de procéder poétique, nous donne une nouvelle
définition de sensibilité comme la puissance de "concevoir ensemble" ou
simultanéement les éléments plus variés —à auxquels on donne la même
importance. Et la poésie, qui consistera à communiquer ces éléments de vie,
est projetée sur la vie quotidienne, ce n'est déjà pas un produit formel, mais un
moyen pour cette vie :
Le poème n'est plus sujet rythme rime sonorité: —action formelle. Projetés sur
le quotidien, ils peuvent être des moyens dont l'emploi n'est pas réglementé ni
enregistré, auxquels je donne la même importance qu'au crocodile, au mineral
ardent, à l'herbe. Oeil, eau, balance, soleil, kilomètre et tout ce que je puis
concevoir ensemble et qui représente une valeur susceptible de devenir
humaine: l a s e n s i b i l i t é. 2
De cette manière de comprendre la sensibilité, dérive, donc une nouvelle
façon de comprendre la poésie ou l'art, mais aussi ce qui est humain. En effet,
la sensibilité humaine (ou l’humain) apparaît dans ce fragment comme la
capacité de concentrer ou incorporer les éléments plus variés et multiples de
la diversité cosmique, qui sont, comme nous avons vu, tant d'éléments de vie,
de forces ou de puissances. 3
1
O.C., t 1, p 623. En Tzara nous trouvons aussi à plusieurs reprises l'expression "quantité de vie".
Voir Dada comme quantité de vie (2.2.2) et la spontanéité comme accélérateur de la quantité de vie
(note de 2.5.3). L'artiste doit concentrer la plus grande quantité de vie possible : “Mais aussitôt
qu'une forme humaine est entre les mains d'un artiste, ce qui importe est la quantité de vie qu’il sait
accumuler et l'expression qu'il lui donne.” O. C., t 1, p 606.
Dada Zurich - Paris, p 167. À un autre moment, Tzara exprimera ceci même “Je ne parle pas de
la poésie écrite, mais de celle qui est un instrument de vie ... le pouvoir de doser et de communiquer
la quantité de facultés humaines accumulée en soi” O.C., t 1, p 260.
2
3
Si Tzara nous parle de quantité de vie ou d'humanité (ou "de facultés humaines", c'est-à-dire, de
puissances humaines), en Nietzsche nous trouvons des expressions comme "quantité de force" ou
225
Précisément, les artistes sont cosmiques par leur capacité d'exprimer cette
diversité, sa puissance actuelle et virtuelle, sa puissance d'être affectés par le
plus grand nombre d'éléments, par la plus grande quantité de forces, forces
humaines et non humaines. 1L'homme est un composé des deux éléments, le
nouvel homme consiste précisément en cela. L'homme nouveau de Tzara
s'approche ainsi au poète cosmique Rimbaud et de l'idée de surhomme de
Nietzsche ; "l'homme chargé" de d'animaux, de roches et de l’inorganique,
comme dit Deleuze :
Le surhomme, c'est, suivant la formule de Rimbaud, l'homme chargé des
animaux même (un code qui peut capturer des fragments d'autres codes,
comme dans les nouveaux schémas d'évolution latérale ou rétrograde). C'est
l'homme chargé des roches elles-mêmes, ou de l'inorganique...2
Dans l'homme cosmique effectivement, tous les éléments du monde se
reflètent, y compris ceux non organiques (planète, minéral, etc.). L'artiste
extrait de ces éléments, ses forces vitales, ses intensités. Et les forces, les
intensités est ce qui unit aux hommes nouveaux au-delà de ses différences
(organiques ou d'autres) :
"quantité de forces humaines" qui ne nous paraissent pas très éloignées du sens qui pourrait avoir
en Tzara. Ainsi : “La sélection telle que je l'entends est un moyen d'emmagasiner une énorme
quantité de forces humaines, de telle sorte que les générations puissent bâtir sur les fondements
posés par leurs aïeux, tant dans les choses extérieures que dans les réalités intérieures et
organiques, dans un accroissement de force continu”. (La volonté de puissance II, IV, 212, de p
336). Et est qu'en Tzara il y a aussi une claire idée de sélection —en vue de créer une nouvelle
vie—. Plus encore, la dictature de l'esprit n'a pas un autre sens. Voir note de 1.6.
1
Si dans le temps, dans la nécessité de saisir les durées supérieures et inférieures à l'homme, nous
voyions un élément commun à Bergson (en note de 3.3.3), dans la nécessité de saisir les forces
étranges à l'homme, nous pouvons trouver un écho avec Nietzsche (Voir Nietzsche et la
philosophie, p 90). Dans tous les deux cas, nous voyons un élan commun à celui de Tzara : la
nécessité d'une perspective cosmique qui permet de dépasser la condition actuelle de l'homme.
2
Deleuze, Foucault, Les éditions de Minuit, Paris, 1986, pp. 140-141. Cette citation continue
ainsi : “(là où règne le silicium). C'est l'homme chargé de l'être du langage (de « cette région
informe, muette, insignifiante, où le langage peut se libérer » même de qu'il a à dire).” Le
superhomme serait l'homme qui entre en relation avec nouvelles forces (avec nouvelles "forces du
dehors"). Entre celles-ci, “celles des agrammaticaux qui prennent leur revanche sur le signifiant”(p
140). La littérature moderne, nous dit Deleuze, “tend vers une expression atypique, agrammaticale,
comme vers la fin du langage” et, entre les exemples qui nous offre de cela, sont "les collages de
Dada" (Ibíd).
226
… un type d'homme nouveau se crée un peu partout. — Avec d'insignifiantes
variations de race, l'intensité est, je crois, partout la même…1
L'intensité révèle déjà une autre manière de comprendre l'homme comme
quelque chose non formalisé, sans frontière stable, comme intensité en
rencontre avec d'autres intensités. L'homme ne subsiste déjà pas comme
forme-homme (comme l'individu ou l'espèce), mais seulement comme degrés
de force ou d'intensité, comme nous dit Nietzsche :
il n’a pas d’ individu, il n’a pas d’espèce, il n’a pas d’identité – mais rien que
des hausses et des chutes d' intensité. 2
1
Lettre à Breton de du 21 septembre 1919 en Dada à Paris, p 467. La nécessité de l'avènement
d'hommes nouveaux (et de son existence imminente ou virtuelle) est exprimée par Tzara à plusieurs
reprises. Dans cette même lettre il dira : “On écrit aussi parce qu'il n’y a pas assez d'hommes
nouveaux, par habitude, on publie pour chercher des hommes”. Mais Tzara constate déjà son
existence : “Voilà un monde chancelant qui fuie, fiancé au grelots de la gamme infernale, voilà de
l'autre côté: des hommes nouveaux. Rudes, bondissants”. (Dada Zurich - Paris, p 143). La
nécessité d'un homme nouveau ou d'une nouvelle manière de comprendre ce qui est humain, est
largement partagé par beaucoup de dadaïstes. Voir, Huelsenbeck “El hombre nuevo”, Dada
Documentos, p 196 et suiv. Voir aussi le catalogue Raoul Hausmman, pp. 240 et 258-259, ou
Richter, Historia du dadaísmo, p 63, pour mettre seulement des exemples.
2
Fragment de Nietzsche cité par Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, p 137. Qu'autre
chose définit spécifiquement le mode de vie Dada mais l'affirmation de l'intensité: "Dada est nôtre
intensité" ? Dada n'est pas une intensité individuelle mais collective (dans ce contexte on comprend
que Tzara exprime son désir que l'individu “se détruisit lui-même” ou de "devenir apersonnel " luimême. O.C., t 1, p 623). Et cette intensité collective Dada, cette société anonyme n'annonce pas la
création virtuelle d'une société de créateurs ? Tzara, en effet, verra dans Dada l'effort de mettre à
jour la prophétie d'un autre auteur cosmique: “l'enseignement prophétique de Lautréamont « la
poésie doit être faite par tous, non par un »”. O.C., t 5, p 70.
227
228
CONCLUSION
Si nous commençons cette exposition à faire une image de l'humanité
comme Tzara la voyait en son temps, nous croyons que le long de ce même
travail, et, à partir du déploiement du sujet cosmique, nous avons pu
spécialement voir comment Tzara voit possible, la construction —donc tout
est une construction —d'un nouvel homme, un nouvel homme ou un type
d'homme qui fait corps avec la diversité cosmique. Un homme qui est capable
de saisir la diversité qui l'entoure et qui le constitue. Une nouvelle sensibilité
est dans le centre de cette transformation, une sensibilité capable de connaître
et d’accueillir les éléments les plus disparates dans son sein. Capacité d'être
affecté par le plus grand nombre d’éléments et de forces cosmiques.
Et ainsi que la frontière entre l’art et la vie doit être affranchie, donc
seulement dans sa confluence pousse la puissance ou l’intensité, la frontière
entre l'espèce humaine et les autres, doit aussi être dépassée. De fait, il n'y a
pas moins de différence de nature entre les individus humains (“Il n'y a
aucune base commune dans les cerveaux de l'humanité.”) et les autres êtres
("Ma soeur racine, fleur, pierre." ). La pensée cosmique de Tzara nous éloigne
de ce que nous croyions commun, nous approche à ce que nous croyions
éloigné.
Dans cette pensée cosmique l'importance de l'élément est grande. Mais il
est évident que Tzara ne pense pas uniquement les éléments mais aux
relations entre eux. En réalité une chose et une autre vont ensemble.
Revendiquer l'autonomie de l'élément suppose de libérer aux éléments des
relations fixes établies entre eux, des structures qui noient les forces, les
potentialités de ces derniers. Donner de l'autonomie à l'élément, implique
casser les relations —prédéterminées, hiérarchiques —établies entre les
choses.
On ne verra pas en cela une exigence seulement appliquée à l'art. Les
éléments dont se sert l'artiste sont ceux du monde. C'est pourquoi Tzara, en
revendiquant l'autonomie de l'élément, revendique à le même moment celle
des individus, mais aussi de tout autre élément de l'existence (premier
principe de le cosmique à auquel adhère Tzara).
229
Seulement en cassant les relations établies, les associations stables, on peut
penser à la création d'un autre ordre de choses, dans la création d'une nouvelle
rencontre, une rencontre fructifère entre l'homme et le monde ("intensité,
communion avec la vie"), entre les hommes ("fraternité", sympathie, amitié),
ainsi que de l'homme avec soi-même (avec son "chaos" intérieur, avec le libre
exercice de ses facultés ou puissances, ainsi la fantaisie). 1
Le mouvement Dada offre un exemple de ce qui arrive si on combine tout
cela, comment il est possible de combiner l'indépendance individuelle avec la
construction en commun d'une nouvelle vie, qui passe par la redécouverte des
forces du monde et de nous-mêmes à un temps, ainsi la force spontanée.
Qu'est Dada ? "Rien", un chaos informe que accueille les variabilités
individuelles infinies, un personnage multiple qui s’adapte au devenir du
monde et extrait de celui-ci sa puissance maximale. Dada est une intensité, un
événement.
Nous n'exagérons pas si nous disons que les relations qu'établit Tzara entre
quelques éléments (ainsi l'homme et le minéral, mais aussi, entre l’homme et
la machine) ne sont pas plus arbitraires que les relations à auxquelles nous
sommes habitués. Au contraire, dans son critique Tzara nous découvrait des
relations, non moins arbitraires, étranges et mortelles : ainsi, entre le principe
de propriété et les affections ou la beauté, etc. En communiquant ces
éléments, Tzara dénonçait précisément son arbitraire, mais surtout, l'esprit
basse qui les met en communication étroite : l'esprit bourgeois utilitaire et
l'instinct de domination des intellectuels. Alors, Tzara nous parlait d'un
monde mal organisé, c'est-à-dire un monde composé de relations funestes qui
appauvrissent la vie. Mais justement ces relations, du point de vue Dada, sont
comme construites ou extérieurs, non mortels. 2 Il n'y a aucune fatalité, en
1
Une autre caractéristique des artistes cosmiques est constituée par cette liberté. Ainsi,
Lautréamont : “La liberté de ses facultés, que rien ne lie, qu'il tourne de tous les côtés et surtout
envers lui-même”. (O.C., t 1, p 415). En ce qui concerne la fantaisie, Tzara fait un appel clair à
elle pour la construction d'un nouveau monde, comme nous avons vu dans le premier chapitre
(1.3) : “rétablir la roue féconde d'un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de
chaque individu.”
2
Dans cette manière de voir que les relations sont extérieures, nous pourrions voir une proximité
avec Hume (Voir G. Deleuze , C Parnet, tu Dialogues, p 68 et suiv.).Hume n'est pas un auteur
inconnu pour les dadaïstes. Max Ernst approche son idée de hasard à ce qui est définie par Hume,
et qu'il cite : “el equivalente de la ignorancia en que nos hallamos con respecto a las causas reales
230
effet : “il n'y a pas de lois tout acte nous est permis, employons tous les
moyens, chaque élément nous appelle post coïtum exacte fleur de soleil” dira
Tzara en revendiquant l'indépendance de l'élément. 1
Par conséquent, tout peut être composé et décomposé, organisé et
désorganisé. Mais le mouvement essentiel —destructif et constructif à un
temps —consiste à défaire les cristallisations hiérarchiques (“des
colonisations cristallisées en corps”2), à les dissoudre, à créer des corps
nouveaux, nouvelles combinaisons, nouvelles constellations, variations
infinies… 3À cet effet, le hasard est souligné comme un important facteur
puisque peut nous révéler des relations nouvelles, inhabituelles entre les
choses, relations non prévues ou préconçues. De là, l'invitation de Tzara à se
laisser porter par le hasard dans la vie et l'art.
Cependant, il ne s'agit pas uniquement de créer mécaniquement de
nouvelles relations ; cela ne cesserait pas d'être un jeu futile. Comme Tzara
signalait, non toute relation vaut. Plutôt, il s’agit de trouver “la relation
naturelle, mais cachée et juste, naïvement, sans explication.”, que est aussi le
point où les forces s'accumulent. Il s'agit, dans un mot, d'être justes avec les
choses, de donner à chaque chose son lieu, qui n'est pas un lieu fixe, mais
celui de sa puissance maximale ou intensité. 4Ainsi, l'homme, composé de
minéral, racines, animaux, planètes, le noir, etc., c'est-à-dire, des éléments
cosmiques les plus variés, ne révèle pas la relation naturelle de l'homme avec
tout ce qui existe ? ce n'est pas le point dans lequel est située sa puissance
maximale ?
La puissance humaine maximale est située, en effet, dans sa plus grande
proximité avec la puissance du monde : quantité de vie = quantité d'humanité.
Il est dans la mesure que l'homme est capable de découvrir la vie de tout ce
de los acontecimientos”. Ernst, Escrituras, Ediciones Polígrafa, Barcelone, 1982, pp. 206-207.
1
Dada Zurich - Paris, p 189.
2
Cette expression est en O.C., t 1, p 554.
3
Ainsi adhérer au mouvement essentiel de la vie, à sa force spontanée et destructive noble, forces
transformatrices comme indique sa noblesse.
Pour Arp, Dada “cherche à donner à chaque chose sa place essentielle.” Jours Effeuillés, p 63.
4
231
qui l'entoure, éléments non humains inclus, que l'homme peut être lieu de
rencontre active des diverses intensités du monde, plus petits et plus grands à
lui-même. Il est dans cette mesure qui peut être constituée un homme
nouveau, un homme cosmique, tellement uni aux intensités différentes comme
égaux à les siennes (ainsi, aux autres hommes).
Le nouvel homme, d'autre part, n'est pas moins conscient de la diversité qui
l'entoure et pénètre que de l'unité vitale et intensive de tout ce qui existe. La
sensibilité cosmique révèle les deux choses (et agit par conséquent, en
unissant les points intensifs, en créant des intensités, des "variations
d'intensité"1). Mais cette unité ou union n'est pas transcendante ni immobile,
plutôt serait une unité mobile, recréée, dérisoire même, une unité
humoristique puisque ses composants et relations sont extrêmement
hétérogènes et multiples. Monde léger, qui donne lieu à des compositions
fluides et volatiles. 2Unité chaotique, qui est ordre et désordre en même
temps. Monde ordonné mais ouvert, comme l'oeuvre, à une variabilité
chaotique, à des fluctuations incessantes. Chaos producteur d’ordre et
désordre, de variations illimitées… Dada.
1
Ou C., t 1, p 554.
2
Une partie du caractère humoristique du style de Tzara, est justement constituée par rapide
énumérations d'éléments disparates ou par la prolifération de ces éléments juxtaposés. Mais, ce
n'est pas celle-ci l'essence du collage ? Il y a donc un fonds humoristique —et hasardeux —dans
l'essence du collage où les éléments sans relation sont unis.
232
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