7. LE THEATRE La vogue extraordinaire que le théâtre a connue au

7. LE THEATRE
La vogue extraordinaire que le théâtre a connue au XIXe siècle, sous sa forme devenue
“classique”, a créé l’attente que les autres époques de culture en fassent autant de cas. Le
studieux est surpris de constater que pendant le Moyen Age le théâtre est soit confiné dans
les cathédrales, soit exilé sur les tréteaux des forains, soit il est une activité communautaire
des bourgeois. Tant et si bien que les représentations des mystères seront interdites en 1548
par le Parlement de Paris par respect pour les choses divines qui étaient traînées dans la boue
par les acteurs improvisés.
La notion de théâtre comporte au moins les notes suivantes: l’énonciation, à savoir le
fait qu’une personne prononce les paroles du texte qui sont en oratio recta, l’impersonation,
c’est-à-dire le fait que les paroles de chaque personnage du texte sont prononcées par une
autre personne; la mise en scène, qui implique l’aménagement symbolique d’un espace
(suggestion de décor, accessoires, costumes); le spectacle, qui est le jeu de certains hommes
appelés acteurs devant d’autres, qui constituent le public. Les fêtes médiévales, surtout la
“liberté de décembre”, avec la fête de l’âne, la fête des fous, etc., sont des spectacles la
distinction entre public et acteurs n’est pas très nette. Un autre exemple limite est le
monologue burlesque, l’on peut reconnaître le jeu d’un acteur qui impersonne un
personnage et énonce son texte, mais dans ce cas on peut généralement se passer de toute
mise en scène. Dans la pantomime, la mise en scène est simulée par l’acteur, qui n’énonce
rien, mais néanmoins impersonne quelqu’un qui agit. Cependant la représentation la plus
courante de l’acteur veut qu’il prononce un texte, son “rôle”, mot qui vient de l’ancien
français role, rolle, rollet, “rouleau de papier écrit” (que l’acteur consulte parfois, pour se
rafraîchir la mémoire).
Tandis que la fin de l’Antiquité vit la naissance d’un théâtre chrétien à la manière
classique (La Passion du Christ par Apollinaire l’Ancien, rhéteur chrétien d’Alexandrie, dans la
seconde moitié du IVe siècle), qui resta sans lendemain, les débuts du théâtre médiéval sont à
chercher dans la liturgie chrétienne. Le culte solennel que le prêtre rend à Dieu en présence
des fidèles contient un élément de spectacle. Les chants, les répons des diacres, la
collaboration dialogale des officiants, la commémoration des événements de l’histoire sainte
avec la récitation des versets de la Bible constituent une trame sur laquelle le théâtral peut
s’insérer facilement. Dès l’époque carolingienne les chanoines (membres du clergé des
cathédrales, qui vivaient en commun selon un régime quasi-monacal) interprétaient lors des
fêtes importantes diverses scènes des Evangiles. Déguisés en femmes, ils venaient chercher à
Pâques Jésus dans son tombeau. Le sépulcre était figuré quelque part dans le choeur de
l’église. Un enfant interprétant un ange leur demandait:
Quem quaeritis in sepulchro, o Christicolae? “Qui cherchez-vous dans le tombeau, ô
adoratrices du Christ?”
Ils répondaient:
Jesum Nazarenum crucifixum, o caelicolae. “Jésus de Nazareth, celui qui a été crucifié, ô
habitant du ciel”.
- Non est hic; surrexit; sicut praedixerat. “Il n’est pas ici; il est ressuscité, ainsi qu’il l’avait
prédit”.
Puis le prêtre lui-même s’avance, représentant le Seigneur, avec l’aube et l’étole et
tenant la croix; il s’adresse aux chanoines: “Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?”
Et les chanoines se jettent aux pieds du prêtre en exclamant: Rabboni!
Il existe de nombreux exemples manuscrits de cette Visitatio sepulchri, qu’il ne faut sans
doute pas considérer comme une pièce de théâtre, mais plutôt comme un ornement de la
liturgie, développé selon les récits des Evangiles et retenant les répliques du texte sacré. Des
scènes semblables étaient jouées à Noël ou pendant l’Avent, qui est une période de quatre
semaines avant la Nativité, figurant l’attente mystique de l’humanité. Ce type de traitement
de l’Evangile et des paroles de l’office, consistant en une transposition fidèle avec
impersonation, s’appelle trope. Une Mise au tombeau se trouve dans la Regularis concordia de
saint Ethelwold, un évêque saxon qui écrit entre 965-975. Dans l’Eglise grecque, on relève
vers la même époque les Vers d’Ignatios sur Adam, qui ont pu être joués dans le cadre de
l’office.
C’est toujours à l’époque carolingienne, vers 935, qu’une abbesse allemande,
Hrotsvitha de Gandersheim, composa six pièces en prose qui imitaient le comique latin
Térence. De ces pièces une seule peut être considérée comme contenant des scènes comiques,
le Dulcitius, dont le protagoniste est un gouverneur romain qui convoite trois vierges à la fois.
Hrotsvitha a pris ses sujets dans les Vies des saints en les enjolivant parfois au moyen de
motifs folkloriques. Ces compositions ne constituent pas un échec total; mais il apparaît que
l’abbesse ne savait pas dans sa naïveté que les textes de Térence étaient destinés à la
représentation scénique; elle ne s’est probablement jamais imaginé que les siens pouvaient
être joués par des acteurs, car elle n’avait rien vu de pareil. D’ailleurs son oeuvre, ignorée de
ses contemporains, n’a été découverte qu’au XVe siècle. On attribue à Alcuin une Dispute de
l’Hiver avec l’Eté, joué par deux acteurs, l’un enveloppé de paille, l’autre couvert de verdure;
ce genre de divertissement attire l’attention sur le fait que les débats sont une forme située en
quelque sorte au carrefour des genres et que se partagent la lyrique, le théâtre et le discours
délibératif.
Un poème grec sur la Passion, le Khristós páskhon ou Passion du Sauveur du monde, du
XIe siècle, imite Euripide.
En France, de la fin du XIe siècle date le Sponsus, un mystère exécuté toujours par des
gens d’église, mais auxquels pouvaient se mêler des ordres inférieurs, voire des laïcs. La
parabole mise en scène est celle des vierges folles et des vierges sages (Mt 25, 1-13). L’empire
des cieux est semblable à dix vierges qui attendent leur époux. Cinq d’entre elles sont folles
(fol peut vouloir dire “stupide” ou “imprévoyant” en ancien français) et n’emportent pas
d’huile pour leurs lampes. L’époux s’attarde; elles s’endorment. Il arrive enfin, et les vierges
folles disent aux sages: “Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent”. Devant le
refus des compagnes, elles sont obligées de se rendre chez des marchands, et à leur arrivée
l’époux mystique s’est déjà enfermé avec les autres dans la chambre nuptiale. Son refus
catégorique (Amen dico, vos ignosco - “En vérité, je ne vous reconnais pas”) signifie la
damnation éternelle, et en effet des acteurs figurant les diables agrippent les vierges folles et
les précipitent en enfer. Les dix vierges sont analogues à l’humanité, dont une partie sera
sauvée et acceptée dans la présence du consolateur. L’huile est, pour les commentateurs du
Moyen Age, la vertu de la “charité”, terme qui exprime l’amour pour Dieu et pour le
prochain. Lorsque, réveillées de leur sommeil, qui est l’attente des générations, les âmes
humaines pourront accueillir leur salut, il ne faut pas que la lampe de l’amour se soit éteinte
en elles faute d’aliment. La polygamie qui semble figurée dans la parabole attire l’attention
sur la nécessité de la lire sur le mode figuré, car dans un récit les choses absurdes ont une
signification symbolique. Ce type d’exégèse, dite allégorique, était à l’époque la façon la plus
courante d’aborder les livres sacrés.
Le Sponsus, très court d’ailleurs, chanté en partie et en partie récité, est écrit à la fois en
latin, en roman et en une mixture de ces deux idiomes. On appelle farciture, dans la tradition
médiévale, la technique qui consiste à intercaler des mots ou des phrases de deux langues
différentes. Ainsi l’ange Gabriel s’adresse aux femmes:
Oiet, virgines, aiso que vos dirum!
Aiseet presen que vos comanderum!
Atendet Sponsum! Jhesu salvaire a nom
(Gaire noi dormet!)
aisel espos que vos hor atendet.
(Ecoutez, vierges, ce que nous allons vous dire! Partez sitôt que nous vous commanderons!
Attendez l’époux! Il s’appelle Jésus le Sauveur - prenez garde de ne pas vous endormir! - celui que
vous attendrez tout à l’heure.)
Hilaire, disciple d’Abélard, a écrit au début du XIIe siècle deux pièces en langage farci:
le Daniel et la Suscitatio Lazari. Marthe et Marie plaignent leur frère qui est mort en l’absence
de Jésus et que celui-ci aurait pu sauver, s’il était arrivé plus tôt. Leur chant est probablement
exécuté sur une mélodie laïque à refrain, pareille à celles des trouvères:
Si venisses primitus
Dol en ai,
Non esset hic gemitus.
Bais frere, perdu vos ai.
Un autre Daniel, dit de Beauvais, et un peu plus tardif, raconte en 392 vers farcis la
légende du prophète hébreu qui voit mourir le despote babylonien Balthasar et survit aux
supplices du roi perse Darius. Quoique la raison du mélange linguistique (très populaire
d’ailleurs au Moyen Age) nous échappe, nous savons qu’on lisait parfois dans l’église des
textes glosés où la phrase latine était accompagnée de la traduction en vers français. Tel est le
cas de l’épître farcie de saint Etienne, lue le lendemain de la Nativité. Elle narre la passion
d’Etienne, d’après les Actes des apôtres.
Il est difficile de montrer les rapports de succession chronologique qui existent entre
divers textes de ce type, d’autant plus que le même montage de phrases a pu être employé
dans la liturgie pendant plusieurs siècles. C’est pourquoi certains ouvrages traitant du drame
sacré préfèrent l’ordre des fêtes du calendrier, plus propre à décrire le répertoire théâtral. En
France, au Moyen Age, l’année liturgique commençait par l’Annonciation, le 25 mars (et non
pas comme aujourd’hui, par le premier dimanche de l’Avent). Cette fête pouvait être très
proche de Pâques. On jouait donc les tropes de l’Annonciation, de la Visitation. Pour Pâques
on a bien sûr des Mystères de la Passion, mais aussi Les Trois Maries
1
, l’Office du Sépulcre, Les
saintes femmes au tombeau, la Résurrection. Pour l’Avent et Noël on jouait le Sponsus, puis le
Drame des Prophètes qui ont annoncé l’avènement du Fils, l’Office de l’Etoile, Les Trois Rois, le
Massacre des Innocents, l’Office des Pasteurs, le Drame de la crèche, le Mystère de la Nativité. Le
seul des miracles de Jésus qui fût mis en scène était la Résurrection de Lazare. Les fêtes des
grands saints étaient elles aussi marquées: La Conversion de saint Paul, Les Miracles de saint
Nicolas, etc.
Mais le théâtre sérieux s’émancipe du décor de l’église dans la seconde moitié du XIIe
siècle. La pièce la plus ancienne est le Jeu d’Adam (Ordo representacionis Adae). Elle met en
1
Les trois Maries, dans la tradition française, sont: Marie-Madeleine; Marie femme de Cléophas et mère de saint
Jacques le Mineur; Salomé, mère de saint Jean et de saint Jacques le Majeur. Salomé est nommée Marie-Salomé à
la suite d’une erreur de lecture du texte de Marc, 15, 40.
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