7. LE THEATRE La vogue extraordinaire que le théâtre a connue au XIXe siècle, sous sa forme devenue “classique”, a créé l’attente que les autres époques de culture en fassent autant de cas. Le studieux est surpris de constater que pendant le Moyen Age le théâtre est soit confiné dans les cathédrales, soit exilé sur les tréteaux des forains, soit il est une activité communautaire des bourgeois. Tant et si bien que les représentations des mystères seront interdites en 1548 par le Parlement de Paris par respect pour les choses divines qui étaient traînées dans la boue par les acteurs improvisés. La notion de théâtre comporte au moins les notes suivantes: l’énonciation, à savoir le fait qu’une personne prononce les paroles du texte qui sont en oratio recta, l’impersonation, c’est-à-dire le fait que les paroles de chaque personnage du texte sont prononcées par une autre personne; la mise en scène, qui implique l’aménagement symbolique d’un espace (suggestion de décor, accessoires, costumes); le spectacle, qui est le jeu de certains hommes appelés acteurs devant d’autres, qui constituent le public. Les fêtes médiévales, surtout la “liberté de décembre”, avec la fête de l’âne, la fête des fous, etc., sont des spectacles où la distinction entre public et acteurs n’est pas très nette. Un autre exemple limite est le monologue burlesque, où l’on peut reconnaître le jeu d’un acteur qui impersonne un personnage et énonce son texte, mais dans ce cas on peut généralement se passer de toute mise en scène. Dans la pantomime, la mise en scène est simulée par l’acteur, qui n’énonce rien, mais néanmoins impersonne quelqu’un qui agit. Cependant la représentation la plus courante de l’acteur veut qu’il prononce un texte, son “rôle”, mot qui vient de l’ancien français role, rolle, rollet, “rouleau de papier écrit” (que l’acteur consulte parfois, pour se rafraîchir la mémoire). Tandis que la fin de l’Antiquité vit la naissance d’un théâtre chrétien à la manière classique (La Passion du Christ par Apollinaire l’Ancien, rhéteur chrétien d’Alexandrie, dans la seconde moitié du IVe siècle), qui resta sans lendemain, les débuts du théâtre médiéval sont à chercher dans la liturgie chrétienne. Le culte solennel que le prêtre rend à Dieu en présence des fidèles contient un élément de spectacle. Les chants, les répons des diacres, la collaboration dialogale des officiants, la commémoration des événements de l’histoire sainte avec la récitation des versets de la Bible constituent une trame sur laquelle le théâtral peut s’insérer facilement. Dès l’époque carolingienne les chanoines (membres du clergé des cathédrales, qui vivaient en commun selon un régime quasi-monacal) interprétaient lors des fêtes importantes diverses scènes des Evangiles. Déguisés en femmes, ils venaient chercher à Pâques Jésus dans son tombeau. Le sépulcre était figuré quelque part dans le choeur de l’église. Un enfant interprétant un ange leur demandait: Quem quaeritis in sepulchro, o Christicolae? “Qui cherchez-vous dans le tombeau, ô adoratrices du Christ?” Ils répondaient: Jesum Nazarenum crucifixum, o caelicolae. “Jésus de Nazareth, celui qui a été crucifié, ô habitant du ciel”. - Non est hic; surrexit; sicut praedixerat. “Il n’est pas ici; il est ressuscité, ainsi qu’il l’avait prédit”. Puis le prêtre lui-même s’avance, représentant le Seigneur, avec l’aube et l’étole et tenant la croix; il s’adresse aux chanoines: “Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?” Et les chanoines se jettent aux pieds du prêtre en exclamant: Rabboni! Il existe de nombreux exemples manuscrits de cette Visitatio sepulchri, qu’il ne faut sans doute pas considérer comme une pièce de théâtre, mais plutôt comme un ornement de la liturgie, développé selon les récits des Evangiles et retenant les répliques du texte sacré. Des scènes semblables étaient jouées à Noël ou pendant l’Avent, qui est une période de quatre semaines avant la Nativité, figurant l’attente mystique de l’humanité. Ce type de traitement de l’Evangile et des paroles de l’office, consistant en une transposition fidèle avec impersonation, s’appelle trope. Une Mise au tombeau se trouve dans la Regularis concordia de saint Ethelwold, un évêque saxon qui écrit entre 965-975. Dans l’Eglise grecque, on relève vers la même époque les Vers d’Ignatios sur Adam, qui ont pu être joués dans le cadre de l’office. C’est toujours à l’époque carolingienne, vers 935, qu’une abbesse allemande, Hrotsvitha de Gandersheim, composa six pièces en prose qui imitaient le comique latin Térence. De ces pièces une seule peut être considérée comme contenant des scènes comiques, le Dulcitius, dont le protagoniste est un gouverneur romain qui convoite trois vierges à la fois. Hrotsvitha a pris ses sujets dans les Vies des saints en les enjolivant parfois au moyen de motifs folkloriques. Ces compositions ne constituent pas un échec total; mais il apparaît que l’abbesse ne savait pas dans sa naïveté que les textes de Térence étaient destinés à la représentation scénique; elle ne s’est probablement jamais imaginé que les siens pouvaient être joués par des acteurs, car elle n’avait rien vu de pareil. D’ailleurs son oeuvre, ignorée de ses contemporains, n’a été découverte qu’au XVe siècle. On attribue à Alcuin une Dispute de l’Hiver avec l’Eté, joué par deux acteurs, l’un enveloppé de paille, l’autre couvert de verdure; ce genre de divertissement attire l’attention sur le fait que les débats sont une forme située en quelque sorte au carrefour des genres et que se partagent la lyrique, le théâtre et le discours délibératif. Un poème grec sur la Passion, le Khristós páskhon ou Passion du Sauveur du monde, du XIe siècle, imite Euripide. En France, de la fin du XIe siècle date le Sponsus, un mystère exécuté toujours par des gens d’église, mais auxquels pouvaient se mêler des ordres inférieurs, voire des laïcs. La parabole mise en scène est celle des vierges folles et des vierges sages (Mt 25, 1-13). L’empire des cieux est semblable à dix vierges qui attendent leur époux. Cinq d’entre elles sont folles (fol peut vouloir dire “stupide” ou “imprévoyant” en ancien français) et n’emportent pas d’huile pour leurs lampes. L’époux s’attarde; elles s’endorment. Il arrive enfin, et les vierges folles disent aux sages: “Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent”. Devant le refus des compagnes, elles sont obligées de se rendre chez des marchands, et à leur arrivée l’époux mystique s’est déjà enfermé avec les autres dans la chambre nuptiale. Son refus catégorique (Amen dico, vos ignosco - “En vérité, je ne vous reconnais pas”) signifie la damnation éternelle, et en effet des acteurs figurant les diables agrippent les vierges folles et les précipitent en enfer. Les dix vierges sont analogues à l’humanité, dont une partie sera sauvée et acceptée dans la présence du consolateur. L’huile est, pour les commentateurs du Moyen Age, la vertu de la “charité”, terme qui exprime l’amour pour Dieu et pour le prochain. Lorsque, réveillées de leur sommeil, qui est l’attente des générations, les âmes humaines pourront accueillir leur salut, il ne faut pas que la lampe de l’amour se soit éteinte en elles faute d’aliment. La polygamie qui semble figurée dans la parabole attire l’attention sur la nécessité de la lire sur le mode figuré, car dans un récit les choses absurdes ont une signification symbolique. Ce type d’exégèse, dite allégorique, était à l’époque la façon la plus courante d’aborder les livres sacrés. Le Sponsus, très court d’ailleurs, chanté en partie et en partie récité, est écrit à la fois en latin, en roman et en une mixture de ces deux idiomes. On appelle farciture, dans la tradition médiévale, la technique qui consiste à intercaler des mots ou des phrases de deux langues différentes. Ainsi l’ange Gabriel s’adresse aux femmes: Oiet, virgines, aiso que vos dirum! Aiseet presen que vos comanderum! Atendet Sponsum! Jhesu salvaire a nom (Gaire noi dormet!) aisel espos que vos hor atendet. (Ecoutez, vierges, ce que nous allons vous dire! Partez sitôt que nous vous commanderons! Attendez l’époux! Il s’appelle Jésus le Sauveur - prenez garde de ne pas vous endormir! - celui que vous attendrez tout à l’heure.) Hilaire, disciple d’Abélard, a écrit au début du XIIe siècle deux pièces en langage farci: le Daniel et la Suscitatio Lazari. Marthe et Marie plaignent leur frère qui est mort en l’absence de Jésus et que celui-ci aurait pu sauver, s’il était arrivé plus tôt. Leur chant est probablement exécuté sur une mélodie laïque à refrain, pareille à celles des trouvères: Si venisses primitus Dol en ai, Non esset hic gemitus. Bais frere, perdu vos ai. Un autre Daniel, dit de Beauvais, et un peu plus tardif, raconte en 392 vers farcis la légende du prophète hébreu qui voit mourir le despote babylonien Balthasar et survit aux supplices du roi perse Darius. Quoique la raison du mélange linguistique (très populaire d’ailleurs au Moyen Age) nous échappe, nous savons qu’on lisait parfois dans l’église des textes glosés où la phrase latine était accompagnée de la traduction en vers français. Tel est le cas de l’épître farcie de saint Etienne, lue le lendemain de la Nativité. Elle narre la passion d’Etienne, d’après les Actes des apôtres. Il est difficile de montrer les rapports de succession chronologique qui existent entre divers textes de ce type, d’autant plus que le même montage de phrases a pu être employé dans la liturgie pendant plusieurs siècles. C’est pourquoi certains ouvrages traitant du drame sacré préfèrent l’ordre des fêtes du calendrier, plus propre à décrire le répertoire théâtral. En France, au Moyen Age, l’année liturgique commençait par l’Annonciation, le 25 mars (et non pas comme aujourd’hui, par le premier dimanche de l’Avent). Cette fête pouvait être très proche de Pâques. On jouait donc les tropes de l’Annonciation, de la Visitation. Pour Pâques on a bien sûr des Mystères de la Passion, mais aussi Les Trois Maries1, l’Office du Sépulcre, Les saintes femmes au tombeau, la Résurrection. Pour l’Avent et Noël on jouait le Sponsus, puis le Drame des Prophètes qui ont annoncé l’avènement du Fils, l’Office de l’Etoile, Les Trois Rois, le Massacre des Innocents, l’Office des Pasteurs, le Drame de la crèche, le Mystère de la Nativité. Le seul des miracles de Jésus qui fût mis en scène était la Résurrection de Lazare. Les fêtes des grands saints étaient elles aussi marquées: La Conversion de saint Paul, Les Miracles de saint Nicolas, etc. Mais le théâtre sérieux s’émancipe du décor de l’église dans la seconde moitié du XIIe siècle. La pièce la plus ancienne est le Jeu d’Adam (Ordo representacionis Adae). Elle met en 1 Les trois Maries, dans la tradition française, sont: Marie-Madeleine; Marie femme de Cléophas et mère de saint Jacques le Mineur; Salomé, mère de saint Jean et de saint Jacques le Majeur. Salomé est nommée Marie-Salomé à la suite d’une erreur de lecture du texte de Marc, 15, 40. scène la Genèse jusqu’au meurtre d’Abel par Caïn, et se clôt par un défilé des prophètes annonçant la venue prochaine du Messie. La seule idée de mettre en scène le péché originel, dont les suites affligent à jamais l’humanité, est saisissante; on peut y voir soit une familiarité béotienne avec les choses sacrées, soit une intention d’édification correspondant à ce que sont aujourd’hui le psychodrame ou la thérapie de groupe. Eve est tentée par le serpent dans un dialogue mémorable, qui est restée le prototype de toutes les scènes de séduction. Le Malin s’étonne de ce qu’une personne si fine et si jolie accompagne un rustre comme Adam, qui ne la comprend pas et ne la traite pas comme elle mérite. Le diable peut lui ouvrir les portes d’une vie meilleure, si elle consent à l’écouter et à mettre en oeuvre ses conseils (A ton bel corps, a ta figure, Bien conviendreit tel aventure Que tu fusses dame del mond Des soverain e des parfont). L’entretien est analogue à celui des pastourelles, genre poétique cultivé par troubadours et trouvères également, et où un chevalier, rencontrant dans les champs une bergère, lui propose de le suivre pour mener une vie noble. A travers la légende de don Juan, ce motif se conservera jusqu’au XVIIIe siècle, et on en trouve un écho dans la scène don Giovanni-Zerbina de l’opéra de Mozart. Le meurtre d’Abel, assez schématique, selon les lignes du texte biblique, introduit une note différente dans la pièce. Le défilé des prophète achève de déséquilibrer la structure de l’ouvrage, qui visiblement s’est assigné plutôt une mission d’instruction. Le début du XIIIe siècle voit fleurir la civilisation bruyante et riche des villes du Nord, parmi lesquelles Arras occupe à l’époque une place à part. Jean Bodel nous a laissé le plus ancien miracle conservé dans son Jeu de saint Nicolas, une fable naïve et comique, où la peinture vigoureuse des tavernes et des voleurs (tels les pittoresques Cliquet, Pincedés et Rasoir) oblitère les deux autres volets de l’oeuvre, un Orient conventionnel et une foi chrétienne réduite à des formes symboliques. Cependant la pièce ne manque pas de sève et de couleur, quand il s’agit par exemple des quatre émirs, Li Amiraus d’Outre l’Arbre Sec (l’Arbre Sec est le figuier qui s’est desséché etant maudit par Jésus - une façon, au Moyen Age, de dire “au diable Vauvert”), d’Orkenie, d’Oliferne et del Coine. Leur truculence exotique, jointe au comique des voleurs et à la poltronnerie du sénéchal, achève de briser l’unité de l’oeuvre, dont l’intrigue est trop faible pour contenir tant de bruit et de fureur. Un autre trouvère, le Parisien Rutebeuf, a écrit le Miracle de Théophile, l’aventure d’un clerc qui, par dépit pour son nouvel évêque qui lui a retiré des avantages, donne son âme au diable par un pacte en bonne et due forme, conclu grâce aux offices du magicien Salatin. Sept ans plus tard, lorsque le terme de sa vie approche, Théophile se laisse gagner par l’angoisse d’avoir perdu son âme. Il implore la Vierge Marie de le délivrer du malin. En exerçant sa fonction de protectrice des pécheurs, elle intervient et demande au diable qu’il rende aussitôt la chartre, le document du contrat. Sinon, elle le menace de lui “marcher sur le ventre”. Salatin emploie dans sa conjuration un langage fictif, qui devait avoir un grand succès (Lagozatha cabyolas...); de même, dans le Jeu de saint Nicolas, l’idole des païens, Tervagan, avant d’être renversée, prononce un augure incompréhensible dans une langue obscure (Palas aron ozinomas...). Après la farciture latin-vulgaire, les langues fictives apparaissent comme une véritable obsession médiévale. Il suffit de rappeler l’exemple de la célèbre abbesse allemande Hildegarde de Bingen (1098-1179), qui faisait chanter à ses nonnes des cantiques composés par elle-même, où se mêlaient des mots en une langue angélique, à elle seule révélée. Le manuscrit Cangé nous conserve 40 Miracles de Nostre Dame appartenant à une confrérie parisienne d’acteurs. Ils datent de la seconde moitié du XIVe siècle. Le récit, de courte étendue, a chaque fois pour dénouement l’intervention de la Vierge. Ainsi, le Miracle de Nostre Dame, comment elle garda une femme d’estre arse, raconte le ressentiment d’une femme que la rumeur publique accuse de vivre avec son gendre. Elle pense résoudre le problème en faisant assassiner celui-ci dans la cave par deux faucheurs de passage. La justice se saisit, on l’arrête; condamnée à être brûlée, elle obtient la faveur que le cortège qui la menait au bûcher s’arrête pour lui permettre de prier Notre Dame dans une église. Au moment de l’exécution, on constate avec étonnement que les flammes la touchent sans lui faire de mal. Elle est libérée et choisit de finir ses jours dans un couvent. La naïveté de ces textes dramatiques est amusante; cependant elle pose problème lors de la représentation moderne: il est difficile de retenir son ironie envers l’oeuvre, et à la fois de la restituer fidèlement. En dehors de l’église, y a-t-il un théâtre “sérieux” aux XII-XIVe siècles? D’autre part, est-il possible de refaire le climat de réception du théâtre médiéval? Certains l’ont pensé, comme le médiéviste Gustave Cohen, animateur d’une compagnie théâtrale estudiantine, les Théophiliens, qui a entrepris de nombreuses tournées dans le monde. Le cas du théâtre comique est encore plus difficile, car il n’arrive plus à nous faire rire, avant la Farce du maître Pathelin, qui est du quinzième siècle. On veut présenter les fêtes de décembre (fête des fous, des Innocents, de l’âne) comme origines du théâtre comique. Lors du défilé des prophètes apparaissait Balaam monté sur son ânesse (Nombres, 22, 21-35). Deux joyeux compères sous le déguisement de l’âne se querellaient avec le vénérable vieillard et se livraient à maintes bouffonneries, pour le délice d’un public qui n’avait rien de la délicatesse des esthètes modernes. Cependant regrouper l’ensemble des festivals populaires sous le vocable du théâtre comique paraît abusif. Arras a vu représenter Le Jeu de la Feuillée du trouvère Adam de la Halle, un défilé de personnages bizarres occasionné par le départ du poète pour “les écoles”. On découvre ainsi un père avare (Maître Henri), la propre femme du poète, puis un moine vendeur des reliques de saint Acaire, qui exorcise et guérit les maladies mentales; le saint homme se fera rouler par les amis d’Adam, Hanse le mercier, Riquèche Aurri et Gillot le Petit, qui mangeront et boiront à ses dépens. Dans la peinture de sa femme Marie, Adam réussit la performance de se montrer à la fois courtois, en faisant son portrait de jeunesse, et misogyne, lorsqu’il parle de son âge mûr. La fin de la pièce est marquée par la procession du roi Hilekin. Il s’agit de celui qui est connu aussi sous les noms d’Hellequin, Helleking, plus tard Arlequin, roi des elfes, dont la maisnée tournoie parfois dans les airs avec grand fracas2. Enfin viennent les trois fées qui président au destin d’Adam, Arsile, Morgue et Maglore, dont la dernière lui est hostile et l’empêchera de se rendre à Paris pour étudier. Le même auteur nous a laissé un Jeu de Robin et de Marion, écrit vers 1285, lorsqu’il s’apprêtait à partir pour l’Italie dans la suite du comte d’Artois. La trame générale est celle d’une pastourelle. Les personnages chantent et parlent tour à tour. Un chevalier essaie d’emmener Marion, qui ne veut point abandonner son Robin. De Rutebeuf on a un monologue dramatique, le Dit de l’herberie, où un marchand de remèdes amuse le public avec son bagout, son discours professionnel. Il se présente en médecin et énumère les vertus bienfaisantes des pierres précieuses; il vante les merveilles de ses aphrodisiaques; il recommande, contre les maux de dents, des recettes contenant des immondices, et met en garde son public contre diverses infirmités dégoûtantes. Le même monologue de l’épicier se retrouve dans les Passions des confréries, et continue dans la 2 La Mesnie Hellequin, dont l’origine est germanique (die wilde Jagd) et la signification liée à un phénomène atmosphérique, persiste longtemps dans les coutumes françaises. Le cortège est mené par le roi Hellequin en guise de géant, monté sur un âne dont on peut compter les côtes, et suivi par des masques qui figurent diablotins, revenants, monstres. Ce sont eux qui donnaient le charivari aux nouveaux époux. L’emploi des déguisements dans les processions de fête est si ancien en France, que le concile de Nantes dut interdire, en 658, aux prêtres de porter des masques. tradition scénique jusqu’au XIXe siècle, avec par exemple l’air du docteur Dulcamara dans L’Elixir d’amour. Courtois d’Arras est une petite pièce où deux putains et un aubergiste volent les soixante sous d’un jeune campagnard nommé Courtois, qui pensait s’émanciper du travail de la ferme. Il est obligé, pour vivre, de garder les pourceaux d’un bourgeois, qui le nourrit de pain d’avoine. Il n’en peut plus et revient demander pardon à son père, qui fait égorger le veau gras comme dans la parabole de l’enfant prodigue. De la fin du XIIIe siècle date une pièce que l’on a souvent qualifiée de farce, le Garçon et l’Aveugle. Elle a été mise en scène à Tournai vers 1270-1280. Le valet rusé roue de coups son maître aveugle, lui vole ses deniers se disparaît. Une Farce de Maître Trubert et Antrogniart, par Eustache Deschamps, n’a pas été conçue en vue de la représentation, de même qu’une autre de ses oeuvres, le Dit des quatre offices de l’Ostel du Roy. La farce, comme genre, s’affirme en fait vers la fin du XIVe siècle et surtout au siècle suivant. Cependant la distinction entre théâtre comique et théâtre sérieux était (comme on vient de s’apercevoir) autrement conçue que de nos jours. Dans les entractes des mystères, l’atmosphère était détendue par un fou, un bouffon, qui faisait rire avec ses bourdes; les manuscrits portaient l’indication: hic stultus loquitur, “ici parle le fou”. A Sens, on célébrait dans la cathédrale la messe des Fous, oeuvre parodique attribuée à l’archevêque Pierre de Corbeil, de la fin du XIIe siècle. Cette familiarité venait de la présence de la foi chrétienne dans le quotidien de la société: les gens étaient obligés d’accomplir chaque jour des devoirs spirituels, mais d’autre part le service de Dieu était à son tour contraint d’embrasser la nature humaine tout entière, et d’accepter les pratiques, les besoins et les coutumes de la communauté. Voilà pourquoi nous devons accorder une importance spéciale à la question de l’insertion sociale du théâtre au Moyen Age. L’esprit corporatif du Moyen Age faisait que dans les villes presque tout était régi par des négociations et des compromis entre les citoyens, organisés dans des associations aux buts les plus divers: se défendre contre les empiètements du comte ou de l’évêque, cotiser pour payer leur futur enterrement et les services commémoratifs, organiser les processions lors des grandes fêtes comme le Mardi Gras, etc. Les étudiants de Paris jouaient des pièces sous la présidence d’un Pape des Ecoliers. Philippe le Bel confirma en 1303 par lettres patentes la société de la Basoche, composée des jeunes avocats et procureurs du Parlement de Paris, et qui avait pour but de mimer l’autre société, en lui montrant son propre roi, sa cour, sa monnaie et ses processions solennelles. Elle se contenta longtemps de ses fêtes qui avaient lieu trois fois l’an; mais dès 1352 on la voit donner des représentations comiques: Le Mauvais riche et le ladre; puis, en 1396 Bien advisé et mal advisé. Au XVe siècle elle mit en scène des moralités allégoriques où l’on montre Banquet attirer dans les rets de sa fourberie des jeunes insouciants, nommés Gourmandise, Friandise, Je-bois-à-vous, qui seront bientôt la proie de terribles personnages comme Indigestion et Hydropisie. Diète, grand prévôt de l’estomac, fait arrêter Banquet et le condamne à la pendaison. Le jour du Mardi Gras, les clercs de la Basoche présentaient la cause grasse, une parodie des procès du Palais, avec maintes allusions satiriques et comiques. D’autres sociétés burlesques régnaient en province: celle des Cornards à Evreux, celle de la Mère Folle à Dijon, celle du Prévôt des Etourdis à Lille. (Elles sont, par une suite étrange de retournements de valeurs, les ancêtres des académies d’aujourd’hui.) Au-delà des corporations, c’est la ville tout entière qui se sent concernée lors d’une représentation. Nous avons un exemple authentique dans la fête de la Présentation de la Vierge Marie au Temple, telle que l’organisa Philippe de Mézières en Avignon, en 1385. L’évêque de la ville joue le rôle de Dieu le Père. Un jeune homme est l’Eglise et un vieillard la Synagogue. La Vierge est une petite fille de trois ou quatre ans. Elle foule aux pieds Lucifer et le précipite du haut d’une plate-forme. L’évêque prend dans ses bras la petite fille et, tandis que le choeur chante Veni, amica mea, veni, columba mea, il l’emmène embrasser l’autel. Puis il dit la messe. A la fin du service divin, on fait le tour de la ville en procession, “si le temps est beau”, les anges accompagnant à cheval. Enfin tout le monde participe à un grand banquet, présidé par la Vierge Marie. On voit qu’on n’a pas tellement besoin d’une intrigue pour que tout le monde soit content. Les entrées des rois sont souvent de véritables spectacles, lors desquelles on présente soit des pièces, soit des tableaux vivants, soit seulement des personnages allégoriques en costumes. Pour l’entrée du roi d’Angleterre Henri VI à Paris, en 1431, on érigea des échafauds sur lesquels étaient figurées “les ystoires demonstrans la Nativité de Notre Jhesu Christ; lesqueles persones aucunement ne se mouvoient, et apparoient estre ymages et estoient bien huit vingts personnaiges”. Ces figurations sont d’ailleurs anciennes. Elles seront commémorées dans des tableaux. De nombreuses Nativités et Annonciations et Adorations des Mages que nous admirons aujourd’hui dans les musées ne sont que des figurations des tableaux vivants où les citoyens de la ville impersonnaient l’histoire sainte, fiers de se montrer à leurs voisins dans leurs plus beaux vêtements. La participation de la communauté tout entière est remarquable dans le cas de ce qu’on appelle les mystères (de ministerium, représentation). Il s’agit pour l’essentiel de versions de la passion de Jésus, comportant des scènes de la vie du Christ. On suppose que les textes des Passions remontent à un poème narratif, chanté par les jongleurs, et datant de la fin du XIIe-début du XIIIe siècle. De cette Passion des jongleurs dériverait une version suisse, la Passion de Sion, et de celle-ci, à leur tour, deux textes français, la Passion du Palatinus et la Passion d’Autun. Le Palatinus date du début du XIVe siècle et se conserve dans un manuscrit du Vatican, le Palatinus latinus n° 1969. Le texte porte la marque des contraintes du spectacle et reflète les traditions du temps. Ainsi, le culte des arma Christi, les instruments de la Passion, à savoir clous, couronne d’épines, etc., fait que la fabrication des clous acquière une importance démesurée (le forgeron a les mains enflées, et c’est sa femme, instrument du diable, qui les forge). Alors que les principaux personnages bénéficient de beaux et longs monologues, les militaires de la ville ont sans doute tenu à figurer eux aussi dans la pièce et on leur a construit des rôles sur mesure, à en juger d’après leur intervention. La Passion de Semur (en Bourgogne) provient du texte du Palatinus, mais elle est inspirée aussi par un texte populaire du grand philosophe franciscain Bonaventure, les Meditationes de vita Christi. Les spectacles sont organisés par des associations de citoyens, les confréries de la Passion. Celle de Nantes, la plus ancienne, est attestée à en 1371; puis, en 1402, Charles V confère des lettres patentes à la Confrérie de la Passion et de la Résurrection de Notre Seigneur, à Paris. Ces manifestations communautaires prirent un grand essor au quinzième siècle, au-delà de la limite de la période qui nous intéresse dans ces pages. En 1477 la ville de Montferrand tout entière fut préoccupée pendant trois mois par une représentation de la Passion, dont le texte de 15.000 vers était réparti sur sept dimanches successifs. Le “conduicteur du mystere” était un docteur en théologie. La Passion jouée à Valenciennes en 1549 durait 25 journées de 2.000 vers chacune. Par un étrange paradoxe, la période de floraison du théâtre en style “médiéval” fut la Renaissance.