La Chine hermétique. Superstitions, crime et misère

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Dr J.-J. MATIGNON
LA CHINE HERMÉTIQUE
Superstitions, Crime et Misère
Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole,
Courriel : [email protected]
Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ”
fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Site web : http://classiques.uqac.ca/
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi.
Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/
La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur
bénévole,
Courriel : [email protected]
à partir de :
LA CHINE HERMÉTIQUE,
Superstitions, crime et misère
par J.-J. MATIGNON
Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1936, 400 pages.
Première édition, sous le titre ‘Superstitions, crime et misère’, 1898.
Police de caractères utilisée : Verdana, 12 et 10 points.
Mise en page sur papier format Lettre (US letter), 8.5’’x11’’.
[note : un clic sur @ en tête de volume et des chapitres et en fin d’ouvrage,
permet de rejoindre la table des matières]
Édition complétée le 15 décembre 2006 à Chicoutimi, Québec.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
A PROPOS D’UN PIED DE CHINOISE
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Voir un pied de Chinoise n’est pas toujours facile. En avoir un
à soi, qu’on peut examiner, disséquer, est une véritable chance.
Cette chance, je l’ai eue, grâce à l’obligeance des sœurs de
l’hôpital français de Pékin.
Le pied provenait d’une jeune fille de vingt ans, morte de
tuberculose. C’était une fille du peuple, voilà pourquoi son « petit
pied » était un peu grand. Il avait, en effet, 17 centimètres de
longueur, alors que celui d’une femme du monde peut ne pas
dépasser 13 à 14 centimètres. Son poids, avec 6 centimètres de
jambe, était de 480 grammes.
La face externe du pied a la forme d’un triangle rectangle. Le
bord supérieur, légèrement convexe au niveau du scaphoïde, en
est l’hypoténuse. Le bord inférieur, à peu près horizontal,
présente, à l’union de son tiers postérieur et de ses deux tiers
antérieurs, une encoche profonde regardant en bas et en arrière.
Le bord postérieur est perpendiculaire.
Même disposition pour la face interne. Toutefois, son bord
inférieur est moins nettement dessiné ; il a vaguement la forme
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
d’un large accent circonflexe, sur la partie antérieure duquel se
voient les faces dorsales des orteils repliés sur eux-mêmes.
La face plantaire, ellipsoïdale, est plus large dans sa partie
postérieure que dans l’antérieure. Une dépression profonde d’un
centimètre partage la plante en deux régions distinctes : celle du
talon, en forme de fer à cheval ; celle des orteils, vaguement
triangulaire.
Les quatre derniers orteils sont, par un mouvement de
flexion, ramenés totalement sous la plante et reposent, sur le
sol, par leur face dorsale. Chacun d’eux porte un cor à ce niveau.
Les orteils ont subi non seulement ce mouvement de flexion,
mais aussi un mouvement de rotation sur leur axe, car ils sont
pliés de dehors en dedans et d’arrière en avant.
L’orteil est aplati et, sur une coupe perpendiculaire, paraît
triangulaire. Le tassement des orteils et la déformation consécutive sont surtout marqués sur le second.
Les ongles sont modifiés dans leur aspect, et atrophiés. Aux
trois derniers doigts, ils sont petits, minces, renversés. Celui du
deuxième a la forme d’une griffe et on voit très bien son
empreinte sur la figure.
L’axe du gros orteil, prolongé en arrière, passerait au milieu
du talon. C’est, autour de cet axe que se produit le mouvement
hélicoïdal, destiné à amener la flexion et le tassement des autres
doigts.
Les quatre derniers orteils ont perdu, à peu près, toute mobilité spontanée et on ne peut pas provoquer un écartement de la
voûte plantaire supérieur à 1 cm. 50.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
Les mouvements qu’on peut faire exécuter aux articulations
médio-tarsiennes sont insignifiants.
La peau, sur les faces dorsale et latérale, est normale, mais
porte de nombreuses rides. A la face plantaire, elle forme des
callosités au niveau du talon et du gros orteil ; ailleurs, elle est,
fine, blanche, comme macérée.
Le pied est très cambré. La malléole externe est à 7 centimètres ; l’interne à 8 centimètres du sol.
Une dissection rapide nous a donné les renseignements suivants.
Le tissu cellulo-graisseux forme un matelas très épais,
maintenu par de nombreuses cloisons fibreuses, partant de la
couche profonde du derme pour s’insérer sur le périoste, au
niveau du calcanéum.
L’aponévrose plantaire est faible et s’attache à la tubérosité
interne du calcanéum par deux chefs. Le premier, volumineux et
assez large, s’étend en éventail et se termine sur la tête des
derniers métatarsiens. Le deuxième, plus interne, envoie un
petit faisceau de fibres obliques, en éventail, qui va se perdre
sur le bord externe du cinquième métatarsien.
Les trois loges formées par l’aponévrose n’existent pas ;
deux seulement sont bien marquées, l’interne et la moyenne. Je
n’ai pu trouver trace de la cloison séparant la loge moyenne de
l’externe.
Les muscles de la région plantaire se rencontrent à peu près
tous, mais sont remarquables par leur état d’atrophie ou plutôt
de nanisme.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
RÉGION INTERNE. — Le court adducteur du gros orteil est
normal. Les insertions du court fléchisseur sont normales en
arrière, mais la bifidité n’existe pas en avant. Le long fléchisseur
le déprime pour se creuser une gouttière dans son épaisseur. La
portion oblique du court abducteur est atrophiée, formée de
quelques fibres musculaires, pâles, larges d’un demi-centimètre,
terminée par un tendon de la grosseur d’une épingle.
RÉGION MOYENNE. — Le court fléchisseur est très rudimentaire, composé presque seulement de tendons, fins comme des
aiguilles. L’accessoire du long fléchisseur, ayant des insertions
normales, est relativement très volumineux.
Les lombricaux ne sont représentés, pour les trois externes,
que par quelques fibres musculaires. Le premier est bien
développé.
RÉGION EXTERNE. — Le court abducteur du petit orteil, le
court fléchisseur sont tout petits, mais présentent des insertions
normales. L’opposant n’existe pas.
Les interosseux, surtout les deux premiers, sont bien développés.
A la face dorsale, l’aponévrose du pied est très fine, véritable
feuille de papier à cigarettes. Elle commence au ligament annulaire de la jambe qui est très fort.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
Le muscle pédieux est très mince, plat, d’un quart de centimètre à peine d’épaisseur. Ses tendons sont filiformes.
Les vaisseaux et nerfs, faciles à reconnaître à la face dorsale,
n’ont pu être suivis ou trouvés facilement à la face plantaire.
Les os ont comme caractère général une gracilité tout à fait
particulière. Les métatarsiens ne sont point détonnés. Ils sont
simplement petits. Le scaphoïde est normal. Le cuboïde, les
cunéiformes, surtout les deux premiers, sont atrophiés et aplatis
latéralement. La plus grande déformation porte sur le calcanéum
dont le volume est normal. Mais cet os, fléchi sur lui-même, est
tordu en virgule 1.
@
Voici comment, dans son intéressant travail Pékin et ses habitants, M. le Médecin-inspecteur Morache décrit les manœuvres
qui doivent amener la production de cette déformation.
On commence à masser le pied, à fléchir plus ou moins les
derniers orteils, à les maintenir, dans cette position, par un bandage en 8 de chiffre. Ce bandage que j’ai vu exécuter, plusieurs
fois, devant moi se fait avec une bande de coton ou de soie, de 5
à 6 centimètres et plus de large, de 1 mètre à 1 m. 50 de long.
On applique le chef initial de la bande sur le bord interne du
pied,
au
niveau
de
l’articulation
tarsienne
du
premier
métatarsien. On porte la bande sur les quatre derniers orteils,
laissant le pouce libre, puis sous la plante du pied. On la relève
sur le cou-de-pied pour former une anse derrière le calcanéum,
On pourra voir, au musée de médecine légale de la Faculté de Médecine de
Lyon, un spécimen de ce squelette que j’ai offert au professeur Lacassagne,
pour sa collection de criminologie.
1
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
en ayant soin de l’appliquer sur la tête de l’os, non au-dessus ;
on revient au point de départ. En un mot, on fait un 8 de chiffre
dont l’entrecroisement se trouve sur le bord interne du pied. Audessus de cette première bande, on en place une seconde,
destinée surtout à la maintenir, et on l’arrête par quelques
points de couture.
Le mode d’application du bandage ne varie pas, pendant
toute la période des manœuvres.
En
étudiant
son
effet,
on
constate
qu’il
produit
deux
résultats : 1° flexion des quatre derniers orteils et torsion, sous
la
plante
du
pied,
des
métatarsiens
correspondants ;
2°
tassement antéropostérieur du pied, par son point d’appui sur le
calcanéurn. Peut-être, déjà, à un faible degré, exagération de la
concavité plantaire.
Pendant les premiers temps, le bandage est médiocrement
serré. Peu à peu, on augmente la tension. A chaque nouvelle
application, qui se renouvelle au moins tous les jours, on laisse
quelques instants le pied à nu, on le lave et on le frictionne avec
l’alcool
de
sorgho.
L’oubli
de
cette
précaution
contribue
puissamment à faire naître des ulcérations.
A cette époque, la chaussure de l’enfant consiste en une
bottine dont l’extrémité se rétrécit peu à peu et arrive, enfin, à
être complètement pointue. L’étoffe remonte assez haut et se
réunit en avant par un lacet. La semelle est plate, sans talon,
comme celle d’une pantoufle.
Par ces seuls moyens, on arrive à produire le pied vulgaire
que nous avons décrit plus haut, comme le plus commun dans le
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
Nord, le plus usité par les classes pauvres. Mais il faut en continuer l’usage, sous peine de perdre le fruit des premiers efforts.
La jeune fille, la femme s’appliquent leurs bandages avec régularité. Là, ainsi qu’en beaucoup d’autres choses, si on n’acquiert
pas, on perd. La chaussure reste, toujours, la même comme
forme, elle varie seulement de dimensions avec la croissance du
pied ; car il n’y a pas arrêt absolu de développement de ce
membre, mais seulement perversion.
Si la mère veut donner à sa fille un pied encore plus élégant,
elle a recours à d’autres procédés. Lorsque le premier degré est
bien établi, que la flexion des orteils est permanente, on
commence à exercer un massage énergique, puis on place, sous
la face plantaire, un morceau de métal de forme cylindrique et
d’un volume proportionné à celui du pied. On applique le
bandage en 8 par dessus le tout, en le maintenant fortement et
en portant les entrecroisements non plus sur le bord interne du
pied, mais sous la face plantaire.
Le rôle de ce corps, placé et maintenu en ce point, est facile à
comprendre : le point d’appui doit être considéré comme pris sur
le demi-cylindre métallique et sur la masse osseuse centrale du
pied. Les points mobiles sont, d’une part, le calcanéum, de
l’autre les orteils, qui tendent à se rapprocher en tournant autour
du centre. Si l’on veut, on peut encore considérer les orteils, les
métatarsiens et le demi-cylindre comme point d’appui fixe. La
partie postérieure du calcanéum sera le point mobile. Dans tous
les cas, cet os sera sollicité à changer de direction et à devenir
plus ou moins vertical, d’horizontal qu’il était normalement.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
Lorsqu’un certain résultat a été obtenu, on n’a qu’à porter les
tours de bande sur le calcanéum lui-même, par-dessus l’insertion du triceps jambier, et l’on augmente ainsi l’action du bandage. Enfin, pour s’opposer à la contraction de ce muscle qui
agirait en sens inverse, on entoure quelquefois la jambe de
plusieurs tours de bande assez serrés.
Un puissant moyen, pour arriver au résultat cherché, se
trouve encore dans le massage.
La mère, appuyant son genou sur la face inférieure du demicylindre de métal, saisit d’une main le calcanéum, de l’autre la
partie antérieure du pied de l’enfant et s’efforce de le plier. On
dit que dans ses efforts elle produit, quelquefois, une fracture
(une luxation) des os du tarse ; que, si elle n’y parvient pas, elle
frappe avec un caillou sur la face dorsale, jusqu’à ce que la
lésion se produise. Enfin, dans certaines provinces, il serait
d’usage d’enlever un os, probablement le scaphoïde, lorsque
celui-ci faisant saillie après des manœuvres nombreuses, sans
doute fracturé déjà, rend possible une opération que jamais les
Chinois ne pratiqueraient sans cela 1.
Dans le début de cette seconde période, on a substitué à la
chaussure à semelle plate une bottine dont la semelle est
forcement convexe. Cette bottine aide d’abord, puis maintient,
chez les adultes, la concavité de la face plantaire.
En résumé, de même que je crois devoir admettre deux
degrés de déformation, je reconnais deux degrés de manœuvres.
Pendant l’hiver de 1895, on me présenta, à l’hôpital de Nan-Tang, une petite
fille portant une assez large ulcération sur la face dorsale du pied. La
suppuration y était établie depuis longtemps. Le scaphoïde avait été brisé et
je dus enlever la partie supérieure de l’os nécrosé.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
Dans le premier degré, flexion des quatre orteils, sous la plante
du pied, tassement d’avant en arrière, obtenu par les bandages.
Dans le second degré (supposant le succès du premier), bascule
du calcanéum, diminution énorme de la longueur du membre,
exagération
de la voûte plantaire obtenue par la bandage aidé du demicylindre de métal, le massage et les efforts exercés aux
extrémités du pied.
Toutes ces manœuvres produisent une flexion forcée du pied,
dans le sens antéro-postérieur, avec torsion des orteils autour
du premier métatarsien. Tout le poids du corps repose sur le
calcanéum. Les orteils ne jouent qu’un rôle insignifiant. Du
reste, la gravure de la chaussure ci-
Chaussure de femme chinoise
—
Chaussure de femme tartare
jointe montre que seul le talon peut avoir un rôle de sustentation
sérieux. Mais ce point d’appui est assez insuffisant. Aussi, les
femmes, dès qu’elles sont un peu âgées, doivent-elles avoir
recours à un bâton. Les jeunes marchent, les bras légèrement
écartés, comme des balanciers, le thorax en avant, le bassin en
arrière, semblant poursuivre leur centre de gravité. Les talons
réunis, elles sont en équilibre tout à fait instable et rien n’est
plus facile que de les faire tomber à la renverse. La chose m’est
arrivée, un jour, à l’hôpital. Une femme de quarante ans environ
était venue me voir pour ses dents. A un moment donné, ayant
voulu lui faire incliner la tête un peu en arrière, j’exerçai une
pression avec mon pouce, dans le sens vertical, contre l’arcade
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
dentaire supérieure. La pression avait été légère, mais suffisante
pourtant pour renverser ma cliente.
Cette esthétique est pénible à obtenir. Un proverbe chinois
dit : « Tout petit pied coûte une tonne de larmes. » Mais cette
question sentimentale a été sans effet, sur le développement de
cette singulière pratique.
Mrs. Archibald Little, qui s’est beaucoup occupée de la question
et
a
été,
jadis,
une
animatrice
de
l’Antifootbinding
Association, a pu écrire :
« Pendant trois ou quatre ans, la fillette est une martyre, marchant péniblement avec un bâton, ne pouvant
ni courir ni jouer. Menant une existence de douleur, les
traits
tirés,
la
figure
pâle,
10
%
d’entre
elles
succombent 1.
*
Pourquoi cette coutume ? Depuis quand est-elle établie en
Chine ? C’est un mystère qui, jusqu’ici, n’a pu être encore
éclairci. Les opinions les plus singulières ont été émises à ce
sujet.
Pour certains auteurs, cette pratique se perdrait dans la nuit
des temps. Un historien chinois prétend que cette mode fut
établie en 1100 avant Jésus-Christ. Une certaine impératrice TaKi
avait
un
pied
bot :
elle
persuada
à
son
mari
—
vraisemblablement homme faible — de décréter obligatoire la
compression des pieds des petites filles, pour les rendre
semblables à celui de leur Souveraine, donné comme modèle de
1
Mrs. Archibald LITTLE, Intimate China, Kelly et Walsh édit, Chang-Haï.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
beauté et d’élégance. Peut-être cette version a-t-elle un fond de
vérité ; le pied déformé est légèrement varus équin.
D’autres auteurs prétendent qu’un monarque fantaisiste,
Hang-Ti, 600 ans après Jésus-Christ, avait forcé une de ses
concubines à se comprimer les pieds. Il avait fait imprimer sous
la semelle une fleur de lotus, qui, à chaque pas de la favorite,
laissait son empreinte sur le sol : de là le nom de lis d’or, encore
employé pour désigner le pied. de la Chinoise.
Une autre tradition veut que cette habitude remonte à
l’Empereur Li-Yo qui tenait sa cour à Pékin en 916 après JésusChrist ; le souverain s’avisa de faire tordre le pied d’une de ses
femmes pour lui donner une vague ressemblance avec le
croissant de la lune. Les courtisans se pâmèrent aussitôt
d’admiration et la chose devint de mode.
D’autres auteurs soutiennent que cette habitude de déformer
le pied n’a d’autre but que d’empêcher la femme de courir et de
donner la sécurité au Chinois, très jaloux. Si tel est le but
poursuivi,
le
résultat
est
négatif,
car
les
petits
pieds
n’empêchent guère la femme de marcher, de courir, de danser,
jouer au volant ou faire des acrobaties, à cheval ou sur la corde.
Quelle qu’en soit l’origine, cette habitude est fort répandue.
La beauté chinoise réside en grande partie dans le pied. « Un
pied non déformé est un déshonneur », dit un poète. Pour le
mari, le pied est plus intéressant que la ligure. Seul le mari peut
voir le pied de sa femme nu. Une Chinoise ne montre pas plus
facilement ses pieds à un homme, qu’une femme d’Europe ses
seins. Il m’est arrivé de donner, souvent, mes soins à des
femmes
chinoises
à
pied
ridiculement
13
petit,
pour
plaies,
La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
excoriations survenues du fait du bandage trop serré. Elles
avaient
des
pudibonderies
de
pensionnaires,
rougissaient,
faisaient mille manières pour se laisser examiner, me tournaient
le dos pour défaire les bandes et dissimulaient, ensuite, leur pied
dans un linge, ne laissant à découvert que la partie malade. La
pudeur est une question de convention : les Chinoises l’ont pour
les pieds.
La déformation du pied n’est pas également répandue dans
toutes les provinces. Elle est plus fréquente à la ville qu’à la
campagne. Au nord de Pékin et dans les anciens territoires
mongols, maintenant occupés par les Célestes, j’ai pu remarquer
que toutes les femmes avaient les pieds déformés. Seules les
chrétiennes les avaient normaux. Les missionnaires ont pu
obtenir de leurs ouailles de renoncer à cette pratique de
coquetterie. Il n’en est pas partout ainsi, car, dans certaines
provinces du Sud, les religieuses qui dirigent les orphelinats sont
obligées de déformer les pieds de leurs petites filles, sans quoi
elles ne trouveraient pas à les marier.
Les
femmes
tartares-mandchoues
ont
les
pieds
remarquablement fins, mais non déformés. Après la conquête et
l’établissement, sur le trône des Mings, de la dynastie actuelle,
les femmes des vainqueurs voulurent adopter la mode chinoise :
des édits impériaux s’y opposèrent sous peine de mort. Les
Tartares obéirent à regret, mais cependant essayèrent de copier,
de loin, la forme de la chaussure chinoise et mirent à la leur un
énorme talon au milieu de la semelle.
@
14
La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
On a prétendu que cette déformation des pieds avait pour
résultat d’amener un développement plus considérable des
cuisses, du mont de Vénus. M. Morache a, depuis longtemps,
démontré que cette hypothèse n’avait rien de très fondé. Les
recherches, les mensurations faites par moi-même, à ce sujet,
ne font que confirmer l’opinion de mon éminent chef.
Mais il est un point sur lequel personne n’a encore insisté et
qui, à l’heure présente, me paraît particulièrement intéressant :
je veux parler du rôle du pied, comme excitant du sens
génésique chez le Chinois. Mon attention a été attirée sur ce
point, par un très grand nombre de gravures pornographiques,
particulièrement dégoûtantes, dont les Chinois sont très friands.
Je regrette que leur caractère de trop haute obscénité ne me
permette pas de reproduire, dans ce travail, quelques-uns de ces
spécimens. Dans toutes ces scènes lubriques, on voit le mâle
tripoter voluptueusement le pied de la femme. Le pied, surtout
quand il est très petit, pris dans la main d’un Céleste 1, lui
produit un effet identique à celui que provoque, à un Européen,
la palpation d’un sein jeune et ferme ; pure question de
sentiment... et de sensation. J’ai pris, pour me confirmer dans
l’opinion que j’avance, beaucoup de renseignements auprès des
Chinois. Tous les Célestes interrogés ont été univoques :
— Oh ! le petit pied ! Vous, Européens, ne pouvez pas
comprendre tout ce qu’il a d’exquis, de suave, d’excitant !
Je dois faire remarquer que le pied, quand il est amoureusement pris dans la
main du Chinois, n’est jamais nu, mais toujours enveloppé d’une bande
d’étoffe, plus ou moins fine.
1
15
La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
L’attouchement
des
organes
génitaux,
par
le
petit
pied,
provoque, chez le mâle, des frissons d’une volupté indescriptible.
Et les grandes amoureuses savent que, pour réveiller l’ardeur,
par trop refroidie, de leurs vieux clients, prendre la verge entre
leurs deux pieds vaut mieux que tous les aphrodisiaques de la
pharmacopée et de la cuisine chinoises, y compris le « ginsen »
et les nids d’hirondelles 1.
Le Chinois, croisant dans la rue un joli pied, fait des réflexions
aimablement libidineuses, tout comme la vue d’un corsage bien
garni et d’une jolie taille parle aux sens d’un Européen. Il n’est
pas rare de voir les chrétiens chinois s’accuser, à la confession,
d’avoir « pensé à mal » en regardant un pied de femme.
*
Plusieurs sociétés chinoises ont essayé, mais en vain, de
lutter
contre
cette
habitude
de
bander
les
pieds.
Les
missionnaires catholiques ont réussi, dans certains points, à faire
cesser cette coutume. Les missionnaires américains ont, il y a
quelque temps, tenté de frapper un grand coup. Ils ont rédigé un
placet, dans lequel ils demandaient à l’Empereur de Chine de
donner des ordres, pour faire cesser cette « pratique barbare »
et ont chargé le Ministre des États-Unis à Pékin de remettre
cette supplique, contenue dans une superbe boîte en argent, au
Tsoung-li-Yamen, pour que ce Ministère la fît parvenir au Fils du
Ciel. Le Tsoung-li-Yamen répondit que l’Empereur laissait à ses
sujets le droit de faire ce qui leur plaisait, que la requête des
Toutes ces scènes lubriques sont admirablement représentées en terres
cuites : j’en ai vu souvent, soit à Tien-Tsin, soit à Pékin, chez des marchands
de gravures et de photographies qui voulaient bien me montrer les « trésors
artistiques » de leur arrière-boutique.
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La Chine hermétique
Superstitions, crime et misère
missionnaires ne pourrait lui être transmise, mais que la boîte
d’argent, ayant un cachet artistique et de la valeur, serait
conservée dans les archives. Nous trouvons cette déformation
des pieds ridicule, mais elle fait plaisir aux Chinois. Que dirionsnous, en Europe, si une société de Célestes venait faire
campagne contre le corset ? Déformation pour déformation,
quelle est la plus ridicule : celle qui a comme résultat de
produire une certaine difficulté de la marche ou celle qui,
comprimant l’estomac, luxant le rein, écrasant le foie, gênant le
cœur, empêche souvent les femmes de faire de beaux enfants.
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