8 SORTIE DE CRISE : LA SUBLIMATION DU VIDE (LA CREATION) En méditant sur quelque chose, les mystiques n’arrivent à rien, sinon à cette plénitude qui surgit du néant et fit découvrir le dénombrement de l’absence, le zéro. On a aussi créé le passage à la limite, l’évanouissement allant vers zéro, cet (epsilon1), ce pas grand-chose qui s’insinue dans l’expression artistique, visuelle ou sonore. On peut le voir à l’œuvre dans certaines fusions insensibles entre images du cinéaste ou le diminuendo extinctif du musicien. Quoi de plus émouvant que ce glissement qui va de l’habit à la nudité, de l’accolade à l’effleurement ? Est-ce quantité négligeable que cette information qui n’existe que par son voisinage ? C’est l’expression intime de la pensée, conduite jusqu’à son extinction, qui a permis la conquête des notions les plus fécondes de l’approche scientifique. Ses retombées techniques continuent à nous étonner. Le vide comme expérience méditative est connu dans toutes les voies spirituelles traditionnelles, qu’elles soient monothéistes, panthéistes ou même polythéistes. Mort où est ta victoire ? 1 La lettre ε (epsilon, « e simple ») est utilisée en mathématiques pour désigner des valeurs aussi proches de zéro qu’il est concevable (cf. Leibniz). 9 Un McDonnell Douglas F/A-18 de l'U.S. Navy à vitesse supersonique. Le nuage est dû à la singularité de Prandtl-Glauert. Comme d’autres ont rencontré le mur du son et crû qu’il était infranchissable 2, nous sommes face au vide ; comment pourrait-on aller au-delà ? Freud, sans assez s’en expliquer, nous parle de sublimation. La sublimation de l’alchimiste se rapporte à la métamorphose, la transmutation du solide au gazeux, du terrestre au céleste. Sublimer Sublimé (D’après le Dictionnaire Mytho-Hermétique de Dom Pernety, Denoël, 1972) L’étymologie latine de sublimation implique une notion d’élévation, d’une chose qui prend de la hauteur (avec une connotation d’obliquité). On aspire, on s’inspire, on admire, on s’extasie. Dans le domaine des beaux-arts, est « sublime » une œuvre empreinte de grandeur, d'élévation. Pour Freud, la sublimation prend en charge certaines pulsions sexuelles (ou agressives) et en utilise l’énergie au service du groupe social et de la culture. Avant d’en tracer l’épure, donnons un bref aperçu de ce qui en forme le terreau, la condition, les prolégomènes : l’échec du symptôme, l’inflation de l’idéalisation, 2 W. F. Hilton (dans les années quarante). 10 l’opposition sans nuance de la formation réactionnelle, le socle de la désexualisation et du narcissisme. Une voie de garage : le Symptôme Le Symptôme est une formation de compromis résultant d’un conflit inconscient ayant donné lieu à une défense non réussie. Le désir à refouler s'impose ou fait retour ; il se déguise par déplacement et par condensation, créant ainsi des objets imaginaires, des fantasmes (sexuels), dont le symptôme est habité tout comme il en est du rêve. Ce processus de défense à l’égard du désir censuré est analogue à la fuite devant un danger menaçant de l'extérieur. Plusieurs désirs peuvent se coaliser et si l’un d’eux est conscient, non refoulé, il permettra aux autres de « passer la douane », de « s’engouffrer dans la brèche » et d’atteindre à un mixte trouble qui, pour peu que la société en valide l’expression, pourra déjà se qualifier de sublimation. Il y a idéal et idéal ! La sublimation et l’idéalisation partagent une composante verticale, ascensionnelle. L’idéalisation glorifie son objet dont les qualités et la valeur sont presque portées à l’infini. La moindre de ses parties prend figure d’absolu pour devenir fétiche vivant ou relique de mort ! Dans la perversion on assiste à l’idéalisation d’une pulsion partielle, « spécialisée », qu’il s’agisse de jouir du sein, de l’urine, des selles ou du regard, du sexe ou de la voix, du bien ou du mal ! La formation réactionnelle… Mais les motions sexuelles du petit d’homme rencontrent l’éducation, la maturation et les sollicitations prématurées, d’où la naissance de contre-forces « réactionnaires ». Elles constituent une répression par changement de signe 3. Ce qui était attirant devient répulsif ; ainsi s’instaure la période de latence4. L’enfant éprouve alors une 3 S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1990 et aussi Essais de psychanalyse, PBP, 1981. 4 Vers l’âge de 6-8 ans. 11 répulsion (dégoût, pudeur, morale5) qui s’oppose à ce qu’on range dans la catégorie du pervers. Il y a comme une préfiguration de la sublimation dans le cas où les pulsions ne peuvent atteindre leur but. Parmi les pulsions sexuelles inhibées quant au but, Freud compte la tendresse entre époux, entre parents et enfants, ou la simple amitié. L’amour de soi Pour aller vers le haut, l’activité devra changer de but, abandonner sa première visée purement sexuelle. La libido se retire sur le moi qui pourra ainsi renforcer l’union, la liaison, la mise en relation6. L’autre est le véritable objet du désir […] dans une relation négative et en miroir qui permet au sujet de se reconnaître en lui. […] La conscience de soi découvre que l'objet n’est pas à l'extérieur d'elle mais en elle. La conscience a dû passer par l'autre pour revenir à soi sous la forme de l'autre. Le but change, en fait il s’étend et se généralise ; de la simple (in)satisfaction liée à un fantasme pulsionnel, on passe à une demande adressée à autrui, une demande d'amour. C’est sans doute pourquoi Freud a été contraint de faire intervenir dans la sublimation une confirmation par le groupe social… Ainsi l’artiste maudit devra au moins compter sur un avenir radieux qui fera de lui ce qu’il croit : un génie méconnu au présent mais sur-glorifié au futur ; l’artiste est incompris car le désir du groupe qui le validera n’est pas au rendez-vous, mais il doit advenir. “... l'individu en cours de développement, qui pour acquérir un objet d'amour rassemble en une unité ses pulsions sexuelles travaillant auto érotiquement, prend d'abord soi-même, son propre corps, comme objet d'amour, avant de passer de celui-ci au choix d'objet d'une personne étrangère.7" 5 S. Freud, Trois Essais sur la Théorie de la sexualité, Gallimard, 1963. S. Freud, « Le Moi et le ça », in Œuvres complètes, PUF, XVI. 7 S. Freud, Cinq Psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et Rudolph Loewenstein, PUF, 1981 ISBN 2 13 037107 8 [1911] p. 306. 6 12 C’est peut-être ce qui explique l’impressionnante universalité artistique de l’autoportrait, tellement universelle qu’elle se manifeste de manière fractale dans le moindre tracé et la moindre modulation8. Objection votre Honneur ! Si on demande à un enfant de dessiner sa famille, certains se dérobent à y marquer leur présence (pour s’être sentis exclus du cercle familial). Sans compter ceux dont la signature se termine, comme il se doit, par un paraphe ; sauf que ce paraphe sert à barrer le nom qu’il devrait mettre en valeur. Ainsi, le sujet, plutôt que d’exalter sa propre image, la déprécie, l’abîme, la vilipende, quitte à passer, au tournant, par la case glorieuse que ce dessin en creux a fini par graver. Désexualisation “La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force extraordinairement grandes et ceci par suite de cette particularité, spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l'essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d'échanger le but sexuel originaire contre un autre but9, qui n'est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation” (Freud). Lacan fait remarquer que les créations métaphoriques des œuvres d’art sont des formations de l’inconscient et sont retour du refoulé, au même titre que les symptômes, les rêves, les actes manqués, les traits d’esprit. Pour lui, sublimer, c’est renoncer à la recherche illusoire et désespérée de l’objet, quitte à célébrer sa perte. Dans l’amour courtois, c'est parce que la Dame est posée comme quasi inaccessible, quasi-impossible, perdue d’avance, qu'elle peut être élevée à la dignité de l’objet perdu, définitivement inaccessible. 8 Bernard Auriol, « L'image préalable, l'expression impressive et l'autoportrait », in Psychologie Médicale, 1987, 19, 9 ; 1543-1547. Disponible en ligne :http:/auriol.free.fr/psychanalyse/autoport.htm. 9 Dans « Le Moi et le ça », in Œuvres complètes, PUF, XVI. 13 L’amour Courtois d’après http://storage.canalblog.com/50/02/93175/28584559.jpg L’arbre peut être celui du paradis terrestre qui les unit et les sépare ! Il s’assortit de l’écriture de la Loi, du coq du remords et de l’ange qui fait obstacle au péché, même s’il est là pour dire l’amour ! Freud sait de quoi il parle lorsqu’il décrit la désexualisation comme condition pour sublimer : « il a déclaré qu'à partir de l'âge de 40 ans, après la naissance de son cinquième enfant, il avait pratiquement cessé toute relation charnelle et mis son activité pulsionnelle au service de son œuvre, s'inscrivant ainsi au panthéon des grands hommes qu'il admirait. » (d’après Roudinesco) 14 Triangle sublime Cet aveu est d’autant plus paradoxal qu’il critique par ailleurs, avec un accent quasinietzschéen les pratiques de ce genre : "D'une façon générale, je n'ai pas acquis l'impression que l'abstinence sexuelle aide à former des hommes d'action énergiques, des penseurs originaux, des libérateurs ou des réformateurs avisés ; elle forme plus fréquemment des honnêtes gens faibles qui disparaissent plus tard dans la grande masse de ceux qui suivent à contrecœur les impulsions données par les individus forts10." La pratique des moines de toutes religions assoit la possibilité exceptionnelle d’une décharge non sexuelle de l’énergie sexuelle11. Contrairement à ce qu’on attendrait de Freud, il abonde, discrètement, en ce sens : « l'altruisme12, le contraire de l'égoïsme, est exempt de libido d'objet ». La nécessité d’une désexualisation pour développer la sublimation dépend aussi des forces en présence ; Freud insiste par exemple sur l’obstacle que représente « l’ardeur juvénile13 », autrement dit, l’intensité pulsionnelle liée à la physiologie et aux sollicitations externes. 10 S. Freud, La Vie sexuelle, PUF. Cette décharge pouvant prendre la forme d’expériences psychiques « éblouissantes », de réalisations socioreligieuses fondatrices, caritatives ou fanatiques. 12 « sauf dans l’état amoureux » précise-t-il ; cf. Introduction à la psychanalyse, traduction S. Jankélévitch, PBP, Payot, 1992, - p. 394. 13 "les pulsions sexuelles peuvent aisément changer d'objets, et avoir des buts non sexuels (sublimation)". Cf. S. Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1991 et in Œuvres Complètes PUF, XIII, 1988. Et aussi : " objet et but 11 15 Le destin des sublimations La gestation de la sublimation, selon Freud, nécessite une confirmation culturelle. Mais lorsque la sublimation est en place, reste à savoir quand, comment, sur quelles pulsions, par rapport à quels objets elle sera mise en œuvre. Il s’agit de pulsions partielles, il s’agit d’arts déterminés, même s’ils peuvent se diversifier au point d’englober la totalité des aspirations humaines14 ! : les pulsions anales et scopiques pourront être déviées vers la peinture et la sculpture ; les pulsions invocantes ou épistémiques vers la musique, la littérature, la philosophie, la science, etc. Grâce à la sublimation, la pulsion est biaisée vers un nouveau but non sexuel, ses objets sont valorisables et potentiellement approuvés par le surmoi ou le groupe social, même si cette sanction est bien souvent décalée, tardive, voire post-mortem. De fait, comme l’explique Freud : "nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité un succédané15." Le groupe social fait de la personne un héros ou un grand créateur ; lorsque manque par trop16 cette confirmation (suivant la classe sociale ou les capacités de l’individu), la frustration fera de lui un délinquant ou un aliéné17. Mais l’aura sociale ne peut être considérée comme définitive ! Qu’on se souvienne du violoniste Joshua Bell, un virtuose internationalement vanté. L’espace d’un matin, il se fit musicien de rue ; il récolta en tout et pour tout 32 $ d’oboles pour avoir joué les plus belles et les plus difficiles partitions du répertoire ! La société varie, bien fol est qui s’y fie ! On donnera demain à des monuments prestigieux, le nom honni du « terroriste » d’aujourd’hui. On voit aussi l’inverse : tel sont échangés, si bien que la pulsion originellement sexuelle trouve désormais sa satisfaction dans une opération qui n'est plus sexuelle, qui est socialement ou éthiquement évaluée plus haut." Œuvres Complètes PUF, XVI, 1991. Voir S. Freud, La Vie Sexuelle, PUF, 1973 et aussi « La Morale sexuelle ‘culturelle’ et la Nervosité moderne » in Œuvres Complètes, PUF, VIII. 14 S. Freud, Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse, 5, PUF 1992. 15 Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1990. 16 En fait, la société n'est pas " si riche ni si bien organisée qu'elle puisse dédommager l'individu proportionnellement à l'ampleur de son renoncement pulsionnel." Freud, Œuvres Complètes, PUF, XVII, 1992. 17 Sigmund Freud, La vie sexuelle, PUF, Paris, 1973. 16 best-seller à la mode deviendra une œuvre « mineure » dans l’histoire littéraire qu’apprendront nos enfants. Ainsi la sublimation, tout comme la perversion, implique un jugement de valeur. Ces deux notions se réfèrent au moins implicitement à une axiologie. LE COURONNEMENT DE LA MORT ? Atteindre la satiété de petites pulsions ? Fi ! Ce n’est pas ce que nous voulons ! Certes, la sublimation comporte un appel aux pulsions de mort pour maîtriser la libido. Avec le danger d’être nous-mêmes objet de ces pulsions. À force d’alimenter le ciel, Moloch18 pourrait y prendre goût et dévorer de son feu tout le reste. C’est ce qui a fait dire à Paul Valéry que les civilisations sont mortelles19 ! Elles le sont peutêtre d’autant plus qu’elles sont éblouissantes. Pour venir de l’instinct sexuel et l’abandonner, la sublimation s’appuie, disions-nous, sur le narcissisme. On le retrouve au sommet, collectivisé, prêt à s’auto dévorer en conflits inhumains partout distribués pour de si bonnes raisons. Face au vide béant du tombeau, aux cendres fumantes funéraires, à l’adieu sans retour de la communauté qui l’a vu naître, créer, disparaître puis se taire, l’artiste sublime. Mais comment sublime-t-il sa propre mort ? Au-delà du vide, que laisse-til ? Des traces qu’il espère éternelles : ses écrits et ses œuvres. Et comme ses frères moins prisés, une descendance, aussi souvent que possible. Ainsi, la première des pulsions, se sublime en restant – belle exception – conforme à son but, l’éternel retour de la vie. 18 19 Il s’agissait d’offrir au divin son enfant premier né en le jetant dans le feu. In "La vie de l’Esprit”, paru en 1919 mais, toujours d’actualité ! 17 Et plus loin ? Cornelius Castoriadis20 (1975) définit une « imagination radicale », c’est-à-dire asociale, sauvage, ignorant l’autre, qui pour rejoindre la sublimation doit être encadrée afin de contrôler la violence archaïque et les fantasmes de grandeur, intolérants à toute insatisfaction, induisant la haine de tout ce qui est « autre ». Nous le savons presque tous les jours, un individu, jeune de préférence, peut se faire tuer « pour la gloire », par investissement de l’estime de soi sur une valeur symbolique reconnue par son groupe ou sa collectivité, en tout cas conforme à son idéal du moi. Ce n’est peut-être que réponse sublimée aux lacunes béantes de notre monde global. Les moines vietnamiens se donnaient au feu, les martyres d’aujourd’hui se font exploser : les civilisations sauront-elles écouter21 ? 20 21 Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. http://auriol.free.fr/groupe/ver.htm et aussi http://auriol.free.fr/groupe/Pessoa.htm.