La mission de Dieu pour le monde
Une approche biblique
Omnes Gentes
Louvain-la-Neuve
18 octobre 2003
« Quelle est la mission de l’Église? » Voilà bien une question angoissante pour beaucoup de nos
contemporains, qui se laissent souvent paralyser par la crise de l’Église. « Que devons-nous donc
faire pour notre Église? Comment pouvons-nous transmettre notre message d’une meilleure
manière? Comment atteindre les chercheurs de sens d’aujourd’hui? Comment maintenir notre vaste
réseau d’enseignement et de charité? Comment remplir notre mission, avec des prêtres et des
religieux(ses) toujours plus âgés et des volontaires en constante diminution? »
1. Plaidoyer pour une approche théologique
Il s’agit naturellement de questions très graves, vis-à-vis desquelles nous ne pouvons adopter la
politique de l’autruche. Ce sont des questions légitimes, mais elles ne sont pas neutres. me si elles
sont motivées par une bonne intention, elles sont posées à partir d’un lieu déterminé et il est
important que nous en soyons conscients. Dans ces questions sur notre mission, nous ne nommons
Dieu que rarement, voire jamais, et cela n’est pas un hasard. Il s’agit en effet de questions qui
jaillissent essentiellement de l’être humain: de nous-mêmes, donc, et de notre mission.
En ce sens, ces questions sont typiquement modernes et occidentales. Mais cela fait bien deux siècles
que nous en sommes nourris dès notre berceau, au point que nous ne nous en rendons plus compte:
c’est à partir de l’être humain bien plus que nous ne le soupçonnons que nous approchons la
religion dans son ensemble. Ce n’est vraiment pas innocent: inconsciemment, nous avons fait nôtre
ce point de vue, au plus profond de nous-mêmes. Cela se manifeste jusque et y compris dans notre
vocabulaire religieux. « Nos célébrations doivent avoir du sens pour les gens. Notre annonce doit être
actuelle. Notre service doit être efficace pour les hommes. » Tout cela est bien sûr tout à fait exact :
les gens ne sont pas intéressés par des célébrations sans signification, une annonce en termes vieillots
ou une diaconie inefficace. Et si c’est en plus inadapté pour notre époque, nos contemporains n’ont
certainement rien à voir avec cela. Mais, par ailleurs, on ne se demande presque plus ce que cela
apporte à Dieu.
La liturgie en est un exemple typique. Nous qualifions une célébration de « signifiante » si nous nous
y reconnaissons. Pourquoi allons-nous à la messe le dimanche? Précisément pour recevoir une
inspiration pour notre mission et un planning pour notre semaine. Sans qu’on s’en rende compte,
notre liturgie est devenue anthropologique: les prières et l’eucharistie sont conçues en fonction de
l’être humain et de ses plans. Il est remarquable que, dans la liturgie, il soit rarement question du
plan de Dieu. Nous sommes devenus étrangers à une telle perspective et c’est que se trouve peut-
être la raison la plus profonde de la crise moderne. Dieu est devenu un étranger dans sa propre
Église. Il est un émigré, un demandeur d’asile qui nous fait peur -- exactement comme tous les
étrangers.
Tout cela manifeste aussi combien la Bible nous est devenue étrangère. Car nous approchons aussi
l’Écriture d’une manière exclusivement anthropologique. Lorsque nous l’étudions, nous essayons
d’en tirer des règles morales pour inspirer notre agir. Ou nous y cherchons des réponses religieuses
pour de modernes chercheurs de sens. Évidemment, tout cela n’est pas dénué de signification, mais
ce n’est quand même pas le sens le plus profond de l’Écriture. En fait, de quoi s’agit-il dans
l’Écriture, si ce n’est du témoignage incroyable d’un Dieu qui n’est pas demeu étranger, mais qui a
parlé, qui a cherché à entrer en contact? C’est l’invraisemblable bonne nouvelle qui parcourt toute
l’Écriture: Dieu, qui habite une lumière inaccessible (1 Tm 6, 16) et que personne n’a jamais vu (Jn
1, 18), est venu de la lumière jusqu’à nous. En Abraham, en Moïse, et pleinement en Jésus, Dieu est
venu parmi nous. Le credo le dit très justement à propos de Jésus : Il est « Lumière née de la
Lumière ». Il est, selon Jean, la vraie lumière qui est venue dans le monde (Jn 1, 9). Dieu a envoyé
cet homme dans le monde, « non pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé »
(Jn 3, 17). En cet homme, Dieu a fait connaître au monde son projet tel qu’il est véritablement. La
Bible parle manifestement d’une mission venue de Dieu et il est urgent pour nous de la redécouvrir.
Cette mission concerne le monde et vise au bonheur de toute l’humanité.
2. Le plan de Dieu dans sa création
Dès les premiers mots de l’Écriture, il apparaît clairement que le désir le plus profond de Dieu
concerne le bonheur de l’homme. La Bible ne commence en effet pas par parler de l’Église et encore
moins de religion, elle ne débute même pas par Abraham ou Moïse : il s’agit tout d’abord d’Adam,
ce qui veut dire l’être humain, c’est-à-dire chacun de nous. Ou, de manière encore plus large, il s’agit
du ciel et de la terre (cf. Gn 1). Nous ne devons pas perdre de vue cette large perspective. C’est tout
l’univers qui tient à coeur à Dieu. Il cherche à nouer une alliance avec toute l’humanité, comme il
souhaite que nous entrions en alliance les uns avec les autres. C’est l’éclatante vision vers laquelle
s’oriente toute la Bible, jusqu’à son dernier mot : les cieux nouveaux et la terre nouvelle, la cité de
paix, la cité aux portes ouvertes, la cité qui ne possède même plus de temple, car Dieu a fait sa
demeure parmi les hommes et la terre est remplie de sa paix (Ap 21).
Ce que Dieu souhaite construire avec toute l’humanité, il ne peut pas le lui imposer. Le plan de Dieu
est plus fragile et plus délicat que nos projets missionnaires agressifs. Il ne peut nous forcer à la
relation vers laquelle il nous a envoyés en nous donnant la vie, car cela détruirait la relation en
question. Le véritable amour suppose la liberté, et c’est pour cela que toute relation d’amour est si
fragile. Dieu ne pouvait pas contraindre les humains. Il ne pouvait commencer son projet qu’avec
quelqu’un en liberté. Dieu a parlé et quelqu’un a écouté, le premier : Abraham, le « père de tous les
croyants » (Rm 4, 11). C’est typique du Dieu de la Bible : comme le véritable amour, il est délicat et
modeste. Il nous attend, jusqu’à ce que nous nous ouvrions. Il agit ainsi avec tous ceux qui sont « de
la descendance d’Abraham » (Gal 3, 29). Il agit ainsi avec Isaac et Jacob, avec Moïse et les
prophètes. Il agit surtout ainsi avec Jésus, celui qu’Il a envoyé. Il agit encore ainsi avec les hommes
et les femmes dans son Église. Tous sont rassemblés pour constituer son peuple. Tous sont envoyés
pour vivre déjà maintenant ce que Dieu espère pour toute l’humanité : qu’Il puisse partager avec
chacun la vie en liberté.
Mais il y a plus : cette mission n’est pas possible sous la contrainte. Si nous étions à la place de Dieu,
nous nous y serions pris autrement, comme les êtres modernes que nous sommes. Nous aurions peut-
être créé tous les hommes catholiques depuis le début. Nous implanterions dans tous les Belges une
« puce » religieuse pour qu’ils soient des chrétiens convaincus. Évidemment, ce projet échouerait, car
une contrainte préprogrammée rend toute relation impossible. C’est le drame de notre histoire
moderne : nous n’avons pas le temps. Au nom d’idéaux très humains, on a voulu hâter l’histoire de
l’humanité. Staline, Mao et d’autres dictateurs ont fait des millions de victimes pour accélérer la
venue de la fraternité, une fraternité sécularisée empruntée à la Bible. Ce sont des leçons que nous ne
pouvons oublier dans l’Église. Le bonheur ne peut pas être imposé. On ne peut susciter une relation
par l’endoctrinement. Dieu peut tout au plus espérer que ceux qui se tiennent à l’extérieur acqurent
par la fascination le goût d’entrer dans une communauté accueillante. C’est la logique de la Bible
que nous devons de nouveau faire nôtre. Dieu a le temps. Dieu commence petitement. Il n’agit pas
immédiatement partout. Il a un projet pour chacun, mais il respecte notre liberté et c’est pourquoi il
dépend de notre libre volonté.
C’est à ce niveau que se situe la mission la plus profonde de notre Église. Dieu espère et prie que
nous voulions répondre à sa voix, que nous voulions être son peuple, que nous devenions un
témoignage vivant pour tous. L’Église est le lieu indispensable se manifeste déjà ce que Dieu
souhaite réaliser avec toute la création. Beaucoup plus importantes que les dimensions pratiques et
organisationnelles de notre mission, il y a ces questions fondamentales : « Redevenons-nous
conscients de la raison la plus fondamentale de notre Église, des paroisses et des mouvements?
Réalisons-nous que Dieu a réellement besoin de l’Église pour mettre en œuvre son plan pour le
monde? Réalisons-nous que Dieu cherche vraiment un « chez soi » dans l’humanité et que cela
constitue le noyau de notre mission? »
3. Dieu cherche un « chez soi »
En quoi est-il besoin de parler de « chez soi » ? Interrogeons notre propre expérience. Un « chez
soi », c’est nécessairement un lieu on peut parler en je. Car s’exprimer pleinement soi-même est
loin d’être évident. Ce qui nous tient à ur, nos désirs et nos soucis, nous ne pouvons pas le confier
au premier venu. Nous pouvons seulement parler avec qui nous comprend, avec qui nous accepte,
avec qui fait effort pour nous écouter. Quel bonheur de pouvoir, en rentrant chez soi, rencontrer
quelqu’un qui nous écoute vraiment. C’est aussi le plus grand bonheur de Dieu, son désir le plus
profond : trouver des hommes et des femmes qui, comme Abraham, soient véritablement ouverts à sa
parole.
Mais un « chez-soi », c’est encore davantage. Ce n’est pas seulement le lieu où on peut parler avec
l’autre, c’est aussi le lieu on peut revenir sans avoir beaucoup à dire, on peut être simplement
soi-même avec l’autre, où on peut vivre naturellement, en toute liberté. La fête en est un excellent
exemple. Il y a tellement d’occasions de célébrer entre amis ou entre parents : une naissance ou un
mariage, un anniversaire ou une nouvelle fonction. Et pourtant il s’agit toujours de la même réalité :
nous voulons être avec d’autres, nous voulons célébrer notre alliance, parce que nous appartenons les
uns aux autres. Il en va de même avec Dieu. Il désire un « chez-soi », il puisse être avec nous sans
contrainte, nous puissions célébrer le fait qu’il noue une alliance avec nous et qu’il nous a aimés
le premier.
La fin du récit de la création le dit de manière très suggestive. Ce récit ne se termine pas par le
sixième jour, lorsque Dieu appelle l’homme à la vie. Non, le sixième jour n’a de sens que comme
prélude au dernier jour, le septième. Ce n’est pas l’être humain, mais le sabbat qui est le
couronnement de la création. C’est alors que « Dieu se reposa » (Gn 2, 3). C’est alors qu’Il « se
réjouit de tout ce qu’Il avait fait » (Ps 104, 13). C’est alors que le Seigneur arrive enfin à la maison,
chez l’être humain qu’il a appelé à la vie comme son image, comme un être de relation et donc
comme homme et femme (comme mâle et femelle, ainsi qu’il est dit littéralement en Gn 1, 27). Le
jour du sabbat, Dieu peut enfin partager la vie avec nous.
Quiconque partage si radicalement sa vie accomplit encore une étape supplémentaire. Car le « chez
soi » n’est pas encore pleinement réalisé lorsqu’on peut s’y exprimer, lorsqu’on peut être ensemble
avec l’autre sans contraintes. Une maison devient véritablement un « chez soi » lorsque l’autre vient
aussi partager nos plans. On peut le voir très clairement dans le cas des couples. Un « chez soi » ne
devient concret que lorsque les époux construisent ou transforment, lorsqu’ils arrangent leur
logement à partir de leurs désirs à tous deux. Il en va de même avec Dieu. Il ne Lui suffit pas que
nous écoutions sa Parole dans l’annonce et que nous célébrions sa présence dans la liturgie. Il veut
aussi que nous fassions nôtre son plan pour la création. C’est son grand désir que ses prioris pour le
monde deviennent les nôtres, que, en toute liberté et à partir des dons qu’Il nous a faits, nous fassions
nôtre son rêve.
Ici commence à apparaître la véritable mission de l’Église. Il s’agit d’offrir un « chez soi » à Dieu
lui-même, un lieu Il puisse déjà maintenant habiter parmi nous. C’est ainsi que Dieu veut partager
la vie avec nous. C’est ainsi qu’Il veut rendre son peuple heureux. C’est ainsi qu’Il espère fasciner
les autres et leur donner à partager ce bonheur. Mais pour cela, il est essentiel qu’il y ait des lieux
la Parole de Dieu soit véritablement entendue et reçue, où sa présence soit célébrée et où son plan
pour le monde soit partagé. Ce sont les trois tâches principales dans la mission de l’Église: redevenir
familier avec la Parole vivante de Dieu dans l’annonce, célébrer la présence pleine d’amour de Dieu
dans la liturgie et faire nôtre sa manière d’être dans la diaconie.
4. Apprendre à croire : aussi pour les chrétiens
Pour que Dieu puisse venir chez nous, nous devons d’abord réapprendre à l’écouter. Héraclite, un
des premiers philosophes, l’avait déjà relevé : écouter est la chose la plus difficile à apprendre pour
un être humain. Les humains, dit-il de façon lapidaire, ne peuvent pas écouter. Jésus nous avertit
aussi : « faites attention à la manière dont vous écoutez. » (Lc 8, 18)
Il faut bien le reconnaître : écouter la Parole de Dieu n’est pas si évident. Nous n’y sommes plus
habitués. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté. Ce n’est pas la conséquence de temps
difficiles, comme des interprétations moralisantes pourraient injustement nous le donner à penser.
C’est plutôt une impuissance, une incapacité. Notre culture moderne est grandiose et bonne, mais
elle se centre sur l’humain avec tant de force qu’elle peut à peine découvrir des signes de Dieu. Nous
sommes tellement façonnés par une approche rationnelle et technique de la réalité que Dieu nous est
vraiment devenu étranger.
Dans la mission de l’Église, il y a ici un formidable défi, qui dépasse largement toutes les tâches
pratiques et organisationnelles. Nous devons nous refamiliariser avec la Parole de Dieu, avec
l’Écriture et avec un style de vie croyant, qui reconnaît Dieu dans l’existence quotidienne. Il y a un
besoin criant d’initiation à la foi. Qu’est-ce que l’Église, sinon la maison les hommes peuvent
découvrir la trace de Dieu? Ces hommes ne sont pas seulement nos nombreux contemporains en
recherche de sens. Naturellement, nous avons également une mission envers eux, mais, dans une
saine logique biblique, la mission commence à l’intérieur. Encore une fois : Dieu commence
petitement et modestement. C’est la seule manière possible. Ceux qui sont à l’extérieur ne sont
interpellés que s’il y a des personnes à l’intérieur qui les fascinent. Eh bien, comme soi-disant
insiders de l’Église, nous devons reconnaître que nous sommes en fait en dehors : nous sommes au-
delà de la « distance critique » pour pouvoir écouter Dieu. Nous devons retrouver le chemin qui
mène à l’intérieur, apprendre à écouter Dieu. En bref, nous devons réapprendre à croire.
Notre annonce est aujourd’hui, bien plus que nous ne le pensons, façonnée par les idéaux modernes
de la morale et de la recherche de sens. Beaucoup de pdications, beaucoup de catécses pourraient
aussi bien être écrites par des assistants sociaux. La religion elle-même, nous l’approchons en
fonction de l’être humain. Dieu n’est plus intéressant à partir de lui-même. Pour redevenir familier
du Seigneur, nous devons écouter sa parole discrète. Nous avons trop objectivé sa Parole dans
l’Écriture. A nos yeux, il s’agit d’histoires religieuses du temps passé, alors qu’elles veulent être un
témoignage de la parole de Dieu à travers l’expérience d’Abraham et de Moïse, d’Isaïe et des autres
prophètes, à travers l’histoire parfois banale d’Israël. Ce témoignage nous appelle à découvrir aussi
la parole de Dieu dans l’aujourd’hui de nos vies, à travers notre propre histoire. En ce sens, la Bible
n’est pas un récit du temps passé. Selon la tradition juive qui est aussi la nôtre, il s’agit d’écouter
l’Écriture avec des oreilles croyantes, de sorte que nous apprenions à découvrir la parole discrète et
paisible de Dieu aujourd’hui.
En fait, la Bible ne veut absolument pas transmettre des valeurs religieuses ou morales. Ce n’est pas
une simple littérature morale ou religieuse. Plus encore : à l’origine, il ne s’agissait même pas de
littérature. Le terme juif pour les rouleaux de la Bible est miqra’, qui signifie : « lecture à voix
haute », et même « appel ». Beaucoup plus que nos mots Écriture ou Bible le donneraient à penser, il
ne s’agit pas ici d’un produit littéraire mais d’un appel, et un appel de Dieu lui-même (cf. Ne 8,8).
Dieu qui cherche un « chez soi » et qui veut partager sa vie avec nous, qui nous appelle et nous
interpelle.
C’est le cœur de notre foi de croire que la réponse à cet appel peut changer notre vie. L’annonce
biblique n’est pas une offre sans engagement de sentiments religieux. Non, c’est un appel détermi
du Seigneur qui veut partager notre vie et qui veut la renouveler. Il est capital de bien voir que la foi
opère réellement une différence.
Aujourd’hui, tout cela est loin d’être évident. Nos contemporains sont en effet pleins de sympathie
pour le religieux, mais ils l’utilisent comme une « aide qui leur est assortie » (cf. Gn 2, 20). Plus
encore : cette religiosité moderne est beaucoup plus anthropocentrique que nous le soupçonnons.
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