12.La_mission_en_perspective_biblique

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La mission de Dieu pour le monde
Une approche biblique
Omnes Gentes
Louvain-la-Neuve
18 octobre 2003
« Quelle est la mission de l’Église? » Voilà bien une question angoissante pour beaucoup de nos
contemporains, qui se laissent souvent paralyser par la crise de l’Église. « Que devons-nous donc
faire pour notre Église? Comment pouvons-nous transmettre notre message d’une meilleure
manière? Comment atteindre les chercheurs de sens d’aujourd’hui? Comment maintenir notre vaste
réseau d’enseignement et de charité? Comment remplir notre mission, avec des prêtres et des
religieux(ses) toujours plus âgés et des volontaires en constante diminution? »
1. Plaidoyer pour une approche théologique
Il s’agit naturellement de questions très graves, vis-à-vis desquelles nous ne pouvons adopter la
politique de l’autruche. Ce sont des questions légitimes, mais elles ne sont pas neutres. Même si elles
sont motivées par une bonne intention, elles sont posées à partir d’un lieu déterminé et il est
important que nous en soyons conscients. Dans ces questions sur notre mission, nous ne nommons
Dieu que rarement, voire jamais, et cela n’est pas un hasard. Il s’agit en effet de questions qui
jaillissent essentiellement de l’être humain: de nous-mêmes, donc, et de notre mission.
En ce sens, ces questions sont typiquement modernes et occidentales. Mais cela fait bien deux siècles
que nous en sommes nourris dès notre berceau, au point que nous ne nous en rendons plus compte:
c’est à partir de l’être humain – bien plus que nous ne le soupçonnons – que nous approchons la
religion dans son ensemble. Ce n’est vraiment pas innocent: inconsciemment, nous avons fait nôtre
ce point de vue, au plus profond de nous-mêmes. Cela se manifeste jusque et y compris dans notre
vocabulaire religieux. « Nos célébrations doivent avoir du sens pour les gens. Notre annonce doit être
actuelle. Notre service doit être efficace pour les hommes. » Tout cela est bien sûr tout à fait exact :
les gens ne sont pas intéressés par des célébrations sans signification, une annonce en termes vieillots
ou une diaconie inefficace. Et si c’est en plus inadapté pour notre époque, nos contemporains n’ont
certainement rien à voir avec cela. Mais, par ailleurs, on ne se demande presque plus ce que cela
apporte à Dieu.
La liturgie en est un exemple typique. Nous qualifions une célébration de « signifiante » si nous nous
y reconnaissons. Pourquoi allons-nous à la messe le dimanche? Précisément pour recevoir une
inspiration pour notre mission et un planning pour notre semaine. Sans qu’on s’en rende compte,
notre liturgie est devenue anthropologique: les prières et l’eucharistie sont conçues en fonction de
l’être humain et de ses plans. Il est remarquable que, dans la liturgie, il soit rarement question du
plan de Dieu. Nous sommes devenus étrangers à une telle perspective et c’est là que se trouve peutêtre la raison la plus profonde de la crise moderne. Dieu est devenu un étranger dans sa propre
Église. Il est un émigré, un demandeur d’asile qui nous fait peur -- exactement comme tous les
étrangers.
Tout cela manifeste aussi combien la Bible nous est devenue étrangère. Car nous approchons aussi
l’Écriture d’une manière exclusivement anthropologique. Lorsque nous l’étudions, nous essayons
d’en tirer des règles morales pour inspirer notre agir. Ou nous y cherchons des réponses religieuses
pour de modernes chercheurs de sens. Évidemment, tout cela n’est pas dénué de signification, mais
ce n’est quand même pas le sens le plus profond de l’Écriture. En fait, de quoi s’agit-il dans
l’Écriture, si ce n’est du témoignage incroyable d’un Dieu qui n’est pas demeuré étranger, mais qui a
parlé, qui a cherché à entrer en contact? C’est l’invraisemblable bonne nouvelle qui parcourt toute
l’Écriture: Dieu, qui habite une lumière inaccessible (1 Tm 6, 16) et que personne n’a jamais vu (Jn
1, 18), est venu de la lumière jusqu’à nous. En Abraham, en Moïse, et pleinement en Jésus, Dieu est
venu parmi nous. Le credo le dit très justement à propos de Jésus : Il est « Lumière née de la
Lumière ». Il est, selon Jean, la vraie lumière qui est venue dans le monde (Jn 1, 9). Dieu a envoyé
cet homme dans le monde, « non pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé »
(Jn 3, 17). En cet homme, Dieu a fait connaître au monde son projet tel qu’il est véritablement. La
Bible parle manifestement d’une mission venue de Dieu et il est urgent pour nous de la redécouvrir.
Cette mission concerne le monde et vise au bonheur de toute l’humanité.
2. Le plan de Dieu dans sa création
Dès les premiers mots de l’Écriture, il apparaît clairement que le désir le plus profond de Dieu
concerne le bonheur de l’homme. La Bible ne commence en effet pas par parler de l’Église et encore
moins de religion, elle ne débute même pas par Abraham ou Moïse : il s’agit tout d’abord d’Adam,
ce qui veut dire l’être humain, c’est-à-dire chacun de nous. Ou, de manière encore plus large, il s’agit
du ciel et de la terre (cf. Gn 1). Nous ne devons pas perdre de vue cette large perspective. C’est tout
l’univers qui tient à coeur à Dieu. Il cherche à nouer une alliance avec toute l’humanité, comme il
souhaite que nous entrions en alliance les uns avec les autres. C’est l’éclatante vision vers laquelle
s’oriente toute la Bible, jusqu’à son dernier mot : les cieux nouveaux et la terre nouvelle, la cité de
paix, la cité aux portes ouvertes, la cité qui ne possède même plus de temple, car Dieu a fait sa
demeure parmi les hommes et la terre est remplie de sa paix (Ap 21).
Ce que Dieu souhaite construire avec toute l’humanité, il ne peut pas le lui imposer. Le plan de Dieu
est plus fragile et plus délicat que nos projets missionnaires agressifs. Il ne peut nous forcer à la
relation vers laquelle il nous a envoyés en nous donnant la vie, car cela détruirait la relation en
question. Le véritable amour suppose la liberté, et c’est pour cela que toute relation d’amour est si
fragile. Dieu ne pouvait pas contraindre les humains. Il ne pouvait commencer son projet qu’avec
quelqu’un en liberté. Dieu a parlé et quelqu’un a écouté, le premier : Abraham, le « père de tous les
croyants » (Rm 4, 11). C’est typique du Dieu de la Bible : comme le véritable amour, il est délicat et
modeste. Il nous attend, jusqu’à ce que nous nous ouvrions. Il agit ainsi avec tous ceux qui sont « de
la descendance d’Abraham » (Gal 3, 29). Il agit ainsi avec Isaac et Jacob, avec Moïse et les
prophètes. Il agit surtout ainsi avec Jésus, celui qu’Il a envoyé. Il agit encore ainsi avec les hommes
et les femmes dans son Église. Tous sont rassemblés pour constituer son peuple. Tous sont envoyés
pour vivre déjà maintenant ce que Dieu espère pour toute l’humanité : qu’Il puisse partager avec
chacun la vie en liberté.
Mais il y a plus : cette mission n’est pas possible sous la contrainte. Si nous étions à la place de Dieu,
nous nous y serions pris autrement, comme les êtres modernes que nous sommes. Nous aurions peutêtre créé tous les hommes catholiques depuis le début. Nous implanterions dans tous les Belges une
« puce » religieuse pour qu’ils soient des chrétiens convaincus. Évidemment, ce projet échouerait, car
une contrainte préprogrammée rend toute relation impossible. C’est le drame de notre histoire
moderne : nous n’avons pas le temps. Au nom d’idéaux très humains, on a voulu hâter l’histoire de
l’humanité. Staline, Mao et d’autres dictateurs ont fait des millions de victimes pour accélérer la
venue de la fraternité, une fraternité sécularisée empruntée à la Bible. Ce sont des leçons que nous ne
pouvons oublier dans l’Église. Le bonheur ne peut pas être imposé. On ne peut susciter une relation
par l’endoctrinement. Dieu peut tout au plus espérer que ceux qui se tiennent à l’extérieur acquièrent
par la fascination le goût d’entrer dans une communauté accueillante. C’est la logique de la Bible
que nous devons de nouveau faire nôtre. Dieu a le temps. Dieu commence petitement. Il n’agit pas
immédiatement partout. Il a un projet pour chacun, mais il respecte notre liberté et c’est pourquoi il
dépend de notre libre volonté.
C’est à ce niveau que se situe la mission la plus profonde de notre Église. Dieu espère et prie que
nous voulions répondre à sa voix, que nous voulions être son peuple, que nous devenions un
témoignage vivant pour tous. L’Église est le lieu indispensable où se manifeste déjà ce que Dieu
souhaite réaliser avec toute la création. Beaucoup plus importantes que les dimensions pratiques et
organisationnelles de notre mission, il y a ces questions fondamentales : « Redevenons-nous
conscients de la raison la plus fondamentale de notre Église, des paroisses et des mouvements?
Réalisons-nous que Dieu a réellement besoin de l’Église pour mettre en œuvre son plan pour le
monde? Réalisons-nous que Dieu cherche vraiment un « chez soi » dans l’humanité et que cela
constitue le noyau de notre mission? »
3. Dieu cherche un « chez soi »
En quoi est-il besoin de parler de « chez soi » ? Interrogeons notre propre expérience. Un « chez
soi », c’est nécessairement un lieu où on peut parler en je. Car s’exprimer pleinement soi-même est
loin d’être évident. Ce qui nous tient à cœur, nos désirs et nos soucis, nous ne pouvons pas le confier
au premier venu. Nous pouvons seulement parler avec qui nous comprend, avec qui nous accepte,
avec qui fait effort pour nous écouter. Quel bonheur de pouvoir, en rentrant chez soi, rencontrer
quelqu’un qui nous écoute vraiment. C’est aussi le plus grand bonheur de Dieu, son désir le plus
profond : trouver des hommes et des femmes qui, comme Abraham, soient véritablement ouverts à sa
parole.
Mais un « chez-soi », c’est encore davantage. Ce n’est pas seulement le lieu où on peut parler avec
l’autre, c’est aussi le lieu où on peut revenir sans avoir beaucoup à dire, où on peut être simplement
soi-même avec l’autre, où on peut vivre naturellement, en toute liberté. La fête en est un excellent
exemple. Il y a tellement d’occasions de célébrer entre amis ou entre parents : une naissance ou un
mariage, un anniversaire ou une nouvelle fonction. Et pourtant il s’agit toujours de la même réalité :
nous voulons être avec d’autres, nous voulons célébrer notre alliance, parce que nous appartenons les
uns aux autres. Il en va de même avec Dieu. Il désire un « chez-soi », où il puisse être avec nous sans
contrainte, où nous puissions célébrer le fait qu’il noue une alliance avec nous et qu’il nous a aimés
le premier.
La fin du récit de la création le dit de manière très suggestive. Ce récit ne se termine pas par le
sixième jour, lorsque Dieu appelle l’homme à la vie. Non, le sixième jour n’a de sens que comme
prélude au dernier jour, le septième. Ce n’est pas l’être humain, mais le sabbat qui est le
couronnement de la création. C’est alors que « Dieu se reposa » (Gn 2, 3). C’est alors qu’Il « se
réjouit de tout ce qu’Il avait fait » (Ps 104, 13). C’est alors que le Seigneur arrive enfin à la maison,
chez l’être humain qu’il a appelé à la vie comme son image, comme un être de relation et donc
comme homme et femme (comme mâle et femelle, ainsi qu’il est dit littéralement en Gn 1, 27). Le
jour du sabbat, Dieu peut enfin partager la vie avec nous.
Quiconque partage si radicalement sa vie accomplit encore une étape supplémentaire. Car le « chez
soi » n’est pas encore pleinement réalisé lorsqu’on peut s’y exprimer, lorsqu’on peut être ensemble
avec l’autre sans contraintes. Une maison devient véritablement un « chez soi » lorsque l’autre vient
aussi partager nos plans. On peut le voir très clairement dans le cas des couples. Un « chez soi » ne
devient concret que lorsque les époux construisent ou transforment, lorsqu’ils arrangent leur
logement à partir de leurs désirs à tous deux. Il en va de même avec Dieu. Il ne Lui suffit pas que
nous écoutions sa Parole dans l’annonce et que nous célébrions sa présence dans la liturgie. Il veut
aussi que nous fassions nôtre son plan pour la création. C’est son grand désir que ses priorités pour le
monde deviennent les nôtres, que, en toute liberté et à partir des dons qu’Il nous a faits, nous fassions
nôtre son rêve.
Ici commence à apparaître la véritable mission de l’Église. Il s’agit d’offrir un « chez soi » à Dieu
lui-même, un lieu où Il puisse déjà maintenant habiter parmi nous. C’est ainsi que Dieu veut partager
la vie avec nous. C’est ainsi qu’Il veut rendre son peuple heureux. C’est ainsi qu’Il espère fasciner
les autres et leur donner à partager ce bonheur. Mais pour cela, il est essentiel qu’il y ait des lieux où
la Parole de Dieu soit véritablement entendue et reçue, où sa présence soit célébrée et où son plan
pour le monde soit partagé. Ce sont les trois tâches principales dans la mission de l’Église: redevenir
familier avec la Parole vivante de Dieu dans l’annonce, célébrer la présence pleine d’amour de Dieu
dans la liturgie et faire nôtre sa manière d’être dans la diaconie.
4. Apprendre à croire : aussi pour les chrétiens
Pour que Dieu puisse venir chez nous, nous devons d’abord réapprendre à l’écouter. Héraclite, un
des premiers philosophes, l’avait déjà relevé : écouter est la chose la plus difficile à apprendre pour
un être humain. Les humains, dit-il de façon lapidaire, ne peuvent pas écouter. Jésus nous avertit
aussi : « faites attention à la manière dont vous écoutez. » (Lc 8, 18)
Il faut bien le reconnaître : écouter la Parole de Dieu n’est pas si évident. Nous n’y sommes plus
habitués. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté. Ce n’est pas la conséquence de temps
difficiles, comme des interprétations moralisantes pourraient injustement nous le donner à penser.
C’est plutôt une impuissance, une incapacité. Notre culture moderne est grandiose et bonne, mais
elle se centre sur l’humain avec tant de force qu’elle peut à peine découvrir des signes de Dieu. Nous
sommes tellement façonnés par une approche rationnelle et technique de la réalité que Dieu nous est
vraiment devenu étranger.
Dans la mission de l’Église, il y a ici un formidable défi, qui dépasse largement toutes les tâches
pratiques et organisationnelles. Nous devons nous refamiliariser avec la Parole de Dieu, avec
l’Écriture et avec un style de vie croyant, qui reconnaît Dieu dans l’existence quotidienne. Il y a un
besoin criant d’initiation à la foi. Qu’est-ce que l’Église, sinon la maison où les hommes peuvent
découvrir la trace de Dieu? Ces hommes ne sont pas seulement nos nombreux contemporains en
recherche de sens. Naturellement, nous avons également une mission envers eux, mais, dans une
saine logique biblique, la mission commence à l’intérieur. Encore une fois : Dieu commence
petitement et modestement. C’est la seule manière possible. Ceux qui sont à l’extérieur ne sont
interpellés que s’il y a des personnes à l’intérieur qui les fascinent. Eh bien, comme soi-disant
insiders de l’Église, nous devons reconnaître que nous sommes en fait en dehors : nous sommes audelà de la « distance critique » pour pouvoir écouter Dieu. Nous devons retrouver le chemin qui
mène à l’intérieur, apprendre à écouter Dieu. En bref, nous devons réapprendre à croire.
Notre annonce est aujourd’hui, bien plus que nous ne le pensons, façonnée par les idéaux modernes
de la morale et de la recherche de sens. Beaucoup de prédications, beaucoup de catéchèses pourraient
aussi bien être écrites par des assistants sociaux. La religion elle-même, nous l’approchons en
fonction de l’être humain. Dieu n’est plus intéressant à partir de lui-même. Pour redevenir familier
du Seigneur, nous devons écouter sa parole discrète. Nous avons trop objectivé sa Parole dans
l’Écriture. A nos yeux, il s’agit d’histoires religieuses du temps passé, alors qu’elles veulent être un
témoignage de la parole de Dieu à travers l’expérience d’Abraham et de Moïse, d’Isaïe et des autres
prophètes, à travers l’histoire parfois banale d’Israël. Ce témoignage nous appelle à découvrir aussi
la parole de Dieu dans l’aujourd’hui de nos vies, à travers notre propre histoire. En ce sens, la Bible
n’est pas un récit du temps passé. Selon la tradition juive qui est aussi la nôtre, il s’agit d’écouter
l’Écriture avec des oreilles croyantes, de sorte que nous apprenions à découvrir la parole discrète et
paisible de Dieu aujourd’hui.
En fait, la Bible ne veut absolument pas transmettre des valeurs religieuses ou morales. Ce n’est pas
une simple littérature morale ou religieuse. Plus encore : à l’origine, il ne s’agissait même pas de
littérature. Le terme juif pour les rouleaux de la Bible est miqra’, qui signifie : « lecture à voix
haute », et même « appel ». Beaucoup plus que nos mots Écriture ou Bible le donneraient à penser, il
ne s’agit pas ici d’un produit littéraire mais d’un appel, et un appel de Dieu lui-même (cf. Ne 8,8).
Dieu qui cherche un « chez soi » et qui veut partager sa vie avec nous, qui nous appelle et nous
interpelle.
C’est le cœur de notre foi de croire que la réponse à cet appel peut changer notre vie. L’annonce
biblique n’est pas une offre sans engagement de sentiments religieux. Non, c’est un appel déterminé
du Seigneur qui veut partager notre vie et qui veut la renouveler. Il est capital de bien voir que la foi
opère réellement une différence.
Aujourd’hui, tout cela est loin d’être évident. Nos contemporains sont en effet pleins de sympathie
pour le religieux, mais ils l’utilisent comme une « aide qui leur est assortie » (cf. Gn 2, 20). Plus
encore : cette religiosité moderne est beaucoup plus anthropocentrique que nous le soupçonnons.
C’est une religion beaucoup trop humaine. Une religion qui n’a pas vraiment d’importance, qui
n’appelle pas, qui ne défie pas, qui n’apporte pas d’altérité. Or, le Dieu de la Bible n’est pas un
sentiment religieux sans engagement. Dieu ressemble à une personne qui cherche un « chez soi ». Il
veut faire alliance. Il se cherche un peuple. Il a un plan pour ce monde. Il désire que sa création Le
reconnaisse, que les hommes L’accueillent et qu’ils définissent leur vie à partir de là. Ce n’est pas
par esprit de domination qu’Il le désire, mais pour partager sa bienveillance. A vrai dire, vivre en
alliance avec Lui et avec les autres change l’existence. Il n’existe pas de plus grande menace pour la
foi biblique que ceci : la conviction que chacun peut croire, mais qu’il s’agit d’une affaire strictement
privée qui pour le reste n’ajoute rien, que la foi est simplement une affaire de sentiments individuels
ou d’émotions facultatives. C’est bien la dernière chose que Dieu voudrait être pour son peuple : une
affaire purement privée. Il veut habiter chez nous dans notre vie entière. La toute dernière chose qu’il
voudrait devenir, c’est un pauvre pensionné qui est exclu de la vraie vie et qui doit traîner ses vieux
jours dans une maison de repos.
5. Prière et eucharistie
Le plus nous réussirons à écouter Dieu comme le vivant, le plus nous serons ouverts à sa présence
agissante ici et maintenant. Ceci nous conduit au coeur de la liturgie. C’est le deuxième lieu où Dieu
veut être chez lui dans son monde. Il désire être chez nous. Il veut réellement être présent, dans les
moments heureux et malheureux de notre vie. Nos questions et nos angoisses sont les siennes, notre
faim et notre soif sont les siennes. Cela aussi est apparu clairement sur le chemin suivi par Abraham
et sa descendance. Ce chemin est le lieu où le Seigneur est venu se rendre présent, où il a reconnu
son peuple, où son peuple Lui a partagé joie et chagrin. Mais c’est en Jésus que cela apparaît le plus
clairement, Jésus en qui Dieu « n’est resté indifférent à aucune détresse », comme le dit la prière
eucharistique. Seule cette présence divine est capable de nous offrir une réelle perspective au milieu
de nos besoins.
Cette présence constitue le cœur de la liturgie chrétienne. C’est là que l’Écriture entre en action
comme parole agissante qui vient nous toucher. C’est là que nous nous tenons ouverts devant Dieu,
dans les chants comme dans les gestes, dans la prière comme dans les rites. Tout comme lors d’une
fête réussie, quelque chose se passe dans la liturgie. D’une manière insaisissable, Dieu vient se
rendre présent. Plein de tact, Il « travaille son peuple », comme le dit le mot « liturgie », qui vient des
mots laos (peuple) et urgie, qui provient de ergon (travail).
Dans cette liturgie, il s’agit de venir de nouveau nous désaltérer à la véritable source. Il n’est pas bon
que nous résolvions notre sentiment d’être étranger à la liturgie chrétienne en la transformant en de
vagues célébrations religieuses. Il n’est pas rare que nous la pervertissions alors en une pure
expression humaine de soi. C’est devenu le sort de beaucoup de célébrations, même de l’eucharistie.
Bien sûr, il est bon que nous puissions nous exprimer dans une célébration. Mais cela reste une
expression superficielle et stérile de soi-même, si nous ne faisons qu’y déployer nos sentiments
religieux et nos plans moraux, en laissant Dieu de côté. De quoi avons-nous le plus besoin, si ce
n’est de l’unique bonne nouvelle : Dieu, qui est totalement différent de nous, nous tend la main, Il
vient vers nous et partage réellement notre vie dans nos célébrations liturgiques. Il guérit nos peines,
Il pardonne nos péchés et rétablit la relation avec Lui, plus encore, Il nous dit son oui et envoie son
Fils parmi nous dans l’eucharistie. Beaucoup plus qu’une auto-expression de nous-mêmes, nous
avons affaire ici à « l’unique nécessaire » (Lc 10, 42): Dieu s’y exprime, avec toute l’affection qu’Il
éprouve pour nous.
Pour la mission de l’Église, il est de grande importance que nous consacrions beaucoup de soin à la
prière et à l’eucharistie. Les gens sont en recherche d’une liturgie authentique, peut-être plus que
nous le pensons, et ils ne la trouvent pas dans leur environnement immédiat. Ils cherchent des lieux
où entrevoir Dieu. Un tel plaidoyer peut sembler quelque peu à contre-courant, car, jusqu’il y a peu,
la prière et l’eucharistie étaient quasiment considérées comme facultatives. De nouveau, selon le
climat moderne dominant, presque tout l’accent devrait être placé sur la construction d’une société
humaine. Ce n’est pas faux, mais c’est unilatéral et très anthropocentrique. Une bonne liturgie ne
supprime pas notre engagement, mais elle l’inscrit à l’intérieur de la mission que Dieu veut nous
donner. Il nous offre même dans la célébration une anticipation de ce qu’Il a l’intention de réaliser
avec l’univers entier. Il veut déjà nous faire entrer dans son intimité.
Si Dieu a réellement besoin de l’Église, c’est en fait pour cela. Il doit y avoir suffisamment de lieux
où sa Parole vivante est écoutée, où elle est expliquée dans l’Écriture, où elle est partagée dans la
prière, où les hommes et les femmes se rassemblent autour de la Table de son Fils, où ils se
familiarisent avec ce qu’Il veut offrir au monde. En ce sens, l’eucharistie n’est absolument pas une
activité religieuse facultative que l’Église peut organiser à côté de beaucoup d’autres. C’est le lieu où
Dieu construit son Église. C’est ici qu’Il la construit. Il rassemble son peuple pour lui offrir déjà
maintenant un avant-goût de la réconciliation éternelle. L’eucharistie est véritablement le sommet et
la source, comme le dit le concile. Elle fait de l’Église ce qu’elle est essentiellement : le « chez soi »
où les hommes peuvent trouver la trace de Dieu.
6. Pour la vie du monde
Si Dieu s’adresse aux hommes, il désire aussi que nous partagions son souci pour sa création. Dieu
vient vraiment chez nous, lorsqu’il peut rassembler un peuple qui rende concret son plan de fraternité
et de solidarité. C’est ici qu’apparaît peut-être encore le plus clairement la mission de l’Église : elle
est un signe pour son environnement, un sacrement pour le monde. Quelle que soit la manière dont la
paroisse apparaîtra dans l’avenir, elle sera toujours un signal de l’incroyable amour de Dieu pour le
monde ou elle n’existera simplement pas.
Ici aussi, un ressourcement manifeste est plus que souhaitable. Car le service chrétien n’a de sens que
s’il renvoie au service de Dieu même. Dans la diaconie, il ne s’agit donc pas du tout d’un conflit
d’intérêts avec l’autorité civile et ses institutions. Non, le service chrétien n’est pas pour l’un ou
l’autre pilier de la société. Il sert encore moins à acquérir de nouveaux membres. Notre main droite
ne doit pas savoir ce que fait notre main gauche (Mt 6, 3). La raison la plus profonde du service
chrétien est simple : offrir un lieu aux croyants et aux personnes extérieures où ils puissent
effectivement faire l’expérience de l’amour de Dieu. C’est pour cela que l’Église ne se contente pas
de la catéchèse et de la liturgie. La vie quotidienne, avec toutes ses joies et ses soucis, doit aussi être
touchée par la foi. Une foi étrangère au monde, qui n’a rien de relevant par rapport à l’existence
quotidienne, peut bien répondre à de vagues désirs religieux de nos contemporains, mais elle n’a rien
à voir avec la mission biblique.
Peut-être nos paroisses devraient-elles être davantage conscientes de leur relevance sociale. Le
plaidoyer pour un ressourcement biblique et liturgique nous met sur la voie d’un vécu pratique de la
foi. L’annonce de la Bible et la liturgie authentique sont tout sauf étrangères au monde. La Bible est
le récit de la présence de Dieu dans l’existence, au milieu de l’histoire de son peuple. La véritable
liturgie aide à reconnaître Dieu dans l’existence menée par chacun. Ce lien concret forme la base de
tout type de vie chrétienne. Cela résonne comme un refrain chez les Pères de l’Église : « ce qui n’est
pas touché n’est pas guéri. » L’engagement de l’Église pour le service atteint l’existence humaine
avec toutes ses blessures et ses soucis, pour apporter guérison et consolation. Nous devons d’abord
redécouvrir cela, en reconnaissant notre propre besoin et en avançant dans la vie en croyant. Cela
n’est pas de peu d’importance dans la pénible crise que connaît actuellement l’Église.
Ce n’est que si nous apprenons à découvrir la présence consolante et réconfortante de Dieu que nous
pourrons aussi partager les besoins des autres, proches ou lointains. L’exorde de la constitution
pastorale de Vatican II sur l’Église l’a dit de manière impressionnante :
« Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres
surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses
des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans son cœur. »
Pour faire expérimenter l’amour de Dieu dans le chagrin et l’angoisse de nos contemporains, nous
devons être étroitement concernés par les besoins réels de notre temps. Il est aussi nécessaire que
nous fassions entendre notre voix dans les débats importants de notre société : la question des
étrangers et des demandeurs d’asile, la solitude des personnes âgées, la protection de la vie blessée
dans le contexte de la bio-éthique, la dégénérescence de la religion dans le fondamentalisme, etc.
Dans tous ces débats, nous ne devons pas contraindre les autres à partager notre point de vue, mais
nous devons leur demander de respecter notre opinion. Cela nous forcera à redécouvrir notre propre
inspiration et à la communiquer d’une manière compréhensible.
Dans ces différentes questions, il doit apparaître clairement que cela fait réellement une différence de
vivre en croyant ou non. Si nous ne réussissons pas dans cette mission, alors l’indifférence de nos
contemporains ne pourra qu’augmenter. Mais si nous y réussissons avec l’aide de Dieu, alors le
Seigneur construira la maison (Ps 127, 1) d’où nous pourrons dire à tous les hommes : « venez et
voyez » (Jn 1, 39).
Lode Aerts
Vicaire épiscopal pour l’éducation et la formation
Diocèse de Gand
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