
Edgar Morin 2 pour Richard Cannavo
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avril 18, 2017
Khaleb Kelkal a donc plongé dans l'action terroriste, et les traces qui
l'ont dénoncé aboutissent à la formidable traque policière dans les monts
du Lyonnais. Ici il faut remarquer que la marque des films de fiction sur
l'esprit de certains d'entre nous est humanisante. Nous avons vu Delon,
Ventura, Redford, Palance en fugitifs pourchassés, nous avons vécu leurs
angoisses, leurs peurs, leurs amitiés. Comme la littérature, la fiction
cinématographique aide à comprendre la réalité subjective. Grace au
film qui nous montre l'humanité des gangsters et des tueurs, nous
sentons que les assassins ne sont pas que des assassins, et que, comme
disait Hegel, réduire celui qui a commis des crimes au mot de criminel
c'est occulter le reste de son humanité. Tout se passe en fait, entre le 27 et
le 29 septembre, comme dans un film, avec ses suspenses et ses
incertitudes, jusqu'au moment final où le tueur tire, non seulement pour
tuer, mais en même temps pour être tué. Et c'est pourquoi sans doute je
ne suis pas le seul à avoir ressenti les deux sentiments que, comme l'a dit
Aristote, la tragédie inspire: terreur et pitié.
-Et les victimes innocentes, mutilées déchiquetées, assassinées,
blessées, traumatisées à jamais par la bombe de l'Etoile et les autres
attentats, vous les oubliez? - Nullement, mais elles ne me font pas
considérer leur responsable comme seulement leur meutrier et bourreau.
Elles ne m'empechent pas de reflechir à son destin, qui dans d'autres
conditions aurait été autre, et qui a bifurqué dans un sens alors qu'il
aurait pu bifurquer dans un autre. Il est vrai que les tueurs rejettent leur
victimes hors de la condition humaine. mais, à l'exemple du
concentrationnaire Robert Antelme, qui ne rejetait pas ses bourreaux SS
hors de la condition humaine, je sais que notre différence avec les
bourrreaux est de ne rejeter personne hors de la condition humaine. Et
de plus je ne serai jamais de ceux qui liquident un probleme tragique de
notre temps en liquidant mentalement l'un de ceux qui le revèlent, même
monstrueusement.
Derrière Khaleb Kelkal, il n'y a pas que la tragédie algérienne; il y a aussi
le mal des banlieues pourries, et derrière ce mal, il y a un mal de plus en
plus profond dans notre civilisation. Je ne prétends pas qu'une société
puisse eliminer toute solitude, angoisse, toute marginalisation, toute
délinquance, tout drogue, mais je crois que la notre aggrave et étend
solitude, angoisse, marginalisation, qui de plus en plus croient trouver
leur antidote dans la haine, le délire ou la foi fanatique. Je crois que contre
le cancer de civilisation qui progresse, il faudrait une politique de
civilisation.
Edgar Morin