Université Paris 8 - Saint Denis Département de Psychanalyse Théâtre et psychanalyse Quand le théâtre enseigne à la psychanalyse Master 2 Directeur de recherche : Monsieur Gérard Wajcman Travail présenté par Laurent Borrel Carte Etudiant N°231567 Option Recherche Master de psychanalyse Domaine : Sciences Humaines et Sciences Sociales Ecole Doctorale Pratiques et Théories du Sens Année 2008/2009 1 Sommaire Introduction…………………………………………………………………………….. 3 I - La psychanalyse face au théâtre……………………………………………………. 07 I / 1 - Une éthique pour le comédien……………………………………………………07 I / 1. a - Dionysos : La naissance de l’acteur…………………………………......... 07 I / 1. b - Présentation (générale et définitions)……………………………...............09 I / 1. c - Ethique du théâtre, art de l’acteur…………………………….…….......... 12 I / 1. d - L’identification, l’hypothèse de l’inconscient…………………................ 15 I / 1. e – La théorie de la sensibilité chez Diderot……………………………......... 19 I / 2 - Freud et Lacan devant l’acteur…………………………………………………. 29 I / 2. a - Freud, Lacan face au théâtre et au comédien……………………………. 29 I / 2. b - Le retournement lacanien……………………………………………...... 37 I / 2. c - Une psychopathologie de l’acteur ?............................................................. 43 I / 3 - L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre…………………………………….. 46 I / 3. a - La métaphore théâtrale de l’inconscient………………………….............. 46 I / 3. b - La névrose théâtrale…………………………………………………........ 50 I / 3. c - Poétique théâtrale et esthétique freudienne…………………………......... 59 II - L’enseignement du théâtre à la psychanalyse…………………………………….. 69 II / 1 - Hamlet nous enseigne la structure du désir du sujet…………………………. 69 Lecture d’Hamlet à la lumière des principaux concepts psychanalytiques freudiens et lacaniens II / 1. a - Présentation……………………………………………………………… 69 II / 1. b - Le Désir de la Mère……………………………………………………… 79 II / 1. c - Il n’y a pas d’Autre de l’Autre (Une vérité sans vérité) ……………........ 87 II / 1. d - Ophélie ; Hamlet et l’objet………………………………………………. 92 II / 1. e - Le désir, l’objet et le deuil……………………………………………….. 99 II / 1. f - Derrière l’objet disparu, le phallus par éclair……………………….......... 106 II / 2 - Sexualité, sexuation, perversion et théâtre……………………………………..114 II / 2. a - Les hommes et La femme sur le théâtre………………………………… 114 II / 2. b - Théâtre, sexuation et perversion……………………………………........ 122 III - Développements…………………………………………………………………… 132 III / 1 - L’articulation du désir au langage selon Hamlet ou Antigone…………........ 132 III / 2 - Sur L’illusion (De la haine du théâtre et du comédien) ………………………...137 III / 3 - Le masque et le voile…………………………………………............................ 149 III / 4 - Sur la vérité, le réel, la science et l’art…………………....................................156 Conclusion ........................................................................................................................ 164 Bibliographie…………………………………………………………………………..... 167 2 Introduction Ma rencontre avec l’analyse, avec le dispositif de la cure analytique, cet espace de parole où seule la règle de la libre association est en vigueur, a eu comme effet, comme production majeure dans mon existence de réveiller, ou de me révéler un autre désir de dire, d’exprimer, de m’offrir à l’autre (à l’Autre), à son regard et à son écoute, celui d’expérimenter l’étrange « activité » de comédien, d’acteur (amateur). Comment dès lors ne pas reconnaître, à titre personnel et plus exactement en tant que sujet de l’inconscient, une causalité et surtout une certaine analogie entre les deux formes, les deux pratiques de dire, d’expression de l’analysant et de l’acteur. A ce propos François Regnault cite Jacques Lacan s’exprimant sur le théâtre et pointant précisément une correspondance, un certain lien entre psychanalyse et théâtre. « Lacan pense deux choses très simples. Il pense que l'invention de Freud est une découverte unique au monde portant sur l'inconscient et la sexualité et que l'on n'avait pas, avant, écouté les rêves comme il l'a fait. Il pense, d'autre part, que le monde moderne, le malaise dans la civilisation doit s'appuyer sur cette découverte, doit en tenir compte et que cela doit avoir des conséquences dans le reste de la pensée. Dans le théâtre, quelque chose touche à ce que la psychanalyse rencontre de son côté, à condition que l'on tienne que les grandes œuvres théâtrales sont des œuvres qui ont pour fonction de faire avancer la psychanalyse ». Il faut immédiatement préciser qu’il n’y a pas de psychanalyse des œuvres théâtrales et des œuvres d’art en générale, je profite dès à présent du propos pour rappeler la pensée claire de Lacan sur cette question : « la psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme traitement et donc à un sujet qui parle et qui entend » Freud et Lacan face au théâtre. Les références à l’art théâtral se rencontrent tout au long de l’oeuvre de Freud; elles semblent même lui permettre parfois de théoriser des points restés impensés dans les cures conduites. Par exemple dans une lettre de 1897 envoyé à Fliess où, au seuil de la découverte 3 psychanalytique, Freud s’appuie sur l’effet provoqué chez le spectateur de l’ « Œdipe-Roi » de Sophocle pour tenter de rendre compte de la généralité de l’expérience oedipienne. Ou bien Lacan, qui à l’occasion du séminaire sur « Le désir et son interprétation », étudiera Hamlet pour approfondir la question du désir, pour le situer avec précision alors même qu’il notifie qu’ « Hamlet n’est pas un cas clinique ». Pour Lacan la représentation théâtrale est un dire, doublé d’un voir qui doivent être interrogé comme tels… Freud et Lacan se sont d’avantage placé dans la position de spectateurs que d’analystes lorsqu’ils ont parlé de théâtre, de la scène et accessoirement de l’acteur, « On chercherait en vain une psychanalyse de l’acteur » nous dit François Regnault dans « Le Héron de l’empereur ». En revanche Freud et Lacan ont parlé du théâtre et de la scène, employant les mots de la scène ; Szene, Urszene, Schauspiel, Schauplatz, ainsi les commentaires de Freud et Lacan concernant de nombreuses oeuvres incontournables de Shakespeare (Hamlet, Lear, macbeth,…), de Sophocle (Antigone, Œdipe), de Molière (Le Misanthrope, L’Avare…), ou de Racine (Athalie…) démontrent leur intérêt, leur attrait pour l’art théâtral, et sa fonction cathartique, pour la représentation et l’illusion. Le théâtre n’est certainement pas chez eux un vain ornement, mais bien un des lieux d’où peut s’appréhender une compréhension possible de la dynamique subjective. « La psychanalyse a tout à apprendre au théâtre. » Formule qui dans son ambiguïté même laissait entendre que si le théâtre pouvait être informé par la psychanalyse, la psychanalyse avait tout à gagner à se laisser enseigner par le théâtre. C'est cette seconde interprétation qui me semble la plus intéressante : les mises en scène se voulant « psychanalytiques » n’ayant que très rarement produit des spectacles convaincants d'un point de vue théâtral... Mais à partir de là, peut-on se demander, qu'est ce que la psychanalyse peut donc bien apprendre depuis le lieu du théâtre ? Je ne souhaite pas orienter mon travail dans la direction de prétendre à ébaucher une psychanalyse appliquée au métier de l’acteur, ni à faire le récit ou la mise en scène d’une pseudo analyse de quelque acteur que ce soit sous la forme d’une autobiographie de l’acteur. 4 Dès lors, et puisque mon désir fait transiter mon parcours entre ces deux voies, celle de l’analysant et celle du comédien, il me semble opportun au travers d’un travail de recherche d’établir, dans une première partie, un panorama, un tableau de bord des liens, des rapports, des analogies entre le théâtre et la psychanalyse, d’étudier la manière dont la psychanalyse s’est présenté face au théâtre, et aux grandes œuvres théâtrales, comment elle s’y est même souvent repéré dans la validation et la consolidation de ses avancées théoriques et cliniques. Par ailleurs et toujours dans l’optique d’une certaine analogie entre la pratique du jeu théâtral et certains développements avancés par la psychanalyse, il me semble pertinent de tenter de cerner le « métier » de comédien dans sa relation avec l’inconscient, sa position de sujet de l’inconscient, ses paradoxes, sa division, de formuler une éthique du comédien en résonance avec l’éthique de la psychanalyse telle qu’elle est exposée par Lacan dans son enseignement, à savoir en tant qu’une éthique du désir. Au travers des œuvres de Freud et Lacan et plus spécifiquement du rapprochement établi par Freud entre les discours de la religion, de l’art et de la science avec les développements de l’hystérie ou de la névrose obsessionnelle entre autres, il sera peut être possible de cerner une approche psychologique ou psychopathologique des motivations et de la vocation de l’acteur, notamment au travers de ses choix ou de ses identifications (artistiques, esthétiques, humains, techniques...). Il sera aussi incontournable de préciser comment Freud et Lacan se sont positionné face à l’acteur, d’avantage en position de spectateur que d’analyste, nous le verrons. Nous étudierons comment la psychanalyse a souligné la prépondérance de l’inconscient de l’acteur et d’un inconscient théâtral dans la mise en place de la représentation, de l’illusion ainsi que dans l’efficience de l’effet de théâtre, de la catharsis. Dans un second temps nous allons tenter de repérer au travers d’un exemple, à savoir l’étude précise d’une œuvre théâtrale majeure (Hamlet) à la lumière des principaux concepts psychanalytiques freudiens et lacaniens, comment le théâtre, dont les personnages ne sont pas, certes, des cas cliniques, peut enseigner à la psychanalyse, notamment dans la mise en place d’une matrice d’où peut s’appréhender la structure du désir du sujet parlant dans ses rapports au langage, à la loi symbolique, à l’Autre, au désir de la mère mais aussi à l’objet et au phallus. « Un drame qui présente une plaque tournante où se situe le désir » dit Lacan. 5 Dans la dernière partie de ce travail et fort de cette approche psychanalytique du théâtre, de la mise en lumière d’un inconscient théâtral et de la reconnaissance d’un enseignement du théâtre à la psychanalyse, nous serons amené à élaborer certains développements sur l’articulation et les corrélations du désir au langage, à la loi symbolique et au Nom-du-Père selon Hamlet ou Antigone. Il sera en outre certainement possible de tracer un rapide parcours sur l’évolution du contexte historique et social du rôle de l’acteur et de la représentation théâtrale, et plus particulièrement nous reviendrons sur une certaine haine historique du théâtre et de l’acteur comme porteur et créateur, lieu et outil de l’illusion tant décriée même si elle est porteuse de jouissance, nous retiendrons encore que si l’homme (de théâtre) porte le masque, c’est la nature qui est fondamentalement voilée. Enfin nous terminerons sur quelques considérations autour de l’art et de la science dans leur approche de la vérité, du réel pour parvenir à reconnaître un pouvoir créatif au signifiant (la poïesis) à reconnaître que si le langage est incapable de dire toute la vérité, si en l'aliénant, il dérobe l'être du sujet, le signifiant, par son pouvoir métaphorique infini, est aussi ce grâce à quoi le sujet peut retrouver un peu de liberté, en faisant de sa trace originelle (assujettissement au signifiant) un trait original (une parole singulière). Cette reconnaissance est celle qui s'exprime à travers l'aphorisme lacanien : « Le sujet est l'effet du signifiant » Par cette démarche nous envisageons de parvenir à mettre en correspondance les deux pratiques celle du comédien et celle du dispositif analytique comme étant celles qui, dans les liens sociaux, dans les rapports d’intra et d’intersubjectivité, peuvent le mieux refléter et soutenir la condition de l’homme, ou plus précisément celle de l’être parlant, du « parlêtre » de Lacan, sous sa forme essentiellement paradoxale et fondamentalement divisé. 6 I – La psychanalyse face au théâtre I / 1 - Une éthique pour le comédien. I / 1. a - Dionysos : La naissance de l’acteur Depuis les origines de l’histoire, l’homme est confronté à une énigme fondamentale concernant ce qu’est son destin. Or, on pourrait se demander si ce n’est que pour essayer de répondre à cette question, et pour combler un vide fondamental en lui donnant un sens, qu’est apparu le langage, l’Autre. L’apparition du langage, et de la fonction du discours et de la parole devient ainsi l’expérience radicale qui va mettre l’homme dans la voie d’une interprétation sur son destin (et sur son désir). Dans la perspective freudienne on trouve déjà le principe selon lequel, à travers le langage, s’est articulée toute une série d’autres systèmes de représentation et de production de signifiants qui « ont besoins d’être étayés sur des objets saisissables, qui sont susceptibles de représentation, de Spiele (jeux) : Lustspiel (comédie), Trauerspiel (tragédie), et la personne qui les représente ; le Schauspieler (acteur) » nous précise Freud dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » in « L’inquiétante étrangeté et autres essais » (p.34-35). La recherche sur la signification de l'acte théâtral ne peut se faire sans faire un retour sur l'instant énigmatique où surgit, un jour, l'acteur, en Grèce. Si cet instant demeure énigmatique malgré la précision avec laquelle on peut, historiquement et spatialement, le situer - en Grèce au VI ème siècle avant notre ère - c'est qu'une démarche purement historique ne permet pas d'en rendre compte : la raison pour laquelle l'acteur fit, un jour, son apparition, en s’arrachant, par un acte de séparation d'une portée symbolique décisive, à l'univers religieux du dithyrambe dionysiaque, pour agir solitairement sur ce nouvel espace qu'est la scène tragique grecque, demeure chargée de mystère. Instant mystérieux où quelque chose de nouveau apparaît en Occident : un sujet, l’acteur, mettant en scène une parole faisant acte en tant que porteuse de responsabilité. Ce qui confère à l’acte du héros tragique sa signification nouvelle tient au fait qu'il s'insère dans un dispositif mettant en 7 scène un conflit : conflit entre la parole singulière d'un sujet s'opposant à la parole publique d'un chœur chantant à l'unisson. Ce conflit du privé et du public renvoie au conflit qui sous-tend la vie religieuse grecque : conflit entre l’ordre des Olympiens et celui de Dionysos. En quoi Dionysos s'oppose-t-il à l'ordre olympien dirigé par Zeus ? Tout d'abord en situant moins son action dans une filiation paternelle - Zeus est son père - que dans une filiation maternelle. Les valeurs qu'il promeut entretiennent à cet égard une grande affinité avec la féminité, c'est-à-dire avec ce qui reste en marge, en excès des lois écrites régissant les rapports juridiques et politiques des hommes. Que Dionysos ne reprenne pas en compte les valeurs politiques et publiques régies par les Olympiens n'est pas sans rapport avec le fait qu'il donnera le théâtre aux hommes : le surgissement de l'acteur est en effet le surgissement d'un sujet qui sera fondamentalement coupable par rapport à l'ordre civique olympien pour autant qu'il incarnera, au regard de la part humaine régie par la loi écrite de la cité, une part de l'humain obéissant à une toute autre loi : loi qu'Antigone définit comme loi non écrite. Cette loi non écrite est la loi de Dionysos : elle est à la fois la loi à laquelle obéit Antigone et la loi à laquelle obéit l'acteur opposé au chœur qui, lui, s'inscrit dans la loi écrite de la cité. L'instant par lequel ces deux lois ont été séparées est au cœur d'un mystère mythique et historique. Si le mystère de cet instant ne cesse de nous toucher, n'est-ce pas dû au fait que c'est avec lui que nous renouons chaque fois qu’un acteur nous transmet que ce qu’il nous passe, c’est ce qui le dépasse. Oui ce mystère dépasse l’homme et en cela il n’entre pas dans le champ de l’explicable. Mon ambition n’est pas de résoudre cette énigme de l’acte fondateur mais de renouveler la question de son actualité en essayant de retrouver comment, dans son acte quotidien, l’acteur renoue avec l’acte originaire qui le fit surgir sur une scène. Aujourd’hui, où, par le grand et le petit écran, la présence de l’acteur tend à être émoussée, banalisée, ce travail de retrouvailles de l’instant exceptionnel par lequel, s’arrachant au rite mystérieux de Dionysos, l’acteur advint, nous semble répondre à une question urgente que nous recevons de l’actualité : certes, un acteur un acteur peut être authentique en ignorant tout de l’acte mythique et historique qui permit un jour son advenue sur la scène tragique, mais il 8 peut aussi perdre cette innocence et ne pas ignorer la dimension de cet acte envers lequel il est, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, dans un rapport de dette symbolique. Dans l’actualité de l’acteur sommes nous fondé à reconnaître un geste très ancien ? I / 1. b - Présentation générale et définitions Nous pouvons en toute occasion observer que les enfants jouent, c’est une caractéristique qui semble naturelle, innée. Ce fait n’a pas échappé à Aristote qui note dans sa « Poétique » (chapitre IV, 48b, 5-9) : « Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter (…) et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. » Il y a donc un être de la représentation. Ces observations sont une condition nécessaire à une définition du Théâtre comme étant l’espace où les enfants jouent et où les hommes trouvent du plaisir aux représentations. Mais ces conditions s’avèrent insuffisantes. La définition que Platon donne dans « République », livre III de la représentation / imitation nous apporte un élément essentiel à une approche du Théâtre, je le cite : « Quand le poète dit des paroles prononcées comme si lui-même était quelqu’un d’autre, ne déclarerons-nous pas qu’alors il assortit, autant qu’il le peut, la forme de son langage à la personnalité individuelle de celui dont il a prévenus qu’il allait prendre la parole ? (…) Celui qui s’assortit lui-même à un autre, soit pour l’intonation de la voix, soit pour l’apparence extérieure, nous dirons qu’il ‘’imite’’ cet autre auquel il sera assorti. » Nous pouvons dès à présent préciser une des conditions fondamentales à la définition du Théâtre ; celui-ci étant le lieu où le poète parle comme s’il était quelqu’un d’autre. Pour compléter la définition du Théâtre, deux conditions sont requises, la condition nécessaire est que les enfants, les hommes jouent et prennent du plaisir à la représentation et la condition suffisante est que le poète ou l’acteur y parle comme s’il était quelqu’un d’autre. A la différence de la musique et de la danse par exemple. Cette définition et ces conditions confèrent au théâtre son autonomie et son éternité: le jeu, le poète, le poète parlant au nom d’un autre. 9 De cette définition nous pouvons avancer que l’acteur est le poète (ou d’autres) qui parle comme s’il était quelqu’un d’autre. Ainsi la représentation ou imitation ainsi définie par ce « comme quelqu’un d’autre » est théâtrale, elle institue la représentation théâtrale. Le théâtre étant une représentation, donc nous pouvons appeler Théâtre le lieu où a lieu la représentation théâtrale. Le Théâtre étant le lieu où s’effectue la parole du poète comme s’il était un autre implique que le Théâtre soit le lieu d’une parole. En effet toute parole a son lieu et son temps, et donc la parole théâtrale aussi. Le Théâtre est le lieu théâtral, le lieu de la représentation théâtrale. L’auteur lui-même écrivant sa pièce est presque un théâtre à lui seul, en tout cas un lieu de théâtre, il en est l’acteur également, à sa façon, au lieu même de son écriture. La scène, la catharsis Précisons à présent la notion de scène pour dire qu’elle peut être considérée comme le mode de présence de la parole d’un autre en tant qu’elle est jouée dans un lieu théâtral, dans un Théâtre. L’acteur est celui qui joue sur une scène et le spectateur (ou auditeur) celui qui regarde ou écoute un acteur. Aristote a fait l’observation que les hommes trouvent du plaisir à la représentation, le théâtre étant une représentation, un existe donc un plaisir propre, spécifique à cette représentation. Le théâtre donne donc un plaisir propre que l’on appelle catharsis (ou purgation, ou purification). Nous pouvons donc en déduire que la scène est le lieu de la catharsis, de ce plaisir propre. Si Aristote affecte la catharsis à la crainte (la frayeur) et à la pitié dans la tragédie, nous pouvons aussi bien l’affecter au rire et au comique dans la comédie et plus généralement l’affecter à toute représentation théâtrale. La catharsis est l’effet formel de toute représentation théâtrale. 10 Freud et Lacan : l’inconscient et la catharsis Freud abordera la notion de plaisir et d’une certaine façon le contenu de la catharsis par le texte sur le jeu de l’enfant, le ‘’For/da’’ dans « Au-delà du principe de plaisir », nous y reviendrons. Freud définit le jeu et l’imitation en différenciant le jeu de l’enfant, de l’imitation artistique des adultes : « A la différence de ce qui se passe dans les jeux des enfants, le jeu et l’imitation artistique auxquels se livrent les adultes visent directement la personne du spectateur en cherchant à lui communiquer, comme dans la tragédie, des impressions souvent douloureuses qui sont cependant une source de jouissance élevées. » (Au-delà du principe de plaisir, chapitre II). Freud ajoute que : « Le fait pour l’adulte de participer par le regard au jeu du théâtre à la même fonction que le jeu pour l’enfant. » (« Personnages psychopathiques à la scène »). Il s’en explique dans ce même article « Si le théâtre grave a pour finalité d’éveiller ‘’crainte et pitié’’, d’entraîner une ‘purification des affects’’ comme on le suppose depuis Aristote, on peut décrire ce même projet un peu plus en détail, en disant qu’il s’agit de faire jaillir de notre vie affective les sources du plaisir ou de la jouissance, tout comme dans le comique, le mot d’esprit, etc., on les fait jaillir de notre travail intellectuel, par lequel au demeurant nombre de ces sources ont été rendu inaccessibles. » Lacan introduit dans la théorie analytique un axiome fondamental aux conséquences et répercussions diverses et ce dans de nombreux champs, comme dans celui du théâtre : « L’inconscient est le discours de l’Autre. » Fait établi dans la psychanalyse, l’inconscient demeure une hypothèse dans le champ de la poétique, néanmoins cet axiome de Lacan nous permettra de progresser encore dans l’approche d’une éthique du théâtre et de l’acteur. Nous pouvons considérer que la catharsis au théâtre à pour contenu (ou mode de présence) l’inconscient. En effet si l’inconscient est le discours de l’Autre, si le plaisir du théâtre lui est propre, et si le théâtre est le lieu d’un discours de l’Autre, nous en déduisons que l’inconscient se présente, se manifeste dans le plaisir propre au théâtre, donc dans la catharsis. L’inconscient, introduit à titre d’hypothèse dans la poétique, vient donc donner son contenu à la catharsis en lui ôtant son caractère médical (Aristote) ou même moral (classique français) pour mettre en avant son caractère esthétique ou autonome. 11 L’inconscient vient donc donner un statut quasi scientifique à la catharsis et ainsi un statut de réel à la définition de Platon de la représentation / imitation qui stipule que celui qui s’assortit lui-même par la voix ou l’apparence extérieure à un autre, imite cet autre. Rappelons que le théâtre est une représentation et que son mode de présence est la scène, donc le plaisir propre au théâtre a son lieu sur la scène, le lieu de la catharsis et son mode de présence est donc la scène. François Regnault, in «Théâtre – Equinoxes » (p.21) déduit de cette de cette localisation ou topologie, que « la catharsis ne s’effectue à proprement parler ni chez le poète seul, ni chez l’acteur seul, ni chez le spectateur seul mais chez tous les trois en tant que sujets du discours de l’Autre, soit de l’inconscient sur une scène. Puisque alors le poète, l’acteur parlent comme s’ils étaient quelqu’un d’autre, et que le spectateur, l’auditeur écoute le discours de quelqu’un d’autre, la scène est le lieu où cette parole a son mode présence commun à tous. » Ce qui fit dire à Louis Jouvet que « Le spectateur éprouve toujours ce qu’éprouve l’acteur. » in « Molière et la comédie classique » En effet, le lieu commun du poète, de l’acteur, de l’auditeur est la scène, lieu de la catharsis. Il en résulte que la répartition des fonctions poète, acteur, auditeur, metteur en scène, etc., est relative à la forme et au contenu de la catharsis et ne la précède pas. Ceci découle du fait principal que le Théâtre présente le discours de l’Autre. I / 1. c - Ethique du théâtre, art de l’acteur. Il faut partir de l’axiome que le sujet reçoit son message sous une forme inversée. Ainsi toute pensée vraie, ce qui est plutôt rare, est aussi le presque contraire d’elle-même. Freud était, selon Lacan un « obsédé sexuel », la psychanalyse se propose d’analyser le sexuel, les « bas instincts », cela doit être appliqué « au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende. », parce que c’est le sujet qui (s’)analyse, d’où son nom d’analysant. On analyse d’ailleurs mal les bas instincts en dehors de la relation analytique. Mais presque toutes les sociétés analytiques se réjouissent de l’existence des bas 12 instincts et jouissent de leur usage, et se croient forcées de rappeler que l’homme est « mauvais à l’origine », en plus d’être aussi bon. Ce bonheur de voir la pulsion de mort battre son plein, faute de savoir s’y prendre avec son désir, ou ce malheur de feindre de suivre son désir, faute de savoir que c’est d’abord le désir de l’Autre. L’Autre qui n’est ni notre prochain, ni notre lointain, mais ce au nom de quoi ce désir se formule ; d’où l’obligation d’avoir intégré du signifiant avant d’être. Ou encore cette errance devant le désir de l’Autre faute de le savoir barré. Autant d’automatismes ayant poussé Lacan à élaborer son éthique, celle reconnaissant la seule culpabilité du sujet comme étant celle de ne pas avoir cédé sur son désir. Une éthique particulière proposé à la culpabilité qui ne reconnaît ni le régime du devoir (conduisant à la perversion), ni celui du bonheur (état naturel du sujet aux prises avec son hypothétique infaillibilité), ni celui de la prise de conscience (une illusion supplémentaire), ni celui de la liberté, mais plutôt celui de notre être même, du noyau de notre être, dont le désir est la partie totale, et donc celui de notre non-être, de notre être face à la mort. La psychanalyse justement se propose de remédier, en particulier, au mal être que le sujet éprouve avec sa haine et avec ses amours, mais surtout avec son ignorance. La règle de l’analysant de tout dire ce qui lui passe par la tête lui permettra certainement d’accéder ainsi à ce qui ne se dit pas, ou pas tout entier (le refoulement), ou pas du tout (le refoulement originaire). Lacan, parlant de la psychanalyse a évoqué tour à tour une éthique du Bien-dire et une éthique du silence. Une éthique du Bien dire comme devant devenir l’éthique de l’analysant, du futur analyste, sa fin. Le théâtre serait un exemple, une issue plus exactement de l’éthique, en ce que c’est le discours de l’Autre, par définition, qui s’y livre. Discours de l’Autre, parce que ce que disent les personnages sur la scène, c’est un autre qui l’a écrit, et parce que les personnages sont autres entre eux et aussi autres qu’eux-mêmes. D’où ces lumineuses et jubilatoires leçons que sont les grandes pièces de théâtres des siècles passées et de ce siècle, ainsi pour rappel et entre autres ; Sophocle (Antigone, Œdipe à Colone), Molière (Amphitryon, Le Misanthrope, L’Avare), Racine (Athalie), Claudel, Genet et bien entendu Shakespeare avec Hamlet dont Lacan dit : « Comment mieux illustrer la fonction de l’inconscient que j’ai défini ‘’discours de l’Autre’’ que dans la perspective que 13 nous donne une expérience comme celle du rapport de l’audience à Hamlet ? » dans le séminaire : « Le désir et son interprétation » Comme si on entendait sur le théâtre un discours qui ne serait pas du semblant, alors que le théâtre passe pour être le lieu par excellence du simulacre. Mais justement, nous dit François Regnault dans « Théâtre – Equinoxes » : « l’essence fictionnelle de la vérité s’y avère, l’acteur y est l’hypocrite par excellence, tout personnage pourrait s’appeler le Menteur. » « Céder sur son désir », nous dit Lacan, céder sur la question de son désir pourrait on dire, mais céder quoi ? Le prix à payer pour y accéder : « Il n’y a pas d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l’accès au désir. » nous éclaire Lacan. L’éthique du Bien-dire enseigne aussi à conclure dans l’instant et non dans la rétroaction, qui est pourtant une dimension du sujet, car nous dit encore Lacan : « la question de la réalisation du désir se formule nécessairement dans une perspective de Jugement dernier. » La Poétique lacanienne découle rigoureusement de son éthique du désir, nous y reviendrons. Considérons maintenant l’éthique du théâtre comme l’art de l’acteur. Nous avons vu que cette Ethique est indifféremment celle du poète, de l’acteur et du spectateur. Nous avons vu que l’hypothèse de l’inconscient confère au théâtre le statut de réel. Nous verrons que là où sera quelque inconscient sur la scène, là sera le réel du théâtre. Outre certaines formes théâtrales qui se passent d’acteurs (ex. marionnette, etc.,) l’acteur est un être humain, et selon l’hypothèse de la psychanalyse, il a en tant que tel un inconscient. Nous pouvons définir l’art de l’acteur comme l’art de traiter la distance qui existe entre l’acteur comme être humain et ce qu’il joue. Cet art est cette distance même. Cette distance a lieu entre d’un côté l’acteur, son corps, son moi, sa chair, etc., et de l’autre son rôle, son personnage. Cet art n’est pas un rituel déshumanisé, ni ne s’apparente à l’hypocritique grecque décrite par Aristote dans « Poétique » (chapitre XIX). A titre historique notons que l’art du comédien conçu comme art autonome ne commence en France qu’avec le traité « Le comédien » de Rémond de Sainte Albine de1747. Les deux parties principales de l’art de l’acteur sont la diction et les gestes. Cette division est opérée par Platon, et il semble que tout ce qui peut s’enseigner et se transmettre de l’art de l’acteur puisse se répartir selon ces deux opérations (la diction et les gestes) auxquelles le 14 corps sert de support. Donc la diction et les gestes s’exerceront dans la distance qui existe entre l’acteur et comme homme et ce qu’il joue. L’acteur parle comme s’il était quelqu’un d’autre, et il joue sur une scène, lieu de la catharsis. Il convient d’ajouter que l’acteur peut s’émouvoir, notamment de l’action qu’il joue ou que d’autres jouent avec lui, nous pouvons appeler Chœur les acteurs qui s’émeuvent. Mais cette fonction du Chœur est facultative. I / 1. d - L’identification, l’hypothèse de l’inconscient L’identification est l’opération par laquelle l’acteur comme être humain représente ce qu’il a à jouer de telle sorte que l’effet de théâtre ait lieu, que la catharsis ait lieu. Il me parait indispensable ici de citer Freud parlant de l’identification du spectateur à l’acteur rendu possible par l’illusion « sans risques » permettant la jouissance: « Le spectateur vit trop peu de choses, il se sent comme un ‘’misérable à qui rien de grand ne peut arriver ‘’, il a dû depuis longtemps étouffer, mieux, déplacer son ambition d’être en tant que moi au centre des rouages de l’univers, il veut sentir, agir, tout modeler selon son désir, bref être un héros, et les acteurs-poètes du théâtre le lui rendent possible en permettant l’identification avec un héros. En la circonstance ils lui épargnent aussi quelque chose, car le spectateur sait bien qu’une telle activation de sa personne dans l’héroïsme n’est pas possible sans douleurs, souffrances ni pénibles appréhensions, qui suppriment presque la jouissance ; il sait aussi qu’il n’a qu’une vie et que peut être il succombera dans un tel combat contre les résistances. Aussi sa jouissance présuppose-t-elle l’illusion, c'est-à-dire l’adoucissement de la souffrance par l’assurance que premièrement c’est un autre qui agit et souffre là-bas sur la scène, et que deuxièmement ce n’est finalement qu’un jeu d’où il ne peut découler aucun dommage pour sa sécurité personnelle. Dans de telles circonstances il peut jouir de lui-même en tant que ‘’grand’’, céder impunément à des motions réprimées telles que le besoin de liberté d’ordre religieux, politique, social et sexuel, et se déchaîner dans toutes les directions dans les diverses grandes scènes de la vie représentée. » in « Personnages psychopathiques à la scène ». 15 Mais l’identification n’est pas un simple trajet linéaire allant de l’acteur à son rôle, car du fait que l’acteur parle comme s’il était quelqu’un d’autre, il y a une coupure, une barre entre l’acteur et son rôle. L’identification est impossible si l’on évoque une continuité entre l’acteur et on rôle. L’identification est réelle, en effet elle traite la distance qui a lieu entre l’acteur et son rôle, ce qui est son art, elle obtient avec cette distance appréhendée l’effet de théâtre. L’identification ne peut traiter cette distance que selon l’effet propre au théâtre, à savoir en un lieu où le poète parle comme s’il était quelqu’un d’autre. Or cette distance est réelle puisque finie ou infinie continue ou discontinue elle sépare toujours l’acteur de son rôle et n’est jamais nulle. L’identification traite donc toujours d’une distance réelle, à ce titre elle est réelle. Citons à nouveau Jouvet pour illustrer simplement et précisément ce propos « On ne sera jamais Alceste » ou Diderot « Etes-vous Cinna ? Avez-vous jamais été Cléopâtre, Mérope, Agrippine ? » in « Paradoxe sur le comédien ». Leur réponse est non sans nul doute, si l’on ne considère pas la psychose. Or l’identification réelle se fait par l’inconscient, en effet l’identification ne peut se faire de l’acteur à son rôle comme s’il était un autre que s’il tient le discours de l’Autre, ce discours de l’Autre qui caractérise l’inconscient. L’identification qui est requise comme opération essentielle ou idéale de l’art de l’acteur requiert et donc suppose l’inconscient. Sans quoi elle est impossible ou illusoire ou s’accomplit dans la psychose. L’identification au rôle se fait par l’inconscient de l’acteur. C’est l’inconscient de l’acteur qui servira de support réel à l’identification. En effet l’acteur supporte l’identification entre son corps et son rôle en donnant comme support sa voix et ses gestes. Mais cette identification requiert l’inconscient et elle est réelle, nous l’avons vu. L’inconscient de l’acteur sera donc le support réel de la voix et des gestes, c'est-à-dire des opérations qui traitent l’identification. Dans son séminaire sur Hamlet, Livre VI, « Le désir et son interprétation » Jacques Lacan précise cette « convocation » de l’inconscient de l’acteur dans son art et du rapport de celui-ci, chez l’acteur comme chez chaque sujet, avec son imaginaire et donc avec son corps : 16 « La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent (…), est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés dans notre propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps. (…) C’est avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. » Pour y reprendre et repérer les trois registres lacanien : on pourra voir que le discours de l’Autre, autrement dit le rôle, ou le personnage, occupe la fonction symbolique, que le corps de l’acteur assure la fonction imaginaire et que l’inconscient de l’acteur, son histoire, assure la fonction appelée avec force dans ce texte « bel et bien réelle. » La distanciation est l’opération par laquelle l’acteur présente la distance qui existe entre lui comme être humain (corps, diction, gestes) et ce qu’il a à jouer (son rôle, son personnage). Il appartient à l’art de l’acteur de montrer la distance entre lui et ce qu’il a à jouer, autrement dit la distanciation appartient à l’art de l’acteur par essence et est son opération même. L’identification et la distanciation sont les opérations mêmes de l’art de l’acteur, elles sont assimilables. En effet l’acteur parle comme s’il était un autre, c’est une condition nécessaire à la définition du théâtre. Or l’identification doit obtenir cet effet et la distanciation appartient à l’art de l’acteur en tant qu’il se présente comme s’il était quelqu’un d’autre, ces deux opérations d’identification et de distanciation sont donc équivalentes en tant qu’elles sont l’essence même de l’art de l’acteur, lui permettant d’appréhender la distance entre lui et ce qu’il doit jouer, et donc de parler comme un autre. Ceci s’illustra tout à fait de l’exemple suivant d’un comédien concernant un vieil acteur nô japonais jouant une jeune geisha : « Nul n’est plus à distance de la jeune fille pudique que le savant vieillard. Cette distance est la plus grande. Et pourtant, pour la jouer, et la jouer au théâtre, et plaire, nul ne doute qu’il ne s’identifie absolument à elle. La distanciation et l’identification sont donc une seule et même chose. » 17 L’hypothèse de l’inconscient L’hypothèse de l’inconscient nous permet entre autre de pouvoir sortir de l’impasse inhérente à la problématique métrique, de mesure de la distance entre l’acteur et son rôle. L’acteur devant trouver le point juste obtenant l’effet de théâtre comme étant la « bonne distance » entre lui et le rôle, le point juste où il tient le discours de l’Autre. Cette problématique métrique supposant une linéarité, n’intégrant pas l’inconscient dans cette relation à trois termes avec l’acteur et son rôle, ne peut qu’aboutir sur la vaine impasse du débat : être ou ne pas être le rôle. Or Jouvet nous dit encore : « On ne joue pas le rôle, on se joue soi-même dans le rôle » par là même il souligne l’existence de l’inconscient de l’acteur, et sa fonction prépondérante dans son art. Alors que la problématique classique comme chez Diderot ou Sainte-Albine oppose l’acteur sensible à l’acteur intelligent, la sensibilité à l’intelligence, la nature et le talent, le don et le travail, le corps et le cerveau, etc., d’autre comme Stanislavski par exemple font intervenir plus ou moins directement l’hypothèse freudienne de l’inconscient, quitte à repsychologiser la fonction dans un tâche infinie du comédien devenue coextensive à son existence toute entière. Jouvet reprend la notion de sentiment comme nom même de ce qui noue l’acteur à son personnage impossible et invente une trilogie remarquablement nouée : celle du sentiment, de la phrase et de la respiration, où l’on peut repérer la trilogie lacanienne RSI avec le symbolique pour la phrase, l’imaginaire avec la respiration et le réel avec le sentiment (pas la sensibilité opposable à l’intelligence comme chez Diderot). Si l’on considère le jeu de l’acteur comme un nœud à trois termes, acteur, rôle, inconscient et si l’on y repère une analogie avec le nœud borroméen, on s’aperçoit que les trois sont liés et que s’il vient à manquer un des termes les deux autres produisent trois modalités incomplètes ne permettant pas l’effet de théâtre précédemment décrit. Ainsi l’acteur aux prises avec son rôle sans implication de son inconscient (S.I. absence de R) aboutira sur du cabotinage, pas de sentiment, le corps de l’acteur aux prises avec son inconscient mais séparé du discours de l’Autre (I.R, absence de S) produira la cruauté, voire la folie ou encore le rôle en prise directe avec l’inconscient de l’acteur mais sans son corps c’est-à-dire sans son alphabet, ni son art (S.R, absence de I) aboutit au psychodrame. 18 I / 1. e – La théorie de la sensibilité chez Diderot L’imagination de Diderot est proprement théâtrale, elle corrige la réalité et l’explique en la projetant dans des figures idéales, chez lui, le monde est « mis en scène » pour être déchiffré et les contradictions trouvent leurs clé dans le jeu des images. Aussi bien avant d’être une technique et un univers de formes, le théâtre représente d’abord pour Diderot le lieu privilégié où il appréhende sa propre unité. Diderot s’est voué à réfléchir à la condition faite au théâtre dans la France et dans l’Europe de son temps : en s’engageant dans l’entreprise de libération personnelle, de catharsis, il est du même coup conduit à élaborer un projet de réforme pour l’art dramatique tout entier. Il réalise que tout est mis en jeu à la fois dans sa démarche, la collusion du théâtre avec l’imaginaire, ses rapports avec le monde contemporain, et plus encore la technique dramatique elle-même, de la scénographie à la définition du langage, de l’espace et du jeu. La première fonction que Diderot a assignée au théâtre, c’est la capacité de la représentation dramatique à annuler les aspérités du réel ainsi qu’à substituer la cohérence de ses images aux dangereux phantasmes de la vie. Diderot reconnaît la nature cathartique du théâtre qui en parallèle de la vie réelle, impose sa propre logique et sa marque de vérité. Il s’attache à la morale et la vertu non pas par simple reconduction des préceptes de l’art classique qui portaient l’idée que le théâtre devait instruire en amusant ou en suscitant la pitié. Mais la morale pour Diderot en tant qu’elle réconcilie l’homme avec lui-même, même si cela est provisoire et dure le temps des impressions laissées par la représentation, cette morale qui également permet une communion, même factice, un rapprochement entre les spectateurs d’une salle. Dans ce lieu et face à la représentation, se trouvent pour un moment modifiées ou suspendues les lois implacables du réel au profit d’une vérité, certes éphémère, mais plus profonde, celle instaurée par la représentation théâtrale. Pour Diderot, l’émotion est primordiale dans la dramaturgie théâtrale, en effet selon lui, le théâtre manque son but s’il se fonde sur la raison universelle, voué au didactisme, il ne peut réussir à imposer ses leçons qu’en s’adressant au moi secret de chaque spectateur et qu’en rompant sa solitude. Il faut que le spectateur se sente personnellement interpellé et mis en 19 cause pour qu’il voie les deux faces du miroir qu’on lui tend, d’une réalité première, en un premier temps reconnue, il passera ainsi à la réalité seconde que le théâtre lui annonce et lui donne. Mais pour ce faire et en tant qu’art de société, le théâtre devra avant toute chose s’adapter à la société où il se produit. En rupture avec le classicisme, Diderot, souhaite imposer l’avènement de la tragédie domestique et bourgeoise et introduit la notion de condition, d’où découlent, selon lui, les caractères et ce d’après une étude des situations engendrées par le social et la nature. « Il faut absolument que le spectateur s’applique ce qu’il entend. » C’est au théâtre de reconstituer un contexte, des conditions pour que le public se reconnaisse, se sente concerné, soit « touché » et cela doit ne peux plus être le fait exclusif du verbe, de la tirade, mais une mobilisation de toutes les ressources, de toutes les conditions matérielles de la représentation, de la mise en scène, de la gestuelle, des décors, de costumes, de la musique…bref, créer de véritables tableaux vivants au sein desquels les acteurs régleront leur interprétation. Car pour Diderot, plus peut être que pour quiconque ; Au théâtre la façon de dire importe au moins autant que ce qui est dit. Sur une scène tout doit être clair pour le spectateur, dit-il. dans son ouvrage « Le paradoxe du comédien », (p.16/17). Enfin Diderot sera précurseur en matière de mise en scène, il n‘abandonnera pas aux comédiens le soin de régler eux même le déroulement de leur jeu. Il considère que le discours mais aussi le mouvement de la scène est présent chez l’auteur dès l’écriture. Aussi, il lui revient d’indiquer la « pantomime » à ses acteurs, voire même d’écrire complètement cette pantomime, même s’il sait que le comédien a besoin de liberté pour exprimer son goût et son talent (son génie ?) et qu’une fois déterminée la mesure dans laquelle le comédien est maître de son rôle, il faut se souvenir de sa prérogative essentielle : c’est sur lui que repose l’acte même du théâtre. L’acteur est investi d’une haute responsabilité morale et sociale, dans la mesure précise où son jeu consiste à transmuer le faux en vrai, en construisant sur scène des images persuasives, et à remettre en harmonie le monde par la vertu de la fiction qu’il incarne. Diderot souligne également que le théâtre est un lieu de métamorphose, en effet cette éminente fonction soulignée plus haut est, à son époque, assumée par des comédiens dans l’ensemble méprisés, on leur reproche leur légèreté, leur inconséquence, leur libertinage, leurs mœurs de faible vertu en général. 20 Or il observe une grâce émanant des ces comédiens, même des pires histrions des lors qu’ils sont sur la scène. Diderot ne cessera de développer sa théorie de la sensibilité pour rendre compte l’étrangeté de ce dédoublement, de cette métamorphose du comédien. Il se méfie de ces grands déferlements, d’affects, d’émotions, de sentiments qui submergent ce qu’il appelle l’homme sensible, car selon lui ces manifestations physiologique et psychologique excessives sont de nature à entraver voir à paralyser l’intelligence, l’exercice de jugement, d’observation, d’étude de la nature, des comportements, attitudes et manières des gens qui favorise en principe la création artistique et le travail du comédien en particulier. Il pense que la sensibilité ne peut prendre part à la création artistique que dans la mesure où elle est « gouvernée », contrôlée, maîtrisée. « Les grands poètes, les grands acteurs et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très sûr, sont les moins sensibles. » Diderot conteste donc tout caractère « irrationnel » à la démarche du bon comédien. Ce qu’il signifie par là c’est que la sensibilité n’a pas sa place au moment de l’exécution de son rôle par le comédien ; elle est essentielle sans aucun doute dans la phase de l’élaboration du jeu, parce qu’elle appartient à la démarche même de l’imaginaire, elle doit être contrôlée avec soin sur la scène pour peu que l’on veuille atteindre au plus profond le spectateur auquel on s’adresse. Pour éveiller l’émotion de la salle pour qui il joue, le comédien doit user d’une véritable stratégie du pathétique et des larmes, en effet, visant la sensibilité du spectateur, il est appelé à maîtriser les effets de la sienne propre. Un contrôle attentif de toutes les phases du jeu, et, plus généralement, le respect d’un processus concerté dans la conduite du spectacle sont par définition incompatibles avec les excès de l’inspiration et les débordements de la sensibilité. Diderot a perçu d’emblée que l’exercice du théâtre ne pouvait échapper à l’empire de contraintes précises, il y voit la trace d’une certaine « distance intérieure », qui serait constitutive du jeu. Le premier spectateur du comédien n’est autre que lui-même : il regarde agir un être d’imagination (de symboles ?) qui fait partie de lui, mais qu’il éprouve comme étranger, dès qu’il agit sur la scène, il se sépare de lui-même ($) et il se dédouble, n’entrant dans son personnage que dans la mesure où il le domine - presque - de l’extérieur, fabriquer un peu de vérité à partir de la fiction. Le contrôle de la sensibilité, l’entraînement, le travail, l’étude, les répétitions permettront la souplesse et la justesse nécessaire pour assumer la diversité des fonctions que son art oblige et 21 il sera capable alors de tous les emplois, de s’approprier toutes les gammes, de jouer tous les rôles. Bien entendu le savoir propre de chacun, sa capacité à prononcer, à respirer, à se mouvoir, est indispensable à l’exercice théâtral ce qui souligne que la création artistique use de moyens spécifiques et qui sont susceptible d’apprentissage, Diderot ira beaucoup dans le sens de l’éducation et de l’apprentissage, sur la formation du comédien encadré et organisé et militera pour la création d’Ecoles (par exemple la création de l’Ecole royale de musique et de déclamation en 1786). Diderot a toujours souhaité un état de comédien, une corporation, une communauté composée de sujets issues de toutes les familles et composantes de la société, et venus au théâtre par choix, par goût, par conviction, adopté par vocation, en faire un véritable métier intégré dans la communauté comme une activité hautement honorable et utile à la vie des hommes et non pas comme ressource ultime de certains en défaut d’éducation. Le théâtre a toujours été pour Diderot le lieu et l’instrument d’une complexe métamorphose, organisée, concertée, mais qui reste énigmatique : l’acteur monte sur la scène comme un « pantin merveilleux » dont le poète, l’auteur tient la ficelle, lui indiquant à chaque ligne la véritable forme qu’il doit prendre, et c’est comme s’il s’enfermait devant nous « dans un grand mannequin d’osier dont il est l’âme ». Il prend soudain la consistance des fantômes et une autre vie affleure, l’autre face de la notre certainement, tout au long de cette difficile et ambiguë transformation. Et Diderot de noter que ce mannequin se meut parfois « d’une manière effrayante même pour le poète qui ne se reconnaît plus » : il ne faut voir là ni magie, ni imposture mais l’effet de la théâtralité, qui procède par agrandissements et par transformations, dans une lumière qui est propre, pour toucher au plus vif les spectateurs et pour les aider à se retrouver eux-mêmes en harmonie avec le monde. Ainsi il semble que la frontière entre le théâtre et le réel peut être franchie dans les deux sens, à tout moment, l’un servant de caution à l’autre. Lorsque Diderot aborde l’univers du jeu et de la représentation, il s’agit de réactiver la force de la mimésis pour réintroduire la fiction au cœur de la réalité et pour faire servir le simulacre scénique à la connaissance d’un monde en continuelle transformation. 22 Division du sujet, paradoxe du sujet, paradoxe du comédien, c’est précisément la notion centrale du récit de cet entretien écrit par Diderot : « Le paradoxe du comédien ». Dans cet écrit majeur sur les comédiens l’un des deux interlocuteurs de l’entretien incarne cet homme au paradoxe. Le paradoxe en question peut se résumer ainsi, c’est qu’un grand comédien n'éprouve pas les sentiments et les émotions qu'il exprime sur la scène, mais qu'il joue à les ressentir. On ne demande pas au comédien, aussi grand soit-il, d’être sensible, de forcément ressentir les affects du personnage. Au contraire, l’idée est qu’un comédien exprime des sentiments et des émotions avec d'autant plus d'intensité, de justesse et de précision qu'il ne les ressent pas lui-même. En effet pour Diderot qui admire les comédiens tout en s’en méfiant; ils sont les moins sensible des hommes et doivent garder leurs distances par rapport à leur personnage. C'est ainsi que Diderot formule le paradoxe de la division qui, selon lui, caractérise le comédien. Le dialogue et son contenu Diderot dans cet ouvrage fait de nombreuses références à la division du sujet ainsi qu’à la division subjective liée au langage : S s « Il est fréquent et facile à deux interlocuteurs, en employant les mêmes expressions (les mêmes signifiants ?) d’avoir pensé et de dires des choses tout à fait différentes » p.37 Il y distingue le comédien par imitation (par travail) au jeu égal et sans faille, le spectateur froid et tranquille de la nature du comédien par nature (sensible) parfois excellent, souvent médiocre. Il ne requiert aucune sensibilité parmi les qualités du comédien. Il prône l’homme qui se possède. Il préfère celui qu’il nomme le sage, celui qui sera apte à observer, étudier, réfléchir, acquérir de la technique, répéter, imiter d’après quelque modèle idéal et dans le fond inépuisable de la nature, copier les caractères de la nature humaine, en faire des personnages, Il y aura une unité dans sa représentation, il sera capable de montrer avec toujours la même force, la même précision, la même vérité, de celle qui touche le spectateur, qui le fera s’identifier au personnage, ce qui lui permettra même de se voir, de s’entendre de se juger et même de juger les impressions qu’il excitera chez le spectateur. 23 Diderot prend en exemple les enfants imitant les fantômes dans les cimetières pour se gausser de la peur suscitée chez les passants. Sous le masque effrayant l’enfant rit de ses petits camarades fuyant de terreur. Cet enfant est pour l’auteur le véritable symbole de l’acteur. Le modèle idéal pour un personnage n’est pas la personne (la « personnalité ») de l’acteur mais un ensemble de caractéristiques, de traits puisés dans la nature humaine et rassemblé dans le but d’être transmis au spectateur avec force de vérité afin qu’il s’y reconnaisse, luimême ou qu’il y reconnaisse quelqu’un. De plus un comédien ne vise pas un personnage copié sur un personnage réel, mais l’idéal d’un personnage. Tout le talent du grand comédien consiste non pas à sentir mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment que le spectateurs s’y trompe. En effet, ce n’est pas le ressenti, la croyance, la vérité, le sentiment de l’acteur qui provoque l’émotion du spectateur mais bien plutôt l’unité, la justesse du propos, donc le travail, la technique, la maîtrise, l’étude, les répétitions, l’imitation ainsi que tous ce qui participe de la création de l’illusion du vrai. Une imitation profonde la nature en quelque sorte. Cette imitation de la sensibilité est d’autant plus facile à réaliser que chacun de nous même le plus cruel, possède une sensibilité, et en a éprouvé les effets à quelques période de sa vie. En outre celui maître de lui-même qui jouera d’étude et de jugement rencontrera plus d’unité dans son art que celui qui joue moitié de nature, moitié d’étude, moitié selon un modèle, moitié selon lui-même. Cette illusion qui n’est que pour le spectateur, c’est lui qui repart avec les affects du personnage à l’issu de la représentation, l’acteur lui sait bien qu’il n’est pas le personnage. « Les larmes du comédien descendent de son cerveau, celles de l’homme sensible montent de son cœur » et ainsi le trouble, pourrait on rajouter, nuisant à l’illusion théâtrale (p.46) S’il est lui-même, s’il joue « d’âme » quand il joue et qu’il ressent personnellement les émotions du personnage, s’il est en proie aux sentiments, l’homme sensible ne pourra créer, il perdra ses moyens, il manquera de distance, sera inégal, ne pourra pas répéter ses performances et ne saura pas transmettre, sauf par éclats les émotions, les émois au spectateur. A propos de ces hommes sensibles il dit « remplissez la salle de spectateurs de ces pleureurslà mais ne m’en placez aucun sur la scène » p.43 « Il en est des plaisirs violents ainsi que des peines profondes ; ils sont muets » p67 Cependant Diderot reconnaît que l’acteur sensible peut se sentir être pleinement le personnage et avoir ainsi quelques très beaux moments d’aliénation au personnage au rendu sublime avec le risque le que spectacle devienne alors douloureux pour le spectateur. Mais si l’acteur ne 24 parvient pas à sortir de l’enceinte étroite où leur sensibilité naturelle le renferme, il restera hormis quelques beaux moments, maniéré, faibles et monotones et de toutes façons, Diderot ajoute, qu’un comédien en prise avec une trop grande sensibilité se trouvera enfermé dans un, ou peu de, registre et son jeu demeurera inégal. De plus l’auteur ajoute qu’une sensibilité exacerbée rendra impossible beaucoup de rôles forts, tragiques, dramatiques. En outre si l’acteur est en proie à trop de sensibilité il ne sera bon qu’en privé dans une petite dimension, mais pas sur les planches, mise à part quelques tirades, il ne trouvera pas d’unité, d’harmonie ni de variété ainsi pour appréhender toutes les spécificité et les aspects du jeu ; une « tête froide », alliée à du goût, du jugement, de l’étude, de la mémoire, de l’expérience et du travail sera bien plus efficace. Je cite une nouvelle fois l’auteur : Le spectateur « ne vient pas pour voir des pleurs mais pour entendre des discours qui en arrachent ». p115 Néanmoins, Diderot reconnaît l’existence de certains acteurs très doués, sensibles, jouant d’instinct et de nature. Il estime que le vrai, le naturel, le ressenti tout à fait touchant dans la société, serait trop faible, pauvre au théâtre, où l’artifice, l’effet, le juste, le démonstratif sont nécessaire à la transmission des émotions. Diderot est amené à définir une notion du vrai au théâtre, ce vrai n’est pas pour lui le fruit de montrer les choses comme elles sont dans la nature, mais le vrai théâtral consisterait plutôt dans la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle imaginé par le poète, l’auteur, et souvent exagéré par le comédien. Il estime que le vrai de la nature ne nous touche pas au théâtre, pourrait même agacer ou faire rire, selon les modalité d’expression des ces affects, au contraire on doit « jouer » le vrai, pour toucher et satisfaire le spectateur, l’embellir et gommer les aspérités du réel pour parvenir à une unité de représentation. Il s’agira pour le grand acteur de saisir avec imagination ou génie le sublime de la nature et de le restituer avec sang-froid. Il soutient même que l’art, par le travail, peut embellir la beauté naturelle, sa magie certainement. Il faut donc expérience, jugement, contrôle et sagesse pour être bon acteur. Diderot résume la distinction qu’il fait entre le grand acteur (ou l’homme qui se possède) et l’homme sensible dans cette phrase : « L’homme sensible obéit aux impulsions de la nature et ne rend précisément que le cri de son cœur, au moment où il tempère ou force ce cri, ce n’est 25 plus lui c’est un comédien qui joue. Le grand comédien observe les phénomènes, l’homme sensible lui sert de modèle, il le médite, et trouve de réflexion, ce qu’il faut ajouter ou retrancher pour le mieux. ». Le grand acteur serait il un homme froid qui ne sent rien mais qui figure supérieurement la sensibilité. Il considère que la qualité première du grand acteur n’est pas la sensibilité acquise ou innée, d’être vrai ou pas mais la faculté de connaître et de copier toutes les natures. Il avance encore qu’un comédien doit par la pensée mettre en place un être d’imagination qui n’est pas lui, que « l’âme » du comédien est informe ce qui la rend polyforme, modulable ; le comédien pâte à modeler. Il va même jusqu’à dire que les acteurs n’ont « pas de caractère ce qui leur permet de les jouer tous ». Une forme du paradoxe est que la sensibilité vraie et la sensibilité jouée sont deux choses très différentes Les images des passions au théâtre n’en sont donc pas les vraies images, ce n’en sont donc que des portraits outrés, que de grandes caricatures assujetties à des règles de convention. Qu’est ce donc pour Diderot que le vrai talent ; c’est « celui de bien connaître les symptômes extérieurs de « l’âme d’emprunt » de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement, car il est impossible d’apprécier autrement ce qui se passe au-dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils sentent ou qu’ils ne sentent pas pourvu que nous l’ignorions». P93 Diderot nous illustre encore son propos ; « Par exemple, les comédiens font impression sur le public, non lorsqu’ils sont furieux mais lorsqu’ils jouent bien la fureur. Ainsi dans divers lieux, diverses assemblées où l’on veut se rendre maître des esprits, on feints tantôt la colère, tantôt la crainte, tantôt la pitié pour amener les autres à ces sentiments divers. Ce que la passion elle même n’a pu faire, la passion bien imitée l’exécute » Dans la société même, lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est un grand comédien, on n’entend pas par là qu’il sent mais au contraire qu’il excelle à simuler bien qu’il ne sente rien. Observer et se saisir des symptômes de l’âme et venir toucher le public en lui signifiant ces symptômes par caricature, par agrandissement, peut importe le ressenti vrai ou pas de l’acteur. 26 Il insiste par ailleurs sur l’aspect agrandissement nécessaire à la scène en rappelant qu’un comédien peut être excellent en société, en petit comité, mais rater par manque d’exagération sur les planches ou « tout s’est agrandi » et où un autre personnage était nécessaire. Il distingue enfin l’acteur qui joue le texte de l’auteur, du comédien dans la société a qui il reconnaît deux fonctions à remplir, celle de l’auteur (trouver le discours) et celle du comédien (le jouer) pour conclure qu’il n’est pas évident qu’un acteur sur scène soit plus crédible qu’un comédien à la ville pour feindre la joie, la tristesse, la sensibilité, l’admiration, la haine, la tendresse. Commentaires ; Diderot et Brecht Pour simplifier nous pouvons dire que le problème de Diderot est appelé le paradoxe, celui de Brecht est la distanciation, ou effet d’éloignement, ou jeu épique. Le paradoxe du comédien au sens de Diderot est la perception adéquate selon laquelle l’acteur et son rôle ne sont pas sur la même ligne. Il en résulte que le paradoxe est le nom qui consiste à les nouer. Le bon acteur, celui qui obtient l’effet de théâtre, doit jouer « paradoxalement ». Le jeu épique pour Brecht est la critique de la perception inadéquate selon laquelle l’acteur et son rôle seraient sur la même ligne. Il en résulte que le jeu épique est le nom qui consiste à les dénouer. Pour produire l’effet de théâtre, tout de même les nouer, plusieurs possibilités à cela ; soit ne pas produire l’effet de théâtre, comme dans la scène de rue où personne ne joue, ou faire de l’acteur un narrateur, soit obtenir cet effet en les nouant par l’inconscient de Stanislavski, soit encore l‘obtenir en les nouant en substituant comme discours de l’Autre à l’inconscient, tantôt la science, tantôt un discours du maître mis dans la position de l’Autre. Cependant on peut vite apercevoir les limites d’une telle substitution supposant un savoir particulier du spectateur. Difficile donc de parvenir à l’effet théâtre sans intégrer l’hypothèse de l’inconscient freudien, sans accepter la trilogie acteur, rôle, inconscient. Sainte-Albine et le sentiment Voici la définition que donne Sainte-Albine du sentiment dans son livre « Le comédien » (Ière partie, chap. II), et non pas de la sensibilité que l’on oppose à l’intelligence, source de tant de polémiques) : « Les personnes qui sont nées tendres croient pouvoir, avec cette disposition, entreprendre de jouer la tragédie : celles dont le caractère est enjouée se flattent de réussir à jouer la comédie, 27 et il est vrai que le don des pleurs chez quelques acteurs tragiques, et la gaieté chez les comiques, sont deux des plus grands avantages qu’on doive souhaiter. Mais ces avantages ne font qu’une partie de ceux dont l’idée est renfermée dans le mot de sentiment. La signification de ce mot a beaucoup plus d’étendue, et il désigne chez les comédiens la facilité de faire succéder dans leur âme les diverses passions dont l’homme est susceptible. Comme une cire molle, qui sous les doigts d’un savant artiste devient alternativement une Médée ou une Sapho, il faut que l’esprit et le cœur d’une personne de théâtre soient propres à recevoir toutes les modifications que l’auteur veut leur donner. » Ce sentiment Rémond de Sainte-Albine l’appelle feu, le feu de l’acteur (sans opposer toutefois les acteurs jouant de feu et ceux jouant de glace). Sainte-Albine considère que certains acteurs ‘’compensent’’ sur scène le feu qui leur manque en s’agitant et criant exagérément, il ajoute que leur constitution ne leur permet pas d’user de cette ressource (du feu ou du sentiment) ce qui les empêche de toucher nos sens, alors ils s’en remettent à toucher notre esprit. Le sentiment selon Sainte-Albine c’est donc le parcours en l’instant du trajet impossible entre l’acteur et son rôle, une solution topologique dont le feu est la métaphore. Il en va donc de l’art de l’acteur pour Sainte-Albine comme ce que dit Pascal de l’âme capable d’être « en un soudain mouvement » aux deux extrêmes, quoiqu’elle ne soit jamais qu’un seul et même point comme le tison de feu. » Pascal, « Pensées ». 28 I / 2 - Freud et Lacan devant l’acteur I / 2. a - Freud, Lacan face au théâtre et au comédien Suivant une approche aristotélicienne Freud et Lacan ont se sont donc davantage inspiré du théâtre que de l’acteur, de la catharsis que du paradoxe du comédien. Concernant le jeu de l’acteur, à proprement parler, chacun à donné une interprétation ; Lacan dans une incise sur « Hamlet » dans son séminaire « Le désir et son interprétation », et Freud principalement dans deux lettres envoyées à la chanteuse-diseuse Yvette Guilbert, ainsi qu’au travers d’une évocation de Sarah Bernhardt : « Mais la voix de Sarah ! Dès que j’entendis ses premières répliques dites de sa voix vibrante et adorable, je sentis que je la connaissais depuis des années…Je crus immédiatement tout ce qu’elle disait. » in « Correspondance 1873 – 1939 » (Lettres des 8 et 26 mars 1931 et du 24 octobre 1938). Une « discrétion » de Freud et Lacan concernant l’acteur et son jeu à mettre en relief par rapport aux nombreuses grandes pièces de théâtre qui sont autant de scènes riches pour l’analyse théorique et par rapport à la question particulière et centrale de l’identification et de la catharsis. Personnages psychopathiques à la scène Un des textes majeurs de Freud sur le théâtre est un article de 1905 intitulé « Personnages psychopathiques à la scène » Remarque préliminaire ; ‘’Sur la scène’’ est en allemand auf der Bühne, qui désigne les planches, le plateau. Dans ‘’scène primitive’’ (Urszene), le mot est Szene, la scène d’une pièce de théâtre, du côté du scénario. Et c’est Schauplatz qui désigne dans « L’interprétation des rêves » ‘’l’autre scène ‘’, celle du rêve. Mais il faut ajouter aussitôt que les trois termes signifient la même scène, celle où le théâtre se joue et qu’on peut imputer à la catégorie de théâtre une topologie spécifique. 29 Freud parle dans « Personnages psychopathiques à la scène » « d’éveiller crainte et pitié … de faire jaillir de notre vie affective les sources du plaisir ou de la jouissance… », du « déchaînement des affects personnels… », il ajoute que le comédien rend possible une identification aux héros qu’il interprète et à travers laquelle le spectateur peut sentir, agir, et modeler tout selon son désir et les modalités de sa propre névrose. Mais l’illusion, le semblant est nécessaire à la jouissance du spectateur car comme Freud ajoute dans ce même article, « le spectateur sais bien qu’une telle activation de sa personne dans l’héroïsme n’est pas possible sans douleurs, souffrances ni pénibles appréhensions ». Si dans le jeu l’enfant s’égale à l’adulte, le spectateur « participant » à la représentation théâtrale par le regard va pourvoir s’identifier au personnage et jouir tel un héro, un « grand » en s’acquittant de ses motions refoulées d’ordre sexuelles, religieuses, sociales, politiques et ce sans mettre sa personne en péril, péril lié à de tels destins, de telles épopées héroïques : car tout ceci ne reste qu’une illusion. Sans oublier bien évidemment la dimension de sublimation (artistique, sociale…) abritée par le jeu théâtral. Freud semble appréhender le rapport à la représentation théâtrale par le biais d’une forme d’application de psychanalyse appliquée, sous un certain aspect clinique, et principalement entrevoit le lien, le transfert entre le spectateur et l’acteur (ou la représentation théâtrale) à la lumière du rapport de la labilité de leur structures névrotiques. L’objet de cet article qui traite principalement du spectateur est la nature et la possibilité même de la catharsis au regard de la névrose (de l’acteur, du spectateur, de l’auteur, etc…). « Si comme on le suppose depuis Aristote, le but du Schauspiel est d’éveiller ‘’crainte et pitié’’, d’entraîner une ‘purification des affects’’, il est possible de décrire d’une manière un peu plus précise cette visée en disant qu’il s’agit de laisser jaillir de notre vie affective des sources de plaisir ou de jouissance, tout comme dans le comique, le Witz, etc., il en jaillit du travail de notre intelligence, lequel a rendu sinon bon nombre de ces sources inaccessibles. » précise t’il dans ce texte de 1905. On pensera, bien sûr, à la référence princeps de Freud à la tragédie de Sophocle : « Œdipe roi ». Référence que l'on peut rencontrer dès le 15 octobre 1897 dans une lettre à Fliess désormais célèbre : « Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et 30 s'épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. » In « Lettres à Wilhelm Fliess 1887 – 1904 » Cette référence oedipienne, on le sait, accompagnera l'inventeur de la psychanalyse jusqu'à la fin de son œuvre. Mais est-ce bien de théâtre dont Freud nous parle ici ? Cela n'est pas certain, en effet l'Œdipe de Freud était bien différent de celui de Sophocle. Il semble ici que Freud s'intéresse moins à la dimension scénique - même s'il fait référence à l'effet produit sur le spectateur par l'œuvre de Sophocle - qu'à une mise en forme mythique d'un fantasme repéré chez lui et chez ses patients. On pourrait citer d'autres emprunts à l'art théâtral émaillant son œuvre : « Philoctète » de Sophocle, « Richard III, Macbeth, Hamlet, Le roi Lear, Le marchand de Venise » de Shakespeare, certaines pièces de Schnitzler, d'Ibsen, de Bahr... Ces références, parfois très fugaces, concernent, encore une fois, moins le théâtre que la mise en tension fictionnelle d'une question clinique. De fait, le seul texte freudien explicitement consacré au théâtre est ce court essai à l'étrange destin qui ne parut qu'après la mort de Freud : « Personnages psychopathiques sur la scène ». Freud y expose son esthétique de la représentation théâtrale fondée sur une économie du plaisir et de la jouissance : « Ce doit être une action venant d'un conflit et cela doit contenir effort de la volonté, et résistance. » Le théâtre est immédiatement le lieu où s'incarnent les forces intrapsychiques que Freud a déjà en 1905 repérées : pulsion, désir, refoulement, résistance... Le théâtre serait l’espace où se joue, diffractée sur l'ensemble des personnages, notre inconsciente condition. Le théâtre ne serait plus seulement alors une métaphore de l'inconscient, « l'autre scène » que Freud emprunte à Fechner, mais bien la possibilité « d'ouvrir l'accès aux sources de plaisir ou de jouissance qui émanent de notre vie affective, (tout) comme elles émanent, dans le comique, le trait d'esprit, etc., du travail de notre intelligence, lequel (d'ailleurs) a rendu bon nombre de ses sources inaccessibles » et cela, sous le regard et l'écoute du spectateur (Zuschauer) – auditeur (Zuhôrer). Spectateur-auditeur que l'on pourrait rapprocher, pour poursuivre l'analogie freudienne, de la dritte Person, nécessaire à la réalisation du mot d'esprit. Le spectateur serait alors une pièce essentielle du dispositif : pas de théâtre sans un regard. Même le dispositif de la répétition théâtrale n'y échappe pas : le metteur en scène n'étant que ce premier regard, cette dritte Person, un peu particulière, à qui les acteurs offrent leurs improvisations. Freud propose donc incidemment dans ce texte une analogie dont les conséquences ne semblent pas avoir été totalement à ce jour développées. Le mot d'esprit 31 ouvrirait des sources de plaisir et de jouissance dans notre activité intellectuelle, là où justement l'activité intellectuelle les avait rendues inaccessibles. Si nous suivons l'analogie que nous offre Freud, cela donnerait pour le théâtre : l'activité théâtrale ouvre des sources de plaisir et de jouissance dans notre vie affective, là où justement la vie affective les avaient rendues inaccessibles. En fait, Freud semble dès le début du texte assigner un but similaire aux deux dispositifs, contourner la résistance, mais dans un registre différent : là où le mot d’esprit viserait l'activité intellectuelle, le théâtre viserait la vie affective. Néanmoins cet élément nous permet de pouvoir affirmer que comme le mot d'esprit se trouve être une des voies d'accès à l'inconscient, le théâtre se trouve être une des voies d'accès à la vie affective. Identification, illusion Cet écrit pose une question sur le destin du théâtre : Freud instaure d’abord dans cet écrit la problématique de la catharsis, puis introduit la catégorie de l’identification, et parlant alors du théâtre et de la scène, il amorce ce que sera sa théorie de l’identification dans « Psychologie collective et analyse du moi. » D’autre part le comédien rend possible une identification aux héros qu’il interprète et à travers laquelle le spectateur peut sentir, agir, et modeler tout selon son désir et les modalités de sa propre névrose. Il suppose enfin que s’ajoute à cette dynamique des affects, des pulsions, qu’est le mécanisme du spectacle (Schauspiel), la dimension de l’illusion : « la certitude que c’est un autre qui agit et souffre là-bas sur la scène, et que deuxièmement ce n’est finalement qu’un jeu d’où il ne peut découler aucune atteinte à sa sécurité personnelle. ». En effet l’illusion, le semblant est nécessaire à la jouissance du spectateur car comme Freud ajoute dans ce même article, « le spectateur sais bien qu’une telle activation de sa personne dans l’héroïsme n’est pas possible sans douleurs, souffrances ni pénibles appréhensions ». Jeu, représentation et jouissance Si dans le jeu l’enfant s’égale à l’adulte, le spectateur « participant » à la représentation théâtrale par le regard va pourvoir s’identifier au personnage et jouir tel un héro, un « grand » en s’acquittant de ses motions refoulées d’ordre sexuelles, religieuses, sociales, politiques et 32 ce sans mettre sa personne en péril, péril lié à de tels destins, de telles épopées héroïques : car tout ceci ne reste qu’une illusion nous dit Freud dans « Personnages psychopathiques à la scène » Par le jeu l’enfant s’égale à l’adulte, par l’identification le spectateur s’égale au héros, mais ce n’est pas vrai, ce n’est qu’illusion. Rappelons ce que dit Aristote dans « Poétique » : « Dès l’enfance, les hommes ont, inscrits dans leur nature, à la fois une tendance à représenter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir à la représentation. » Si Freud rejoint Aristote sur la dimension de la catharsis de la représentation théâtrale, ses remarques concernant l’analyse du jeu du Fort-Da dans « Au-delà du principe du plaisir » soulignent qu’il ne rejoint pas Aristote sur la thèse du caractère naturel, instinctuel de la représentation, de l’imitation chez l’homme mais au contraire, pour Freud ce jeu, cette « imitation artistique », à la différence du jeu de l’enfant, « visent directement la personne du spectateur » en cherchant à lui communiquer des affects, des émotions, des ressentis, des impressions sources de jouissances chez ce dernier. En outre pour rendre compte du fonctionnement du processus de catharsis on doit prendre en compte un élément très important qu’est le masochisme car il s’agit de transformer en jouissance l’attente du malheur. Cette transformation vient du sacrifice originel et cette jouissance présuppose l’illusion. Les illusions sont, chez Freud, crées par le désir. Pour résumer, l’acteur ou le spectateur, 1- s’identifie, l’acteur à son personnage, le spectateur à l’acteur, ou au personnage, ou aux deux, 2- représente ou imite, et ceci est un jeu, un Spiel, avec transformation du masochisme, ce n’est pas une représentation naturelle, ou métaphysique, 3 – trompe ou s’illusionne sur la transformation par l’art, par un mécanisme esthétique, de la Vorlust, du plaisir préliminaire, en jouissance, il s’illusionne aussi sur la dramaturgie des instances mises en jeu, il jouit d’une vue sur cette économie elle même. 33 La dialectique du plaisir préliminaire suscite une prime d’attraction précédent une jouissance supérieure. C’est une illusion par déplacement, déviation, virement. Et ce mécanisme représente au spectateur (à l’acteur) la dramaturgie même des instances qu’elle met en scène. Les pulsions sont notre mythologie, dont les pièces de théâtre seraient la mise en drame : « Œdipe », « Hamlet », etc…. Il faudrait distinguer dans l’illusion théâtrale sa partie hallucinatoire et sa partie théorique. Ainsi le spectateur (l’acteur) se représente à peu près ce qu’il a déjà vu, comme la construction dans l’analyse, rejoignant asymptotiquement le réel de la scène primitive, suscite quelque hallucination ou quelque rêve qui se plie à cette construction même. Ainsi la tragédie d’ « Œdipe roi » raconte à sa façon l’oedipe de tout un chacun. Quand à la partie théorique, elle consiste en ce que les instances théoriques modernes sont elles-mêmes du spectacle. Névrose et catharsis Une évolution du théâtre en découle ; si le théâtre est le lieu des souffrances de l’âme (pas du corps), et si l’on fait varier le thème des circonstances de l’action du héros, on obtient : - le combat contre le divin = la tragédie, le combat du héros contre la société = la tragédie bourgeoise, le combat des héros entre eux = la tragédie de caractères, un type plus vaste ; le drame psychologique, entre l’impulsion et le renoncement et le drame psychopathologique, entre la source consciente et la source refoulée. Pour ce dernier type de théâtre ; le drame psychopathologique, est alors requis le névrosé, au refoulement labile : Hamlet. Mais encore faut il que le conflit soit ouvert, qu’il y ait un développement du processus, que le héros devienne psychopathique devant nous, que la situation ébranle le refoulement, que l’impulsion ressorte mais détournée, afin que nous ne la reconnaissions pas. En effet si le héros est déjà psychopathique, nous ne nous identifions pas à lui (c’est un malade). Freud nous le dit dans ce même texte : « Car là où nous nous heurtons à une névrose achevée et qui nous est étrangère, c’est au médecin que nous ferons appel et nous n‘en tiendrons pas la figure comme capable d’accéder à la scène. ». François Regnault ajoute dans « Théâtre – Solstices »: « A moins que la labilité névrotique du public ne déplace le seuil de tolérance du spectacle malade. Cette labilité viendrait cependant entamer la barrière de la représentation, de l’art, détruire l’illusion tant dans sa partie 34 hallucinatoire ; nous ne sommes plus captivés, que dans sa partie théorique ; nous n’avons plus affaire à une dramaturgie d’instances mais à des diagnostics psychiatriques. » Ainsi Freud, au travers de cet article, associe un paradoxe à la mimesis : plus on va vers un malaise des temps modernes, plus le théâtre peint une névrose achevée et plus il déroge à sa fonction de représentation, d’illusion, de jeu, qui consiste en ce que chacun par identification puisse, à l’aide d’une jouissance préalable, s’accrocher à l’instance illusoire même, et se libérer ainsi du refoulement, plus donc demeure la résistance et donc moins s’opère la catharsis. Ceci vaut pour le spectateur comme pour l’acteur. Lettres à Yvette Guilbert Cette célèbre diseuse, peinte par Toulouse-Lautrec, avait épousé un médecin, Max Schiller, ami de Freud. Dans ses lettres Freud est partagé entre la position d’analyste et celle d’admirateur. Rappelons que pour Lacan l’art est une construction du désir, un ornement du réel, un bouchage du trou, un voile de l’horreur, une ignorance située en terme de topologie. Par où le métier d’acteur fait un fragment de la théorie analytique. Cette artiste explique ainsi le mécanisme de son art : « Je retire mon moi superficiel, alors adviennent des moi profonds, qui ne sont pas les miens. Des fantômes imaginaires se substituent à moi quand je joue ». Impossible dénégation de vous déclare Freud. Freud avance l’argument que tout le monde devrait y arriver or il y a de grands et de moins grands acteurs. La réussite est même essentielle à ce métier d’acteur, comme à tout métier d’artiste, ne serait-ce qu’aux yeux du grand Autre. Ce qui est le propre de ces professions, que Valéry appelait délirantes, comme poète, artiste, etc., c’est que l’artiste doit chaque jour se soutenir de son fantasme pour vivre, pour se sentir exister. La thèse de Freud est que les motions de désirs qui ont été refoulées s’expriment par le biais du personnage avec une authenticité d’autant plus grande. Ce qui peut s’exprimer en « Là où c’était mon désir, je dois advenir comme sujet », sujet à entendre comme sujet de l’inconscient, ce qui donne comme mathème : (A)autre--->S(es), où (A) est le personnage et S, le jeu. 35 L’art de l’acteur, s’il en est un, est de faire apparaître son riche Ich (son « je » de sujet de l’inconscient) à la place du moi comme objet. La transparence du moi est le leurre spécifique de l’acteur. Freud poursuit : « l’idée de l’abandon de sa propre personnalité et son remplacement par une personnalité imaginaire ne m’a jamais totalement satisfait », un autre texte consacrée à la psychose et paru dans l’Abrégé de 1938, viendra appuyer cette idée : « Le problème de la psychose serait simple et clair si le moi se détachait totalement de la réalité, mais c’est là une chose qui se produit rarement, peut-être même jamais. Même quand il s’agit d’états aussi éloignés de la réalité du monde extérieur que les états hallucinatoires confusionnels (amentia), les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, suivant leur expression, une personne normale s’était tenue cachée, laissant se dérouler devant elle, comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide. » Bien entendu Freud traite de la psychose dans cet exemple mais cette référence le conduit à la thèse de la Spaltung, de la division du sujet. Le « je » ne se retire pas, ne disparaît pas, la « personne normale » se tiens cachée. François Regnault dans « Le héron de l’empereur », déduit de cette position de Freud que ; « dans cette pseudo-psychose qu’est la duplication, le dédoublement de l’acteur, le sujet de l’inconscient demeure. Quand au moi-objet, il continue à être suscité par le mécanisme général de l’imaginaire, selon les lois de l’identification, de l’Idéal du moi et du moi idéal. » Ainsi Lacan de préciser que « le sujet et le moi se détachent et se recouvrent en chaque individu particulier. » Cette lettre de Freud à Yvette Guilbert renforce d’une part le maintien de la division du sujet à propos de l’acteur et d’autre part la supposition d’un jeu possible avec les mécanismes identificatoires eux-mêmes, dont la psychose donne l’état matriciel et dont la théorie de l’Idéal du moi et du moi idéal est l’effectuation concrète. 36 I / 2. b - Le retournement lacanien Lacan va situer le rapport à la représentation, au personnage, en commentant « Hamlet », il dira certes qu’Hamlet n’est pas un cas clinique, ou un être réel mais plutôt « un drame qui présente une plaque tournante où se situe le désir ». Selon Lacan ce transfert spectateur/personnage va vers Hamlet. Plus encore, Lacan précise que le rapport de celui qui l’appréhende comme spectateur (ou lecteur) est de l’ordre de l’illusion. Pour Lacan, il convient de le rappeler, la représentation théâtrale est un dire, doublé d’un voir qui doivent être interrogé comme tels… L’illusion scénique ne serait une relation imaginaire, un face à face entre l’acteur et le spectateur que sous le regard de l’Autre, du texte du personnage qui place acteur et spectateur sous la même dimension de ce discours de l’Autre, et de l’identification au personnage. Louis Jouvet ne dit il pas que « le spectateur éprouve toujours ce qu’éprouve l’acteur »? Ainsi la psychanalyse elle-même pourrait être considérée comme un théâtre, le théâtre de la névrose. La scène, la représentation dont Freud se serait inspiré lui-même pour mettre en place le dispositif analytique. Ce que Freud et Lacan supposent ou requièrent chez l’acteur, c’est que celui-ci sache, dans son rapport à son personnage, se laisser ébranler dans le refoulement, sache détourner l’attention du processus de façon que le refoulé accède, comme de biais, à la conscience (à la représentation), qu’il sache « devenir névrotique ». Si on laisse de côté le problème de la représentation comme telle, à supposer une continuité entre la labilité névrotique et l’illusion du théâtre, Freud rencontre l’écueil de la dissolution de l’essence du théâtre dans l’angoisse de la question de la période, de l’époque de la représentation. En effet puisque le théâtre récent ne dispose plus de la représentation des dieux, et que nous même nous y reconnaissons dans son processus, ses mécanismes, le théâtre peut-il durer encore? Freud pose les questions de savoir si l’on peut être spectateur sans idéalisation ou sublimation de la névrose et si l’acteur peut jouer autrement que dans la névrose et s’il peut jouer autre chose qu’elle? Un certain usage de la psychanalyse appliquée au théâtre l’amène peut être à une interprétation trop « médicale », et non esthétique de la catharsis. Ce qui le conduit, comme par éthique, à souhaiter conserver une barrière, une rampe entre l’art et la névrose. Or si la névrose est figée, achevée, l’œuvre, la représentation deviennent impossibles et la catharsis est bloquée. 37 Hamlet : La parenthèse de Lacan Lacan a également traité de l’acteur, du rapport à son inconscient, à l’imaginaire, au corps, et principalement du désir dans une parenthèse, une incise consacrée à « Hamlet » faite au cours de son séminaire intitulé : « Le désir et son interprétation ». Elle est la suivante et m’amènera ensuite à des commentaires : « Si Hamlet est vraiment ce que je vous dis, à savoir une structure telle que le désir puisse y trouver sa place, une composition assez rigoureusement articulée pour que tous les désirs ou plus exactement tous les problèmes du rapport du sujet au sujet puissent s’y projeter, il suffirait en quelque sorte de le lire. Mais il y a ici des personnes qui m’écoutent, qui voudront que j’en dise un peu plus sur la fonction de l’acteur, de la représentation. Il est clair que ce n’est pas du tout la même chose de lire Hamlet et de le voir représenté. Comment mieux illustrer la fonction de l’inconscient que j’ai défini discours de l’Autre, que dans la perspective que nous donne une expérience comme celle du rapport de l’audience à Hamlet ? Il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre, qui est un discours parfaitement composé. Le héros n’est présent que par ce discours qu’il nous lègue. La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent cet Hamlet, est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés dans notre propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps. J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, selon certains qui ne sont frappés qu’à une certaine distance du rayonnement de ce que j’articule ici. J’enseigne tout autre chose – le signifiant, c’est nous qui en fournissons le matériel. C’est avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. Chacun sait qu’il y a de bons et de mauvais acteurs. C’est, je crois, dans la mesure où l’inconscient d’un acteur est plus ou moins compatible avec ce prêt de sa marionnette. Voilà ce qui fait qu’un acteur a plus ou moins de talent, de génie, voire qu’il est plus ou moins compatible avec certains rôles - pourquoi pas ? Même ceux qui ont la gamme la plus étendue peuvent jouer certains rôles mieux que d’autres. Et plus généralement, le problème qui a pu 38 être abordé du rapport de certaines textures psychologiques avec le théâtre, de l’acteur avec la possibilité de l’exhibition. » Ce texte avance trois idées principales. 1- Tout d’abord ; celle que le théâtre (la scène) présentifie le discours de l’Autre (la fonction de l’inconscient) et ce, ipso facto, sans qu’on ait besoin de le mettre en scène. Cela est vrai pour toute théâtralité ; récitation, épopée, théâtre, scène de rue, etc. Donc Lacan (ou Freud) devant l’acteur c’est le spectateur devant le discours de l’Autre rendu présent. Telle est la présence, la propriété qu’on prête à l’acteur d’incarner justement le personnage. 2- La seconde idée qui se dégage de ce texte peut se résumer en ceci que : La représentation est une analogie stricte entre la place de l’inconscient de l’acteur et la place de l’inconscient du spectateur, et donc que devant le personnage ou le héros, l’acteur et le spectateur sont au même lieu. La rampe sépare bien sûr l’acteur du spectateur et elle fait une barre qui permet de définir le théâtre, même si cette barre effective du point de vue des pulsions est franchie par l’acteur du point de vue du fantasme ($). Entre l’acteur et le spectateur, la rampe est comme le représentant de la représentation en ce sens que l’acteur doit d’abord incarner et s’identifier au personnage pour que notre identification à nous, notre incarnation dans la terreur et la pitié par exemple ait lieu. 3- Enfin, l’acteur, le spectateur prête son corps à ce discours inconscient. Et plus précisément, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel. Nous pouvons aisément repérer trois termes constituant un nœud : le discours de l’Autre, notre corps et notre inconscient. Le discours de l’Autre est du côté du symbolique, l’inconscient de l’acteur (ou du spectateur) du côté du réel « bel et bien réel », et l’alphabet du corps est l’imaginaire « le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne ». Voici donc le nœud borroméen (puisque nœud constitué du symbolique, de l’imaginaire et du réel) spécifique du théâtre ou de l’interprète et par délégation du spectateur. Le nœud borroméen de la représentation en quelque sorte. 39 Jacques Lacan pour qui « Hamlet n’est pas un cas clinique », se distingue de Freud et considère que la psychanalyse ne traite du théâtre qu’en termes théoriques. Le théâtre n’étant pas un objet de la psychanalyse mais une construction. Il ajoute que le rapport de celui qui l’appréhende comme spectateur (ou lecteur) est de l’ordre de l’illusion. Illusion qu’il distingue du vide : « Une illusion n’est pas le vide (…) Dire qu’Hamlet est une illusion, l’organisation d’une illusion, ce n’est pas dire qu’on rêve à propos du vide. » Lacan précise qu’Hamlet est un personnage dont la structure est primordiale, avant même le drame écrit par Shakespeare. C’est cette structure elle-même, un personnage composé de la place vide, qui répond de l’effet d’Hamlet. Chez Hamlet il y a une structure, avec la place d’un vide qui précisément permet de situer notre ignorance, or « Une ignorance située n’est rien d’autre que la présentification de notre inconscient. » Lacan précise : « Hamlet n’est pas un cas clinique. Ce n’est pas un être réel, c’est un drame qui présente une plaque tournante où se situe le désir. » Il y a un statut, qui est théorique. En effet pour Lacan « La psychanalyse ne s’applique au sens propre, que comme traitement et donc à un sujet qui parle et qui entende »; Hamlet in Ornicar, c’est pourquoi elle ne s’applique pas au théâtre. Bien sur Hamlet ne parle pas, sauf au travers de l’acteur, et de toute façon, il n’entend pas. Le spectateur crie de la salle au personnage qui n’entend pas. Il en résulte bien que derrière Hamlet il n’y a pas d’analyste mais que devant il y a un spectateur et que donc le transfert irait plutôt vers Hamlet. Le retournement lacanien nous permettrait même de considérer la psychanalyse comme un théâtre, le théâtre de la névrose, Freud aurait dans cette perspective, tout emprunté à la scène, l’idée de la scène même, et la dimension de la représentation. Pour Lacan la représentation théâtrale est un dire, doublé d’un voir qui doivent être interrogé comme tels et non comme espace de la métaphysique. La position de Lacan n’est pas de réintroduire la question de l’être dans la considération scientifique mais bien plutôt le Nom-du-Père, comme Hamlet par exemple, dans la névrose et non l’inverse. Ou encore : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », Lacan dans « l’Etourdit », il ne faut donc pas oublier ce dire qui reste derrière le théâtre dans ce que l’acteur dit. 40 De là découle la séparation entre théâtre et analyse par une barre que le théâtre franchira sans cesse, non pas pour se dissoudre en labilité névrotique, mais pour soutenir et appuyer la théorie analytique par les constructions du théâtre. Par exemple, Lacan, utilisant « Antigone », en tire sa thèse sur le courage et sur l’éthique, d’ « Hamlet », il tire la question du désir, de la trilogie de Claudel, celle de l’objet, du « Balcon » de Genet, celle du phallus, de l’ « Amphitryon » de Molière, celle du moi, etc. Pour Lacan le théâtre est une construction analytique, c’est pourquoi la psychanalyse ne s’applique pas au théâtre. L’esthétique théâtrale représente le sujet pour l’analyse. Il interprète moins le dispositif théâtral que Freud ne le fait mais l’utilise comme une donnée pour la théorie analytique. Il interprète certaines pièces de théâtre et y repère des énoncés de psychanalyse théorique. « L’illusion cache moins une hallucination qu’un mathème. » nous dit François Regnault dans « Le héron de l’empereur ». Cette parenthèse de Lacan rejoint dans son ensemble la lettre de Freud. Il en ressort que le moi de l’acteur (ainsi que son corps, ses membres) doit se prêter au jeu (l’interprète), c’est un prêt et non pas un don total qui serait bien entendu psychotique. Le moi, l’imaginaire se voient divisés entre le corps du sujet et son inconscient, et cette division se prête au symbolique du rôle. De plus on notera que même si l’acteur est debout, parle, bouge et que le spectateur est assis, immobile et se tait, tous deux n’en sont pas moins impliqués dans le même processus, et saisis dans le même nœud. La rampe séparatrice se déplace alors jusqu’au cœur du spectateur divisé et confiné dans sa position d’« assis » et vient l’interpeller en lui proposant courage, amour, souffrance, mort, bref jouissance à laquelle il dit oui. A ce point se reflète le schéma en Z de Lacan qui brise la relation imaginaire où se prendrait l’illusion scénique, laquelle n’est un face à face de l’acteur et du spectateur que sous le regard de l’Autre. Il faut également indiquer que le metteur en scène, fonction contemporaine, est lui aussi un interprète entre l’acteur et l’auteur ou bien entre l’acteur et le spectateur, il vient nous représenter justement qu’une pièce est une construction, une composition autour d’un désir, et non pas seulement un message de l’au-delà dont l’acteur serait le porteur. L’apparition au vingtième siècle de cette fonction coïncide peut être avec l’émergence du discours analytique, ou peut être y a-t-il eu rencontre entre cette fonction et ce discours. Stanislavski et son 41 système, essayant par tous les moyens à sa portée de domestiquer l’inconscient, en est peut être un indice. Il nous faut à présent revenir à la référence de Lacan à la marionnette : « non pas simplement comme une marionnette (…) ce prêt de sa marionnette. ». Dans ce texte de Lacan ce qu’il faut entendre par marionnette c’est : corps agité par un réel situé ailleurs. Lacan se réfère au texte de Kleist : « Sur le théâtre de marionnettes » texte sur lequel je reviendrais plus tard, pour y prendre appui, dans ce travail. Dans ce texte un danseur étoile relève que l’opérateur se situe au centre de gravité de la marionnette et que les membres de celle-ci ne font que suivrent mécaniquement le mouvement donné au centre. La marionnette est mise ici pour le danseur et si l’on suppose à présent que le danseur soit mis pour l’acteur, nous pouvons avancer que l’âme du danseur c’est celle dont la trajectoire est celle du personnage et la marionnette est le corps de l’acteur, et le montreur, l’opérateur, est alors l’inconscient réel de la marionnette. C’est une thèse de Lacan cité dans « Télévision » : « En fait le sujet de l’inconscient ne touche à l’âme que par le corps (…) d’y introduire la pensée. » la pensée étant ici le rôle à jouer, le personnage. Il arrive qu’il ressorte comme résultat, comme effet produit du nœud lui-même lorsqu’il est (bien joué) quelque chose qui s’apparente à la grâce. Nous pouvons dégager une « physique » du jeu de l’acteur, en repérant une coïncidence entre l’au-delà de la représentation, qui est le personnage infini, insaisissable – « on ne sera jamais Alceste », dit Louis Jouvet et l’en deçà de la représentation, qui est l’inconscient de l’acteur. C’est une rencontre à l’infini, idéale, mais devant nous bien réelle. La représentation serait alors l’imaginaire scénique, visible, l’image dense et modelée qui nouerait à l’infinité du personnage, de la pièce, du théâtre, l’irreprésentable, en coulisse, du sujet de l’inconscient. Le spectateur, de façon rigoureusement analogue, quoique immobile et silencieux en principe, fonctionnerait de la même façon, à condition de prêter lui aussi sa marionnette (sans fil) au dispositif prévu. La théâtralité est alors la présentation même du dispositif par lequel le corps mouvant et parlant se trouve parlé et mû par le personnage, le rôle, la pièce qui lui sont asymptotiques. La représentation, en tant que milieu présent ne montrant que des corps imaginaires, conjoint deux infinis absents. 42 I / 2. c - Une psychopathologie de l’acteur ? De ce retournement lacanien, nous retiendrons concernant la question de l’acteur le principe que l’acteur n’est pas un cas clinique. Cependant nous pourrions tenter d’identifier quelques correspondances entre certaines spécificités et caractéristiques communément propres à l’art de l’acteur et certains éléments symptomatiques des tableaux cliniques qui définissent théoriquement les névroses, la perversion ou la psychose. Théâtralité hystérique On suppose souvent que l’acteur est un hystérique. Sur ce point la comparaison a été poussé par Paul-Claude Racamier dans son livre : « De psychanalyse en psychiatrie : hystérie et théâtre. » L’auteur part de la théâtralité hystérique, bien connue dans la psychiatrie, de la simulation et du simulacre des hystériques. Selon lui la ressemblance principale entre le théâtre et l’hystérie est que les deux nient la réalité. Il mêle en cela le paradoxe du comédien pour avancer que l’hystérique, comme le comédien joue un amour qu’il n’éprouve pas. Il identifie une similitude dans la souplesse de l’hystérique et de l’acteur dans l’identification mais ajoute que l’acteur transfigure son émoi alors que l’hystérique le défigure. L’acteur jouit de ses émotions, l’autre en souffre. Il ajoute que l’acteur mûrit son rôle alors que l’hystérique feint seulement de méditer, c’est un « art inconscient de lui-même », précise t-il. Racamier repère un second paradoxe du comédien ; l’acteur et l’hystérique à la fois s’approchent et se détachent de nous, commun mécanisme de séduction, mais dit-il, art de plaire chez l’acteur, et de se dérober chez l’hystérique. Selon l’auteur l’hystérique est barré de l’idéal d’échanges fructueux qui ferait le prix de la vie normale, l’acteur saura, lui, accepter le spectateur et s’adapter à lui. On ne saurait dégager de conclusion claire à cette tentative de comparaison de traits communs et différents, il semble plus intéressant de saisir le rapport de l’hystérique à son maître, le médecin, qui n’a le choix qu’entre la complicité qui l’aliène et le ressentiment qui le ferait chasser son hystérique. En effet on peut considérer que l’hystérique comme personnage pousse malignement son médecin à devenir un personnage. Alors qu’on inciterait volontiers le médecin à ne pas jouer le jeu, à se montrer personne avec son malade pour que celui-ci devienne aussi une personne, se présente en personne. 43 François Regnault dans « Le héron de l’empereur » dit au contraire que la « théâtralité n’est pas symptômale, elle est plutôt fantasmatique » et ainsi qu’à l’inverse du symptôme, la théâtralité n’a pas a être plus interprété que le fantasme. Donc qu’en retour, il n’y a pas à prendre l’acteur, en tant qu’acteur pour un hystérique même si la prédisposition au théâtre semble se saisir plus volontiers de la structure hystérique qu’obsessionnelle. Le discours apparemment hystérique du théâtre est à distinguer de la structure de l’hystérie. Théâtralité obsessionnelle Le caractère rituel du théâtre, le plaisir mortel de s’enfermer dans des répétitions au sens strict, de faire tous les soirs à l’heure dite des gestes et de dire des mots dictés par un autre, un Autre, le tout sous la forme d’une œuvre d’art de soi-même, éphémère et instantanée permettra quoi ? Sans doute de réduire le tract comme émanant de la pulsion de mort, comme un exercice d’autopunition destiné à compenser la jouissance des saluts ou celle d’avoir joué, tout simplement. Théâtralité perverse Les pulsions de voyeurisme et d’exhibitionnisme nécessairement véhiculé par la fonction de l’acteur (hystérique comme obsessionnel) ne peuvent-elles pas être poussées jusqu’à la dimension de la perversion ? La tradition carnavalesque du travestissement alliée à la pulsion d’être vu, à renverser selon Freud en celle de regarder (certains acteurs regardent en effet la salle, par cabotinage ou sidération) pourrait nous conduire à conclure que l’acteur est un pervers, polymorphe même. On peut ajouter à la série les homosexualités esthétiques, les jeux d’ambiguïté sexuelle (pratiquées dans les compagnies grecques, japonaises, élisabéthaines), ainsi qu’un fétichisme de la scène pratiqué par l’acteur sur scène, dans sa loge, dans sa toilette, ou pratiqué par des spectateurs allant jusqu’à acquérir des effets de l’acteur star. Il existe également un masochisme qui pousse certains acteurs à vouloir véritablement souffrir sur scène, quitte à s’infliger des blessures voire à répandre leur sang (et parfois leurs excréments) sur les planches. En effet, si la perversion consiste à se faire l’instrument de la jouissance de l’Autre, quoi de plus pervers que l’acteur ? 44 Théâtralité psychotique La psychose nous amène certainement une limite ; celle de la supposition du double qui est une version catastrophique de la division du sujet chez certains acteurs « habités » qui franchissent cette limite jusqu’à faire resurgir dans le réel d’une hallucination temporaire ou définitive la forclusion du Nom-du-Père. Au-delà de certaines correspondances entre des « traits de caractères » habituellement imputés aux acteurs et des caractéristiques névrotiques, perverses ou psychotiques, il faut partir de cet axiome que l’acteur n’est pas un cas clinique, que l’acteur est toujours Hamlet à cet égard. Nous pouvons conclure de cette approche psychopathologique de l’acteur que le métier d’acteur est ouvert à tout artiste, qu’il soit hystérique, obsessionnel ou pervers, le cas du psychotique étant plus délicat car posant un problème d’utilisation. La clinique psychanalyse n’a donc pas pour mission de nous expliquer pourquoi on devient acteur en général, mais au contraire c’est à l’éthique théâtrale, qui est à prendre dans le champ freudien comme construction théorique, de nous expliquer pourquoi comme disait Aristote les hommes « par nature » aiment jouer. Ou encore, si l’on ne souhaite pas se contenter de ce « par nature », comment le théâtre met-il en place une structure de jeu, que l’analyse par ailleurs peut théoriser chez l’enfant, dès le jeu de la bobine et la constitution de l’objet a ? Et par extension se demander pourquoi un sujet, à un moment donné, croit qu’il cesse de jouer ? 45 I / 3 - L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Aborder la question du théâtre du point de vue psychanalytique, c'est prendre acte, expression éminemment théâtrale, d'une détermination essentielle : l'affinité profonde de la dramaturgie et de l'inconscient. Pas d'autre accès à l'inconscient freudien que le conflit, qui suppose une tension entre forces antagonistes. Voilà qui pose la base solide de la dramaturgie inconsciente. L'inconscient apparaît bien en ce sens comme un drame, scandé, tel ce que l'on appelle « pièce » de théâtre, par une séquence parlée d'actes et de scènes. I / 3. a - La métaphore théâtrale de l’inconscient Ce n'est donc pas un hasard si, dans l'intérêt freudien pour la littérature, le genre théâtral occupe une place privilégiée. Quoique aucune œuvre théâtrale ne figure dans la liste de ses livres familiers préférés apportée dans le fameux sondage Heller de 1907, ses « puissances de formation » comportent la référence à Goethe et à Shakespeare, ces deux « massifs » dramatiques. Il mentionne comme chefs-d'œuvre nourriciers les tragédies de Sophocle et le « Faust » de Goethe. La tradition théâtrale, de Schiller à Grabbe, est présente dans son horizon de pensée. En fait, le créateur de la psychanalyse répartit avec précision son intérêt pour la trilogie selon la classification goethéenne : le « dramatique » prend sa place entre le « lyrique » (englobant la poésie et le roman) - qui donne le primat à l'expression de l'auteur - et l'« épique » - où le personnage est « parlé » par l'aède : Le propre du dramatique est la venue sur le devant de la scène de la parole en acte des personnages. Cela même qui manifeste l’évènement psychanalytique. Qu'on pense au registre théâtral des métaphores porteuses du vocabulaire psychanalytique : n'y a-t-il pas lieu d'entendre le ressort théâtral du mot « scène » ? L'inconscient se donne comme « l’autre scène » (andere Schauplatz), selon l'image empruntée à Fechner et si prisée de Freud. Le sujet inconscient prend naissance au lieu même de la scène dite « originaire » (Urszene). 46 La scène, emplacement (Platz) du regard, du contempler (Schauen) : voilà qui rend solidaires théâtralité et inconscient. L'espace théâtral dessine cette enceinte clans laquelle le regard peut se déployer, dans l'entre-deux ainsi spatialisé de la scène et du « parterre ». Qu'on y pense : c'est depuis le parterre que la scène ex-siste. Celui-ci revient à une mise en jeu. Freud rappelle dans son essai fondateur cette métaphore du « jeu » (Spiel). Freud prend la question de l’effet inconscient du théâtre d’abord depuis le parterre, soit la salle du rez-de-chaussée. C'est bien depuis le spectateur que Freud aborde la « création » quitte à réinterroger l'autre face de l'opération fantasmatique, soit les ressorts inconscients du « créateur littéraire ». Prenons-en l'indice et le symbole dans un rappel : c'est sous le signe de la référence théâtrale que Freud introduit l'idée maîtresse de l'oedipe. Le « complexe » éponyme est le nom d'une situation identifiée, à la fois confusément et efficacement, par un spectateur (Zuschauer) de théâtre. Affect oedipien et mise en place du refoulement : la tragédie du destin Tout part en effet dans l'évocation freudienne, avant même que ne se soit formulé un « complexe » d'Œdipe, ou plutôt du même mouvement, de la pièce éponyme de Sophocle, « Œdipe roi », que Freud caractérise comme « tragédie de destin ». Quoique bien conscient des différences de formes théâtrales vues depuis l'histoire du théâtre, Freud veut mettre en évidence ce qui fait que cette histoire-là sait « émouvoir » (erchüttern), en son synopsis, pas moins ‘’l'homme moderne’’ que les ‘’Grecs contemporains’’. Il doit bien y avoir « une voix en notre intérieur » prête à reconnaître dans le destin du héros quelque chose d'étrangement familier. Si cette voix parle et agit de tout temps, c'est bien néanmoins les névrosés modernes que nous sommes qu'elle vise électivement. La « nervosité moderne » se dote ainsi de son organe théâtral. Freud l'avait formulé dans une lettre historique à Fliess dont le chapitre de la « Traumdeutung » semble le décalque : « La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie.» Autrement dit : « Chaque auditeur fut un jour, en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la 47 réalité, il frémit de tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. » Ce passage si célèbre peut être relu du point de vue du théâtre en son affinité inconsciente : que doit être le thème œdipien pour posséder un tel ressort dramatique ? Que doit être le théâtre pour porter à l'expression un tel émoi ? Loin de se réduire à une référence littéraire en quelque manière décorative, la référence au théâtre tragique vient porter à l'expression l'intimité de la chose inconsciente en sa texture subjective. Tout part de l'auditeur-spectateur de théâtre. La « terreur » et la « pitié », ces deux ressorts de l'affect théâtral homologués depuis l'art poétique aristotélicien, trouvent leur signification concrète autant que secrète dans l'affect œdipien. Entendons que le sujet se trouve fortement affecté, voire commotionné, par cette histoire-là, en sa mise en scène, par le rappel dans les coulisses de son inconscient, d'une autre histoire, « personnelle ». La formule de Freud contient une esquisse métapsychologique de l'affect fondamental du théâtre, au moins en sa version tragique : le « montant d'affect » - entendons ici l'intensité théâtrale - est proportionnel à l'intensité du refoulement. L’entre-deux scènes Il s'agit donc d'un affect très particulier, distinct de toute « émotion » commune, en quoi la scène de théâtre sépare par une enclave de la réalité : il s'agit en effet de ce sentiment du refoulé par lequel le sujet accuse réception d'une réminiscence dramatiquement réactualisée. Il convient de le garder à l'esprit : le spectateur de théâtre se trouve foncièrement capté dans une mémoire. Souvenir en acte : « Cette histoire me appelle quelque chose », souffle une voix au spectateur. L'oedipe est bien en ce sens le « souffleur » de l'action théâtrale. Une scène en rappelle une autre. Il y a moins sous-entendu à déchiffrer « psychologiquement » qu'entre-deux scènes dont la psychanalyse livre la clé dramaturgique. D'où l'importance du facteur temporel : l’affect théâtral est l'effet de retour, dans le présent même du spectacle, du refoulement d'origine. Il est donc d’autant plus intense dans l'actuel que le refoulement fut intense dans le passé. C'est une sorte de mesure active du refoulement, « en direct ». 48 Tout cela permet de relire la fameuse unité d'action, de lieu et de temps de la théâtralité classique. On comprend en quoi il est légitime de parler de « drame œdipien ». Drôle de drame, assurément, qui « inspire » la rencontre entre le dramaturge et son destinataire. L’inconscient trouve son ressort du développement dramatique d'un noyau tragique. D'une part, le sujet « se cabre » (sich sträubt) - expression favorite de Freud - contre le « destin » qui lui est fait ; de l'autre, il convient de placer le point aveugle du spectacle dramatique dans l'œil du fantasme. C'est en effet le fantasme qui agit dans l'effet du théâtre sur le sujet. L’angoisse hamlétienne : le premier « drame moderne » Ce sentiment de l'altérité intime, ce n'est autre que l'angoisse. De Sophocle à Shakespeare, d' « Œdipe » à « Hamlet », l'affect théâtral prend pourtant un virage décisif. Pour être structural, le thème n'est pas intangible, j’y reviendrais longuement : à preuve la réécriture hamlétienne qui sollicite Freud. « Hamlet » est présenté par Freud comme « le premier des ces drames modernes », drame proprement « psychologique » qui, dans la genèse freudienne du genre théâtral, remplace « le drame religieux », « le drame de caractères » et « le drame social » listés dans l’article « Personnages psychopathiques à la scène ». Celui qu'il appellera plus tard « le névrosé mondialement célèbre » et qui, confirmera-t-il en 1925, marque le passage de la « tragédie de destin » à la « tragédie de caractère » exhibe la naissance de l'être névrosé sur scène : « Le thème mis en œuvre montre comment un homme jusque-là normal se transforme, de par la nature particulière de la tâche à lui impartie, en névrosé, chez qui une motion jusque-là heureusement refoulée cherche à se mettre en valeur » dit Freud dans ce même article : bref, celui qui n'est pas « psychopathe » au départ... le devient au cours de l'action. On comprend la leçon freudienne du drame d’ « Hamlet » : c'est le moment où l'héroïsme qui travaille la dramaturgie depuis l'origine s’intériorise dans la subjectivité névrotique, dans et par l'extériorisation théâtrale. Il montre le « drame psychopathologique », dont le ressort est le conflit non plus entre deux motions à peu près « également conscientes », mais « celui d'une motion consciente et d'une motion refoulée ». En cette version moderne du drame, le combat se déroule « dans la vie psychique du héros elle-même » comme combat générateur de souffrance, entre différentes motions. Le tragique se trouve radicalisé par cela même qu'il est « immanentisé », voire « laïcisé ». Du coup, il ne 49 s'agit plus d'une tragédie du destin, mais d'un drame du désir où le « destin » a pris la forme de l’interdit en son immanence, ce qui ouvre sa dimension inconsciente. Le « complexe d'Hamlet » pourrait bien signer l'entrée de l'inconscient dans la subjectivité théâtrale moderne. Drame du sujet, acteur de son propre drame, pris entre la nécessité de son désir et sa perplexité. Hamlet n'est pas seulement hésitant : il peut tout, sauf cela, exécuter sur l'autre les représailles face à son propre acte impossible – d’inceste et de parricide. Forme dramatiquement « réflexive » de l'œdipe. Freud a entrevu le principe de la formidable puissance théâtrale de du personnage d’Hamlet: soit le recul devant l'acte qui libère une formidable énergie révélatrice de l'acte théâtral même. Lacan également a consacré à l’étude d’ « Hamlet » un séminaire concernant la structure du désir : « Le désir et son interprétation. », j’y reviendrais longuement. I / 3. b - La « névrose théâtrale » Du coup, la position du spectateur se modifie : le névrosé est en quelque sorte par définition épris de drames, il veut qu'on lui raconte, mieux, qu'on lui montre une histoire, projection aliénée et jouissante de sa propre histoire, réfractée par le fantasme dont on sait qu'il est en soi une scénographie. Goût qu'il transportera jusque dans l'analyse où il trahira une jouissance de l'autoportrait dramatique : voulant « agir ses passions », il goûtera l'histoire de son propre drame - levier du transfert auquel il faut aussi savoir résister car sa passion de la fiction « romanesque », qui contribue à l'inscrire dans son histoire, participe simultanément du ratage névrotique d'assomption du désir réel, de son goût de l'évasion. Freud souligne le caractère quelque peu misérable du spectateur du drame moderne, l'aspect « mesquin » de sa condition. Le portrait brossé du spectateur n'est pas très glorieux : « Le spectateur vit très peu de choses, il se sent comme un « misérable à qui rien de grand ne peut arriver , il a dû depuis longtemps étouffer, mieux, déplacer son ambition d'être en tant que moi au centre des rouages de l'univers. » (in « Personnages psychopathiques à la scène ») Chez Freud, il y a au fond des névrosés partout, sur la scène comme dans le parterre. Mais ce qui se joue, sous forme mêlée de sublimation et de jouissance, c'est bien le drame du refoulement et de la résistance. Soit le refoulé « sous les feux de la rampe ». Tandis que la névrose est un texte tout constitué, que l'analyse va tenter de ré-ouvrir, le propre de la névrose sur (en) scène est d'être en train de se jouer : « Ce serait la tâche du dramaturge 50 de nous plonger dans la même maladie, ce qui se réalise au mieux quand nous suivons l'évolution avec lui. » La représentation théâtrale ou l’art de « l’allusion » Il est temps de fonder l'expression « représentation théâtrale ». C'est bien de représentation (Vorstellung) qu'il s'agit. Celui qui se trouve placé dans la salle de théâtre se trouve bien confronté à une re-présentation. Quelque chose, une séquence d'actes, est « présenté », qui « se donnant à voir », confronte le sujet à sa propre division. Division du regard qui en même temps contient une allusion (Anspielung) poignante à une signification qu'il voit mise en scène de lui-même, par le truchement de l'action théâtrale soutenue par le corps de l'acteur. Au-delà de la naïve conception d'un spectateur s’identifiant psychologiquement aux personnages qu’il voit se déployer sur la scène, il s'agit, bien plus radicalement, d'une mise en acte de l'identification m êm e. Là encore, la langue a du nez, puisqu'elle inscrit le « jeu » (Spiel) dans l’Anspielung (allusion). Le théâtre « joue avec » l'inconscient. De l' « Hamlet » shakespearien à la « Rebecca » ibsénienne en passant par « Richard III », Freud a déchiffré, voire « déjoué » le message inconscient inscrit dans la situation théâtrale. Plutôt qu'interpréter, il a décodé le synopsis de l'histoire depuis la scène inconsciente et son « code ». Ce que le dramaturge a mis en acte et qui trouve sa puissance à agir sur le spectateur a l'insu de l'un et de l'autre - ce qui fait la force de la séance théâtrale. C'est « un art économique délicat de l'écrivain, note Freud, qu'il ne fait pas exprimer à haute voix et sans reste à son héros tous les secrets et motivations » (in « Quelques types de caractères dégagés par le travail analytique ») Autrement dit la figure théâtrale est le « portevoix » de motions qui ne se disent qu’à mots couverts, quoique des plus précis. (C'est la différence entre le véritable écrivain, Dichter et le Stümper - celui qui met les points sur les i et impose ses thèses avec une transparence triviale, bref le « bousilleur » débiteur de ce produit courant que l'on appelle « navet ».) C'est ce « reste » que vient complémenter l'inconscient du spectateur du chef-d'oeuvre théâtral : « Par là même il nous oblige à les compléter, occupe notre activité spirituelle », tout en narcotisant l'attitude critique, jouissance identificatoire oblige... Cela situe l'analyste face à la chose littéraire et plus spécifiquement théâtrale : il s'agit d'un spectateur littéralement « éclairé », dont le sens critique n'est pas paralysé jusqu'au bout par 51 l'effet théâtral, mais qui saisit la puissance de l'effet inconscient. On sait que Freud avoue, dans son essai sur le « Moïse » de Michel Ange, ne pouvoir jouir lui-même que des arts qui lui permettent de s'apercevoir de l'effet produit. Théâtre et identification, théâtre des identifications « Hamlet » nous donne la mesure de ces « figures », créations issues de l'inconscient de leur créateur. Freud les caractérise comme les « formes » que « les grands écrivains ont créées à partir de la plénitude de leur connaissance des âmes ». (in « Quelques types de caractères dégagés par le travail analytique ») Le petit texte sur « Personnages psychopathiques à la scène », le titre parle plutôt de « personnes » (Psychopathische Personen auf der Bühne), vaut comme une « Esquisse de psychologie théâtrale » . C'est à la lueur des considérations fondamentales précédentes qu'on peut apprécier la portée de ce qui est de fait la seule contribution spécifique de l'œuvre freudienne sur la chose théâtrale. Sauf à remarquer que ce texte, resté à l'état de manuscrit du vivant de Freud, a fait l'objet d'un étrange symptôme : Freud aurait carrément oublié qu'il avait écrit ce texte - « Freud, affirme Jones, ne parla jamais de cet article et en oublia même l'existence » -, qui ne parut qu'après sa mort à l'initiative de celui à qui il avait été donné, Max Graf, le père de ce petit Hans qui devait lui-même devenir un dramaturge musical, metteur en scène d'opéra. Jones n'a pas tort de dire que ce texte « contient (...) en ses six pages un nombre considérable d'idées profondes » qui eussent mérité d'« être plus largement développées ». Cette « psychopathologie du théâtre » mérite d'être située dans cette perspective. Vers 1905-1906, entre l'essai sur « le mot d'esprit » et l'essai sur la création littéraire, le moment semble venu de situer l'effet inconscient du théâtre. Le texte s'ouvre d'ailleurs en référence à l'économique des formations inconscientes, en sorte qu'il n'est pas inexact de le considérer comme un fragment détaché et complémentaire de l'essai sur « Le mot d'esprit dans ses relations à l'inconscient ». Ce texte porte à proprement parler sur les « caractères » et les identifications. Il faut remarquer que cette notion de « caractère » est récurrente dans l'appréhension freudienne du théâtre. C'est dans ce texte pionnier qu'il pose la base de cette notion. Quand une décennie 52 plus tard il évoquera « les types de caractères » tirés du travail analytique, ce sont des figures théâtrales qui viendront logiquement en illustration. C'est en ce plan que l'on trouve la « caractérologie freudienne ». Le « caractère » rend possible le travail de l'identification. Il faut comprendre qu'au-delà de l'application du concept d'identification à la conjoncture théâtrale, l'identification, ressort théâtral, vient se matérialiser en un théâtre des identifications. L'opération inconsciente sous-jacente à l'effet théâtral suppose, outre l'émergence de la névrose en cours d'action, qu'elle rencontre l'état du refoulement chez le spectateur et que la motion refoulée; trouve son expression au moyen de « l'attention détournée » du spectateur. Faire violence au réel inconscient, c'est donc à ses yeux s'exposer à l'échec théâtral, donc à manquer sa cible. L'illusion théâtrale est connectée par Freud à la misère de la jouissance : notre spectateur « sait qu'il n'a qu'une vie et que peut-être il succombera dans un tel combat contre les résistances. Aussi sa jouissance suppose-t-elle l'illusion, c'est-à-dire l'adoucissement de la souffrance ». Sa puissance par délégation lui permet de « jouir de lui-même en tant que "grand" ». D'où les bienfaits de cette illusion promise à un bel avenir, car « les acteurs-poètes du théâtre... lui permettent l'identification avec un héros ». (in « Personnages psychopathiques à la scène ») Freud souligne la prévalence du genre dramatique, à côté du « lyrisme » et de l'épopée, dans la mesure où « il doit descendre plus profondément dans les possibilités affectives, qui donne la forme de la jouissance même aux attentes funestes ». Le spectateur jouit dans (de) l'attente de la catastrophe dont émerge la subjectivité héroïque. Du masochisme au préjudice Ce héros prend un pathos masochiste : « II présente par là le héros au combat éprouvant bien plutôt une satisfaction masochiste dans la défaite. » C'est dans la tragédie que culmine l'opération, dans la mesure où là la souffrance y devient réalité. C'est donc bien un fantasme narcissique masochiste qui serait en jeu dans l'effet théâtral. Ce n'est pas un hasard si la jouissance masochiste perverse comporte cette mise en place d'un petit théâtre de la cruauté. En miroir, la mise en scène théâtrale trahit un ressort masochiste. La jouissance culmine 53 paradoxalement dans la défaite héroïsée où « sa majesté le moi » vient sur le devant de la scène, comme déchet sacralisé de l'Autre. C'est ce qui spécifie cette notion de « nature pathologique » ou de « personne psychopathique ». Au-delà du sens psychopathologique, le caractère de « déformation de caractère » vient signer la figure de monstruosité significative qui distingue l'effet théâtral. La fonction d'« exception » (Ausnahme) prend ici tout son sens. Freud situe la figure théâtrale du côté de l'« exceptionnel » et du « caractériel », bref du « défiguré ». Cette Missgestalt pourrait bien culminer dans le héros du préjudice dont « Richard III » fournit l'emblème. Ce héros noir de la difformité et du crime bénéficie, détecte Freud, d'une sympathie diffuse du spectateur qui opère un rapprochement avec son propre sentiment de préjudice et de revendication d'une indemnisation symbolique : « Richard est l'agrandissement gigantesque de ce côté que nous trouvons aussi en nous. Nous croyons avoir toute raison de nous mettre en colère contre la nature et le destin à cause du désavantagement congénital et infantile, nous exigeons tout dédommagement pour des vexations précoces de notre narcissisme, de notre amour de soi ». (in « Quelques types de caractères dégagés par le travail analytique ») Cela confirme le rôle de la « souffrance » en sa dimension « morale » : alors que la souffrance proprement physique est difficilement tolérable sur scène, sa version morale s'y épanouit en sorte que le spectateur trouve moyen de jouir de la souffrance -ce qui pointe le registre théâtral de la sublimation. Rêve de théâtre, théâtre du rêve. Cela permet de comprendre l'affinité de la mise en scène théâtrale avec les formations inconscientes, à commencer par le rêve et le fantasme. Aller au théâtre (Ins-Theater-Gehen), la visite du théâtre (Theaterbesuch) révèle, dans le symbolisme onirique, la signification de se marier. (in « Leçons d’introduction à la psychanalyse ») Le thème de la rêveuse est le croisement qu'elle fait entre son propre mariage et l'annonce des fiançailles d'une amie. Or, la voilà qui se voit au théâtre avec son mari, apprenant que son amie n'a pu venir pour d'obscures raisons de tarif. Ce jour-là, le théâtre ne fait pas le plein, puisqu'elle remarque que le Parkett est dépeuplé. La traduction est : « Je peux aller au théâtre et voir (ansehen) tout ce qui est interdit (alles Verbotene) et tu ne le peux pas ; je suis mariée et toi, tu dois attendre. » 54 Le théâtre lui-même apparaît comme mettant en scène un symbolisme. Ainsi du « baiser » de théâtre qui est admis dans la représentation sur scène (Bühnendarstellung) comme allusion atténuée à l'acte sexuel. Le baiser de théâtre figure bien cette puissance de métaphorisation et de suppléance de l'acte (proprement sexuel). On trouve même allégué un acte manqué sur scène : telle cette actrice de renom, Eleonara Duse, à qui il survient un étrange incident pendant une scène d'un « drame de divorce » : au moment de s'éloigner de son mari et de se tourner vers le séducteur, se met, dans l'intervalle où elle se retrouve seule, à jouer avec son anneau, signe que la place est libre pour le nouvel amour. Freud y voit la preuve de la profondeur de l'investissement de son rôle ! L’hystérique confirme son profond « enrôlement ». Elle s'est si bien identifiée à la femme en état de rupture et d'énamoration qu'elle produit l'acte manqué idoine à l'inconscient de son modèle. On savait qu'il fallait une scène sociale à l'acte manqué : on apprend ici qu'il peut surgir sur la scène de théâtre, sous le regard du spectateur ! L’acte théâtral ou la première fois Mais précisément, au théâtre, les rêves et les fantasmes « percent l'écran » ou « brûlent les planches ». Le caractère foncièrement « acté » du théâtre se vérifie à une caractéristique que Freud relève à l'occasion de sa grande mise à jour sur la fonction de répétition : « Une représentation théâtrale n'atteindra jamais plus la seconde fois l'impression qu'elle a laissée la première fois.» (in « Au-delà du principe de plaisir ») L’unicité de l'effet théâtral se trouve donc allégué, juste après celui, plus évident encore, du « mot d'esprit », qui perd de son effet et devient wirkungslos (sans action) dès lors qu'on le connaît déjà. C'est la crainte du raconteur d'histoire (« est-ce que vous la connaissez ? »). On notera le rapprochement, une fois de plus, entre l'effet théâtral et celui du Witz. L’exemple du théâtre semble sur ce point moins patent : après tout, ne peut-on être fasciné par une pièce de théâtre au point d'avoir envie de la revoir, à la façon d'un livre que l'on relit ? Mais à bien y réfléchir, Freud souligne à juste titre cette caractéristique du théâtre de l'effet choc de la « première fois ». La « représentation » théâtrale agit sur son spectateur comme « une première fois » et comme si c'était la dernière, ce qui l’articule au désir et à la mort. Au-delà du remake, toute séance théâtrale est une première fois. C'est le genre de l'unicité événementielle, agissant séance tenante. 55 Cela rend d'autant plus poignant l'affect du spectateur œdipien : lui reconnaît ici et maintenant, dans l'absolu du présent, un sentiment des plus ancien. Retour sur la scène en direct d'un affect pré-historique. Ce sentiment de « déjà vu » articule étroitement l'acte théâtral au travail du fantasme. Dans l'acte théâtral, le sentiment intense d'actualité se lie à la conflagration en retour du passé. L’étonnant est ce couplage intime de la répétitivité et de l'actualité. Point commun avec le transfert, ce ressort dramaturgique de la scène analytique : untaward event, événement chroniquement in-attendu, de l'ordre de la « rencontre » pure. Le théâtre à l’épreuve de la métapsychologie Il convient d'esquisser un portrait métapsychologique de l'événement théâtral dont il se confirme qu'il se déchiffre depuis le parterre, entendons depuis le spectateur (Zuschauer), avant de dégager les conditions de l'opération dont le dramaturge est le sujet et l'acteur l'instrument. Celle-ci prend place dans une « esthétique économiquement orientée ». La dimension économique est prévalente : « II faut alors mentionner en premier lieu le déchaînement des affects », note Freud dès 1905 dans « Personnages psychopathiques à la scène » en soulignant l'importance du « plaisir préliminaire ». Il « n'épargne pas, au spectateur, les impressions les plus douloureuses, par exemple dans la tragédie », ce qui « pourtant peut être éprouvé par lui comme une haute jouissance. » (in « Audelà du principe de plaisir ») Cela confirme que, « sous la domination du principe de plaisir », il existe des voies et moyens pour faire du déplaisant (Unlustvolle) un « objet du souvenir et d'élaboration psychique ». Cela suppose une régression, qui en fournit la connotation infantile : « Le fait pour l'adulte de participer par le regard au jeu du théâtre a la même fonction que le jeu pour l'enfant. » On l'a vu, le centre de l'effet théâtral est le refoulement et son effet. Une remarque est là essentielle : « Ce n'est qu'au névrosé que la mise à nu et la reconnaissance en quelque sorte consciente de la motion refoulée peuvent procurer du plaisir au lieu d'une simple aversion ; chez le non-névrosé elles se heurtent à cette simple aversion. » (in « Au-delà du principe de plaisir ») Freud suggère pourquoi le névrosé est si « bon public ». Tout le monde a affaire au refoulé, mais le névrosé, lui, est dans un rapport au refoulement labile : c'est parce qu'il est « labile » et « sur le point d'échouer », qu'il « nécessite une nouvelle dépense ». C'est pourquoi il est 56 plus ou moins secrètement friand de ces drames que lui procure le dramaturge : « Chez lui uniquement a lieu un tel combat, qui peut être l'objet du drame, mais chez lui aussi le dramaturge ne fera pas naître seulement une jouissance de libération, mais aussi de la résistance. » C’est en effet comme si le névrosé s'appropriait le drame comme une affaire personnelle. En quoi il est « bon public ». Il étaie son propre drame interne sur le combat qui lui est proposé. C'est ce qui rend compte de la vraie dimension de l'identification au héros. Reste la « topique » : où, c'est-à-dire dans quelles instances psychiques, l'effet théâtral se joue-t-il ? On peut spécifier à la lueur des éléments précédents le drame intrapsychique. Ce combat où la pulsion et ses revendications se heurtent à celles de l'interdit place le moi « cabré » dans cette position tragi-comique d'entre-deux : entre le ça et le surmoi. Ce que l'on peut déchiffrer comme la position du héros tragique... ou de l'auguste de cirque ! Du héros à la passion À l'arrière, et comme « toile de fond », au sens du décor théâtral, de la comédie du névrosé moderne « théâtrophile », se dessine la tragédie des temps originaires (Urzeiten). C'est en remontant à la scène originaire du lien social, le meurtre du père, que Freud avance le plus audacieux de sa théorie de l'acte théâtral. La dualité du héros tragique et du chœur, qui fait la trame du dispositif tragique originaire, se déchiffre à la lueur de la culpabilité originaire. Pourquoi le héros de la tragédie doit-il souffrir et porter sa faute « tragique». C'est « le héros de cette grande tragédie des temps originaires » dit Freud dans « Totem et tabou » (P.188). « La scène sur la scène (die Szene auf der Bühne) est dérivée de la scène historique. » Le héros tragique est fait rédempteur du chœur. Il est remarquable que Freud situe la Passion du Christ du Moyen Âge en reprise de cette idée réaffirmée de « Totem et Tabou » à « L'homme Moïse et la religion monothéiste » : « II est à peine sujet de doute que le héros et le chœur dans le drame grec représentent ce héros rebelle lui-même et la bande de frères et il n'est pas sans importance qu'au Moyen Âge il recommence à neuf par la représentation de l'histoire de la Passion. » (in « L’homme Moïse et la religion monothéiste ») 57 A l'horizon de tous les scripts dramaturgiques, c'est donc l'antagonisme filial que l'on trouve. Le héros trouve son exploit dans l'affrontement de la figure du Père, drame originaire. Le transfert : de la scène au « hors-scène » Cela permet de revenir à la scène de la cure analytique. Là en effet, le passé fait retour, avec une intensité dramatique. C'est non fortuitement une métaphore théâtrale qui introduit la présentation de l'amour de transfert. Il s'agit d'un événement dramatique. De quoi s'agit-il ? L’analyse suit son chemin, sur sa scène propre - occupée par les deux « acteurs » que sont l'analyste et l'analysant, et voici qu'éclate l'amour : « II y a un changement total de la scène, comme si une comédie (Spiel) était interrompue par une réalité (Wirklichkeit) faisant soudain irruption, un peu comme quand s'élève une alerte au feu pendant une représentation théâtrale. » (in « Remarques sur l’amour de transfert ») On notera que la scène de théâtre est bien assimilée, dans la métaphore ainsi tissée, à l'analyse. L'amour de transfert, malgré son caractère puissamment « théâtral », ainsi que le comporte sa composante hystérique, est situé du côté du hors-scène. L’alerte au feu marque une sortie de la scène (Bûhne) analytique en même temps que sa délocalisation sur l'autre scène, celle de l'amour. La comédie de l'amour de transfert s'inaugure par un finita la commedia ! Cet amour, destiné par ailleurs à paralyser l'action analytique, se présente comme une sortie de la « fiction » analytique. Il est plus juste de dire que l'on change de jeu. Cela vaut aussi pour ces figures caractérielles que Freud présente comme faisant obstruction à l'analyse en arguant d'un « préjudice » originaire : cette fracture du « caractère » et du « symptôme » constitue la rencontre au cœur de l'analyse de ces figures théâtralisant le malaise de la culture ambiant. Freud résiste au reste à la tendance « théâtraliste » des formes de « pousse-à-1'acte » hystérisées et hystérisantes dont Ferenzci est l'initiateur passionné. Chercher à provoquer le transfert, cela semble du « mauvais théâtre » pour Freud, qui contre la tendance quelque peu thaumaturgique au mélodrame, rappelle qu'agir est un moyen de ne pas se souvenir. Reste que ce « au lieu de » est aussi l'espace d'un acte : agir advient au lieu même de se souvenir – ce qui constitue aussi la définition la plus juste et la plus dépouillée de l'événement théâtral. Il reconnaît bien que « le patient veut agir selon ses passions » ce qui semble paraphraser ce qu'il disait du spectateur dans son essai théâtral, soit que celui-ci « veut sentir, agir, tout modeler selon son désir, bref être un héros ». 58 L’analyse est bien l'occasion irremplaçable de rencontrer le noyau de la réalité tragique de son désir soit à préciser qu'il s’agit bien à un moment donné de sortir de son théâtre, que celui-ci fasse relâche afin que le spectateur de sa vie prenne goût de marcher sur la terre ferme de son désir réel, ayant fait chuter la jouissance coûteuse de cette identification théâtralisée. De la tragédie en son motif œdipien à l'imbroglio vaudevillesque, se noue le destin théâtral du désir inconscient. Là même où le sujet en spectacle était, le sujet de désir peut advenir... I / 3. c - Poétique théâtrale et esthétique freudienne Une esthétique psychanalytique se construit dès la rédaction des « Etudes sur l’hystérie », de « L’interprétation des rêves » du « Mot d'esprit et ses rapports avec l’inconscient ». Même si une telle esthétique ne forme pas son propos de manière expresse et thématique, Freud en écrit les linéaments dans le même mouvement qui le conduit à tenter de rendre compte de ce qu'il nomme l’appareil psychique (ou appareil de l'âme). Celui-ci est d'entrée pensé comme un ensemble articulé de scènes sur lesquelles se joueraient des représentations portées par des forces qui les placent en sens divers, les déguisent, les substituent les unes aux autres, au gré des vicissitudes de drames, comiques ou tragiques. On est en droit de caractériser ce mode de pensée nullement étranger à une forme de théâtralité, une psychologie concrète et dramatique, toute attentive au conflit qui oppose vie pulsionnelle et réalité, fantasmes et censures, désir et répression. Si dans son sens classique, et Freud, homme de culture était un véritable et inaltérable classique, l’esthétique est un savoir, fortement déterminé par les idéaux sociohistoriques et culturels et par la sorte de psychologie (spontanée ou réfléchie selon une visée philosophique, religieuse ou scientifique), un savoir de ce qu'est sentir, de ce qui procure une sensation, entendons « sensation » dans tous les sens : de l'ébranlement sensoriel le plus simple, jusqu'à cette dérivation du terme qui nous fait parler de presse « à sensation » ou d'un événement « sensationnel »... La sensation, quelles que soient son intensité ou la complexité de son lien avec d'autres sensations, est toujours attachée à une variation du plaisir, de l'agréable au désagréable, de l'indifférent à l'ennuyeux, du dégoûtant au séduisant, de l'angoissant au ravissant... L’esthétique n'est donc pas la science des particules élémentaires de la cognition mais de ce 59 qui nous affecte, au pire et au meilleur, que ce soit beauté ou laideur, monstruosité ou sublimé terreur ou jouissance. Freud s’inscrit dans cette vénérable tradition de l'esthétique qui au fond, est aussi ancienne que la philosophie elle même : il ne lâchera jamais cette corde, si toute sa conception porte sur l'énigme du jeu des représentations (qu’on se souvienne de toute la métaphorique théâtrale qui soutient sa conceptualisation) et sur l'économie si paradoxale du plaisir et de ce qui l'excède dans « Au-delà du principe de plaisir » notamment. Mais, connaisseur de cette psychologie inséparable de l'esthétique, il l’a élargie, renouvelée, subvertie en l’amenant à une puissance seconde : la métapsychologie, ce qui n'a pu se réaliser que parce qu'il a tenté de confronter cette psychologie aux réalités de la vie inconsciente, aux effets saisissants dans le champ de la conscience et, du même coup, dans le champ de la clinique du processus primaire, si étonnamment libre des contraintes de la pensée consciente, réglée par le processus secondaire qui, lui, a été parfaitement décrit par toute la philosophie à travers toutes les querelles épistémologiques de l'idéalisme et de l'empirisme. Or, un tel ébranlement de la psychologie de conscience et même de la romantique psychologie de l'inconscient ne pouvait manquer, dans le chef de Freud lui-même, très empiriste de formation, de porter atteinte à son adhésion à l'esthétique classique et à sa propre sensibilité d'homme cultivé et de sa relation aux œuvres artistiques de la tradition. Les innombrables citations qui parsèment ses écrits manifestent en effet une connaissance textuelle des auteurs, des grecs aux modernes, qui force l'admiration. Il est hors de doute que sans cette pénétration de sa pensée par les œuvres des poètes, dramaturges, écrivains, des peintres et des sculpteurs, jamais ne serait advenue la psychanalyse - entendue à la fois comme une méthode originale d'investigation, comme un processus de traitement étroitement lié à cette méthode (association libre et transfert) et comme "élaboration théorique de ce que cette méthode et cette thérapeutique contraignent à reconnaître. L'esthétique freudienne est ainsi une amplification et un remaniement, dictés par l'expérience elle-même, du champ de l'esthétique en général. Une fois ce lien reconnu de la psychanalyse avec l'esthétique, je voudrais resserrer le propos sur le rapport de la psychanalyse au théâtre, en envisageant non seulement le trésor immense des œuvres théâtrales dont nous conservons les textes ; la manière dont on a pu au cours des siècles les jouer sur scène étant, bien sûr, irrémédiablement perdue... ce qui nécessite leur constante et toujours éphémère résurrection, mais aussi, précisément, le rapport de la psychanalyse à la théâtralité comme telle. Nous pouvons convenir d'appeler théâtralité les 60 conditions matérielles de la mise en scène, l'incarnation du texte, les exigences de la réalisation spectaculaire, bref le théâtre vivant qui lie pour un temps comédiens et public. A ce propos, il faut remarquer d'entrée de jeu que les psychanalystes usent (et abusent) de la référence aux textes pour en proposer toutes sortes d'interprétations, mais que peu nombreux sont ceux qui « réalisent » qu'il y a dans ces textes eux-mêmes une destination proprement théâtrale... ce qui revient à dire qu'il faut revenir à la poétique théâtrale en tant que telle, à sa façon de « faire » (Poïèsis). Avec Antonin Artaud, on peut être intrigué par ce qui ne peut, a priori, que bousculer un « psy » : « II faut en finir avec la psychologie au théâtre... » - si la psychologie est ce qui ramène l'inconnu au connu, oublie la dimension magique et la métaphysique, décrit indéfiniment la médiocrité et la banalité des caractères et des situations dans lesquelles les humains se commettent, le théâtre n'y a pas sa place, et il n'a pas à s'en faire le double ou le complaisant reflet. Artaud proclame une poétique de la « cruauté » où la vie est transfigurée, où les corps des acteurs sont saisis dans un autre espace, un autre temps : éléments d'une écriture figurative ils sont les hiéroglyphes vivants d'une mythographie qui dépasse l'Histoire autant que nos petites histoires. Artaud voulait que le théâtre soit un délire communicatif, comme la peste, qu’il nous relie aux forces qui nous font jouir et trembler... « Le ciel peut encore nous tomber sur la tête, et le théâtre est d’abord fait pour nous dire cela ». Ces quelques allusions trop brèves, montrent la très vive discordance qui distord ou même qui déchire un champ de discours que nous inclinerions à penser comme homogène. Notre rapport à la création artistique et, en l'occurrence, à la théâtralité est conflictuel, problématique, étrange, irréconcilié. Nous sommes, à mon sens, pris dans la même dissociation (Spaltung) que Freud lui-même : celui-ci, comme psychanalyste engagé dans l'invention de la cure, livré au processus imprévisible où mènent les « associations libres », se trouve au plus près de l'invention artistique et lorsqu'il en rend compte dans certains écrits, il est « résolument moderne », selon la vieille expression de Rimbaud. Mais en revanche, lorsqu'il porte un jugement esthétique sur les grandes œuvres classiques, il se révèle singulièrement classique, proche de la psychologie et de l’esthétique qui l'accompagne. 61 Comme nous parlons de théâtre, je vais centrer cette question du rapport de la psychanalyse au théâtre sur ce qui constitue le nœud même qui les lie anthropologiquement, nécessairement, je veux parler des identifications. Evoquer le jeu dramatique, le travail des comédiens, l'avènement du spectacle théâtral, c'est aussitôt invoquer l’identification... et réveiller la longue tradition née avec Platon et Aristote, de la mimésis, de la catharsis des passions, du drame, de la fable et des personnages, des caractères, du jeu et des comme si... Dans le lexique freudien, l'identification est également un vocable fondamental, qui soulève tout un réseau conceptuel (le moi, le symptôme, le lien social, le surmoi, l'amour, l'envie, la culpabilité...). L'identification est donc, à ce double titre (théâtral et clinique), un mot magique, un mot sorcier, enchanteur… mais il est aussi un mot trompeur, un mot passe-partout qui dispense de penser, qui donne l'impression de comprendre : il requiert donc l'examen critique : j'évoque ici, en passant, tout le débat ouvert par Brecht avec la tradition aristotélicienne -et pour l'analyse, la longue méditation de Lacan sur le moi, le rapport spéculaire, le sujet et la relation au signifiant... Que l'on s'inscrive dans la réflexion critique théâtrale, ou dans la réflexion critique psychanalytique, on rencontre inéluctablement l'identification : toute avancée sur cette question dans le champ dramatique ne peut qu'éclairer la recherche dans le champ psychanalytique... Et si l'on observe de plus près ce qui se passe dans les deux domaines, dont on aperçoit ici l'intime connexion, on doit reconnaître bientôt qu'il s'agit, au fond, et de manière toujours répétée, de mettre en question cette « psychologie » dont j'ai montré en commençant l'omniprésence, la volonté de comprendre et d'expliquer mais aussi les pouvoirs de méprise, de méconnaissance et de simplification. Sachant que c'est sur ce fond commun que s'enlève notre interrogation commune, revenons à Freud, et à l'enjeu de cette opposition à maintenir entre esthétique et poétique. Une lecture attentive de « Personnages psychopathiques sur la scène », texte qui au départ était adressé à son ami Max Graf en 1907 mais qui ne fut publié que bien plus tard, nous en fait mieux découvrir les déterminants, révélant la place importante que Max Graf eut dans l'amitié de Freud, non seulement comme le père du petit Hans (Herbert Graf, qui devint un grand metteur en scène de théâtre lyrique), mais comme musicologue intéressé de près à la psychanalyse et engagé lui-même dans une réflexion partagée avec les premiers 62 psychanalystes réunis autour de Freud, sur les rapports entre la psychanalyse, l'art et les artistes. « Personnages psychopathiques sur la scène » est un texte qui nous intéresse ici au moins à deux titres : premièrement, il est un condensé remarquable de ce que l’on pourrait appeler l'esthétique freudienne, et deuxièmement il est un exemple typique de la conception première du processus d'identification dans sa modalité dramatique et/ou hystérique. Il est saisissant de constater le contraste entre le Freud découvreur de l'inconscient, séduisant les avant-gardes littéraires et, en particulier, les surréalistes, et le Freud classique dans ses références et ses jugements esthétiques. Quant au second point, il nous intéresse par la question qui le travaille, question suscitée justement par ce qu'il juge être un échec de ce dramaturge. La question est de savoir à quelles conditions le théâtre peut mettre le spectateur au contact de la souffrance, et lui garantir malgré cela le plaisir esthétique qu'il attend. Il écarte d'emblée le spectacle de la souffrance physique, insupportable comme telle si elle n'est pas associée à un motif qui la fait en quelque sorte s'effacer devant une souffrance morale. Quant à la souffrance morale elle est, selon Freud, toujours la résultante d'un conflit ; dans le drame religieux le conflit a lieu entre l'individu et les puissances surnaturelles ; dans le drame social, entre l'individu et les forces sociales ; dans le drame de caractères, entre les individus dotés de puissants caractères ; dans le drame psychologique, entre deux tendances ou aspiration contradictoires dans un même personnage ; dans le drame psychopathologique, enfin, entre une tendance consciente et un désir inconscient, refoulé. La solution proposée par Freud s'appuie sur la possibilité que doit comporter le drame de créer l'identification au « héros » souffrant d'une pathologie mentale au lieu de créer l'angoisse, l’aversion, voire la fuite que la rencontre de la folie provoque généralement. On s'aperçoit, à le lire de près, que ce processus d'identification à un élément inconscient chez l’autre, élément qui peut concerner des représentants refoulés de longue date chez le spectateur lui-même, ce processus n'est pas sans analogie avec l'identification responsable de la formation d'un symptôme hystérique. Le point délicat est de savoir comment nous sommes capables d'appréhender inconsciemment un trait de l'autre et d'en faire, par un procédé singulier d'appropriation, un motif de jouir. La relation d'un spectateur à ce qui lui est offert dans la représentation d'une pièce dramatique est peut-être de l'ordre de l'identification mais cela exige un examen critique approfondi. On dispose de repères dans l'analyse du plaisir pris à écouter un mot d'esprit, dans l'analyse du 63 plaisir pris à être témoin d'une scène comique, dans l'analyse du plaisir pris à partager l'humour qu'un sujet peut avoir envers lui-même... mais ce sont là trois modes d’identification, certes, souvent réunis (sans qu'on en puisse faire l'analyse sur le moment, évidemment !) lorsque nous sommes au théâtre. Mais la question de la jouissance tragique doit s'ajouter aux modèles fournis dans le « Witz ». Être spectateur suppose une capacité à démultiplier ses potentialités d’identification... normales et pathologiques, l'objet lui-même de ces identifications n'est pas vraiment simple. Est-ce le personnage, ou un trait de celui-ci ? Est-ce le jeu interactif entre plusieurs instances ? Entre plusieurs sujets... présents ou absents ? Et que signifie le fait, structural et essentiel, que toutes ces « figures » humaines sont en réalité des fictions, des « fantômes homériques » comme aurait dit Diderot ? C'est la complexité même de cette question qui mène du plaisir pris au théâtre à ce qui en constitue la condition de possibilité chez le spectateur (lequel est, certes, un élément constitutif de tous ceux qui « font » le théâtre, en commençant par l'auteur, le metteur scène et le comédien...), c'est cette complexité que je viens d'esquisser qui me semble faire la matière même des recherches théâtrales contemporaines. L’interrogation analytique rejoint alors celle de la poétique théâtrale elle-même, en son incessante transformation. Je vais prendre pour indice de cette convergence un témoignage issu d'un observateur de la vie théâtrale en Europe et aux États-Unis depuis les années soixante-dix. Je n'ignore pas qu'il s'agit là d'un choix qui pourrait lui-même faire l'objet d'une discussion (celle-ci, d'ailleurs, ne serait jamais étrangère au débat éternel sur le jugement critique porté sur les créations artistiques). L’ouvrage de Hans Thies Lehmann, « Le théâtre post-dramatique », me permettra d'illustrer facilement mon propos, à savoir comment se problématise, pour les analystes et les artisans de la création théâtrale, la nature du ressort intime de nos identifications. . . Quand, dans son discours de Rome, en 1953, Lacan définissait l'inconscient comme « cette partie du discours concret en tant que trans-individuel, et qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité son discours conscient…» ou comme « chapitre de mon histoire censuré, marqué par un blanc »... il indiquait, bien avant d'en tirer toutes les conséquences, la faille qu'introduit la découverte analytique dans le champ psychologique de l'intra- et de l'intersubjectivité. Lacan a montré, dans le mouvement même de son enseignement, l'appui qu'il pouvait prendre sur la création théâtrale - essentiellement sur certains textes (dont certes les incontournables grands tragiques grecs et Shakespeare). Il faut cependant noter l'intérêt particulier qu'il a manifesté envers la trilogie de Claudel. Claudel dont il y a tout bénéfice à faire la connaissance en dehors du personnage officiel : mondain, 64 diplomate, académicien, frère de la pathétique Camille, illustre converti, mystique ou pieux. Il faut découvrir chez cet auteur un acteur important du tournant de l'art dramatique. Il faut associer Claudel à ceux qui ont transformé la dramaturgie : Kafka, Brecht, auxquels s'ajoutent Beckett, Ionesco, ou Koltès. La liste est certes non exhaustive : elle invite seulement les analystes à être les contemporains des mouvements, des convulsions du monde artistique. Hans Thies Lehmann a le mérite de nous dresser une sorte de tableau des caractéristiques majeures des métamorphoses de la création théâtrale contemporaine. En utilisant quelquesunes de ses remarques, je voudrais seulement, pour conclure, mettre en évidence des traits communs entre mutations de la pensée théâtrale et mutations de la pensée psychanalytique. La forme traditionnelle du théâtre dramatique a été ébranlée par la critique marxiste de Picastor et de Brecht. Celui-ci a voulu y substituer ce qu'il a appelé le théâtre épique. Il s'agit, au fond, de contester l’essentialisme du modèle organique établi par Aristote dans sa « Poétique ». Il n’y a pas une essence éternelle de l'homme, du conflit, de la cité, de la famille, du caractère, du mythe... mais il y a des hommes saisis dans les déterminations socioéconomiques de l’histoire. Toute la tradition dramatique reposerait sur une vaste cascade mimétique : fable, représentation, jeu des acteurs, effets sur le spectateur. Tous les concepts de la critique en sont l'appareillage : praxis, lexis, catharsis, pathos... (tous les moyens matériels de la réalisation du spectacle seraient quant à eux des assaisonnements - inessentiels même si indispensables). Selon ce dessin brechtien, le théâtre « dramatique » constituerait une machine hypnotique conçue pour produire des sentiments, de la séduction, de l'ahurissement, de l'hébétude, bref le sommeil de la pensée et, par suite, l'extinction de toute volonté d'agir et de transformer le monde. Le théâtre mimétique confirme les préjugés, consolide les visions établies du monde et conforte la soumission à l'ordre politique et cosmologique établi. En revanche, le théâtre épique, fondé sur les procédés de dés-identification et de dés-illusion, défait les évidences, rend insolite, étonnant, non naturel, étrange ce monde par une volonté déterminée de désaliénation. La traduction devenue classique de cette « Verfremdung » par le mot « distanciation » ne rend pas compte de ces procédés qui installent la jubilation de l'exercice de l'intelligence et de la sensibilité dans l'exigence aiguë de l'étonnement et de la libération de la capacité d'agir. Or cela ne se décide pas seulement sur le plan du texte (du « message ») mais sur le plan de la réalisation scénique, du jeu, de la narration, du « rapport » à instaurer avec un public. Certes les leçons de Brecht ont été largement entendues et mises en pratique, depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui les pratiques de la rupture, de la 65 démultiplication des tableaux, des sollicitations sensorielles, de l'éclatement du récit, de l'émiettement des caractères jusqu'à la disparition même d'un personnage identifiable comme « moi » psychologique, toutes ces pratiques ne peuvent empêcher d'évoquer, pour la psychanalyse, une sorte d'accomplissement de ce que Freud avait appelé le processus primaire. Le rêve, la névrose, la psychose nous affrontent, avec un pathétique variable, à l’impuissance de la représentation cohérente, à la présence disruptive et compulsive de la pulsion de mort, à l'inadéquation foncière du langage à maîtriser symboliquement le réel. La scène contemporaine rêverait-elle d'incarner ce réel du rêve, du cauchemar, de la jouissance indicible, infigurable, inouïe ? Voici quelques éléments qui, à mon sens, nourrissent cette hypothèse - éléments que j'emprunte au livre signalé plus haut de H. T Lehmann – de façon évocatoire et non systématique. Le théâtre « post-dramatique » ne vise pas à produire des identifications particulières ; ce serait un théâtre du présent (p. 232) et de la performance, et non de la présence et de la continuité temporelle, une pratique entièrement signifiable et totalement réelle où tous les signes théâtraux sont des choses physiques. Un théâtre concret, loin de toute interprétation, un théâtre où le réel a la même légitimité que le fictif, où le réel est utilisé autoréflexivement, autoréférentiellement. L’esthétique ne peut être comprise par aucune détermination de contenu. Notons que c'est une telle détermination de contenu qui demeure nécessaire à l'interprétation psychanalytique habituelle (de Freud à nos contemporains) : les analystes sont essentiellement attirés par la retrouvaille de ce qu'ils connaissent et savent déjà - les thèmes, les mythes, les types de caractère (ou de pathologie), les fantasmes originaires, les complexes familiaux, le roman familial... Retrouvaille, finalement, avec une esthétique et donc une (méta) psychologie où l'art est toujours reflet, dérivation, symptôme, sublimation, expression anthropomorphisante. La scène contemporaine se veut être le montre du réel, à la frontière de deux espaces en chavirement continu, en connexion avec la réalité la plus triviale (corps, objets, déchets) et l'abstraction la plus construite, la mise en scène délibérée. Le théâtre post-dramatique veut ébranler la sensibilité jusque dans ses fondements éthiques : provocation, expérimentation, happening, événement (on brûle un papillon, les acteurs se livrent sur scène à des gestes généralement « privés » comme l'excrétion, accumulation de 66 déjections, meurtre de poissons, piétinement de grenouilles, martyrisation ou viol d'un comédien...). Ce théâtre entend résister à l'atrophie de l'image effet des médias (TV, cinéma, vidéo, cd, etc.) en surpassant cette déchéance par le bas, par l'obscène, le laid, le vulgaire, le dégoûtant, le dérisoire, la froideur. Serait-ce un lointain écho aux visions d'Artaud prônant un théâtre de la cruauté ? On saisit dans ces quelques traits, en effet, et en apparence, la recherche d'un effet et non d'une identification qui magiquement emporterait le public dans une grande fusion des affects. En recherchant le contraire d'une telle fusion des consciences (au sens des visées classiques du théâtre dramatique, issu des liturgies, des rites et des sacrifices), en cherchant à désenchanter par l'exercice d'une ironie cynique, on refuse l’induction (cathartique, mimétique) de la pitié, de la compassion. Cela exige que les acteurs soient mis en danger, exposés dans leur chair au-delà des exercices et exigences conventionnels du métier, en proximité corporelle directe, sans le rapport protecteur de délégation du jeu de la représentation, du comme-si... que l'on peut contempler (le vieux sens du « théatron » à distance). Public éclaboussé, bousculé, déplacé, déstabilisé... jusqu'aux limites du supportable. Mais ce sont ces limites mêmes que l'on explore. Chaos, perturbation, torture, dépravation... mort ? Quant au texte, il peut venir de n'importe quelle source : il est sujet au montage, au collage, à la discontinuité (comme au cinéma). Le temps peut ou bien s'étirer à l'infini ou s'accélérer... La traditionnelle loi des trois unités (lieu, temps, action), n'est plus de mise, elle était le principe ordonnateur d'un théâtre psychologique, d'un théâtre du moi, d'un théâtre « dramatique ». Ces notations éparpillées indiquent seulement une tendance. Mais le post-dramatique comme le postmoderne ne sont ils pas eux-mêmes des péripéties et peuvent-ils prétendre rendre compte de ce que nous réserve la liberté imprévisible des créateurs ? Pour finir, ces notations peuvent nous ramener à notre question : quels liens attachent le théâtre et la psychanalyse ? Comme Freud en avertissait celui qui lui demandait : « Oui, vous analysez, vous décomposez, vous dissociez les éléments de la personnalité... mais quand faites-vous la synthèse ? », la tendance à la synthèse est telle en chacun qu'elle opère automatiquement…ce qui est difficile et pénible, c'est de maintenir l'exigence analytique... Ne craignons donc pas toutes les tentatives de désidentification, si elles promettent de nouvelles et inédites combinaisons. 67 Le théâtre est donc à sa façon, irremplaçable, un analyseur d'« esthétique » et de psychologie : il interroge par là le psychanalyste qui, si sa pratique est bien l'analyse, n'en est pas moins, par son moi et ses idéaux, tenté par quelque synthèse. Le théâtre est un espace unique, de par la liberté même du jeu, d’exploration de toutes nos identifications – passées, présentes et futures. Toutes les dés-identifications y sont virtuellement possibles, avec ce paradoxe indépassable partagé par les artisans de théâtre et les psychanalystes, et qui au plus chaotique de l’expérience maintient le désir de comprendre au moyen notre imaginaire spéculaire, spéculatif et spectaculaire. 68 II – L’enseignement du théâtre à la psychanalyse II / 1 – Hamlet nous enseigne la structure du désir du sujet Lecture d’Hamlet à la lumière des principaux concepts psychanalytiques freudiens et lacaniens II / 1. a - Présentation Comme l’enseigne la doctrine, le sujet veut maintenir le phallus de la mère, il dénie, il refuse la castration de l’Autre. Concernant la position du sujet par rapport au phallus, Lacan souligne l’opposition entre être et avoir. Ainsi si la position féminine peut se caractériser par l’être sans l’avoir, c’est la question de l’être qui anime souvent le sujet, celle de l’être ou ne pas être le phallus. Cette formule ne manque pas de faire écho au to be or not to be qui nous donne le style de la position d’« Hamlet ». Cette formule, ce vers de la pièce de William Shakespeare connu du plus large public a suscité d’innombrables questionnements et commentaires et demeure encore énigmatique, son étude nous ramène à un des thèmes les plus primitifs de la pensée de Freud. Le thème d’« Hamlet », en effet, a été d’emblée promu par Freud à un rang équivalent au thème oedipien. Le complexe d’Œdipe apparaît dans l’œuvre de Freud avec la première édition de « L’interprétation du rêve », de 1900, démontrant que déjà Freud pensait à l’Œdipe comme au lieu où, par excellence, s’organise la position du désir. Or dès cette première édition figurent des remarques sur « Hamlet », elles seront maintenues dans le texte définitif de 1910-1914. Le thème d’Hamlet a été maintes fois repris après Freud, par Ernest Jones ou Ella Sharp entre autres. Jacques Lacan fera également l’analyse d’« Hamlet », ce qui lui permet d’illustrer au mieux la structure du désir du sujet et de renforcer son élaboration du complexe de castration. Il fera 69 de cette étude le thème de son séminaire de 1959 intitulé : « Le Désir et son interprétation », publié dans la revue Ornicar (N° 24, 25, 26, 27, en 1981, 1982, 1983). Les commentaires de Freud Dans « L’interprétation du rêve », Freud parle du complexe d’Œdipe pour la première fois, il n’est pas anodin de noter qu’il l’introduit à propos de rêves de mort de personnes qui nous sont chères. Dans « L’interprétation du rêve », Freud nous dit à propos d’Hamlet et d’Œdipe : « Une autre de nos grandes œuvres tragiques, le Hamlet de Shakespeare, a les mêmes racines qu’Œdipe Roi. Mais la mise en œuvre toute différente d’une matière identique montre quelles différences il y a dans la vie intellectuelle de ces deux époques et quels progrès le refoulement a fait dans la vie sentimentale. Dans Œdipe, les désirs de l’enfant apparaissent et sont réalisées comme dans le rêve. » En effet Freud a beaucoup insisté sur le fait que les rêves oedipiens sont comme les rejetons de désirs inconscients qui réapparaissent toujours, et il a toujours tenu l’Œdipe de Sophocle pour l’affabulation de ce qui surgit de ces désirs. « Dans Hamlet, ces mêmes désirs de l’enfant sont refoulés, et nous n’apprenons leurs existence tout comme dans les névroses, que par leur action. Fait singulier, tandis que ce drame a toujours exercé une action considérable, on n’a jamais pu se mettre d’accord sur le caractère de son héros. La pièce est fondée sur les hésitations d’Hamlet à accomplir la vengeance dont il est chargé. Le texte ne dit pas quelles sont les raisons et les motifs de ces hésitations. Les nombreux essais d’explications n’ont pu les découvrir. Selon Goethe (…) Hamlet représenterait l’homme dont l’activité est dominé par un développement excessif de la pensée, dont la force d’action est paralysée : il se ressent de la pâleur de la pensée. Selon d’autres, le poète aurait voulu représenter un caractère maladif, irrésolu et neurasthénique. Mais nous voyons dans la pièce qu’Hamlet n’est pas incapable d’agir. Il agit par deux fois, d’abord dans un mouvement de passion violente quand il tue l’homme (Polonius) qui écoute derrière la tapisserie. Ensuite d’une manière réfléchie et astucieuse, quand, avec l’indifférence totale d’un prince de la Renaissance, il livre les deux courtisans (Rosencrantz et Guildenstern), à la mort qu’on lui avait destinée. Qu’est ce qui l’empêche donc d’accomplir la tâche que lui a donné le fantôme de son père ? 70 Il faut bien convenir que c’est la nature de cette tâche d’Hamlet. Hamlet peut agir, mais il ne saurait se venger d’un homme qui a écarté son père et pris la place de celui-ci auprès de sa mère, cet homme qui lui montre la réalisation de ses souhaits d’enfance refoulés.. En réalité c’est l’horreur qui devrait le pousser à la vengeance, mais cela est remplacé par des remords, des scrupules de conscience qui lui font penser que lui-même n’est pas meilleur que le pécheur qu’il doit punir. J’ai traduit ici en conscient ce qui doit forcément rester inconscient dans l’âme du héros… » (in « L’interprétation du rêve ») Lacan, dans sa propre analyse d’« Hamlet », fera toujours référence à cette approche et cette perception de Freud, relevant notamment l’expression « scrupules de conscience » comme construction de l’expression sur le plan conscient de ce qui demeure inconscient dans l’âme du héros. Ce qui va permettre à Lacan de souligner à ce propos qu’une élaboration symptomatique comme un scrupule de conscience n’est pas dans l’inconscient mais bien plutôt dans le conscient, construit en quelque façon par les moyens de la défense, et qu’il convient dès lors de s’interroger sur ce qui en répond dans l’inconscient. Je termine le paragraphe de « L’interprétation du rêve » : « L’aversion pour les actes sexuels concorde avec ce symptôme. Ce dégoût devait grandir toujours davantage chez le poète, et jusqu’à ce qui l’exprima complètement dans ‘’Timon d’Athènes’’ ». Ces trois lignes ont ouvert la voie aux tentatives de certains d’ordonner l’ensemble de l’œuvre de Shakespeare autour de ce qui serait un refoulement personnel de l’auteur. Même si « Hamlet » a été écrit aussitôt après la mort du père de Shakespeare (1601) et que son propre fils se prénommait Hamlet, Lacan ne pense pas que le poète n’ait exprimé dans son œuvre que ses propres sentiments. La présentation par Lacan Lacan reprend justement un de ces rêves de mort de personnes qui nous sont chères pour illustrer le rapport du sujet à son inconscient. Il fait valoir que dans ce rêve, le père, évoqué comme inconscient par le rêveur, incarne l’inconscient même du sujet. Le sujet est inconscient de son vœu oedipien, de son vœu de mort contre le père. Le vœu que le patient se connaît est autre, bienveillant, et appelle sur son père une mort consolatrice. L’inconscience qui est celle du sujet concernant son vœu oedipien, est là présentifié dans l’image du rêve, sous cette forme que le père ne sait pas, il ne sait pas dit absurdement le rêve, qu’il était mort. 71 Le texte du rêve s’arrête là. Ce qui n’est pas formulé par le sujet, mais qui n’est pas ignoré du père fantasmatique c’est le selon son vœu, que Freud restitue dans l’analyse de ce rêve en nous disant que c’est là le signifiant que nous devons considérer comme refoulé. Ce que Lacan met en évidence avec ce il ne savait pas qu’il était mort, l’ignorance de l’Autre, est un trait fondamental, c’est en effet, une révolution de l’âme enfantine, le moment où l’enfant, après avoir cru que toutes ses pensées étaient connues de ses parents, s’aperçoit qu’il n’en est rien. A noter que pour le sujet, pour ce qu’il vit, ses pensées, c’est tout ce qui est, et tout ce qui est est connu de ses parents, y compris ses moindres mouvements intérieurs. D’où l’importance, nous dit Lacan, du moment où il découvre que l’Autre ne peut pas savoir. Il y a une corrélation entre ce ne pas savoir chez l’Autre et la constitution de l’inconscient. L’un est en quelque sorte l’envers de l’autre. Dans le drame d’« Hamlet », Lacan va s’employer à donner corps à cette conception de l’histoire du sujet. Dans « Hamlet » le père sait très bien qu’il est mort, assassiné par son frère qui convoite son épouse et le trône du Danemark. La chose est cachée mais, point important, le père, lui, connaît la vérité et vient la dévoiler. Il s’agit du thème oedipien et il est significatif que ce soit le père qui sache qui vienne le dire. C’est la première différence avec la fabulation fondamentale du drame d’« Œdipe Roi », car Œdipe, lui, ne sait pas, et quand il vient à savoir, le drame se déchaîne et va jusqu’à son auto châtiment. C’est dans l’inconscience que le crime oedipien est commis par Œdipe, alors que dans « Hamlet », le crime oedipien est su. Il est su de l’autre, de celui qui en est la victime et qui surgit pour le porter à la connaissance. Lacan va au cours de cette étude d’« Hamlet » avancer en comparant les fibres homologues de la structure dans les deux phases celle d’« Œdipe Roi » et celle d’« Hamlet ». Il va utiliser une méthode dont la référence est un tout articulé. En effet cette méthode s’impose s’agissant du signifiant puisque l’articulation lui est consubstantielle, on ne parle d’articulation que parce qu’il y a du signifiant, sans signifiant il n’y a pour Lacan que du continu ou discontinu, mais pas d’articulation. Tout d’abord si nous regardons les rapports d’Hamlet et de Claudius, en faisant intervenir une identification un peu abrupte, nous pourrions dire que Claudius est une forme d’Hamlet, que ce qu’il accomplit c’est le désir d’Hamlet. Cependant ce désir d’Hamlet ne peut être situé sans 72 faire intervenir les scrupules de conscience. C’est là quelque chose qui introduit dans les rapports d’Hamlet à Claudius une profonde ambivalence. Claudius est son rival, mais cette rivalité est singulière, ce rival a fait ce que lui n’a pas osé faire. Dans ces conditions une certaine protection l’environne qu’il s’agira de définir. Scrupules de conscience certes, mais tout pousse Hamlet à agir contre Claudius, meurtrier de son père, sentiment d’usurpation (il a été dépossédé), sentiment de rivalité, sentiment de vengeance, et surtout, il en a reçu l’ordre express de son père, admiré par-dessus tout. Et pourtant il n’agit pas. C’est ici que commence le problème. Freud nous dit qu’il s’agit là de la représentation consciente de quelque chose qui doit s’articuler dans l’inconscient. Il conviendra donc de situer dans l’inconscient ce que veut dire un désir. Ce que l’on peut dès à présent avancer avec Freud, c’est qu’il y a quelque chose dans le désir d’Hamlet qui ne va pas. L’objet conscient du désir d’Hamlet dans la pièce est le personnage d’Ophélie, c’est pour ainsi dire le baromètre de la position d’Hamlet par rapport au désir. Corrélativement au drame, Freud nous l’indique, nous voyons dans la pièce s’exprimer l’horreur de la féminité comme telle. « Hamlet fait jouer devant les yeux d’Ophélie toutes les possibilités de dégradation, de corruption, liées à la vie même de la femme pour autant qu’elle se laisse entraîner aux actes qui peu à peu font d’elles une mère. Au nom de quoi il repousse cette fille de la façon la plus sarcastique, la plus cruelle. » nous dit Jacques Lacan dans le séminaire « Le désir et son interprétation », consacré à l’étude d’« Hamlet ». Pour le personnage caricatural de Polonius, père d’Ophélie, si Hamlet est mélancolique c’est parce qu’il est malade d’amour pour sa fille (il écrit de lettre d’amour à Ophélie et celle-ci obéissant à son père, lui répond vertement), ce personnage est là pour représenter la pente facile à l’interprétation externe et simpliste des évènements. La ‘’chose’’ se structure différemment, on s’en doute vite. Il s’agit en fait principalement des rapports d’Hamlet avec son acte essentiellement. Le changement de sa position sexuelle est capital mais il est à articuler autrement. Il s’agit d’un acte à faire et Hamlet en dépend dans sa position d’ensemble. Or ce qui se manifeste tout au long de la pièce c’est cette position fondamentale par rapport à l’acte qui s’appelle procrastination, le fait de remettre au lendemain. 73 Qu’est ce que cela veut dire et qu’est ce qui le détermine à la fin à franchir ce pas. Pour avancer il faut se demander ce que signifie cet acte. Cet acte n’a rien à voir avec un acte oedipien, avec la révolte contre le père, au sens où, dans le psychisme, elle est créatrice. L’acte d’Hamlet n’est pas l’acte d’Œdipe, pour autant que l’acte d’Œdipe soutient la vie d’Œdipe et fait de lui ce héros qu’il est avant sa chute, tant qu’il ne sait rien. Hamlet, lui, est d’entrée de jeu coupable d’être. Il lui est insupportable d’être. Le problème, le crime d’exister, se pose pour lui dans les termes qui sont les siens, à savoir ce to be or not to be, qui l’engage irrémédiablement dans l’être, comme il l’articule fort bien. Ici le drame oedipien se présente au commencement et non à la fin, ce qui place Hamlet en face du choix d’être ou de ne pas être, mais par ce ou bien…ou bien… il est de toute façon pris dans la chaîne du signifiant. De ce choix il est de toute façon la victime. Le problème d’Hamlet, qu’il exprime par son to be or not to be, c’est de rencontrer la place prise par ce que lui dit son père. Ce que lui dit son père en tant que fantôme c’est qu’il a été surpris par la mort dans la fleur de ses péchés. Il s’agit pour lui de rencontrer la place prise par le péché de l’Autre, le péché non payé. Celui qui sait est, contrairement à Œdipe, quelqu’un qui n’a pas payé le crime d’exister. Hamlet ne peut ni payer lui-même, ni laisser la dette ouverte. En fin de compte il doit la faire payer. Mais dans les conditions où il est placé, le coup passe à travers lui-même. S’il frappe enfin le criminel, c’est de l’arme même qui vient de le toucher à mort. Le père et le fils, l’un et l’autre savent. Ce partage participe précisément de la difficulté de l’assomption par Hamlet de son acte. Lacan tout au long de son étude d’« Hamlet » va s’intéresser à chercher les voies par lesquelles Hamlet pourra rejoindre son acte, accomplir ce qui doit être accompli, à identifier par quels détours cet acte deviendra possible, acte impossible en lui-même dans la mesure même où l’Autre sait. Hamlet arrive à accomplir son acte, mais au travers de quels avatars, il tue d’abord son ami Laërte, sa mère meurt également empoisonnée par méprise, il est lui-même frappé à mort. Si effectivement l’acte s’accomplit, s’il y a in extremis une rectification du désir qui rend l’acte possible, par quelles voies cela se produit il ? Là se situe la clé qui fait de cette pièce une œuvre unique et géniale. 74 Lacan choisira de faire l’étude de ce chef d’œuvre, ainsi que d’autres grandes pièce de théâtre, car il pense, tout comme Freud, que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne reflètent, les créations psychologiques. Pour Lacan la pièce d’« Hamlet » narre comment quelque chose vient à équivaloir à ce qui a manqué, à ce qui a manqué en raison même de la situation initiale différente de celle de l’Œdipe, à savoir la castration, symbolique, puisque le père et le fils savent. L’action de la pièce suit un canevas diffus, un cheminement flottant qui est l’avènement lent et détourné de la castration nécessaire. C’est dans la mesure où cela est réalisé au dernier terme qu’Hamlet fait alors jaillir l’action terminale où il succombe. L’approche analytique Ce que recherche Lacan dans l’étude d’« Hamlet » c’est de redonner son sens à la fonction du désir dans l’interprétation analytique. Lacan va s’employer à montrer que la tragédie d’« Hamlet » c’est la tragédie du désir. Ce faisant, il ne cessera de faire référence au commentaire de Freud figurant dans « L’interprétation du rêve » dont je viens de parler précédemment, Freud y souligne en particulier le rapport de Shakespeare avec le problème qui se pose à lui, la signification de l’objet féminin, il évoque à ce propos la pièce « Timon d’Athènes ». Il cite également ceux qui se sont intéressé à la psychologie d’« Hamlet » comme Goethe pour qui en résumé ; l’action d’Hamlet est paralysée par la pensée et Coleridge qui voit chez Hamlet un caractère psychasthénique, une impossibilité de s’engager dans une voie, et une fois entré, d’y rester jusqu’au bout. Lacan fera aussi référence à Ernest Jones et à son article paru en 1910 dans le « journal of american psychology » sous le titre « The Œdipe complex : An explanation of Hamlet mystery » celui-ci fera valoir un point de vue analytique aux impasses d’Hamlet. Pour Jones le sujet ne doute pas un seul instant d’avoir une tache à accomplir, mais pour quelque raison inconnue de lui, cette tâche lui répugne. La cause, selon Jones, est à rechercher dans la tâche même qui comporte une dimension contradictoire et conflictuelle. Ce point de vue analytique, cette prise en compte de la signification oedipienne du drame d’« Hamlet », de l’inconscient du poète et de celui du spectateur, amène Jones à conclure à au 75 paradoxe que le poète et l’audience sont tous les deux profondément remués par des sentiments dus à un conflit de la source duquel ils ne sont pas conscients. « Ils ne sont pas éveillés, ils ne savent pas de quoi il s’agit » dit il. Jones faisait par là même allusion bien avant sa formulation précise à la catharsis mais surtout au fait que poète, acteur et spectateur sont à la même place vis-à-vis du discours de l’Autre. Que ce soit Freud, Lacan ou Jones le premier pas analytique consiste à mettre en valeur la structure mythique d’« Hamlet », à faire de ce drame singulier une matrice universelle de la structure du désir du sujet, censé avoir le même sens pour tous les êtres humains. En effet pour Lacan que l’on soit acteur, critique ou spectateur d’« Hamlet » cela est convergent dans le sens ou Hamlet fait jouer le cadre même dans lequel se situe le désir d’un sujet et que celui-ci a à le trouver, ou le reconnaître. Je le cite : « C’est parce que cette place y est exceptionnellement bien articulée que tout un chacun y vient s’y reconnaître, et s’y trouve. La pièce d’Hamlet est une espèce d’appareil, de réseau, de filet d’oiseleur, où est articulé le désir de l’homme, et précisément dans les coordonnées que Freud nous découvre, à savoir l’Œdipe et la castration. Mais cela suppose qu’il ne s’agit pas simplement d’une autre édition de l’éternel conflit du héros contre le père, contre le tyran, contre le bon ou le mauvais père. L’important ici, ce sont les caractères atypiques du conflit. La structure fondamentale de l’éternelle Saga que l’on retrouve depuis l’origine des âges est modifiée par Shakespeare de façon à faire apparaître que le désir, l’homme n’en est pas simplement possédé, mais qu’il a à le trouver, à le trouver à ses dépens et à sa plus lourde peine. Il ne le trouvera, à la limite, que dans une action qui ne s’achève qu’à être mortelle». In séminaire « Le désir et son interprétation » consacré à « Hamlet » publié dans le magazine Ornicar (N°24 du 11/03/1959, Page 24). Commentaires préliminaires de quelques scènes clés Dès la première rencontre du spectre du père et d’Hamlet, au cours de laquelle il lui appends qu’il a été assassiné par Claudius, le ghost donne pour consigne, pour commandement à Hamlet de faire cesser le scandale de la luxure de la mère tout en se gardant de quelques excès (qu’il pourrait avoir lui-même) à l’endroit de sa mère. L’essentiel est 76 d’emblée cette question : Que faire ? eu égard aux accusations du spectre portées à contre Claudius. En outre cette consigne donnée par le spectre n’est pas seulement une consigne, elle met d’ores et déjà au premier plan, et comme tel, le désir de la mère. Hamlet qui s’est toujours intéressé au théâtre va accueillir de façon remarquable une troupe de comédiens rencontrée en chemin par ses « anciens amis », Rosencrantz et Guildenstern. Hamlet est alors écoeuré, furieux après lui-même en écoutant les pleurs d’un comédien qui arrive à une telle extrémité d’émotion en jouant un drame (« La fin de Troie ») qui ne le concerne en rien, il est alors en proie au désespoir, lui qui ne ressent rien d’équivalent dans sa situation pourtant bien réelle. Il va avoir l’idée, en écoutant cette tirade tragique et en voyant l’émotion terrible du comédien d’utiliser les comédiens pour mettre en place le stratagème de la play scene, du théâtre dans le théâtre, afin d’« attraper la conscience du roi », de le confondre en faisant jouer une pièce, modifiée par ses soins, qui représente une stricte reconstitution du crime de Claudius, et ce afin de le confondre, qu’il se trahisse tout seul par l’émotion, ce qui réussira. La play scene ne vaut pas simplement comme stratagème efficace, elle présentifie la structure de fiction de la vérité, elle participe à l’ensemble du mouvement, nous le verrons plus tard, par quoi Hamlet tente de produire cette dimension de la vérité déguisée. Et c’est ce qui est nécessaire à Hamlet pour qu’il se réoriente. Hamlet convoqué par sa mère suite à l’épisode de la play scene et du départ précipité du roi, aperçoit sur le chemin Claudius en pleine prière de repentir. Hamlet ne saisit pas l’occasion qu’il a alors de se venger. En effet s’il le tue il va l’envoyer au ciel, alors que son père a beaucoup insisté sur le fait qu’il souffrait tous les tourments dans son enfer, son purgatoire. Tout le to be or not to be est là, souligne Lacan qui poursuit dans le séminaire cité plus haut : « Il se préoccupe du to be éternel de Claudius, et c’est pourquoi il ne le tue pas. Le problème du to be est partout dans la pièce. Ce qui est survenu au père l’a figé à tout jamais dans le moment où il a été saisi, la barre a été tirée au bas de comptes de sa vie, et il reste identique à la somme de ses crimes. Et c’est là aussi ce devant quoi Hamlet est arrêté. (…) l’être défunt demeure identique à tout ce qu’il articulait par le discours de sa vie. Le to be reste éternel, et Hamlet est confronté à son to be, à ce destin d’être purement et simplement le véhicule du drame, celui à travers qui passent les passions, celui qui continue dans le crime ce que le père a achevé dans la castration ». 77 Le point clé reste le désir de mère, témoin le fait qu’Hamlet voudrait surprendre Claudius dans l’excès de ses plaisirs, autrement dit, dans le lit de sa mère. Ainsi la scène entre Hamlet et sa mère dans laquelle il l’incite à rompre l’habitude, ce ‘’monstre’’ qu’est l’habitude, et notamment celle de coucher avec Claudius. Il lui dit même que ce sera de plus en plus facile. Mais après l’intervention du spectre qui lui dit de se glisser entre elle et son âme en train de combattre, Hamlet fléchit une fois de plus et quitte sa mère en lui disant de se laisser faire, de se laisser caresser, il abandonne sa mère, il la laisse retourner à l’abandon de son désir. C’est dans le cinquième acte que le quelque chose dont il s’agit, ce quelque chose d’épuisé, d’inachevé, d’inachevable qu’il y a dans la position d’Hamlet, son désir toujours retombant, trouve son issue, Hamlet accepte, nous verrons pourquoi plus tard, le défi de Laerte, tous les deux sont mortellement blessés et le dernier coup est porté à Claudius, celui qu’il s’agissait de tuer depuis le début. Une scène importante est celle où Hamlet et Laerte se battent auprès de la dépouille d’Ophélie, Hamlet qui a pourtant fort maltraité Ophélie jusque là, ne supporte pas le désespoir manifesté de Laerte étreignant une dernière fois sa sœur et rugissant, poussant une sorte de cri de guerre il se précipite sur Laerte lui contestant presque la plus grande douleur face à cette disparition. Il dit alors : « Qui pousse ces cris de désespoir à propos de la mort de cette jeune fille ? C’est moi, Hamlet le danois ». Or Hamlet n’a jamais autrement manifesté qu’il était danois, il n’aime pas les danois, et le voici soudainement transformé. Lacan interprétera ceci en disant que : « C’est dans la mesure où $ est dans un certain rapport avec a qu’il fait brusquement cette identification, par laquelle il retrouve pour la première fois son désir dans son intégralité. » 78 II / 1. b - Le Désir de la Mère Hamlet : Une construction qui fait place au désir. Nous avons vu lors de cette présentation que ce dont il s’agit dans l’étude d’Hamlet c’est de situer le sens du désir. Avant toute chose lorsque l’on se pose de profondes questions concernant le caractère d’Hamlet (comme de tout héros fictionnels d’œuvres d’art et de théâtre en particulier) il convient de ne pas négliger le fait que ce n’est pas un personnage réel. En effet on pourrait être tenté de se dire lors de ces études de héros d’œuvres dramatiques que ce sont des caractères c'est-à-dire des personnages dont nous supposons que l’auteur, lui, possède toute l’épaisseur. Ce héros censé nous émouvoir par la transmission des caractères de ce caractère et nous introduire par là même à une réalité au-delà de ce qui nous est donné dans l’œuvre d’art. Hamlet nous permet de réfuter, de suspendre cette conception. Même si comme le dit Lacan « Hamlet est un miroir où chacun s’est vu à sa façon, lecteur et spectateur ». Ce qui est une évidence c’est que pour les acteurs Hamlet c’est le rôle par excellence. Il faut à ce point de l’exposé rappeler la position aristotélicienne concernant l’effet de la comédie et de la tragédie qui repose sur le caractère du héros par rapport à nous. Certains observateurs pensent qu’« Hamlet », c’est le vide, l’impénétrabilité du caractère, que son côté inégal était le reflet de l’inégal de Shakespeare. Jones dans son analyse d’« Hamlet » commence par dire que nous ne devons pas parler d’Hamlet comme d’un personnage réel, et qu’au-delà nous devons trouver Shakespeare, même s’il avance aussi que le poète, le héros et l’audience sont profondément émus par des sentiments qui les touchent à leur insu. Jacques Lacan pointe que le rapport de celui qui appréhende « Hamlet » comme spectateur, ou lecteur est de l’ordre de l’illusion. Illusion qu’il distingue du vide : « Une illusion n’est pas le vide (…) Dire qu’Hamlet est une illusion, l’organisation d’une illusion, ce n’est pas dire qu’on rêve à propos du vide. » (in « Le désir et son interprétation ») 79 Lacan précise qu’Hamlet est un personnage dont la structure est primordiale, avant même le drame écrit par Shakespeare. C’est cette structure elle-même, un personnage composé de la place vide, qui répond de l’effet d’« Hamlet ». Chez « Hamlet » il y a une structure, avec la place d’un vide qui précisément permet de situer notre ignorance, or « Une ignorance située n’est rien d’autre que la présentification de notre inconscient. » Lacan in « Le Désir et son interprétation. » En effet, Lacan pour qui « Hamlet n’est pas un cas clinique », considère que la psychanalyse ne traite du théâtre qu’en termes théoriques. Le théâtre n’étant pas un objet de la psychanalyse mais une construction. » Il y a un statut, qui est théorique. En effet pour Lacan « La psychanalyse ne s’applique au sens propre, que comme traitement et donc à un sujet qui parle et qui entende »; c’est pourquoi elle ne s’applique pas au théâtre. Pour Lacan s’il y a une équivalence entre le poète et le héros c’est en ce sens qu’ils ne sont là que par leur discours. La communication de ce qui serait dans l’inconscient du poète et du héros est présentifié par l’articulation du discours dramatique. Ainsi le héros est strictement identique aux mots du texte, ainsi Lacan d’avancer que : « le mode sous lequel une œuvre nous touche de la façon la plus profonde, c'est-à-dire sur le plan de l’inconscient, tient à un arrangement, à sa composition. » Ainsi Lacan de préciser que l’effet d’« Hamlet » n’est pas dû à l’inconscient du poète, même si « quelques traces non concertées dans son œuvres (…) témoignent de sa présence. » Pour lui chercher dans les œuvres quelques traces qui renseignent sur l’auteur ce n’est pas analyser la portée de l’œuvre comme telle. Il considère que la portée de premier plan que prend « Hamlet » tient à sa structure, équivalente à celle de l’Œdipe. Ce n’est pas quelque présentification de l’inconscient ou aveu fugace du poète mais bien l’articulation, la machinerie, les « portants » de l’œuvre qui lui donnent sa profondeur, qui « instaurent cette superposition de plans à l’intérieur de quoi peut trouver place la dimension propre de la subjectivité humaine, le problème du désir ». Lacan in « Le désir et son interprétation ». 80 La fonction de l’acteur et de la représentation Dans son étude d’Hamlet en tant que la pièce fait valoir une structure qui permet de situer le désir du sujet, Lacan est dans une approche de psychanalyse théorique. Cependant il n’occulte pas la dimension psychologique de la pièce mais pour lui celle-ci relève de la psychanalyse appliquée et il considère que toute question clinique est une question de psychanalyse appliquée. Ainsi il va distinguer de la lecture de la pièce la fonction de l’acteur et de la représentation avec la plus grande précision dans le paragraphe suivant issu du séminaire sur « Le désir et son interprétation ». « Si Hamlet est vraiment ce que je vous dis, à savoir une structure telle que le désir puisse y trouver sa place, une composition assez rigoureusement articulée pour que tous les désirs ou plus exactement tous les problèmes du rapport du sujet au désir puissent s’y projeter, il suffirait en quelque sorte de le lire. Mais il y a ici des personnes qui m’écoutent, qui voudront que j’en dise un peu plus sur la fonction de l’acteur, de la représentation. Il est clair que ce n’est pas du tout la même chose de lire Hamlet et de le voir représenté. Comment mieux illustrer la fonction de l’inconscient que j’ai défini discours de l’Autre, que dans la perspective que nous donne une expérience comme celle du rapport de l’audience à Hamlet ? Il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre, qui est un discours parfaitement composé. Le héros n’est présent que par ce discours qu’il nous lègue. La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent cet Hamlet, est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés dans notre propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps. J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, selon certains qui ne sont frappés qu’à une certaine distance du rayonnement de ce que j’articule ici. J’enseigne tout autre chose – le signifiant, c’est nous qui en fournissons le matériel. C’est avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. Chacun sait qu’il y a de bons et de mauvais acteurs. C’est, je crois, dans la mesure où l’inconscient d’un acteur est plus ou moins compatible avec ce prêt de sa marionnette. Voilà 81 ce qui fait qu’un acteur a plus ou moins de talent, de génie, voire qu’il est plus ou moins compatible avec certains rôles - pourquoi pas ? Même ceux qui ont la gamme la plus étendue peuvent jouer certains rôles mieux que d’autres. Et plus généralement, le problème qui a pu être abordé du rapport de certaines textures psychologiques avec le théâtre, de l’acteur avec la possibilité de l’exhibition. » Structure et composition de l’œuvre. Donc si nous sommes émus par une pièce de théâtre ce n’est pas en raison de ce qu’un auteur peut y laisse passer de lui-même à son insu mais bien en raison de la place à prendre qu’elle offre à ce que recèle en nous de problématique notre propre rapport à notre propre désir. Suivons Lacan et laissons donc ce qui peut être ‘’derrière’’ « Hamlet » pour nous occuper de sa composition, de sa structure. Cette structure, cette construction à l’intérieur de laquelle le désir peut et doit prendre sa place ; ce qui est l’essentiel de l’effet d’« Hamlet ». Dans une première approche commune, Hamlet est celui qui ne sait pas ce qu’il veut, qui parle mais ne fait rien, il le dit lui-même ; « J’en reste toujours à dire, c’est la chose qui est à faire. » C’est l’énigme qui se pose à chacun ; pourquoi Hamlet n’agit il pas ? « Pourquoi ce feel, cette volonté, ce désir, paraît il en lui suspendu ? » dit Lacan. Il est dit qu’il ne veut pas, lui dit qu’il ne peut pas, en réalité il ne peut pas vouloir. La théorie analytique peut nous éclairer sur cette question : La connaissance psychanalytique et notamment l’explication oedipienne classique nous enseigne que pour Hamlet, en cette occasion, tout repose sur le désir pour la mère, que ce désir est refoulé et que c’est précisément la cause par quoi le héros ne parvient pas à accomplir dans l’action sa vengeance contre un homme qui est l’actuel possesseur, illégitime puisque criminel, de l’objet maternel. En effet dans la référence oedipienne, si Hamlet ne peut frapper Claudius, c’est dans la mesure où lui-même aurait déjà commis le crime qu’il s’agit de venger. Comme il y aurait en arrière-plan le souvenir du désir infantile pour la mère, du désir oedipien de meurtre pour le père, Hamlet se trouverait d’une certaine manière complice de l’actuel 82 possédant, à ses propres yeux. Et il ne pourrait s’attaquer à ce possédant sans s’attaquer à luimême, Claudius ayant quelque part réalisé le désir oedipien infantile d’Hamlet. La réciproque de cela est qu’il ne peut s’attaquer à ce possesseur sans réveiller en lui le souvenir le désir ancien, ressenti comme coupable. De même si Hamlet tuait tout de suite son beau-père, nous pourrions aussi dire qu’il trouve l’occasion d’étancher sa propre culpabilité hors de lui. On peut de surcroît noter que tout le pousse à agir ; d’abord son père qui revient de l’au-delà sous la forme d’un fantôme, d’un spectre pour lui commander cet acte de vengeance. Nous trouvons d’ailleurs là le commandement du surmoi matérialisé et pourvu de tout le caractère sacré de celui qui revient d’outre-tombe, avec en plus l’autorité conférée par sa grandeur, sa séduction, le fait d’être la victime, d’avoir été atrocement dépossédé de l’objet de son amour, de sa puissance, de son trône, de la vie, de son salut, de son bonheur éternel. En outre et dans le même sens vient la chose la plus certaine et la plus apparente du rôle d’Hamlet c’est qu’il est fixé à sa mère, ce que Lacan appelle le « désir naturel d’Hamlet ». Hamlet est animé de deux tendances ; l’une commandée par l’autorité du père et l’amour qu’il lui porte, l’autre répond à sa volonté de défendre sa mère et, disons le, de se la garder. Ces deux tendances devraient aller dans le même sens celui de tuer Claudius. Il faut ici admettre que ce qui met Hamlet dans un rapport difficile, répugnant avec son acte soit lié à son désir. Admettons même que c’est le caractère impur de ce désir qui joue là le rôle essentiel, mais à l’insu d’Hamlet, que c’est pour autant que son action n’est pas désintéressé qu’il ne peut accomplir son acte. Mais nous pouvons aller plus loin à la lecture attentive de la pièce, et ce en remarquant que ce à quoi Hamlet a affaire tout le temps c’est un désir, mais pas son désir, pas son désir pour la mère mais bien le désir de la mère. Pour bien illustrer ceci, une magnifique scène clé de l’œuvre, scène centrale et prépondérante dans la pièce, c’est la rencontre avec la mère après la play scene, à cette occasion il dit qu’il va retourner le fer dans la plaie, la dague dans le cœur de sa mère, il abjure sa mère de prendre conscience du point où elle en est ; il la culpabilise, lui dit qu’il est temps de se calmer, que ce n’est plus de son âge, il lui compare son ancien mari béni des dieux, et l’actuel plus bas que tout, etc. il ne s’agit que de cela, du désir de la mère. Il lui demande en fait de maîtriser, de taire son désir. 83 Lorsque la mère, tourmentée à l’extrême, est sur le point d’abdiquer, le spectre réapparaît même pour lui commander de continuer, tout en le rappelant à l’ordre, ne pas la tuer, il lui dit « Glisse toi entre elle et son âme qui est en train de fléchir ». Arrivé à ce sommet il y a chez Hamlet une brusque retombée, son appel disparaît, s’évanouit dans le consentement au désir de la mère. Il abandonne devant ce désir qui lui paraît inéluctable, impossible à altérer. A ce point rappelons l’enseignement de Lacan : le discours de la demande soumet le besoin du sujet au consentement, à l’arbitraire de l’Autre comme tel et structure ainsi la tension et l’intension humaine dans le morcellement signifiant. Au-delà de ce premier rapport à l’Autre, il s’agit pour le sujet de retrouver dans ce discours qui le modèle, dans ce discours déjà structuré, son feel, sa propre volonté, à savoir ce que le sujet désire vraiment. En effet la théorie et la clinique analytique ne cesse de pointer qu’au-delà des nécessités de la demande qui morcelle et fracture le sujet, au-delà du rapport à l’Autre, le sujet se doit de retrouver son désir, ce qui ce traduit au quotidien par la constante interrogation des sujets sur ce qu’ils veulent vraiment. Le sujet est dans un certain rapport privilégié avec la demande. 84 La chaîne signifiante, que Lacan appelle parfois l’inconscient, donne à cette interrogation son support signifiant. La scène d’Hamlet en face de la mère illustre d’une façon absolument complète, accomplie la formule lacanienne « Le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre » ce qui annule complètement le sujet. Lacan commente la scène ainsi : « Hamlet s’adresse ici à l’Autre, sa mère, mais au-delà d’elle-même, non pas avec sa propre volonté mais avec celle dont il est à ce moment-là le support, à savoir celle du père, et aussi bien celle de l’ordre, de la décence, de la pudeur (…). Il tient devant la mère ce discours au-delà d’elle-même, puis il en retombe, c'est-à-dire il retombe au niveau de l’Autre devant qui il ne peut que se courber. (…) L’adjuration du sujet au-delà de l’Autre essaye de rejoindre le niveau du code de la loi et il en retombe. Il ne se rencontre pas lui-même avec son propre désir, car il n’a plus de désir, pour autant qu’Ophélie a été par lui rejetée. Pour schématiser, tout se passe comme si la voie de retour le ramenait purement et simplement à l’articulation de l’Autre, comme s’il ne pouvait en recevoir d’autre message que le signifié de l’Autre, à savoir la réponse de la mère : « Je suis ce que je suis, avec moi il n’y a rien à faire, je suis une vraie génitale (…) moi je ne connais pas le deuil ». La relation d’objet Le drame d’Hamlet c’est donc le drame du désir et plus particulièrement le drame qu’il y a un objet digne et un objet indigne. La problématique de la relation d’objet est omniprésente. Plus précisément ici c’est le problème du deuil qui nous amène au problème de l’objet. Freud dans « Trauer und Melancholie » nous dit que le deuil a lieu en raison d’une introjection de l’objet perdu. Or pour que l’objet soit introjecté il faut la condition qu’il soit constitué en tant qu’objet. Ce qui pose la question de savoir comment l’objet vient-il à être constitué comme tel ? En effet on peut se demander pourquoi en certaines occasions bien particulières Hamlet, après avoir été dans l’inaction, la passivité semble réagir et même vivement, semble prendre le mors aux dents. Ainsi il se lance pour le compte de Claudius son beau-père qu’il a à tuer dans cette improbable affaire de duel avec Laerte, qu’il apprécie par ailleurs, duel au cours duquel il se montrera un vrai tueur ou encore cette scène du cimetière où il se rue soudainement sur Laerte en train de pleurer sa sœur Ophélie dans sa tombe. 85 Lacan décèle du texte qu’Hamlet n’a pas pu supporter de voir un autre que lui-même afficher un deuil débordant. « C’est par la voie du deuil qu’Hamlet se retrouve un homme. Ce deuil, il l’assume dans un rapport homologue au rapport narcissique du moi et de l’image de l’autre, au moment où lui est représenté dans un autre le rapport passionné d’un sujet avec un objet qu’on ne voit pas, mais qui est au fond du tableau. Cet objet tout à coup l’accroche, après avoir été rejeté à cause de la confusion, de la mixion des objets, fait d’Hamlet quelqu’un de capable pour un court instant sans aucun doute, mais un instant qui suffit pour que la pièce se termine, capable de se battre et de tuer ». Lacan in « Le désir et son interprétation ». Au moment crucial de la pièce, le personnage singulier de Laerte joue le rôle d’exemple, de support vers lequel Hamlet se précipite dans une étreinte passionnée d’où il sort véritablement autre. Le cri d’Hamlet et ses commentaires ; il se dit Danois pour la première fois, montre que c’est là le moment où il ressaisit son désir. Ce désir d’Hamlet, certains le qualifient de désir de l’hystérique ; en effet il a à le retrouver, le construire, à se créer un désir insatisfait, d’autres voient dans le désir d’Hamlet celui de l’obsessionnel tant il est vrai qu’il montre de nombreux symptômes psychasthéniques sévères et que son problème semble être de se supporter sur un désir impossible. En vérité Hamlet est les deux, il est, comme le dit Lacan « purement et simplement la place de ce désir. Hamlet n’est pas un cas clinique. Ce n’est pas un être réel, c’est un drame qui présente une plaque tournante où se situe le désir. » En effet l’interprétation des actes et des propos d’Hamlet sera possible tant du côté de l’hystérie que du côté de l’obsession, ce qui nous amène à pressentir que quelque chose de plus radical que le désir situable dans telle ou telle catégorie clinique est à saisir. 86 II / 1. c - Il n’y a pas d’Autre de l’Autre Une vérité sans vérité Pour tous ceux (acteurs, spectateurs, critiques, etc.) qui s’emparent d’« Hamlet », le sens de sa destinée se trouve dans un ’’que l’on me donne mon désir’’. Le drame d’« Hamlet » c’est la rencontre avec la mort. Au travers des diverses apparitions du spectre notamment, Shakespeare a approché non pas un fantôme, il a approché le père en tant que déjà mort, la question de la dette, la question du Nom-du-Père mais aussi et avant tout l’auteur a approché de très près la rencontre avec la mort. La mort est en fait le point-pivot de la pièce, dans l’aller d’Hamlet au devant de la mort se retrouve à plusieurs moments déterminants dans la pièce comme lors de sa première rencontre avec le spectre par exemple. Cependant face à l’action de donner la mort et d’accomplir sa vengeance et la volonté du père Hamlet tergiverse, hésite, pense. Freud par son commentaire d’Hamlet dans « L’interprétation du rêve » avait mis au premier plan cette problématique, à savoir pourquoi l’action en cause, celle de porter la mort, action si pressante et si brève à exécuter demande-t-elle tant de temps à Hamlet. Ce que Freud met en avant c’est que cette action rencontre chez Hamlet l’obstacle du désir. Or ce désir, découvert par Freud, c’est le désir pour la mère en tant qu’il suscite la rivalité avec celui qui la possède, c’est donc un désir qui devrait aller dans le sens de l’action et non pas l’entraver, il y a là un paradoxe. Voilà l’énigme d’« Hamlet » à résoudre pour autant que c’est là que se structure la fonction mythique de l’œuvre, qui en fait un thème égal à celui d’« Œdipe Roi ». Nous verrons par la suite que l’acte d’Hamlet se projette et ne sera possible que lorsque luimême est déjà frappé à mort, qu’au moment de son rendez-vous dernier de tous les rendezvous, de son rendez vous avec la mort. C’est nous le dit Lacan de là qu’il faut partir, c’est à cela qu’il faut donner un nom. Pour avancer plus loin et nous éclairer dans cette étude il convient à présent de revenir à Freud et à Lacan afin d’articuler le sujet tel que Freud nous a appris qu’il est construit. Le sujet en tant qu’il parle et en tant qu’il est structuré dans un rapport complexe avec le signifiant. 87 Lacan nous enseigne tout d’abord que la demande du sujet rencontre la chaîne signifiante au niveau du grand Autre, en tant que lieu de la vérité, lieu où la parole se situe en prenant place. Il s’agit de cet Autre ordre évoqué, invoqué à chaque fois que le sujet parle, articule quelque chose. Dans la relation imaginaire, duelle, identificatoire de l’un par rapport à l’autre rien n’est semblable « à ce qui dans la parole instaure toujours un éléments tiers, à savoir ce lieu de l’Autre, où la parole, même mensongère, s’inscrit comme désir », nous dit Lacan. Cette référence à l’Autre se prolonge au-delà de ce lieu de la parole pour constituer la question du sujet « qu’est ce que je veux ? » ou plus exactement « que veux tu ? » car elle se propose au sujet sous une forme négative. A ce propos Lacan, dans le séminaire « Le désir et son interprétation » nous précise : « Au-delà de la demande aliénée dans le système du discours en tant qu’il est là, reposant au lieu de l’Autre, le sujet prolongeant son élan s’interroge sur ce qu’il est comme sujet. Qu’est ce qu’il a donc a rencontrer au-delà du lieu de la vérité ? Quelque chose qui se nomme (…) l’heure de la vérité. (…) Dans l’au-delà de l’Autre, dans ce discours qui n’est plus discours pour l’Autre mais discours de l’Autre à proprement parler, va se constituer la ligne brisée des signifiants de l’inconscient. Dans cet Autre où le sujet s’avance avec sa question, ce qu’il vise au dernier terme, c’est l’heure de la rencontre avec lui-même avec son vouloir. » Lacan va appuyer cette formulation en évoquant la philosophie pour laquelle le temps se relie à l’être, ainsi le passé le présent le futur, temps de la grammaire, ne se repèrent à rien d’autre qu’à l’acte de la parole, le présent n’étant rien que le moment où l’on parle. La temporalité exigeant donc la structure du langage. Lacan l’a dit dès les premières lignes de son étude d’« Hamlet », « Hamlet n’est pas un cas clinique », à ce titre il n’est pas un obsessionnel car il est une création poétique, il n’a pas de névrose mais nous montre la névrose, sa structure. Bien entendu sous un certain aspect « Hamlet » nous montre une structure proche de celle de l’obsessionnel particulièrement en ceci que la fonction majeure du désir chez l’obsessionnel c’est de maintenir à distance cette heure de la rencontre (avec son vouloir, avec lui-même) et de l’attendre. Freud, dans « Inhibition, Symptôme, Angoisse » utilise le terme de Erwartung ce qui signifie l’attendre au sens actif, mais aussi la faire attendre. « Hamlet » nous montre en surface et de façon évidente on une structure obsessionnelle où le jeu de l’heure de la rencontre domine le rapport du sujet obsessionnel avec l’objet. 88 Nous l’avons déjà dit, « Hamlet » est à la fois proche et à la fois une variante du thème d’« Œdipe Roi ». En effet Œdipe n’est pas dans l’hésitation face à l’acte, et ce car il le fait avant même d’y penser, sans le savoir. C’est même l’essentiel de la structure du mythe d’Œdipe. « Bienheureuse ignorance de ceux qui sont plongés dans le drame qui s’ensuit nécessairement du fait que le sujet qui parle est soumis au signifiant. » commente Lacan à ce sujet. Or dans « Hamlet » le père savait, la pièce ne dit pas comment il savait d’ailleurs. La révélation par le père au fils de la vérité sur sa mort distingue radicalement la pièce de ce qui se passe dans le mythe d’Œdipe. Un voile est ici levé, celui qui d’ordinaire pèse sur l’articulation de la chaîne signifiante inconsciente et dont le rétablissement de la cohérence en analyse rencontre bien des difficultés liées aux résistances des sujets, soulignant que ce voile doit avoir quelque fonction essentielle pour la « sécurité » du sujet parlant. Ici la question est résolue, le père savait et de ce fait Hamlet aussi. Il a la réponse, réponse qui ici est relative à la parole qui se déroule dans l’Autre modelant ce que nous avons voulu dire, le signifié de l’Autre s(A) nous dit Lacan. Il faut ici s’appuyer sur ce que Lacan nous a enseigné à propos de l’au-delà de l’Autre. Ainsi qui parle au-delà du discours de l’Autre, à propos de la question que le sujet se pose à lui même du type Qu’est ce que je suis devenu dans tout cela ? Lacan nous donne la réponse par le signifiant de l’Autre avec la barre : S(A). « Hamlet » va ainsi nous permettre entre autre d’accéder au sens de S(A). Le sens de ce qu’Hamlet apprend par ce père apparaît clairement comme étant la trahison de l’amour, de l’amour absolu, pur entre le roi et la reine, du moins aux dires d’Hamlet. Ce qui survient à Hamlet c’est l’annonce de la fausseté de ce qui lui était apparu comme étant le témoignage de la beauté, de la vérité. La vérité d’Hamlet est une vérité sans espoir. Mais le sens de S(A) pour Lacan ne veut pas dire que tout ce qui se passe au niveau de A ne vaut rien, à savoir que toute vérité est fallacieuse. Ce que Lacan a condensé dans ce mathème, il le rappelle lui-même dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » : « S(A) veut dire ceci, qu’en A, qui n’est pas un être mais le lieu de la parole, où repose l’ensemble du système des signifiants, c'est-à-dire d’un langage, il manque quelque chose, quelque chose qui ne peut être qu’un signifiant. Un signifiant fait défaut au niveau de l’Autre. C’est, si je puis dire, le grand secret de la psychanalyse ; il n’y a pas d’Autre de l’Autre. » 89 Ainsi à l’inverse du sujet de la philosophie traditionnelle qui se subjectivise lui-même indéfiniment, je suis en tant que je pense, je suis en tant que je pense que je suis, etc., l’analyse nous enseigne quelque chose de très différent, c’est que je ne suis pas celui-là qui est en train de penser que je suis, « pour la simple raison que du fait que je pense que je suis, je pense au lieu de l’Autre. Je suis un autre que celui qui pense que je suis. » nous dit même Lacan. Il n’y a en effet aucune garantie que cet Autre, le système de l’Autre, puisse rendre ce qu’on lui confère, ce qu’on lui donne ; son être et son essence de vérité. Il n’y a pas d’Autre de l’Autre dit Lacan, ce que l’on peut aussi traduire par le fait qu’il n’y a dans l’Autre aucun signifiant qui puisse à l’occasion répondre de ce que je suis. Sur cette question l’enseignement de Lacan est le plus riche, le plus précis, il nous éclaire du fait que ce signifiant caché, celui dont l’Autre ne dispose pas, peut être saisit partout où est la barre lacanienne. La barre de (A), ce signifiant qui manque à (A) c’est la part de nous même sacrifiée symboliquement, celle que nous faisons entrer en jeu depuis notre naissance depuis que nous sommes pris dans ce monde de logos, cette part de nous même qui a pris fonction signifiante c’est le phallus, l’énigmatique fonction du phallus. Le phallus est ce « quelque chose de l’organisme où la vie (…) où la turgescence vitale est symbolisée. C’est là dans ce quelque chose d’énigmatique, plus mâle que femelle, et pourtant dont la femelle elle-même peut devenir le symbole, c’est là où dans l’inconscient est la vie, où elle est prise, où elle prend sens. Sa vie, le sujet la fait signifiante. Mais ce signifiant ne vient nulle part garantir la signification du discours de l’Autre, parce que dans l’Autre il est indisponible. Autrement dit, toute sacrifiée qu’elle soit à l’Autre, la vie n’est pas au sujet, rendue par l’Autre. C’est de là que part Hamlet, à savoir de la réponse du donné.» précise Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation. ». Ophélie ou la question de l’objet Revenons à présent sur la question du désir d’Hamlet et du désir de sa mère. Nous avons vu que le désir d’Hamlet subissait une, pression, une abolition voire une destruction de sa rencontre avec le désir dévorant de l’Autre réel de la mère. Le meilleur exemple en est la scène de la rencontre avec la mère, dont j’ai parlé précédemment, ainsi le sens de ce mouvement d’adjuration dans le dialogue entre Hamlet et sa mère qui peut 90 constituer un paroxysme de la pièce, et celui de sa retombée devant la nécessité implacable de ce désir que rien ne semble pouvoir retenir. Il convient à présent de cerner le rôle de l’objet dans le désir. Le rapport du sujet à l’objet que Lacan a marqué $<>a. Nous pouvons déjà avancer que l’objet est le curseur, le niveau où se place le désir chez le sujet. Nous connaissons tous par ailleurs la réflexion de Lacan sur l’objet a : « L’objet a, cause du désir et support du fantasme. » Pour parler de l’objet du désir chez Hamlet, il nous faut parler du personnage d’Ophélie. « Ce personnage est pathétique, bouleversant, grande figure de l’humanité » nous dit Lacan. Pour autant ce personnage se présente à certains comme ayant des traits très ambigus, ne permettant guère de savoir précisément si elle est l’innocence même évoquant ses élans charnels avec simplicité et pudeur ou bien s’il elle a forte attirance pour les plaisirs de la chair. En tout cas Hamlet se comporte avec elle avec grande cruauté ce qui peut gêner, faire mal et en tout cas qui la pose en victime. En réalité, seuls les préjugés sur les mœurs la femme font se poser ces questions de vouloir la catégoriser me semble t-il. Ophélie semble être pour Shakespeare, un sommet de la création du type de la femme. C’est la vision de la vie prête à éclore, de vie porteuse de toutes les vies. (Hamlet la repousse en la situant ainsi d’ailleurs : Vous serez la mère de pécheurs.). Cette image de la fécondité vitale nous illustre nettement une équation célèbre de l’orientation lacanienne : fille = phallus. Si Ophélie apparaît dans la structure représenter le phallus, la question qui se pose alors est ; comment Shakespeare lui fait il remplir cette fonction ? Nous pouvons penser qu’Ophélie est là pour interroger Hamlet sur son la véritable question de savoir où se tient son désir. Les rapports d’Hamlet avec Ophélie sont ordonnés par une suite de temps qui permettent de saisir les rapports du sujet en tant qu’il parle, c’est-à-dire en tant qu’il est soumis au rendez-vous de son destin, avec l’objet. De quoi s’agit-il dans le rapport qui s’inscrit dans la formule $<>a , qu’est ce c’est que l’objet du désir, une étude plus approfondie sur personnage d’Ophélie en tant qu’objet, sur l’objet Ophélie nous est à présent nécessaire pour avancer sur ces questions. 91 II / 1. d - Ophélie ; Hamlet et l’objet Le propos de cette étude est de montrer dans « Hamlet » la tragédie du désir, du désir humain qui est le centre des préoccupations de l’analyse. Freud nous a démontré que ce désir est à situer par rapport à des coordonnées qui fixent le sujet dans une certaine dépendance à l’égard du signifiant, signifiant qui n’est pas un produit des relations interhumaines. Il apparaît que Shakespeare a crée le personnage d’Ophélie en lui donnant la fonction de surprendre, de captiver le secret d’Hamlet, elle devient ainsi un élément intime du drame d’« Hamlet », de l’Hamlet qui a perdu la voie de son désir. Ophélie est une articulation essentielle dans le cheminement du héros vers l’heure de son rendez-vous mortel avec son acte, acte qu’il accomplit malgré lui d’une certaine manière. Lacan dit à ce propos : « Il y a un niveau du sujet où l’on peut dire que c’est en termes de signifiant pur que sa destinée s’articule, et où il n’est plus que l’envers d’un message qui n’est même pas le sien. Et bien, Hamlet est l’image même de ce niveau. » Nous avons vu précédemment combien la pièce est dominée de cet Autre, la Mère, c'est-à-dire le sujet primordial de la demande, la Mère comme incarnant la toute-puissance du sujet comme sujet de la première demande. Nous avons vu également que le désir de l’autre, désir de la mère, se présente à Hamlet sous la forme d’une indécision, d’un non choix entre un objet idéalisé qu’est le père et un objet déprécié, méprisable qu’est Claudius. La mère ne choisit pas car l’objet génital chez elle se présente comme l’objet d’une jouissance qui est vraiment satisfaction directe d’un besoin et rien d’autre. C’est cette dimension qui fait vaciller le désir d’Hamlet et précisément son abjuration à sa mère. Rappelons cette scène clé durant laquelle Hamlet transmet à sa mère, dans un premier temps et dans des termes directs et cruels, le message dont le spectre du père l’a chargé, avant dans un second temps d’abandonner devant ce désir vorace et instinctuel de la mère et de la renvoyer aux caresses de Claudius. Ainsi « la dépendance de son désir par rapport au sujet Autre forme la dimension permanente du drame d’Hamlet. » dit Lacan dans le séminaire consacré à Hamlet, « Le désir et son interprétation. ». 92 Il nous faut à présent repérer comment cette dépendance agit chez Hamlet sur son vouloir, sa volonté, son Chè Voi ? de la subjectivité constituée dans l’Autre et s’y articulant, à l’aide du graphe de désir de Lacan. Lacan nous a enseigné que le terme, la butée de ce qui constitue la question du sujet est constitué par le rapport du sujet à l’objet a, noté $<>a, ce que l’on appelle communément le fantasme. Le désir y trouve son support, son substrat, son réglage imaginaire nous dit Lacan qui ne manque pas de souligner un paradoxe à son sujet ; en effet, le fantasme est d’une part le terme dernier du désir et d’autre part il peut être appréhendé dans le conscient « en tant qu’il marque toute passion humaine de ces traits que nous appelons de perversion (…). » L’objet, le fantasme, le fétiche Voyons à présent comment fonctionne dans la pièce le moment d’affolement du désir d’Hamlet, nous verrons qu’il est à rapporter au niveau de son réglage imaginaire et qu’Ophélie se situe dans ce repérage au niveau de la lettre a, du mathème de fantasme ; $<>a. Un des axiomes de la psychanalyse est de cerner que la relation d’objet est ce qui structure fondamentalement le mode d’appréhension du monde. Dans la dialectique de l’objet comme dans la dialectique de la demande le sujet se trouve dans le même rapport avec le signifiant. En effet Lacan nous dit : « Qu’il s’agisse de la série de rapports que le sujet a avec le code au niveau de l’inconscient, c'est-à-dire avec l’appareil de la demande, $<>D, ou qu’il s’agisse du rapport imaginaire qui le constitue d’une façon privilégiée dans une certaine posture, aussi définie par son rapport au signifiant, devant un objet a, $<>a, le sujet est en position d’éclipse, $.» Cette position d’éclipse, de décalage du sujet, Lacan l’a appelé fading. (in « Le désir et son interprétation ») La psychanalyse nous a enseigné que la relation d’objet est toujours rapport du sujet en situation de fading, en décalage, à des signifiants de la demande, et non à des objets. Ainsi et sans occulter la valeur primitive, déterminante des signifiants de la demande, signifiants oraux, anaux, etc., l’objet, l’objet du désir en question dans sa corrélation au sujet barré, au $ est autre. La théorie analytique a mis en lumière de façon précise le rapport du $ avec le a, avec l’objet central de la dialectique du désir. Devant cet objet, le sujet s’éprouve dans une altérité 93 imaginaire. Cet objet ne satisfait aucun besoin, il est déjà mis en relation avec le sujet. Le sujet est présent dans le fantasme nous dit la psychanalyse, et l’objet est objet du désir uniquement, en ceci qu’il est terme du fantasme. Pour Lacan et la psychanalyse actuelle l’objet prend la place de ce dont le sujet est privé, symboliquement. Et ce dont le sujet est privé c’est précisément le phallus, c’est donc du phallus que l’objet prend la fonction qu’il a dans le fantasme, et que le désir se constitue avec le fantasme pour support. Dans son séminaire « Le désir et son interprétation » Lacan commente ainsi la question de l’objet, du désir et du fétiche « L’objet du fantasme, image et pathos, est cet autre qui prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement. C’est en cela que l’objet imaginaire se trouve en position de condenser sur soi les vertus ou la dimension de l’être, de devenir ce véritable leurre de l’être (…) le rapport le plus épais le plus opaque qui soit de l’homme avec l’objet de son désir (…). Là culmine ce caractère de fétiche qui est celui de l’objet du désir humain. Tous les objets du monde humain ont d’ailleurs ce caractère, par une de leur face au moins. » L’objet a et la perversion Lacan a mis en lumière le rôle de l’objet a dans le fantasme imaginaire dans son rapport au désir pervers, à la perversion. Je le cite sur ce rapport dans le séminaire « Le désir et son interprétation » consacré à « Hamlet » : « Le caractère opaque de l’objet a dans le fantasme imaginaire le spécifie sous ses formes les plus accentuées comme le pôle du désir pervers. C’est l’élément structurel des perversions, pour autant que la perversion se caractérise par ceci, que tout l’accent est mis dans le fantasme sur le corrélatif proprement imaginaire, a. Pris dans sa parenthèse, on peut aussi avoir a plus b plus c, etc., les combinaisons les plus élaborées des séquelles, des résidus réunis selon l’aventure, par quoi est venu se cristalliser un fantasme en fonction dans un désir pervers. (…) le fantasme du désir pervers, (…) le sujet y est toujours, de quelque façon intéressé. Le sujet y est toujours dans un certain rapport au pathétique, à la douleur d’exister, à la douleur d’exister comme telle ou d’exister comme terme sexuel. Si le fantasme sadique subsiste, c’est évidemment dans la mesure où celui qui subit l’injure intéresse le sujet en tant que lui-même peut y être offert. » 94 Objet, névrose et perversion Ces considérations sur le rapport du sujet à l’objet vont nous permettre de mettre en évidence une différence entre névrose et perversion. La praxis analytique n’a pas manqué de repérer que la perversion, comme la névrose, est quelque chose d’articulé, d’interprétable, d’analysable. Nous avons vu que dans le fantasme est fixé, localisé un rapport essentiel du sujet à son être. L’opposition entre névrose et perversion réside dans le fait que dans la perversion l’accent porte sur le a, alors que la névrose se situe d’un accent mis sur l’autre terme du fantasme, le $. Le fantasme se situe donc à l’extrême, à la pointe de l’interrogation subjective, comme sa butée, pour autant que le sujet tente de s’y trouver, de s’y ressaisir dans l’au-delà de la demande. En fait il a à retrouver dans la dimension même du discours de l’Autre ce qui a été pour lui perdu de par son entrée dans ce discours. Nous avons vu qu’au dernier terme il ne s’agit pas de la vérité mais de l’heure de la vérité. Cette constatation nous permet une autre distinction entre le fantasme de la névrose et le fantasme de la perversion. Alors que le fantasme de la perversion est appelable, qu’il est dans l’espace, il est hors du temps et conditionne une relation essentielle, « dans la névrose la base même des rapports du sujet à l’objet au niveau du fantasme, c’est le rapport du sujet au temps. L’objet se charge de cette signification qui est cherché dans ce que j’appelle l’heure de la vérité. L’objet y est toujours à l’heure d’avant ou à l’heure d’après. » dit Lacan dans son séminaire « Le désir et son interprétation ». Nous savons que l’hystérie peut se caractériser par la fonction d’un désir en tant qu’insatisfait et l’obsession par celle d’un désir impossible mais Lacan nous fait également remarquer que nous pouvons aussi bien établir entre hystérie et obsession l’observation d’un rapport inverse dans les deux cas avec le temps, en effet si l’obsessionnel procrastine faute d’anticiper trop tard, l’hystérique répète toujours ce qu’il y a d’initial dans son trauma, à savoir un certain trop tôt, une immaturation fondamentale, dit il. Ainsi peut on en tirer une remarque sur le comportement névrotique en général à l’égard de l’objet ; à savoir que dans son objet, le sujet cherche toujours à lire son heure et Lacan d’ajouter que c’est même dans son objet qu’il apprend à lire l’heure. 95 Hamlet à l’heure de l’Autre Le premier facteur remarquable dans la structure d’Hamlet est sa dépendance par rapport au désir de l’Autre, au désir de la mère. Nous allons maintenant mettre en avant à travers toute l’intrigue de la pièce un autre facteur ; Hamlet est toujours suspendu à l’heure de l’Autre. Par exemple, après la play-scene, le roi déstabilisé, mis en face de la reconstitution de son crime, se retire dans la panique, il est alors à la merci d’Hamlet lorsque ce dernier, dague à la main, le surprend en plein désarroi, sans défense en pleine prière de repentir. Mais il n’accomplit pas son acte vengeur car ce n’est pas l’heure, ce n’est pas l’heure de l’Autre. En l’occurrence ce n’est pas l’heure où l’Autre aura à rendre des comptes devant l’éternel. Tout ce que fait Hamlet c’est à l’heure de l’Autre qu’il le fera. C’est à l’heure de ses parents qu’il reste à Elseneur, c’est à l’heure des autres qu’il suspend son crime, c’est à l’heure de son beau-père qu’il s’embarque pour l’Angleterre, etc., c’est à l’heure d’Ophélie, à l’heure de son suicide, que la tragédie va trouver son terme, dans un moment où Hamlet s’aperçoit que ce n’est pas difficile de tuer quelqu’un « le temps de dire un ». Enfin au dénouement de la pièce, on lui propose quelque chose qui ne ressemble guère à une occasion de tuer son Oncle de beau-père, ce tournoi d’escrime, combat truqué, piège arrangé par Claudius et Laerte pour se débarrasser de lui, ce combat avec son ami Laerte, on le lui fait accepter en suscitant en lui des sentiments de rivalité et d’honneur, lui le prend comme un jeu. Ici encore c’est essentiellement à l’heure de l’Autre et même et même plus, c’est pour le compte de l’Autre, pour soutenir la gageure de Claudius qu’Hamlet accepte cette lutte et qu’il entre tête baissée dans le piège tendu par l’Autre avec cependant une énergie et un cœur nouveau dans la pièce. Ainsi jusqu’au dernier terme, jusqu’à l’heure dernière, jusqu’à l’heure d’Hamlet où il sera mortellement blessé avant de pouvoir enfin atteindre son ennemi, la tragédie poursuit sa chaîne et s’accomplit à l’heure de l’Autre. Nous l’avons dit, ce qui distingue « Hamlet » d’ « Œdipe Roi », c’est que lui, Hamlet, sait. Ce trait explique par exemple la « folie » prétendue d’Hamlet. Hamlet fait le fou. Or déjà dans la légende originale, chez « Saxo Grammaticus » et chez « Belleforest » œuvres qui ont amené « Hamlet », le héros fait le fou parce qu’il sait qu’il est le plus faible. Dans « Hamlet », Shakespeare a choisi l’histoire d’un héros contraint de faire le fou pour poursuivre les cheminements qui l’amènent au terme de son acte. Lacan dit à ce propos que « Celui qui sait 96 est dans une position si menacée, désignée pour l’échec et le sacrifice, qu’il est conduit à faire le fou, voire, comme le dit Pascal, à le faire avec les autres. Faire le fou est ainsi une des dimensions de ce que je pourrais appeler la politique du héros moderne. » (in « Le désir et son interprétation ») Le rôle d’Ophélie Le personnage d’Ophélie est essentiel, lié éternellement à la figure d’Hamlet. Lacan, dans son étude d’« Hamlet », dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » fait tout d’abord remarquer qu’Ophélie c’est O Phallos. Nous y reviendrons. Nous entendons d’abord parler d’Ophélie comme la cause de la tristesse d’Hamlet, et ce par la voie psychologue du personnage de Polonius. Mais Ophélie est aussi la toute première personne que croise Hamlet après sa troublante rencontre avec le spectre. Elle va alors témoigner du comportement d’Hamlet de façon remarquable. Elle y décriera en de superbes vers cette distance d’Hamlet prise à l’objet comme s’il tentait de se distancier pour procéder à une identification à présent presque impossible. Il est à noter que ces errements, cette vacillation en présence de ce qui jusqu’alors avait été l’objet de l’exaltation, nous augure, nous donne un premier temps de ce que nous pourrons par la suite appeler dépersonnalisation, ce que Lacan nommé dans son séminaire, l’estrangement. Lacan précise en ces termes la notion de dépersonnalisation : « je crois que nous ne forçons rien en désignant ce moment comme pathologique, parent de ces périodes d’irruption, de désorganisation subjective, qui ont lieu quand quelque chose vacille dans le fantasme et en fait apparaître les composantes. Cette expérience qu’on appelle de dépersonnalisation, au cours de laquelle les limites imaginaires entre le sujet et l’objet se trouvent changer, introduit proprement à ce qu’on appelle le fantastique. La dimension du fantastique surgit quand quelque chose de la structure imaginaire du fantasme se trouve communiquer avec ce qui parvient normalement au niveau du message, à savoir l’image de l’autre, en tant qu’elle est mon propre moi. Des auteurs comme Federn marquent (…) la corrélation nécessaire entre le sentiment du corps propre et l’étrangeté de ce qui surgit dans une certaine crise, dans une certaine rupture, quand l’objet comme tel est atteint. » (in « Le désir et son interprétation ») 97 Lacan précise que normalement ce fantasme demeure sur le circuit inconscient et ne rencontre pas le niveau de la demande, ce que le sujet peut commander. Je cite Lacan qui commente son graphe du désir à ce propos : « Dans la situation normale, rien n’en revient au niveau du passage, du signifié de l’Autre, s(A), lequel est le module, la somme des significations acquises par le sujet dans le discours humain. » Donc normalement le fantasme ne passe pas, reste séparé, inconscient. Lacan poursuit et précise que si il passe au niveau du message, situation alors atypique, les phases pendant lesquelles le fantasme franchit ce passage s’inscrivent plus ou moins dans l’ordre du pathologique. Au travers de ses commentaires et de son graphe du désir Lacan rejoint Freud pour formaliser que la rupture ou désorganisation subjective n’est pas liée à toutes sortes d’irruptions de l’inconscient mais bien à un déséquilibre qui se produit dans le fantasme ; lorsqu’il y a franchissement par le fantasme des limites normalement assignées, celui-ci se décompose et vient rejoindre l’image de l’autre. Ainsi dans le cas d’« Hamlet », Ophélie se retrouve, après cette scène, complètement dissoute en tant qu’objet d’amour ; « je vous aimais autrefois » dit Hamlet, et ses rapports avec Ophélie se passeront désormais dans un style de sarcasme, d’agression cruelle qui donneront des scènes les plus étranges de la pièce. Cette attitude d’Hamlet est à référer au déséquilibre pervers commenté par Lacan, lorsque « le fantasme verse vers l’objet », dit il. Hamlet ne traite plus Ophélie comme une femme mais comme une porteuse d’enfants de tous les péchés, celle qui est vouée à engendrer les pécheurs et qui succombera sous toutes les calomnies, elle n’est plus que le support d’une vie condamnée par Hamlet, dans son essence. Lacan, dans son séminaire consacré à Hamlet, « Le désir et son interprétation » nous éclaire encore : « Ce qui se produit alors c’est une destruction, une perte de l’objet, réintégré dans son cadre narcissique. Pour le sujet, l’objet apparaît, si je puis dire, au dehors. Le sujet ne l’est plus, il le rejette de tout son être, il ne pourra le retrouver qu’au moment où lui-même se sacrifiera. C’est en quoi l’objet est ici l’équivalent, il prend la place, il est bel et bien le phallus. C’est le deuxième temps de la relation à l’objet. Ophélie est là le phallus, extériorisé, rejeté par le sujet en tant que symbole signifiant la vie. La formule $<>est transformée sous la forme du rejet. » 98 Le rapport du phallus et de l’objet du désir est également nettement indiqué dans l’attitude d’Hamlet lors de la play scene, Devant Ophélie, il dit à sa mère, « il y a ici un métal qui m’attire plus que vous » et il veut placer sa tête entre les jambes de la fille. Dans ces dialogues avec Polonius sur la fécondité ou encore avec Ophélie lorsqu’il vise la femme conçue comme porteuse de cette turgescence vitale qu’il maudit et dont il souhaite le tarissement, Hamlet illustre parfaitement le rejet du rapport au phallus, comme symbole de la vie. Le troisième temps de la relation d’objet pour Hamlet, nous l’avons déjà abordé est la scène du cimetière au cours de laquelle Hamlet a la possibilité de boucler la boucle, de se précipiter vers son destin. Toute la scène, comme nous l’avons vu, vise à se que se produise cette furieuse bataille au fond de la tombe. Là se produit, se propose une réintégration de l’objet a. « L’objet est ici reconquis au prix du deuil et de la perte » commente Lacan. II / 1. e - Le désir, l’objet et le deuil Nous avons vu précédemment qu’une des dimensions de la tragédie d’« Hamlet » est la procrastination, que pour lui le rendez-vous est toujours trop tôt et qu’il le retarde. Par contre lorsque Hamlet agit, toujours à l’heure de l’Autre, c’est toujours avec précipitation, nous pouvons y repérer un accomplissement dans une perspective de fuite. Nous avons également vu que cette heure de l’Autre était un mirage puisqu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, « il n’y a pas de signifiant qui garant de la dimension de vérité instauré par le signifiant. » dit Lacan. Il n’y a que la sienne d’heure à Hamlet, et il n’y a en réalité qu’une seule heure, c’est l’heure de sa perte, toute la tragédie d’« Hamlet » est de nous montrer le cheminement implacable du sujet vers cette heure, ce qui est par ailleurs le sort commun pour toute destinée humaine. Ce qui fait la spécificité d’« Hamlet », sa valeur éminente, pour le dire dans le langage commun, c’est de se fixer un but, un objet, de faire des choix comportant de l’arbitraire. Il ne sait pas ce qu’il veut, comme on entend au quotidien, il s’en rend compte et se lamente de cela, comme dans la scène où il voit passer les troupes de Fortinbras aller, pour l’honneur, se 99 faire tuer par milliers pour un lopin de terre en Pologne, alors que lui ayant toutes les raisons les plus nobles et les plus profondes d’accomplir son acte de vengeance, reste dans l’attente. Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation », nous apporte un éclairage à cela au travers de son mathème du fantasme, je le cite ; « Ce à quoi nous avons affaire, c’est au court-circuit imaginaire, entre le désir et ce qui est en face, à savoir, fantasme. La structure générale du fantasme, je l’exprime par $<>a, où $ est un certain rapport du sujet au signifiant, est le sujet en tant qu’irréductiblement affecté par le signifiant, où <> indique la relation qu’il entretient avec une conjoncture imaginaire dans son essence, a, qui n’est pas l’objet du désir mais l’objet dans le désir. » Ce qu’il s’agit d’approcher c’est justement la fonction de l’objet dans le désir. Lacan nous a enseigné que le sujet est privé, de par son rapport au signifiant, de quelque chose de luimême, de sa vie même, dit il, qui a pris valeur de ce qui le rattache au signifiant. Le phallus est précisément le signifiant de son aliénation signifiante et c’est en tant que le sujet est privé de ce signifiant phallique qu’un objet particulier devient pour lui objet de désir, c’est ce que Lacan signifie par ce mathème $<>a. Il précise encore sur cette question de l’objet : « L’objet de désir est essentiellement différent de l’objet d’aucun soin. Quelque chose devient objet dans le désir quand il prend la place de ce qui au sujet, reste, de par sa nature, masqué, ce sacrifice de lui-même, cette livre de chair engagée dans son rapport au signifiant. » Lacan met en lumière quelque chose d’énigmatique, comme étant dans le fond une relation au caché, à l’occulté et cet élément caché du sujet, prenant fonction de signifiant, ne peut être subjectivé comme tel. Dans le mathème du fantasme, il dit : « Le $, c’est le S en tant qu’il ne peut être qu’occulté au point précis où le a prend le maximum de sa valeur. » D’où se déduit que pour saisir la véritable fonction de l’objet il faut étudier ses fonctions avec cet élément caché du sujet, et à ce titre, « Hamlet » nous permet d’approcher au mieux les diverses fonctions de l’objet. L’heure d’Hamlet Pour ce faire il faut partir de la fin, du point de rencontre, de l’heure du rendez-vous, de l’acte terminal où enfin Hamlet jette tout le poids de sa vie pour payer le prix de sa mission accomplie. 100 Alors Hamlet se lance dans ce tournoi où il se perdra dans ce complot ourdi avec cynisme et cruauté par Laerte et Claudius, pour des raisons respectives différentes. Ce tournoi ridicule met Hamlet en position d’être le tenant, le gagnant du pari, de la gageure de Claudius, le champion d’un autre. Bien entendu le tournoi comporte des enjeux, des objets de prix à gagner, qui nous sont présentés comme des vanitas religieux, accumulés dans tous leur éclats, il sont mis en balance avec la mort. Ils sont alors objets a en tant qu’objets, enjeux dans le monde du désir humain. Ce tournoi au caractère paradoxal, absurde auquel Hamlet se prête montre quelque chose de la structure du fantasme ; Au moment où Hamlet est prêt, ou plutôt à la veille comme toujours d’accomplir sa résolution, le voilà qui se loue, pour rien, à un autre, qui n’est autre que son ennemi, celui qu’il doit supprimer. Il met sa résolution en balance avec des choses, des objets qui l’intéressent le moins du monde, et ce afin de gagner pour un autre. Alors que les autres pensent intéresser Hamlet par les objets de collection, Hamlet est en fait intéressé d’honneur, la lutte de pur prestige pour Hegel, intéressé d’honneur dans ce qui l’oppose à un rival d’autre part admiré par lui. Laerte est ici son semblable, l’autre de la relation duelle imaginaire. L’enseignement de Lacan nous permet de reconnaître dans cette connexion claire mise en avant par Shakespeare, la dialectique du stade du miroir. Nous voyons dans le texte même de l’œuvre que l’image de l’autre est ici présentée comme absorbant complètement celui qui la contemple. C’est par le paroxysme de l’absorption imaginaire, articulée ici comme une relation spéculaire, une réaction en miroir que Shakespeare situe le point de l’agressivité dont témoignera Hamlet en cette occasion. Ce qui nous rappelle que celui qu’on admire le plus est celui que l’on combat, celui qui est l’idéal du moi est celui qu’on doit tuer. Tout ce qui se présente à Hamlet dans la relation imaginaire, agressive, n’est qu’un leurre, un mirage, il rentre dans le jeu d’une façon formelle, fictive, il n’est pas entré dans le jeu avec son phallus, dira Lacan. C’est en réalité à son insu qu’Hamlet rentre dans le plus sérieux des jeux où il va perdre la vie, « malgré lui », c’est sans le savoir qu’il va à la rencontre presque simultanément de son acte et de sa mort. Ce qui est remarquable à la lecture de cette scène finale, c’est qu’il n’y est pas clairement explicité comment l’instrument de la mort, l’épée empoisonnée, change de main, passant de celle de Laerte à celle d’Hamlet, ceci ne faisant que souligner la pertinence et l’intuition de Shakespeare. Hamlet ne peut recevoir l’instrument de la mort que de l’autre, en ce sens qu’il est ailleurs que ce qui est matériellement représentable. En effet c’est au-delà du leurre du 101 tournoi, au-delà de la rivalité avec le semblable en plus beau, avec ce moi-même qu’il peut aimer, nous dit Lacan, que se joue le drame de l’accomplissement du désir d’Hamlet. Dans cet au-delà, il y a le phallus et la rencontre avec l’autre n’est là que pour permettre à Hamlet de s’identifier avec le signifiant fatal, nous précise encore Lacan. Le fou de cour Au moment du duel Hamlet fait un jeu de mot en employant le terme de foil et disant à Laerte ; I’ll be your foil , foil voulant à la fois dire fleuret et en vieux français, feuille, dans le sens d’écrin, il lui dit donc qu’il sera son fleuret mais en même temps qu’il sera son écrin, qu’il sera là pour mettre en valeur l’éclat des talents de Laerte. Lacan remarque que c’est une des fonctions d’Hamlet de faire tout le temps des calembours, des jeux de mots, de doubles sens, de jouer sur l’équivoque. Shakespeare donna dans son théâtre un rôle essentiel à ce qu’on appelle les fous de cour, leur permettant de façon subtile, par l’équivoque, la métaphore, le jeu de mot, etc., par ces substitutions de signifiants, de dévoiler les motifs et les traits de caractère les plus cachés, que la politesse et les bonnes mœurs empêchent d’ordinaire d’aborder. Cette perpétuelle équivoque est en réalité une des dimensions, masquée, où s’accomplit la tension d’Hamlet. Dans ce jeu qui est tout sauf un jeu de dissimulation ou d’humour, mais jeu des signifiants, où se conserve pleinement la pertinence d’Hamlet se tiens l’esprit et la portée de la pièce. Et les autres se mettent eux-mêmes à construire, voire à affabuler dessus, et les spectateurs s’y égarent. Ce dernier jeu de mot sur foil est à ce titre tout à fait significatif en ce sens que ce calembour porte précisément sur ce qui est en jeu dans l’instant, à savoir l’épée qui à la fois le blesse à mort et lui permet de tuer son adversaire et le roi, objet dernier de sa mission. Ce qui fera dire à Lacan que : « Dans ce calembour, il y a en fin de compte une identification au phallus mortel. » Ainsi Hamlet, pour qui d’ordinaire, tout homme ou femme n’est qu’une ombre insignifiante, trouve en Laerte, semblable imaginaire admiré, un rival à sa taille, et ce semblable imaginairement magnifié va lui permettre, pour un temps de soutenir la gageure d’être lui aussi un homme. Mais pour Lacan ce « remodelage » n’est pas un départ, c’est une conséquence de la rencontre enfin, avec le signifiant phallique, qui provoquera sa perte, je le cite à ce propos : « C’est la conséquence de la présence immanente du phallus, qui ne pourra 102 apparaître qu’avec la disparition du sujet lui-même. Le sujet succombera avant même de le prendre en main pour devenir lui-même meurtrier. » La jalousie du deuil Nous pouvons dès lors nous demander ce qui permet à Hamlet d’avoir accès à ce signifiant, pour y répondre il faut une fois encore se reporter à cette scène clé, charnière, du cimetière, elle illustre parfaitement que la jalousie du deuil est primordiale dans la pièce. Rappelons qu’on y voit qu’Hamlet ne supporte pas la parade de Laerte au moment de l’enterrement de sa sœur Ophélie. C’est l’aspect ostentatoire du deuil chez son partenaire qui le secoue dans ses fondements jusqu’à ne pouvoir tolérer cette scène. C’est ici la première et primordiale rivalité que ressent Hamlet vis-à-vis de Laerte. La fureur et la vigueur avec lesquelles il se jette alors à la gorge de son ami en témoignent, c’est autre chose que l’apparat de courtoisie dont il fait montre lors du tournoi d’épée. Il convient à présent d’aborder la question du rapport entre le deuil et la constitution de l’objet dans le désir. Ici le personnage d’Ophélie va nous y aider. Hamlet s’est conduit avec elle, nous l’avons dit, de la façon la plus cruelle, la plus dévalorisante et la plus méprisante en tant qu’elle est devenue pour lui le symbole même du rejet de son désir. Et soudain, lors de cette scène de l’enterrement et du deuil démonstratif de Laerte, l’objet Ophélie reprend pour lui sa présence et toute sa valeur. Il y a là un trait qui reprend différemment et complètement la structure d’« Hamlet » ; c’est dans la mesure où l’objet de son désir est devenu un objet impossible qu’il redevient l’objet de son désir. On reconnaît là un trait familier du désir impossible de l’obsessionnel, même si cela est généralisable en ce sens que la structure même des fondements du désir donne toujours une note d’impossibilité à l’objet du désir humain, ajoute Lacan qui précise que ce qui caractérise particulièrement l’obsessionnel c’est que celui-ci met l’accent sur la rencontre avec cette impossibilité. « Il s’arrange pour que l’objet de son désir prenne valeur de signifiant de cette impossibilité. » dit il dans le séminaire « Le désir et son interprétation ». 103 Le deuil et l’objet Freud, dans « Deuil et Mélancolie », nous a appris à formuler le deuil en terme de relation d’objet, l’objet du deuil prenant pour nous sa portée d’un certain rapport d’identification qu’il a appelé incorporation. L’enseignement de Lacan nous permet d’articuler l’identification du deuil, la fonction du deuil à la lumière des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel. La scène du cimetière nous illustre clairement que lors de l’expérience du deuil, le sujet qui s’abîme dans la douleur, comme le dit Lacan, est dans un certain rapport à l’objet. Ainsi Laerte saute dans la tombe et embrasse Ophélie, l’objet dont la disparition est la cause de sa douleur, objet qui atteint une existence d’autant plus absolue qu’elle ne correspond plus à rien qui soit. C’est ici que les trois registres symbolique, imaginaire et réel vont nous permettre de se repérer dans la fonction du deuil face à la relation d’objet. En effet Lacan nous enseigne que le trou de la perte, qui provoque le deuil chez le sujet, est à situer dans le réel, et de même que ce qui est rejeté du symbolique réapparaît dans le réel, de même le trou de la perte dans le réel mobilise le signifiant, ce trou offrant alors la place où se projette le signifiant manquant, essentiel à la structure de l’Autre, à savoir le phallus en tant que voilé. Je cite Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » sur ce point : « Il s’agit de ce signifiant dont l’absence rend l’Autre impuissant à vous donner la réponse, de ce signifiant que vous ne pouvez payer que de votre chair et de votre sang, de ce signifiant qui est essentiellement le phallus sous le voile. » Le signifiant phallus trouve donc la sa place, enfin il devrait la trouver, précise Lacan car en même temps il ne la trouve pas puisque qu’il ne peut s’articuler au niveau de l’Autre. C’est alors que comme dans la psychose, ce par quoi le deuil peut s’apparenter à la psychose, dit Lacan, viennent pulluler à sa place des images qui peuvent composer les phénomènes de deuil. Ces hallucinations peuvent être le fait d’un sujet en particulier mais nous rencontrons aussi ces phénomènes hallucinatoires collectif de deuil comme en témoigne l’apparition de l’image du gohst, du fantôme dans la tragédie d’« Hamlet ». 104 Ces images, ces hallucinations peuvent surprendre l’âme de chacun lorsque la disparition de quelqu’un n’a pas été accompagnée par les rites par quoi nous satisfaisons à ce qu’on appelle la mémoire des morts, c'est-à-dire l’intervention massive, totale de tout le jeu symbolique, nous dit Lacan. Je cite Lacan sur la question du deuil et du symbolique : « il n’y a rien de signifiant qui puisse combler ce trou dans le réel, si ce n’est la totalité du signifiant. Le travail du deuil s’accomplit au niveau du logos (…) Le travail du deuil est d’abord une satisfaction donnée à ce qui se produit de désordre en raison de l’insuffisance des éléments signifiants à faire face au trou crée dans l’existence. Car c’est le système signifiant dans son ensemble qui est mis en cause par le moindre deuil. » Il n’y donc pas de mot satisfaisant pour articuler le deuil et compenser le trou qu’il laisse à chacun dans son être. Ce qui peut expliquer les croyances populaires et folkloriques qui établissent un lien de causalité entre les manquements, les ratages dans quelconque acte ou rite symbolique qui pourrait satisfaire la mémoire du mort et l’apparition de fantômes ou tout autre manifestation maléfique dans l’espace laissé libre par le défaut du rite signifiant. Ce qui amène Lacan à avancer une autre dimension de la tragédie d’« Hamlet », celle du monde souterrain où le gohst surgit d’une offense symbolique non pardonnée, une dette symbolique. Ophélie pouvant alors apparaître comme une victime offerte à l’expiation de cette offense primordiale. On pourrait en dire autant du meurtre de Polonius, et du ridicule traînage de son cadavre par le pied, Hamlet alors soudain excité s’amuse à dissimuler le corps aux autres sans égard à leur sensibilité et à leur inquiétude. Et Lacan d’en conclure : « Ce n’est encore qu’une dérision de ce dont il s’agit, à savoir un deuil non satisfait. » Mais le deuil va également nous permettre d’éclairer, d’articuler le rapport, à priori éloigné, entre le fantasme et la relation d’objet, au regard des trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel dont les détours de la pièce d’Hamlet nous permettra de saisir l’économie. 105 II / 1. f - Derrière l’objet disparu, le phallus par éclair La tragédie d’« Hamlet » est la tragédie du désir, tous les observateurs attentifs l’ont noté. Ce qui est moins relevé sauf par Lacan c’est que d’un bout à l’autre d’« Hamlet » on ne parle que de deuil. Par exemple le deuil, en tant que non réalisé est bien ce qui fait, pour Hamlet, le scandale du mariage de sa mère, bien trop précoce à son goût. Ce qui est particulièrement à souligner dans la tragédie d’« Hamlet » ce sont les valeurs rituelles, la fonction du rite dans le deuil. Ce rite, dit Lacan, qui fait coïncider la béance ouverte par le deuil avec la béance majeure, le point x, le manque symbolique. En effet on peut observer que dans tous les deuils mis en question dans « Hamlet », les rites ont été abrégés, sont quasiment clandestins, il en va ainsi pour Polonius et Ophélie enterrés presque sans cérémonie, à la va-vite, les rites qui leurs sont consacrés sont abrégés. Quand au père, il a été, nous dit-il, offensé d’une façon éternelle, ayant été sur pris dans la fleur de ses péchés, comme s’il n’avait pas eu le temps de se préparer à comparaître au jugement dernier. Son ombre, son spectre en garde un grief inexpiable. Ces éléments de la tragédie nous amènent à nous interroger sur le rapport du drame du désir avec le deuil, les exigences du deuil si l’on veut approfondir la question de l’objet du désir. Sujet et crime originel Nous avons vu que le premier rapport, simple, entre le sujet et l’objet du désir s’articule en terme de rendez-vous. Mais Freud nous a également enseigné que dans le deuil, le sujet s’identifie à l’objet, le sujet peut, dit-on réintégrer l’objet à son ego. Lacan nous éclaire alors en faisant valoir que dans « Hamlet » comme dans « Œdipe Roi », le fond de ce deuil est un crime. Jusqu’à un certain point, tous les deuils qui se succèdent en cascade semblent être comme les conséquences du crime initial, ce en quoi « Hamlet » est un drame oedipien qui peut être comparé à l’Œdipe. En effet la tradition analytique reconnaît dans le crime d’Œdipe la trame essentielle du rapport du sujet au grand Autre, le lieu où s’inscrit la loi. 106 La connaissance analytique concernant les relations du sujet avec le crime originel s’est élargit avec Freud qui dans « Totem et Tabou » met en place le crime, véritable mythe freudien. Ce mythe nous indique une liaison essentielle ; l’ordre de la loi ne peut être conçu que sur la base de quelque chose de primordial, le crime, c’est aussi le sens freudien du mythe d’Œdipe. Pour Freud, le meurtre primitif du père, forme l’horizon, l’achèvement du problème des origines. Ce meurtre primitif du père à l’origine de la horde possède un caractère mythique, il institue le rapport de la loi au crime. La tragédie d’ « Œdipe Roi » répond exactement à ce mythe comme reproduction rituelle en ce sens qu’Œdipe, comme chacun de nous en quelque point de notre être, reproduit le drame oedipien, renouvelle la loi sur le plan tragique. Je cite à ce propos Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » : « Œdipe, en somme complètement innocent, inconscient, accomplit à son insu, dans une sorte de rêve qui est sa vie, la vie est un songe, le renouvellement des passes qui vont du crime à la restauration de l’ordre. Il assume lui-même la punition, et à la fin nous apparaît châtré. (…) Le plus important en fait, c’est la punition, la sanction, la castration, clé cachée de l’humanisation de la sexualité, clé dans laquelle nous avons coutume, par notre expérience, de faire tourner les accidents de l’évolution du désir. » A ce stade les différences entre les tragédies d’« Hamlet » et d’« Œdipe Roi » nous apparaissent évidentes ; Dans « Œdipe Roi », le crime se produit au niveau de la génération du héros, dans « Hamlet » il s’est déjà produit au niveau de la génération précédente. Dans « Œdipe Roi » le héros ne sachant pas ce qu’il fait, est guidé par une sorte de fatalité, dans « Hamlet » le crime est accompli d’une façon délibérée. Le crime dans « Hamlet » est l’effet d’une traîtrise, le père est surpris dans son sommeil, dans la fleur de mes péchés, dit il, c’est une véritable intrusion du réel qui vient faire rupture du fil de sa destinée. L’irruption soudaine du crime est dans la pièce compensée par le fait qu’ici, le sujet sait et c’est une différence fondamentale avec le drame oedipien. Le drame d’Hamlet, contrairement à celui d’Œdipe, ne part pas de la question qu’est ce qui se passe, où est le crime, où est le coupable, il se déroule à partir de la dénonciation du crime, mis au jour à l’oreille du sujet. L’ambiguïté de cette révélation peut s’inscrire sous la forme du mathème lacanien qui note le message de l’inconscient, le signifiant de A barré : S(A). Dans la forme habituelle de l’Œdipe, le S(A) est incarné par le Père, car il est attendu de lui la sanction du lieu de l’Autre, la vérité de la vérité dit Lacan. Le Père doit âtre l’auteur de la loi, 107 et pourtant, pas plus que quiconque, il ne peut la garantir, ayant lui-même à subir la barre, qui fait de lui, pour autant qu’il est le père réel, un père châtré. Dans la tragédie d’« Hamlet », la position au départ est différente, en cela que l’Autre s’avère d’emblée comme Autre barré. Lacan commente ce point en ces termes : « Ce n’est pas seulement de la surface des vivants qu’il est rayé, c’est de sa juste rémunération. Il est entré avec le crime dans le domaine de l’enfer, c’est-à-dire d’une dette qu’il n’a pas pu payer, une dette inexpiable, dit-il. Et c’est bien là pour son fils le sens le plus angoissant de sa révélation. » Alors qu’Œdipe a payé, qu’il présente dans la destinée du héros la charge de la dette accomplie, rétribuée, le père d’Hamlet se plaint pour l’éternité d’avoir été stoppé, surpris, brisé dans ce fil, de ne plus pouvoir jamais en répondre. A ce point de notre investigation nous sommes mené à nous interroger sur la rétribution et sur la punition, c'est-à-dire sur ce dont il s’agit avec le signifiant phallus dans la castration, nous dit Lacan. « Le déclin du complexe d’Œdipe » En 1924, Freud, dans cet ouvrage, cité en sou titre, attire notre attention sur ce qui est en fin de compte l’énigme de l’Œdipe, il en ressort que ce n’est pas simplement le fait que le sujet ait voulu, désiré le meurtre du père, le viol de la mère mais que cela soit dans l’inconscient, au point que le sujet ne s’en occupe plus du tout durant la période de latence et parfois dans un cas idéal, il ne s’en occupe plus du tout de manière définitive. Mais rappelons la découverte freudienne, le complexe d’oedipe entre dans son déclin quand le sujet éprouve la menace de la castration. S’il veut prendre la place du père, il sera châtré. S’il veut prendre celle de la mère, il le sera aussi, sachant que le fait que la mère est châtrée, point d’achèvement, de maturité de l’Œdipe, lui est connu. Ainsi par rapport au phallus, le sujet est pris dans une alternative qui ne lui laisse aucune issue. Freud nous présente donc le phallus comme la clé du déclin de l’Œdipe, le phallus qui n’est alors pas encore symbolisé mais qui est en phase de l’être. A l’égard du phallus, la position du garçon et celle de la fille ne sont pas si dissymétriques, en effet le garçon renonce à être à la hauteur tandis que la fille renonce à attendre aucune gratification sur ce plan, le renoncement étant encore plus articulé pour elle. 108 Ce qui fait que Lacan commente et renforce ce savoir freudien en ces termes : « L’oedipe entre dans son déclin dans la mesure où le sujet a à faire son deuil du phallus. Par là s’éclaire la fonction ultérieure de ce moment de déclin. Les fragments, les détritus plus ou moins incomplètement refoulés de l’Œdipe ressortent à la puberté sous la forme de symptômes névrotiques. Mais ce n’est pas tout. Il est de l’expérience commune des analystes que de ce déclin dépend la normalisation du sujet sur le plan génital, non seulement dans l’économie de son inconscient, mais dans son économie imaginaire. Il n’y a d’heureux succès de la maturation génitale que par l’achèvement aussi plein que possible de l’Œdipe, et ceci en tant que l’Œdipe a comme conséquence chez l’homme comme chez la femme, le stigmate, la cicatrice du complexe de castration. Peut être pouvons-nous éclairer le destin de l’Œdipe comme deuil du phallus à partir de ce qui nous a été donné dans l’œuvre freudienne concernant le mécanisme du deuil. » (in « Le désir et son interprétation ») Le phallus en tant qu’objet dont nous avons à porter le deuil, n’est pas pour autant un objet comme les autres, il a, à l’égard du deuil également, une place à part. Nous devons préciser cette place sur un fond si nous voulons approfondir la question de la place de l’objet dans le désir, l’analyse de la tragédie d’« Hamlet » nous permet d’avancer. Le phallus Freud nous a également enseigné ce qui donne sa valeur au phallus, il dit que c’est une exigence narcissique du sujet. Il nous enseigne qu’à l’issue des exigences oedipiennes, le sujet, se voyant de toutes façons, châtré, privé de la chose, préfère abandonner une partie de lui-même, qui lui sera dès lors à jamais interdite, et qui formera la chaîne signifiante. Freud nous dit encore que si la relation d’amour prise dans la dialectique parentale s’efface, si le sujet laisse sombrer la relation oedipienne, c’est en raison du phallus, de ce phallus si énigmatiquement introduit dès l’origine à partir du narcissisme. Pour Lacan, le narcissisme a rapport à l’imaginaire. Il reprend cette idée freudienne en explicitant que le sujet a à faire le tour de son rapport au champ de l’Autre, donc au champ 109 organisé du symbolique dans lequel son exigence d’amour a commencé de s’exprimer. C’est à l’issue de ce tour que se produit pour lui la perte du phallus éprouvée comme telle, radicale, précise il. Le sujet réagit alors à l’exigence de ce deuil du phallus avec son imaginaire, ce qui permet d’identifier ce sujet à quelque chose qui représente sur le plan imaginaire le manque comme tel, ce que Freud nous présente comme le lien narcissique du sujet à la situation. Lacan dit de ce manque qu’il est « la réserve, le moule, à partir de quoi, le sujet aura à remodeler et à assumer sa position dans la fonction génitale. » Il me faut à ce point citer Lacan qui rappelle dans le séminaire « Le désir et son interprétation », la distinction qu’il fait des fonctions de la castration, de la frustration et de la privation : « J’ai écrit – castration, action symbolique - frustration, terme imaginaire – privation, terme réel. Je vous ai dit que la castration se rapportait à l’objet phallique imaginaire, que la frustration, imaginaire dans sa nature, se rapportait toujours à un terme réel, et que la privation réelle, se rapportait à un terme symbolique. Il n’y a dans le réel et à ce moment là, ni faille, ni fissure. Tout manque est manque à sa place et tout manque à sa place est manque symbolique. (…) Je n’ai rempli jusqu’à présent que la case de l’agent de la frustration, en inscrivant la mère. C’est pour autant que la Mère, lieu de la demande d’amour, est d’abord symbolisée dans le double registre de la présence et de l’absence, qu’elle se trouve être en position de donner le départ de la dialectique, elle fait tourner en symbole de son amour ce dont le sujet est privé réellement, le sein par exemple. » Lacan pointe sur cette question de la nature singulière de l’action humaine et la notion d’agent une différence nette avec ce qu’articulent les philosophes qui cherchant un commencement absolu, avancent qu’il n’y a pas d’autre action vraie que de se mettre dans le droit fil des volontés divines. La position de Lacan est en effet très différente lorsqu’il parle du sujet concret, parlant, marqué du signe de la parole, je le cite : « (…) le sujet en tant que réel est dans un rapport avec la parole qui conditionne chez lui une éclipse, un manque fondamental. Au niveau symbolique, il s’agit du rapport à la castration. » (in « Le désir et son interprétation ») Lacan poursuit sa distinction au niveau de la privation et avance que le sujet a été symboliquement castré, et ce au niveau de sa position comme sujet parlant, pas au niveau de 110 son être et donc son être a à faire le deuil de ce qu’il a apporté en sacrifice à la fonction du signifiant manquant. Cette fonction de la castration que Lacan a appelé moins phi, (-), Freud l’a pointé comme la marque sur l’homme de son rapport au Logos. Lacan utilisera cette notation (-) pour définir l’objet a du désir, tel qu’il apparaît dans le fantasme. L’objet a qui, selon Lacan ; « est cet objet qui soutient le rapport du sujet à ce qu’il n’est pas (…) à ce qu’il n’est pas en tant qu’il n’est pas le phallus. C’est l’objet a qui soutient le sujet dans cette position privilégié, qu’il est amené à occuper dans certaines situations, où il n’est pas le phallus. » (in « Le désir et son interprétation ») Pour Lacan la position du phallus est toujours voilée, et il n’apparaît que dans ce qu’il appelle des phanies, c’est dire par éclairs, « en reflet au niveau de l’objet. » dit-il. Bien sur la question pour le sujet est de l’avoir ou pas mais Lacan précise encore à ce propos que « la position radicale du sujet au niveau de la privation, du sujet en tant que sujet du désir, c’est de ne l’être pas. Le sujet est lui-même, si je puis dire, un objet négatif. » (in « Le désir et son interprétation ») Lacan distingue des formes différentes dans laquelle apparaît le sujet au niveau de la castration, de la frustration, de la privation, ainsi il souligne qu’au niveau de la castration le sujet apparaît dans une syncope du signifiant, qu’il différencie de la situation où il apparaît au niveau de l’Autre comme soumis à la loi de tous, où bien encore lorsque le sujet a lui-même à se situer dans le désir. La forme de la disparition de ce phallus a dans la tragédie d’ « Hamlet », une originalité particulière ; en effet le ‘’mauvais’’ avec lequel est confronté Hamlet semble en rapport étroit avec la position du sujet vis à vis du phallus. Le phallus est partout présent dans le désordre et le ratage d’Hamlet dès lors qu’il s’approche des moments clés de son action. Par exemple l’étrange façon qu’a Hamlet de parler de son père mort, cette sorte d’ « exaltation idéalisante », dit Lacan, qui fait que la voix lui manque,qu’il s’étrangle et s’étouffe, pour finalement dire que son père était comme tout autre alors qu’il veut évidemment dire le contraire. De même le rejet, la dépréciation, le mépris qu’il porte à Claudius a toutes les apparences d’une dénégation. Lacan y remarque que dans la tragédie d’« Hamlet », à la différence de la tragédie oedipienne, après le meurtre du père, le phallus est toujours là. « Il est bel et bien là et c’est Claudius qui est chargé de l’incarner. » dit Lacan. 111 Et en effet le phallus réel de Claudius, il en tout le temps question, c’est en réalité le vrai grief d’Hamlet contre sa mère, elle s’en est remplie. Il faut bien que quelque chose de spécialement fort qui attache cette femme, après tout pas si différente des autres, à son partenaire. Il semble même que ce soit là le point autour duquel tourne et hésite l’action d’Hamlet. Hamlet se trouve désarçonné, déstabilisé, démobilisé devant une situation inédite en réalité, pour autant que le phallus est là en position tout à fait inhabituelle, déplacé par rapport à la position oedipienne. Cette situation spécifique amène Lacan au commentaire suivant : « Le phallus ici bel et bien réel, c’est ce qu’il s’agit de frapper. Et Hamlet s’arrête toujours. Le ressort même de ce qui fait dévier à tout instant le bras d’Hamlet, c’est ce lien narcissique dont nous parle Freud dans son texte du déclin de l’Œdipe, on ne peut frapper le phallus, parce que le phallus, même réel, est une ombre. (…) La manifestation énigmatique du signifiant de la puissance, c’est là ce dont il s’agit. » (in « Le désir et son interprétation ») Dans la tragédie d’« Hamlet », l’Œdipe se présente sous une forme particulièrement saisissante dans le réel, celle du criminel et de l’usurpateur installé comme tel. Ce n’est pas la peur qui arrête le bras d’Hamlet, car il méprise ce personnage de Claudius, c’est qu’il sait qu’il a à frapper autre chose que ce qui est là. Ainsi lorsqu’il se rue derrière le rideau de la chambre de sa mère et tue sans hésiter Polonius, il dira : « je croyais avoir affaire à quelque chose de meilleur », et juste auparavant s’il n’a pas accomplit son acte alors que Claudius est en train de prier, sans défense, c’est aussi parce qu’il voulait en avoir un de meilleur, le cueillir également dans la fleur de ses péchés, et que tel qu’il se présentait là ce n’étais pas çà, ce n’était pas le bon. Il s’agit du phallus et c’est pour cela qu’il ne pourra jamais l’atteindre jusqu’au moment où il aura fait le sacrifice complet, en ce cas en grande partie malgré lui, de son attachement narcissique, à savoir lorsqu’il sera blessé à mort et qu’il le saura. Polonius n’est ici donc qu’une offrande offerte à la mémoire de son père, et quand après avoir caché le corps, il s’amuse et plaisante, usant de métaphores et métonymies, pour ne pas dévoiler la vérité de ce dont il parle en réalité. Ainsi lorsqu’il il dit “ the body is with the king, but the king is not with the body “, il parle du lieu du phallus, tout en faisant l’idiot, ce qui n’est pas sans rappeler dans l’analyse certaines situations de l’aveu du sujet qui sait, à son insu, sa vérité. Lacan à insisté sur ce passage et nous fait remarquer que si l’on remplace le mot roi par le mot phallus, l’évidence de ce dont il d’agit apparaît. Les paroles malicieuses d’Hamlet révèlent alors que le corps est engagé dans cette affaire de phallus - le corps est 112 avec le phallus - mais par contre le phallus, lui, n’est engagé à rien, il reste insaisissable mais le phallus n’est pas avec le corps -. Ainsi c’est sur ce commentaire que Lacan conclura son étude d’« Hamlet » dans le séminaire « Le désir et son interprétation » : « Nous pourrons alors situer précisément ces instants où, par quelques voies, la voie majeure étant celle du deuil, l’objet en disparaissant, en s’évanouissant pour un temps, un temps qui ne saurait subsister que l’éclair d’un instant, fait se manifester la vraie nature de ce qui lui correspond dans le sujet, à savoir ce que j’appellerai les apparitions du phallus, les phallophanies. » L’étude de la tragédie d’« Hamlet » nous permet de préciser de près la dialectique du sujet avec l’objet de son désir. Elle nous fait entrevoir ces brefs instants où la disparition de l’objet, comme dans le deuil par exemple, permet d’appréhender, dans un reflet de l’objet, la vrai nature de ce qui est en jeu pour le sujet, l’apparition du phallus. 113 II / 2 - Sexualité, sexuation, perversion et théâtre II / 2. a - Les hommes et La femme sur le théâtre Appréhender une éthique du désir au théâtre nous conduit entre autre à relever une énigme théâtrale particulière : pourquoi les hommes, depuis tant de siècles, ont-ils joués les rôles de femmes ? En effet aucune femme n’était présente sur la scène des Grecs anciens, des Byzantins, ni plus dans le théâtre japonais, nô ou kabuki ; autant d’endroits où elles ont été interdites ou empêchées de jouer, cela pose question. Ainsi François Regnault dans « Théâtre – Equinoxes » relève une énigme particulière au théâtre : Pourquoi les hommes jouent-ils une femme sur le théâtre ? Des raisons religieuses, morales et sexuelles Nous avons le sentiment que les femmes n’ont joué au théâtre que très tardivement dans l’histoire des hommes alors qu’il y a toujours eu des personnages féminins dans les pièces de théâtres ou les épopées, même si chez Shakespeare et dans le répertoire classique il y a toujours eu une grande majorité de rôles masculins. D’emblée il apparaît que la question de l’homme jouant la femme ne peut être résolue par une psychanalyse appliquée au théâtre en général. Car d’abord l’idée que seuls les hommes ont joué est une généralisation abusive. De plus dans toute culture où le théâtre ne s’est jamais proposé d’esthétique réaliste, il serait vain de s’étonner d’habitudes qui apparaissent naturelles à tout le monde, il en va de même pour la psychanalyse qui ne devrait d’autant pas s’en étonner qu’elle met assez aisément et fréquemment la mascarade féminine du côté du fantasme de l’homme. Il apparaît assez clairement que les principales raisons qui ont écarté les femmes du théâtre furent la plupart du temps religieuses ou morales. Ainsi par exemple à Byzance, entre le IXème et le XIème siècle, dans le théâtre sacré, les acteurs étaient choisis parmi le clergé. En général les rôles des femmes étaient joués par des hommes. Le théâtre élisabéthain, hérité en Angleterre de confréries religieuses, aura gardé du moins au temps de Shakespeare, le principe de ne pas admettre d’actrices. 114 Deux exemples très différents mais qui laissent supposer qu’alors n’accèdent au théâtre que des religieux, pas ou pas très visiblement, des religieuses, et que le théâtre en de tels débuts, ne fait que reproduire la séparation des sexes induite par la chasteté chrétienne. Les raisons morales, combinées aux raisons religieuses bien sur, semblent d’un autre ordre : elles excluent les femmes comme source naturelle d’immoralité sur le théâtre. Le traité de Tertullien « De spectaculis » (environ 200 après J.C.) sur les spectacles dans le domaine chrétien mêle les raisons religieuses et les raisons morales. Il condamne le théâtre pour impudicité parce que les femmes qui s’y montrent, s’y corrompent, et lorsqu’elles n’y paraissent pas, parce qu’alors les hommes, pour jouer les femmes, s’y efféminent. (On notera rapidement ici que pour Freud l’homosexualité masculine fait le ciment des sociétés d’hommes.) Concernant le théâtre, ce traité parle d’impudicité, d’obscénité en opposition aux femmes tenues pour le sexe de la pudeur. Il avance que même lorsque des femmes, sexe pudique par définition, jouent des mimes sur la scène, et évitent ainsi à des hommes de s’efféminer, l’obscénité demeure, et même en est accrue du fait de la pudicité naturelle des femmes. En outre si des actrices jouent et que des spectatrices viennes les voir, il y aura double impudicité, à laquelle s’ajoute, dans la pantomime, outre celle d’hommes qui jouent, celle d’hommes jouant des femmes ; car il y est stipulé des degrés dans la dépravation, avec toujours la référence centrale à Dieu, à un Dieu du « vrai » : « L’auteur de la vérité n’aime pas le mensonge. Tout ce qui est factice est adultère à ses yeux. Celui, par conséquent, qui se donne une voix, un sexe, des âges qui ne sont pas les siens, qui fait passer pour vrais ses amours, ses colères, ses gémissements, ses larmes, n’aura pas l’approbation de Celui qui condamne toute simulation. Au reste Lui qui frappe de malédiction dans la Loi l’homme qui s’habillera en femme, comment jugera-t-il le pantomime qu’on exerce de surcroît à faire la femme ? » (in « De spectaculis ») Nous n’interrogerons pas le fond analytique des raisons religieuses, car il faudrait alors analyser en profondeur les raisons de chaque religion, lesquelles pour l’analyse, ne forment qu’un ensemble inconstant hors le trait obsessionnel qui fait seul leur lien, nous dit Lacan : « C’est même de là que partent les guerres de religion, s’il est vrai que pour la religion (car c’est le seul trait dont elles font classe, au reste insuffisant), il y a de l’obsession dans le coup. ». (in « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Ecrits » Tertullien articule donc à des fins peu louables ; la condamnation du théâtre, raisons sexuelles et raisons sacrées. 115 Une énigme du masculin au théâtre qui doit se lire, s’éclairer, dans l’intersection entre cette dimension sacrée que conserve toujours le théâtre, même lorsqu’il s’est détaché de son aliénation à la religion proprement dite, et son aspect profane, public, « démocratique ». Au regard de l’art de l’acteur la question peut se poser de savoir expliquer d’un point de vue analytique, comment un acteur peut-il jouer un rôle de femme, sans déplaire, ni entraîner le rire, le scandale ou simplement le désintérêt ou l’insuccès. La thèse de l’hystérie aux fantasmes sexuels propres aux deux sexes, de Freud Une première réponse, souvent invoquée est que le masculin travesti fonctionne bien parce tout homme, et l’acteur en particulier, a une part de féminité, et qu’offert comme une femme, de façon passive, au regard des autres, de l’Autre, cette part est plus aisée à exprimer au théâtre que dans sa vie courante. Cette « solution » se fonde sur la thèse de Freud selon laquelle l’hystérique, et l’acteur supposé se recruter de préférence dans cette catégorie clinique, a des fantasmes sexuels propres aux deux sexes. Ainsi sa règle d’interprétation donnée dans un article de 1908, « Les fantasmes hystériques et la bisexualité » (in « Névrose, psychose et perversion ») : « Un symptôme hystérique est l’expression d’une part d’un fantasme sexuel inconscient masculin, d’autre part d’un fantasme sexuel inconscient féminin. ». Ainsi pourrait on dégager de cette thèse de Freud que le théâtre, lieu « naturel » de l’hystérie, permet aux acteurs d’exprimer la bisexualité de leurs fantasmes dans une série de symptômes que serait le jeu de l’acteur, symptômes appris, réglés, commandés, mais symptômes tout de même si l’on se place dans la salle en position d’analyste et plus de spectateur. En effet si l’on considère un regard clinicien depuis la salle, oubliant volontairement que ce n’est qu’un jeu, une grande partie de la structure subjective et quelques uns des symptômes de l’acteur peuvent facilement apparaître à la scène. Inversement, notons à cette occasion que Lacan prend des métaphores théâtrales pour rendre compte de la question de l’hystérique comme de celle du névrosé obsessionnel : « L’hystérique s’identifie au spectacle, l’obsessionnel se donne à voir. » (in « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Ecrits, p.303-304) 116 En résumé il peut se déduire de cette thèse de Freud qu’un acteur peut exprimer dans son jeu quelques traits de fantasme inconscient féminin, et qu’il le fera d’autant plus (plus facilement, plus fortement, plus souvent) que dans son fantasme la part du féminin est plus grande. Lacan, le nœud borroméen de la représentation Mais si l’on part de l’axiome de Lacan pour lequel Hamlet n’est pas un cas clinique nous pouvons avancer qu’après tout que l’acteur non plus n’est pas un cas clinique, que même s’il peut se produire une hystérisation du jeu au théâtre, toutes les catégories cliniques permettent au sujet d’accéder à la scène, on visera alors à ne plus partir de la structure clinique de l’acteur, mais plutôt de l’examen analytique de son jeu. Le texte de Lacan concernant « Hamlet » dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » nous éclairera encore une fois sur ce qu’on peut savoir du jeu de l’acteur d’un point de vue analytique, je le cite : « La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent cet Hamlet, est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés dans notre propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps. J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, selon certains qui ne sont frappés qu’à une certaine distance du rayonnement de ce que j’articule ici. J’enseigne tout autre chose – le signifiant, c’est nous qui en fournissons le matériel. C’est avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. » Nous pouvons tirer de ce passage que l’inconscient de l’acteur était mis en fonction de réel (bel et bien réel) et le corps en fonction d’imaginaire dans un nœud supposé au jeu de l’acteur, et ainsi que le symbolique était représenté, dans le cas du théâtre par le rôle (le texte, le personnage, etc.,). Le passage qui précède celui-ci, nous en donne une illustration supplémentaire : « Il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre, qui est un discours parfaitement composé. Le héros n’est présent que par ce discours, de même que le poète, mort depuis longtemps, c’est son discours qu’il nous lègue. » 117 En effet il semble qu’il faille situer ce discours du côté du symbolique (composé), nous pouvons en conclure alors que jouer, pour quelque acteur, c’est nouer dans la représentation, en un nœud borroméen, ce discours qui vient de l’auteur (le poète ou le héro, c’est de ce point de vue, la même chose), son corps (‘’ses membres’’, élément discontinu, et ’’sa présence’’, élément continu comme Aristote fait du geste et de la voix les deux faces de ce même jeu), et son inconscient, qui est son histoire. Ce dernier point de l’inconscient comme étant « l’histoire » de l’acteur correspond précisément à ce que dit Freud dans sa fameuse lettre à la diseuse Yvette Guilbert : « La personnalité de l’acteur n’est pas éliminée, mais certains éléments, par exemple des prédispositions qui ne sont pas parvenues à se développer ou des motions de désir réprimées, sont utilisés sont utilisés pour composer le personnage choisi et parviennent ainsi à s’exprimer et à lui donner un caractère d’authenticité. » Nous pouvons avancer que l’inconscient de l’acteur et le nôtre se rejoignent en celui du poète, sous la forme d’un rencontre, opérant par déplacement et condensation comme toute formation de l’inconscient, par l’entremise de notre corps et même si nous restons assis, rencontre au cours de laquelle nous laissons nos chaînes signifiantes se faire « recomposer » par le discours du poète, du héros. Ce qui me semble être une approche de la catharsis d’un point de vue du discours analytique. Une sémiologie de La femme ? Ainsi, lorsque l’acteur supposé homme joue le rôle d’une femme et tiens son discours, nous, spectateur homme ou femme, prêtons nos émotions à cette femme, avec l’alphabet de notre corps, sans que nos membres (nous ne bougeons pas), ni notre présence (on ne nous voit pas) ne soient vraiment suscités. Seul notre esprit est un peu sollicité par la mise en scène. Quand à l’acteur travesti, nul doute que ses fantasmes, son fantasme ne viennent se prêter, par l’entremise de ses membres, au personnage, au rôle. La rencontre avec le rôle se fait ou ne se fait pas, mais si elle a lieu, c’est que le « fantasme féminin » de cet homme, au sens de Freud, se prête à la femme qu’il faut représenter, l’induit donc à féminiser ses membres et sa présence. 118 Nous pouvons éclairer notre propos en prenant l’exemple de l’onnagata : « celui qui joue la femme » dans le théâtre japonais kabuki. Rappelons tout d’abord l’exemple du vieillard jouant la geisha dans le théâtre nô qui nous démontre que la distanciation et l’identification sont une seule et même chose. Quelques commentateurs de cet art japonais de jouer la femme ont reconnu qu’il recourait à des codes extraordinairement précis, à une sorte d’ascèse sémiologique où l’acteur, s’exerçant jour et nuit, parvient, toute sexualité forclose, à évoquer seulement par des signes les arcanes de la féminité. Autrement dit cette approche du jeu de l’acteur de l’onnagata procède de ce que la femme n’existe pas, qu’il n’y a que des signes de la femme. Ce qui illustre parfaitement l’axiome de Lacan (in « Télévision » p.60) qui énonce que la femme ne se rencontre que dans la perversion: « Si l’homme veut La femme, il ne l’atteint qu’à échouer dans le champ de la perversion ». A la limite, seul un homme peut bien faire la femme, parce qu’elle n’est que l’ensemble des signes qui la signifient. Roland Barthes dans « L’empire des signes » (in Les sentiers de la créations, 5ème volume, p. 69, 122-123) aura également de brillantes formules illustrant cette position : « Le travesti oriental ne copie pas la femme, il la signifie (…) la Féminité est donnée à lire, non à voir… », ou encore : « L’acteur, dans son visage, ne joue pas à la femme, ni ne la copie, mais seulement la signifie (…) le travesti est ici le geste de la féminité, non son plagiat (…) le raffinement du code, sa précision ont pour effet - ou justification – d’absorber et d’évanouir tout le réel féminin dans la diffraction subtile du signifiant : signifiée, mais non représentée, la Femme est une idée, non une nature ; comme telle, elle est ramenée dans le jeu classificateur et dans la vérité de sa pure différence : le travesti occidental veut être une femme, l’acteur ne cherche rien d’autre qu’à combiner les signes de la Femme. » Remarquons toutefois que Barthes, à la différence de Lacan, tient la sémiologie comme éthique, il identifie le signifiant au signe, et prend donc le signifiant, non pas en tant qu’il s’entend mais en tant qu’il se lit. Ce qui fait limite, pour Barthes comme pour le spectateur occidental en général, c’est de ne pas appréhender que les acteurs, japonais ou pas, ne travaillent pas de façon sémiologique, mais plutôt signifiante, autrement dit, comme des sujets. Ainsi un mouvement particulier de l’onnagata, qui est sa rotation complète sur place, doit est un mouvement composé de déplacements juxtaposés et doit donner le sentiment d’un seul 119 mouvement féminin. J’ai choisis cet exemple pour illustrer l’idée que toutes ces références, ces codes aussi précis soient-ils de l’art de l’onnagata doivent nous amener à introduire ce qui me semble être l’essence éternelle de l’art de l’acteur ; à savoir l’exténuation des codes dans la puissance du continu. D’un point de vue analytique, que pouvons nous conclure de l’acteur qui joue une femme sur le théâtre japonais (le nô ou le kabuki), ceci : a Le mathème du fascinum (l’objet étant par nature un objet perdu il devient fascinant) de Lacan, de la création chez le névrosé, l’objet (a) sur la castration imaginaire, qui rappelle qu’il n’y a pas d’objet qui ne se présente sur fond de sa propre absence, sur fond de manque. En effet l’objet apparaît dans l’art en général sous une forme médiée, par la médiation de la représentation. Il faudra considérer que les signes de la femme ont pour limite l’objet a et dissimulent chez l’homme qui la joue le phallus, ici imaginaire, celui que l’homme comme voile dissimule sous sa robe, car outre le pénis (à la différence du castrat chanteur, l’acteur n’a pas été émasculé), c’est bien d’imagination qu’il s’agit en l’occasion. L’homme joue, non la femme, car à la différence du travesti de cabaret qui renvoie à la femme éternelle ou à la star (ce qui est la même chose) l’onnagata ne joue jamais que le personnage particulier d’une pièce composé, et comme dans tout grand théâtre, le nô en fait partie, il n’y a que des fables, et non des symboles. « Mais si à la place de l’objet a, voix, regard ou sein supposé, qui font le prix désirable du théâtre, on veut mettre un fétiche, par une opération que Freud suppose la substitution, alors libre au spectateur fétichiste de deviner La femme sous son voile, La femme en tant qu’elle existe pour le regard pervers, épris d’absolu. » souligne François Regnault dans « Pourquoi les hommes jouent-ils une femme sur le théâtre ? » (in « Théâtre-equinoxes ») Qu’un homme en soit le support, par ce qui, au lieu d’être considéré comme un costume, ou un masque, sera considéré comme une mascarade nous amène a y reconnaître la féminité au sens de la thèse de Lacan pour qui la femme « se prête plutôt à la perversion que je tiens pour celle de L’homme. Ce qui la conduit à la mascarade que l’on sait, et qui n’est pas le mensonge que des ingrats, de coller à L’homme, lui imputent. Plutôt l’à tout hasard de se préparer pour que le fantasme de L’homme en elle trouve son heure de vérité. » (in « Télévision » p.64). 120 Cette heure de vérité, le théâtre qui est fiction, s’y prête à son tour, et en présente le support plus aisément de ce qu’un homme sous le voile, repliant la mascarade à l’intérieur, montre la femme, pour tous les hommes (hommes et femmes) qui sont dans la salle. Puisque d’une certaine manière la « mascarade » féminine existe pour le regard pervers de l’homme ; sur le théâtre, lieu de la fiction, où l’acteur parle et agit comme s’il était quelqu’un d’autre, l’acteur masculin peut jouer la mascarade féminine pour tous les hommes (et les femmes) de la salle, puisque la féminité n’existe qu’au travers de la re-présentation d’un ensemble de signes, en tant qu’ils sont signifiants et peuvent signifier la femme. Au fond la question n’est pas de savoir si l’homme joue à la femme, ni s’il la copie, mais de savoir s’il joue une femme, ce que Barthes réduit sémiologiquement à la signifier. Au sens qu’il prête au signe de Saussure et non au sens du signifiant lacanien, pour lequel homme et femme ne sont que des signifiants. Mais à l’instar de tout art, l’art de l’acteur ne peut s’exprimer seulement en signifiants, la question reste donc de savoir s’il peut s’exprimer en signes, s’il y a des codes de jeu. Nous tenons qu’au théâtre, il n’y a aucun code de jeu et que ce que l’on appelle ainsi n’est que la nomenclature technique de gestes, de mouvements, d’attitudes, de voix propres aux techniques du corps en général, découpant certains segments discrets sur le corps entier et sur ses mouvements continuels et continus. Tout l’art est justement de passer d’un « signe » à un autre en faisant intervenir des qualités pures comme la vitesse, la vivacité, le sentiment, la grâce, etc. Sans doute le nô s’approche t-il le plus de ce que les observateurs occidentaux appelleront un code, mais l’évolution du nô dans le kabuki permet aux observateurs avertis de vérifier que son acteur jouant la femme, l’onnagata ne vérifie pas l’abstraction sémiologique, mais que cet art se fonde d’avantage sur la « fleur », « la grâce » ainsi s’exprime un des premiers grands acteur onnagata, Yoshizawa Ayame (1673-1729) : « Le fondement de l’art de l’onnagata est le charme sensuel ». Or le charme n’est pas un signe, mais son contraire, une adresse inconsciente qui ne s’adresse à personne, mais représente le désir d’un sujet. Ainsi pour paraphraser un célèbre proverbe zen, nous dirons que l’onnagata montre, joue la femme, l’imbécile regarde le signe. 121 II / 2. b - Théâtre, sexuation et perversion Ces considérations sur l’homme qui joue la femme au théâtre et sur la représentation de la féminité, nous mènent à la problématique de la sexuation du sujet, et à ce titre nous pouvons nous éclairer du tableau de la sexuation que Lacan dresse dans le séminaire XX: « Encore » (page 73). En effet, il n’est plus nécessaire de rappeler que pour la psychanalyse l'identité sexuelle relève plus de la logique que du biologique. La logique des mathèmes de la sexuation, élaborée par Lacan, est une écriture ultime du réel de la différence sexuelle. Trois séries de caractères : Le texte de Freud sur l'homosexualité féminine résume bien les questions soulevées par la psychanalyse quant à l'identité sexuelle. Loin de la représentation simple d'une âme féminine, vouée à aimer les hommes, par malheur tombée dans un corps masculin, ou d'une âme masculine "bannie dans un organisme féminin", il faut nous dit Freud considérer trois séries de caractères : les caractères sexuels somatiques, les caractères sexuels psychiques et le mode du choix d'objet. Ces trois séries " jusqu'à un certain point varient indépendamment les unes des autres et sont susceptibles, chez différents individus, de permutations diverses ". Freud ajoute que l'essence du masculin et du féminin ne peut être élucidé par la psychanalyse et se "volatilise" pour la masculinité en activité, pour la féminité en passivité. Le biologique ne concerne jamais que le champ du besoin et de la satisfaction du besoin, or l'être humain parle et de ce fait, ce champ du besoin est entièrement dénaturé, le désir et l'amour fleurissent sur un autre champ, celui du langage. C'était le cas également de l'identification que Freud avait laissée à l'état d'ébauche, en distinguant une identification primaire au père par incorporation, celle à un trait unique de l'objet aimé ou du rival, et l'identification par le désir au désir d'un autre. Par exemple, Freud parle dans la genèse de l'homosexualité masculine d'une forte fixation à la mère comme objet, puis d'un retournement à la puberté où la mère n'est pas abandonnée au profit d'un autre objet sexuel féminin, mais où le jeune homme s'identifie à elle et se met en quête d'objets qui puissent remplacer son propre moi ; cela laisse en suspens la nature de cette identification à la mère pour un sujet qui ne remet pas en question, fût-il un travesti, son identité masculine. 122 Il est utile ici de distinguer avec Lacan, d'une part une identification à l'image, celle du semblable ou du moi idéal, et d'autre part une identification " de signifiant ", celle qu'il a su lire dans l'identification au trait unique chez Freud, pour en faire le trait unaire, celui qui marque la différence pure du signifiant. La lettre illustre cette opposition, en effet une lettre est identique à une autre non pas parce qu'elles ont la même image, mais parce qu'elles sont différentes de toutes les autres lettres. La grammaire phallique. Pour Lacan l'identité sexuelle est plus liée à cette identification de signifiant qu'à l'image. La preuve en est que chez l'homme la parade virile paraisse féminine. L'identité sexuelle découle directement de la position du sujet par rapport à un signifiant, le signifiant phallique. Qu'il s'agisse d'un signifiant et non de l'organe anatomique, explique pourquoi la possession ou non de ce dernier est contingente par rapport à la structure déterminée par le complexe de castration. Pour Freud, il n'y a qu'un complexe de castration, la différence chez le garçon et chez la fille étant temporelle pourrait-on dire, puisque pour le garçon au départ tout le monde est pourvu d'un pénis, sa perception du sexe de la fille est déniée dans un premier temps, et c'est la découverte de la castration qui clôt pour lui l'oedipe. Au contraire, la fille voit tout de suite la différence et vit la castration comme une privation, " un malheur individuel " qu'elle attribue d'abord à une mère phallique. Chez la fille, l'oedipe commence avec la castration. Mais Freud note aussitôt que la petite fille peut très bien dénier le fait de sa castration et se comporter comme si elle était un homme. Cela équivaut à relativiser l'importance de la réalité de la présence ou non du pénis et de sa perception. L'enfant ne voit que ce qu'il est déterminé à voir, et cette détermination est symbolique. Le signifiant phallique est l'unique signifiant en jeu dans une dialectique de l'être et de l'avoir, où la négation vient jouer subtilement, sans se priver du recours à l'équivoque. Ainsi du Phallus, Lacan énonce que l'homme n'est pas sans l'avoir, alors que la femme l'est sans l'avoir. Quant au phallus en question, s'agit-il de l'objet imaginaire ou du signifiant ? C'est qu'il faut sacrifier l'un pour accéder à l'autre. Et qu'est-ce qu'être un signifiant ou avoir un signifiant ? C'est aussi bien ne pas l'avoir tout à fait et ne pas l'être vraiment. 123 Quant à la femme dont il est dit qu'elle l'est sans l'avoir, Lacan nous annonce par ailleurs que dans l'inconscient " elle l'est et elle l'a ", ce qui rapproche bizarrement sa formule de celle du pervers. Si la femme l'a sur un certain plan, c'est comme un élément détaché. Lacan reprend ici l'équivalence de l'enfant et de l'objet phallique. Ces formules rendent déjà compte de bien des paradoxes freudiens, elles permettent aussi à Lacan d'aborder la dialectique de l'amour et du désir dans les deux sexes. En effet, l'amour est défini par une autre formule, c'est le don de ce qu'on n'a pas. L'amour est inconditionnel alors que le désir est conditionné par son objet. Il en résulte une dissymétrie chez les deux partenaires : la femme entend être aimée et désirée en même temps pour ce qu'elle n'est pas, et elle trouve quant à son désir à elle, le signifiant dans le corps de celui à qui elle adresse sa demande d'amour, l'organe prend alors valeur de fétiche. Quant à l'homme s'il trouve à satisfaire sa demande d'amour chez la femme qui justement lui donne ce qu'elle n'a pas, son propre désir du phallus tend à le porter vers " une autre femme " qui peut pour lui le signifier. Remarquons que dès le texte " La signification du phallus ", Lacan signale ce dédoublement également chez la femme puisque comment " l'Autre de l'Amour " en tant qu'il n'a pas ce qu'il donne peut-il se substituer à l'homme dont elle chérit les attributs ? Lacan retrouve ainsi les caractéristiques du ravalement de la vie amoureuse pointées par Freud, mais il les retrouve comme les conséquences structurales de la logique du signifiant phallique. 124 La fonction phallique Les formules grammaticales jouant sur l'être et l'avoir mettent déjà en place une logique qui s'oppose à la logique classique aristotélicienne. Lacan a cherché à formaliser cette logique sexuelle. Lacan aboutit à l'écriture des mathèmes de la sexuation. Il s'agit d'un tableau (voir plus haut) qui présente la situation masculine à gauche et féminine à droite, mais l'organisation de ce tableau dépend uniquement d'une fonction, la fonction phallique, que j’écris ici (x), et des différentes situations qu'elle autorise. Cette fonction phallique résume à la fois la castration, l'accès au signifiant phallus, et à la jouissance phallique que la castration permet. Ce tableau retrouve les particularités de l'identification sexuelle déjà rencontrées. Du côté imaginairement homme, la castration est la loi universelle (x x), pour tout x, x est soumis à la castration. Seul échappe à la castration le Père qui justement a pour fonction de l'appliquer à tous, il en existe au moins un qui n'est pas castré. Contrairement à la logique mathématique, l'exception confirme la règle. Du côté homme nous retrouvons le Phallus symbolique (phi) et le sujet $ qui s'en autorise, c'est-à-dire qui n'est pas sans l'avoir. Mais l'objet a est de l'autre côté du côté femme. Du côté femme, il n'y a pas d'universel, nous l'avons vu la castration y est abordée de façon singulière, c'est pourquoi « La femme n'existe pas », (x x), pour pas tout x, x, ce qui peut se lire d'une part comme cette absence de fermeture de l'ensemble femme, et d'autre part comme le fait que la jouissance, si elle est pour une part phallique, c'est la signification de la flèche qui rejoint phi de l'autre côté, n'est pas-toute phallique, une autre flèche va vers S(A) (A barré), il existe une Autre jouissance proprement féminine qui concerne ce trou dans l'Autre. Nous retrouvons peut-être là le dédoublement évoqué par Lacan dans "La signification du phallus ", vers l'Autre de l'Amour. Du côté Autre la négation de l'universel n'implique pas d'exception à la castration, la castration se vérifie, mais elle s'applique une par une. La nécessité de l'exception à gauche est solidaire du tout, mais aussi du pas-tout et de l'impossibilité de l'exception à droite. C'est-à-dire que le père de la castration est solidaire de l'inexistence de La femme et de l'Autre de l'Autre qui s'inscrit A (A barré). 125 Lorsque cet x qui dit " non " à la fonction phallique à gauche est forclos, il en résulte à droite un passage de l'inexistence de l'exception, et du pas-tout au tout. C'est-à-dire que La femme existe alors et représente toutes les femmes. Le névrosé peut le comprendre puisqu'en mettant en suspens le Père, il y a pour lui équivalence entre Dieu et La femme rendue toute. L'analyse révèle qu'il fait souvent de sa femme ce Dieu intouchable, un grand Autre non barré. Quant au phallus il le trouve dans le " La " de " La femme ", puisque c'est un signifiant sans signifié. Pour rapprocher notre acteur homme jouant une femme de cette théorie psychanlytique de la sexuation, nous dirons que : Du coté gauche, les formules de la sexuation masculine et rappellent que tout sujet s’inscrit dans la fonction phallique, sauf le cas singulier qui s’inscrit en faux contre elle, et qui, de ce fait autorise tous les autres à former un tout. L’acteur homme qui joue un homme vise à obtenir son jeu masculin, mais il visera plus encore, et par excellence lorsqu’il joue une femme, l’effet propre à la sexuation caractérisée par l’exception généralisée, représentée par les formules du côté droit du tableau : et le sujet se détermine, côté femme, en ne rencontrant jamais de suspens à la fonction phallique, principe de continuité, et sans que cette errance jamais arrêtée puisse décrire aucun univers, pas de tout. Le sexe du personnage, masqué sous le vêtement n’importe pas, il est comme la partie masculine annulée, le phallus sous le voile, seule sa fonction est à l’œuvre, c’est sa partie féminine représentée par le charme, l’esprit, ‘’la fleur’’, lorsqu’il joue une femme, qui n’est qu’un personnage dans une fable, donc codifiable, signifiable. « Le jeu de l’acteur quel qu’il soit, ajoute les puissances du féminin, aux puissances du masculin. En revanche, lorsqu’une femme joue un homme, par déguisement comme dans les comédies de Marivaux par exemple, outre que les actrices y parviennent toujours fort bien, on ne sera pas surpris qu’elles soient si habile à épingler les codes masculin, à s’en faire le support, et que, marquant d’autant d’ « encoches masculines » la ligne continue de son jeu que les agissements mâles lui en suggèrent, elle se trouve plutôt soustraire sa féminité propre à l’ensemble de ce jeu, alors qu’en sens inverse, l’acteur qui joue une femme lui ajoute une féminité quelconque » dit François Regnault dans « Théâtre-Equinoxes ». Et François Regnault en tire la conclusion que les formules de la sexuation deviennent celles mêmes du jeu de l’acteur à partir du moment où la fonction phallique, reçoit dans l’espace 126 spécial du théâtre constamment des interprétations risquées sous les espèces souvent en opposition du quantitatif et du qualitatif, du discret et du continu, du fini et de l’infini, et cette opposition dilue, exténue le symbole. Perversion sur la scène Une autre question soulevée par François Regnault dans « Théâtre - Equinoxes », faisant écho à la problématique du désir et de la sexuation, est de savoir si une femme peut mettre en scène des homosexuels masculins, des gays. La première réponse qui nous vient alors est que puisqu’une femme a du désir devant la présence physique masculine (ou juvénile) qui lui plaît, lui est-il alors difficile de représenter cela, cela même qui vient de son désir à elle. D’autant que si elle met en scène des ‘’gays’’, c’est à l’acteur qu’elle devra suggérer ce désir que peut être, à moins d’être ‘’gays’’, lui n’éprouve pas. La bisexualité, présente dans les doctes de ce siècle, habitant chacun d’entre nous, semble nous permettre de demander aisément à l’acteur, à l’actrice de jouer des sentiments de désir ou d’amour pour une personne du même sexe, de demander au metteur en scène masculin d’exploiter sa féminité, au comme au metteur en scène féminin d’adopter une position phallique. Si nous considérons l’amour comme un versant dont le désir est l’autre versant, nous pouvons avancer qu’alors que le désir s’en va vers le fétichisme, surtout chez l’homme. En effet si on ne peut exclure la dimension du fétichisme dans l’homosexualité, on ne peut pas plus l’exclure de l’homosexualité masculine non plus, Lacan nous le rappelle : « L’homme ne rencontre La femme que dans la perversion. ». Alors que l’amour s’en va plutôt vers une demande, une ouverture, un don « de ce qu’on n’a pas », une demande infinie qui veut l’union absolue, une relation à deux qui s’excepte presque du monde. Le désir est fugitif, furtif, il cherche un objet, un bout, une partie, un appendice, un orifice, là ou l’amour – chez la même personne tout à fait possiblement - demande une réponse à une question essentielle, un appel absolu, une reconnaissance au-delà du monde, une « promesse de bonheur » pour citer Proust. Il se trouve que les grandes œuvres théâtrales ne se fondent pas sur le seul fétichisme, même si nous pouvons reconnaître un fétichisme proprement homosexuel comme chez Genet, mais 127 toutes, mêmes celles au fétichisme le plus exacerbé, débouchent sur l’amour, le versant « amour » y est toujours également présent sous une forme heureuse ou malheureuse. Nous ajouterons même que nombreux sont les artistes, acteurs, chanteurs ‘’gays’’ désireux qu’on les délivre d’un idéal de virilité, sont ravis et préfèrent travailler avec une femme, ou sous la conduite d’une femme, plutôt que de s’affronter à la supposée dureté masculine ou paternelle, ne retrouvent-ils point dans la femme qui les dirige une mère très aimée ? Ce qu’on peut demander à une femme, qui est par définition, d’un autre sexe, c’est de traiter la dimension de l’amour qui existe dans toute œuvre où la sexualité entre en ligne de compte, tout comme on souhaiterait d’un homme qu’il le fît aussi, de telle manière que le metteur en scène, homme ou femme peut importe aura forcé l’horizontalité fétichiste, la symétrie homosexuelle, la réciprocité fascinatoire, en s’orientant vers un point qui les excède, selon une perspective qui les fasse changer d’axe, vers une autre lumière, tel le sujet analysant invité à traverser son fantasme au terme la cure. En résumé un homme ou une femme qui met en scène devra s’exposer à trouver en lui, en elle, le point par lequel une particularité (comme l’homosexualité) qui lui est étrangère, voire odieuse, puisse lui devenir accessible, familière, aimable afin que la représentation du désir, de l’amour ‘’gay’’, de toute exploration de l’exotisme ou de l’inavouable du cœur et de l’âme humaine, mis en scène, puisse avoir la force d’une universelle conviction, car telle est au fond l’immoralité du théâtre, si bien repérée par les Pères de l’Eglise. Bien sur il existe des horreurs, des cruautés, des abjections qui seront irreprésentables pour quelque metteur en scène que ce soit, c’est certainement la limite du théâtre, le point où comme dit Freud le spectateur reculera, ne pourra s’identifier, rendant la catharsis impossible, et préférera convoquer le psychiatre ou la police. Et pourtant nous avons tous une certaine tendresse pour Œdipe, qui avait couché avec sa mère et tué son père, en effet Œdipe n’est pas totalement étranger à l’enfant pervers polymorphe que nous avons tous été… De la perversion à la passion Le théâtre, depuis les Grecs, peint les actions des hommes, mais il peint aussi leurs passions, ainsi la misanthropie, l’avarice, l’amour, l’imposture chez le héros de comédie, mais les Grecs peignaient aussi les passions en action : celle de la vengeance chez Oreste, de la vérité chez 128 Œdipe, de la folie chez Philoctète jusqu’à la passion pure exprimée en souffrance qu’endure Prométhée de la part de Zeus. Qu’en est il du théâtre et de la perversion à l’époque moderne où la psychanalyse, la psychiatrie, la criminologie l’ont rencontré sous des formes monstrueuses ? Freud lui même craignait que la clinique ne « marque » le théâtre moderne et impose au spectateur des descriptions pénibles et inopportunes. Rappelons tout d’abord ce savoir de Freud que « la perversion est le négatif de la névrose ». La réponse éthique à la question poétique est que nulle perversion ne passe la rampe, ne peut être représentée à la scène qu’à condition de devenir une passion, celle du personnage mais aussi celles de ceux qui l’entourent et qui faute d’avoir la même la raillent, la persécutent, en souffrent, ou s’identifient à elle. Nous devons alors ne pas présupposer l’identification comme moteur obligé du dispositif, l’identification doit être en perspective, sur un point à l’infini, mais pas par reconnaissance en nous de quelques traits pathologiques semblables. En bref nous admirons le pervers pour son audace, sa grandeur, sa fougue, même s’il est condamnable, en revanche il doit être puni et donc il doit y avoir catharsis afin de ne pas être dans le malaise au retour chez soi. L’autre solution c’est le comique. Lorsque les particularités aberrantes, encombrantes, ridicules d’une passion reçoivent leur sanction par le rire salutaire, qui punit le fou en le laissant à sa folie, alors justice est faite. Remarques sur les pièces ‘’Gays’’ La première remarque est que le théâtre ne revendique pas les changements de mœurs. En effet, que le théâtre soit capable de tenir le « discours de l’Autre », ou d’entendre la parole de l’Autre ne veut pas dire que l’Autre demande quoi que ce soit. En revanche l’homosexuel, propose un choix, son choix d’objet, mais si, comme tout personnage qui, au nom de ses particularités (sexuelles ou non), en vient à témoigner en leur faveur sur la scène, il plaide en faveur de ses particularités sur la scène, il fera rire ou pitié. En effet l’homosexuel qui demande que ses particularités soient reconnues en tant que telles peut faire pitié, ou faire rire car les particularités sexuelles, quelles qu’elles soient, peuvent faire rire ou pitié, si elles ne font pas horreurs. 129 C’est la particularité qui fait rire, il n’y a plus de rire dès que la passion est prise par son côté universel, par exemple dès que l’amour, qui ignore d’ailleurs la différence des sexes, tire la passion de son côté et suscite l’identification. L’amour de Tristan et Iseult ne fait donc pas rire. A noter que le terme gay est un euphémisme au sens rhétorique ; je cite ici François Regnault dans « Théâtre et perversion » (in « Théâtre - Equinoxes ») : « pour ne pas déclarer un choix d’objet en principe déterminé, l’amour des hommes, ou des garçons, ils ont inventé ce terme qui désigne un mode de vie plutôt joyeux, gai en somme. Il y a comme un évitement déclaré de la perversion supposée, d’où parfois l’affichage public d’un idéal de couple petit bourgeois visant à faire rentrer la dimension perverse dans la névrose : la Chose qu’il ne faudrait pas voir : ‘’moi un homme, j’aime un homme’’ dans le couple à la Feydeau. Mais on ne pourra pas faire un grand théâtre de la passion à partir de là. On risque même d’obtenir ces pièces de boulevard où l’homosexualité est devenue une question de standing ». Le comique et le tragique Si on veut éviter toute complaisance, il faudra recourir aux fonctions éternelles du théâtre, le tragique et le comique. « J'aurais tendance à penser que ces fonctions sont, elles aussi, transcendantales dans l'histoire du théâtre: on les retrouve toujours d'une façon ou d'une autre dans quelque pièce de théâtre que ce soit. » nous dit Lacan. En effet dans « Télévision », Lacan indique que le théâtre produit à travers le noble, le tragique, le comique et le bouffon « les fantasmes dont les êtres de paroles subsistent dans ce qu’ils dénomment, on ne sait pas trop pourquoi, la vie ». Il ajoute que la psychanalyse est l'une des seules activités qui donnent au sujet le sentiment tragique de son existence. Il dit, par ailleurs, que la vie est comique. Ce qu'il entend par le « tragique » et par le « comique » n'a d'ailleurs pas forcément grand chose à voir avec ce qu'Aristote, lui-même, pouvait appeler ainsi. Lacan pense que le sujet moderne peut être confronté au tragique s'il rencontre une figure de son désir qui est totalement inouïe. Concernant la dimension tragique du théâtre traitant d’homosexualité, la réponse serait certainement du coté des oeuvres traitant de la maladie, du sida par exemple. Difficile 130 cependant, concernant la maladie, comme le sida, de ne pas tomber dans le processus compassionnel auquel cas l’œuvre alors se défait, revêt un aspect clinique, descriptif, technique, elle force le théâtre à supporter l’insupportable : la clinique, ce qui répugnait à Freud qui croyait dans ce cas la catharsis impossible. Le sida, qui comme maladie disparaîtra, sauf à le traiter au théâtre comme une punition en réponse à quelque faute commise, tout comme il y a la peste à Thèbes parce que Œdipe à tué son père et couché avec sa mère. La maladie est alors utilisée comme un révélateur, à l’identique de la peste à Thèbes révélatrice de la culpabilité d’Œdipe. Ce n’est pas la peste qui frappe Œdipe, c’est Œdipe qui a causé la peste. Le tragique suscite encore la pitié, sauf que dans ce cas elle ne concerne plus une victime mais un coupable. Elle substitue une éthique de la culpabilité à une poétique de la souffrance. Ce qui ne manquera pas d’interpeller la culpabilité, originelle ou non, de chacun. Du côté de la comédie, il n’y a plus alors de réprobation d’un choix supposé naturel, il y a seulement l’essence du comique (comme par exemple dans « La Cages aux folles »), l’amour transi, qu’il soit entre partenaires homosexuels ou hétérosexuels est tout au tant source de ridicule et de comique que d’autres passions telle que l’avarice, la misanthropie, la lâcheté, l’exhibitionnisme, etc. « Le comique, c'est le phallus, c'est-à-dire quelque chose qui est coextensif à l'espèce humaine et qui est supposé faire rigoler puisque c'est la chose qui se gonfle et qui se dégonfle » dira Lacan. En effet, si l’on considère avec Lacan, que le phallus est l’objet fascinant de la comédie, il est bien naturel que fasse rire tout ce qui s’y joue autour de la virilité et de son absence, de la différence des sexes et du jeu avec cette différence. 131 III - Développements III / 1 – L’articulation du désir au langage selon Hamlet ou Antigone Articulation et corrélations du désir au langage, à la loi symbolique et au Nom-du-Père selon Hamlet ou Antigone. Dans le séminaire VI, de 1958-1959, « Le désir et son interprétation » Lacan explique que si le névrosé en tant qu’homme entretient son insatisfaction, c'est que, enfant, il n'est pas parvenu à articuler son désir à la loi symbolique qui en autoriserait une certaine réalisation. La question est de savoir quelle est cette loi symbolique et quelles impasses peuvent en découler pour le désir d'un sujet. Nous l’avons étudié en détail précédemment, Lacan illustre son propos sur les impasses du désir dans la névrose par le destin de « Hamlet ». Le drame de Hamlet est de savoir par avance que la trahison, dénoncée par le spectre du père mort, frappe d’inanité toute réalisation de son désir. Mais c’est moins la trahison du roi Claudius qui est en cause que la révélation faite par le spectre à Hamlet de cette trahison. Cette révélation est mortifère puisqu’elle jette le doute sur ce qui garantirait le désir d’Hamlet. En effet, la dénonciation du mensonge que représenterait le couple royal rend à Hamlet insupportable le lien du roi et de la reine et l’amène à récuser ce qui fonde symboliquement ce lien sexuel : le phallus. Il conteste que Claudius puisse être le détenteur exclusif du phallus pour sa mère. Du même mouvement, il s’interdit l’accès d’un désir qui serait en règle avec l’interdit fondamental, celui de l’inceste. Il récuse la castration symbolique. Car pour Freud comme pour Lacan, cette loi symbolique est portée par le langage : non naturelle, elle oblige le sujet à renoncer à la mère. Elle le dépossède, symboliquement, de cet objet imaginaire qu’est selon Lacan le phallus pour en attribuer la jouissance à un Autre, ici Claudius. Le complexe d’Œdipe, découvert par Freud, prend tout son sens de la rivalité qui oppose l'enfant au père dans l’abord de cette jouissance. Il est aussi remarquable de constater que le judaïsme puis le christianisme, par l'interdit qu'ils faisaient porter sur la convoitise incestueuse 132 et sexuelle, ont mis en place les conditions d'un désir subjectif strictement orienté par le phallus et par la transgression de la loi. La tradition morale n'est pas sans susciter les impasses du désir. Elle favorise par les réponses qu'elle donne le refus névrotique ou pervers de la castration. Hamlet finit ici par substituer à l’acte symbolique de la castration, rendu impossible par la parole empoisonnée du spectre, un meurtre réel qui l’entraîne lui même et les siens dans la mort. Le destin de Hamlet est emblématique des impasses du désir dans la névrose qui, si elle prend rarement cette forme radicale, a la même cause pour origine : un évitement de la castration. Si le sujet veut s'accomplir autrement que dans cette infinie douleur d’exister dont témoigne Hamlet, ou dans la mort réelle, son désir par une nécessité de langage ne peut qu'en passer par la castration. Car la jouissance est, dit Lacan, interdite à qui parle comme être parlant. Ce que montre aussi la psychopathologie de la vie quotidienne, c'est que le refoulement de toutes les significations sexuelles est inscrit dans la parole : les références trop directes à la jouissance sont évacuées des énoncés les plus ordinaires. Elles n’y sont éventuellement admises qu'au titre de mot d'esprit. Tel est donc l'effet de cette loi du langage qui, en même temps qu'elle interdit la jouissance, la symbolise par le phallus et refoule de la parole dans l'inconscient les signifiants de la jouissance. Paraît obscène à ce titre le retour trop cru des mots qui évoquent le sexe dans la parole. Telle est aussi pour l'homme la relation du désir sexuel au langage. Pour peu que ce refoulement originaire n'ait pas eu lieu, c'est le désir du sujet qui en subit les conséquences dans la culpabilité ou dans les symptômes. Pour la femme, l'accès au désir s'avère différent. D'emblée, la castration peut lui apparaître comme la privation réelle d'un organe dont est doté l'enfant mâle ou comme une injuste frustration. Puis elle vient occuper la place imaginaire de cet objet du désir qu'elle représente pour son père en tant que femme. À cet égard, elle vit souvent avec difficulté la rivalité qui désormais l'oppose à sa mère. Quoi qu'il en soit, il ne lui est pas imposé par le langage de refouler la signification phallique qui pour l'homme sexualise toutes ses pulsions; car elle n'est pas tout entière concernée par un refoulement dont elle supporte néanmoins les effets dans sa relation à l'homme. Ce qui fit dire à Lacan qu'une femme vivait de la castration de son partenaire et y trouvait repérage pour son désir. 133 Enfin, il ne suffit pas de cette référence à la castration pour que le désir puisse être réalisé ; encore faut-il que cette castration, pour ne pas interdire toute réalisation du désir, vienne ainsi trouver appui dans ce que Lacan appelle le Nom-du-Père. Car c’est de cette référence au Nom-du-Père, lui aussi purement symbolique, que le désir assumé tient son assise. Le sujet désirant s'autorise à jouir précisément parce qu'il impute au père réel cette autorisation symbolique à désirer, le Nom-du-Père, sans laquelle la castration, propre au langage, laisserait le sujet insatisfait et souffrant. Il aurait à renoncer à tout désir, comme le montre la pathologie du sujet « normal »: son état dépressif. Mais si le Nom-du-Père est un concept fondamental dans la psychanalyse, cela tient au fait que ce que le patient vient chercher dans la cure est le trope de son destin, c'est-à-dire ce qui de l'ordre de la figure de rhétorique vient commander son devenir. Est-ce à dire que la psychanalyse inviterait à une maîtrise de ce destin? Tout va contre cette idée dans la mesure où le Nom-du-Père consiste principalement en la mise en règle du sujet avec son désir, au regard du jeu des signifiants qui l'animent et constituent sa loi. Pour expliciter ce fait, il convient de revenir à la formalisation de Lacan, celle de la métaphore paternelle, formalisation dont on observe qu'elle consiste uniquement en un jeu de substitution dans la chaîne signifiante et organise deux temps distincts qui peuvent aussi bien tracer le trajet d'une cure dans son ensemble. Le premier réalise l'élision du désir de la mère pour y substituer la fonction du père en ce qu'elle conduit, au travers de l'appel de son nom, à l'identification au père (selon la description première de Freud) et à l'extraction du sujet hors du champ du désir de la mère. Ce premier temps, décisif, régule, avec toutes les difficultés attenantes à une histoire particulière, l'avenir de la dialectique œdipienne. Il conditionne ce qu'il est convenu d'appeler « la normalité phallique », soit la structure névrotique qui résulte de l'inscription d'un sujet sous le coup du refoulement originaire. Dans le second temps, le Nom-du-Père en tant que signifiant vient redoubler la place de l'Autre inconscient. Il dramatise à sa juste place le rapport au signifiant phallique originairement refoulé et institue la parole sous les effets du refoulement et de la castration symbolique, condition sans laquelle un sujet ne saurait valablement assumer son désir dans l'ordre de son sexe. À partir de là découlent plusieurs conséquences : la métaphore étant création d'un sens nouveau, le Nom-du-Père prend dès lors une signification différente. Si le nom inscrit d'abord le sujet comme chaînon intermédiaire dans la suite des générations, ce nom en tant que 134 signifiant intraduisible supporte et transmet le refoulement et la castration symbolique. En effet, le Nom-du-Père venant au lieu de l'Autre inconscient symboliser le phallus (originairement refoulé), il redouble par conséquent la marque du manque dans l'Autre (qui est également celle du sujet: son trait unaire) et, par les effets métonymiques liés au langage, il institue un objet cause du désir. Ainsi s'établit entre Nom-du-Père et objet, cause du désir, une corrélation qui se traduit par l'obligation, pour un sujet, d'inscrire son désir selon l'ordre de son sexe, rassemblant sous ce Nom, le Nom-du-Père, du même coup l'instance du désir et la Loi qui l'ordonne sur le mode d'un devoir à accomplir. Un tel dispositif se distingue radicalement de la simple nomination puisque le Nom-du-Père signifie ici que le sujet assume son désir comme assenti à la loi du père (la castration symbolique) et aux lois du langage (sous le coup du refoulement originaire). Le défaut éventuel de cette dernière opération se traduit cliniquement par de l'inhibition ou par une impossibilité de donner suite au désir dans ses conséquences affectives, intellectuelles, professionnelles ou sociales. Lorsque Lacan rappelle que le désir de l'homme, c'est le désir de l'Autre, il faut entendre que ce désir est prescrit par l'Autre, forme avérée de la dette symbolique et de l'aliénation, et que, d'une certaine façon, cet objet est également arraché à l'Autre. Ainsi le Nom-du-Père résume l'obligation d'un objet de désir jusque dans l'automatisme de répétition. Pour faire comprendre cette relation du désir au Nom-du-Père, Lacan va s’appuyer sur une autre grande tragédie du répertoire théâtral : « Antigone ». Il fera d’Antigone l’attitude la plus illustrative de « L’éthique de la psychanalyse » Contrairement à Hamlet, le désir d’Antigone n’est pas frappé d’inanité par l’empoisonnement d’une parole sans issue, elle sait ce qui fonde l’existence de son désir : sa fidélité au nom légué par son père à son frère Polynice, Nom-du-Père ici. La limite que ce nom définit pour les décisions et les actes est celle où se tient Antigone et c’est ce nom que veut bafouer Créon, qui décide de laisser exposé le cadavre du guerrier mort. Contre le bien revendiqué par Créon, l’ordre de la cité et la raison d’Etat en l’occurrence, elle oppose son désir, fondé sur ce lien symbolique. La tragédie montre qu’à l’horizon de ce Bien invoqué par les maîtres et les philosophes, pourvoyeur d’une morale périmée, le pire se dessine. Car l’issue atroce de la tragédie procède directement de la volonté propre à Créon de faire le Bien contre le désir d’Antigone. Ainsi, pour Lacan le Bien est-il, avec le service des biens ; honorabilité, propriété, altruisme, biens de tous ordres, porteur de cette jouissance mortelle puisqu’il rompt 135 les amarres avec le désir, « il n'y a pas d'autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l'accès au désir » précise t’il. La conduite d’Antigone a paru excessive à maint commentateur classique. L'audace de Lacan est sans doute d'avoir montré, contre les morales traditionnelles fondées sur le Bien, que le désir ne pouvait se soutenir que de son excès même par rapport à la jouissance, que recouvre tout bien, tout ordre moral ou toute instance ordinale, quelle qu'elle soit. Cet excès du désir est emblématique de l'épreuve que constitue pour un sujet la cure analytique, et la seule faute qu'il puisse commettre est à l'encontre de son désir : céder sur son désir ne peut que laisser ce sujet désorienté. Le sujet dépouillera donc dans la cure le « scrutin de sa propre loi » et prendra le risque de l'excès. Vers une éthique du désir… 136 III / 2 - Sur l’illusion De la haine du théâtre et du comédien « Et sans doute notre temps préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l’apparence à l'être. Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré. » Feuerbach Préface à la deuxième édition de « L’essence du christianisme » Le rapport que nous entretenons avec l'illusion est pour le moins ambivalent. Le langage courant la situe du côté de l'erreur et à ce titre elle a été combattue comme source d'errance. Néanmoins, parallèlement elle s'est trouvée activement recherchée, dans l'art essentiellement, comme source d'émerveillement. Nous trouvons ainsi, d'une part, la philosophie classique qui, depuis Platon, lui attribue une fonction négative et, à partir de là, s'est essentiellement attachée à la combattre comme source d'erreur et, d'autre part, l'art mais également la psychanalyse, qui y repèrent une fonction positive car l'envisageant comme un champ absolument nécessaire en tant que constitutif de l'expérience subjective. C'est ce paradoxe d'une situation à la fois recherchée et dénoncée qui me servira de fil conducteur à cette tentative d'élucidation de la haine tenace qui s'est exercée, tout au long de l'histoire, à l'encontre du comédien et de l'art qu'il pratique. Tout d'abord attachons-nous à quelques définitions générales. Le Grand Robert définit l'illusion ainsi : « erreur de perception causée par une fausse apparence (...) Interprétation erronée de la perception sensorielle de faits ou d'objets réels (...) Apparence dépourvue de réalité (...) Opinion fausse, croyance erronée que forme l'esprit et qui l'abuse par son caractère séduisant. » Ces définitions s'inscrivent totalement dans la tradition philosophique visant à éradiquer l'illusion, dont Descartes est un des plus éminents représentants. Dans la première méditation 137 (1641) le philosophe énonce son célèbre principe de défiance généralisée: « Je ne dois pas moins soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables qu'à celles qui nous paraissent indubitablement être fausses. » Le doute des « Méditations métaphysiques » va jusqu'à mettre en jeu l'existence même du monde : « Je supposerai donc qu'il y a non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant point de sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. » Le projet philosophique de se défaire des illusions, des « fausses opinions » semble alors dépasser son but explicite ; il est en effet soustendu et animé par un désir (ou une défense) plus radical d'expulser toute illusion et de placer le sujet hors de ses atteintes. Du coup l'illusion menace de toute part, son pouvoir se fait plus envahissant et c'est la vie qui est un songe et le monde se transforme en un vaste théâtre. On sait comment Descartes se tirera de ce mauvais pas : après seulement vient le cogito. En effet s'il y a un dieu rusé et dont la puissance est telle qu'il peut créer quelque chose à partir de rien, à plus forte raison pourra-t-il faire que ce rien ait l'illusion qu'il est quelque chose. Auquel cas la proposition : « je suis, j'existe » ne ferait qu'énoncer cette illusion chaque fois que je la formule. Il est intéressant de repérer qu'en ce siècle de baroque triomphant qu'est le XVIIe siècle, cohabitent dans un même espace culturel d'une part la vaine tentative d'éradiquer l'illusion et d'autre part sa glorification par l'intermédiaire du théâtre, de l'opéra et surtout par l'émergence du lieu théâtral dans lequel ils se déploieront : la parfaitement bien nommée « boîte d'illusions », boîte magique où la parole s'incarne dans un rapport au spectateur jusque-là inédit. Le théâtre, lieu où l'on vient voir, theatron renvoie en grec à l'action de regarder, mais aussi où l'on jouit de l'illusion, ce que le XVIIe siècle appellera l'illusion comique, va à ce titre être combattu jusqu'à la haine. Cette proposition d'une haine du théâtre, si elle peut sembler étonnante, voire exagérée, ne l'est aucunement. Il suffirait pour s'en persuader de rappeler ici que le terme qui désigne celui qui résume à lui seul l' activité théâtrale, je veux parler du comédien, peut à l'occasion devenir une insulte. L’utilisation du terme dans le sens de personne qui feint, qui joue la comédie, apparaît d'ailleurs au XVIIe siècle. « Comédien » devient une insulte car celui qui endosse un rôle est soupçonné de n'être jamais soi. C'est la 138 seule corporation artistique qui connut cette déchétisation, et de fait, on ne saurait obtenir le même effet en traitant quelqu'un de pianiste ou de sculpteur... Aucun autre artiste n'aura eu à subir l'excommunication. Depuis sa création, il y a deux mille cinq cents ans, jusqu'aux développements contemporains concernant la société du spectacle, le théâtre a été le lieu de débats esthétiques et éthiques souvent violents montrant ainsi que s'y jouent des enjeux de jouissance suffisamment importants pour qu'il faille les combattre. Pourquoi le théâtre, plus que tout autre art, a-t-il provoqué autant de rejet? Cette haine du théâtre est vieille de deux mille cinq cents ans. Elle est même, pourrait-on dire, inaugurale. C'est l'Occident tout entier, dans son projet explicitement philosophique, dans son projet de vérité, qui s'est fondé sur cette haine et le rejet trouble et forcené qu'elle entraîne. Dans sa « République », au Livre III, Platon fait expulser de la cité, par la bouche de Socrate et selon le rituel athénien du Pharmakos, le poète tragique. Pour le philosophe, le théâtre est irresponsable, suspect, coupable. Ainsi, il écrit : « Ils (les citoyens qui sont en âge d'être guerriers) ne doivent rien faire d'autre, ni rien représenter par imitation ; en fait de représentation, ils n'ont qu'un seul droit, qui du reste leur est propre, celui d'imiter dès l'enfance les hommes courageux, prudents, pieux, généreux, et de qualités similaires ; mais ils ne doivent pas être habiles à accomplir des actes indignes, ou quoi que ce soit de honteux, non plus qu'à les imiter, afin qu'ils ne déduisent pas l'être d'après l'imitation. Car n'as-tu pas remarqué que les imitations, quand on s'y livre intensément depuis la jeunesse, passent dans les habitudes et la nature?... » Tout est dit là et définitivement. Au théâtre, l'acteur et le spectateur sont entraînés dans le jeu de l'illusion par le travail de la mimesis. Platon y flaire un extrême danger. Une telle mise en question des limites par l'illusion fait du théâtre un concurrent du logos séparateur. La mimesis pousse à l'extrême ce qui menace tout discours: l'ambiguïté, le mélange identitaire par lesquels s'installent le masque, le jeu, l'illusion et le provisoire. Les pères de l'Église (Tertullien, Chrysostome, Amboise...) reprendront dans leurs condamnations réitérées du théâtre des arguments assez proches en y ajoutant un élément qui ne saurait nous laisser indifférents. Peu à peu, ils rapprochèrent le théâtre du danger que représente le féminin. Tous deux étant considérés comme les lieux de l'illusion, de la tromperie et de la séduction. Nous rencontrons ici une curieuse préfiguration de la formule lacanienne de la féminité comme mascarade. Le mimos, l'hypocrites, qui sont les lieux de l'incarnation de l'illusion, sont montrés du doigt, excommuniés. Cet état de fait perdurera. On se souvient que le curé de Saint-Eustache refusa 139 les derniers sacrements à Molière, et que c'est à la demande de Louis XIV que l'archevêque de Paris autorisa qu'on lui donne une sépulture ecclésiastique dans le cimetière de la paroisse, pour autant qu'il n'y ait aucune cérémonie et que le corps du défunt soit transporté de nuit. Malgré l'ardeur avec laquelle le public recherchait le plaisir et l'émotion dramatique, il méprise profondément celui qui en est le dispensateur. S'il faut en croire Victor Hugo, deux siècles plus tard, dans « L’homme qui rit » le public fait du mépris des acteurs le salaire du plaisir qu'il goûte au théâtre. De fait, une recrudescence de ces questions liant le théâtre et les dangers de l'illusion peut être repérée aux XVIIe et XVIIIe ; l'illusion théâtrale et les plaisirs qu'elle offre sont source de mélange, de trouble et entrent en opposition avec la parole divine. Tout se passe comme si la voix divine et sa parole étaient mises à mal par le trop-plein d'images qu'offre l'illusion théâtrale. Ainsi se dessine un combat entre le sens offert par le logos séparateur et la jouissance de l'illusion source d'ambiguïté. Pourtant, et là se situe un paradoxe de taille, le dispositif religieux baroque ne se prive pas d'utiliser ces enjeux de l'illusion. Mais ce qu'il faut repérer c'est qu'il ne vise pas seulement l'illusion mais bien l'articulation mœbienne de l'illusion et de sa destitution. En effet ce courant artistique a sans doute porté à son paroxysme cette tension entre évocation et révocation du vide de l'objet inclus au cœur de la représentation. Comme nous rappelle l'étymologie même du mot illusion, il y a du jeu. Le mot est dérivé de illusum, supin de illudere, « se jouer de », de il et de ludere, « jouer », de la famille de ludus, «jeu ». L’illusion se joue de la représentation. Que mettent en scène, en effet, les saisissantes coupoles en trompe-l'œil des églises baroques qui obéissent aux règles de la théâtralité ? Une surcharge ornementale tourbillonnante composée de froissements d'ailes, d'étoffes aux reflets moirés, de personnages aux poses semblables à celles d'acteurs dont les regards conduisent le nôtre jusqu'au point central de l'œuvre où la vision se trouve destituée car débouchant sur le vide : il n'y a rien à voir. Ou plus précisément, c'est le rien qu'il faut voir, mais un rien somptueusement et théâtralement mis en forme. Avec une œuvre où la destitution du regard occupe une place centrale et par la création de formes exaltées qui traduisent l'irrémédiable tension entre le monde et la transcendance, le baroque religieux tente de s'approprier ce qui ne cesse d'échapper à la figuration: l'irreprésentable du manque. Le trompe-l'œil, qui est le fonctionnement même de la boîte d'illusions théâtrale, ouvre sur l'absence et permet une expérience où s'éprouve le désir. L’illusion baroque est à la fois glorification et mise à mort de l'objet. Sous le masque de l'opulence baroque et du triomphe du semblant de la représentation théâtrale, apparaît une stratégie de la désillusion venant 140 interroger les rapports de la représentation et du réel. À l'excès de la présence de l'image, au comblement du regard et du mouvement s'associent la fuite éperdue, le vidage des consistances dans les espaces vaporeux, nuageux où l'objet perd ses contours, où le regard luimême se perd. En faisant proliférer les signes dans le vertige du sens perdu, le baroque construit une mimétique du rien. Il crée un vide par surcroît d'images et engendre la défaisance de l'ego (deshacimiento) décrit par saint Jean de la Croix. Cette absence, ce creux autour duquel s'organise le travail représentatif, n'est autre que l'objet du désir. L’illusion se révèle alors être la révélation ludique de l'impossible comme tel: il manifeste dans le jeu représentatif ce que la représentation même est chargée de dissimuler. À savoir le réel du manque. Ce n'est donc pas l'illusion en soi qui est combattue par l'Église mais une illusion soutenue par un corps vivant et donc jouissant. Comment comprendre autrement l'attaque spécifique du comédien ? Il est dès lors possible de mettre en avant l’hypothèse que le jeu du comédien, support essentiel de l'effet d'illusion, devient l'ennemi théologique numéro un à partir du moment où il est repéré comme le concurrent direct du mystère de l'incarnation divine. Le problème théologique que pose l'illusion est moins celui de la représentation - le baroque religieux en use et en abuse - que celui de l'incarnation. Incarnation soutenue par une illusion du personnage chez le comédien et incarnation réelle du Christ dans le mystère de l'eucharistie. Pour le chrétien le pain et le vin sont, dans l'instant de la communion, réellement le corps et le sang du Christ. Cela est répété tout au long des sermons des pères de l'Église. Croire voir ce qu'on pense, c'est bien là le domaine de l'illusion, celui de l'image du corps prise pour le corps réel, celui de la fiction prise pour la réalité : la présence imaginaire nie en le comblant le sentiment d'absence et se donne pour la présence réelle. On peut comprendre à partir de là en quoi le théâtre a pu paraître, au-delà des rationalisations, aussi dangereux : son fonctionnement met à mal un des dogmes essentiels de la foi, que ce soit celle de la puissance du logos chez les philosophes ou celle de l'incarnation divine chez les théologiens. Ce que les ennemis du théâtre ont parfaitement repéré, sans jamais le formuler en ces termes, c'est que justement l'illusion proposée par le théâtre n'est pas une simple image même négativée, comme peut l'être le trompe-l'œil, mais qu'elle implique, pour pouvoir opérer, cette dimension de l'au-delà de la représentation inscrite dans la jouissance du corps en jeu et touche ainsi au réel. L’illusion théâtrale est irréelle, au sens où Lacan a pu le définir au cours du Séminaire XI : « Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse » : « Irréel n'est point imaginaire. L’irréel se définit de s'articuler au réel d'une manière qui nous échappe, et 141 c'est justement ce qui nécessite que sa représentation soit mythique (...). Mais d'être irréel, cela n'empêche pas un organe de s'incarner. » À partir de là, nous pourrions dire que l'illusion théâtrale touche au réel sans en avoir l'air, ‘’sainte-nitouche’’ de la jouissance. En cela, les rapports du baroque au christianisme s'enracinent dans un rapport au corps et à la scène. Ce qui est combattu par l'Église dans le théâtre serait le retour étrangement inquiétant car trop proche de ce refoulé d'un corps jouissant qui s'expose. Cette jouissance n'étant tolérée que si elle est explicitement articulée à l'Autre divin, comme nous le montrent la Sainte Thérèse du Bernin ou l'exposition du corps souffrant sur la croix. Certes il y a de la jouissance, mais cette jouissance est d'essence divine et à partir de là tout se passe comme si le fait d'être limitée au strict cadre de l'Église permettait de contenir a minima la jouissance éprouvée. En effet, cette jouissance, même si elle fait surgir du « hors-sens », n'est pas pour autant dépourvue de sens. Elle n'est pas diabolique parce qu'enthousiasmante (au sens étymologique du terme c'est-àdire qu'elle permet au fidèle d'être inspiré voire possédé par Dieu). Autrement dit dans le cadre du dispositif religieux, le théâtre et l'illusion qu'il peut susciter n'ont rien de gratuit car adressés à l'Autre divin ils constituent une des voies d'accès à Dieu. Les enjeux théâtraux déconnectés de cette adresse divine verseraient alors dans le risque d'une jouissance autoentretenue, hors-sens et par-là même non maîtrisable. Être hors-soi pour l'Autre divin, passe encore, mais pour soi-même ou pour autrui cela n’est plus toléré. Pour Rousseau, le théâtre, qui cherche avant tout à flatter les passions du public, ne saurait éduquer ce dernier sans le perdre. Quant au talent des comédiens, il n'est autre que « l'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu'on est, de se passionner de sang froid, de dire autre chose que ce qu'on pense aussi naturellement que si l'on le pensait réellement et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d'autrui ». De fait, le paradoxal travail du comédien participe de cet enjeu ek-statique. Son paradoxe consiste en la volonté la plus aiguisée d'être soi, d'être vrai, tout en ne réussissant à l'accomplir qu'en étant hors soi, qu'en se faisant autre, cela implique de faire tout à la fois semblant, feindre et croire: il ne s'agit pas d'être le personnage mais de le jouer sans en être le jouet. Le théâtre exige une extraordinaire maîtrise jamais achevée du jeu dans toutes ses dimensions et, en même temps, un fondamental abandon, une radicale disponibilité à l'autre: possession et dépossession de soi. Il s'agit d'être à la fois dans le jeu et « hors jeu ». Absence à soi-même que Diderot défend : « C'est à un fantôme homérique que l'acteur cherche à s'identifier (...) Le plus sûr moyen de jouer petitement et mesquinement, c'est 142 d'avoir à jouer son propre caractère », et que Rousseau condamne : « Un comédien sur la scène, étalant d'autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu'on lui fait dire, représentant souvent un être chimérique, s'anéantit, pour ainsi dire, s'annule avec son héros et, s'il en reste quelque chose, c'est pour être le jouet des spectateurs. » Ce n'est plus ici le théâtre mais le comédien qui se trouve directement mis en cause. Quelle est la mystérieuse alchimie qui permet au comédien de convoquer la grâce, de rendre évident, d'incarner ce qui n'est tout d'abord qu'une suite de mots? Au début du XIXe siècle, le court texte d'Heinrich Von Kleist, que j’ai déjà évoqué précédemment, intitulé « Sur le théâtre de marionnettes » met en son centre ce questionnement. L’auteur y aborde la question du mystère de l'illusion paradoxale que suscite le comédien dans l'instant où s'incarne le personnage, ou, autrement dit, le mystère de la pertinemment bien nommée grâce du comédien. Cet essai nous permet de comprendre de façon plus précise en quoi l'illusion théâtrale ne relève pas du seul registre de l'image, du seul moi mais bien de son au-delà inimaginarisable. Rappelons brièvement l'argument de l'ouvrage: le protagoniste du dialogue, un danseur de l'Opéra, soutient que les marionnettes, simples pantins articulés, surpassent dans leurs performances artistiques, l'interprète humain en ce qu'elles sont exemptes d'affectation (dont l'étymologie latine nous renvoie à la recherche, la poursuite ; recherche et poursuite d'une image qui affecte le corps dès que l'homme se sait, ajoutant inutilement des signes qui, loin de convoquer la grâce, l'occultent). Affectation qui apparaît lorsque l'âme, faussée, « se trouve en tout point autre que le centre de gravité du mouvement ». Kleist rend la conscience responsable de cet état de fait : la grâce est devant ou derrière nous, elle est l'attribut de l'en deçà ou de l'au-delà de l'humain qui se trouve, lui, condamné aux tourments et aux gesticulations inutiles de l'entre-deux. Le problème, semble dire Kleist, est que nous sommes d'abord un dedans, une intériorité nécessaire parce que subjectivante, mais abusive parce qu'aliénante. L’être humain est en partie le produit de constructions imaginaires et idéales qui déterminent un monde, une aire privilégiée où il semble régner, mais qui se révèle en fait être celle de son exil. Les marionnettes, au contraire, se déploient d'emblée dans un dehors miraculeux. Leurs membres, qui « sont morts, de purs pendules », n'obéissent en leurs mouvements gracieux qu'aux forces extérieures de la gravitation. Elles évoluent comme hors de soi et c'est en cela que réside leur grâce. La grâce ne saurait être qu'extime. Rappelons une des situations exposées par Kleist: « Je lui racontai qu'il y a quelque trois ans je me baignais en compagnie d'un jeune homme dont la silhouette s'auréolait d'une grâce 143 merveilleuse. Il devait être à peu près dans sa seizième année, et c'est de très loin seulement que l'on pouvait apercevoir, suscités par la faveur des femmes, les premiers symptômes de la coquetterie. Il se trouvait que nous avions vu peu de temps auparavant, à Paris, l'Adolescent qui s'ôte une épine du pied, le « Spinario » (...). Un regard qu'il jeta dans une grande glace, à l'instant où, pour se sécher, il posa le pied sur un escabeau la lui rappela; il sourit et me fit part de sa découverte. En fait, je venais au même instant de faire la même ; mais, soit que je voulusse mettre à l'épreuve sa confiance dans la grâce qui l'habitait, soit que je voulusse remédier quelque peu à sa coquetterie, je me mis à rire et lui dis qu'il avait des visions ! Il rougit et souleva son pied pour me faire voir; mais, comme on aurait pu aisément le prévoir, cet essai échoua. Troublé, il le refit une troisième et une quatrième fois: en vain! Il était hors d'état de refaire ce mouvement - que dis-je? les mouvements qu'il exécutait avaient quelque chose de si comique que j'avais peine à me retenir de rire. » De ce jour, le jeune homme s'égare, son esprit s'aliène. Devant le miroir il passe de longues heures et voit ses charmes s'enfuir l'un après l'autre. Quelque chose d'indescriptible, une force indéfinissable semble retenir, enserrer en un filet aux fines mailles le « libre jeu de ses gestes ». Avec cette anecdote Kleist positionne la possibilité de retrouver quelque chose de cette grâce entraperçue comme sans issue, si ce n'est comique... Ces ratages à répétitions donnent lieu d'ailleurs, au théâtre, au cirque ou au cinéma, à un type de comique repéré justement sous le terme de « comique de répétition ». Dans ce cas c'est moins la répétition en soi que la répétition d'un ratage qui se révèle être comique. L’homme de la rue, semble dire Kleist, est dans l'impossibilité d'atteindre volontairement cet état de grâce qui se développe d'emblée chez la marionnette. Un certain type de répétition, celle qui viserait à atteindre l'idéal, cet espace de l'illusion une seconde pressenti et qui pour cela courrait désespérément après une image entrevue, s'avère inutile parce qu'impossible. Le jeune homme est perdu dès qu'il prend conscience de la grâce qui habite son geste : l'illusion devient impossible. Grâce qui lui devient interdite car elle n'existe justement que pour autant qu'elle n'est pas sienne, mais seulement le hante, étrangère, intouchable absolument. L’expérience quotidienne fait donc croire que la rencontre attendue entre l'humain et l'état de grâce qui parfois le visite est radicalement impossible. On connaît le régime de la rencontre manquée (tuchè), depuis que Lacan a fait de la répétition de cette rencontre un concept fondamental de la psychanalyse: « C'est justement de ce qui n'était pas que ce qui se répète procède. » Or, l'art du comédien vient contredire cette impossibilité. L’acteur, lui, peut et doit répéter pour permettre de créer cette illusion nécessaire. Il a le pouvoir, et en cela il est réellement divin, de convoquer cette grâce. La 144 question qui se pose à nous est alors la suivante : quelle est la différence d'état entre le jeune homme décrit par Kleist qui tente vainement d'imiter le Spinario et le comédien qui, en principe, détient le pouvoir de susciter chez nous illusion, même s'il ne s'agit que d'une illusion consciemment cultivée ? La scène du Spinario qui, par son ratage même, nous permet de repérer, en négatif, certains éléments constitutifs de l'état recherché. Un jeune adolescent perd ce qui faisait sa beauté alors même qu'il en prend conscience et qu'à partir de là, il essaie de la retrouver d'une part en interrogeant celui qui, présent à la scène (le spectateur donc), pourrait lui apporter la confirmation de ce qu'il a vu, et d'autre part en tentant de retrouver les coordonnées de ce qui fut dans le miroir. Or, il semble justement que c'est ce type de rapport à l'autre et à son image qui invalide, chez le jeune homme, toute possibilité de rencontre avec ce qu'il recherche. Que la scène se déroule devant un miroir n'est pas sans importance. L’anecdote pose ainsi d'emblée la question du rapport à soi à travers sa propre image. Sur la surface-plan de la glace s'ouvrent soudainement, sous le regard du jeune homme captivé, des perspectives créant une scène où le sujet loin de se présenter se re-présente. Le présent s'y inscrit, et de ce fait surgissent passé et futur; un point de vue s'y fixe, comme dans la scène à l'italienne, et du coup, s'en organisent le haut et le bas, la gauche et la droite, l'image s'y arrête et, du coup, s'y suspendent les toiles de fond, se mettent en place les scènes et prennent place les spectateurs. Nous sommes alors dans un théâtre de la re-présentation et non de la présence. C'est bien ce qui se passe pour le jeune homme dont nous parle Kleist : il se découvre, par surprise et sous le regard de l'autre, jouant, avec un certain talent, la scène du jeune homme qui s'ôte une épine du pied. À partir de ce moment il est pris par son image. Car, si chacun sait que le reflet spéculaire n'est qu'un fascinant leurre, nul n'échappe à son pouvoir de fascination. Malgré la connaissance du piège, le corps s'y précipite. « Je sais bien... mais quand même » pourrait être la formule du sujet pris au miroir. Tel est le drame du Spinario raté qui, doublement affecté, va à partir de cet instant passer des journées entières devant son miroir, rêvant, nouveau Narcisse, à d'improbables retrouvailles. Il cherche, esquisse des gestes qui s'avèrent n'être pas les bons et s'engage alors dans le cercle du maniérisme, dont l'essence est la pose, acte typique du modèle et du mauvais comédien. À partir de là, nous pouvons mieux comprendre ce qui se passe pour l'adolescent : ne retrouvant pas ce qui l'instant d'avant advint, il prend la pose. Il tend à ne faire qu'un avec cette image idéalisée. Nous sommes ici du côté du moi idéal et non de l'idéal du moi. La grâce 145 est alors perdue, l'instant se fige dans une impossible répétition du même : à la place de la grâce attendue, de la présence convoquant l'illusion, surgit le comique. À la place de cette subtile suspension temporelle que constitue la possibilité de retrouver la légèreté de la présence, apparaît la chute dans le temps. Où ça insiste imaginairement, l'existence symbolique est mise en difficulté. Le jeune homme tente désespérément de coller à cette figure entraperçue et convoitée, il essaie vainement d'effectuer un arrêt sur l'image et se trouve désormais pré-occupé par un passé non dépassé. Son comportement vise à retrouver les coordonnées des signes dans lesquels il croyait pouvoir se prendre et se comprendre. En voulant faire bonne figure, en voulant s'identifier totalement à cette image qui le représente comme personne mais le fait s'absenter comme sujet gracieux porteur d'illusion, il a soudainement perdu cette insouciance qui lui donnait accès à la présence, à un espace d'ouverture. En voulant se faire reconnaître au regard de l'autre comme détenteur de la grâce, il ne réussit qu'à s'éprouver dramatiquement incomplet et maladroit : il s'abîme dans la contemplation d'une image lacunaire. L’acteur doit donc se déprendre de ce mirage de la captation imaginaire pour accéder à une dimension où la répétition et la rencontre de la grâce ne sont pas impossibles. Nous voyons bien à partir de là que l'illusion que convoque le travail de l'acteur repose moins sur un travail à partir de l'image spéculaire que sur l'activation de sensations. Freud me semble donner incidemment la clé de ce fonctionnement à l'occasion de son texte sur la prise de possession du feu. En effet, il y positionne l'Urmensh, l'homme des origines, comme ayant un rapport spécifique au corps et à l'environnement: il lui serait donné de comprendre le monde extérieur à l'aide de ses propres sensations corporelles et de ses propres états corporels. Semblable en cela à l'Urmensh, pour le comédien éprouver quelque chose en son corps, ce serait connaître quelque chose du monde extérieur. Éprouver des relations en son corps lui permettrait d'être informé sur le monde. Il y aurait donc pour Freud une cognition corporelle qui concernerait un corps non seulement dans le monde mais en contact avec lui. Il s'agirait pour le comédien de rencontrer le monde au moyen des sensations et relations intracorporelles. En sollicitant ainsi le corps le comédien se souviendrait que le corps fut moyen de connaissance, qu'il servit même essentiellement à ça, dans un premier temps. Le vécu du corps ayant été en soi une pensée, celle-ci semblerait pouvoir être réactualisée au service du jeu. Il s'agirait donc ici de réactiver un corps non encore soumis à la loi de l'image. 146 Cette façon de positionner le problème vient interroger et remettre en question l'idée véhiculée par le sens commun d'un acteur essentiellement narcissique. Le comédien talentueux n'étant pas justement un nouveau Narcisse, mais celui qui est capable de convoquer des signes qui pourront faire image, illusion pour le spectateur, sans pour autant s'y réduire. Pour le formuler autrement on pourrait dire que le jeu chez l'acteur doit être ex-ploit, donc sorti de ce qui pourrait être pensé comme une fausse intériorité du sujet. Ce n'est que dans le détour par ce « hors » qu'une complicité avec le rôle pourra advenir. « Wo Es war, soll Ich werden ) : c'est dans le lieu même de l'inconscient que je dois advenir. Tentons maintenant pour conclure de percevoir, à partir de Freud, ce qu'il en est des enjeux de l'illusion telle que la psychanalyse nous en parle. L’illusion n'est pas à proprement parler un concept psychanalytique même si les cliniciens s'y référent régulièrement dans un sens qui reste à définir pour le rendre opératoire. Freud parle peu de l'illusion. Sans doute, pourrait-on dire, parce que le premier, et ce en inventant la psychanalyse, il la laisse parler dans le cadre même de la cure. Néanmoins, la notion d'illusion a été utilisée par lui, sinon clairement explicitée, en 1927 dans « L’avenir d'une illusion ». Il en donne alors la définition suivante : « Une illusion n'est pas la même chose qu'une erreur, elle n'est pas non plus nécessairement une erreur. Il serait abusif d'appeler ces erreurs illusions. En revanche, ce fut une illusion de Christophe Colomb d'avoir cru découvrir une nouvelle voie maritime vers les Indes. La part que prend son souhait à cette erreur est très nette. On peut qualifier d'illusion l'affirmation de certains nationalistes selon laquelle les Indo-Germains seraient la seule race humaine capable de culture, ou bien la croyance selon laquelle l'enfant serait un être sans sexualité, croyance qui n'a finalement été détruite que par la psychanalyse. Il reste caractéristique de l'illusion qu'elle dérive de souhaits humains; elle se rapproche à cet égard de l'idée délirante en psychiatrie, mais s'en distingue par ailleurs, indépendamment de la construction plus compliquée de l'idée délirante. (…) L’illusion n'est pas forcément fausse. Nous appelons (...) une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l'accomplissement de souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l'illusion elle-même renonce à être accréditée. » Comme c'est souvent le cas chez Freud, le texte semble, à la première lecture, clair. Les exemples et les critères de différenciation ne manquent pas. Néanmoins, une fois de plus, à y regarder de plus près, les difficultés ne manquent pas. Pour distinguer une illusion du délire 147 ou de l'erreur, Freud examine deux critères : celui de la vérité et celui de l'importance du désir en jeu dans le processus d'illusionnement. Le premier critère, s'il permet de distinguer une erreur ou un délire, n'est pas, selon Freud, pertinent en ce qui concerne l'illusion, qui peut à l'occasion se révéler vraie. Cela va néanmoins à l'encontre de toutes les définitions citées précédemment qui insistent sur la fausseté même de l'illusion. Paradoxe freudien, oxymore d'une illusion vraie. Pour Freud, l'illusion ne s'opposerait pas à la vérité, comme elle ne s'opposerait pas nécessairement au réel, comme nous avons pu le voir précédemment, dont elle tenterait de dire quelque chose. Pour continuer à avancer examinons le second critère, qui est celui de la place du désir. L’illusion serait une croyance motivée par un souhait, nous dit Freud. Ce critère, qui permettrait de distinguer délire et illusion, ne va pas lui non plus sans poser des questions. En effet, peut-on envisager un délire qui ne serait pas soutenu par un désir? Comment tenter de résoudre alors cet autre paradoxe? La solution qui semble se profiler est à rechercher dans la place qu'occuperait le désir dans le processus d'illusionnement. Cette prépondérance fait passer la référence à la réalité à l'arrière-plan, ce qui permettrait de comprendre pourquoi la vérité ou la fausseté de l'illusion n'est pas un critère pour Freud. Cela implique que c'est l'origine et non le débouché de l'illusion qui la caractérise, la situant entre l'erreur (où l'objet à sa part) et l'hallucination (où la réalité est perdue). En 1915, dans « Considérations actuelles sur la guerre et la sur la mort », Freud avance: « Les illusions se recommandent à nous, par cela qu'elles nous épargnent des sentiments de déplaisir et, au lieu de celles-ci, nous laissent jouir des satisfactions, ce qui nous permet de supporter un morceau de réalité. » L’illusion est alors créée « pour supporter le poids de l'existence » comme pourra le dire Freud, en 1920, dans l' « Au-delà du principe de plaisir ». Cette vision freudienne positionnant l'illusion comme un « sédatif » nous offrant cette « légère narcose » qui nous aiderait à supporter la dure réalité me semble pouvoir apporter un élément supplémentaire de compréhension quant à la haine du théâtre. Le théâtre serait dans ce cas ce dispositif qui à la fois nous permettrait de supporter la dure réalité et le malaise qui lui est lié, mais qui par son existence même rappellerait que le malaise est indépassable. Le plaisir de l'illusion théâtrale viendrait à la fois produire la légère narcose nécessaire et en même temps rappeler que sans cette sédation la vie serait insupportable. Ce que l'on hait au théâtre, c'est cet assujettissement à l'incontournable travail de métabolisation du réel en réalité. En ce sens, la haine du théâtre, comme la haine d'avoir à représenter, ne saurait être dépassée. 148 III / 3 – Le masque et le voile Une question primordiale de la psychanalyse question porte sur le sens du double mouvement qui pousse l'homme à interposer entre lui et le monde un voile, entre lui et lui-même un masque. Dès lors notre attention se laisse attirer par ce moment historique qui a particulièrement inspiré Freud : en même temps que les premiers philosophes découvraient que la phusis s'offrait à un dévoilement révélateur de l'existence d'un voile, les premiers tragiques faisaient surgir sur scène l'acteur, l'hypokrites, l'homme porteur du masque. Le lien par lequel Freud recueille (d'Empédocle) que Thanatos, la pulsion de mort, est voilée derrière Éros renvoie de façon étrange au lien par lequel il s'affilie à Sophocle par lequel le désir inconscient est masqué par le dispositif tragique. D'une certaine façon on peut dire que la double problématique que Freud entretient à travers la question, d'un côté, du désir inconscient, de l'autre, de la pulsion de mort, se révèle à l'occasion de son rapport à la division du discours grec entre l'homme tragique masqué et celui des premiers penseurs présocratiques d'une nature fondamentalement voilée. Cette division entre homme masqué et nature voilée nous porte à la rencontre d'un réel humain triplement énigmatique : premièrement le désir de l'homme tragique est masqué, deuxièmement la pulsion de mort y est voilée derrière la pulsion de vie, troisièmement il y a lieu de reconnaître que derrière le réel masqué du désir inconscient il y aurait un réel encore plus originaire : le réel voilé de la pulsion de mort. Une question peut alors être posée : quelle est l'incidence sur la psychanalyse de l'héritage contradictoire par lequel elle est d'une part exposée à une dette envers les lumières et leur langage (la prose, la science) et de l'autre à cet envers des lumières qui, par l'intermédiaire des romantiques, parlera par l'intermédiaire du poétique en reprenant la question de la phusis telle qu'elle fut posée d'emblée par ces premiers penseurs que furent entre autres Empédocle, Héraclite, Parménide. Pourquoi la force de cette question disparaît-elle avec l'apparition de la métaphysique ? Parce qu'avec le mode de question socratique apparaît un certain délaissement et de la vision tragique de l'homme et de la vision de la phusis par les premiers philosophes. Ne pouvons-nous pas repérer dans ce délaissement, nommé par Heidegger « oubli de l'être », ce processus de détournement du regard que Freud fut conduit à mettre au jour, à travers sa conception du déplacement qu'il discerne génialement dans le rêve ? 149 Pour se détourner d'une question hautement signifiante qui l'a laissé sans voix, le rêveur peut ne pas demeurer dans la sidération causée par le signifiant (Verbluffung), il parvient à se soustraire à la question signifiante posée sur son être en se tournant sur le terrain de son rapport à l'avoir (l'objet sexuel), qui permet d'oublier ce qu'il en est du rapport à l'être ou au desêtre. La métaphysique serait-elle une réponse comparable à celle qu'invente le rêveur pour oublier la rencontre du réel ? En posant sa question sur l'étant: « Qu'est-ce que le Bien, qu'est-ce que le Beau, qu'est-ce que le Juste? » Platon cessait d'être questionné par le signifiant sidérant « est-ce? ». En pouvant questionner avec maîtrise et en répondant en maître à la question « qu'est-ce que c'est? » il cessait de recevoir la question : « est-ce » pour poser la question de l'étant : « qu'est-ce que c'est? » Cette question: « est-ce» ? et non pas « qui est-ce ? » n'est-elle pas celle qui est posée par l'acteur tragique divisé par le masque qu'il porte? Lacan écrivant la lettre « $ » ne fait-il pas entendre ce « est-ce? » Il est intéressant de constater de quelle façon Lacan est conduit à dire, dans le cadre de son dialogue avec Jean Hyppolite (dans les « Ecrits ») qu'il considère que Freud, sans avoir lu Heidegger, avait été conduit par son propre chemin à contester : « La tradition de notre pensée comme issue d'une confusion primordiale de l'être dans l'étant. » À cet égard il dit que Freud « se montre très en avance sur son époque et bien loin d'être en reste avec les aspects les plus récents de la réflexion philosophique » (c'est-à-dire celle d'Heidegger). Quelques lignes plus loin, Lacan évoque que ce qui atteste chez Freud la sortie de cette « confusion primordiale de l'être dans l'étant » est lisible dans son attachement profond aux présocratiques. Je le cite dans les « Ecrits » : « On ne peut manquer d'être frappé par ce qui comparaît constamment dans l'œuvre de Freud d'une proximité de ces problèmes, qui laisse à penser que des références répétées aux doctrines présocratiques ne portent pas le simple témoignage d'un usage discret de notes de lecture (qui serait du reste contraire à la réserve presque mystifiante que Freud observe dans la manifestation de son immense culture), mais bien d'une appréhension proprement métaphysique de problèmes pour lui actualisés. » S'il y a actualisation c'est selon probablement que Freud redonne au mot « phusis » sa signification grecque originaire d'un verbe qui signifiait: « Ce qui pousse à advenir » et qui fut totalement oublié, refoulé par la tradition latine du substantif natura, qui donnera court à l'idée d'une « nature » se manifestant fondamentalement par des mouvements de choses maté150 rielles ; atomes ou électrons. Si Freud trouva dans la phusis présocratique sa notion de pulsion c'est que cette phusis originaire va être l'occasion de l'essor d'une pensée scientifique non mécaniste mais poétique. Indissociablement associée au pouvoir du logos : « Notre seul Dieu », dira-t-il. Que ce soit par une expérience poétique originaire que la phusis en tant que parlante se donne à l'homme renvoie à un processus de donation originaire du logos que Lacan repère ainsi chez Freud. Ce dernier conçoit l'origine de l'être inconscient comme acte d'assomption, acte d'acquiescement originairement langagier nommé Bejahung : un « oui » est donc donné à quelque chose qui précède et qui parle : le logos habitant la phusis. Commentaire de Lacan dans les « Ecrits » : « La Bejahung... n'est rien d'autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s'offrir à la révélation de l'être ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé être. Car c'est bien à ce point reculé que Freud nous porte puisque ce n'est que par après que quoique ce soit pourra y être retrouvé comme étant. » L’expression fondamentale de la phrase, celle par laquelle est établie une séparation radicale de l'être et de l'étant, qui cessent par là d'être confondus, est celle-ci : ce n'est que par après que quoique ce soit pourra être retrouvé comme étant c'est-à-dire comme objet du monde. Ainsi le réel, qui en venant s'offrir à la révélation de l'être et s'exposer à la Bejahung, sera « par après » retrouvé et ne sera donc plus « trouvé » : un voile est donc tombé sur le réel primordial de telle sorte que le « oui » originaire qui a acquiescé à la présence de ce réel primordial ne pourra plus avoir lieu puisque dorénavant ce réel ne sera plus accessible comme présence mais seulement, à travers l'objet, comme re-présence cause du désir : le conflit de la différence ontologique mis ainsi en scène est formalisable de différentes façons: pour Lacan c'est la tension entre la « chose » et l'objet, entre cette signifiance originaire qui, surgissant d'une primordiale intersection réel-symbolique, précède le moi mis en scène par le stade du miroir. Lacan identifie cet ordre symbolique à Thanatos et l'oppose à Éros par lequel l'ordre libidinal est soumis au principe de plaisir. Le voile se déploie ainsi de différentes façons: S1 voile S2, a voile $, le principe de plaisir voile l'au-delà du principe de plaisir. Le point essentiel de la tension Éros-Thanatos, revisité par Lacan, est la mise en place de la catégorie du réel comme impossible : c'est pour autant qu'il est impossible au principe de plaisir de prendre en charge tout ce qui a été assumé par le oui originaire de la Bejahung que demeure un au-delà, au delà du principe de plaisir, à jamais voilé. 151 Le dualisme freudien nous pose une question : en opposant à ce qui est « là », accessible au désir sexuel, ce qui est « au-delà » du sexuel, il ne donne pas véritablement à penser s'il y a, ou pas, une continuité entre ce qui se dévoile comme objet représenté pour Éros et ce qui s'est voilé par Thanatos. La possibilité de penser cette continuité est offerte par Héraclite à travers cette sentence célèbre « phusis kruptesthai philei ». À la traduction latine traditionnelle qui substantive la nature : la nature (phusis) aime (philei) à se cacher (kruptcsthai), il est possible d’opposer la plus grande richesse sémantique du grec pour lequel phusis n'est pas une substance mais un verbe signifiant « ce qui fait apparaître » de telle sorte que l'énigme suivante se trouve formulée : ce qui fait apparaître aime ce qui fait disparaître. Par cette traduction le conflit Éros (ce qui fait apparaître) / Thanatos (ce qui fait disparaître) est soustrait à son dualisme par l'intermédiaire du verbe philei - aimer- signifiant que c'est un même mouvement qui aime ce qui fait apparaître (l'objet) et ce qui fait disparaître (le symbolique), ce qui dévoile et ce qui voile. S'il s'agit d'un même mouvement nous dirons que le dévoilé aime le voilement en montrant le mystère. N’est ce pas cela la démarche de l'art ? elle s'oppose à celle de la science dont nous dirons qu'inversement ce qui est dévoilé par la raison n'aime pas, ne respecte pas, ce que voile la nature. Ce double mouvement est éloquemment mis en scène par les mythes grecs qui opposent les démarches contradictoires de Prométhée et d'Orphée envers les secrets de la nature. Si Prométhée est le père de l'esprit prométhéen des lumières c'est qu'il a arraché par la ruse à Zeus, qui voulait se réserver le secret du feu et des forces de la nature, son secret afin de le révéler à l'homme. Il enseigna à cet homme l'utilisation des procédés techniques permettant par l'invention de la mécanique de ruser avec la nature grâce à des instruments fabriqués par l'homme, des machines obtenant des résultats semblant contraires au cours de la nature : soulever des poids énormes, lancer des objets à grande distance. Cette notion de ruse et de violence faite à la nature, qui apparaît dans le mot même de « mécanique » (mechané signifie « ruse ») aboutira quelques siècles plus tard, avec l'apparition de la science expérimentale, à une attitude dans laquelle l'expérimentateur de la Renaissance et des Lumières va engager avec la nature une relation nouvelle : en cessant d'être le lieu de cette phusis qui demeurait respectée chez les mécaniciens grecs, elle va devenir, dans l'expérimentation scientifique, une chose à maîtriser désormais dénuée de respectabilité. 152 La nouveauté du développement de la physique moderne tient à ce que la phusis cesse d'être logos poème de l'univers : en cessant d'être perçue comme elle l'était par les anciens - comme cause d'étonnement permanent, de terreur sacrée devant l'énigme de l'existence, elle choit comme un lieu qui déserté par le poétique devient machine dont la raison peut rendre compte. Que la découverte de l'équation mathématique soit fondatrice pour la science est une chose; autre chose est le type de subjectivité que cette évolution induit chez le nouveau scientifique chez lequel le type de maîtrise qu'autorise la mathématisation exclut la relation d'amour de transfert sur le réel. De ce désamour, les propos de Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais et fondateur de la science expérimentale moderne, évoque la façon dont désormais les secrets de la nature peuvent être traités selon des procédés judiciaires n'excluant pas la torture: « Les secrets de la nature, dit-il, se révèlent plutôt sous la torture des expériences que lorsqu'ils suivent leur cours naturel. » dit il dans son ouvrage de 1620 intitulé : « Nouvel Organum » (Livre 1). Si l'on songe qu'à cette même époque des femmes nommées sorcières étaient torturées pour avouer leurs secrets diaboliques, nous mesurons la structure des fantasmes masculins des maîtres de la nature féminine. Il faut aussi à ce point évoquer la façon dont la raison, selon Kant, doit se comporter à l'égard de la nature : « Non pas comme un écolier qui dira tout ce qui plaît au maître mais comme un juge en fonction, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. » dit il dans « Critique de la raison pure. » Et la formule célèbre de Cuvier : « L’observateur écoute la nature, l'expérimentateur la soumet à un interrogatoire et la force à se dévoiler. » Ce vocabulaire où il s'agit de « forcer » la nature, de la « soumettre » à un interrogatoire, évoque l'inquisition. Il est important de repérer que l'attachement de Freud pour les sciences de la nature est un attachement par lequel son approche scientifique, prométhéenne, du réel, est limitée, comme chez Léonard, par son rapport esthétique au réel ; par ces maîtres que furent pour lui Empédocle, Léonard et Goethe il sut apprendre ce que par ailleurs son expérience d'inventeur lui enseigna : ce qu'était l'amour de transfert entre Éros et Thanatos et qu'on pourrait ainsi traduire du point de vue psychanalytique : par le désir pour l'objet désirable fini le sujet désirant est renvoyé, transféré, à l'amour d'un point au-delà du principe de plaisir qui est source d'un flux infini. C’est ce point au-delà, aussi bien impossible à atteindre par la raison que par la jouissance sexuelle, qui s'ouvre comme non inaccessible à l'expérience esthétique. Cette tout autre voie est celle que nous évoquons comme ouverte par Orphée. 153 Voie par laquelle il ne s'agit plus de forcer irrespectueusement la nature mais de pénétrer ses secrets en considérant qu'en tant que phusis elle est un poème déchiffrable par le poète. Ou bien elle est habitée par un logos qui se fait entendre ou bien elle se montre au regard par des hiéroglyphes ou bien elle est un poème structuré par des mots ou bien elle est le lieu d'une signature visible lisible qui par des signes hiéroglyphiques met en évidence une essence se donnant à la contemplation d'un Goethe. Elle se fait ainsi entendre à Orphée, qui par l'harmonie de sa lyre parlait aux arbres qu'il faisait danser. Elle se fait entendre à Pythagore en lui révélant, à travers la vibration harmonique des sons, que l'existence de la tierce, de la quinte, de la septième et de l'octave apprend que l'univers est structuré mathématiquement par des nombres. Elle se fait lire par Léonard qui découvre que la décomposition de la lumière en couleurs permet de penser ce qu'est l'ombre. Elle fait dire à Kant que pour concevoir le réel sublime de l'océan il ne faut pas le regarder dans la perspective de la météorologie mais dans celle de la contemplation poétique. Nous savons que Freud fut amené à décider de renoncer à des études de philosophie car; après avoir entendu une conférence sur l'hymne à la nature de Goethe, il décida de faire des études de médecine. Par ce modèle que fut Goethe, Freud reçut l'idée que la nature n'était pas réductible à un mécanisme car demeurait un mystère (Éros - Thanatos) dont les nombres ne rendaient pas raison. Nul doute qu'il ne fut enseigné par le livre de Goethe sur la « métamorphose des plantes », où l'auteur emploie le terme de « trieb-pulsion » pour évoquer l'énigmatique mouvement présidant au savoir intime conduisant une plante à se métamorphoser. Aucun romantique ne fut plus près de la conception d'Héraclite d'une phusis radicalement voilée, par un voile qui ne cache mais révèle à travers des hiéroglyphes qu'il trouva dans le mouvement des plantes. À sa façon il nomma ce réel mystérieux « l'inexplorable ». On pourrait ainsi opposer le regard scientifique au regard de l'artiste : le regard de la science fait appel à un mode de lumière qui fait disparaître le secret qui était caché à la raison alors qu'avec le regard du peintre, la lumière ne fait pas disparaître le secret mais le manifeste au contraire en toute clarté. Je conclurai sur le regard de Freud : si la clarté scientifique ne l'empêcha pas de regarder ce que la raison prométhéenne, seule, ne peut pas voir c'est que son expérience de la phusis le prédisposait à entendre, dans le même temps, que derrière ce que disait Éros, le dieu Logos 154 poussait Thanatos à creuser le mystère d'un réel que seule l'expérience esthétique peut entrevoir. 155 III / 4 – Sur la vérité, le réel, la science et l’art Un des intérêts de l'étude épistémologique des sciences c'est de mettre en évidence la métaphysique des a priori subjectifs qui guident l'expérimentation scientifique. Autrement dit, elle permet de mettre en évidence les « a priori » formalisés en axiomes, auxquels la science s'identifie à tel ou tel moment de son histoire. La science avance lorsqu'elle met en doute la certitude de ses « a priori ». Ainsi, on peut dire que la créativité du scientifique est à l'œuvre lorsqu 'il réussit une désidentification. Réussir une désidentification n'équivaut pas à faire abstraction de toute subjectivité car ce sont toujours des a priori subjectifs qui guident les nouvelles théories. Les théories qui précèdent l'expérimentation scientifique actuelle sont des fictions mathématiques. Ces fictions appelées « models » ou « configurations », sont l'espace imaginé par le scientifique. C'est dans cet espace imaginaire qu'il se représente le réel et qu'il réfléchit. Autrement dit, c'est par l'intermédiaire de la représentation (la fiction) qu'on détermine les relations du noumène et du phénomène. Cet espace imaginaire étant la transposition de l'espace réel, on peut déduire que les fictions mathématiques ont une structure métaphorique. Cette identité de structure ne gomme pas, évidement, les différences qui existent par ailleurs entre la fiction mathématique et la fiction mythique ou mystique par exemple. Du fait que c'est à travers le langage mathématique (système symbolique) qu'on appréhende le réel et que ses fictions font appel à l'imaginaire, on peut conclure que l'objet de la science n'est pas un réel pur, mais qu'il résulte d'un nouage entre le réel, le symbolique et l'imaginaire. On peut également conclure que la fiction n'est pas ce qui s'oppose au réel et à la raison. Elle est ce à travers quoi la raison appréhende le réel. Or, c'est peut-être ça qui est difficile à supporter pour le sujet, qu'il soit scientifique ou non, à savoir que la vérité ait toujours une structure de fiction. En tout cas, ce qui est remarquable c'est la facilité avec laquelle on oublie ce que la science doit au symbolique et à l'imaginaire. Cet oubli se traduit par une rhétorique, qui en revendiquant une objectivité absolue ne retient comme objet de la science que le réel, assimilé à la vérité. Or, le réel n'est pas synonyme de vérité. Ce qui est vrai ou faux c'est la fiction théorique qui permet d'en rendre compte. Cette rhétorique (à ne pas confondre avec le discours scientifique) oublie également que le signifiant « science » est loin d'être univoque et que la science est loin d'être unifiée. Or 156 l'histoire des sciences est un cimetière d'erreurs. Ne faut-il pas conclure que les oublis de la science s'expliquent par le fait que le sujet a du mal à renoncer à un garant de vérité absolue? Le garant et la loi du Nom-du-Père Dans les sociétés monothéistes, le sujet se soutient d'une parole: « Au commencement était le verbe. » Le verbe de cet être transcendant est garant de vérité. L’ordre social des sociétés religieuses est basé sur l'autorité des pères. Le pater familias et les pères de la patrie sont supposés dire le bien et le faire respecter. Dans ce sens, on peut dire qu'ils sont les maîtres chargés de transmettre une éthique qui trouve son fondement dans la Loi transmise par la parole du Père Suprême. Lorsqu'on proclame la mort de Dieu et qu'on détrône les maîtres, la place du garant devient vide. Or, cette place à peine vide, les héritiers de la Révolution et du siècle des Lumières s'empressent d'introniser le réel et la raison comme les nouveaux garants de la vérité qui fait loi. Par cette substitution à la parole, le réel et la raison deviennent les seuls objets dignes de foi. Avec leur devise: « liberté, égalité, fraternité », les droits de l'homme constituent, certes, une désaliénation par rapport au despotisme des maîtres (qui ne se contentaient pas de transmettre une éthique). Mais on peut se demander si cette égalité fraternelle (entre pairs) et cette liberté, qui ne trouve sa limite que là où elle nuit à la liberté d'autrui (article n° 4 de la Constitution), n'ont pas oblitéré une limite qui fait loi pour l'être parlant, quelle que soit l'instance qui la transmet. Cette limite est ce que Lacan appelle la « Loi du Nom-du-Père ». Comme je vais le développer maintenant, cette loi est ce par quoi il est signifié au sujet son « in-complétude » du fait qu'il ne peut s'appréhender qu'à travers le langage. « Le sujet est l'effet du signifiant. » Cet aphorisme lacanien va à l'encontre de la théorie aristotélicienne pour qui parler d'une chose équivaut à dire ce qu'elle est. Or, une fois qu'on a dit ce qu'elle est, on ne peut pas affirmer le contraire. Cette logique s'appuie sur l'existence de substances premières avec des 157 propriétés et des accidents. Le langage étant ce qui en donne la signification. Appliquant cette logique au sujet, on pourrait dire que le langage dit ce qu'est le sujet, considéré comme substance première. Or, en affirmant que le sujet est l'effet du signifiant, Lacan dit le contraire, à savoir: « Au commencement est le verbe et non le sujet. » Le langage, loin de traduire l'ordre de la réalité, génère des ordres. Ainsi lorsqu'on situe un objet réel dans le temps et dans l'espace, on le saisit à travers un ordre symbolique qui résulte d'une convention du langage. Exemple : on peut situer un événement selon le calendrier grégorien, selon le calendrier de la Révolution, ou selon l'hégire musulmane. Mais quelle que soit la convention de l'ordre symbolique, on ne peut appréhender le réel qu'à travers le symbolique. Cela implique que l'ensemble des signifiants qui constituent l'ordre symbolique ne saisit l'objet réel qu'à travers un ensemble de relations qui l'ordonnent dans une structure. Si on prend la structure familiale on dira par exemple que tel sujet est le fils d'un tel et le père d'un tel autre. Le signifiant fils ne se définit que par rapport au signifiant père et vice versa. Contrairement donc aux postulats d'Aristote, la théorie lacanienne postule que le signifiant, loin de refléter la signification, ne fait que renvoyer à d'autres signifiants. Le sujet étant, du coup, non pas une substance première, mais l'effet d'un ensemble de relations signifiantes. On reconnaîtra dans cette définition du signifiant une identité de structure avec la lettre de la science moderne. Or la lettre ne saisit pas le réel dans son essence, mais par son rôle dans les compositions où elle s'intègre. Or, comme Lacan nous l’a montré, tout système symbolique pose des limites hors desquelles un réel subsiste. Autrement dit, et pour en revenir au sujet, si celui-ci ne peut être appréhendé que par le langage, le langage est impuissant à le signifier totalement. On peut donc conclure que le langage marque le sujet du sceau d'incomplétude. De ce fait le sujet est divisé entre le savoir que le langage lui permet d'appréhender et un réel dont la vérité lui échappe irrémédiablement. Le « mal-être » du sujet est dû à cette division originée par le langage. Du fait que le signifiant, loin de dire ce qu'est le sujet, ne fait que le représenter par rapport à un autre signifiant, on peut déduire que le signifiant dérobe l'être du sujet. Pour Lacan, l'être est le réel venu au jour de la symbolisation, alors que le réel représente le point où l'être s'y dérobe. C’est cette dérobade qui est difficile à supporter pour le sujet qui cherche à « se » retrouver dans une signification première qui le constituerait comme une totalité. Toujours d'après 158 Lacan, le vice réside donc dans une pensée obnubilée par l'étant au mépris du signifiant. Cette pensée obnubilée (la conscience) se soutient du refoulement originaire, qui est l'oubli du point où l'être se dérobe (le trou dû à l'absence de signification première). Cet oubli est de même nature que l'oubli de la science. Ce qui fait dire à Lacan que le sujet de la psychanalyse (le sujet effet du langage) est le sujet de la science. Par le refoulement originaire, le sujet oublie que le signifiant qui le saisit ne le saisit que comme une altérité dans un ensemble d'altérités. Par cet oubli d'altérité, le sujet s'identifie au signifiant qui revêt, comme la lettre, un caractère d'immutabilité. Or, cet oubli ne se laisse pas oublier tout à fait. Le sujet sait, tout en voulant l'ignorer, qu'il n'est pas que le signifiant auquel il s'est identifié, mais qu'il est autre infiniment. L’inconscient, qui résulte de cette division du sujet, se trouve ainsi assumer les fonctions de l'infini. Lacan compare le sujet de l'inconscient au « Je » du cogito cartésien: « Je pense donc j'existe ». Ce « Je » ne se sent exister que lorsqu'il « se » saisit dans l'acte de penser, en dehors du contenu de la pensée. En ce sens il est comparable au sujet de l'inconscient qui ne se saisit que comme sujet de l'énonciation, en dehors de la signification de ce qu'il énonce. Autrement dit, ce « Je » ne se sent exister que lorsqu'il suspend tout savoir. On peut donc dire que, plus qu'irrationnel, le sujet de l'inconscient existe en marge de la raison et du savoir. La loi du Nom-du-Père a comme fonction de signifier la limite intrinsèque au savoir. Cette limite se transmet à travers l'interdiction de l'inceste. La mère est la première image à laquelle le sujet s'identifie, en tant qu'elle est supposée détenir les signifiants d'un savoir absolu. Par la limite imposée à la liberté de jouir de la mère, le père met une limite à la connaissance : « Tu ne connaîtras pas la femme (qu'est ta mère). » Lacan formalisera plus tard cette interdiction en écrivant: « La (barré) Femme n'existe pas. » En barrant l'article (La) qui définit l'Universel, cette écriture rend compte de la béance entre le réel qu'on veut connaître et le symbolique qui nous barre l'accès immédiat à ce réel, impossible à connaître totalement. C'est donc par l'inscription de ce barrage, par la « légifération » de cette limite infranchissable, que l'interdiction de l'inceste signifie l'incomplétude du savoir maternel, comme de tout savoir. Or, si cette limite est difficile à supporter, elle est néanmoins libératrice. C'est-à-dire que si le sujet est l'effet du signifiant, tout signifiant porte injure au sujet. Le signifiant de la 159 prédication (Je suis ceci ou cela) porte injure au sujet, parce qu'en le dé-finissant, il l'aliène. Les signifiants de la prédication (les « valeurs » auxquelles le sujet s'identifie) insèrent, en effet, le sujet dans le discours du maître. Le nom transmis par le père n'est pas prédicatif. En tant qu'il ne dé-finit pas le sujet, il fait contrepoids à la prédication injuriante. En l'identifiant, sans le définir, le Nom-du-Père signifie au sujet : tu n'es pas que « ça » (l’objet du discours du maître), tu es « Un » autre. En interdisant au sujet de faire de sa mère sa maîtresse, le Nom-du-Père desserre donc les « liens » de l'aliénation et ouvre un espace de liberté : celui de l'altérité in-finie de la signifiance (la signifiance est infinie, parce qu'un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant, sans qu'aucune signification dernière ne l'arrête). Mais la liberté ainsi acquise trouve sa limite dans le langage lui-même. Autrement dit, si le sujet peut se libérer du discours des maîtres, il ne peut pas, en revanche, s'affranchir de la « limite » à la connaissance du réel imposée par le symbolique. N'est-ce pas parce que les droits de l'homme oblitèrent cette limite que les héritiers de la nouvelle alliance font du réel et de la raison les nouveaux maîtres détenteurs d'une vérité sans limite? Si la « Loi du Nom-du-Père » desserre les liens du conformisme au discours du maître, ce n'est que par la loi d'altérité qui s'y transmet. Souligner la nécessité de cette loi, ce n'est donc pas faire l'apologie de l'autoritarisme des pères, puisque c'est précisément lorsque le père réel tient un discours de maître qu'il s'oppose à la transmission de cette loi. Le père n'est pas, par ailleurs, la seule instance susceptible de la transmettre. Souligner la nécessité de cette loi libératrice c'est mettre en garde sur les dangers encourus par le sujet lorsqu'il l'oublie. Lorsqu'on oublie cette loi - qui signifie la limite intrinsèque à la connaissance - le savoir devient totalitaire et la parole qui n'est pas assujettie à ce savoir n'a plus « droit » de cité. Le totalitarisme interdit, en effet, l'altérité. Or, n'est-ce pas de ce totalitarisme que s'enrobe le savoir de la science contemporaine? Faut-il dès lors conclure que le sujet a du mal à se passer d'un maître, malgré sa mise à mort récurrente? Telle semble être, en effet, la tragédie de l'être parlant. Le « mal-être » qui résulte de la division originée par le langage se traduit d'un côté par la recherche d'un « savoir » (un discours de maître), supposé combler le manque de « sens » 160 originel, et d'un autre côté par la révolte contre ce sens qui aliène. Comment sortir de ce conflit, qui ne peut pas être résolu par les diverses luttes de classes, puisque la lutte se livre à l'intérieur du sujet lui-même et que l'ennemi de classe numéro un c'est le Signifiant injuriant ? Ce conflit ne trouve d'issue que lorsque le sujet renonce au sens. Plus précisément, le sujet ne peut s'affranchir du totalitarisme du discours des maîtres que lorsqu'il renonce à « se » retrouver dans un « sens » ou dans un « savoir » qui le dé-finirait totalement. Renoncer au sens ou au savoir totalitaire c'est donner droit de cité à ce qui chez le sujet reste indéfinissable ou in-finiment autre. L’infini et la création Dans les sociétés monothéistes, le Père de la Création instaure l'ordre symbolique (Les dix commandements étant, comme le montre Lacan, les lois de la parole). Il est aussi celui qui métaphorise l'infini. L’inconscient étant le lieu de l'infini, on peut conclure que Dieu est inconscient. De même on peut conclure que l'âme (étant ce qui s'apparente à Dieu) est la fiction métaphorique à travers laquelle le sujet exprime son désir de ne pas être réduit aux déterminations de la contingence, comme aux déterminations du prédicat. Lorsqu'on proclame la mort de Dieu, la fiction de l'âme perd sa transcendance et devient une fiction trompeuse, disqualifiant ainsi le désir d'infini qui l'animait. L’accès au réel sans la médiation de la fiction est une revendication fréquente de l'art contemporain. Cette revendication se soutient de l'illusion d'un réel pur dans lequel le sujet se réaliserait totalement. Or, cette « réel-isation » aboutit soit à une sidération muette du sujet, soit à la monstration d'un réel qui porte inscrite la marque du fantasme (voir le sadomasochisme de certains happenings ou de l'art corporel). On a vu également que la science contemporaine oublie facilement sa dette envers le symbolique et sa dépendance envers l'imaginaire. Cet oubli est encore plus flagrant dans les neurosciences ou les sciences biologiques, lorsqu'elles réduisent le sujet au réel des neurones, ou au réel des gènes. Il est amusant de constater que cette réduction ne fait que substituer au « Tout est écrit dans les astres » un « Tout est écrit dans les gènes ». À chaque époque son maître ! Au vu de ce qui précède on peut donc constater que, contrairement aux sociétés 161 théocratiques, ce qui fait le dénominateur commun de la société contemporaine c'est la foi en un réel pur garant de vérité absolue et, par voie de conséquence, la survalorisation du réel au détriment de la parole (et donc de la fiction métaphorique). Pour le réaliste contemporain il n'y a plus de « fruit interdit ». Se sentant libéré de cet interdit, il oublie la limite imposée par le symbolique. Or dans l'absence de cette limite le savoir devient totalitaire. Et c'est ainsi que le réaliste contemporain, affranchi imaginairement de la limite du symbolique, se laisse assujettir par le savoir de la science, devenu totalitaire. Face à ce totalitarisme, le sujet n'a plus son « mot à dire ». On peut alors se demander si, comme notre époque aime à le croire, le « réalisme » représente un progrès de liberté, de vérité et de jouissance pour le sujet, ou bien s’il ne fait que substituer un discours de maître à un autre? Il ne s'agit pas, évidemment, de contester les progrès bénéfiques du savoir scientifique, mais de souligner comment la rhétorique qui fait de ce progrès un savoir totalitaire porte atteinte à la liberté de la parole « singulière » (celle qui est inassujettissable). Lorsque cette parole est atteinte, le sujet se laisse facilement noyer, comme Narcisse, dans l'image que lui offre le réel de son corps. N'est-ce pas ce narcissisme qui est mis en scène par certaines « exhibitions » de l'art contemporain? La parole inassujettissable est celle qui se reconnaît dans la « fiction » spirituelle lorsqu'elle aspire à l'infini, mais aussi dans la « fiction » artistique, lorsqu'elle ne se noie pas dans le réel. Cette parole est également celle qui cherche à se faire reconnaître à travers et au-delà de la « fiction » du symptôme. Le symptôme met en scène l'objet fantasmatique supposé combler le manque originel. Or, loin d'apporter la satisfaction escomptée, la rencontre de l'objet fantasmatique provoque la souffrance. Si cette rencontre est insatisfaisante c'est parce qu'elle se soutient de l'illusion d'une complétude qui n'est qu'une « Un-satisfaction ». Cet « Un » de la satisfaction recherchée par le fantasme, c'est, en effet, le « Un » de la totalité qui s'oppose au « Un » de l'altérité (du désir d'infini). Le désir fantasmatique se soutient d'un « objet » métonymique qui se caractérise par sa fixité. En revanche le désir d'in-fini fait appel à la « fiction », en tant que lieu de la signifiance métaphorique, c'est-à-dire le lieu où le signifiant, loin de se réduire à une signification précise, ou à une réalité dé-finie, se révèle dans son pouvoir de devenir « autre » infiniment. Autrement dit, ce qui oppose ce désir d'altérité au désir totalisant et totalitaire du fantasme 162 c'est que ce dernier débouche sur une « répétition », alors que le premier amène à une « recréation ». Or, c'est précisément ce pouvoir re-créatif du signifiant qu'oblitère le réalisme, lorsqu'il réduit la fiction à une erreur. Reconnaître un pouvoir re-créatif au signifiant (la poïesis) c'est reconnaître que si le langage est incapable de dire toute la vérité, si en l'aliénant, il dérobe l'être du sujet, le signifiant, par son pouvoir métaphorique infini, est aussi ce grâce à quoi le sujet peut retrouver un peu de liberté, en faisant de sa trace originelle (assujettissement au signifiant) un trait original (une parole singulière). Reconnaître un pouvoir créatif au signifiant c'est, également, lui reconnaître une transcendance. Cette reconnaissance est celle qui s'exprime à travers l'aphorisme lacanien : « Le sujet est l'effet du signifiant ». Dire que le signifiant « cause » le sujet (le crée) implique que s'il n'y a pas de garant de la parole vraie, c'est néanmoins par la parole que le sujet peut appréhender la vérité de ce qui l'a constitué comme sujet désirant, ce qu'on appelle la « traversée du fantasme ». Je laisse Picasso conclure en rappelant ses propos sur la création artistique : « Ce n'est pas un processus esthétique, c'est une forme de magie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j'ai compris cela, je sus que j'avais trouvé mon chemin ». 163 Conclusion Par le « binôme » paradoxal, acteur/personnage, le comédien est un exemple illustrant quelque chose de l’ordre de la division du sujet de l’inconscient. Le métier d'acteur permettrait-il de poursuivre dans la phase adulte de la vie ce jeu indispensable aux enfants, qui consiste à se doter pour un temps d'identités d'emprunt. Ainsi les acteurs de poursuivre une patiente recherche sur la ligne de partage entre identité(s) et altérité? En effet, chaque fois que l’acteur incarne un personnage, il est partagé entre sa propre réalité et sa proximité avec la « vérité » de cet « être de parole » il ramène alors chacun vers sa propre division subjective. De par sa propre position en tant que sujet divisé aussi bien que dans ses rapports à l’autre, le spectateur. Au-delà de l’évidente dimension de catharsis, de « purification des affects » pour reprendre l’expression de Freud dans « Personnages psychopathiques à la scène » ces deux pratiques, celle du comédien et celle de l’analyste (de l’analysant ?) me paraissent être celles qui, dans les liens sociaux, dans les rapports d’intra et d’intersubjectivité, peuvent le mieux refléter et soutenir la condition de l’homme, ou plus précisément celle de l’être parlant, du « parlêtre » de Lacan, sous sa forme essentiellement paradoxale et fondamentalement divisé. Le comédien, parlêtre paradoxal et divisé. Mais est-ce une condition absolue que de résoudre le paradoxe de Diderot du « être ou ne pas être sensible, vrai, ressentir ou ne pas ressentir » ou de s’engager dans l’éthique de la transmission d’un message esthétique ou idéologique pour que l’acteur trouve du sens ainsi qu’une efficacité à sa pratique?, en effet ne lui faut il pas juste communiquer une sensation de réalité au spectateur, ou comme le dit Lacan dans Télévision « bon heur de n’avoir qu’à chatouiller la vérité pour faire honneur à sa position »? « Ce que le public réclame, c'est l'image de la passion, non la passion elle-même » nous dit Roland Barthes dans ses « Mythologies ». 164 Une forme de paradigme du sujet de l’inconscient semble pouvoir être dégagé de la pratique de l’acteur, pour autant que cette pratique s’organise en fonction des mots d’un autre, de l’auteur et du personnage en l’occurrence, celui-ci finalement ne fonctionnant autrement que comme un effet de langage. En effet c’est dans sa propre expérience subjective, et dans ses rapports à l’inconscient que le comédien pourra trouver une source sans limite pour son travail artistique et sa recherche créative. C’est, je le crois, en explorant les signifiants dont il est le sujet, en s’approchant d’une destinée que lui conditionne son inconscient, lui, la marionnette de ce dernier, qu’il sera le plus apte à identifier les signifiants clés qui déterminent les personnages qu’il interprète. En même temps, nous pouvons déjà repérer que c’est à travers le personnage et le texte que l’Autre du langage nous parle et que donc tout discours à propos du comédien nous conduira éventuellement vers la définition lacanienne du désir de l’homme, et en l’occurrence, du désir du comédien, comme étant « le désir de l’Autre ». Parlant de son métier Michel Piccoli a déclaré: « Ce qui m'amuse maintenant, à soixante-huit ans, c'est me manipuler moi-même, devenir mon propre marionnettiste ». Une remarque au passage sur cette citation qui me semble souligner à quel point l'acteur, de nos jours, est sous le contrôle des metteurs en scène et combien ceux-ci, d'interprétation en suggestion, le dirigent véritablement. Mais surtout; faut-il comprendre que jusqu'à soixante huit ans, une personne telle que Michel Piccoli ait trouvé de l' « amusement » à se plier à la direction d'acteurs, à une forme de désir de l’Autre? Réflexions… Quel risque place donc l'acteur le plus expérimenté, le plus flexible, en situation d'éprouver tout à trac cette peur que déclenche d'ordinaire la conscience d'un grave danger ? Peut-être n'est-il rien de plus angoissant que la peur d'être trahi par sa mémoire et donc joué par son inconscient? Peut-être n'est-il rien de plus intimidant que le regard des autres, ce miroir qui peut dire quelque chose comme "vous êtes la plus belle, ma reine, mais Blanche-Neige est mille fois plus belle que vous." Pourrait on dire alors, d’une certaine manière qu’un acteur recherche les situations favorables tant aux blessures narcissiques qu'à leur réparation? 165 Pourquoi dès lors ne pas concevoir la représentation théâtrale comme une des tentatives les plus élaborées d'intercommunication psychique. Au demeurant pourrait-on vivre sans tenir quelque rôle? En effet, toute communication entre les hommes n'est-elle pas analysable en termes de représentation? Les communications « sociales et affectives » ne relèvent elles pas de cette interaction humaine désignée comme théâtre, lieu, scène de la représentation et du jeu? Le théâtre n'est pas un vain embellissement de la théorie, ni même seulement une habile métaphore de l'appareil psychique, mais bien le lieu où la psychanalyse peut approcher ce qui, dans la clinique ne cesse de s’échapper. Comme du rêve, du mot d'esprit ou du lapsus, la psychanalyse a, sinon tout, beaucoup apprendre du théâtre ! 166 Bibliographie Sigmund FREUD Personnages psychopathiques à la scène, 1905-1906, in « Résultats, idées, problèmes » tome I (p. 123/129) PUF, 1984 L’avenir d’une illusion, 1927, PUF, 1995 Le Fétichisme, 1927 in La vie sexuelle, PUF, 1969 Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905 (texte original), Gallimard, (Follio essais), 1988 Le Moi et le Ça, 1923, in Essais de psychanalyse, Éditions Payot, 1981 Psychologie des foules et analyse du moi, 1921, in « Essais de psychanalyse » Payot 1981 Psychopathologie de la vie quotidienne, 1901 – Gallimard, 1997 L'interprétation des rêves, 1900, in Œuvres complètes, volume IV PUF Pour introduire le narcissisme, 1914, in La vie sexuelle, PUF 1969 Au-delà du principe de plaisir, 1920 - Œuvres complètes, volume XV (p.273/337), PUF Totem et tabou, 1913, Payot, 1968 La disparition du complexe d’Œdipe, 1924 in La vie sexuelle PUF 1969 Malaise dans la Civilisation, 1930 – PUF, 1971 Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique, 1916, in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1933 Considérations actuelles sur la guerre et la sur la mort, 1915, in Essais de psychanalyse, Éditions Payot, 1981 Les fantasmes hystériques et la bisexualité, 1908, in Névrose, psychose et perversion, 1973 (p.154) Deuil et mélancolie, 1915, in Oeuvres Complètes de Freud /Psychanalyse vol 13, PUF, 1988. (pp. 260-280) Pulsions et destin des pulsions, 1915, in Œuvres Complètes Vol. XIII, PUF, 2005 Trois Essais sur la théorie de la sexualité, 1905 – Gallimard, 1962 Lettres à Wilhelm Fliess - 1887- 1904, PUF, 2006 L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard Folio, 1985 Correspondance 1873 – 1939, Gallimard, 1979 Remarques sur l’amour de transfert, 1915 in Oeuvres complètes, Livre 12, PUF, 2005 Jacques LACAN Ecrits, Editions du Seuil, 1966 La Signification du phallus – 1958 in Ecrits, (p. 685/696), Seuil, 1966 Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien, 1960, in Écrits (p.793/828), 1966 Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953, in Ecrits, Seuil, 1966 (p.303-304) Autres écrits Editions du Seuil, 2001, Télévision, 1974, in Autres Ecrits, Seuil, 2001 Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Ecrits, 1973, in Autres Ecrits, Seuil, 2001 167 Le désir et son interprétation, Séminaire livre VI (Etude d’Hamlet in Ornicar, N°24,25, 26, 27), 1981-1982 L’éthique de la psychanalyse - Séminaire Livre VII - Seuil - 1960 Les Formations de l'inconscient - Séminaire Livre V - Seuil - 1957-58 Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse - Séminaire Livre II - Seuil – 1954/55 - « introduction du grand Autre » (p.275/288) L'Identification - Séminaire Livre IX (1961-62) Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse - Séminaire Livre XI - Seuil - 1964, Le transfert Séminaire Livre VIII, - Seuil - 1960/61 La relation d'objet - Séminaire Livre IV –Seuil - 1956-57 Encore – Séminaire Livre XX– Seuil - 1972-1973 L'acte psychanalytique - Séminaire Livre XV - 1967-68 La Logique du fantasme - Séminaire Livre XIV – (1966-67) François Regnault Théâtre-Equinoxes, Actes Sud, 2001 Théâtre-Solstices, Actes Sud, 2002 Conférences d’esthétique lacanienne, Agalma/Seuil, 1997 Dickens, le théâtre et la psychanalyse, in Ornicar, 1979, N°17/18 (p231) Y a-t-il des rapports sexuels au théâtre ?, Lettre mensuelle, 07/2008, N°270 Molière et son désir, Lettre mensuelle 02/1999, N°176 (p1-4) Le facteur beauté, Lettre mensuelle, 02/1993, N°116, (p43) Nouvelle lecture de la poétique d’Aristote, in L’Ane, 1981, 1 (p5) Passions dantesques, La Cause freudienne, 10/2004 (p128-146) Ernest Jones - The Œdipe complex : An explanation of Hamlet mystery, in journal of american psychology, 1910 William Shakespeare, Hamlet, 1603-1604, Gallimard – Folioplus, 2002 Sophocle, Œdipe Roi, 430/425 av. 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Vivès) Théâtre et psychanalyse, Editions Erès 2006 Platon, République (Livre III), Flammarion, 2002 Rémond de Sainte Albine, Le comédien, 1747 169