Louis Jouvet, Molière et la comédie classique

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Université Paris 8 - Saint Denis
Département de Psychanalyse
Théâtre et psychanalyse
Quand le théâtre enseigne à la psychanalyse
Master 2
Directeur de recherche : Monsieur Gérard Wajcman
Travail présenté par Laurent Borrel
Carte Etudiant N°231567
Option Recherche Master de psychanalyse
Domaine : Sciences Humaines et Sciences Sociales
Ecole Doctorale Pratiques et Théories du Sens
Année 2008/2009
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Sommaire
Introduction…………………………………………………………………………….. 3
I - La psychanalyse face au théâtre……………………………………………………. 07
I / 1 - Une éthique pour le comédien……………………………………………………07
I / 1. a - Dionysos : La naissance de l’acteur…………………………………......... 07
I / 1. b - Présentation (générale et définitions)……………………………...............09
I / 1. c - Ethique du théâtre, art de l’acteur…………………………….…….......... 12
I / 1. d - L’identification, l’hypothèse de l’inconscient…………………................ 15
I / 1. e – La théorie de la sensibilité chez Diderot……………………………......... 19
I / 2 - Freud et Lacan devant l’acteur…………………………………………………. 29
I / 2. a - Freud, Lacan face au théâtre et au comédien……………………………. 29
I / 2. b - Le retournement lacanien……………………………………………...... 37
I / 2. c - Une psychopathologie de l’acteur ?............................................................. 43
I / 3 - L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre…………………………………….. 46
I / 3. a - La métaphore théâtrale de l’inconscient………………………….............. 46
I / 3. b - La névrose théâtrale…………………………………………………........ 50
I / 3. c - Poétique théâtrale et esthétique freudienne…………………………......... 59
II - L’enseignement du théâtre à la psychanalyse…………………………………….. 69
II / 1 - Hamlet nous enseigne la structure du désir du sujet…………………………. 69
Lecture d’Hamlet à la lumière des principaux concepts psychanalytiques freudiens et
lacaniens
II / 1. a - Présentation……………………………………………………………… 69
II / 1. b - Le Désir de la Mère……………………………………………………… 79
II / 1. c - Il n’y a pas d’Autre de l’Autre (Une vérité sans vérité) ……………........ 87
II / 1. d - Ophélie ; Hamlet et l’objet………………………………………………. 92
II / 1. e - Le désir, l’objet et le deuil……………………………………………….. 99
II / 1. f - Derrière l’objet disparu, le phallus par éclair……………………….......... 106
II / 2 - Sexualité, sexuation, perversion et théâtre……………………………………..114
II / 2. a - Les hommes et La femme sur le théâtre………………………………… 114
II / 2. b - Théâtre, sexuation et perversion……………………………………........ 122
III - Développements…………………………………………………………………… 132
III / 1 - L’articulation du désir au langage selon Hamlet ou Antigone…………........ 132
III / 2 - Sur L’illusion (De la haine du théâtre et du comédien) ………………………...137
III / 3 - Le masque et le voile…………………………………………............................ 149
III / 4 - Sur la vérité, le réel, la science et l’art…………………....................................156
Conclusion ........................................................................................................................ 164
Bibliographie…………………………………………………………………………..... 167
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Introduction
Ma rencontre avec l’analyse, avec le dispositif de la cure analytique, cet espace de parole où
seule la règle de la libre association est en vigueur, a eu comme effet, comme production
majeure dans mon existence de réveiller, ou de me révéler un autre désir de dire, d’exprimer,
de m’offrir à l’autre (à l’Autre), à son regard et à son écoute, celui d’expérimenter l’étrange
« activité » de comédien, d’acteur (amateur).
Comment dès lors ne pas reconnaître, à titre personnel et plus exactement en tant que sujet de
l’inconscient, une causalité et surtout une certaine analogie entre les deux formes, les deux
pratiques de dire, d’expression de l’analysant et de l’acteur.
A ce propos François Regnault cite Jacques Lacan s’exprimant sur le théâtre et pointant
précisément une correspondance, un certain lien entre psychanalyse et théâtre.
« Lacan pense deux choses très simples. Il pense que l'invention de Freud est une découverte
unique au monde portant sur l'inconscient et la sexualité et que l'on n'avait pas, avant, écouté
les rêves comme il l'a fait. Il pense, d'autre part, que le monde moderne, le malaise dans la
civilisation doit s'appuyer sur cette découverte, doit en tenir compte et que cela doit avoir des
conséquences dans le reste de la pensée. Dans le théâtre, quelque chose touche à ce que la
psychanalyse rencontre de son côté, à condition que l'on tienne que les grandes œuvres
théâtrales sont des œuvres qui ont pour fonction de faire avancer la psychanalyse ».
Il faut immédiatement préciser qu’il n’y a pas de psychanalyse des œuvres théâtrales et des
œuvres d’art en générale, je profite dès à présent du propos pour rappeler la pensée claire de
Lacan sur cette question : « la psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme
traitement et donc à un sujet qui parle et qui entend »
Freud et Lacan face au théâtre.
Les références à l’art théâtral se rencontrent tout au long de l’oeuvre de Freud; elles semblent
même lui permettre parfois de théoriser des points restés impensés dans les cures conduites.
Par exemple dans une lettre de 1897 envoyé à Fliess où, au seuil de la découverte
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psychanalytique, Freud s’appuie sur l’effet provoqué chez le spectateur de l’ « Œdipe-Roi »
de Sophocle pour tenter de rendre compte de la généralité de l’expérience oedipienne.
Ou bien Lacan, qui à l’occasion du séminaire sur « Le désir et son interprétation », étudiera
Hamlet pour approfondir la question du désir, pour le situer avec précision alors même qu’il
notifie qu’ « Hamlet n’est pas un cas clinique ».
Pour Lacan la représentation théâtrale est un dire, doublé d’un voir qui doivent être interrogé
comme tels…
Freud et Lacan se sont d’avantage placé dans la position de spectateurs que d’analystes
lorsqu’ils ont parlé de théâtre, de la scène et accessoirement de l’acteur, « On chercherait en
vain une psychanalyse de l’acteur » nous dit François Regnault dans « Le Héron de
l’empereur ».
En revanche Freud et Lacan ont parlé du théâtre et de la scène, employant les mots de la
scène ; Szene, Urszene, Schauspiel, Schauplatz, ainsi les commentaires de Freud et Lacan
concernant de nombreuses oeuvres incontournables de Shakespeare (Hamlet, Lear,
macbeth,…), de Sophocle (Antigone, Œdipe), de Molière (Le Misanthrope, L’Avare…), ou
de Racine (Athalie…) démontrent leur intérêt, leur attrait pour l’art théâtral, et sa fonction
cathartique, pour la représentation et l’illusion.
Le théâtre n’est certainement pas chez eux un vain ornement, mais bien un des lieux d’où peut
s’appréhender une compréhension possible de la dynamique subjective.
« La psychanalyse a tout à apprendre au théâtre. »
Formule qui dans son ambiguïté même laissait entendre que si le théâtre pouvait être informé
par la psychanalyse, la psychanalyse avait tout à gagner à se laisser enseigner par le théâtre.
C'est cette seconde interprétation qui me semble la plus intéressante : les mises en scène se
voulant « psychanalytiques » n’ayant que très rarement produit des spectacles convaincants
d'un point de vue théâtral...
Mais à partir de là, peut-on se demander, qu'est ce que la psychanalyse peut donc bien
apprendre depuis le lieu du théâtre ?
Je ne souhaite pas orienter mon travail dans la direction de prétendre à ébaucher une
psychanalyse appliquée au métier de l’acteur, ni à faire le récit ou la mise en scène d’une
pseudo analyse de quelque acteur que ce soit sous la forme d’une autobiographie de l’acteur.
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Dès lors, et puisque mon désir fait transiter mon parcours entre ces deux voies, celle de
l’analysant et celle du comédien, il me semble opportun au travers d’un travail de recherche
d’établir, dans une première partie, un panorama, un tableau de bord des liens, des rapports,
des analogies entre le théâtre et la psychanalyse, d’étudier la manière dont la psychanalyse
s’est présenté face au théâtre, et aux grandes œuvres théâtrales, comment elle s’y est même
souvent repéré dans la validation et la consolidation de ses avancées théoriques et cliniques.
Par ailleurs et toujours dans l’optique d’une certaine analogie entre la pratique du jeu théâtral
et certains développements avancés par la psychanalyse, il me semble pertinent de tenter de
cerner le « métier » de comédien dans sa relation avec l’inconscient, sa position de sujet de
l’inconscient, ses paradoxes, sa division, de formuler une éthique du comédien en résonance
avec l’éthique de la psychanalyse telle qu’elle est exposée par Lacan dans son enseignement,
à savoir en tant qu’une éthique du désir.
Au travers des œuvres de Freud et Lacan et plus spécifiquement du rapprochement établi par
Freud entre les discours de la religion, de l’art et de la science avec les développements de
l’hystérie ou de la névrose obsessionnelle entre autres, il sera peut être possible de cerner une
approche psychologique ou psychopathologique des motivations et de la vocation de l’acteur,
notamment au travers de ses choix ou de ses identifications (artistiques, esthétiques, humains,
techniques...).
Il sera aussi incontournable de préciser comment Freud et Lacan se sont positionné face à
l’acteur, d’avantage en position de spectateur que d’analyste, nous le verrons.
Nous étudierons comment la psychanalyse a souligné la prépondérance de l’inconscient de
l’acteur et d’un inconscient théâtral dans la mise en place de la représentation, de l’illusion
ainsi que dans l’efficience de l’effet de théâtre, de la catharsis.
Dans un second temps nous allons tenter de repérer au travers d’un exemple, à savoir l’étude
précise d’une œuvre théâtrale majeure (Hamlet) à la lumière des principaux concepts
psychanalytiques freudiens et lacaniens, comment le théâtre, dont les personnages ne sont pas,
certes, des cas cliniques, peut enseigner à la psychanalyse, notamment dans la mise en place
d’une matrice d’où peut s’appréhender la structure du désir du sujet parlant dans ses rapports
au langage, à la loi symbolique, à l’Autre, au désir de la mère mais aussi à l’objet et au
phallus. « Un drame qui présente une plaque tournante où se situe le désir » dit Lacan.
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Dans la dernière partie de ce travail et fort de cette approche psychanalytique du théâtre, de la
mise en lumière d’un inconscient théâtral et de la reconnaissance d’un enseignement du
théâtre à la psychanalyse, nous serons amené à élaborer certains développements sur
l’articulation et les corrélations du désir au langage, à la loi symbolique et au Nom-du-Père
selon Hamlet ou Antigone.
Il sera en outre certainement possible de tracer un rapide parcours sur l’évolution du contexte
historique et social du rôle de l’acteur et de la représentation théâtrale, et plus particulièrement
nous reviendrons sur une certaine haine historique du théâtre et de l’acteur comme porteur et
créateur, lieu et outil de l’illusion tant décriée même si elle est porteuse de jouissance, nous
retiendrons encore que si l’homme (de théâtre) porte le masque, c’est la nature qui est
fondamentalement voilée.
Enfin nous terminerons sur quelques considérations autour de l’art et de la science dans leur
approche de la vérité, du réel pour parvenir à reconnaître un pouvoir créatif au signifiant (la
poïesis) à reconnaître que si le langage est incapable de dire toute la vérité, si en l'aliénant, il
dérobe l'être du sujet, le signifiant, par son pouvoir métaphorique infini, est aussi ce grâce à
quoi le sujet peut retrouver un peu de liberté, en faisant de sa trace originelle
(assujettissement au signifiant) un trait original (une parole singulière).
Cette reconnaissance est celle qui s'exprime à travers l'aphorisme lacanien : « Le sujet est
l'effet du signifiant »
Par cette démarche nous envisageons de parvenir à mettre en correspondance les deux
pratiques celle du comédien et celle du dispositif analytique comme étant celles qui, dans les
liens sociaux, dans les rapports d’intra et d’intersubjectivité, peuvent le mieux refléter et
soutenir la condition de l’homme, ou plus précisément celle de l’être parlant, du « parlêtre »
de Lacan, sous sa forme essentiellement paradoxale et fondamentalement divisé.
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I – La psychanalyse face au théâtre
I / 1 - Une éthique pour le comédien.
I / 1. a - Dionysos : La naissance de l’acteur
Depuis les origines de l’histoire, l’homme est confronté à une énigme fondamentale
concernant ce qu’est son destin.
Or, on pourrait se demander si ce n’est que pour essayer de répondre à cette question, et pour
combler un vide fondamental en lui donnant un sens, qu’est apparu le langage, l’Autre.
L’apparition du langage, et de la fonction du discours et de la parole devient ainsi
l’expérience radicale qui va mettre l’homme dans la voie d’une interprétation sur son destin
(et sur son désir).
Dans la perspective freudienne on trouve déjà le principe selon lequel, à travers le langage,
s’est articulée toute une série d’autres systèmes de représentation et de production de
signifiants qui « ont besoins d’être étayés sur des objets saisissables, qui sont susceptibles de
représentation, de Spiele (jeux) : Lustspiel (comédie), Trauerspiel (tragédie), et la personne
qui les représente ; le Schauspieler (acteur) » nous précise Freud dans « Le créateur littéraire
et la fantaisie » in « L’inquiétante étrangeté et autres essais » (p.34-35).
La recherche sur la signification de l'acte théâtral ne peut se faire sans faire un retour sur
l'instant énigmatique où surgit, un jour, l'acteur, en Grèce.
Si cet instant demeure énigmatique malgré la précision avec laquelle on peut, historiquement
et spatialement, le situer - en Grèce au VI ème siècle avant notre ère - c'est qu'une démarche
purement historique ne permet pas d'en rendre compte : la raison pour laquelle l'acteur fit, un
jour, son apparition, en s’arrachant, par un acte de séparation d'une portée symbolique
décisive, à l'univers religieux du dithyrambe dionysiaque, pour agir solitairement sur ce
nouvel espace qu'est la scène tragique grecque, demeure chargée de mystère. Instant
mystérieux où quelque chose de nouveau apparaît en Occident : un sujet, l’acteur, mettant en
scène une parole faisant acte en tant que porteuse de responsabilité. Ce qui confère à l’acte du
héros tragique sa signification nouvelle tient au fait qu'il s'insère dans un dispositif mettant en
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scène un conflit : conflit entre la parole singulière d'un sujet s'opposant à la parole publique
d'un chœur chantant à l'unisson.
Ce conflit du privé et du public renvoie au conflit qui sous-tend la vie religieuse grecque : conflit
entre l’ordre des Olympiens et celui de Dionysos.
En quoi Dionysos s'oppose-t-il à l'ordre olympien dirigé par Zeus ? Tout d'abord en situant
moins son action dans une filiation paternelle - Zeus est son père - que dans une filiation
maternelle. Les valeurs qu'il promeut entretiennent à cet égard une grande affinité avec la
féminité, c'est-à-dire avec ce qui reste en marge, en excès des lois écrites régissant les rapports
juridiques et politiques des hommes. Que Dionysos ne reprenne pas en compte les valeurs
politiques et publiques régies par les Olympiens n'est pas sans rapport avec le fait qu'il
donnera le théâtre aux hommes : le surgissement de l'acteur est en effet le surgissement d'un
sujet qui sera fondamentalement coupable par rapport à l'ordre civique olympien pour autant
qu'il incarnera, au regard de la part humaine régie par la loi écrite de la cité, une part de l'humain
obéissant à une toute autre loi : loi qu'Antigone définit comme loi non écrite.
Cette loi non écrite est la loi de Dionysos : elle est à la fois la loi à laquelle obéit Antigone et
la loi à laquelle obéit l'acteur opposé au chœur qui, lui, s'inscrit dans la loi écrite de la cité.
L'instant par lequel ces deux lois ont été séparées est au cœur d'un mystère mythique et
historique. Si le mystère de cet instant ne cesse de nous toucher, n'est-ce pas dû au fait que
c'est avec lui que nous renouons chaque fois qu’un acteur nous transmet que ce qu’il nous
passe, c’est ce qui le dépasse.
Oui ce mystère dépasse l’homme et en cela il n’entre pas dans le champ de l’explicable. Mon
ambition n’est pas de résoudre cette énigme de l’acte fondateur mais de renouveler la
question de son actualité en essayant de retrouver comment, dans son acte quotidien, l’acteur
renoue avec l’acte originaire qui le fit surgir sur une scène.
Aujourd’hui, où, par le grand et le petit écran, la présence de l’acteur tend à être émoussée,
banalisée, ce travail de retrouvailles de l’instant exceptionnel par lequel, s’arrachant au rite
mystérieux de Dionysos, l’acteur advint, nous semble répondre à une question urgente que
nous recevons de l’actualité : certes, un acteur un acteur peut être authentique en ignorant tout
de l’acte mythique et historique qui permit un jour son advenue sur la scène tragique, mais il
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peut aussi perdre cette innocence et ne pas ignorer la dimension de cet acte envers lequel il
est, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, dans un rapport de dette symbolique.
Dans l’actualité de l’acteur sommes nous fondé à reconnaître un geste très ancien ?
I / 1. b - Présentation générale et définitions
Nous pouvons en toute occasion observer que les enfants jouent, c’est une caractéristique qui
semble naturelle, innée.
Ce fait n’a pas échappé à Aristote qui note dans sa « Poétique » (chapitre IV, 48b, 5-9) :
« Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à
représenter (…) et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. »
Il y a donc un être de la représentation.
Ces observations sont une condition nécessaire à une définition du Théâtre comme étant
l’espace où les enfants jouent et où les hommes trouvent du plaisir aux représentations. Mais
ces conditions s’avèrent insuffisantes.
La définition que Platon donne dans « République », livre III de la représentation / imitation
nous apporte un élément essentiel à une approche du Théâtre, je le cite :
« Quand le poète dit des paroles prononcées comme si lui-même était quelqu’un d’autre, ne
déclarerons-nous pas qu’alors il assortit, autant qu’il le peut, la forme de son langage à la
personnalité individuelle de celui dont il a prévenus qu’il allait prendre la parole ? (…) Celui
qui s’assortit lui-même à un autre, soit pour l’intonation de la voix, soit pour l’apparence
extérieure, nous dirons qu’il ‘’imite’’ cet autre auquel il sera assorti. »
Nous pouvons dès à présent préciser une des conditions fondamentales à la définition du
Théâtre ; celui-ci étant le lieu où le poète parle comme s’il était quelqu’un d’autre. Pour
compléter la définition du Théâtre, deux conditions sont requises, la condition nécessaire est
que les enfants, les hommes jouent et prennent du plaisir à la représentation et la condition
suffisante est que le poète ou l’acteur y parle comme s’il était quelqu’un d’autre. A la
différence de la musique et de la danse par exemple.
Cette définition et ces conditions confèrent au théâtre son autonomie et son éternité: le jeu, le
poète, le poète parlant au nom d’un autre.
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De cette définition nous pouvons avancer que l’acteur est le poète (ou d’autres) qui parle
comme s’il était quelqu’un d’autre.
Ainsi la représentation ou imitation ainsi définie par ce « comme quelqu’un d’autre » est
théâtrale, elle institue la représentation théâtrale.
Le théâtre étant une représentation, donc nous pouvons appeler Théâtre le lieu où a lieu la
représentation théâtrale. Le Théâtre étant le lieu où s’effectue la parole du poète comme s’il
était un autre implique que le Théâtre soit le lieu d’une parole. En effet toute parole a son lieu
et son temps, et donc la parole théâtrale aussi. Le Théâtre est le lieu théâtral, le lieu de la
représentation théâtrale.
L’auteur lui-même écrivant sa pièce est presque un théâtre à lui seul, en tout cas un lieu de
théâtre, il en est l’acteur également, à sa façon, au lieu même de son écriture.
La scène, la catharsis
Précisons à présent la notion de scène pour dire qu’elle peut être considérée comme le mode
de présence de la parole d’un autre en tant qu’elle est jouée dans un lieu théâtral, dans un
Théâtre.
L’acteur est celui qui joue sur une scène et le spectateur (ou auditeur) celui qui regarde ou
écoute un acteur.
Aristote a fait l’observation que les hommes trouvent du plaisir à la représentation, le théâtre
étant une représentation, un existe donc un plaisir propre, spécifique à cette représentation.
Le théâtre donne donc un plaisir propre que l’on appelle catharsis (ou purgation, ou
purification).
Nous pouvons donc en déduire que la scène est le lieu de la catharsis, de ce plaisir propre.
Si Aristote affecte la catharsis à la crainte (la frayeur) et à la pitié dans la tragédie, nous
pouvons aussi bien l’affecter au rire et au comique dans la comédie et plus généralement
l’affecter à toute représentation théâtrale. La catharsis est l’effet formel de toute
représentation théâtrale.
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Freud et Lacan : l’inconscient et la catharsis
Freud abordera la notion de plaisir et d’une certaine façon le contenu de la catharsis par le
texte sur le jeu de l’enfant, le ‘’For/da’’ dans « Au-delà du principe de plaisir », nous y
reviendrons.
Freud définit le jeu et l’imitation en différenciant le jeu de l’enfant, de l’imitation artistique
des adultes : « A la différence de ce qui se passe dans les jeux des enfants, le jeu et l’imitation
artistique auxquels se livrent les adultes visent directement la personne du spectateur en
cherchant à lui communiquer, comme dans la tragédie, des impressions souvent douloureuses
qui sont cependant une source de jouissance élevées. » (Au-delà du principe de plaisir,
chapitre II).
Freud ajoute que : « Le fait pour l’adulte de participer par le regard au jeu du théâtre à la
même fonction que le jeu pour l’enfant. » (« Personnages psychopathiques à la scène »).
Il s’en explique dans ce même article « Si le théâtre grave a pour finalité d’éveiller ‘’crainte et
pitié’’, d’entraîner une ‘purification des affects’’ comme on le suppose depuis Aristote, on
peut décrire ce même projet un peu plus en détail, en disant qu’il s’agit de faire jaillir de notre
vie affective les sources du plaisir ou de la jouissance, tout comme dans le comique, le mot
d’esprit, etc., on les fait jaillir de notre travail intellectuel, par lequel au demeurant nombre de
ces sources ont été rendu inaccessibles. »
Lacan introduit dans la théorie analytique un axiome fondamental aux conséquences et
répercussions diverses et ce dans de nombreux champs, comme dans celui du théâtre :
« L’inconscient est le discours de l’Autre. »
Fait établi dans la psychanalyse, l’inconscient demeure une hypothèse dans le champ de la
poétique, néanmoins cet axiome de Lacan nous permettra de progresser encore dans
l’approche d’une éthique du théâtre et de l’acteur.
Nous pouvons considérer que la catharsis au théâtre à pour contenu (ou mode de présence)
l’inconscient. En effet si l’inconscient est le discours de l’Autre, si le plaisir du théâtre lui est
propre, et si le théâtre est le lieu d’un discours de l’Autre, nous en déduisons que l’inconscient
se présente, se manifeste dans le plaisir propre au théâtre, donc dans la catharsis.
L’inconscient, introduit à titre d’hypothèse dans la poétique, vient donc donner son contenu à
la catharsis en lui ôtant son caractère médical (Aristote) ou même moral (classique français)
pour mettre en avant son caractère esthétique ou autonome.
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L’inconscient vient donc donner un statut quasi scientifique à la catharsis et ainsi un statut de
réel à la définition de Platon de la représentation / imitation qui stipule que celui qui s’assortit
lui-même par la voix ou l’apparence extérieure à un autre, imite cet autre.
Rappelons que le théâtre est une représentation et que son mode de présence est la scène, donc
le plaisir propre au théâtre a son lieu sur la scène, le lieu de la catharsis et son mode de
présence est donc la scène.
François Regnault, in «Théâtre – Equinoxes » (p.21) déduit de cette de cette localisation ou
topologie, que « la catharsis ne s’effectue à proprement parler ni chez le poète seul, ni chez
l’acteur seul, ni chez le spectateur seul mais chez tous les trois en tant que sujets du discours
de l’Autre, soit de l’inconscient sur une scène. Puisque alors le poète, l’acteur parlent comme
s’ils étaient quelqu’un d’autre, et que le spectateur, l’auditeur écoute le discours de quelqu’un
d’autre, la scène est le lieu où cette parole a son mode présence commun à tous. »
Ce qui fit dire à Louis Jouvet que « Le spectateur éprouve toujours ce qu’éprouve l’acteur. »
in « Molière et la comédie classique »
En effet, le lieu commun du poète, de l’acteur, de l’auditeur est la scène, lieu de la catharsis.
Il en résulte que la répartition des fonctions poète, acteur, auditeur, metteur en scène, etc., est
relative à la forme et au contenu de la catharsis et ne la précède pas.
Ceci découle du fait principal que le Théâtre présente le discours de l’Autre.
I / 1. c - Ethique du théâtre, art de l’acteur.
Il faut partir de l’axiome que le sujet reçoit son message sous une forme inversée.
Ainsi toute pensée vraie, ce qui est plutôt rare, est aussi le presque contraire d’elle-même.
Freud était, selon Lacan un « obsédé sexuel », la psychanalyse se propose d’analyser le
sexuel, les « bas instincts », cela doit être appliqué « au sens propre, que comme traitement, et
donc à un sujet qui parle et qui entende. », parce que c’est le sujet qui (s’)analyse, d’où son
nom d’analysant. On analyse d’ailleurs mal les bas instincts en dehors de la relation
analytique. Mais presque toutes les sociétés analytiques se réjouissent de l’existence des bas
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instincts et jouissent de leur usage, et se croient forcées de rappeler que l’homme est
« mauvais à l’origine », en plus d’être aussi bon.
Ce bonheur de voir la pulsion de mort battre son plein, faute de savoir s’y prendre avec son
désir, ou ce malheur de feindre de suivre son désir, faute de savoir que c’est d’abord le désir
de l’Autre. L’Autre qui n’est ni notre prochain, ni notre lointain, mais ce au nom de quoi ce
désir se formule ; d’où l’obligation d’avoir intégré du signifiant avant d’être. Ou encore cette
errance devant le désir de l’Autre faute de le savoir barré.
Autant d’automatismes ayant poussé Lacan à élaborer son éthique, celle reconnaissant la seule
culpabilité du sujet comme étant celle de ne pas avoir cédé sur son désir.
Une éthique particulière proposé à la culpabilité qui ne reconnaît ni le régime du devoir
(conduisant à la perversion), ni celui du bonheur (état naturel du sujet aux prises avec son
hypothétique infaillibilité), ni celui de la prise de conscience (une illusion supplémentaire), ni
celui de la liberté, mais plutôt celui de notre être même, du noyau de notre être, dont le désir
est la partie totale, et donc celui de notre non-être, de notre être face à la mort.
La psychanalyse justement se propose de remédier, en particulier, au mal être que le sujet
éprouve avec sa haine et avec ses amours, mais surtout avec son ignorance.
La règle de l’analysant de tout dire ce qui lui passe par la tête lui permettra certainement
d’accéder ainsi à ce qui ne se dit pas, ou pas tout entier (le refoulement), ou pas du tout (le
refoulement originaire).
Lacan, parlant de la psychanalyse a évoqué tour à tour une éthique du Bien-dire et une éthique
du silence. Une éthique du Bien dire comme devant devenir l’éthique de l’analysant, du futur
analyste, sa fin.
Le théâtre serait un exemple, une issue plus exactement de l’éthique, en ce que c’est le
discours de l’Autre, par définition, qui s’y livre. Discours de l’Autre, parce que ce que disent
les personnages sur la scène, c’est un autre qui l’a écrit, et parce que les personnages sont
autres entre eux et aussi autres qu’eux-mêmes.
D’où ces lumineuses et jubilatoires leçons que sont les grandes pièces de théâtres des siècles
passées et de ce siècle, ainsi pour rappel et entre autres ; Sophocle (Antigone, Œdipe à
Colone), Molière (Amphitryon, Le Misanthrope, L’Avare), Racine (Athalie), Claudel, Genet et
bien entendu Shakespeare avec Hamlet dont Lacan dit : « Comment mieux illustrer la
fonction de l’inconscient que j’ai défini ‘’discours de l’Autre’’ que dans la perspective que
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nous donne une expérience comme celle du rapport de l’audience à Hamlet ? » dans le
séminaire : « Le désir et son interprétation »
Comme si on entendait sur le théâtre un discours qui ne serait pas du semblant, alors que le
théâtre passe pour être le lieu par excellence du simulacre. Mais justement, nous dit François
Regnault dans « Théâtre – Equinoxes » : « l’essence fictionnelle de la vérité s’y avère,
l’acteur y est l’hypocrite par excellence, tout personnage pourrait s’appeler le Menteur. »
« Céder sur son désir », nous dit Lacan, céder sur la question de son désir pourrait on dire,
mais céder quoi ? Le prix à payer pour y accéder : « Il n’y a pas d’autre bien que ce qui peut
servir à payer le prix pour l’accès au désir. » nous éclaire Lacan.
L’éthique du Bien-dire enseigne aussi à conclure dans l’instant et non dans la rétroaction, qui
est pourtant une dimension du sujet, car nous dit encore Lacan : « la question de la réalisation
du désir se formule nécessairement dans une perspective de Jugement dernier. »
La Poétique lacanienne découle rigoureusement de son éthique du désir, nous y reviendrons.
Considérons maintenant l’éthique du théâtre comme l’art de l’acteur.
Nous avons vu que cette Ethique est indifféremment celle du poète, de l’acteur et du
spectateur. Nous avons vu que l’hypothèse de l’inconscient confère au théâtre le statut de réel.
Nous verrons que là où sera quelque inconscient sur la scène, là sera le réel du théâtre.
Outre certaines formes théâtrales qui se passent d’acteurs (ex. marionnette, etc.,) l’acteur est
un être humain, et selon l’hypothèse de la psychanalyse, il a en tant que tel un inconscient.
Nous pouvons définir l’art de l’acteur comme l’art de traiter la distance qui existe entre
l’acteur comme être humain et ce qu’il joue. Cet art est cette distance même.
Cette distance a lieu entre d’un côté l’acteur, son corps, son moi, sa chair, etc., et de l’autre
son rôle, son personnage. Cet art n’est pas un rituel déshumanisé, ni ne s’apparente à
l’hypocritique grecque décrite par Aristote dans « Poétique » (chapitre XIX).
A titre historique notons que l’art du comédien conçu comme art autonome ne commence en
France qu’avec le traité « Le comédien » de Rémond de Sainte Albine de1747.
Les deux parties principales de l’art de l’acteur sont la diction et les gestes. Cette division est
opérée par Platon, et il semble que tout ce qui peut s’enseigner et se transmettre de l’art de
l’acteur puisse se répartir selon ces deux opérations (la diction et les gestes) auxquelles le
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corps sert de support. Donc la diction et les gestes s’exerceront dans la distance qui existe
entre l’acteur et comme homme et ce qu’il joue.
L’acteur parle comme s’il était quelqu’un d’autre, et il joue sur une scène, lieu de la catharsis.
Il convient d’ajouter que l’acteur peut s’émouvoir, notamment de l’action qu’il joue ou que
d’autres jouent avec lui, nous pouvons appeler Chœur les acteurs qui s’émeuvent. Mais cette
fonction du Chœur est facultative.
I / 1. d - L’identification, l’hypothèse de l’inconscient
L’identification est l’opération par laquelle l’acteur comme être humain représente ce qu’il a à
jouer de telle sorte que l’effet de théâtre ait lieu, que la catharsis ait lieu.
Il me parait indispensable ici de citer Freud parlant de l’identification du spectateur à l’acteur
rendu possible par l’illusion « sans risques » permettant la jouissance:
« Le spectateur vit trop peu de choses, il se sent comme un ‘’misérable à qui rien de grand ne
peut arriver ‘’, il a dû depuis longtemps étouffer, mieux, déplacer son ambition d’être en tant
que moi au centre des rouages de l’univers, il veut sentir, agir, tout modeler selon son désir,
bref être un héros, et les acteurs-poètes du théâtre le lui rendent possible en permettant
l’identification avec un héros. En la circonstance ils lui épargnent aussi quelque chose, car le
spectateur sait bien qu’une telle activation de sa personne dans l’héroïsme n’est pas possible
sans douleurs, souffrances ni pénibles appréhensions, qui suppriment presque la jouissance ; il
sait aussi qu’il n’a qu’une vie et que peut être il succombera dans un tel combat contre les
résistances. Aussi sa jouissance présuppose-t-elle l’illusion, c'est-à-dire l’adoucissement de la
souffrance par l’assurance que premièrement c’est un autre qui agit et souffre là-bas sur la
scène, et que deuxièmement ce n’est finalement qu’un jeu d’où il ne peut découler aucun
dommage pour sa sécurité personnelle. Dans de telles circonstances il peut jouir de lui-même
en tant que ‘’grand’’, céder impunément à des motions réprimées telles que le besoin de
liberté d’ordre religieux, politique, social et sexuel, et se déchaîner dans toutes les directions
dans les diverses grandes scènes de la vie représentée. » in « Personnages psychopathiques à
la scène ».
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Mais l’identification n’est pas un simple trajet linéaire allant de l’acteur à son rôle, car du fait
que l’acteur parle comme s’il était quelqu’un d’autre, il y a une coupure, une barre entre
l’acteur et son rôle. L’identification est impossible si l’on évoque une continuité entre l’acteur
et on rôle.
L’identification est réelle, en effet elle traite la distance qui a lieu entre l’acteur et son rôle, ce
qui est son art, elle obtient avec cette distance appréhendée l’effet de théâtre. L’identification
ne peut traiter cette distance que selon l’effet propre au théâtre, à savoir en un lieu où le poète
parle comme s’il était quelqu’un d’autre. Or cette distance est réelle puisque finie ou infinie
continue ou discontinue elle sépare toujours l’acteur de son rôle et n’est jamais nulle.
L’identification traite donc toujours d’une distance réelle, à ce titre elle est réelle.
Citons à nouveau Jouvet pour illustrer simplement et précisément ce propos « On ne sera
jamais Alceste » ou Diderot « Etes-vous Cinna ? Avez-vous jamais été Cléopâtre, Mérope,
Agrippine ? » in « Paradoxe sur le comédien ». Leur réponse est non sans nul doute, si l’on ne
considère pas la psychose.
Or l’identification réelle se fait par l’inconscient, en effet l’identification ne peut se faire de
l’acteur à son rôle comme s’il était un autre que s’il tient le discours de l’Autre, ce discours de
l’Autre qui caractérise l’inconscient.
L’identification qui est requise comme opération essentielle ou idéale de l’art de l’acteur
requiert et donc suppose l’inconscient. Sans quoi elle est impossible ou illusoire ou
s’accomplit dans la psychose.
L’identification au rôle se fait par l’inconscient de l’acteur.
C’est l’inconscient de l’acteur qui servira de support réel à l’identification. En effet l’acteur
supporte l’identification entre son corps et son rôle en donnant comme support sa voix et ses
gestes. Mais cette identification requiert l’inconscient et elle est réelle, nous l’avons vu.
L’inconscient de l’acteur sera donc le support réel de la voix et des gestes, c'est-à-dire des
opérations qui traitent l’identification.
Dans son séminaire sur Hamlet, Livre VI, « Le désir et son interprétation » Jacques Lacan
précise cette « convocation » de l’inconscient de l’acteur dans son art et du rapport de celui-ci,
chez l’acteur comme chez chaque sujet, avec son imaginaire et donc avec son corps :
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« La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent (…),
est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés dans notre propre
inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux dire de
notre rapport avec notre propre corps.
(…) C’est avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet
de ce discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous
servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas
simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le
rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. »
Pour y reprendre et repérer les trois registres lacanien : on pourra voir que le discours de
l’Autre, autrement dit le rôle, ou le personnage, occupe la fonction symbolique, que le corps
de l’acteur assure la fonction imaginaire et que l’inconscient de l’acteur, son histoire, assure la
fonction appelée avec force dans ce texte « bel et bien réelle. »
La distanciation est l’opération par laquelle l’acteur présente la distance qui existe entre lui
comme être humain (corps, diction, gestes) et ce qu’il a à jouer (son rôle, son personnage). Il
appartient à l’art de l’acteur de montrer la distance entre lui et ce qu’il a à jouer, autrement dit
la distanciation appartient à l’art de l’acteur par essence et est son opération même.
L’identification et la distanciation sont les opérations mêmes de l’art de l’acteur, elles sont
assimilables. En effet l’acteur parle comme s’il était un autre, c’est une condition nécessaire à
la définition du théâtre. Or l’identification doit obtenir cet effet et la distanciation appartient à
l’art de l’acteur en tant qu’il se présente comme s’il était quelqu’un d’autre, ces deux
opérations d’identification et de distanciation sont donc équivalentes en tant qu’elles sont
l’essence même de l’art de l’acteur, lui permettant d’appréhender la distance entre lui et ce
qu’il doit jouer, et donc de parler comme un autre.
Ceci s’illustra tout à fait de l’exemple suivant d’un comédien concernant un vieil acteur nô
japonais jouant une jeune geisha : « Nul n’est plus à distance de la jeune fille pudique que le
savant vieillard. Cette distance est la plus grande. Et pourtant, pour la jouer, et la jouer au
théâtre, et plaire, nul ne doute qu’il ne s’identifie absolument à elle. La distanciation et
l’identification sont donc une seule et même chose. »
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L’hypothèse de l’inconscient
L’hypothèse de l’inconscient nous permet entre autre de pouvoir sortir de l’impasse inhérente
à la problématique métrique, de mesure de la distance entre l’acteur et son rôle. L’acteur
devant trouver le point juste obtenant l’effet de théâtre comme étant la « bonne distance »
entre lui et le rôle, le point juste où il tient le discours de l’Autre. Cette problématique
métrique supposant une linéarité, n’intégrant pas l’inconscient dans cette relation à trois
termes avec l’acteur et son rôle, ne peut qu’aboutir sur la vaine impasse du débat : être ou ne
pas être le rôle. Or Jouvet nous dit encore : « On ne joue pas le rôle, on se joue soi-même dans
le rôle » par là même il souligne l’existence de l’inconscient de l’acteur, et sa fonction
prépondérante dans son art.
Alors que la problématique classique comme chez Diderot ou Sainte-Albine oppose l’acteur
sensible à l’acteur intelligent, la sensibilité à l’intelligence, la nature et le talent, le don et le
travail, le corps et le cerveau, etc., d’autre comme Stanislavski par exemple font intervenir
plus ou moins directement l’hypothèse freudienne de l’inconscient, quitte à repsychologiser la
fonction dans un tâche infinie du comédien devenue coextensive à son existence toute entière.
Jouvet reprend la notion de sentiment comme nom même de ce qui noue l’acteur à son
personnage impossible et invente une trilogie remarquablement nouée : celle du sentiment, de
la phrase et de la respiration, où l’on peut repérer la trilogie lacanienne RSI avec le
symbolique pour la phrase, l’imaginaire avec la respiration et le réel avec le sentiment (pas la
sensibilité opposable à l’intelligence comme chez Diderot).
Si l’on considère le jeu de l’acteur comme un nœud à trois termes, acteur, rôle, inconscient et
si l’on y repère une analogie avec le nœud borroméen, on s’aperçoit que les trois sont liés et
que s’il vient à manquer un des termes les deux autres produisent trois modalités incomplètes
ne permettant pas l’effet de théâtre précédemment décrit.
Ainsi l’acteur aux prises avec son rôle sans implication de son inconscient (S.I. absence de R)
aboutira sur du cabotinage, pas de sentiment, le corps de l’acteur aux prises avec son
inconscient mais séparé du discours de l’Autre (I.R, absence de S) produira la cruauté, voire
la folie ou encore le rôle en prise directe avec l’inconscient de l’acteur mais sans son corps
c’est-à-dire sans son alphabet, ni son art (S.R, absence de I) aboutit au psychodrame.
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I / 1. e – La théorie de la sensibilité chez Diderot
L’imagination de Diderot est proprement théâtrale, elle corrige la réalité et l’explique en la
projetant dans des figures idéales, chez lui, le monde est « mis en scène » pour être déchiffré
et les contradictions trouvent leurs clé dans le jeu des images. Aussi bien avant d’être une
technique et un univers de formes, le théâtre représente d’abord pour Diderot le lieu privilégié
où il appréhende sa propre unité.
Diderot s’est voué à réfléchir à la condition faite au théâtre dans la France et dans l’Europe de
son temps : en s’engageant dans l’entreprise de libération personnelle, de catharsis, il est du
même coup conduit à élaborer un projet de réforme pour l’art dramatique tout entier.
Il réalise que tout est mis en jeu à la fois dans sa démarche, la collusion du théâtre avec
l’imaginaire, ses rapports avec le monde contemporain, et plus encore la technique
dramatique elle-même, de la scénographie à la définition du langage, de l’espace et du jeu.
La première fonction que Diderot a assignée au théâtre, c’est la capacité de la représentation
dramatique à annuler les aspérités du réel ainsi qu’à substituer la cohérence de ses images aux
dangereux phantasmes de la vie.
Diderot reconnaît la nature cathartique du théâtre qui en parallèle de la vie réelle, impose sa
propre logique et sa marque de vérité. Il s’attache à la morale et la vertu non pas par simple
reconduction des préceptes de l’art classique qui portaient l’idée que le théâtre devait instruire
en amusant ou en suscitant la pitié. Mais la morale pour Diderot en tant qu’elle réconcilie
l’homme avec lui-même, même si cela est provisoire et dure le temps des impressions laissées
par la représentation, cette morale qui également permet une communion, même factice, un
rapprochement entre les spectateurs d’une salle. Dans ce lieu et face à la représentation, se
trouvent pour un moment modifiées ou suspendues les lois implacables du réel au profit d’une
vérité, certes éphémère, mais plus profonde, celle instaurée par la représentation théâtrale.
Pour Diderot, l’émotion est primordiale dans la dramaturgie théâtrale, en effet selon lui, le
théâtre manque son but s’il se fonde sur la raison universelle, voué au didactisme, il ne peut
réussir à imposer ses leçons qu’en s’adressant au moi secret de chaque spectateur et qu’en
rompant sa solitude. Il faut que le spectateur se sente personnellement interpellé et mis en
19
cause pour qu’il voie les deux faces du miroir qu’on lui tend, d’une réalité première, en un
premier temps reconnue, il passera ainsi à la réalité seconde que le théâtre lui annonce et lui
donne.
Mais pour ce faire et en tant qu’art de société, le théâtre devra avant toute chose s’adapter à la
société où il se produit. En rupture avec le classicisme, Diderot, souhaite imposer l’avènement
de la tragédie domestique et bourgeoise et introduit la notion de condition, d’où découlent,
selon lui, les caractères et ce d’après une étude des situations engendrées par le social et la
nature. « Il faut absolument que le spectateur s’applique ce qu’il entend. »
C’est au théâtre de reconstituer un contexte, des conditions pour que le public se reconnaisse,
se sente concerné, soit « touché » et cela doit ne peux plus être le fait exclusif du verbe, de la
tirade, mais une mobilisation de toutes les ressources, de toutes les conditions matérielles de
la représentation, de la mise en scène, de la gestuelle, des décors, de costumes, de la
musique…bref, créer de véritables tableaux vivants au sein desquels les acteurs régleront leur
interprétation.
Car pour Diderot, plus peut être que pour quiconque ; Au théâtre la façon de dire importe au
moins autant que ce qui est dit. Sur une scène tout doit être clair pour le spectateur, dit-il.
dans son ouvrage « Le paradoxe du comédien », (p.16/17).
Enfin Diderot sera précurseur en matière de mise en scène, il n‘abandonnera pas aux
comédiens le soin de régler eux même le déroulement de leur jeu. Il considère que le discours
mais aussi le mouvement de la scène est présent chez l’auteur dès l’écriture. Aussi, il lui
revient d’indiquer la « pantomime » à ses acteurs, voire même d’écrire complètement cette
pantomime, même s’il sait que le comédien a besoin de liberté pour exprimer son goût et son
talent (son génie ?) et qu’une fois déterminée la mesure dans laquelle le comédien est maître
de son rôle, il faut se souvenir de sa prérogative essentielle : c’est sur lui que repose l’acte
même du théâtre.
L’acteur est investi d’une haute responsabilité morale et sociale, dans la mesure précise où
son jeu consiste à transmuer le faux en vrai, en construisant sur scène des images persuasives,
et à remettre en harmonie le monde par la vertu de la fiction qu’il incarne.
Diderot souligne également que le théâtre est un lieu de métamorphose, en effet cette
éminente fonction soulignée plus haut est, à son époque, assumée par des comédiens dans
l’ensemble méprisés, on leur reproche leur légèreté, leur inconséquence, leur libertinage, leurs
mœurs de faible vertu en général.
20
Or il observe une grâce émanant des ces comédiens, même des pires histrions des lors qu’ils
sont sur la scène.
Diderot ne cessera de développer sa théorie de la sensibilité pour rendre compte l’étrangeté de
ce dédoublement, de cette métamorphose du comédien. Il se méfie de ces grands
déferlements, d’affects, d’émotions, de sentiments qui submergent ce qu’il appelle l’homme
sensible, car selon lui ces manifestations physiologique et psychologique excessives sont de
nature à entraver voir à paralyser l’intelligence, l’exercice de jugement, d’observation,
d’étude de la nature, des comportements, attitudes et manières des gens qui favorise en
principe la création artistique et le travail du comédien en particulier. Il pense que la
sensibilité ne peut prendre part à la création artistique que dans la mesure où elle est
« gouvernée », contrôlée, maîtrisée.
« Les grands poètes, les grands acteurs et peut-être en général tous les grands imitateurs de la
nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin,
d’un goût très sûr, sont les moins sensibles. »
Diderot conteste donc tout caractère « irrationnel » à la démarche du bon comédien. Ce qu’il
signifie par là c’est que la sensibilité n’a pas sa place au moment de l’exécution de son rôle
par le comédien ; elle est essentielle sans aucun doute dans la phase de l’élaboration du jeu,
parce qu’elle appartient à la démarche même de l’imaginaire, elle doit être contrôlée avec soin
sur la scène pour peu que l’on veuille atteindre au plus profond le spectateur auquel on
s’adresse. Pour éveiller l’émotion de la salle pour qui il joue, le comédien doit user d’une
véritable stratégie du pathétique et des larmes, en effet, visant la sensibilité du spectateur, il
est appelé à maîtriser les effets de la sienne propre. Un contrôle attentif de toutes les phases
du jeu, et, plus généralement, le respect d’un processus concerté dans la conduite du spectacle
sont par définition incompatibles avec les excès de l’inspiration et les débordements de la
sensibilité.
Diderot a perçu d’emblée que l’exercice du théâtre ne pouvait échapper à l’empire de
contraintes précises, il y voit la trace d’une certaine « distance intérieure », qui serait
constitutive du jeu. Le premier spectateur du comédien n’est autre que lui-même : il regarde
agir un être d’imagination (de symboles ?) qui fait partie de lui, mais qu’il éprouve comme
étranger, dès qu’il agit sur la scène, il se sépare de lui-même ($) et il se dédouble, n’entrant
dans son personnage que dans la mesure où il le domine - presque - de l’extérieur, fabriquer
un peu de vérité à partir de la fiction.
Le contrôle de la sensibilité, l’entraînement, le travail, l’étude, les répétitions permettront la
souplesse et la justesse nécessaire pour assumer la diversité des fonctions que son art oblige et
21
il sera capable alors de tous les emplois, de s’approprier toutes les gammes, de jouer tous les
rôles.
Bien entendu le savoir propre de chacun, sa capacité à prononcer, à respirer, à se mouvoir, est
indispensable à l’exercice théâtral ce qui souligne que la création artistique use de moyens
spécifiques et qui sont susceptible d’apprentissage, Diderot ira beaucoup dans le sens de
l’éducation et de l’apprentissage, sur la formation du comédien encadré et organisé et militera
pour la création d’Ecoles (par exemple la création de l’Ecole royale de musique et de
déclamation en 1786).
Diderot a toujours souhaité un état de comédien, une corporation, une communauté composée
de sujets issues de toutes les familles et composantes de la société, et venus au théâtre par
choix, par goût, par conviction, adopté par vocation, en faire un véritable métier intégré dans
la communauté comme une activité hautement honorable et utile à la vie des hommes et non
pas comme ressource ultime de certains en défaut d’éducation.
Le théâtre a toujours été pour Diderot le lieu et l’instrument d’une complexe métamorphose,
organisée, concertée, mais qui reste énigmatique : l’acteur monte sur la scène comme un
« pantin merveilleux » dont le poète, l’auteur tient la ficelle, lui indiquant à chaque ligne la
véritable forme qu’il doit prendre, et c’est comme s’il s’enfermait devant nous « dans un
grand mannequin d’osier dont il est l’âme ». Il prend soudain la consistance des fantômes et
une autre vie affleure, l’autre face de la notre certainement, tout au long de cette difficile et
ambiguë transformation. Et Diderot de noter que ce mannequin se meut parfois « d’une
manière effrayante même pour le poète qui ne se reconnaît plus » : il ne faut voir là ni magie,
ni imposture mais l’effet de la théâtralité, qui procède par agrandissements et par
transformations, dans une lumière qui est propre, pour toucher au plus vif les spectateurs et
pour les aider à se retrouver eux-mêmes en harmonie avec le monde.
Ainsi il semble que la frontière entre le théâtre et le réel peut être franchie dans les deux sens,
à tout moment, l’un servant de caution à l’autre.
Lorsque Diderot aborde l’univers du jeu et de la représentation, il s’agit de réactiver la force
de la mimésis pour réintroduire la fiction au cœur de la réalité et pour faire servir le simulacre
scénique à la connaissance d’un monde en continuelle transformation.
22
Division du sujet, paradoxe du sujet, paradoxe du comédien, c’est précisément la notion
centrale du récit de cet entretien écrit par Diderot : « Le paradoxe du comédien ». Dans cet
écrit majeur sur les comédiens l’un des deux interlocuteurs de l’entretien incarne cet homme
au paradoxe. Le paradoxe en question peut se résumer ainsi, c’est qu’un grand comédien
n'éprouve pas les sentiments et les émotions qu'il exprime sur la scène, mais qu'il joue à les
ressentir. On ne demande pas au comédien, aussi grand soit-il, d’être sensible, de forcément
ressentir les affects du personnage. Au contraire, l’idée est qu’un comédien exprime des
sentiments et des émotions avec d'autant plus d'intensité, de justesse et de précision qu'il ne
les ressent pas lui-même. En effet pour Diderot qui admire les comédiens tout en s’en
méfiant; ils sont les moins sensible des hommes et doivent garder leurs distances par rapport à
leur personnage.
C'est ainsi que Diderot formule le paradoxe de la division qui, selon lui, caractérise le
comédien.
Le dialogue et son contenu
Diderot dans cet ouvrage fait de nombreuses références à la division du sujet ainsi qu’à la
division subjective liée au langage : S
s
« Il est fréquent et facile à deux interlocuteurs, en employant les mêmes expressions (les
mêmes signifiants ?) d’avoir pensé et de dires des choses tout à fait différentes » p.37
Il y distingue le comédien par imitation (par travail) au jeu égal et sans faille, le spectateur
froid et tranquille de la nature du comédien par nature (sensible) parfois excellent, souvent
médiocre. Il ne requiert aucune sensibilité parmi les qualités du comédien.
Il prône l’homme qui se possède.
Il préfère celui qu’il nomme le sage, celui qui sera apte à observer, étudier, réfléchir, acquérir
de la technique, répéter, imiter d’après quelque modèle idéal et dans le fond inépuisable de la
nature, copier les caractères de la nature humaine, en faire des personnages,
Il y aura une unité dans sa représentation, il sera capable de montrer avec toujours la même
force, la même précision, la même vérité, de celle qui touche le spectateur, qui le fera
s’identifier au personnage, ce qui lui permettra même de se voir, de s’entendre de se juger et
même de juger les impressions qu’il excitera chez le spectateur.
23
Diderot prend en exemple les enfants imitant les fantômes dans les cimetières pour se gausser
de la peur suscitée chez les passants. Sous le masque effrayant l’enfant rit de ses petits
camarades fuyant de terreur. Cet enfant est pour l’auteur le véritable symbole de l’acteur.
Le modèle idéal pour un personnage n’est pas la personne (la « personnalité ») de l’acteur
mais un ensemble de caractéristiques, de traits puisés dans la nature humaine et rassemblé
dans le but d’être transmis au spectateur avec force de vérité afin qu’il s’y reconnaisse, luimême ou qu’il y reconnaisse quelqu’un. De plus un comédien ne vise pas un personnage
copié sur un personnage réel, mais l’idéal d’un personnage.
Tout le talent du grand comédien consiste non pas à sentir mais à rendre si scrupuleusement
les signes extérieurs du sentiment que le spectateurs s’y trompe. En effet, ce n’est pas le
ressenti, la croyance, la vérité, le sentiment de l’acteur qui provoque l’émotion du spectateur
mais bien plutôt l’unité, la justesse du propos, donc le travail, la technique, la maîtrise,
l’étude, les répétitions, l’imitation ainsi que tous ce qui participe de la création de l’illusion du
vrai. Une imitation profonde la nature en quelque sorte. Cette imitation de la sensibilité est
d’autant plus facile à réaliser que chacun de nous même le plus cruel, possède une sensibilité,
et en a éprouvé les effets à quelques période de sa vie. En outre celui maître de lui-même qui
jouera d’étude et de jugement rencontrera plus d’unité dans son art que celui qui joue moitié
de nature, moitié d’étude, moitié selon un modèle, moitié selon lui-même.
Cette illusion qui n’est que pour le spectateur, c’est lui qui repart avec les affects du
personnage à l’issu de la représentation, l’acteur lui sait bien qu’il n’est pas le personnage.
« Les larmes du comédien descendent de son cerveau, celles de l’homme sensible montent de
son cœur » et ainsi le trouble, pourrait on rajouter, nuisant à l’illusion théâtrale (p.46)
S’il est lui-même, s’il joue « d’âme » quand il joue et qu’il ressent personnellement les
émotions du personnage, s’il est en proie aux sentiments, l’homme sensible ne pourra créer, il
perdra ses moyens, il manquera de distance, sera inégal, ne pourra pas répéter ses
performances et ne saura pas transmettre, sauf par éclats les émotions, les émois au spectateur.
A propos de ces hommes sensibles il dit « remplissez la salle de spectateurs de ces pleureurslà mais ne m’en placez aucun sur la scène » p.43
« Il en est des plaisirs violents ainsi que des peines profondes ; ils sont muets » p67
Cependant Diderot reconnaît que l’acteur sensible peut se sentir être pleinement le personnage
et avoir ainsi quelques très beaux moments d’aliénation au personnage au rendu sublime avec
le risque le que spectacle devienne alors douloureux pour le spectateur. Mais si l’acteur ne
24
parvient pas à sortir de l’enceinte étroite où leur sensibilité naturelle le renferme, il restera
hormis quelques beaux moments, maniéré, faibles et monotones et de toutes façons, Diderot
ajoute, qu’un comédien en prise avec une trop grande sensibilité se trouvera enfermé dans un,
ou peu de, registre et son jeu demeurera inégal.
De plus l’auteur ajoute qu’une sensibilité exacerbée rendra impossible beaucoup de rôles
forts, tragiques, dramatiques. En outre si l’acteur est en proie à trop de sensibilité il ne sera
bon qu’en privé dans une petite dimension, mais pas sur les planches, mise à part quelques
tirades, il ne trouvera pas d’unité, d’harmonie ni de variété ainsi pour appréhender toutes les
spécificité et les aspects du jeu ; une « tête froide », alliée à du goût, du jugement, de l’étude,
de la mémoire, de l’expérience et du travail sera bien plus efficace.
Je cite une nouvelle fois l’auteur : Le spectateur « ne vient pas pour voir des pleurs mais pour
entendre des discours qui en arrachent ». p115
Néanmoins, Diderot reconnaît l’existence de certains acteurs très doués, sensibles, jouant
d’instinct et de nature.
Il estime que le vrai, le naturel, le ressenti tout à fait touchant dans la société, serait trop
faible, pauvre au théâtre, où l’artifice, l’effet, le juste, le démonstratif sont nécessaire à la
transmission des émotions.
Diderot est amené à définir une notion du vrai au théâtre, ce vrai n’est pas pour lui le fruit de
montrer les choses comme elles sont dans la nature, mais le vrai théâtral consisterait plutôt
dans la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste,
avec un modèle imaginé par le poète, l’auteur, et souvent exagéré par le comédien.
Il estime que le vrai de la nature ne nous touche pas au théâtre, pourrait même agacer ou faire
rire, selon les modalité d’expression des ces affects, au contraire on doit « jouer » le vrai, pour
toucher et satisfaire le spectateur, l’embellir et gommer les aspérités du réel pour parvenir à
une unité de représentation. Il s’agira pour le grand acteur de saisir avec imagination ou génie
le sublime de la nature et de le restituer avec sang-froid. Il soutient même que l’art, par le
travail, peut embellir la beauté naturelle, sa magie certainement.
Il faut donc expérience, jugement, contrôle et sagesse pour être bon acteur.
Diderot résume la distinction qu’il fait entre le grand acteur (ou l’homme qui se possède) et
l’homme sensible dans cette phrase : « L’homme sensible obéit aux impulsions de la nature et
ne rend précisément que le cri de son cœur, au moment où il tempère ou force ce cri, ce n’est
25
plus lui c’est un comédien qui joue. Le grand comédien observe les phénomènes, l’homme
sensible lui sert de modèle, il le médite, et trouve de réflexion, ce qu’il faut ajouter ou
retrancher pour le mieux. ». Le grand acteur serait il un homme froid qui ne sent rien mais qui
figure supérieurement la sensibilité.
Il considère que la qualité première du grand acteur n’est pas la sensibilité acquise ou innée,
d’être vrai ou pas mais la faculté de connaître et de copier toutes les natures.
Il avance encore qu’un comédien doit par la pensée mettre en place un être d’imagination qui
n’est pas lui, que « l’âme » du comédien est informe ce qui la rend polyforme, modulable ; le
comédien pâte à modeler. Il va même jusqu’à dire que les acteurs n’ont « pas de caractère ce
qui leur permet de les jouer tous ».
Une forme du paradoxe est que la sensibilité vraie et la sensibilité jouée sont deux choses très
différentes
Les images des passions au théâtre n’en sont donc pas les vraies images, ce n’en sont donc
que des portraits outrés, que de grandes caricatures assujetties à des règles de convention.
Qu’est ce donc pour Diderot que le vrai talent ; c’est « celui de bien connaître les symptômes
extérieurs de « l’âme d’emprunt » de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui
nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui
agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement, car il est impossible
d’apprécier autrement ce qui se passe au-dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils
sentent ou qu’ils ne sentent pas pourvu que nous l’ignorions». P93
Diderot nous illustre encore son propos ; « Par exemple, les comédiens font impression sur le
public, non lorsqu’ils sont furieux mais lorsqu’ils jouent bien la fureur. Ainsi dans divers
lieux, diverses assemblées où l’on veut se rendre maître des esprits, on feints tantôt la colère,
tantôt la crainte, tantôt la pitié pour amener les autres à ces sentiments divers. Ce que la
passion elle même n’a pu faire, la passion bien imitée l’exécute »
Dans la société même, lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est un grand comédien, on n’entend
pas par là qu’il sent mais au contraire qu’il excelle à simuler bien qu’il ne sente rien.
Observer et se saisir des symptômes de l’âme et venir toucher le public en lui signifiant ces
symptômes par caricature, par agrandissement, peut importe le ressenti vrai ou pas de l’acteur.
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Il insiste par ailleurs sur l’aspect agrandissement nécessaire à la scène en rappelant qu’un
comédien peut être excellent en société, en petit comité, mais rater par manque d’exagération
sur les planches ou « tout s’est agrandi » et où un autre personnage était nécessaire.
Il distingue enfin l’acteur qui joue le texte de l’auteur, du comédien dans la société a qui il
reconnaît deux fonctions à remplir, celle de l’auteur (trouver le discours) et celle du comédien
(le jouer) pour conclure qu’il n’est pas évident qu’un acteur sur scène soit plus crédible qu’un
comédien à la ville pour feindre la joie, la tristesse, la sensibilité, l’admiration, la haine, la
tendresse.
Commentaires ; Diderot et Brecht
Pour simplifier nous pouvons dire que le problème de Diderot est appelé le paradoxe, celui de
Brecht est la distanciation, ou effet d’éloignement, ou jeu épique.
Le paradoxe du comédien au sens de Diderot est la perception adéquate selon laquelle l’acteur
et son rôle ne sont pas sur la même ligne. Il en résulte que le paradoxe est le nom qui consiste
à les nouer. Le bon acteur, celui qui obtient l’effet de théâtre, doit jouer « paradoxalement ».
Le jeu épique pour Brecht est la critique de la perception inadéquate selon laquelle l’acteur et
son rôle seraient sur la même ligne. Il en résulte que le jeu épique est le nom qui consiste à les
dénouer. Pour produire l’effet de théâtre, tout de même les nouer, plusieurs possibilités à
cela ; soit ne pas produire l’effet de théâtre, comme dans la scène de rue où personne ne joue,
ou faire de l’acteur un narrateur, soit obtenir cet effet en les nouant par l’inconscient de
Stanislavski, soit encore l‘obtenir en les nouant en substituant comme discours de l’Autre à
l’inconscient, tantôt la science, tantôt un discours du maître mis dans la position de l’Autre.
Cependant on peut vite apercevoir les limites d’une telle substitution supposant un savoir
particulier du spectateur.
Difficile donc de parvenir à l’effet théâtre sans intégrer l’hypothèse de l’inconscient freudien,
sans accepter la trilogie acteur, rôle, inconscient.
Sainte-Albine et le sentiment
Voici la définition que donne Sainte-Albine du sentiment dans son livre « Le comédien » (Ière
partie, chap. II), et non pas de la sensibilité que l’on oppose à l’intelligence, source de tant de
polémiques) :
« Les personnes qui sont nées tendres croient pouvoir, avec cette disposition, entreprendre de
jouer la tragédie : celles dont le caractère est enjouée se flattent de réussir à jouer la comédie,
27
et il est vrai que le don des pleurs chez quelques acteurs tragiques, et la gaieté chez les
comiques, sont deux des plus grands avantages qu’on doive souhaiter. Mais ces avantages ne
font qu’une partie de ceux dont l’idée est renfermée dans le mot de sentiment. La signification
de ce mot a beaucoup plus d’étendue, et il désigne chez les comédiens la facilité de faire
succéder dans leur âme les diverses passions dont l’homme est susceptible. Comme une cire
molle, qui sous les doigts d’un savant artiste devient alternativement une Médée ou une
Sapho, il faut que l’esprit et le cœur d’une personne de théâtre soient propres à recevoir toutes
les modifications que l’auteur veut leur donner. »
Ce sentiment Rémond de Sainte-Albine l’appelle feu, le feu de l’acteur (sans opposer
toutefois les acteurs jouant de feu et ceux jouant de glace). Sainte-Albine considère que
certains acteurs ‘’compensent’’ sur scène le feu qui leur manque en s’agitant et criant
exagérément, il ajoute que leur constitution ne leur permet pas d’user de cette ressource (du
feu ou du sentiment) ce qui les empêche de toucher nos sens, alors ils s’en remettent à toucher
notre esprit.
Le sentiment selon Sainte-Albine c’est donc le parcours en l’instant du trajet impossible entre
l’acteur et son rôle, une solution topologique dont le feu est la métaphore.
Il en va donc de l’art de l’acteur pour Sainte-Albine comme ce que dit Pascal de l’âme
capable d’être « en un soudain mouvement » aux deux extrêmes, quoiqu’elle ne soit jamais
qu’un seul et même point comme le tison de feu. » Pascal, « Pensées ».
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I / 2 - Freud et Lacan devant l’acteur
I / 2. a - Freud, Lacan face au théâtre et au comédien
Suivant une approche aristotélicienne Freud et Lacan ont se sont donc davantage inspiré du
théâtre que de l’acteur, de la catharsis que du paradoxe du comédien.
Concernant le jeu de l’acteur, à proprement parler, chacun à donné une interprétation ; Lacan
dans une incise sur « Hamlet » dans son séminaire « Le désir et son interprétation », et Freud
principalement dans deux lettres envoyées à la chanteuse-diseuse Yvette Guilbert, ainsi qu’au
travers d’une évocation de Sarah Bernhardt : « Mais la voix de Sarah ! Dès que j’entendis ses
premières répliques dites de sa voix vibrante et adorable, je sentis que je la connaissais depuis
des années…Je crus immédiatement tout ce qu’elle disait. » in « Correspondance 1873 –
1939 » (Lettres des 8 et 26 mars 1931 et du 24 octobre 1938).
Une « discrétion » de Freud et Lacan concernant l’acteur et son jeu à mettre en relief par
rapport aux nombreuses grandes pièces de théâtre qui sont autant de scènes riches pour
l’analyse théorique et par rapport à la question particulière et centrale de l’identification et de
la catharsis.
Personnages psychopathiques à la scène
Un des textes majeurs de Freud sur le théâtre est un article de 1905 intitulé « Personnages
psychopathiques à la scène »
Remarque préliminaire ; ‘’Sur la scène’’ est en allemand auf der Bühne, qui désigne les
planches, le plateau. Dans ‘’scène primitive’’ (Urszene), le mot est Szene, la scène d’une
pièce de théâtre, du côté du scénario. Et c’est Schauplatz qui désigne dans « L’interprétation
des rêves » ‘’l’autre scène ‘’, celle du rêve. Mais il faut ajouter aussitôt que les trois termes
signifient la même scène, celle où le théâtre se joue et qu’on peut imputer à la catégorie de
théâtre une topologie spécifique.
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Freud parle dans « Personnages psychopathiques à la scène » « d’éveiller crainte et pitié …
de faire jaillir de notre vie affective les sources du plaisir ou de la jouissance… », du
« déchaînement des affects personnels… », il ajoute que le comédien rend possible une
identification aux héros qu’il interprète et à travers laquelle le spectateur peut sentir, agir, et
modeler tout selon son désir et les modalités de sa propre névrose.
Mais l’illusion, le semblant est nécessaire à la jouissance du spectateur car comme Freud
ajoute dans ce même article, « le spectateur sais bien qu’une telle activation de sa personne
dans l’héroïsme n’est pas possible sans douleurs, souffrances ni pénibles appréhensions ».
Si dans le jeu l’enfant s’égale à l’adulte, le spectateur « participant » à la représentation
théâtrale par le regard va pourvoir s’identifier au personnage et jouir tel un héro, un « grand »
en s’acquittant de ses motions refoulées d’ordre sexuelles, religieuses, sociales, politiques et
ce sans mettre sa personne en péril, péril lié à de tels destins, de telles épopées héroïques : car
tout ceci ne reste qu’une illusion.
Sans oublier bien évidemment la dimension de sublimation (artistique, sociale…) abritée par
le jeu théâtral.
Freud semble appréhender le rapport à la représentation théâtrale par le biais d’une forme
d’application de psychanalyse appliquée, sous un certain aspect clinique, et principalement
entrevoit le lien, le transfert entre le spectateur et l’acteur (ou la représentation théâtrale) à la
lumière du rapport de la labilité de leur structures névrotiques.
L’objet de cet article qui traite principalement du spectateur est la nature et la possibilité
même de la catharsis au regard de la névrose (de l’acteur, du spectateur, de l’auteur, etc…).
« Si comme on le suppose depuis Aristote, le but du Schauspiel est d’éveiller ‘’crainte et
pitié’’, d’entraîner une ‘purification des affects’’, il est possible de décrire d’une manière un
peu plus précise cette visée en disant qu’il s’agit de laisser jaillir de notre vie affective des
sources de plaisir ou de jouissance, tout comme dans le comique, le Witz, etc., il en jaillit du
travail de notre intelligence, lequel a rendu sinon bon nombre de ces sources inaccessibles. »
précise t’il dans ce texte de 1905.
On pensera, bien sûr, à la référence princeps de Freud à la tragédie de Sophocle : « Œdipe
roi ». Référence que l'on peut rencontrer dès le 15 octobre 1897 dans une lettre à Fliess
désormais célèbre : « Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et
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s'épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la
mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. » In « Lettres à
Wilhelm Fliess 1887 – 1904 »
Cette référence oedipienne, on le sait, accompagnera l'inventeur de la psychanalyse jusqu'à la
fin de son œuvre. Mais est-ce bien de théâtre dont Freud nous parle ici ? Cela n'est pas certain,
en effet l'Œdipe de Freud était bien différent de celui de Sophocle. Il semble ici que Freud
s'intéresse moins à la dimension scénique - même s'il fait référence à l'effet produit sur le
spectateur par l'œuvre de Sophocle - qu'à une mise en forme mythique d'un fantasme repéré
chez lui et chez ses patients. On pourrait citer d'autres emprunts à l'art théâtral émaillant son
œuvre : « Philoctète » de Sophocle, « Richard III, Macbeth, Hamlet, Le roi Lear, Le marchand
de Venise » de Shakespeare, certaines pièces de Schnitzler, d'Ibsen, de Bahr... Ces références,
parfois très fugaces, concernent, encore une fois, moins le théâtre que la mise en tension
fictionnelle d'une question clinique.
De fait, le seul texte freudien explicitement consacré au théâtre est ce court essai à l'étrange
destin qui ne parut qu'après la mort de Freud : « Personnages psychopathiques sur la scène ».
Freud y expose son esthétique de la représentation théâtrale fondée sur une économie du
plaisir et de la jouissance : « Ce doit être une action venant d'un conflit et cela doit contenir
effort de la volonté, et résistance. » Le théâtre est immédiatement le lieu où s'incarnent les
forces intrapsychiques que Freud a déjà en 1905 repérées : pulsion, désir, refoulement,
résistance... Le théâtre serait l’espace où se joue, diffractée sur l'ensemble des personnages,
notre inconsciente condition. Le théâtre ne serait plus seulement alors une métaphore de l'inconscient, « l'autre scène » que Freud emprunte à Fechner, mais bien la possibilité « d'ouvrir
l'accès aux sources de plaisir ou de jouissance qui émanent de notre vie affective, (tout) comme
elles émanent, dans le comique, le trait d'esprit, etc., du travail de notre intelligence, lequel
(d'ailleurs) a rendu bon nombre de ses sources inaccessibles » et cela, sous le regard et l'écoute
du spectateur (Zuschauer) – auditeur (Zuhôrer). Spectateur-auditeur que l'on pourrait
rapprocher, pour poursuivre l'analogie freudienne, de la dritte Person, nécessaire à la réalisation
du mot d'esprit. Le spectateur serait alors une pièce essentielle du dispositif : pas de théâtre
sans un regard. Même le dispositif de la répétition théâtrale n'y échappe pas : le metteur en
scène n'étant que ce premier regard, cette dritte Person, un peu particulière, à qui les acteurs
offrent leurs improvisations. Freud propose donc incidemment dans ce texte une analogie dont
les conséquences ne semblent pas avoir été totalement à ce jour développées. Le mot d'esprit
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ouvrirait des sources de plaisir et de jouissance dans notre activité intellectuelle, là où
justement l'activité intellectuelle les avait rendues inaccessibles. Si nous suivons l'analogie
que nous offre Freud, cela donnerait pour le théâtre : l'activité théâtrale ouvre des sources de
plaisir et de jouissance dans notre vie affective, là où justement la vie affective les avaient
rendues inaccessibles. En fait, Freud semble dès le début du texte assigner un but similaire
aux deux dispositifs, contourner la résistance, mais dans un registre différent : là où le mot
d’esprit viserait l'activité intellectuelle, le théâtre viserait la vie affective. Néanmoins cet élément
nous permet de pouvoir affirmer que comme le mot d'esprit se trouve être une des voies
d'accès à l'inconscient, le théâtre se trouve être une des voies d'accès à la vie affective.
Identification, illusion
Cet écrit pose une question sur le destin du théâtre : Freud instaure d’abord dans cet écrit la
problématique de la catharsis, puis introduit la catégorie de l’identification, et parlant alors du
théâtre et de la scène, il amorce ce que sera sa théorie de l’identification dans « Psychologie
collective et analyse du moi. »
D’autre part le comédien rend possible une identification aux héros qu’il interprète et à travers
laquelle le spectateur peut sentir, agir, et modeler tout selon son désir et les modalités de sa
propre névrose.
Il suppose enfin que s’ajoute à cette dynamique des affects, des pulsions, qu’est le mécanisme
du spectacle (Schauspiel), la dimension de l’illusion : « la certitude que c’est un autre qui agit
et souffre là-bas sur la scène, et que deuxièmement ce n’est finalement qu’un jeu d’où il ne
peut découler aucune atteinte à sa sécurité personnelle. ».
En effet l’illusion, le semblant est nécessaire à la jouissance du spectateur car comme Freud
ajoute dans ce même article, « le spectateur sais bien qu’une telle activation de sa personne
dans l’héroïsme n’est pas possible sans douleurs, souffrances ni pénibles appréhensions ».
Jeu, représentation et jouissance
Si dans le jeu l’enfant s’égale à l’adulte, le spectateur « participant » à la représentation
théâtrale par le regard va pourvoir s’identifier au personnage et jouir tel un héro, un « grand »
en s’acquittant de ses motions refoulées d’ordre sexuelles, religieuses, sociales, politiques et
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ce sans mettre sa personne en péril, péril lié à de tels destins, de telles épopées héroïques : car
tout ceci ne reste qu’une illusion nous dit Freud dans « Personnages psychopathiques à la
scène »
Par le jeu l’enfant s’égale à l’adulte, par l’identification le spectateur s’égale au héros, mais ce
n’est pas vrai, ce n’est qu’illusion.
Rappelons ce que dit Aristote dans « Poétique » : « Dès l’enfance, les hommes ont, inscrits
dans leur nature, à la fois une tendance à représenter – et l’homme se différencie des autres
animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter
et qu’il a recours à la
représentation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir à la
représentation. »
Si Freud rejoint Aristote sur la dimension de la catharsis de la représentation théâtrale, ses
remarques concernant l’analyse du jeu du Fort-Da dans « Au-delà du principe du plaisir »
soulignent qu’il ne rejoint pas Aristote sur la thèse du caractère naturel, instinctuel de la
représentation, de l’imitation chez l’homme mais au contraire, pour Freud ce jeu, cette
« imitation artistique », à la différence du jeu de l’enfant, « visent directement la personne du
spectateur » en cherchant à lui communiquer des affects, des émotions, des ressentis, des
impressions sources de jouissances chez ce dernier.
En outre pour rendre compte du fonctionnement du processus de catharsis on doit prendre en
compte un élément très important qu’est le masochisme car il s’agit de transformer en
jouissance l’attente du malheur. Cette transformation vient du sacrifice originel et cette
jouissance présuppose l’illusion. Les illusions sont, chez Freud, crées par le désir.
Pour résumer, l’acteur ou le spectateur, 1- s’identifie, l’acteur à son personnage, le spectateur
à l’acteur, ou au personnage, ou aux deux, 2- représente ou imite, et ceci est un jeu, un Spiel,
avec transformation du masochisme, ce n’est pas une représentation naturelle, ou
métaphysique, 3 – trompe ou s’illusionne sur la transformation par l’art, par un mécanisme
esthétique, de la Vorlust, du plaisir préliminaire, en jouissance, il s’illusionne aussi sur la
dramaturgie des instances mises en jeu, il jouit d’une vue sur cette économie elle même.
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La dialectique du plaisir préliminaire suscite une prime d’attraction précédent une jouissance
supérieure. C’est une illusion par déplacement, déviation, virement. Et ce mécanisme
représente au spectateur (à l’acteur) la dramaturgie même des instances qu’elle met en scène.
Les pulsions sont notre mythologie, dont les pièces de théâtre seraient la mise en drame :
« Œdipe », « Hamlet », etc….
Il faudrait distinguer dans l’illusion théâtrale sa partie hallucinatoire et sa partie théorique.
Ainsi le spectateur (l’acteur) se représente à peu près ce qu’il a déjà vu, comme la
construction dans l’analyse, rejoignant asymptotiquement le réel de la scène primitive,
suscite quelque hallucination ou quelque rêve qui se plie à cette construction même. Ainsi la
tragédie d’ « Œdipe roi » raconte à sa façon l’oedipe de tout un chacun. Quand à la partie
théorique, elle consiste en ce que les instances théoriques modernes sont elles-mêmes du
spectacle.
Névrose et catharsis
Une évolution du théâtre en découle ; si le théâtre est le lieu des souffrances de l’âme (pas du
corps), et si l’on fait varier le thème des circonstances de l’action du héros, on obtient : - le
combat contre le divin = la tragédie, le combat du héros contre la société = la tragédie
bourgeoise, le combat des héros entre eux = la tragédie de caractères, un type plus vaste ; le
drame psychologique, entre l’impulsion et le renoncement et le drame psychopathologique,
entre la source consciente et la source refoulée.
Pour ce dernier type de théâtre ; le drame psychopathologique, est alors requis le névrosé, au
refoulement labile : Hamlet. Mais encore faut il que le conflit soit ouvert, qu’il y ait un
développement du processus, que le héros devienne psychopathique devant nous, que la
situation ébranle le refoulement, que l’impulsion ressorte mais détournée, afin que nous ne la
reconnaissions pas. En effet si le héros est déjà psychopathique, nous ne nous identifions pas à
lui (c’est un malade). Freud nous le dit dans ce même texte : « Car là où nous nous heurtons à
une névrose achevée et qui nous est étrangère, c’est au médecin que nous ferons appel et nous
n‘en tiendrons pas la figure comme capable d’accéder à la scène. ».
François Regnault ajoute dans « Théâtre – Solstices »: « A moins que la labilité névrotique du
public ne déplace le seuil de tolérance du spectacle malade. Cette labilité viendrait cependant
entamer la barrière de la représentation, de l’art, détruire l’illusion tant dans sa partie
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hallucinatoire ; nous ne sommes plus captivés, que dans sa partie théorique ; nous n’avons
plus affaire à une dramaturgie d’instances mais à des diagnostics psychiatriques. »
Ainsi Freud, au travers de cet article, associe un paradoxe à la mimesis : plus on va vers un
malaise des temps modernes, plus le théâtre peint une névrose achevée et plus il déroge à sa
fonction de représentation, d’illusion, de jeu, qui consiste en ce que chacun par identification
puisse, à l’aide d’une jouissance préalable, s’accrocher à l’instance illusoire même, et se
libérer ainsi du refoulement, plus donc demeure la résistance et donc moins s’opère la
catharsis. Ceci vaut pour le spectateur comme pour l’acteur.
Lettres à Yvette Guilbert
Cette célèbre diseuse, peinte par Toulouse-Lautrec, avait épousé un médecin, Max Schiller,
ami de Freud. Dans ses lettres Freud est partagé entre la position d’analyste et celle
d’admirateur.
Rappelons que pour Lacan l’art est une construction du désir, un ornement du réel, un
bouchage du trou, un voile de l’horreur, une ignorance située en terme de topologie. Par où le
métier d’acteur fait un fragment de la théorie analytique.
Cette artiste explique ainsi le mécanisme de son art : « Je retire mon moi superficiel, alors
adviennent des moi profonds, qui ne sont pas les miens. Des fantômes imaginaires se
substituent à moi quand je joue ». Impossible dénégation de vous déclare Freud.
Freud avance l’argument que tout le monde devrait y arriver or il y a de grands et de moins
grands acteurs. La réussite est même essentielle à ce métier d’acteur, comme à tout métier
d’artiste, ne serait-ce qu’aux yeux du grand Autre. Ce qui est le propre de ces professions, que
Valéry appelait délirantes, comme poète, artiste, etc., c’est que l’artiste doit chaque jour se
soutenir de son fantasme pour vivre, pour se sentir exister. La thèse de Freud est que les
motions de désirs qui ont été refoulées s’expriment par le biais du personnage avec une
authenticité d’autant plus grande. Ce qui peut s’exprimer en « Là où c’était mon désir, je dois
advenir comme sujet », sujet à entendre comme sujet de l’inconscient, ce qui donne comme
mathème : (A)autre--->S(es), où (A) est le personnage et S, le jeu.
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L’art de l’acteur, s’il en est un, est de faire apparaître son riche Ich (son « je » de sujet de
l’inconscient) à la place du moi comme objet. La transparence du moi est le leurre spécifique
de l’acteur.
Freud poursuit : « l’idée de l’abandon de sa propre personnalité et son remplacement par une
personnalité imaginaire ne m’a jamais totalement satisfait », un autre texte consacrée à la
psychose et paru dans l’Abrégé de 1938, viendra appuyer cette idée : « Le problème de la
psychose serait simple et clair si le moi se détachait totalement de la réalité, mais c’est là une
chose qui se produit rarement, peut-être même jamais. Même quand il s’agit d’états aussi
éloignés de la réalité du monde extérieur que les états hallucinatoires confusionnels (amentia),
les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, suivant leur
expression, une personne normale s’était tenue cachée, laissant se dérouler devant elle,
comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide. »
Bien entendu Freud traite de la psychose dans cet exemple mais cette référence le conduit à la
thèse de la Spaltung, de la division du sujet. Le « je » ne se retire pas, ne disparaît pas, la
« personne normale » se tiens cachée.
François Regnault dans « Le héron de l’empereur », déduit de cette position de Freud que ;
« dans cette pseudo-psychose qu’est la duplication, le dédoublement de l’acteur, le sujet de
l’inconscient demeure. Quand au moi-objet, il continue à être suscité par le mécanisme
général de l’imaginaire, selon les lois de l’identification, de l’Idéal du moi et du moi idéal. »
Ainsi Lacan de préciser que « le sujet et le moi se détachent et se recouvrent en chaque
individu particulier. »
Cette lettre de Freud à Yvette Guilbert renforce d’une part le maintien de la division du sujet à
propos de l’acteur et d’autre part la supposition d’un jeu possible avec les mécanismes
identificatoires eux-mêmes, dont la psychose donne l’état matriciel et dont la théorie de
l’Idéal du moi et du moi idéal est l’effectuation concrète.
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I / 2. b - Le retournement lacanien
Lacan va situer le rapport à la représentation, au personnage, en commentant « Hamlet », il
dira certes qu’Hamlet n’est pas un cas clinique, ou un être réel mais plutôt « un drame qui
présente une plaque tournante où se situe le désir ». Selon Lacan ce transfert
spectateur/personnage va vers Hamlet.
Plus encore, Lacan précise que le rapport de celui qui l’appréhende comme spectateur (ou
lecteur) est de l’ordre de l’illusion. Pour Lacan, il convient de le rappeler, la représentation
théâtrale est un dire, doublé d’un voir qui doivent être interrogé comme tels…
L’illusion scénique ne serait une relation imaginaire, un face à face entre l’acteur et le
spectateur que sous le regard de l’Autre, du texte du personnage qui place acteur et spectateur
sous la même dimension de ce discours de l’Autre, et de l’identification au personnage.
Louis Jouvet ne dit il pas que « le spectateur éprouve toujours ce qu’éprouve l’acteur »?
Ainsi la psychanalyse elle-même pourrait être considérée comme un théâtre, le théâtre de la
névrose. La scène, la représentation dont Freud se serait inspiré lui-même pour mettre en
place le dispositif analytique.
Ce que Freud et Lacan supposent ou requièrent chez l’acteur, c’est que celui-ci sache, dans
son rapport à son personnage, se laisser ébranler dans le refoulement, sache détourner
l’attention du processus de façon que le refoulé accède, comme de biais, à la conscience (à la
représentation), qu’il sache « devenir névrotique ».
Si on laisse de côté le problème de la représentation comme telle, à supposer une continuité
entre la labilité névrotique et l’illusion du théâtre, Freud rencontre l’écueil de la dissolution de
l’essence du théâtre dans l’angoisse de la question de la période, de l’époque de la
représentation. En effet puisque le théâtre récent ne dispose plus de la représentation des
dieux, et que nous même nous y reconnaissons dans son processus, ses mécanismes, le théâtre
peut-il durer encore?
Freud pose les questions de savoir si l’on peut être spectateur sans idéalisation ou sublimation
de la névrose et si l’acteur peut jouer autrement que dans la névrose et s’il peut jouer autre
chose qu’elle?
Un certain usage de la psychanalyse appliquée au théâtre l’amène peut être à une
interprétation trop « médicale », et non esthétique de la catharsis. Ce qui le conduit, comme
par éthique, à souhaiter conserver une barrière, une rampe entre l’art et la névrose.
Or si la névrose est figée, achevée, l’œuvre, la représentation deviennent impossibles et la
catharsis est bloquée.
37
Hamlet : La parenthèse de Lacan
Lacan a également traité de l’acteur, du rapport à son inconscient, à l’imaginaire, au corps, et
principalement du désir dans une parenthèse, une incise consacrée à « Hamlet » faite au cours
de son séminaire intitulé : « Le désir et son interprétation ».
Elle est la suivante et m’amènera ensuite à des commentaires :
« Si Hamlet est vraiment ce que je vous dis, à savoir une structure telle que le désir puisse y
trouver sa place, une composition assez rigoureusement articulée pour que tous les désirs ou
plus exactement tous les problèmes du rapport du sujet au sujet puissent s’y projeter, il
suffirait en quelque sorte de le lire. Mais il y a ici des personnes qui m’écoutent, qui voudront
que j’en dise un peu plus sur la fonction de l’acteur, de la représentation.
Il est clair que ce n’est pas du tout la même chose de lire Hamlet et de le voir représenté.
Comment mieux illustrer la fonction de l’inconscient que j’ai défini discours de l’Autre, que
dans la perspective que nous donne une expérience comme celle du rapport de l’audience à
Hamlet ? Il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre,
qui est un discours parfaitement composé. Le héros n’est présent que par ce discours qu’il
nous lègue. La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui
jouent cet Hamlet, est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés
dans notre propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre
imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps.
J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, selon
certains qui ne sont frappés qu’à une certaine distance du rayonnement de ce que j’articule ici.
J’enseigne tout autre chose – le signifiant, c’est nous qui en fournissons le matériel. C’est
avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce
discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous
servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas
simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le
rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne.
Chacun sait qu’il y a de bons et de mauvais acteurs. C’est, je crois, dans la mesure où
l’inconscient d’un acteur est plus ou moins compatible avec ce prêt de sa marionnette. Voilà
ce qui fait qu’un acteur a plus ou moins de talent, de génie, voire qu’il est plus ou moins
compatible avec certains rôles - pourquoi pas ? Même ceux qui ont la gamme la plus étendue
peuvent jouer certains rôles mieux que d’autres. Et plus généralement, le problème qui a pu
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être abordé du rapport de certaines textures psychologiques avec le théâtre, de l’acteur avec la
possibilité de l’exhibition. »
Ce texte avance trois idées principales.
1- Tout d’abord ; celle que le théâtre (la scène) présentifie le discours de l’Autre (la fonction
de l’inconscient) et ce, ipso facto, sans qu’on ait besoin de le mettre en scène. Cela est vrai
pour toute théâtralité ; récitation, épopée, théâtre, scène de rue, etc. Donc Lacan (ou Freud)
devant l’acteur c’est le spectateur devant le discours de l’Autre rendu présent. Telle est la
présence, la propriété qu’on prête à l’acteur d’incarner justement le personnage.
2- La seconde idée qui se dégage de ce texte peut se résumer en ceci que : La représentation
est une analogie stricte entre la place de l’inconscient de l’acteur et la place de l’inconscient
du spectateur, et donc que devant le personnage ou le héros, l’acteur et le spectateur sont au
même lieu.
La rampe sépare bien sûr l’acteur du spectateur et elle fait une barre qui permet de définir le
théâtre, même si cette barre effective du point de vue des pulsions est franchie par l’acteur du
point de vue du fantasme ($). Entre l’acteur et le spectateur, la rampe est comme le
représentant de la représentation en ce sens que l’acteur doit d’abord incarner et s’identifier au
personnage pour que notre identification à nous, notre incarnation dans la terreur et la pitié
par exemple ait lieu.
3- Enfin, l’acteur, le spectateur prête son corps à ce discours inconscient. Et plus précisément,
l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais
avec son inconscient bel et bien réel.
Nous pouvons aisément repérer trois termes constituant un nœud : le discours de l’Autre,
notre corps et notre inconscient. Le discours de l’Autre est du côté du symbolique,
l’inconscient de l’acteur (ou du spectateur) du côté du réel « bel et bien réel », et l’alphabet du
corps est l’imaginaire « le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la
sienne ».
Voici donc le nœud borroméen (puisque nœud constitué du symbolique, de l’imaginaire et du
réel) spécifique du théâtre ou de l’interprète et par délégation du spectateur.
Le nœud borroméen de la représentation en quelque sorte.
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Jacques Lacan pour qui « Hamlet n’est pas un cas clinique », se distingue de Freud et
considère que la psychanalyse ne traite du théâtre qu’en termes théoriques. Le théâtre n’étant
pas un objet de la psychanalyse mais une construction.
Il ajoute que le rapport de celui qui l’appréhende comme spectateur (ou lecteur) est de l’ordre
de l’illusion. Illusion qu’il distingue du vide : « Une illusion n’est pas le vide (…) Dire
qu’Hamlet est une illusion, l’organisation d’une illusion, ce n’est pas dire qu’on rêve à propos
du vide. »
Lacan précise qu’Hamlet est un personnage dont la structure est primordiale, avant même le
drame écrit par Shakespeare. C’est cette structure elle-même, un personnage composé de la
place vide, qui répond de l’effet d’Hamlet. Chez Hamlet il y a une structure, avec la place
d’un vide qui précisément permet de situer notre ignorance, or « Une ignorance située n’est
rien d’autre que la présentification de notre inconscient. »
Lacan précise : « Hamlet n’est pas un cas clinique. Ce n’est pas un être réel, c’est un drame
qui présente une plaque tournante où se situe le désir. » Il y a un statut, qui est théorique.
En effet pour Lacan « La psychanalyse ne s’applique au sens propre, que comme traitement et
donc à un sujet qui parle et qui entende »; Hamlet in Ornicar, c’est pourquoi elle ne
s’applique pas au théâtre.
Bien sur Hamlet ne parle pas, sauf au travers de l’acteur, et de toute façon, il n’entend pas. Le
spectateur crie de la salle au personnage qui n’entend pas.
Il en résulte bien que derrière Hamlet il n’y a pas d’analyste mais que devant il y a un
spectateur et que donc le transfert irait plutôt vers Hamlet.
Le retournement lacanien nous permettrait même de considérer la psychanalyse comme un
théâtre, le théâtre de la névrose, Freud aurait dans cette perspective, tout emprunté à la scène,
l’idée de la scène même, et la dimension de la représentation.
Pour Lacan la représentation théâtrale est un dire, doublé d’un voir qui doivent être interrogé
comme tels et non comme espace de la métaphysique.
La position de Lacan n’est pas de réintroduire la question de l’être dans la considération
scientifique mais bien plutôt le Nom-du-Père, comme Hamlet par exemple, dans la névrose et
non l’inverse.
Ou encore : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », Lacan dans
« l’Etourdit », il ne faut donc pas oublier ce dire qui reste derrière le théâtre dans ce que
l’acteur dit.
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De là découle la séparation entre théâtre et analyse par une barre que le théâtre franchira sans
cesse, non pas pour se dissoudre en labilité névrotique, mais pour soutenir et appuyer la
théorie analytique par les constructions du théâtre. Par exemple, Lacan, utilisant « Antigone »,
en tire sa thèse sur le courage et sur l’éthique, d’ « Hamlet », il tire la question du désir, de la
trilogie de Claudel, celle de l’objet, du « Balcon » de Genet, celle du phallus, de
l’ « Amphitryon » de Molière, celle du moi, etc.
Pour Lacan le théâtre est une construction analytique, c’est pourquoi la psychanalyse ne
s’applique pas au théâtre. L’esthétique théâtrale représente le sujet pour l’analyse. Il interprète
moins le dispositif théâtral que Freud ne le fait mais l’utilise comme une donnée pour la
théorie analytique. Il interprète certaines pièces de théâtre et y repère des énoncés de
psychanalyse théorique.
« L’illusion cache moins une hallucination qu’un mathème. » nous dit François Regnault dans
« Le héron de l’empereur ».
Cette parenthèse de Lacan rejoint dans son ensemble la lettre de Freud.
Il en ressort que le moi de l’acteur (ainsi que son corps, ses membres) doit se prêter au jeu
(l’interprète), c’est un prêt et non pas un don total qui serait bien entendu psychotique. Le
moi, l’imaginaire se voient divisés entre le corps du sujet et son inconscient, et cette division
se prête au symbolique du rôle.
De plus on notera que même si l’acteur est debout, parle, bouge et que le spectateur est assis,
immobile et se tait, tous deux n’en sont pas moins impliqués dans le même processus, et saisis
dans le même nœud. La rampe séparatrice se déplace alors jusqu’au cœur du spectateur divisé
et confiné dans sa position d’« assis » et vient l’interpeller en lui proposant courage, amour,
souffrance, mort, bref jouissance à laquelle il dit oui.
A ce point se reflète le schéma en Z de Lacan qui brise la relation imaginaire où se prendrait
l’illusion scénique, laquelle n’est un face à face de l’acteur et du spectateur que sous le regard
de l’Autre.
Il faut également indiquer que le metteur en scène, fonction contemporaine, est lui aussi un
interprète entre l’acteur et l’auteur ou bien entre l’acteur et le spectateur, il vient nous
représenter justement qu’une pièce est une construction, une composition autour d’un désir, et
non pas seulement un message de l’au-delà dont l’acteur serait le porteur. L’apparition au
vingtième siècle de cette fonction coïncide peut être avec l’émergence du discours analytique,
ou peut être y a-t-il eu rencontre entre cette fonction et ce discours. Stanislavski et son
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système, essayant par tous les moyens à sa portée de domestiquer l’inconscient, en est peut
être un indice.
Il nous faut à présent revenir à la référence de Lacan à la marionnette : « non pas simplement
comme une marionnette (…) ce prêt de sa marionnette. ». Dans ce texte de Lacan ce qu’il faut
entendre par marionnette c’est : corps agité par un réel situé ailleurs. Lacan se réfère au texte
de Kleist : « Sur le théâtre de marionnettes » texte sur lequel je reviendrais plus tard, pour y
prendre appui, dans ce travail. Dans ce texte un danseur étoile relève que l’opérateur se situe
au centre de gravité de la marionnette et que les membres de celle-ci ne font que suivrent
mécaniquement le mouvement donné au centre. La marionnette est mise ici pour le danseur et
si l’on suppose à présent que le danseur soit mis pour l’acteur, nous pouvons avancer que
l’âme du danseur c’est celle dont la trajectoire est celle du personnage et la marionnette est le
corps de l’acteur, et le montreur, l’opérateur, est alors l’inconscient réel de la marionnette.
C’est une thèse de Lacan cité dans « Télévision » : « En fait le sujet de l’inconscient ne touche
à l’âme que par le corps (…) d’y introduire la pensée. » la pensée étant ici le rôle à jouer, le
personnage. Il arrive qu’il ressorte comme résultat, comme effet produit du nœud lui-même
lorsqu’il est (bien joué) quelque chose qui s’apparente à la grâce.
Nous pouvons dégager une « physique » du jeu de l’acteur, en repérant une coïncidence entre
l’au-delà de la représentation, qui est le personnage infini, insaisissable – « on ne sera jamais
Alceste », dit Louis Jouvet et l’en deçà de la représentation, qui est l’inconscient de l’acteur.
C’est une rencontre à l’infini, idéale, mais devant nous bien réelle.
La représentation serait alors l’imaginaire scénique, visible, l’image dense et modelée qui
nouerait à l’infinité du personnage, de la pièce, du théâtre, l’irreprésentable, en coulisse, du
sujet de l’inconscient. Le spectateur, de façon rigoureusement analogue, quoique immobile et
silencieux en principe, fonctionnerait de la même façon, à condition de prêter lui aussi sa
marionnette (sans fil) au dispositif prévu.
La théâtralité est alors la présentation même du dispositif par lequel le corps mouvant et
parlant se trouve parlé et mû par le personnage, le rôle, la pièce qui lui sont asymptotiques.
La représentation, en tant que milieu présent ne montrant que des corps imaginaires, conjoint
deux infinis absents.
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I / 2. c - Une psychopathologie de l’acteur ?
De ce retournement lacanien, nous retiendrons concernant la question de l’acteur le principe
que l’acteur n’est pas un cas clinique.
Cependant nous pourrions tenter d’identifier quelques correspondances entre certaines
spécificités et caractéristiques communément propres à l’art de l’acteur et certains éléments
symptomatiques des tableaux cliniques qui définissent théoriquement les névroses, la
perversion ou la psychose.
Théâtralité hystérique
On suppose souvent que l’acteur est un hystérique.
Sur ce point la comparaison a été poussé par Paul-Claude Racamier dans son livre : « De
psychanalyse en psychiatrie : hystérie et théâtre. » L’auteur part de la théâtralité hystérique,
bien connue dans la psychiatrie, de la simulation et du simulacre des hystériques. Selon lui la
ressemblance principale entre le théâtre et l’hystérie est que les deux nient la réalité. Il mêle
en cela le paradoxe du comédien pour avancer que l’hystérique, comme le comédien joue un
amour qu’il n’éprouve pas. Il identifie une similitude dans la souplesse de l’hystérique et de
l’acteur dans l’identification mais ajoute que l’acteur transfigure son émoi alors que
l’hystérique le défigure. L’acteur jouit de ses émotions, l’autre en souffre. Il ajoute que
l’acteur mûrit son rôle alors que l’hystérique feint seulement de méditer, c’est un « art
inconscient de lui-même », précise t-il. Racamier repère un second paradoxe du comédien ;
l’acteur et l’hystérique à la fois s’approchent et se détachent de nous, commun mécanisme de
séduction, mais dit-il, art de plaire chez l’acteur, et de se dérober chez l’hystérique. Selon
l’auteur l’hystérique est barré de l’idéal d’échanges fructueux qui ferait le prix de la vie
normale, l’acteur saura, lui, accepter le spectateur et s’adapter à lui.
On ne saurait dégager de conclusion claire à cette tentative de comparaison de traits communs
et différents, il semble plus intéressant de saisir le rapport de l’hystérique à son maître, le
médecin, qui n’a le choix qu’entre la complicité qui l’aliène et le ressentiment qui le ferait
chasser son hystérique. En effet on peut considérer que l’hystérique comme personnage
pousse malignement son médecin à devenir un personnage. Alors qu’on inciterait volontiers
le médecin à ne pas jouer le jeu, à se montrer personne avec son malade pour que celui-ci
devienne aussi une personne, se présente en personne.
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François Regnault dans « Le héron de l’empereur » dit au contraire que la « théâtralité n’est
pas symptômale, elle est plutôt fantasmatique » et ainsi qu’à l’inverse du symptôme, la
théâtralité n’a pas a être plus interprété que le fantasme. Donc qu’en retour, il n’y a pas à
prendre l’acteur, en tant qu’acteur pour un hystérique même si la prédisposition au théâtre
semble se saisir plus volontiers de la structure hystérique qu’obsessionnelle. Le discours
apparemment hystérique du théâtre est à distinguer de la structure de l’hystérie.
Théâtralité obsessionnelle
Le caractère rituel du théâtre, le plaisir mortel de s’enfermer dans des répétitions au sens
strict, de faire tous les soirs à l’heure dite des gestes et de dire des mots dictés par un autre, un
Autre, le tout sous la
forme d’une œuvre d’art de soi-même, éphémère et instantanée
permettra quoi ? Sans doute de réduire le tract comme émanant de la pulsion de mort, comme
un exercice d’autopunition destiné à compenser la jouissance des saluts ou celle d’avoir joué,
tout simplement.
Théâtralité perverse
Les pulsions de voyeurisme et d’exhibitionnisme nécessairement véhiculé par la fonction de
l’acteur (hystérique comme obsessionnel) ne peuvent-elles pas être poussées jusqu’à la
dimension de la perversion ? La tradition carnavalesque du travestissement alliée à la pulsion
d’être vu, à renverser selon Freud en celle de regarder (certains acteurs regardent en effet la
salle, par cabotinage ou sidération) pourrait nous conduire à conclure que l’acteur est un
pervers, polymorphe même. On peut ajouter à la série les homosexualités esthétiques, les jeux
d’ambiguïté sexuelle (pratiquées dans les compagnies grecques, japonaises, élisabéthaines),
ainsi qu’un fétichisme de la scène pratiqué par l’acteur sur scène, dans sa loge, dans sa toilette,
ou pratiqué par des spectateurs allant jusqu’à acquérir des effets de l’acteur star.
Il existe également un masochisme qui pousse certains acteurs à vouloir véritablement souffrir
sur scène, quitte à s’infliger des blessures voire à répandre leur sang (et parfois leurs
excréments) sur les planches.
En effet, si la perversion consiste à se faire l’instrument de la jouissance de l’Autre, quoi de
plus pervers que l’acteur ?
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Théâtralité psychotique
La psychose nous amène certainement une limite ; celle de la supposition du double qui est
une version catastrophique de la division du sujet chez certains acteurs « habités » qui
franchissent cette limite jusqu’à faire resurgir dans le réel d’une hallucination temporaire ou
définitive la forclusion du Nom-du-Père.
Au-delà de certaines correspondances entre des « traits de caractères » habituellement imputés
aux acteurs et des caractéristiques névrotiques, perverses ou psychotiques, il faut partir de cet
axiome que l’acteur n’est pas un cas clinique, que l’acteur est toujours Hamlet à cet égard.
Nous pouvons conclure de cette approche psychopathologique de l’acteur que le métier
d’acteur est ouvert à tout artiste, qu’il soit hystérique, obsessionnel ou pervers, le cas du
psychotique étant plus délicat car posant un problème d’utilisation.
La clinique psychanalyse n’a donc pas pour mission de nous expliquer pourquoi on devient
acteur en général, mais au contraire c’est à l’éthique théâtrale, qui est à prendre dans le champ
freudien comme construction théorique, de nous expliquer pourquoi comme disait Aristote les
hommes « par nature » aiment jouer. Ou encore, si l’on ne souhaite pas se contenter de ce
« par nature », comment le théâtre met-il en place une structure de jeu, que l’analyse par
ailleurs peut théoriser chez l’enfant, dès le jeu de la bobine et la constitution de l’objet a ?
Et par extension se demander pourquoi un sujet, à un moment donné, croit qu’il cesse de
jouer ?
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I / 3 - L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre.
Aborder la question du théâtre du point de vue psychanalytique, c'est prendre acte, expression
éminemment théâtrale, d'une détermination essentielle : l'affinité profonde de la dramaturgie
et de l'inconscient.
Pas d'autre accès à l'inconscient freudien que le conflit, qui suppose une tension entre forces
antagonistes. Voilà qui pose la base solide de la dramaturgie inconsciente. L'inconscient
apparaît bien en ce sens comme un drame, scandé, tel ce que l'on appelle « pièce » de théâtre,
par une séquence parlée d'actes et de scènes.
I / 3. a - La métaphore théâtrale de l’inconscient
Ce n'est donc pas un hasard si, dans l'intérêt freudien pour la littérature, le genre théâtral
occupe une place privilégiée.
Quoique aucune œuvre théâtrale ne figure dans la liste de ses livres familiers préférés
apportée dans le fameux sondage Heller de 1907, ses « puissances de formation » comportent
la référence à Goethe et à Shakespeare, ces deux « massifs » dramatiques. Il mentionne
comme chefs-d'œuvre nourriciers les tragédies de Sophocle et le « Faust » de Goethe. La tradition théâtrale, de Schiller à Grabbe, est présente dans son horizon de pensée.
En fait, le créateur de la psychanalyse répartit avec précision son intérêt pour la trilogie selon la
classification goethéenne : le « dramatique » prend sa place entre le « lyrique » (englobant la
poésie et le roman) - qui donne le primat à l'expression de l'auteur - et l'« épique » - où le
personnage est « parlé » par l'aède : Le propre du dramatique est la venue sur le devant de la
scène de la parole en acte des personnages. Cela même qui manifeste l’évènement
psychanalytique.
Qu'on pense au registre théâtral des métaphores porteuses du vocabulaire psychanalytique :
n'y a-t-il pas lieu d'entendre le ressort théâtral du mot « scène » ? L'inconscient se donne
comme « l’autre scène » (andere Schauplatz), selon l'image empruntée à Fechner et si prisée
de Freud. Le sujet inconscient prend naissance au lieu même de la scène dite « originaire »
(Urszene).
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La scène, emplacement (Platz) du regard, du contempler (Schauen) : voilà qui rend solidaires
théâtralité et inconscient. L'espace théâtral dessine cette enceinte clans laquelle le regard peut
se déployer, dans l'entre-deux ainsi spatialisé de la scène et du « parterre ». Qu'on y pense :
c'est depuis le parterre que la scène ex-siste.
Celui-ci revient à une mise en jeu. Freud rappelle dans son essai fondateur cette métaphore du «
jeu » (Spiel). Freud prend la question de l’effet inconscient du théâtre d’abord depuis le parterre,
soit la salle du rez-de-chaussée. C'est bien depuis le spectateur que Freud aborde la « création »
quitte à réinterroger l'autre face de l'opération fantasmatique, soit les ressorts inconscients du «
créateur littéraire ».
Prenons-en l'indice et le symbole dans un rappel : c'est sous le signe de la référence théâtrale
que Freud introduit l'idée maîtresse de l'oedipe. Le « complexe » éponyme est le nom d'une
situation identifiée, à la fois confusément et efficacement, par un spectateur (Zuschauer) de
théâtre.
Affect oedipien et mise en place du refoulement : la tragédie du destin
Tout part en effet dans l'évocation freudienne, avant même que ne se soit formulé un «
complexe » d'Œdipe, ou plutôt du même mouvement, de la pièce éponyme de Sophocle,
« Œdipe roi », que Freud caractérise comme « tragédie de destin ». Quoique bien conscient
des différences de formes théâtrales vues depuis l'histoire du théâtre, Freud veut mettre en
évidence ce qui fait que cette histoire-là sait « émouvoir » (erchüttern), en son synopsis, pas
moins ‘’l'homme moderne’’ que les ‘’Grecs contemporains’’. Il doit bien y avoir « une voix en
notre intérieur » prête à reconnaître dans le destin du héros quelque chose d'étrangement familier. Si cette voix parle et agit de tout temps, c'est bien néanmoins les névrosés modernes que
nous sommes qu'elle vise électivement. La « nervosité moderne » se dote ainsi de son organe
théâtral.
Freud l'avait formulé dans une lettre historique à Fliess dont le chapitre de la « Traumdeutung »
semble le décalque : « La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce
que tous l’ont ressentie.» Autrement dit : « Chaque auditeur fut un jour, en germe, en
imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la
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réalité, il frémit de tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de son état
actuel. »
Ce passage si célèbre peut être relu du point de vue du théâtre en son affinité inconsciente :
que doit être le thème œdipien pour posséder un tel ressort dramatique ? Que doit être le
théâtre pour porter à l'expression un tel émoi ? Loin de se réduire à une référence littéraire en
quelque manière décorative, la référence au théâtre tragique vient porter à l'expression l'intimité
de la chose inconsciente en sa texture subjective.
Tout part de l'auditeur-spectateur de théâtre. La « terreur » et la « pitié », ces deux ressorts de
l'affect théâtral homologués depuis l'art poétique aristotélicien, trouvent leur signification
concrète autant que secrète dans l'affect œdipien. Entendons que le sujet se trouve fortement
affecté, voire commotionné, par cette histoire-là, en sa mise en scène, par le rappel dans les
coulisses de son inconscient, d'une autre histoire, « personnelle ». La formule de Freud
contient une esquisse métapsychologique de l'affect fondamental du théâtre, au moins en sa
version tragique : le « montant d'affect » - entendons ici l'intensité théâtrale - est
proportionnel à l'intensité du refoulement.
L’entre-deux scènes
Il s'agit donc d'un affect très particulier, distinct de toute « émotion » commune, en quoi la scène
de théâtre sépare par une enclave de la réalité : il s'agit en effet de ce sentiment du refoulé par
lequel le sujet accuse réception d'une réminiscence dramatiquement réactualisée.
Il convient de le garder à l'esprit : le spectateur de théâtre se trouve foncièrement capté
dans une mémoire. Souvenir en acte : « Cette histoire me appelle quelque chose », souffle une
voix au spectateur. L'oedipe est bien en ce sens le « souffleur » de l'action théâtrale. Une scène
en rappelle une autre. Il y a moins sous-entendu à déchiffrer « psychologiquement » qu'entre-deux
scènes dont la psychanalyse livre la clé dramaturgique.
D'où l'importance du facteur temporel : l’affect théâtral est l'effet de retour, dans le présent
même du spectacle, du refoulement d'origine. Il est donc d’autant plus intense dans l'actuel
que le refoulement fut intense dans le passé. C'est une sorte de mesure active du refoulement,
« en direct ».
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Tout cela permet de relire la fameuse unité d'action, de lieu et de temps de la théâtralité
classique. On comprend en quoi il est légitime de parler de « drame œdipien ». Drôle de
drame, assurément, qui « inspire » la rencontre entre le dramaturge et son destinataire.
L’inconscient trouve son ressort du développement dramatique d'un noyau tragique. D'une
part, le sujet « se cabre » (sich sträubt) - expression favorite de Freud - contre le « destin » qui
lui est fait ; de l'autre, il convient de placer le point aveugle du spectacle dramatique dans l'œil
du fantasme. C'est en effet le fantasme qui agit dans l'effet du théâtre sur le sujet.
L’angoisse hamlétienne : le premier « drame moderne »
Ce sentiment de l'altérité intime, ce n'est autre que l'angoisse. De Sophocle à Shakespeare,
d' « Œdipe » à « Hamlet », l'affect théâtral prend pourtant un virage décisif.
Pour être structural, le thème n'est pas intangible, j’y reviendrais longuement : à preuve la
réécriture hamlétienne qui sollicite Freud. « Hamlet » est présenté par Freud comme « le premier
des ces drames modernes », drame proprement « psychologique » qui, dans la genèse freudienne du genre théâtral, remplace « le drame religieux », « le drame de caractères » et « le
drame social » listés dans l’article « Personnages psychopathiques à la scène ». Celui qu'il
appellera plus tard « le névrosé mondialement célèbre » et qui, confirmera-t-il en 1925, marque
le passage de la « tragédie de destin » à la « tragédie de caractère » exhibe la naissance de l'être
névrosé sur scène : « Le thème mis en œuvre montre comment un homme jusque-là normal se
transforme, de par la nature particulière de la tâche à lui impartie, en névrosé, chez qui une
motion jusque-là heureusement refoulée cherche à se mettre en valeur » dit Freud dans ce
même article : bref, celui qui n'est pas « psychopathe » au départ... le devient au cours de
l'action.
On comprend la leçon freudienne du drame d’ « Hamlet » : c'est le moment où l'héroïsme qui
travaille la dramaturgie depuis l'origine s’intériorise dans la subjectivité névrotique, dans et
par l'extériorisation théâtrale. Il montre le « drame psychopathologique », dont le ressort est le
conflit non plus entre deux motions à peu près « également conscientes », mais « celui d'une
motion consciente et d'une motion refoulée ».
En cette version moderne du drame, le combat se déroule « dans la vie psychique du héros
elle-même » comme combat générateur de souffrance, entre différentes motions. Le tragique
se trouve radicalisé par cela même qu'il est « immanentisé », voire « laïcisé ». Du coup, il ne
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s'agit plus d'une tragédie du destin, mais d'un drame du désir où le « destin » a pris la forme
de l’interdit en son immanence, ce qui ouvre sa dimension inconsciente.
Le « complexe d'Hamlet » pourrait bien signer l'entrée de l'inconscient dans la subjectivité
théâtrale moderne. Drame du sujet, acteur de son propre drame, pris entre la nécessité de son
désir et sa perplexité. Hamlet n'est pas seulement hésitant : il peut tout, sauf cela, exécuter sur
l'autre les représailles face à son propre acte impossible – d’inceste et de parricide. Forme
dramatiquement « réflexive » de l'œdipe. Freud a entrevu le principe de la formidable
puissance théâtrale de du personnage d’Hamlet: soit le recul devant l'acte qui libère une
formidable énergie révélatrice de l'acte théâtral même.
Lacan également a consacré à l’étude d’ « Hamlet » un séminaire concernant la structure du
désir : « Le désir et son interprétation. », j’y reviendrais longuement.
I / 3. b - La « névrose théâtrale »
Du coup, la position du spectateur se modifie : le névrosé est en quelque sorte par définition
épris de drames, il veut qu'on lui raconte, mieux, qu'on lui montre une histoire, projection
aliénée et jouissante de sa propre histoire, réfractée par le fantasme dont on sait qu'il est en soi
une scénographie. Goût qu'il transportera jusque dans l'analyse où il trahira une jouissance de
l'autoportrait dramatique : voulant « agir ses passions », il goûtera l'histoire de son propre
drame - levier du transfert auquel il faut aussi savoir résister car sa passion de la fiction
« romanesque », qui contribue à l'inscrire dans son histoire, participe simultanément du ratage
névrotique d'assomption du désir réel, de son goût de l'évasion.
Freud souligne le caractère quelque peu misérable du spectateur du drame moderne, l'aspect
« mesquin » de sa condition. Le portrait brossé du spectateur n'est pas très glorieux : « Le
spectateur vit très peu de choses, il se sent comme un « misérable à qui rien de grand ne peut
arriver , il a dû depuis longtemps étouffer, mieux, déplacer son ambition d'être en tant que
moi au centre des rouages de l'univers. » (in « Personnages psychopathiques à la scène »)
Chez Freud, il y a au fond des névrosés partout, sur la scène comme dans le parterre. Mais ce
qui se joue, sous forme mêlée de sublimation et de jouissance, c'est bien le drame du
refoulement et de la résistance. Soit le refoulé « sous les feux de la rampe ».
Tandis que la névrose est un texte tout constitué, que l'analyse va tenter de ré-ouvrir, le propre
de la névrose sur (en) scène est d'être en train de se jouer : « Ce serait la tâche du dramaturge
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de nous plonger dans la même maladie, ce qui se réalise au mieux quand nous suivons
l'évolution avec lui. »
La représentation théâtrale ou l’art de « l’allusion »
Il est temps de fonder l'expression « représentation théâtrale ». C'est bien de représentation
(Vorstellung) qu'il s'agit.
Celui qui se trouve placé dans la salle de théâtre se trouve bien confronté à une re-présentation.
Quelque chose, une séquence d'actes, est « présenté », qui « se donnant à voir », confronte le
sujet à sa propre division. Division du regard qui en même temps contient une allusion
(Anspielung) poignante à une signification qu'il voit mise en scène de lui-même, par le truchement de
l'action théâtrale soutenue par le corps de l'acteur.
Au-delà de la naïve conception d'un spectateur s’identifiant psychologiquement aux
personnages qu’il voit se déployer sur la scène, il s'agit, bien plus radicalement, d'une mise en
acte de l'identification m êm e. Là encore, la langue a du nez, puisqu'elle inscrit le « jeu »
(Spiel) dans l’Anspielung (allusion). Le théâtre « joue avec » l'inconscient.
De l' « Hamlet » shakespearien à la « Rebecca » ibsénienne en passant par « Richard III »,
Freud a déchiffré, voire « déjoué » le message inconscient inscrit dans la situation théâtrale.
Plutôt qu'interpréter, il a décodé le synopsis de l'histoire depuis la scène inconsciente et son
« code ». Ce que le dramaturge a mis en acte et qui trouve sa puissance à agir sur le spectateur a
l'insu de l'un et de l'autre - ce qui fait la force de la séance théâtrale.
C'est « un art économique délicat de l'écrivain, note Freud, qu'il ne fait pas exprimer à haute
voix et sans reste à son héros tous les secrets et motivations » (in « Quelques types de
caractères dégagés par le travail analytique ») Autrement dit la figure théâtrale est le « portevoix » de motions qui ne se disent qu’à mots couverts, quoique des plus précis. (C'est la
différence entre le véritable écrivain, Dichter et le Stümper - celui qui met les points sur les i
et impose ses thèses avec une transparence triviale, bref le « bousilleur » débiteur de ce
produit courant que l'on appelle « navet ».) C'est ce « reste » que vient complémenter
l'inconscient du spectateur du chef-d'oeuvre théâtral : « Par là même il nous oblige à les
compléter, occupe notre activité spirituelle », tout en narcotisant l'attitude critique, jouissance
identificatoire oblige...
Cela situe l'analyste face à la chose littéraire et plus spécifiquement théâtrale : il s'agit d'un
spectateur littéralement « éclairé », dont le sens critique n'est pas paralysé jusqu'au bout par
51
l'effet théâtral, mais qui saisit la puissance de l'effet inconscient. On sait que Freud avoue,
dans son essai sur le « Moïse » de Michel Ange, ne pouvoir jouir lui-même que des arts qui
lui permettent de s'apercevoir de l'effet produit.
Théâtre et identification, théâtre des identifications
« Hamlet » nous donne la mesure de ces « figures », créations issues de l'inconscient de leur
créateur. Freud les caractérise comme les « formes » que « les grands écrivains ont créées à
partir de la plénitude de leur connaissance des âmes ». (in « Quelques types de caractères
dégagés par le travail analytique »)
Le petit texte sur « Personnages psychopathiques à la scène », le titre parle plutôt de «
personnes » (Psychopathische Personen auf der Bühne), vaut comme une « Esquisse de
psychologie théâtrale » . C'est à la lueur des considérations fondamentales précédentes qu'on
peut apprécier la portée de ce qui est de fait la seule contribution spécifique de l'œuvre
freudienne sur la chose théâtrale. Sauf à remarquer que ce texte, resté à l'état de manuscrit du
vivant de Freud, a fait l'objet d'un étrange symptôme : Freud aurait carrément oublié qu'il
avait écrit ce texte - « Freud, affirme Jones, ne parla jamais de cet article et en oublia même
l'existence » -, qui ne parut qu'après sa mort à l'initiative de celui à qui il avait été donné, Max
Graf, le père de ce petit Hans qui devait lui-même devenir un dramaturge musical, metteur en
scène d'opéra.
Jones n'a pas tort de dire que ce texte « contient (...) en ses six pages un nombre considérable
d'idées profondes » qui eussent mérité d'« être plus largement développées ». Cette «
psychopathologie du théâtre » mérite d'être située dans cette perspective.
Vers 1905-1906, entre l'essai sur « le mot d'esprit » et l'essai sur la création littéraire, le
moment semble venu de situer l'effet inconscient du théâtre. Le texte s'ouvre d'ailleurs en
référence à l'économique des formations inconscientes, en sorte qu'il n'est pas inexact de le
considérer comme un fragment détaché et complémentaire de l'essai sur « Le mot d'esprit
dans ses relations à l'inconscient ».
Ce texte porte à proprement parler sur les « caractères » et les identifications. Il faut
remarquer que cette notion de « caractère » est récurrente dans l'appréhension freudienne du
théâtre. C'est dans ce texte pionnier qu'il pose la base de cette notion. Quand une décennie
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plus tard il évoquera « les types de caractères » tirés du travail analytique, ce sont des figures
théâtrales qui viendront logiquement en illustration. C'est en ce plan que l'on trouve la «
caractérologie freudienne ».
Le « caractère » rend possible le travail de l'identification. Il faut comprendre qu'au-delà de
l'application du concept d'identification à la conjoncture théâtrale, l'identification, ressort
théâtral, vient se matérialiser en un théâtre des identifications.
L'opération inconsciente sous-jacente à l'effet théâtral suppose, outre l'émergence de la névrose
en cours d'action, qu'elle rencontre l'état du refoulement chez le spectateur et que la motion
refoulée; trouve son expression au moyen de « l'attention détournée » du spectateur. Faire
violence au réel inconscient, c'est donc à ses yeux s'exposer à l'échec théâtral, donc à manquer
sa cible.
L'illusion théâtrale est connectée par Freud à la misère de la jouissance : notre spectateur «
sait qu'il n'a qu'une vie et que peut-être il succombera dans un tel combat contre les
résistances. Aussi sa jouissance suppose-t-elle l'illusion, c'est-à-dire l'adoucissement de la
souffrance ». Sa puissance par délégation lui permet de « jouir de lui-même en tant que
"grand" ». D'où les bienfaits de cette illusion promise à un bel avenir, car « les acteurs-poètes
du théâtre... lui permettent l'identification avec un héros ». (in « Personnages psychopathiques
à la scène »)
Freud souligne la prévalence du genre dramatique, à côté du « lyrisme » et de l'épopée, dans
la mesure où « il doit descendre plus profondément dans les possibilités affectives, qui donne
la forme de la jouissance même aux attentes funestes ». Le spectateur jouit dans (de) l'attente
de la catastrophe dont émerge la subjectivité héroïque.
Du masochisme au préjudice
Ce héros prend un pathos masochiste : « II présente par là le héros au combat éprouvant bien
plutôt une satisfaction masochiste dans la défaite. » C'est dans la tragédie que culmine
l'opération, dans la mesure où là la souffrance y devient réalité. C'est donc bien un fantasme
narcissique masochiste qui serait en jeu dans l'effet théâtral. Ce n'est pas un hasard si la
jouissance masochiste perverse comporte cette mise en place d'un petit théâtre de la cruauté.
En miroir, la mise en scène théâtrale trahit un ressort masochiste. La jouissance culmine
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paradoxalement dans la défaite héroïsée où « sa majesté le moi » vient sur le devant de la
scène, comme déchet sacralisé de l'Autre.
C'est ce qui spécifie cette notion de « nature pathologique » ou de « personne
psychopathique ». Au-delà du sens psychopathologique, le caractère de « déformation de
caractère » vient signer la figure de monstruosité significative qui distingue l'effet théâtral. La
fonction d'« exception » (Ausnahme) prend ici tout son sens. Freud situe la figure théâtrale du
côté de l'« exceptionnel » et du « caractériel », bref du « défiguré ».
Cette Missgestalt pourrait bien culminer dans le héros du préjudice dont « Richard III »
fournit l'emblème. Ce héros noir de la difformité et du crime bénéficie, détecte Freud, d'une
sympathie diffuse du spectateur qui opère un rapprochement avec son propre sentiment de
préjudice et de revendication d'une indemnisation symbolique : « Richard est l'agrandissement
gigantesque de ce côté que nous trouvons aussi en nous. Nous croyons avoir toute raison de
nous mettre en colère contre la nature et le destin à cause du désavantagement congénital et
infantile, nous exigeons tout dédommagement pour des vexations précoces de notre
narcissisme, de notre amour de soi ». (in « Quelques types de caractères dégagés par le
travail analytique ») Cela confirme le rôle de la « souffrance » en sa dimension « morale » :
alors que la souffrance proprement physique est difficilement tolérable sur scène, sa version
morale s'y épanouit en sorte que le spectateur trouve moyen de jouir de la souffrance -ce qui
pointe le registre théâtral de la sublimation.
Rêve de théâtre, théâtre du rêve.
Cela permet de comprendre l'affinité de la mise en scène théâtrale avec les formations
inconscientes, à commencer par le rêve et le fantasme.
Aller au théâtre (Ins-Theater-Gehen), la visite du théâtre (Theaterbesuch) révèle, dans le
symbolisme onirique, la signification de se marier. (in « Leçons d’introduction à la
psychanalyse »)
Le thème de la rêveuse est le croisement qu'elle fait entre son propre mariage et l'annonce des
fiançailles d'une amie. Or, la voilà qui se voit au théâtre avec son mari, apprenant que son
amie n'a pu venir pour d'obscures raisons de tarif. Ce jour-là, le théâtre ne fait pas le plein,
puisqu'elle remarque que le Parkett est dépeuplé.
La traduction est : « Je peux aller au théâtre et voir (ansehen) tout ce qui est interdit (alles
Verbotene) et tu ne le peux pas ; je suis mariée et toi, tu dois attendre. »
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Le théâtre lui-même apparaît comme mettant en scène un symbolisme. Ainsi du « baiser » de
théâtre qui est admis dans la représentation sur scène (Bühnendarstellung) comme allusion
atténuée à l'acte sexuel. Le baiser de théâtre figure bien cette puissance de métaphorisation et
de suppléance de l'acte (proprement sexuel).
On trouve même allégué un acte manqué sur scène : telle cette actrice de renom, Eleonara
Duse, à qui il survient un étrange incident pendant une scène d'un « drame de divorce » : au
moment de s'éloigner de son mari et de se tourner vers le séducteur, se met, dans l'intervalle où
elle se retrouve seule, à jouer avec son anneau, signe que la place est libre pour le nouvel
amour. Freud y voit la preuve de la profondeur de l'investissement de son rôle ! L’hystérique
confirme son profond « enrôlement ». Elle s'est si bien identifiée à la femme en état de rupture
et d'énamoration qu'elle produit l'acte manqué idoine à l'inconscient de son modèle. On savait
qu'il fallait une scène sociale à l'acte manqué : on apprend ici qu'il peut surgir sur la scène de
théâtre, sous le regard du spectateur !
L’acte théâtral ou la première fois
Mais précisément, au théâtre, les rêves et les fantasmes « percent l'écran » ou « brûlent les
planches ». Le caractère foncièrement « acté » du théâtre se vérifie à une caractéristique que
Freud relève à l'occasion de sa grande mise à jour sur la fonction de répétition : « Une
représentation théâtrale n'atteindra jamais plus la seconde fois l'impression qu'elle a laissée la
première fois.» (in « Au-delà du principe de plaisir »)
L’unicité de l'effet théâtral se trouve donc allégué, juste après celui, plus évident encore, du «
mot d'esprit », qui perd de son effet et devient wirkungslos (sans action) dès lors qu'on le
connaît déjà. C'est la crainte du raconteur d'histoire (« est-ce que vous la connaissez ? »). On
notera le rapprochement, une fois de plus, entre l'effet théâtral et celui du Witz. L’exemple du
théâtre semble sur ce point moins patent : après tout, ne peut-on être fasciné par une pièce de
théâtre au point d'avoir envie de la revoir, à la façon d'un livre que l'on relit ? Mais à bien y
réfléchir, Freud souligne à juste titre cette caractéristique du théâtre de l'effet choc de la «
première fois ». La « représentation » théâtrale agit sur son spectateur comme « une première
fois » et comme si c'était la dernière, ce qui l’articule au désir et à la mort. Au-delà du remake,
toute séance théâtrale est une première fois. C'est le genre de l'unicité événementielle, agissant
séance tenante.
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Cela rend d'autant plus poignant l'affect du spectateur œdipien : lui reconnaît ici et maintenant,
dans l'absolu du présent, un sentiment des plus ancien. Retour sur la scène en direct d'un
affect pré-historique. Ce sentiment de « déjà vu » articule étroitement l'acte théâtral au travail
du fantasme. Dans l'acte théâtral, le sentiment intense d'actualité se lie à la conflagration en
retour du passé. L’étonnant est ce couplage intime de la répétitivité et de l'actualité. Point
commun avec le transfert, ce ressort dramaturgique de la scène analytique : untaward event,
événement chroniquement in-attendu, de l'ordre de la « rencontre » pure.
Le théâtre à l’épreuve de la métapsychologie
Il convient d'esquisser un portrait métapsychologique de l'événement théâtral dont il se
confirme qu'il se déchiffre depuis le parterre, entendons depuis le spectateur (Zuschauer),
avant de dégager les conditions de l'opération dont le dramaturge est le sujet et l'acteur
l'instrument. Celle-ci prend place dans une « esthétique économiquement orientée ».
La dimension économique est prévalente : « II faut alors mentionner en premier lieu le
déchaînement des affects », note Freud dès 1905 dans « Personnages psychopathiques à la
scène » en soulignant l'importance du « plaisir préliminaire ».
Il « n'épargne pas, au spectateur, les impressions les plus douloureuses, par exemple dans la
tragédie », ce qui « pourtant peut être éprouvé par lui comme une haute jouissance. » (in « Audelà du principe de plaisir ») Cela confirme que, « sous la domination du principe de plaisir
», il existe des voies et moyens pour faire du déplaisant (Unlustvolle) un « objet du souvenir
et d'élaboration psychique ».
Cela suppose une régression, qui en fournit la connotation infantile : « Le fait pour l'adulte de
participer par le regard au jeu du théâtre a la même fonction que le jeu pour l'enfant. »
On l'a vu, le centre de l'effet théâtral est le refoulement et son effet. Une remarque est là
essentielle : « Ce n'est qu'au névrosé que la mise à nu et la reconnaissance en quelque sorte
consciente de la motion refoulée peuvent procurer du plaisir au lieu d'une simple aversion ;
chez le non-névrosé elles se heurtent à cette simple aversion. » (in « Au-delà du principe de
plaisir »)
Freud suggère pourquoi le névrosé est si « bon public ». Tout le monde a affaire au refoulé,
mais le névrosé, lui, est dans un rapport au refoulement labile : c'est parce qu'il est « labile »
et « sur le point d'échouer », qu'il « nécessite une nouvelle dépense ». C'est pourquoi il est
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plus ou moins secrètement friand de ces drames que lui procure le dramaturge : « Chez lui
uniquement a lieu un tel combat, qui peut être l'objet du drame, mais chez lui aussi le
dramaturge ne fera pas naître seulement une jouissance de libération, mais aussi de la
résistance. »
C’est en effet comme si le névrosé s'appropriait le drame comme une affaire personnelle. En
quoi il est « bon public ». Il étaie son propre drame interne sur le combat qui lui est proposé.
C'est ce qui rend compte de la vraie dimension de l'identification au héros.
Reste la « topique » : où, c'est-à-dire dans quelles instances psychiques, l'effet théâtral se
joue-t-il ?
On peut spécifier à la lueur des éléments précédents le drame intrapsychique. Ce combat où la
pulsion et ses revendications se heurtent à celles de l'interdit place le moi « cabré » dans cette
position tragi-comique d'entre-deux : entre le ça et le surmoi. Ce que l'on peut déchiffrer
comme la position du héros tragique... ou de l'auguste de cirque !
Du héros à la passion
À l'arrière, et comme « toile de fond », au sens du décor théâtral, de la comédie du névrosé
moderne « théâtrophile », se dessine la tragédie des temps originaires (Urzeiten). C'est en
remontant à la scène originaire du lien social, le meurtre du père, que Freud avance le plus
audacieux de sa théorie de l'acte théâtral.
La dualité du héros tragique et du chœur, qui fait la trame du dispositif tragique originaire, se
déchiffre à la lueur de la culpabilité originaire. Pourquoi le héros de la tragédie doit-il souffrir
et porter sa faute « tragique». C'est « le héros de cette grande tragédie des temps originaires »
dit Freud dans « Totem et tabou » (P.188).
« La scène sur la scène (die Szene auf der Bühne) est dérivée de la scène historique. » Le héros
tragique est fait rédempteur du chœur.
Il est remarquable que Freud situe la Passion du Christ du Moyen Âge en reprise de cette idée
réaffirmée de « Totem et Tabou » à « L'homme Moïse et la religion monothéiste » : « II est à
peine sujet de doute que le héros et le chœur dans le drame grec représentent ce héros rebelle
lui-même et la bande de frères et il n'est pas sans importance qu'au Moyen Âge il recommence
à neuf par la représentation de l'histoire de la Passion. » (in « L’homme Moïse et la religion
monothéiste »)
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A l'horizon de tous les scripts dramaturgiques, c'est donc l'antagonisme filial que l'on trouve.
Le héros trouve son exploit dans l'affrontement de la figure du Père, drame originaire.
Le transfert : de la scène au « hors-scène »
Cela permet de revenir à la scène de la cure analytique. Là en effet, le passé fait retour, avec
une intensité dramatique. C'est non fortuitement une métaphore théâtrale qui introduit la
présentation de l'amour de transfert. Il s'agit d'un événement dramatique. De quoi s'agit-il ?
L’analyse suit son chemin, sur sa scène propre - occupée par les deux « acteurs » que sont
l'analyste et l'analysant, et voici qu'éclate l'amour : « II y a un changement total de la scène,
comme si une comédie (Spiel) était interrompue par une réalité (Wirklichkeit) faisant soudain
irruption, un peu comme quand s'élève une alerte au feu pendant une représentation
théâtrale. » (in « Remarques sur l’amour de transfert »)
On notera que la scène de théâtre est bien assimilée, dans la métaphore ainsi tissée, à
l'analyse. L'amour de transfert, malgré son caractère puissamment « théâtral », ainsi que le
comporte sa composante hystérique, est situé du côté du hors-scène. L’alerte au feu marque
une sortie de la scène (Bûhne) analytique en même temps que sa délocalisation sur l'autre
scène, celle de l'amour. La comédie de l'amour de transfert s'inaugure par un finita la
commedia ! Cet amour, destiné par ailleurs à paralyser l'action analytique, se présente comme
une sortie de la « fiction » analytique. Il est plus juste de dire que l'on change de jeu.
Cela vaut aussi pour ces figures caractérielles que Freud présente comme faisant obstruction à
l'analyse en arguant d'un « préjudice » originaire : cette fracture du « caractère » et du «
symptôme » constitue la rencontre au cœur de l'analyse de ces figures théâtralisant le malaise
de la culture ambiant.
Freud résiste au reste à la tendance « théâtraliste » des formes de « pousse-à-1'acte »
hystérisées et hystérisantes dont Ferenzci est l'initiateur passionné. Chercher à provoquer le
transfert, cela semble du « mauvais théâtre » pour Freud, qui contre la tendance quelque peu
thaumaturgique au mélodrame, rappelle qu'agir est un moyen de ne pas se souvenir. Reste que
ce « au lieu de » est aussi l'espace d'un acte : agir advient au lieu même de se souvenir – ce
qui constitue aussi la définition la plus juste et la plus dépouillée de l'événement théâtral.
Il reconnaît bien que « le patient veut agir selon ses passions » ce qui semble paraphraser ce
qu'il disait du spectateur dans son essai théâtral, soit que celui-ci « veut sentir, agir, tout
modeler selon son désir, bref être un héros ».
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L’analyse est bien l'occasion irremplaçable de rencontrer le noyau de la réalité tragique de son
désir soit à préciser qu'il s’agit bien à un moment donné de sortir de son théâtre, que celui-ci
fasse relâche afin que le spectateur de sa vie prenne goût de marcher sur la terre ferme de son
désir réel, ayant fait chuter la jouissance coûteuse de cette identification théâtralisée.
De la tragédie en son motif œdipien à l'imbroglio vaudevillesque, se noue le destin théâtral du
désir inconscient. Là même où le sujet en spectacle était, le sujet de désir peut advenir...
I / 3. c - Poétique théâtrale et esthétique freudienne
Une esthétique psychanalytique se construit dès la rédaction des « Etudes sur l’hystérie », de
« L’interprétation des rêves » du « Mot d'esprit et ses rapports avec l’inconscient ». Même si
une telle esthétique ne forme pas son propos de manière expresse et thématique, Freud en
écrit les linéaments dans le même mouvement qui le conduit à tenter de rendre compte de ce
qu'il nomme l’appareil psychique (ou appareil de l'âme). Celui-ci est d'entrée pensé comme un
ensemble articulé de scènes sur lesquelles se joueraient des représentations portées par des
forces qui les placent en sens divers, les déguisent, les substituent les unes aux autres, au gré
des vicissitudes de drames, comiques ou tragiques. On est en droit de caractériser ce mode de
pensée nullement étranger à une forme de théâtralité, une psychologie concrète et dramatique,
toute attentive au conflit qui oppose vie pulsionnelle et réalité, fantasmes et censures, désir et
répression. Si dans son sens classique, et Freud, homme de culture était un véritable et
inaltérable classique, l’esthétique est un savoir, fortement déterminé par les idéaux sociohistoriques et culturels et par la sorte de psychologie (spontanée ou réfléchie selon une visée
philosophique, religieuse ou scientifique), un savoir de ce qu'est sentir, de ce qui procure une
sensation, entendons « sensation » dans tous les sens : de l'ébranlement sensoriel le plus
simple, jusqu'à cette dérivation du terme qui nous fait parler de presse « à sensation » ou d'un
événement « sensationnel »...
La sensation, quelles que soient son intensité ou la complexité de son lien avec d'autres
sensations, est toujours attachée à une variation du plaisir, de l'agréable au désagréable, de
l'indifférent à l'ennuyeux, du dégoûtant au séduisant, de l'angoissant au ravissant...
L’esthétique n'est donc pas la science des particules élémentaires de la cognition mais de ce
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qui nous affecte, au pire et au meilleur, que ce soit beauté ou laideur, monstruosité ou sublimé
terreur ou jouissance.
Freud s’inscrit dans cette vénérable tradition de l'esthétique qui au fond, est aussi ancienne
que la philosophie elle même : il ne lâchera jamais cette corde, si toute sa conception porte sur
l'énigme du jeu des représentations (qu’on se souvienne de toute la métaphorique théâtrale qui
soutient sa conceptualisation) et sur l'économie si paradoxale du plaisir et de ce qui l'excède
dans « Au-delà du principe de plaisir » notamment. Mais, connaisseur de cette psychologie
inséparable de l'esthétique, il l’a élargie, renouvelée, subvertie en l’amenant à une puissance
seconde : la métapsychologie, ce qui n'a pu se réaliser que parce qu'il a tenté de confronter
cette psychologie aux réalités de la vie inconsciente, aux effets saisissants dans le champ de la
conscience et, du même coup, dans le champ de la clinique du processus primaire, si
étonnamment libre des contraintes de la pensée consciente, réglée par le processus secondaire
qui, lui, a été parfaitement décrit par toute la philosophie à travers toutes les querelles
épistémologiques de l'idéalisme et de l'empirisme.
Or, un tel ébranlement de la psychologie de conscience et même de la romantique psychologie
de l'inconscient ne pouvait manquer, dans le chef de Freud lui-même, très empiriste de
formation, de porter atteinte à son adhésion à l'esthétique classique et à sa propre sensibilité
d'homme cultivé et de sa relation aux œuvres artistiques de la tradition. Les innombrables
citations qui parsèment ses écrits manifestent en effet une connaissance textuelle des auteurs,
des grecs aux modernes, qui force l'admiration. Il est hors de doute que sans cette pénétration
de sa pensée par les œuvres des poètes, dramaturges, écrivains, des peintres et des sculpteurs,
jamais ne serait advenue la psychanalyse - entendue à la fois comme une méthode originale
d'investigation, comme un processus de traitement étroitement lié à cette méthode (association
libre et transfert) et comme "élaboration théorique de ce que cette méthode et cette
thérapeutique contraignent à reconnaître. L'esthétique freudienne est ainsi une amplification et
un remaniement, dictés par l'expérience elle-même, du champ de l'esthétique en général.
Une fois ce lien reconnu de la psychanalyse avec l'esthétique, je voudrais resserrer le propos
sur le rapport de la psychanalyse au théâtre, en envisageant non seulement le trésor immense
des œuvres théâtrales dont nous conservons les textes ; la manière dont on a pu au cours des
siècles les jouer sur scène étant, bien sûr, irrémédiablement perdue... ce qui nécessite leur
constante et toujours éphémère résurrection, mais aussi, précisément, le rapport de la
psychanalyse à la théâtralité comme telle. Nous pouvons convenir d'appeler théâtralité les
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conditions matérielles de la mise en scène, l'incarnation du texte, les exigences de la
réalisation spectaculaire, bref le théâtre vivant qui lie pour un temps comédiens et public.
A ce propos, il faut remarquer d'entrée de jeu que les psychanalystes usent (et abusent) de la
référence aux textes pour en proposer toutes sortes d'interprétations, mais que peu nombreux
sont ceux qui « réalisent » qu'il y a dans ces textes eux-mêmes une destination proprement
théâtrale... ce qui revient à dire qu'il faut revenir à la poétique théâtrale en tant que telle, à sa
façon de « faire » (Poïèsis).
Avec Antonin Artaud, on peut être intrigué par ce qui ne peut, a priori, que bousculer un « psy
» : « II faut en finir avec la psychologie au théâtre... » - si la psychologie est ce qui ramène
l'inconnu au connu, oublie la dimension magique et la métaphysique, décrit indéfiniment la
médiocrité et la banalité des caractères et des situations dans lesquelles les humains se
commettent, le théâtre n'y a pas sa place, et il n'a pas à s'en faire le double ou le complaisant
reflet. Artaud proclame une poétique de la « cruauté » où la vie est transfigurée, où les corps
des acteurs sont saisis dans un autre espace, un autre temps : éléments d'une écriture figurative
ils sont les hiéroglyphes vivants d'une mythographie qui dépasse l'Histoire autant que nos
petites histoires. Artaud voulait que le théâtre soit un délire communicatif, comme la peste,
qu’il nous relie aux forces qui nous font jouir et trembler... « Le ciel peut encore nous tomber
sur la tête, et le théâtre est d’abord fait pour nous dire cela ».
Ces quelques allusions trop brèves, montrent la très vive discordance qui distord ou même qui
déchire un champ de discours que nous inclinerions à penser comme homogène. Notre rapport
à la création artistique et, en l'occurrence, à la théâtralité est conflictuel, problématique,
étrange, irréconcilié.
Nous sommes, à mon sens, pris dans la même dissociation (Spaltung) que Freud lui-même :
celui-ci, comme psychanalyste engagé dans l'invention de la cure, livré au processus
imprévisible où mènent les « associations libres », se trouve au plus près de l'invention
artistique et lorsqu'il en rend compte dans certains écrits, il est « résolument moderne », selon
la vieille expression de Rimbaud. Mais en revanche, lorsqu'il porte un jugement esthétique sur
les grandes œuvres classiques, il se révèle singulièrement classique, proche de la psychologie
et de l’esthétique qui l'accompagne.
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Comme nous parlons de théâtre, je vais centrer cette question du rapport de la psychanalyse
au théâtre sur ce qui constitue le nœud même qui les lie anthropologiquement,
nécessairement, je veux parler des identifications.
Evoquer le jeu dramatique, le travail des comédiens, l'avènement du spectacle théâtral, c'est
aussitôt invoquer l’identification... et réveiller la longue tradition née avec Platon et Aristote,
de la mimésis, de la catharsis des passions, du drame, de la fable et des personnages, des
caractères, du jeu et des comme si...
Dans le lexique freudien, l'identification est également un vocable fondamental, qui soulève
tout un réseau conceptuel (le moi, le symptôme, le lien social, le surmoi, l'amour, l'envie, la
culpabilité...).
L'identification est donc, à ce double titre (théâtral et clinique), un mot magique, un mot
sorcier, enchanteur… mais il est aussi un mot trompeur, un mot passe-partout qui dispense de
penser, qui donne l'impression de comprendre : il requiert donc l'examen critique : j'évoque
ici, en passant, tout le débat ouvert par Brecht avec la tradition aristotélicienne -et pour
l'analyse, la longue méditation de Lacan sur le moi, le rapport spéculaire, le sujet et la relation
au signifiant...
Que l'on s'inscrive dans la réflexion critique théâtrale, ou dans la réflexion critique
psychanalytique, on rencontre inéluctablement l'identification : toute avancée sur cette
question dans le champ dramatique ne peut qu'éclairer la recherche dans le champ
psychanalytique... Et si l'on observe de plus près ce qui se passe dans les deux domaines, dont
on aperçoit ici l'intime connexion, on doit reconnaître bientôt qu'il s'agit, au fond, et de
manière toujours répétée, de mettre en question cette « psychologie » dont j'ai montré en
commençant l'omniprésence, la volonté de comprendre et d'expliquer mais aussi les pouvoirs
de méprise, de méconnaissance et de simplification.
Sachant que c'est sur ce fond commun que s'enlève notre interrogation commune, revenons à
Freud, et à l'enjeu de cette opposition à maintenir entre esthétique et poétique.
Une lecture attentive de « Personnages psychopathiques sur la scène », texte qui au départ
était adressé à son ami Max Graf en 1907 mais qui ne fut publié que bien plus tard, nous en
fait mieux découvrir les déterminants, révélant la place importante que Max Graf eut dans
l'amitié de Freud, non seulement comme le père du petit Hans (Herbert Graf, qui devint un
grand metteur en scène de théâtre lyrique), mais comme musicologue intéressé de près à la
psychanalyse et engagé lui-même dans une réflexion partagée avec les premiers
62
psychanalystes réunis autour de Freud, sur les rapports entre la psychanalyse, l'art et les
artistes.
« Personnages psychopathiques sur la scène » est un texte qui nous intéresse ici au moins à
deux titres : premièrement, il est un condensé remarquable de ce que l’on pourrait appeler
l'esthétique freudienne, et deuxièmement il est un exemple typique de la conception première
du processus d'identification dans sa modalité dramatique et/ou hystérique.
Il est saisissant de constater le contraste entre le Freud découvreur de l'inconscient, séduisant
les avant-gardes littéraires et, en particulier, les surréalistes, et le Freud classique dans ses
références et ses jugements esthétiques.
Quant au second point, il nous intéresse par la question qui le travaille, question suscitée
justement par ce qu'il juge être un échec de ce dramaturge.
La question est de savoir à quelles conditions le théâtre peut mettre le spectateur au contact de
la souffrance, et lui garantir malgré cela le plaisir esthétique qu'il attend. Il écarte d'emblée le
spectacle de la souffrance physique, insupportable comme telle si elle n'est pas associée à un
motif qui la fait en quelque sorte s'effacer devant une souffrance morale. Quant à la
souffrance morale elle est, selon Freud, toujours la résultante d'un conflit ; dans le drame
religieux le conflit a lieu entre l'individu et les puissances surnaturelles ; dans le drame social,
entre l'individu et les forces sociales ; dans le drame de caractères, entre les individus dotés de
puissants caractères ; dans le drame psychologique, entre deux tendances ou aspiration
contradictoires dans un même personnage ; dans le drame psychopathologique, enfin, entre
une tendance consciente et un désir inconscient, refoulé.
La solution proposée par Freud s'appuie sur la possibilité que doit comporter le drame de
créer l'identification au « héros » souffrant d'une pathologie mentale au lieu de créer
l'angoisse, l’aversion, voire la fuite que la rencontre de la folie provoque généralement. On
s'aperçoit, à le lire de près, que ce processus d'identification à un élément inconscient chez
l’autre, élément qui peut concerner des représentants refoulés de longue date chez le
spectateur lui-même, ce processus n'est pas sans analogie avec l'identification responsable de
la formation d'un symptôme hystérique. Le point délicat est de savoir comment nous sommes
capables d'appréhender inconsciemment un trait de l'autre et d'en faire, par un procédé
singulier d'appropriation, un motif de jouir.
La relation d'un spectateur à ce qui lui est offert dans la représentation d'une pièce dramatique
est peut-être de l'ordre de l'identification mais cela exige un examen critique approfondi. On
dispose de repères dans l'analyse du plaisir pris à écouter un mot d'esprit, dans l'analyse du
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plaisir pris à être témoin d'une scène comique, dans l'analyse du plaisir pris à partager
l'humour qu'un sujet peut avoir envers lui-même... mais ce sont là trois modes
d’identification, certes, souvent réunis (sans qu'on en puisse faire l'analyse sur le moment,
évidemment !) lorsque nous sommes au théâtre. Mais la question de la jouissance tragique
doit s'ajouter aux modèles fournis dans le « Witz ». Être spectateur suppose une capacité à
démultiplier ses potentialités d’identification... normales et pathologiques, l'objet lui-même de
ces identifications n'est pas vraiment simple. Est-ce le personnage, ou un trait de celui-ci ?
Est-ce le jeu interactif entre plusieurs instances ? Entre plusieurs sujets... présents ou absents ?
Et que signifie le fait, structural et essentiel, que toutes ces « figures » humaines sont en
réalité des fictions, des « fantômes homériques » comme aurait dit Diderot ?
C'est la complexité même de cette question qui mène du plaisir pris au théâtre à ce qui en
constitue la condition de possibilité chez le spectateur (lequel est, certes, un élément
constitutif de tous ceux qui « font » le théâtre, en commençant par l'auteur, le metteur scène et
le comédien...), c'est cette complexité que je viens d'esquisser qui me semble faire la matière
même des recherches théâtrales contemporaines. L’interrogation analytique rejoint alors celle
de la poétique théâtrale elle-même, en son incessante transformation.
Je vais prendre pour indice de cette convergence un témoignage issu d'un observateur de la
vie théâtrale en Europe et aux États-Unis depuis les années soixante-dix. Je n'ignore pas qu'il
s'agit là d'un choix qui pourrait lui-même faire l'objet d'une discussion (celle-ci, d'ailleurs, ne
serait jamais étrangère au débat éternel sur le jugement critique porté sur les créations
artistiques).
L’ouvrage de Hans Thies Lehmann, « Le théâtre post-dramatique », me permettra d'illustrer
facilement mon propos, à savoir comment se problématise, pour les analystes et les artisans de
la création théâtrale, la nature du ressort intime de nos identifications. . .
Quand, dans son discours de Rome, en 1953, Lacan définissait l'inconscient comme « cette
partie du discours concret en tant que trans-individuel, et qui fait défaut à la disposition du
sujet pour rétablir la continuité son discours conscient…» ou comme « chapitre de mon
histoire censuré, marqué par un blanc »... il indiquait, bien avant d'en tirer toutes les
conséquences, la faille qu'introduit la découverte analytique dans le champ psychologique de
l'intra- et de l'intersubjectivité. Lacan a montré, dans le mouvement même de son
enseignement, l'appui qu'il pouvait prendre sur la création théâtrale - essentiellement sur
certains textes (dont certes les incontournables grands tragiques grecs et Shakespeare). Il faut
cependant noter l'intérêt particulier qu'il a manifesté envers la trilogie de Claudel. Claudel
dont il y a tout bénéfice à faire la connaissance en dehors du personnage officiel : mondain,
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diplomate, académicien, frère de la pathétique Camille, illustre converti, mystique ou pieux. Il
faut découvrir chez cet auteur un acteur important du tournant de l'art dramatique. Il faut
associer Claudel à ceux qui ont transformé la dramaturgie : Kafka, Brecht, auxquels s'ajoutent
Beckett, Ionesco, ou Koltès. La liste est certes non exhaustive : elle invite seulement les
analystes à être les contemporains des mouvements, des convulsions du monde artistique.
Hans Thies Lehmann a le mérite de nous dresser une sorte de tableau des caractéristiques
majeures des métamorphoses de la création théâtrale contemporaine. En utilisant quelquesunes de ses remarques, je voudrais seulement, pour conclure, mettre en évidence des traits
communs entre mutations de la pensée théâtrale et mutations de la pensée psychanalytique.
La forme traditionnelle du théâtre dramatique a été ébranlée par la critique marxiste de
Picastor et de Brecht. Celui-ci a voulu y substituer ce qu'il a appelé le théâtre épique. Il s'agit,
au fond, de contester l’essentialisme du modèle organique établi par Aristote dans sa
« Poétique ». Il n’y a pas une essence éternelle de l'homme, du conflit, de la cité, de la
famille, du caractère, du mythe... mais il y a des hommes saisis dans les déterminations socioéconomiques de l’histoire. Toute la tradition dramatique reposerait sur une vaste cascade
mimétique : fable, représentation, jeu des acteurs, effets sur le spectateur. Tous les concepts
de la critique en sont l'appareillage : praxis, lexis, catharsis, pathos... (tous les moyens
matériels de la réalisation du spectacle seraient quant à eux des assaisonnements - inessentiels
même si indispensables).
Selon ce dessin brechtien, le théâtre « dramatique » constituerait une machine hypnotique
conçue pour produire des sentiments, de la séduction, de l'ahurissement, de l'hébétude, bref le
sommeil de la pensée et, par suite, l'extinction de toute volonté d'agir et de transformer le
monde. Le théâtre mimétique confirme les préjugés, consolide les visions établies du monde
et conforte la soumission à l'ordre politique et cosmologique établi. En revanche, le théâtre
épique, fondé sur les procédés de dés-identification et de dés-illusion, défait les évidences,
rend insolite, étonnant, non naturel, étrange ce monde par une volonté déterminée de
désaliénation. La traduction devenue classique de cette « Verfremdung » par le mot «
distanciation » ne rend pas compte de ces procédés qui installent la jubilation de l'exercice de
l'intelligence et de la sensibilité dans l'exigence aiguë de l'étonnement et de la libération de la
capacité d'agir.
Or cela ne se décide pas seulement sur le plan du texte (du « message ») mais sur le plan de la
réalisation scénique, du jeu, de la narration, du « rapport » à instaurer avec un public.
Certes les leçons de Brecht ont été largement entendues et mises en pratique, depuis le
lendemain de la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui les pratiques de la rupture, de la
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démultiplication des tableaux, des sollicitations sensorielles, de l'éclatement du récit, de
l'émiettement des caractères jusqu'à la disparition même d'un personnage identifiable comme
« moi » psychologique, toutes ces pratiques ne peuvent empêcher d'évoquer, pour la
psychanalyse, une sorte d'accomplissement de ce que Freud avait appelé le processus
primaire. Le rêve, la névrose, la psychose nous affrontent, avec un pathétique variable, à
l’impuissance de la représentation cohérente, à la présence disruptive et compulsive de la
pulsion de mort, à l'inadéquation foncière du langage à maîtriser symboliquement le réel. La
scène contemporaine rêverait-elle d'incarner ce réel du rêve, du cauchemar, de la jouissance
indicible, infigurable, inouïe ?
Voici quelques éléments qui, à mon sens, nourrissent cette hypothèse - éléments que
j'emprunte au livre signalé plus haut de H. T Lehmann – de façon évocatoire et non
systématique. Le théâtre « post-dramatique » ne vise pas à produire des identifications
particulières ; ce serait un théâtre du présent (p. 232) et de la performance, et non de la
présence et de la continuité temporelle, une pratique entièrement signifiable et totalement
réelle où tous les signes théâtraux sont des choses physiques. Un théâtre concret, loin de toute
interprétation, un théâtre où le réel a la même légitimité que le fictif, où le réel est utilisé
autoréflexivement, autoréférentiellement.
L’esthétique ne peut être comprise par aucune détermination de contenu. Notons que c'est une
telle détermination de contenu qui demeure nécessaire à l'interprétation psychanalytique
habituelle (de Freud à nos contemporains) : les analystes sont essentiellement attirés par la
retrouvaille de ce qu'ils connaissent et savent déjà - les thèmes, les mythes, les types de
caractère (ou de pathologie), les fantasmes originaires, les complexes familiaux, le roman
familial... Retrouvaille, finalement, avec une esthétique et donc une (méta) psychologie où
l'art est toujours reflet, dérivation, symptôme, sublimation, expression anthropomorphisante.
La scène contemporaine se veut être le montre du réel, à la frontière de deux espaces en
chavirement continu, en connexion avec la réalité la plus triviale (corps, objets, déchets) et
l'abstraction la plus construite, la mise en scène délibérée.
Le théâtre post-dramatique veut ébranler la sensibilité jusque dans ses fondements éthiques :
provocation, expérimentation, happening, événement (on brûle un papillon, les acteurs se
livrent sur scène à des gestes généralement « privés » comme l'excrétion, accumulation de
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déjections, meurtre de poissons, piétinement de grenouilles, martyrisation ou viol d'un
comédien...). Ce théâtre entend résister à l'atrophie de l'image effet des médias (TV, cinéma,
vidéo, cd, etc.) en surpassant cette déchéance par le bas, par l'obscène, le laid, le vulgaire, le
dégoûtant, le dérisoire, la froideur. Serait-ce un lointain écho aux visions d'Artaud prônant un
théâtre de la cruauté ?
On saisit dans ces quelques traits, en effet, et en apparence, la recherche d'un effet et non
d'une identification qui magiquement emporterait le public dans une grande fusion des affects.
En recherchant le contraire d'une telle fusion des consciences (au sens des visées classiques
du théâtre dramatique, issu des liturgies, des rites et des sacrifices), en cherchant à
désenchanter par l'exercice d'une ironie cynique, on refuse l’induction (cathartique,
mimétique) de la pitié, de la compassion. Cela exige que les acteurs soient mis en danger,
exposés dans leur chair au-delà des exercices et exigences conventionnels du métier, en
proximité corporelle directe, sans le rapport protecteur de délégation du jeu de la
représentation, du comme-si... que l'on peut contempler (le vieux sens du « théatron » à
distance). Public éclaboussé, bousculé, déplacé, déstabilisé... jusqu'aux limites du supportable.
Mais ce sont ces limites mêmes que l'on explore.
Chaos, perturbation, torture, dépravation... mort ? Quant au texte, il peut venir de n'importe
quelle source : il est sujet au montage, au collage, à la discontinuité (comme au cinéma). Le
temps peut ou bien s'étirer à l'infini ou s'accélérer... La traditionnelle loi des trois unités (lieu,
temps, action), n'est plus de mise, elle était le principe ordonnateur d'un théâtre
psychologique, d'un théâtre du moi, d'un théâtre « dramatique ».
Ces notations éparpillées indiquent seulement une tendance. Mais le post-dramatique comme
le postmoderne ne sont ils pas eux-mêmes des péripéties et peuvent-ils prétendre rendre
compte de ce que nous réserve la liberté imprévisible des créateurs ?
Pour finir, ces notations peuvent nous ramener à notre question : quels liens attachent le
théâtre et la psychanalyse ? Comme Freud en avertissait celui qui lui demandait : « Oui, vous
analysez, vous décomposez, vous dissociez les éléments de la personnalité... mais quand
faites-vous la synthèse ? », la tendance à la synthèse est telle en chacun qu'elle opère
automatiquement…ce qui est difficile et pénible, c'est de maintenir l'exigence analytique... Ne
craignons donc pas toutes les tentatives de désidentification, si elles promettent de nouvelles
et inédites combinaisons.
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Le théâtre est donc à sa façon, irremplaçable, un analyseur d'« esthétique » et de psychologie :
il interroge par là le psychanalyste qui, si sa pratique est bien l'analyse, n'en est pas moins, par
son moi et ses idéaux, tenté par quelque synthèse. Le théâtre est un espace unique, de par la
liberté même du jeu, d’exploration de toutes nos identifications – passées, présentes et futures.
Toutes les dés-identifications y sont virtuellement possibles, avec ce paradoxe indépassable
partagé par les artisans de théâtre et les psychanalystes, et qui au plus chaotique de
l’expérience maintient le désir de comprendre au moyen notre imaginaire spéculaire,
spéculatif et spectaculaire.
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II – L’enseignement du théâtre à la psychanalyse
II / 1 – Hamlet nous enseigne la structure du désir du sujet
Lecture d’Hamlet à la lumière des principaux concepts psychanalytiques freudiens et
lacaniens
II / 1. a - Présentation
Comme l’enseigne la doctrine, le sujet veut maintenir le phallus de la mère, il dénie, il refuse
la castration de l’Autre. Concernant la position du sujet par rapport au phallus, Lacan souligne
l’opposition entre être et avoir. Ainsi si la position féminine peut se caractériser par l’être
sans l’avoir, c’est la question de l’être qui anime souvent le sujet, celle de l’être ou ne pas être
le phallus. Cette formule ne manque pas de faire écho au to be or not to be qui nous donne le
style de la position d’« Hamlet ».
Cette formule, ce vers de la pièce de William Shakespeare connu du plus large public a
suscité d’innombrables questionnements et commentaires et demeure encore énigmatique, son
étude nous ramène à un des thèmes les plus primitifs de la pensée de Freud.
Le thème d’« Hamlet », en effet, a été d’emblée promu par Freud à un rang équivalent au
thème oedipien.
Le complexe d’Œdipe apparaît dans l’œuvre de Freud avec la première édition de
« L’interprétation du rêve », de 1900, démontrant que déjà Freud pensait à l’Œdipe comme au
lieu où, par excellence, s’organise la position du désir.
Or dès cette première édition figurent des remarques sur « Hamlet », elles seront maintenues
dans le texte définitif de 1910-1914.
Le thème d’Hamlet a été maintes fois repris après Freud, par Ernest Jones ou Ella Sharp entre
autres.
Jacques Lacan fera également l’analyse d’« Hamlet », ce qui lui permet d’illustrer au mieux la
structure du désir du sujet et de renforcer son élaboration du complexe de castration. Il fera
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de cette étude le thème de son séminaire de 1959 intitulé : « Le Désir et son interprétation »,
publié dans la revue Ornicar (N° 24, 25, 26, 27, en 1981, 1982, 1983).
Les commentaires de Freud
Dans « L’interprétation du rêve », Freud parle du complexe d’Œdipe pour la première fois, il
n’est pas anodin de noter qu’il l’introduit à propos de rêves de mort de personnes qui nous
sont chères.
Dans « L’interprétation du rêve », Freud nous dit à propos d’Hamlet et d’Œdipe : « Une autre
de nos grandes œuvres tragiques, le Hamlet de Shakespeare, a les mêmes racines qu’Œdipe
Roi. Mais la mise en œuvre toute différente d’une matière identique montre quelles
différences il y a dans la vie intellectuelle de ces deux époques et quels progrès le refoulement
a fait dans la vie sentimentale. Dans Œdipe, les désirs de l’enfant apparaissent et sont réalisées
comme dans le rêve. »
En effet Freud a beaucoup insisté sur le fait que les rêves oedipiens sont comme les rejetons
de désirs inconscients qui réapparaissent toujours, et il a toujours tenu l’Œdipe de Sophocle
pour l’affabulation de ce qui surgit de ces désirs.
« Dans Hamlet, ces mêmes désirs de l’enfant sont refoulés, et nous n’apprenons leurs
existence tout comme dans les névroses, que par leur action. Fait singulier, tandis que ce
drame a toujours exercé une action considérable, on n’a jamais pu se mettre d’accord sur le
caractère de son héros. La pièce est fondée sur les hésitations d’Hamlet à accomplir la
vengeance dont il est chargé. Le texte ne dit pas quelles sont les raisons et les motifs de ces
hésitations. Les nombreux essais d’explications n’ont pu les découvrir. Selon Goethe (…)
Hamlet représenterait l’homme dont l’activité est dominé par un développement excessif de la
pensée, dont la force d’action est paralysée : il se ressent de la pâleur de la pensée. Selon
d’autres, le poète aurait voulu représenter un caractère maladif, irrésolu et neurasthénique.
Mais nous voyons dans la pièce qu’Hamlet n’est pas incapable d’agir. Il agit par deux fois,
d’abord dans un mouvement de passion violente quand il tue l’homme (Polonius) qui écoute
derrière la tapisserie. Ensuite d’une manière réfléchie et astucieuse, quand, avec l’indifférence
totale d’un prince de la Renaissance, il livre les deux courtisans (Rosencrantz et
Guildenstern), à la mort qu’on lui avait destinée. Qu’est ce qui l’empêche donc d’accomplir la
tâche que lui a donné le fantôme de son père ?
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Il faut bien convenir que c’est la nature de cette tâche d’Hamlet. Hamlet peut agir, mais il ne
saurait se venger d’un homme qui a écarté son père et pris la place de celui-ci auprès de sa
mère, cet homme qui lui montre la réalisation de ses souhaits d’enfance refoulés.. En réalité
c’est l’horreur qui devrait le pousser à la vengeance, mais cela est remplacé par des remords,
des scrupules de conscience qui lui font penser que lui-même n’est pas meilleur que le
pécheur qu’il doit punir. J’ai traduit ici en conscient ce qui doit forcément rester inconscient
dans l’âme du héros… » (in « L’interprétation du rêve »)
Lacan, dans sa propre analyse d’« Hamlet », fera toujours référence à cette approche et cette
perception de Freud, relevant notamment l’expression « scrupules de conscience » comme
construction de l’expression sur le plan conscient de ce qui demeure inconscient dans l’âme
du héros. Ce qui va permettre à Lacan de souligner à ce propos qu’une élaboration
symptomatique comme un scrupule de conscience n’est pas dans l’inconscient mais bien
plutôt dans le conscient, construit en quelque façon par les moyens de la défense, et qu’il
convient dès lors de s’interroger sur ce qui en répond dans l’inconscient.
Je termine le paragraphe de « L’interprétation du rêve » : « L’aversion pour les actes sexuels
concorde avec ce symptôme. Ce dégoût devait grandir toujours davantage chez le poète, et
jusqu’à ce qui l’exprima complètement dans ‘’Timon d’Athènes’’ ».
Ces trois lignes ont ouvert la voie aux tentatives de certains d’ordonner l’ensemble de l’œuvre
de Shakespeare autour de ce qui serait un refoulement personnel de l’auteur.
Même si « Hamlet » a été écrit aussitôt après la mort du père de Shakespeare (1601) et que
son propre fils se prénommait Hamlet, Lacan ne pense pas que le poète n’ait exprimé dans son
œuvre que ses propres sentiments.
La présentation par Lacan
Lacan reprend justement un de ces rêves de mort de personnes qui nous sont chères pour
illustrer le rapport du sujet à son inconscient. Il fait valoir que dans ce rêve, le père, évoqué
comme inconscient par le rêveur, incarne l’inconscient même du sujet. Le sujet est
inconscient de son vœu oedipien, de son vœu de mort contre le père. Le vœu que le patient se
connaît est autre, bienveillant, et appelle sur son père une mort consolatrice. L’inconscience
qui est celle du sujet concernant son vœu oedipien, est là présentifié dans l’image du rêve,
sous cette forme que le père ne sait pas, il ne sait pas dit absurdement le rêve, qu’il était mort.
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Le texte du rêve s’arrête là. Ce qui n’est pas formulé par le sujet, mais qui n’est pas ignoré du
père fantasmatique c’est le selon son vœu, que Freud restitue dans l’analyse de ce rêve en
nous disant que c’est là le signifiant que nous devons considérer comme refoulé.
Ce que Lacan met en évidence avec ce il ne savait pas qu’il était mort, l’ignorance de l’Autre,
est un trait fondamental, c’est en effet, une révolution de l’âme enfantine, le moment où
l’enfant, après avoir cru que toutes ses pensées étaient connues de ses parents, s’aperçoit qu’il
n’en est rien. A noter que pour le sujet, pour ce qu’il vit, ses pensées, c’est tout ce qui est, et
tout ce qui est est connu de ses parents, y compris ses moindres mouvements intérieurs.
D’où l’importance, nous dit Lacan, du moment où il découvre que l’Autre ne peut pas savoir.
Il y a une corrélation entre ce ne pas savoir chez l’Autre et la constitution de l’inconscient.
L’un est en quelque sorte l’envers de l’autre.
Dans le drame d’« Hamlet », Lacan va s’employer à donner corps à cette conception de
l’histoire du sujet.
Dans « Hamlet » le père sait très bien qu’il est mort, assassiné par son frère qui convoite son
épouse et le trône du Danemark. La chose est cachée mais, point important, le père, lui,
connaît la vérité et vient la dévoiler. Il s’agit du thème oedipien et il est significatif que ce soit
le père qui sache qui vienne le dire.
C’est la première différence avec la fabulation fondamentale du drame d’« Œdipe Roi », car
Œdipe, lui, ne sait pas, et quand il vient à savoir, le drame se déchaîne et va jusqu’à son auto
châtiment. C’est dans l’inconscience que le crime oedipien est commis par Œdipe, alors que
dans « Hamlet », le crime oedipien est su. Il est su de l’autre, de celui qui en est la victime et
qui surgit pour le porter à la connaissance.
Lacan va au cours de cette étude d’« Hamlet » avancer en comparant les fibres homologues de
la structure dans les deux phases celle d’« Œdipe Roi » et celle d’« Hamlet ».
Il va utiliser une méthode dont la référence est un tout articulé. En effet cette méthode
s’impose s’agissant du signifiant puisque l’articulation lui est consubstantielle, on ne parle
d’articulation que parce qu’il y a du signifiant, sans signifiant il n’y a pour Lacan que du
continu ou discontinu, mais pas d’articulation.
Tout d’abord si nous regardons les rapports d’Hamlet et de Claudius, en faisant intervenir une
identification un peu abrupte, nous pourrions dire que Claudius est une forme d’Hamlet, que
ce qu’il accomplit c’est le désir d’Hamlet. Cependant ce désir d’Hamlet ne peut être situé sans
72
faire intervenir les scrupules de conscience. C’est là quelque chose qui introduit dans les
rapports d’Hamlet à Claudius une profonde ambivalence.
Claudius est son rival, mais cette rivalité est singulière, ce rival a fait ce que lui n’a pas osé
faire. Dans ces conditions une certaine protection l’environne qu’il s’agira de définir.
Scrupules de conscience certes, mais tout pousse Hamlet à agir contre Claudius, meurtrier de
son père, sentiment d’usurpation (il a été dépossédé), sentiment de rivalité, sentiment de
vengeance, et surtout, il en a reçu l’ordre express de son père, admiré par-dessus tout.
Et pourtant il n’agit pas. C’est ici que commence le problème.
Freud nous dit qu’il s’agit là de la représentation consciente de quelque chose qui doit
s’articuler dans l’inconscient. Il conviendra donc de situer dans l’inconscient ce que veut dire
un désir. Ce que l’on peut dès à présent avancer avec Freud, c’est qu’il y a quelque chose dans
le désir d’Hamlet qui ne va pas.
L’objet conscient du désir d’Hamlet dans la pièce est le personnage d’Ophélie, c’est pour
ainsi dire le baromètre de la position d’Hamlet par rapport au désir.
Corrélativement au drame, Freud nous l’indique, nous voyons dans la pièce s’exprimer
l’horreur de la féminité comme telle. « Hamlet fait jouer devant les yeux d’Ophélie toutes les
possibilités de dégradation, de corruption, liées à la vie même de la femme pour autant
qu’elle se laisse entraîner aux actes qui peu à peu font d’elles une mère. Au nom de quoi il
repousse cette fille de la façon la plus sarcastique, la plus cruelle. » nous dit Jacques Lacan
dans le séminaire « Le désir et son interprétation », consacré à l’étude d’« Hamlet ».
Pour le personnage caricatural de Polonius, père d’Ophélie, si Hamlet est mélancolique c’est
parce qu’il est malade d’amour pour sa fille (il écrit de lettre d’amour à Ophélie et celle-ci
obéissant à son père, lui répond vertement), ce personnage est là pour représenter la pente
facile à l’interprétation externe et simpliste des évènements.
La ‘’chose’’ se structure différemment, on s’en doute vite.
Il s’agit en fait principalement des rapports d’Hamlet avec son acte essentiellement. Le
changement de sa position sexuelle est capital mais il est à articuler autrement. Il s’agit d’un
acte à faire et Hamlet en dépend dans sa position d’ensemble. Or ce qui se manifeste tout au
long de la pièce c’est cette position fondamentale par rapport à l’acte qui s’appelle
procrastination, le fait de remettre au lendemain.
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Qu’est ce que cela veut dire et qu’est ce qui le détermine à la fin à franchir ce pas. Pour
avancer il faut se demander ce que signifie cet acte.
Cet acte n’a rien à voir avec un acte oedipien, avec la révolte contre le père, au sens où, dans
le psychisme, elle est créatrice.
L’acte d’Hamlet n’est pas l’acte d’Œdipe, pour autant que l’acte d’Œdipe soutient la vie
d’Œdipe et fait de lui ce héros qu’il est avant sa chute, tant qu’il ne sait rien. Hamlet, lui, est
d’entrée de jeu coupable d’être. Il lui est insupportable d’être. Le problème, le crime d’exister,
se pose pour lui dans les termes qui sont les siens, à savoir ce to be or not to be, qui l’engage
irrémédiablement dans l’être, comme il l’articule fort bien.
Ici le drame oedipien se présente au commencement et non à la fin, ce qui place Hamlet en
face du choix d’être ou de ne pas être, mais par ce ou bien…ou bien… il est de toute façon
pris dans la chaîne du signifiant. De ce choix il est de toute façon la victime.
Le problème d’Hamlet, qu’il exprime par son to be or not to be, c’est de rencontrer la place
prise par ce que lui dit son père. Ce que lui dit son père en tant que fantôme c’est qu’il a été
surpris par la mort dans la fleur de ses péchés. Il s’agit pour lui de rencontrer la place prise
par le péché de l’Autre, le péché non payé.
Celui qui sait est, contrairement à Œdipe, quelqu’un qui n’a pas payé le crime d’exister.
Hamlet ne peut ni payer lui-même, ni laisser la dette ouverte. En fin de compte il doit la faire
payer. Mais dans les conditions où il est placé, le coup passe à travers lui-même. S’il frappe
enfin le criminel, c’est de l’arme même qui vient de le toucher à mort.
Le père et le fils, l’un et l’autre savent. Ce partage participe précisément de la difficulté de
l’assomption par Hamlet de son acte.
Lacan tout au long de son étude d’« Hamlet » va s’intéresser à chercher les voies par
lesquelles Hamlet pourra rejoindre son acte, accomplir ce qui doit être accompli, à identifier
par quels détours cet acte deviendra possible, acte impossible en lui-même dans la mesure
même où l’Autre sait.
Hamlet arrive à accomplir son acte, mais au travers de quels avatars, il tue d’abord son ami
Laërte, sa mère meurt également empoisonnée par méprise, il est lui-même frappé à mort. Si
effectivement l’acte s’accomplit, s’il y a in extremis une rectification du désir qui rend l’acte
possible, par quelles voies cela se produit il ? Là se situe la clé qui fait de cette pièce une
œuvre unique et géniale.
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Lacan choisira de faire l’étude de ce chef d’œuvre, ainsi que d’autres grandes pièce de théâtre,
car il pense, tout comme Freud, que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne
reflètent, les créations psychologiques.
Pour Lacan la pièce d’« Hamlet » narre comment quelque chose vient à équivaloir à ce qui a
manqué, à ce qui a manqué en raison même de la situation initiale différente de celle de
l’Œdipe, à savoir la castration, symbolique, puisque le père et le fils savent. L’action de la
pièce suit un canevas diffus, un cheminement flottant qui est l’avènement lent et détourné de
la castration nécessaire. C’est dans la mesure où cela est réalisé au dernier terme qu’Hamlet
fait alors jaillir l’action terminale où il succombe.
L’approche analytique
Ce que recherche Lacan dans l’étude d’« Hamlet » c’est de redonner son sens à la fonction du
désir dans l’interprétation analytique. Lacan va s’employer à montrer que la tragédie
d’« Hamlet » c’est la tragédie du désir. Ce faisant, il ne cessera de faire référence au
commentaire de Freud figurant dans « L’interprétation du rêve » dont je viens de parler
précédemment, Freud y souligne en particulier le rapport de Shakespeare avec le problème
qui se pose à lui, la signification de l’objet féminin, il évoque à ce propos la pièce « Timon
d’Athènes ».
Il cite également ceux qui se sont intéressé à la psychologie d’« Hamlet » comme Goethe pour
qui en résumé ; l’action d’Hamlet est paralysée par la pensée et Coleridge qui voit chez
Hamlet un caractère psychasthénique, une impossibilité de s’engager dans une voie, et une
fois entré, d’y rester jusqu’au bout.
Lacan fera aussi référence à Ernest Jones et à son article paru en 1910 dans le « journal of
american psychology » sous le titre « The Œdipe complex : An explanation of Hamlet
mystery » celui-ci fera valoir un point de vue analytique aux impasses d’Hamlet. Pour Jones le
sujet ne doute pas un seul instant d’avoir une tache à accomplir, mais pour quelque raison
inconnue de lui, cette tâche lui répugne. La cause, selon Jones, est à rechercher dans la tâche
même qui comporte une dimension contradictoire et conflictuelle.
Ce point de vue analytique, cette prise en compte de la signification oedipienne du drame
d’« Hamlet », de l’inconscient du poète et de celui du spectateur, amène Jones à conclure à au
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paradoxe que le poète et l’audience sont tous les deux profondément remués par des
sentiments dus à un conflit de la source duquel ils ne sont pas conscients. « Ils ne sont pas
éveillés, ils ne savent pas de quoi il s’agit » dit il. Jones faisait par là même allusion bien
avant sa formulation précise à la catharsis mais surtout au fait que poète, acteur et spectateur
sont à la même place vis-à-vis du discours de l’Autre.
Que ce soit Freud, Lacan ou Jones le premier pas analytique consiste à mettre en valeur la
structure mythique d’« Hamlet », à faire de ce drame singulier une matrice universelle de la
structure du désir du sujet, censé avoir le même sens pour tous les êtres humains.
En effet pour Lacan que l’on soit acteur, critique ou spectateur d’« Hamlet » cela est
convergent dans le sens ou Hamlet fait jouer le cadre même dans lequel se situe le désir d’un
sujet et que celui-ci a à le trouver, ou le reconnaître.
Je le cite : « C’est parce que cette place y est exceptionnellement bien articulée que tout un
chacun y vient s’y reconnaître, et s’y trouve. La pièce d’Hamlet est une espèce d’appareil, de
réseau, de filet d’oiseleur, où est articulé le désir de l’homme, et précisément dans les
coordonnées que Freud nous découvre, à savoir l’Œdipe et la castration.
Mais cela suppose qu’il ne s’agit pas simplement d’une autre édition de l’éternel conflit du
héros contre le père, contre le tyran, contre le bon ou le mauvais père. L’important ici, ce
sont les caractères atypiques du conflit. La structure fondamentale de l’éternelle Saga que
l’on retrouve depuis l’origine des âges est modifiée par Shakespeare de façon à faire
apparaître que le désir, l’homme n’en est pas simplement possédé, mais qu’il a à le trouver, à
le trouver à ses dépens et à sa plus lourde peine. Il ne le trouvera, à la limite, que dans une
action qui ne s’achève qu’à être mortelle». In séminaire « Le désir et son interprétation »
consacré à « Hamlet » publié dans le magazine Ornicar (N°24 du 11/03/1959, Page 24).
Commentaires préliminaires de quelques scènes clés

Dès la première rencontre du spectre du père et d’Hamlet, au cours de laquelle il lui
appends qu’il a été assassiné par Claudius, le ghost donne pour consigne, pour
commandement à Hamlet de faire cesser le scandale de la luxure de la mère tout en se gardant
de quelques excès (qu’il pourrait avoir lui-même) à l’endroit de sa mère. L’essentiel est
76
d’emblée cette question : Que faire ? eu égard aux accusations du spectre portées à contre
Claudius. En outre cette consigne donnée par le spectre n’est pas seulement une consigne, elle
met d’ores et déjà au premier plan, et comme tel, le désir de la mère.

Hamlet qui s’est toujours intéressé au théâtre va accueillir de façon remarquable une
troupe de comédiens rencontrée en chemin par ses « anciens amis », Rosencrantz et
Guildenstern. Hamlet est alors écoeuré, furieux après lui-même en écoutant les pleurs d’un
comédien qui arrive à une telle extrémité d’émotion en jouant un drame (« La fin de Troie »)
qui ne le concerne en rien, il est alors en proie au désespoir, lui qui ne ressent rien
d’équivalent dans sa situation pourtant bien réelle.
Il va avoir l’idée, en écoutant cette tirade tragique et en voyant l’émotion terrible du comédien
d’utiliser les comédiens pour mettre en place le stratagème de la play scene, du théâtre dans le
théâtre, afin d’« attraper la conscience du roi », de le confondre en faisant jouer une pièce,
modifiée par ses soins, qui représente une stricte reconstitution du crime de Claudius, et ce
afin de le confondre, qu’il se trahisse tout seul par l’émotion, ce qui réussira.
La play scene ne vaut pas simplement comme stratagème efficace, elle présentifie la structure
de fiction de la vérité, elle participe à l’ensemble du mouvement, nous le verrons plus tard,
par quoi Hamlet tente de produire cette dimension de la vérité déguisée. Et c’est ce qui est
nécessaire à Hamlet pour qu’il se réoriente.

Hamlet convoqué par sa mère suite à l’épisode de la play scene et du départ précipité
du roi, aperçoit sur le chemin Claudius en pleine prière de repentir. Hamlet ne saisit pas
l’occasion qu’il a alors de se venger. En effet s’il le tue il va l’envoyer au ciel, alors que son
père a beaucoup insisté sur le fait qu’il souffrait tous les tourments dans son enfer, son
purgatoire. Tout le to be or not to be est là, souligne Lacan qui poursuit dans le séminaire cité
plus haut : « Il se préoccupe du to be éternel de Claudius, et c’est pourquoi il ne le tue pas. Le
problème du to be est partout dans la pièce. Ce qui est survenu au père l’a figé à tout jamais
dans le moment où il a été saisi, la barre a été tirée au bas de comptes de sa vie, et il reste
identique à la somme de ses crimes. Et c’est là aussi ce devant quoi Hamlet est arrêté. (…)
l’être défunt demeure identique à tout ce qu’il articulait par le discours de sa vie. Le to be
reste éternel, et Hamlet est confronté à son to be, à ce destin d’être purement et simplement le
véhicule du drame, celui à travers qui passent les passions, celui qui continue dans le crime ce
que le père a achevé dans la castration ».
77

Le point clé reste le désir de mère, témoin le fait qu’Hamlet voudrait surprendre
Claudius dans l’excès de ses plaisirs, autrement dit, dans le lit de sa mère. Ainsi la scène entre
Hamlet et sa mère dans laquelle il l’incite à rompre l’habitude, ce ‘’monstre’’ qu’est
l’habitude, et notamment celle de coucher avec Claudius. Il lui dit même que ce sera de plus
en plus facile.
Mais après l’intervention du spectre qui lui dit de se glisser entre elle et son âme en train de
combattre, Hamlet fléchit une fois de plus et quitte sa mère en lui disant de se laisser faire, de
se laisser caresser, il abandonne sa mère, il la laisse retourner à l’abandon de son désir.

C’est dans le cinquième acte que le quelque chose dont il s’agit, ce quelque chose
d’épuisé, d’inachevé, d’inachevable qu’il y a dans la position d’Hamlet, son désir toujours
retombant, trouve son issue, Hamlet accepte, nous verrons pourquoi plus tard, le défi de
Laerte, tous les deux sont mortellement blessés et le dernier coup est porté à Claudius, celui
qu’il s’agissait de tuer depuis le début.

Une scène importante est celle où Hamlet et Laerte se battent auprès de la dépouille
d’Ophélie, Hamlet qui a pourtant fort maltraité Ophélie jusque là, ne supporte pas le désespoir
manifesté de Laerte étreignant une dernière fois sa sœur et rugissant, poussant une sorte de cri
de guerre il se précipite sur Laerte lui contestant presque la plus grande douleur face à cette
disparition.
Il dit alors : « Qui pousse ces cris de désespoir à propos de la mort de cette jeune fille ? C’est
moi, Hamlet le danois ». Or Hamlet n’a jamais autrement manifesté qu’il était danois, il
n’aime pas les danois, et le voici soudainement transformé.
Lacan interprétera ceci en disant que : « C’est dans la mesure où $ est dans un certain rapport
avec a qu’il fait brusquement cette identification, par laquelle il retrouve pour la première fois
son désir dans son intégralité. »
78
II / 1. b - Le Désir de la Mère
Hamlet : Une construction qui fait place au désir.
Nous avons vu lors de cette présentation que ce dont il s’agit dans l’étude d’Hamlet c’est de
situer le sens du désir.
Avant toute chose lorsque l’on se pose de profondes questions concernant le caractère
d’Hamlet (comme de tout héros fictionnels d’œuvres d’art et de théâtre en particulier) il
convient de ne pas négliger le fait que ce n’est pas un personnage réel. En effet on pourrait
être tenté de se dire lors de ces études de héros d’œuvres dramatiques que ce sont des
caractères c'est-à-dire des personnages dont nous supposons que l’auteur, lui, possède toute
l’épaisseur. Ce héros censé nous émouvoir par la transmission des caractères de ce caractère
et nous introduire par là même à une réalité au-delà de ce qui nous est donné dans l’œuvre
d’art. Hamlet nous permet de réfuter, de suspendre cette conception. Même si comme le dit
Lacan « Hamlet est un miroir où chacun s’est vu à sa façon, lecteur et spectateur ».
Ce qui est une évidence c’est que pour les acteurs Hamlet c’est le rôle par excellence.
Il faut à ce point de l’exposé rappeler la position aristotélicienne concernant l’effet de la
comédie et de la tragédie qui repose sur le caractère du héros par rapport à nous.
Certains observateurs pensent qu’« Hamlet », c’est le vide, l’impénétrabilité du caractère, que
son côté inégal était le reflet de l’inégal de Shakespeare.
Jones dans son analyse d’« Hamlet » commence par dire que nous ne devons pas parler
d’Hamlet comme d’un personnage réel, et qu’au-delà nous devons trouver Shakespeare,
même s’il avance aussi que le poète, le héros et l’audience sont profondément émus par des
sentiments qui les touchent à leur insu.
Jacques Lacan pointe que le rapport de celui qui appréhende « Hamlet » comme spectateur,
ou lecteur est de l’ordre de l’illusion. Illusion qu’il distingue du vide : « Une illusion n’est pas
le vide (…) Dire qu’Hamlet est une illusion, l’organisation d’une illusion, ce n’est pas dire
qu’on rêve à propos du vide. » (in « Le désir et son interprétation »)
79
Lacan précise qu’Hamlet est un personnage dont la structure est primordiale, avant même le
drame écrit par Shakespeare. C’est cette structure elle-même, un personnage composé de la
place vide, qui répond de l’effet d’« Hamlet ». Chez « Hamlet » il y a une structure, avec la
place d’un vide qui précisément permet de situer notre ignorance, or « Une ignorance située
n’est rien d’autre que la présentification de notre inconscient. » Lacan in « Le Désir et son
interprétation. »
En effet, Lacan pour qui « Hamlet n’est pas un cas clinique », considère que la psychanalyse
ne traite du théâtre qu’en termes théoriques. Le théâtre n’étant pas un objet de la psychanalyse
mais une construction. » Il y a un statut, qui est théorique.
En effet pour Lacan « La psychanalyse ne s’applique au sens propre, que comme traitement et
donc à un sujet qui parle et qui entende »; c’est pourquoi elle ne s’applique pas au théâtre.
Pour Lacan s’il y a une équivalence entre le poète et le héros c’est en ce sens qu’ils ne sont là
que par leur discours. La communication de ce qui serait dans l’inconscient du poète et du
héros est présentifié par l’articulation du discours dramatique. Ainsi le héros est strictement
identique aux mots du texte, ainsi Lacan d’avancer que : « le mode sous lequel une œuvre
nous touche de la façon la plus profonde, c'est-à-dire sur le plan de l’inconscient, tient à un
arrangement, à sa composition. »
Ainsi Lacan de préciser que l’effet d’« Hamlet » n’est pas dû à l’inconscient du poète, même
si « quelques traces non concertées dans son œuvres (…) témoignent de sa présence. » Pour
lui chercher dans les œuvres quelques traces qui renseignent sur l’auteur ce n’est pas analyser
la portée de l’œuvre comme telle.
Il considère que la portée de premier plan que prend « Hamlet » tient à sa structure,
équivalente à celle de l’Œdipe.
Ce n’est pas quelque présentification de l’inconscient ou aveu fugace du poète mais bien
l’articulation, la machinerie, les « portants » de l’œuvre qui lui donnent sa profondeur, qui
« instaurent cette superposition de plans à l’intérieur de quoi peut trouver place la dimension
propre de la subjectivité humaine, le problème du désir ». Lacan in « Le désir et son
interprétation ».
80
La fonction de l’acteur et de la représentation
Dans son étude d’Hamlet en tant que la pièce fait valoir une structure qui permet de situer le
désir du sujet, Lacan est dans une approche de psychanalyse théorique. Cependant il n’occulte
pas la dimension psychologique de la pièce mais pour lui celle-ci relève de la psychanalyse
appliquée et il considère que toute question clinique est une question de psychanalyse
appliquée.
Ainsi il va distinguer de la lecture de la pièce la fonction de l’acteur et de la représentation
avec la plus grande précision dans le paragraphe suivant issu du séminaire sur « Le désir et
son interprétation ».
« Si Hamlet est vraiment ce que je vous dis, à savoir une structure telle que le désir puisse y
trouver sa place, une composition assez rigoureusement articulée pour que tous les désirs ou
plus exactement tous les problèmes du rapport du sujet au désir puissent s’y projeter, il
suffirait en quelque sorte de le lire. Mais il y a ici des personnes qui m’écoutent, qui voudront
que j’en dise un peu plus sur la fonction de l’acteur, de la représentation.
Il est clair que ce n’est pas du tout la même chose de lire Hamlet et de le voir représenté.
Comment mieux illustrer la fonction de l’inconscient que j’ai défini discours de l’Autre, que
dans la perspective que nous donne une expérience comme celle du rapport de l’audience à
Hamlet ? Il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre,
qui est un discours parfaitement composé. Le héros n’est présent que par ce discours qu’il
nous lègue. La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui
jouent cet Hamlet, est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés
dans notre propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre
imaginaire, je veux dire de notre rapport avec notre propre corps.
J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, selon
certains qui ne sont frappés qu’à une certaine distance du rayonnement de ce que j’articule ici.
J’enseigne tout autre chose – le signifiant, c’est nous qui en fournissons le matériel. C’est
avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce
discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous
servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas
simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le
rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne.
Chacun sait qu’il y a de bons et de mauvais acteurs. C’est, je crois, dans la mesure où
l’inconscient d’un acteur est plus ou moins compatible avec ce prêt de sa marionnette. Voilà
81
ce qui fait qu’un acteur a plus ou moins de talent, de génie, voire qu’il est plus ou moins
compatible avec certains rôles - pourquoi pas ? Même ceux qui ont la gamme la plus étendue
peuvent jouer certains rôles mieux que d’autres. Et plus généralement, le problème qui a pu
être abordé du rapport de certaines textures psychologiques avec le théâtre, de l’acteur avec la
possibilité de l’exhibition. »
Structure et composition de l’œuvre.
Donc si nous sommes émus par une pièce de théâtre ce n’est pas en raison de ce qu’un auteur
peut y laisse passer de lui-même à son insu mais bien en raison de la place à prendre qu’elle
offre à ce que recèle en nous de problématique notre propre rapport à notre propre désir.
Suivons Lacan et laissons donc ce qui peut être ‘’derrière’’ « Hamlet » pour nous occuper de
sa composition, de sa structure.
Cette structure, cette construction à l’intérieur de laquelle le désir peut et doit prendre sa
place ; ce qui est l’essentiel de l’effet d’« Hamlet ».
Dans une première approche commune, Hamlet est celui qui ne sait pas ce qu’il veut, qui
parle mais ne fait rien, il le dit lui-même ; « J’en reste toujours à dire, c’est la chose qui est à
faire. »
C’est l’énigme qui se pose à chacun ; pourquoi Hamlet n’agit il pas ? « Pourquoi ce feel, cette
volonté, ce désir, paraît il en lui suspendu ? » dit Lacan. Il est dit qu’il ne veut pas, lui dit qu’il
ne peut pas, en réalité il ne peut pas vouloir.
La théorie analytique peut nous éclairer sur cette question : La connaissance psychanalytique
et notamment l’explication oedipienne classique nous enseigne que pour Hamlet, en cette
occasion, tout repose sur le désir pour la mère, que ce désir est refoulé et que c’est
précisément la cause par quoi le héros ne parvient pas à accomplir dans l’action sa vengeance
contre un homme qui est l’actuel possesseur, illégitime puisque criminel, de l’objet maternel.
En effet dans la référence oedipienne, si Hamlet ne peut frapper Claudius, c’est dans la
mesure où lui-même aurait déjà commis le crime qu’il s’agit de venger.
Comme il y aurait en arrière-plan le souvenir du désir infantile pour la mère, du désir oedipien
de meurtre pour le père, Hamlet se trouverait d’une certaine manière complice de l’actuel
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possédant, à ses propres yeux. Et il ne pourrait s’attaquer à ce possédant sans s’attaquer à luimême, Claudius ayant quelque part réalisé le désir oedipien infantile d’Hamlet.
La réciproque de cela est qu’il ne peut s’attaquer à ce possesseur sans réveiller en lui le
souvenir le désir ancien, ressenti comme coupable.
De même si Hamlet tuait tout de suite son beau-père, nous pourrions aussi dire qu’il trouve
l’occasion d’étancher sa propre culpabilité hors de lui.
On peut de surcroît noter que tout le pousse à agir ; d’abord son père qui revient de l’au-delà
sous la forme d’un fantôme, d’un spectre pour lui commander cet acte de vengeance. Nous
trouvons d’ailleurs là le commandement du surmoi matérialisé et pourvu de tout le caractère
sacré de celui qui revient d’outre-tombe, avec en plus l’autorité conférée par sa grandeur, sa
séduction, le fait d’être la victime, d’avoir été atrocement dépossédé de l’objet de son amour,
de sa puissance, de son trône, de la vie, de son salut, de son bonheur éternel.
En outre et dans le même sens vient la chose la plus certaine et la plus apparente du rôle
d’Hamlet c’est qu’il est fixé à sa mère, ce que Lacan appelle le « désir naturel d’Hamlet ».
Hamlet est animé de deux tendances ; l’une commandée par l’autorité du père et l’amour qu’il
lui porte, l’autre répond à sa volonté de défendre sa mère et, disons le, de se la garder. Ces
deux tendances devraient aller dans le même sens celui de tuer Claudius.
Il faut ici admettre que ce qui met Hamlet dans un rapport difficile, répugnant avec son acte
soit lié à son désir. Admettons même que c’est le caractère impur de ce désir qui joue là le
rôle essentiel, mais à l’insu d’Hamlet, que c’est pour autant que son action n’est pas
désintéressé qu’il ne peut accomplir son acte.
Mais nous pouvons aller plus loin à la lecture attentive de la pièce, et ce en remarquant que ce
à quoi Hamlet a affaire tout le temps c’est un désir, mais pas son désir, pas son désir pour la
mère mais bien le désir de la mère.
Pour bien illustrer ceci, une magnifique scène clé de l’œuvre, scène centrale et prépondérante
dans la pièce, c’est la rencontre avec la mère après la play scene, à cette occasion il dit qu’il
va retourner le fer dans la plaie, la dague dans le cœur de sa mère, il abjure sa mère de prendre
conscience du point où elle en est ; il la culpabilise, lui dit qu’il est temps de se calmer, que ce
n’est plus de son âge, il lui compare son ancien mari béni des dieux, et l’actuel plus bas que
tout, etc. il ne s’agit que de cela, du désir de la mère. Il lui demande en fait de maîtriser, de
taire son désir.
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Lorsque la mère, tourmentée à l’extrême, est sur le point d’abdiquer, le spectre réapparaît
même pour lui commander de continuer, tout en le rappelant à l’ordre, ne pas la tuer, il lui dit
« Glisse toi entre elle et son âme qui est en train de fléchir ».
Arrivé à ce sommet il y a chez Hamlet une brusque retombée, son appel disparaît, s’évanouit
dans le consentement au désir de la mère. Il abandonne devant ce désir qui lui paraît
inéluctable, impossible à altérer.
A ce point rappelons l’enseignement de Lacan : le discours de la demande soumet le besoin
du sujet au consentement, à l’arbitraire de l’Autre comme tel et structure ainsi la tension et
l’intension humaine dans le morcellement signifiant. Au-delà de ce premier rapport à l’Autre,
il s’agit pour le sujet de retrouver dans ce discours qui le modèle, dans ce discours déjà
structuré, son feel, sa propre volonté, à savoir ce que le sujet désire vraiment.
En effet la théorie et la clinique analytique ne cesse de pointer qu’au-delà des nécessités de la
demande qui morcelle et fracture le sujet, au-delà du rapport à l’Autre, le sujet se doit de
retrouver son désir, ce qui ce traduit au quotidien par la constante interrogation des sujets sur
ce qu’ils veulent vraiment. Le sujet est dans un certain rapport privilégié avec la demande.
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La chaîne signifiante, que Lacan appelle parfois l’inconscient, donne à cette interrogation son
support signifiant.
La scène d’Hamlet en face de la mère illustre d’une façon absolument complète, accomplie la
formule lacanienne « Le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre » ce qui annule
complètement le sujet.
Lacan commente la scène ainsi : « Hamlet s’adresse ici à l’Autre, sa mère, mais au-delà
d’elle-même, non pas avec sa propre volonté mais avec celle dont il est à ce moment-là le
support, à savoir celle du père, et aussi bien celle de l’ordre, de la décence, de la pudeur (…).
Il tient devant la mère ce discours au-delà d’elle-même, puis il en retombe, c'est-à-dire il
retombe au niveau de l’Autre devant qui il ne peut que se courber. (…) L’adjuration du sujet
au-delà de l’Autre essaye de rejoindre le niveau du code de la loi et il en retombe. Il ne se
rencontre pas lui-même avec son propre désir, car il n’a plus de désir, pour autant qu’Ophélie
a été par lui rejetée. Pour schématiser, tout se passe comme si la voie de retour le ramenait
purement et simplement à l’articulation de l’Autre, comme s’il ne pouvait en recevoir d’autre
message que le signifié de l’Autre, à savoir la réponse de la mère : « Je suis ce que je suis,
avec moi il n’y a rien à faire, je suis une vraie génitale (…) moi je ne connais pas le deuil ».
La relation d’objet
Le drame d’Hamlet c’est donc le drame du désir et plus particulièrement le drame qu’il y a un
objet digne et un objet indigne. La problématique de la relation d’objet est omniprésente. Plus
précisément ici c’est le problème du deuil qui nous amène au problème de l’objet.
Freud dans « Trauer und Melancholie » nous dit que le deuil a lieu en raison d’une
introjection de l’objet perdu. Or pour que l’objet soit introjecté il faut la condition qu’il soit
constitué en tant qu’objet. Ce qui pose la question de savoir comment l’objet vient-il à être
constitué comme tel ?
En effet on peut se demander pourquoi en certaines occasions bien particulières Hamlet, après
avoir été dans l’inaction, la passivité semble réagir et même vivement, semble prendre le mors
aux dents. Ainsi il se lance pour le compte de Claudius son beau-père qu’il a à tuer dans cette
improbable affaire de duel avec Laerte, qu’il apprécie par ailleurs, duel au cours duquel il se
montrera un vrai tueur ou encore cette scène du cimetière où il se rue soudainement sur Laerte
en train de pleurer sa sœur Ophélie dans sa tombe.
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Lacan décèle du texte qu’Hamlet n’a pas pu supporter de voir un autre que lui-même afficher
un deuil débordant.
« C’est par la voie du deuil qu’Hamlet se retrouve un homme. Ce deuil, il l’assume dans un
rapport homologue au rapport narcissique du moi et de l’image de l’autre, au moment où lui
est représenté dans un autre le rapport passionné d’un sujet avec un objet qu’on ne voit pas,
mais qui est au fond du tableau. Cet objet tout à coup l’accroche, après avoir été rejeté à cause
de la confusion, de la mixion des objets, fait d’Hamlet quelqu’un de capable pour un court
instant sans aucun doute, mais un instant qui suffit pour que la pièce se termine, capable de se
battre et de tuer ». Lacan in « Le désir et son interprétation ».
Au moment crucial de la pièce, le personnage singulier de Laerte joue le rôle d’exemple, de
support vers lequel Hamlet se précipite dans une étreinte passionnée d’où il sort véritablement
autre. Le cri d’Hamlet et ses commentaires ; il se dit Danois pour la première fois, montre que
c’est là le moment où il ressaisit son désir.
Ce désir d’Hamlet, certains le qualifient de désir de l’hystérique ; en effet il a à le retrouver, le
construire, à se créer un désir insatisfait, d’autres voient dans le désir d’Hamlet celui de
l’obsessionnel tant il est vrai qu’il montre de nombreux symptômes psychasthéniques sévères
et que son problème semble être de se supporter sur un désir impossible.
En vérité Hamlet est les deux, il est, comme le dit Lacan « purement et simplement la place de
ce désir. Hamlet n’est pas un cas clinique. Ce n’est pas un être réel, c’est un drame qui
présente une plaque tournante où se situe le désir. »
En effet l’interprétation des actes et des propos d’Hamlet sera possible tant du côté de
l’hystérie que du côté de l’obsession, ce qui nous amène à pressentir que quelque chose de
plus radical que le désir situable dans telle ou telle catégorie clinique est à saisir.
86
II / 1. c - Il n’y a pas d’Autre de l’Autre
Une vérité sans vérité
Pour tous ceux (acteurs, spectateurs, critiques, etc.) qui s’emparent d’« Hamlet », le sens de sa
destinée se trouve dans un ’’que l’on me donne mon désir’’.
Le drame d’« Hamlet » c’est la rencontre avec la mort. Au travers des diverses apparitions du
spectre notamment, Shakespeare a approché non pas un fantôme, il a approché le père en tant
que déjà mort, la question de la dette, la question du Nom-du-Père mais aussi et avant tout
l’auteur a approché de très près la rencontre avec la mort. La mort est en fait le point-pivot de
la pièce, dans l’aller d’Hamlet au devant de la mort se retrouve à plusieurs moments
déterminants dans la pièce comme lors de sa première rencontre avec le spectre par exemple.
Cependant face à l’action de donner la mort et d’accomplir sa vengeance et la volonté du père
Hamlet tergiverse, hésite, pense.
Freud par son commentaire d’Hamlet dans « L’interprétation du rêve » avait mis au premier
plan cette problématique, à savoir pourquoi l’action en cause, celle de porter la mort, action si
pressante et si brève à exécuter demande-t-elle tant de temps à Hamlet. Ce que Freud met en
avant c’est que cette action rencontre chez Hamlet l’obstacle du désir.
Or ce désir, découvert par Freud, c’est le désir pour la mère en tant qu’il suscite la rivalité
avec celui qui la possède, c’est donc un désir qui devrait aller dans le sens de l’action et non
pas l’entraver, il y a là un paradoxe.
Voilà l’énigme d’« Hamlet » à résoudre pour autant que c’est là que se structure la fonction
mythique de l’œuvre, qui en fait un thème égal à celui d’« Œdipe Roi ».
Nous verrons par la suite que l’acte d’Hamlet se projette et ne sera possible que lorsque luimême est déjà frappé à mort, qu’au moment de son rendez-vous dernier de tous les rendezvous, de son rendez vous avec la mort.
C’est nous le dit Lacan de là qu’il faut partir, c’est à cela qu’il faut donner un nom.
Pour avancer plus loin et nous éclairer dans cette étude il convient à présent de revenir à
Freud et à Lacan afin d’articuler le sujet tel que Freud nous a appris qu’il est construit. Le
sujet en tant qu’il parle et en tant qu’il est structuré dans un rapport complexe avec le
signifiant.
87
Lacan nous enseigne tout d’abord que la demande du sujet rencontre la chaîne signifiante au
niveau du grand Autre, en tant que lieu de la vérité, lieu où la parole se situe en prenant place.
Il s’agit de cet Autre ordre évoqué, invoqué à chaque fois que le sujet parle, articule quelque
chose. Dans la relation imaginaire, duelle, identificatoire de l’un par rapport à l’autre rien
n’est semblable « à ce qui dans la parole instaure toujours un éléments tiers, à savoir ce lieu
de l’Autre, où la parole, même mensongère, s’inscrit comme désir », nous dit Lacan.
Cette référence à l’Autre se prolonge au-delà de ce lieu de la parole pour constituer la
question du sujet « qu’est ce que je veux ? » ou plus exactement « que veux tu ? » car elle se
propose au sujet sous une forme négative. A ce propos Lacan, dans le séminaire « Le désir et
son interprétation » nous précise :
« Au-delà de la demande aliénée dans le système du discours en tant qu’il est là, reposant au
lieu de l’Autre, le sujet prolongeant son élan s’interroge sur ce qu’il est comme sujet. Qu’est
ce qu’il a donc a rencontrer au-delà du lieu de la vérité ? Quelque chose qui se nomme (…)
l’heure de la vérité. (…) Dans l’au-delà de l’Autre, dans ce discours qui n’est plus discours
pour l’Autre mais discours de l’Autre à proprement parler, va se constituer la ligne brisée des
signifiants de l’inconscient. Dans cet Autre où le sujet s’avance avec sa question, ce qu’il vise
au dernier terme, c’est l’heure de la rencontre avec lui-même avec son vouloir. »
Lacan va appuyer cette formulation en évoquant la philosophie pour laquelle le temps se relie
à l’être, ainsi le passé le présent le futur, temps de la grammaire, ne se repèrent à rien d’autre
qu’à l’acte de la parole, le présent n’étant rien que le moment où l’on parle. La temporalité
exigeant donc la structure du langage.
Lacan l’a dit dès les premières lignes de son étude d’« Hamlet », « Hamlet n’est pas un cas
clinique », à ce titre il n’est pas un obsessionnel car il est une création poétique, il n’a pas de
névrose mais nous montre la névrose, sa structure.
Bien entendu sous un certain aspect « Hamlet » nous montre une structure proche de celle de
l’obsessionnel particulièrement en ceci que la fonction majeure du désir chez l’obsessionnel
c’est de maintenir à distance cette heure de la rencontre (avec son vouloir, avec lui-même) et
de l’attendre. Freud, dans « Inhibition, Symptôme, Angoisse » utilise le terme de Erwartung ce
qui signifie l’attendre au sens actif, mais aussi la faire attendre.
« Hamlet » nous montre en surface et de façon évidente on une structure obsessionnelle où le
jeu de l’heure de la rencontre domine le rapport du sujet obsessionnel avec l’objet.
88
Nous l’avons déjà dit, « Hamlet » est à la fois proche et à la fois une variante du thème
d’« Œdipe Roi ».
En effet Œdipe n’est pas dans l’hésitation face à l’acte, et ce car il le fait avant même d’y
penser, sans le savoir. C’est même l’essentiel de la structure du mythe d’Œdipe.
« Bienheureuse ignorance de ceux qui sont plongés dans le drame qui s’ensuit nécessairement
du fait que le sujet qui parle est soumis au signifiant. » commente Lacan à ce sujet.
Or dans « Hamlet » le père savait, la pièce ne dit pas comment il savait d’ailleurs.
La révélation par le père au fils de la vérité sur sa mort distingue radicalement la pièce de ce
qui se passe dans le mythe d’Œdipe. Un voile est ici levé, celui qui d’ordinaire pèse sur
l’articulation de la chaîne signifiante inconsciente et dont le rétablissement de la cohérence en
analyse rencontre bien des difficultés liées aux résistances des sujets, soulignant que ce voile
doit avoir quelque fonction essentielle pour la « sécurité » du sujet parlant.
Ici la question est résolue, le père savait et de ce fait Hamlet aussi. Il a la réponse, réponse qui
ici est relative à la parole qui se déroule dans l’Autre modelant ce que nous avons voulu dire,
le signifié de l’Autre s(A) nous dit Lacan.
Il faut ici s’appuyer sur ce que Lacan nous a enseigné à propos de l’au-delà de l’Autre. Ainsi
qui parle au-delà du discours de l’Autre, à propos de la question que le sujet se pose à lui
même du type Qu’est ce que je suis devenu dans tout cela ? Lacan nous donne la réponse par
le signifiant de l’Autre avec la barre : S(A).
« Hamlet » va ainsi nous permettre entre autre d’accéder au sens de S(A). Le sens de ce
qu’Hamlet apprend par ce père apparaît clairement comme étant la trahison de l’amour, de
l’amour absolu, pur entre le roi et la reine, du moins aux dires d’Hamlet. Ce qui survient à
Hamlet c’est l’annonce de la fausseté de ce qui lui était apparu comme étant le témoignage de
la beauté, de la vérité. La vérité d’Hamlet est une vérité sans espoir.
Mais le sens de S(A) pour Lacan ne veut pas dire que tout ce qui se passe au niveau de A ne
vaut rien, à savoir que toute vérité est fallacieuse. Ce que Lacan a condensé dans ce mathème,
il le rappelle lui-même dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » :
« S(A) veut dire ceci, qu’en A, qui n’est pas un être mais le lieu de la parole, où repose
l’ensemble du système des signifiants, c'est-à-dire d’un langage, il manque quelque chose,
quelque chose qui ne peut être qu’un signifiant. Un signifiant fait défaut au niveau de l’Autre.
C’est, si je puis dire, le grand secret de la psychanalyse ; il n’y a pas d’Autre de l’Autre. »
89
Ainsi à l’inverse du sujet de la philosophie traditionnelle qui se subjectivise lui-même
indéfiniment, je suis en tant que je pense, je suis en tant que je pense que je suis, etc.,
l’analyse nous enseigne quelque chose de très différent, c’est que je ne suis pas celui-là qui est
en train de penser que je suis, « pour la simple raison que du fait que je pense que je suis, je
pense au lieu de l’Autre. Je suis un autre que celui qui pense que je suis. » nous dit même
Lacan.
Il n’y a en effet aucune garantie que cet Autre, le système de l’Autre, puisse rendre ce qu’on
lui confère, ce qu’on lui donne ; son être et son essence de vérité. Il n’y a pas d’Autre de
l’Autre dit Lacan, ce que l’on peut aussi traduire par le fait qu’il n’y a dans l’Autre aucun
signifiant qui puisse à l’occasion répondre de ce que je suis.
Sur cette question l’enseignement de Lacan est le plus riche, le plus précis, il nous éclaire du
fait que ce signifiant caché, celui dont l’Autre ne dispose pas, peut être saisit partout où est la
barre lacanienne. La barre de (A), ce signifiant qui manque à (A) c’est la part de nous même
sacrifiée symboliquement, celle que nous faisons entrer en jeu depuis notre naissance depuis
que nous sommes pris dans ce monde de logos, cette part de nous même qui a pris fonction
signifiante c’est le phallus, l’énigmatique fonction du phallus.
Le phallus est ce « quelque chose de l’organisme où la vie (…) où la turgescence vitale est
symbolisée. C’est là dans ce quelque chose d’énigmatique, plus mâle que femelle, et pourtant
dont la femelle elle-même peut devenir le symbole, c’est là où dans l’inconscient est la vie, où
elle est prise, où elle prend sens. Sa vie, le sujet la fait signifiante. Mais ce signifiant ne vient
nulle part garantir la signification du discours de l’Autre, parce que dans l’Autre il est
indisponible. Autrement dit, toute sacrifiée qu’elle soit à l’Autre, la vie n’est pas au sujet,
rendue par l’Autre. C’est de là que part Hamlet, à savoir de la réponse du donné.» précise
Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation. ».
Ophélie ou la question de l’objet
Revenons à présent sur la question du désir d’Hamlet et du désir de sa mère.
Nous avons vu que le désir d’Hamlet subissait une, pression, une abolition voire une
destruction de sa rencontre avec le désir dévorant de l’Autre réel de la mère. Le meilleur
exemple en est la scène de la rencontre avec la mère, dont j’ai parlé précédemment, ainsi le
sens de ce mouvement d’adjuration dans le dialogue entre Hamlet et sa mère qui peut
90
constituer un paroxysme de la pièce, et celui de sa retombée devant la nécessité implacable de
ce désir que rien ne semble pouvoir retenir.
Il convient à présent de cerner le rôle de l’objet dans le désir. Le rapport du sujet à l’objet que
Lacan a marqué $<>a. Nous pouvons déjà avancer que l’objet est le curseur, le niveau où se
place le désir chez le sujet. Nous connaissons tous par ailleurs la réflexion de Lacan sur
l’objet a : « L’objet a, cause du désir et support du fantasme. »
Pour parler de l’objet du désir chez Hamlet, il nous faut parler du personnage d’Ophélie. « Ce
personnage est pathétique, bouleversant, grande figure de l’humanité » nous dit Lacan.
Pour autant ce personnage se présente à certains comme ayant des traits très ambigus, ne
permettant guère de savoir précisément si elle est l’innocence même évoquant ses élans
charnels avec simplicité et pudeur ou bien s’il elle a forte attirance pour les plaisirs de la
chair. En tout cas Hamlet se comporte avec elle avec grande cruauté ce qui peut gêner, faire
mal et en tout cas qui la pose en victime. En réalité, seuls les préjugés sur les mœurs la femme
font se poser ces questions de vouloir la catégoriser me semble t-il.
Ophélie semble être pour Shakespeare, un sommet de la création du type de la femme. C’est
la vision de la vie prête à éclore, de vie porteuse de toutes les vies. (Hamlet la repousse en la
situant ainsi d’ailleurs : Vous serez la mère de pécheurs.). Cette image de la fécondité vitale
nous illustre nettement une équation célèbre de l’orientation lacanienne : fille = phallus.
Si Ophélie apparaît dans la structure représenter le phallus, la question qui se pose alors est ;
comment Shakespeare lui fait il remplir cette fonction ? Nous pouvons penser qu’Ophélie est
là pour interroger Hamlet sur son la véritable question de savoir où se tient son désir. Les
rapports d’Hamlet avec Ophélie sont ordonnés par une suite de temps qui permettent de saisir
les rapports du sujet en tant qu’il parle, c’est-à-dire en tant qu’il est soumis au rendez-vous de
son destin, avec l’objet.
De quoi s’agit-il dans le rapport qui s’inscrit dans la formule $<>a , qu’est ce c’est que l’objet
du désir, une étude plus approfondie sur personnage d’Ophélie en tant qu’objet, sur l’objet
Ophélie nous est à présent nécessaire pour avancer sur ces questions.
91
II / 1. d - Ophélie ; Hamlet et l’objet
Le propos de cette étude est de montrer dans « Hamlet » la tragédie du désir, du désir humain
qui est le centre des préoccupations de l’analyse.
Freud nous a démontré que ce désir est à situer par rapport à des coordonnées qui fixent le
sujet dans une certaine dépendance à l’égard du signifiant, signifiant qui n’est pas un produit
des relations interhumaines.
Il apparaît que Shakespeare a crée le personnage d’Ophélie en lui donnant la fonction de
surprendre, de captiver le secret d’Hamlet, elle devient ainsi un élément intime du drame
d’« Hamlet », de l’Hamlet qui a perdu la voie de son désir. Ophélie est une articulation
essentielle dans le cheminement du héros vers l’heure de son rendez-vous mortel avec son
acte, acte qu’il accomplit malgré lui d’une certaine manière. Lacan dit à ce propos : « Il y a
un niveau du sujet où l’on peut dire que c’est en termes de signifiant pur que sa destinée
s’articule, et où il n’est plus que l’envers d’un message qui n’est même pas le sien. Et bien,
Hamlet est l’image même de ce niveau. »
Nous avons vu précédemment combien la pièce est dominée de cet Autre, la Mère, c'est-à-dire
le sujet primordial de la demande, la Mère comme incarnant la toute-puissance du sujet
comme sujet de la première demande.
Nous avons vu également que le désir de l’autre, désir de la mère, se présente à Hamlet sous
la forme d’une indécision, d’un non choix entre un objet idéalisé qu’est le père et un objet
déprécié, méprisable qu’est Claudius. La mère ne choisit pas car l’objet génital chez elle se
présente comme l’objet d’une jouissance qui est vraiment satisfaction directe d’un besoin et
rien d’autre. C’est cette dimension qui fait vaciller le désir d’Hamlet et précisément son
abjuration à sa mère. Rappelons cette scène clé durant laquelle Hamlet transmet à sa mère,
dans un premier temps et dans des termes directs et cruels, le message dont le spectre du père
l’a chargé, avant dans un second temps d’abandonner devant ce désir vorace et instinctuel de
la mère et de la renvoyer aux caresses de Claudius. Ainsi « la dépendance de son désir par
rapport au sujet Autre forme la dimension permanente du drame d’Hamlet. » dit Lacan dans le
séminaire consacré à Hamlet, « Le désir et son interprétation. ».
92
Il nous faut à présent repérer comment cette dépendance agit chez Hamlet sur son vouloir, sa
volonté, son Chè Voi ? de la subjectivité constituée dans l’Autre et s’y articulant, à l’aide du
graphe de désir de Lacan.
Lacan nous a enseigné que le terme, la butée de ce qui constitue la question du sujet est
constitué par le rapport du sujet à l’objet a, noté $<>a, ce que l’on appelle communément le
fantasme.
Le désir y trouve son support, son substrat, son réglage imaginaire nous dit Lacan qui ne
manque pas de souligner un paradoxe à son sujet ; en effet, le fantasme est d’une part le terme
dernier du désir et d’autre part il peut être appréhendé dans le conscient « en tant qu’il marque
toute passion humaine de ces traits que nous appelons de perversion (…). »
L’objet, le fantasme, le fétiche
Voyons à présent comment fonctionne dans la pièce le moment d’affolement du désir
d’Hamlet, nous verrons qu’il est à rapporter au niveau de son réglage imaginaire et
qu’Ophélie se situe dans ce repérage au niveau de la lettre a, du mathème de fantasme ; $<>a.
Un des axiomes de la psychanalyse est de cerner que la relation d’objet est ce qui structure
fondamentalement le mode d’appréhension du monde.
Dans la dialectique de l’objet comme dans la dialectique de la demande le sujet se trouve dans
le même rapport avec le signifiant. En effet Lacan nous dit : « Qu’il s’agisse de la série de
rapports que le sujet a avec le code au niveau de l’inconscient, c'est-à-dire avec l’appareil de
la demande, $<>D, ou qu’il s’agisse du rapport imaginaire qui le constitue d’une façon
privilégiée dans une certaine posture, aussi définie par son rapport au signifiant, devant un
objet a, $<>a, le sujet est en position d’éclipse, $.» Cette position d’éclipse, de décalage du
sujet, Lacan l’a appelé fading. (in « Le désir et son interprétation »)
La psychanalyse nous a enseigné que la relation d’objet est toujours rapport du sujet en
situation de fading, en décalage, à des signifiants de la demande, et non à des objets.
Ainsi et sans occulter la valeur primitive, déterminante des signifiants de la demande,
signifiants oraux, anaux, etc., l’objet, l’objet du désir en question dans sa corrélation au sujet
barré, au $ est autre.
La théorie analytique a mis en lumière de façon précise le rapport du $ avec le a, avec l’objet
central de la dialectique du désir. Devant cet objet, le sujet s’éprouve dans une altérité
93
imaginaire. Cet objet ne satisfait aucun besoin, il est déjà mis en relation avec le sujet. Le
sujet est présent dans le fantasme nous dit la psychanalyse, et l’objet est objet du désir
uniquement, en ceci qu’il est terme du fantasme.
Pour Lacan et la psychanalyse actuelle l’objet prend la place de ce dont le sujet est privé,
symboliquement. Et ce dont le sujet est privé c’est précisément le phallus, c’est donc du
phallus que l’objet prend la fonction qu’il a dans le fantasme, et que le désir se constitue avec
le fantasme pour support.
Dans son séminaire « Le désir et son interprétation » Lacan commente ainsi la question de
l’objet, du désir et du fétiche « L’objet du fantasme, image et pathos, est cet autre qui prend la
place de ce dont le sujet est privé symboliquement. C’est en cela que l’objet imaginaire se
trouve en position de condenser sur soi les vertus ou la dimension de l’être, de devenir ce
véritable leurre de l’être (…) le rapport le plus épais le plus opaque qui soit de l’homme avec
l’objet de son désir (…). Là culmine ce caractère de fétiche qui est celui de l’objet du désir
humain. Tous les objets du monde humain ont d’ailleurs ce caractère, par une de leur face au
moins. »
L’objet a et la perversion
Lacan a mis en lumière le rôle de l’objet a dans le fantasme imaginaire dans son rapport au
désir pervers, à la perversion.
Je le cite sur ce rapport dans le séminaire « Le désir et son interprétation » consacré à
« Hamlet » : « Le caractère opaque de l’objet a dans le fantasme imaginaire le spécifie sous
ses formes les plus accentuées comme le pôle du désir pervers. C’est l’élément structurel des
perversions, pour autant que la perversion se caractérise par ceci, que tout l’accent est mis
dans le fantasme sur le corrélatif proprement imaginaire, a. Pris dans sa parenthèse, on peut
aussi avoir a plus b plus c, etc., les combinaisons les plus élaborées des séquelles, des résidus
réunis selon l’aventure, par quoi est venu se cristalliser un fantasme en fonction dans un désir
pervers. (…) le fantasme du désir pervers, (…) le sujet y est toujours, de quelque façon
intéressé. Le sujet y est toujours dans un certain rapport au pathétique, à la douleur d’exister, à
la douleur d’exister comme telle ou d’exister comme terme sexuel. Si le fantasme sadique
subsiste, c’est évidemment dans la mesure où celui qui subit l’injure intéresse le sujet en tant
que lui-même peut y être offert. »
94
Objet, névrose et perversion
Ces considérations sur le rapport du sujet à l’objet vont nous permettre de mettre en évidence
une différence entre névrose et perversion.
La praxis analytique n’a pas manqué de repérer que la perversion, comme la névrose, est
quelque chose d’articulé, d’interprétable, d’analysable. Nous avons vu que dans le fantasme
est fixé, localisé un rapport essentiel du sujet à son être. L’opposition entre névrose et
perversion réside dans le fait que dans la perversion l’accent porte sur le a, alors que la
névrose se situe d’un accent mis sur l’autre terme du fantasme, le $.
Le fantasme se situe donc à l’extrême, à la pointe de l’interrogation subjective, comme sa
butée, pour autant que le sujet tente de s’y trouver, de s’y ressaisir dans l’au-delà de la
demande. En fait il a à retrouver dans la dimension même du discours de l’Autre ce qui a été
pour lui perdu de par son entrée dans ce discours. Nous avons vu qu’au dernier terme il ne
s’agit pas de la vérité mais de l’heure de la vérité. Cette constatation nous permet une autre
distinction entre le fantasme de la névrose et le fantasme de la perversion. Alors que le
fantasme de la perversion est appelable, qu’il est dans l’espace, il est hors du temps et
conditionne une relation essentielle, « dans la névrose la base même des rapports du sujet à
l’objet au niveau du fantasme, c’est le rapport du sujet au temps. L’objet se charge de cette
signification qui est cherché dans ce que j’appelle l’heure de la vérité. L’objet y est toujours à
l’heure d’avant ou à l’heure d’après. » dit Lacan dans son séminaire « Le désir et son
interprétation ».
Nous savons que l’hystérie peut se caractériser par la fonction d’un désir en tant qu’insatisfait
et l’obsession par celle d’un désir impossible mais Lacan nous fait également remarquer que
nous pouvons aussi bien établir entre hystérie et obsession l’observation d’un rapport inverse
dans les deux cas avec le temps, en effet si l’obsessionnel procrastine faute d’anticiper trop
tard, l’hystérique répète toujours ce qu’il y a d’initial dans son trauma, à savoir un certain trop
tôt, une immaturation fondamentale, dit il.
Ainsi peut on en tirer une remarque sur le comportement névrotique en général à l’égard de
l’objet ; à savoir que dans son objet, le sujet cherche toujours à lire son heure et Lacan
d’ajouter que c’est même dans son objet qu’il apprend à lire l’heure.
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Hamlet à l’heure de l’Autre
Le premier facteur remarquable dans la structure d’Hamlet est sa dépendance par rapport au
désir de l’Autre, au désir de la mère. Nous allons maintenant mettre en avant à travers toute
l’intrigue de la pièce un autre facteur ; Hamlet est toujours suspendu à l’heure de l’Autre.
Par exemple, après la play-scene, le roi déstabilisé, mis en face de la reconstitution de son
crime, se retire dans la panique, il est alors à la merci d’Hamlet lorsque ce dernier, dague à la
main, le surprend en plein désarroi, sans défense en pleine prière de repentir. Mais il
n’accomplit pas son acte vengeur car ce n’est pas l’heure, ce n’est pas l’heure de l’Autre. En
l’occurrence ce n’est pas l’heure où l’Autre aura à rendre des comptes devant l’éternel.
Tout ce que fait Hamlet c’est à l’heure de l’Autre qu’il le fera. C’est à l’heure de ses parents
qu’il reste à Elseneur, c’est à l’heure des autres qu’il suspend son crime, c’est à l’heure de son
beau-père qu’il s’embarque pour l’Angleterre, etc., c’est à l’heure d’Ophélie, à l’heure de son
suicide, que la tragédie va trouver son terme, dans un moment où Hamlet s’aperçoit que ce
n’est pas difficile de tuer quelqu’un « le temps de dire un ».
Enfin au dénouement de la pièce, on lui propose quelque chose qui ne ressemble guère à une
occasion de tuer son Oncle de beau-père, ce tournoi d’escrime, combat truqué, piège arrangé
par Claudius et Laerte pour se débarrasser de lui, ce combat avec son ami Laerte, on le lui fait
accepter en suscitant en lui des sentiments de rivalité et d’honneur, lui le prend comme un jeu.
Ici encore c’est essentiellement à l’heure de l’Autre et même et même plus, c’est pour le
compte de l’Autre, pour soutenir la gageure de Claudius qu’Hamlet accepte cette lutte et qu’il
entre tête baissée dans le piège tendu par l’Autre avec cependant une énergie et un cœur
nouveau dans la pièce.
Ainsi jusqu’au dernier terme, jusqu’à l’heure dernière, jusqu’à l’heure d’Hamlet où il sera
mortellement blessé avant de pouvoir enfin atteindre son ennemi, la tragédie poursuit sa
chaîne et s’accomplit à l’heure de l’Autre.
Nous l’avons dit, ce qui distingue « Hamlet » d’ « Œdipe Roi », c’est que lui, Hamlet, sait. Ce
trait explique par exemple la « folie » prétendue d’Hamlet. Hamlet fait le fou. Or déjà dans la
légende originale, chez « Saxo Grammaticus » et chez « Belleforest » œuvres qui ont amené
« Hamlet », le héros fait le fou parce qu’il sait qu’il est le plus faible. Dans « Hamlet »,
Shakespeare a choisi l’histoire d’un héros contraint de faire le fou pour poursuivre les
cheminements qui l’amènent au terme de son acte. Lacan dit à ce propos que « Celui qui sait
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est dans une position si menacée, désignée pour l’échec et le sacrifice, qu’il est conduit à faire
le fou, voire, comme le dit Pascal, à le faire avec les autres. Faire le fou est ainsi une des
dimensions de ce que je pourrais appeler la politique du héros moderne. » (in « Le désir et son
interprétation »)
Le rôle d’Ophélie
Le personnage d’Ophélie est essentiel, lié éternellement à la figure d’Hamlet.
Lacan, dans son étude d’« Hamlet », dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation »
fait tout d’abord remarquer qu’Ophélie c’est O Phallos. Nous y reviendrons.
Nous entendons d’abord parler d’Ophélie comme la cause de la tristesse d’Hamlet, et ce par la
voie psychologue du personnage de Polonius. Mais Ophélie est aussi la toute première
personne que croise Hamlet après sa troublante rencontre avec le spectre. Elle va alors
témoigner du comportement d’Hamlet de façon remarquable.
Elle y décriera en de superbes vers cette distance d’Hamlet prise à l’objet comme s’il tentait
de se distancier pour procéder à une identification à présent presque impossible. Il est à noter
que ces errements, cette vacillation en présence de ce qui jusqu’alors avait été l’objet de
l’exaltation, nous augure, nous donne un premier temps de ce que nous pourrons par la suite
appeler dépersonnalisation, ce que Lacan nommé dans son séminaire, l’estrangement.
Lacan précise en ces termes la notion de dépersonnalisation : « je crois que nous ne forçons
rien en désignant ce moment comme pathologique, parent de ces périodes d’irruption, de
désorganisation subjective, qui ont lieu quand quelque chose vacille dans le fantasme et en
fait apparaître les composantes. Cette expérience qu’on appelle de dépersonnalisation, au
cours de laquelle les limites imaginaires entre le sujet et l’objet se trouvent changer, introduit
proprement à ce qu’on appelle le fantastique.
La dimension du fantastique surgit quand quelque chose de la structure imaginaire du
fantasme se trouve communiquer avec ce qui parvient normalement au niveau du message, à
savoir l’image de l’autre, en tant qu’elle est mon propre moi. Des auteurs comme Federn
marquent (…) la corrélation nécessaire entre le sentiment du corps propre et l’étrangeté de ce
qui surgit dans une certaine crise, dans une certaine rupture, quand l’objet comme tel est
atteint. » (in « Le désir et son interprétation »)
97
Lacan précise que normalement ce fantasme demeure sur le circuit inconscient et ne rencontre
pas le niveau de la demande, ce que le sujet peut commander. Je cite Lacan qui commente son
graphe du désir à ce propos : « Dans la situation normale, rien n’en revient au niveau du
passage, du signifié de l’Autre, s(A), lequel est le module, la somme des significations
acquises par le sujet dans le discours humain. » Donc normalement le fantasme ne passe pas,
reste séparé, inconscient.
Lacan poursuit et précise que si il passe au niveau du message, situation alors atypique, les
phases pendant lesquelles le fantasme franchit ce passage s’inscrivent plus ou moins dans
l’ordre du pathologique.
Au travers de ses commentaires et de son graphe du désir Lacan rejoint Freud pour formaliser
que la rupture ou désorganisation subjective n’est pas liée à toutes sortes d’irruptions de
l’inconscient mais bien à un déséquilibre qui se produit dans le fantasme ; lorsqu’il y a
franchissement par le fantasme des limites normalement assignées, celui-ci se décompose et
vient rejoindre l’image de l’autre.
Ainsi dans le cas d’« Hamlet », Ophélie se retrouve, après cette scène, complètement dissoute
en tant qu’objet d’amour ; « je vous aimais autrefois » dit Hamlet, et ses rapports avec
Ophélie se passeront désormais dans un style de sarcasme, d’agression cruelle qui donneront
des scènes les plus étranges de la pièce.
Cette attitude d’Hamlet est à référer au déséquilibre pervers commenté par Lacan, lorsque « le
fantasme verse vers l’objet », dit il. Hamlet ne traite plus Ophélie comme une femme mais
comme une porteuse d’enfants de tous les péchés, celle qui est vouée à engendrer les pécheurs
et qui succombera sous toutes les calomnies, elle n’est plus que le support d’une vie
condamnée par Hamlet, dans son essence.
Lacan, dans son séminaire consacré à Hamlet, « Le désir et son interprétation » nous éclaire
encore : « Ce qui se produit alors c’est une destruction, une perte de l’objet, réintégré dans son
cadre narcissique. Pour le sujet, l’objet apparaît, si je puis dire, au dehors. Le sujet ne l’est
plus, il le rejette de tout son être, il ne pourra le retrouver qu’au moment où lui-même se
sacrifiera. C’est en quoi l’objet est ici l’équivalent, il prend la place, il est bel et bien le
phallus. C’est le deuxième temps de la relation à l’objet. Ophélie est là le phallus, extériorisé,
rejeté par le sujet en tant que symbole signifiant la vie. La formule $<>est transformée sous
la forme du rejet. »
98
Le rapport du phallus et de l’objet du désir est également nettement indiqué dans l’attitude
d’Hamlet lors de la play scene, Devant Ophélie, il dit à sa mère, « il y a ici un métal qui
m’attire plus que vous » et il veut placer sa tête entre les jambes de la fille.
Dans ces dialogues avec Polonius sur la fécondité ou encore avec Ophélie lorsqu’il vise la
femme conçue comme porteuse de cette turgescence vitale qu’il maudit et dont il souhaite le
tarissement, Hamlet illustre parfaitement le rejet du rapport au phallus, comme symbole de la
vie.
Le troisième temps de la relation d’objet pour Hamlet, nous l’avons déjà abordé est la scène
du cimetière au cours de laquelle Hamlet a la possibilité de boucler la boucle, de se précipiter
vers son destin. Toute la scène, comme nous l’avons vu, vise à se que se produise cette
furieuse bataille au fond de la tombe. Là se produit, se propose une réintégration de l’objet a.
« L’objet est ici reconquis au prix du deuil et de la perte » commente Lacan.
II / 1. e - Le désir, l’objet et le deuil
Nous avons vu précédemment qu’une des dimensions de la tragédie d’« Hamlet » est la
procrastination, que pour lui le rendez-vous est toujours trop tôt et qu’il le retarde.
Par contre lorsque Hamlet agit, toujours à l’heure de l’Autre, c’est toujours avec précipitation,
nous pouvons y repérer un accomplissement dans une perspective de fuite.
Nous avons également vu que cette heure de l’Autre était un mirage puisqu’il n’y a pas
d’Autre de l’Autre, « il n’y a pas de signifiant qui garant de la dimension de vérité instauré
par le signifiant. » dit Lacan. Il n’y a que la sienne d’heure à Hamlet, et il n’y a en réalité
qu’une seule heure, c’est l’heure de sa perte, toute la tragédie d’« Hamlet » est de nous
montrer le cheminement implacable du sujet vers cette heure, ce qui est par ailleurs le sort
commun pour toute destinée humaine.
Ce qui fait la spécificité d’« Hamlet », sa valeur éminente, pour le dire dans le langage
commun, c’est de se fixer un but, un objet, de faire des choix comportant de l’arbitraire. Il ne
sait pas ce qu’il veut, comme on entend au quotidien, il s’en rend compte et se lamente de
cela, comme dans la scène où il voit passer les troupes de Fortinbras aller, pour l’honneur, se
99
faire tuer par milliers pour un lopin de terre en Pologne, alors que lui ayant toutes les raisons
les plus nobles et les plus profondes d’accomplir son acte de vengeance, reste dans l’attente.
Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation », nous apporte un éclairage à
cela au travers de son mathème du fantasme, je le cite ; « Ce à quoi nous avons affaire, c’est
au court-circuit imaginaire, entre le désir et ce qui est en face, à savoir, fantasme. La structure
générale du fantasme, je l’exprime par $<>a, où $ est un certain rapport du sujet au signifiant,
est le sujet en tant qu’irréductiblement affecté par le signifiant, où <> indique la relation qu’il
entretient avec une conjoncture imaginaire dans son essence, a, qui n’est pas l’objet du désir
mais l’objet dans le désir. »
Ce qu’il s’agit d’approcher c’est justement la fonction de l’objet dans le désir. Lacan nous a
enseigné que le sujet est privé, de par son rapport au signifiant, de quelque chose de luimême, de sa vie même, dit il, qui a pris valeur de ce qui le rattache au signifiant. Le phallus
est précisément le signifiant de son aliénation signifiante et c’est en tant que le sujet est privé
de ce signifiant phallique qu’un objet particulier devient pour lui objet de désir, c’est ce que
Lacan signifie par ce mathème $<>a.
Il précise encore sur cette question de l’objet : « L’objet de désir est essentiellement différent
de l’objet d’aucun soin. Quelque chose devient objet dans le désir quand il prend la place de
ce qui au sujet, reste, de par sa nature, masqué, ce sacrifice de lui-même, cette livre de chair
engagée dans son rapport au signifiant. » Lacan met en lumière quelque chose d’énigmatique,
comme étant dans le fond une relation au caché, à l’occulté et cet élément caché du sujet,
prenant fonction de signifiant, ne peut être subjectivé comme tel.
Dans le mathème du fantasme, il dit : « Le $, c’est le S en tant qu’il ne peut être qu’occulté au
point précis où le a prend le maximum de sa valeur. »
D’où se déduit que pour saisir la véritable fonction de l’objet il faut étudier ses fonctions avec
cet élément caché du sujet, et à ce titre, « Hamlet » nous permet d’approcher au mieux les
diverses fonctions de l’objet.
L’heure d’Hamlet
Pour ce faire il faut partir de la fin, du point de rencontre, de l’heure du rendez-vous, de l’acte
terminal où enfin Hamlet jette tout le poids de sa vie pour payer le prix de sa mission
accomplie.
100
Alors Hamlet se lance dans ce tournoi où il se perdra dans ce complot ourdi avec cynisme et
cruauté par Laerte et Claudius, pour des raisons respectives différentes. Ce tournoi ridicule
met Hamlet en position d’être le tenant, le gagnant du pari, de la gageure de Claudius, le
champion d’un autre. Bien entendu le tournoi comporte des enjeux, des objets de prix à
gagner, qui nous sont présentés comme des vanitas religieux, accumulés dans tous leur éclats,
il sont mis en balance avec la mort. Ils sont alors objets a en tant qu’objets, enjeux dans le
monde du désir humain.
Ce tournoi au caractère paradoxal, absurde auquel Hamlet se prête montre quelque chose de la
structure du fantasme ; Au moment où Hamlet est prêt, ou plutôt à la veille comme toujours
d’accomplir sa résolution, le voilà qui se loue, pour rien, à un autre, qui n’est autre que son
ennemi, celui qu’il doit supprimer. Il met sa résolution en balance avec des choses, des objets
qui l’intéressent le moins du monde, et ce afin de gagner pour un autre.
Alors que les autres pensent intéresser Hamlet par les objets de collection, Hamlet est en fait
intéressé d’honneur, la lutte de pur prestige pour Hegel, intéressé d’honneur dans ce qui
l’oppose à un rival d’autre part admiré par lui.
Laerte est ici son semblable, l’autre de la relation duelle imaginaire. L’enseignement de Lacan
nous permet de reconnaître dans cette connexion claire mise en avant par Shakespeare, la
dialectique du stade du miroir.
Nous voyons dans le texte même de l’œuvre que l’image de l’autre est ici présentée comme
absorbant complètement celui qui la contemple. C’est par le paroxysme de l’absorption
imaginaire, articulée ici comme une relation spéculaire, une réaction en miroir que
Shakespeare situe le point de l’agressivité dont témoignera Hamlet en cette occasion. Ce qui
nous rappelle que celui qu’on admire le plus est celui que l’on combat, celui qui est l’idéal du
moi est celui qu’on doit tuer.
Tout ce qui se présente à Hamlet dans la relation imaginaire, agressive, n’est qu’un leurre, un
mirage, il rentre dans le jeu d’une façon formelle, fictive, il n’est pas entré dans le jeu avec
son phallus, dira Lacan. C’est en réalité à son insu qu’Hamlet rentre dans le plus sérieux des
jeux où il va perdre la vie, « malgré lui », c’est sans le savoir qu’il va à la rencontre presque
simultanément de son acte et de sa mort.
Ce qui est remarquable à la lecture de cette scène finale, c’est qu’il n’y est pas clairement
explicité comment l’instrument de la mort, l’épée empoisonnée, change de main, passant de
celle de Laerte à celle d’Hamlet, ceci ne faisant que souligner la pertinence et l’intuition de
Shakespeare. Hamlet ne peut recevoir l’instrument de la mort que de l’autre, en ce sens qu’il
est ailleurs que ce qui est matériellement représentable. En effet c’est au-delà du leurre du
101
tournoi, au-delà de la rivalité avec le semblable en plus beau, avec ce moi-même qu’il peut
aimer, nous dit Lacan, que se joue le drame de l’accomplissement du désir d’Hamlet.
Dans cet au-delà, il y a le phallus et la rencontre avec l’autre n’est là que pour permettre à
Hamlet de s’identifier avec le signifiant fatal, nous précise encore Lacan.
Le fou de cour
Au moment du duel Hamlet fait un jeu de mot en employant le terme de foil et disant à
Laerte ; I’ll be your foil , foil voulant à la fois dire fleuret et en vieux français, feuille, dans le
sens d’écrin, il lui dit donc qu’il sera son fleuret mais en même temps qu’il sera son écrin,
qu’il sera là pour mettre en valeur l’éclat des talents de Laerte. Lacan remarque que c’est une
des fonctions d’Hamlet de faire tout le temps des calembours, des jeux de mots, de doubles
sens, de jouer sur l’équivoque. Shakespeare donna dans son théâtre un rôle essentiel à ce
qu’on appelle les fous de cour, leur permettant de façon subtile, par l’équivoque, la
métaphore, le jeu de mot, etc., par ces substitutions de signifiants, de dévoiler les motifs et les
traits de caractère les plus cachés, que la politesse et les bonnes mœurs empêchent d’ordinaire
d’aborder. Cette perpétuelle équivoque est en réalité une des dimensions, masquée, où
s’accomplit la tension d’Hamlet. Dans ce jeu qui est tout sauf un jeu de dissimulation ou
d’humour, mais jeu des signifiants, où se conserve pleinement la pertinence d’Hamlet se tiens
l’esprit et la portée de la pièce. Et les autres se mettent eux-mêmes à construire, voire à
affabuler dessus, et les spectateurs s’y égarent.
Ce dernier jeu de mot sur foil est à ce titre tout à fait significatif en ce sens que ce calembour
porte précisément sur ce qui est en jeu dans l’instant, à savoir l’épée qui à la fois le blesse à
mort et lui permet de tuer son adversaire et le roi, objet dernier de sa mission. Ce qui fera dire
à Lacan que : « Dans ce calembour, il y a en fin de compte une identification au phallus
mortel. »
Ainsi Hamlet, pour qui d’ordinaire, tout homme ou femme n’est qu’une ombre insignifiante,
trouve en Laerte, semblable imaginaire admiré, un rival à sa taille, et ce semblable
imaginairement magnifié va lui permettre, pour un temps de soutenir la gageure d’être lui
aussi un homme. Mais pour Lacan ce « remodelage » n’est pas un départ, c’est une
conséquence de la rencontre enfin, avec le signifiant phallique, qui provoquera sa perte, je le
cite à ce propos : « C’est la conséquence de la présence immanente du phallus, qui ne pourra
102
apparaître qu’avec la disparition du sujet lui-même. Le sujet succombera avant même de le
prendre en main pour devenir lui-même meurtrier. »
La jalousie du deuil
Nous pouvons dès lors nous demander ce qui permet à Hamlet d’avoir accès à ce signifiant,
pour y répondre il faut une fois encore se reporter à cette scène clé, charnière, du cimetière,
elle illustre parfaitement que la jalousie du deuil est primordiale dans la pièce. Rappelons
qu’on y voit qu’Hamlet ne supporte pas la parade de Laerte au moment de l’enterrement de sa
sœur Ophélie. C’est l’aspect ostentatoire du deuil chez son partenaire qui le secoue dans ses
fondements jusqu’à ne pouvoir tolérer cette scène. C’est ici la première et primordiale rivalité
que ressent Hamlet vis-à-vis de Laerte. La fureur et la vigueur avec lesquelles il se jette alors
à la gorge de son ami en témoignent, c’est autre chose que l’apparat de courtoisie dont il fait
montre lors du tournoi d’épée.
Il convient à présent d’aborder la question du rapport entre le deuil et la constitution de l’objet
dans le désir.
Ici le personnage d’Ophélie va nous y aider. Hamlet s’est conduit avec elle, nous l’avons dit,
de la façon la plus cruelle, la plus dévalorisante et la plus méprisante en tant qu’elle est
devenue pour lui le symbole même du rejet de son désir. Et soudain, lors de cette scène de
l’enterrement et du deuil démonstratif de Laerte, l’objet Ophélie reprend pour lui sa présence
et toute sa valeur. Il y a là un trait qui reprend différemment et complètement la structure
d’« Hamlet » ; c’est dans la mesure où l’objet de son désir est devenu un objet impossible
qu’il redevient l’objet de son désir. On reconnaît là un trait familier du désir impossible de
l’obsessionnel, même si cela est généralisable en ce sens que la structure même des
fondements du désir donne toujours une note d’impossibilité à l’objet du désir humain, ajoute
Lacan qui précise que ce qui caractérise particulièrement l’obsessionnel c’est que celui-ci met
l’accent sur la rencontre avec cette impossibilité. « Il s’arrange pour que l’objet de son désir
prenne valeur de signifiant de cette impossibilité. » dit il dans le séminaire « Le désir et son
interprétation ».
103
Le deuil et l’objet
Freud, dans « Deuil et Mélancolie », nous a appris à formuler le deuil en terme de relation
d’objet, l’objet du deuil prenant pour nous sa portée d’un certain rapport d’identification qu’il
a appelé incorporation.
L’enseignement de Lacan nous permet d’articuler l’identification du deuil, la fonction du
deuil à la lumière des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel.
La scène du cimetière nous illustre clairement que lors de l’expérience du deuil, le sujet qui
s’abîme dans la douleur, comme le dit Lacan, est dans un certain rapport à l’objet.
Ainsi Laerte saute dans la tombe et embrasse Ophélie, l’objet dont la disparition est la cause
de sa douleur, objet qui atteint une existence d’autant plus absolue qu’elle ne correspond plus
à rien qui soit.
C’est ici que les trois registres symbolique, imaginaire et réel vont nous permettre de se
repérer dans la fonction du deuil face à la relation d’objet.
En effet Lacan nous enseigne que le trou de la perte, qui provoque le deuil chez le sujet, est à
situer dans le réel, et de même que ce qui est rejeté du symbolique réapparaît dans le réel, de
même le trou de la perte dans le réel mobilise le signifiant, ce trou offrant alors la place où se
projette le signifiant manquant, essentiel à la structure de l’Autre, à savoir le phallus en tant
que voilé.
Je cite Lacan dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation » sur ce point : « Il s’agit
de ce signifiant dont l’absence rend l’Autre impuissant à vous donner la réponse, de ce
signifiant que vous ne pouvez payer que de votre chair et de votre sang, de ce signifiant qui
est essentiellement le phallus sous le voile. »
Le signifiant phallus trouve donc la sa place, enfin il devrait la trouver, précise Lacan car en
même temps il ne la trouve pas puisque qu’il ne peut s’articuler au niveau de l’Autre. C’est
alors que comme dans la psychose, ce par quoi le deuil peut s’apparenter à la psychose, dit
Lacan, viennent pulluler à sa place des images qui peuvent composer les phénomènes de
deuil.
Ces hallucinations peuvent être le fait d’un sujet en particulier mais nous rencontrons aussi
ces phénomènes hallucinatoires collectif de deuil comme en témoigne l’apparition de l’image
du gohst, du fantôme dans la tragédie d’« Hamlet ».
104
Ces images, ces hallucinations peuvent surprendre l’âme de chacun lorsque la disparition de
quelqu’un n’a pas été accompagnée par les rites par quoi nous satisfaisons à ce qu’on appelle
la mémoire des morts, c'est-à-dire l’intervention massive, totale de tout le jeu symbolique,
nous dit Lacan.
Je cite Lacan sur la question du deuil et du symbolique : « il n’y a rien de signifiant qui puisse
combler ce trou dans le réel, si ce n’est la totalité du signifiant. Le travail du deuil s’accomplit
au niveau du logos (…) Le travail du deuil est d’abord une satisfaction donnée à ce qui se
produit de désordre en raison de l’insuffisance des éléments signifiants à faire face au trou
crée dans l’existence. Car c’est le système signifiant dans son ensemble qui est mis en cause
par le moindre deuil. »
Il n’y donc pas de mot satisfaisant pour articuler le deuil et compenser le trou qu’il laisse à
chacun dans son être.
Ce qui peut expliquer les croyances populaires et folkloriques qui établissent un lien de
causalité entre les manquements, les ratages dans quelconque acte ou rite symbolique qui
pourrait satisfaire la mémoire du mort et l’apparition de fantômes ou tout autre
manifestation maléfique dans l’espace laissé libre par le défaut du rite signifiant.
Ce qui amène Lacan à avancer une autre dimension de la tragédie d’« Hamlet », celle du
monde souterrain où le gohst surgit d’une offense symbolique non pardonnée, une dette
symbolique.
Ophélie pouvant alors apparaître comme une victime offerte à l’expiation de cette offense
primordiale.
On pourrait en dire autant du meurtre de Polonius, et du ridicule traînage de son cadavre par
le pied, Hamlet alors soudain excité s’amuse à dissimuler le corps aux autres sans égard à leur
sensibilité et à leur inquiétude. Et Lacan d’en conclure : « Ce n’est encore qu’une dérision de
ce dont il s’agit, à savoir un deuil non satisfait. »
Mais le deuil va également nous permettre d’éclairer, d’articuler le rapport, à priori éloigné,
entre le fantasme et la relation d’objet, au regard des trois registres du symbolique, de
l’imaginaire et du réel dont les détours de la pièce d’Hamlet nous permettra de saisir
l’économie.
105
II / 1. f - Derrière l’objet disparu, le phallus par éclair
La tragédie d’« Hamlet » est la tragédie du désir, tous les observateurs attentifs l’ont noté. Ce
qui est moins relevé sauf par Lacan c’est que d’un bout à l’autre d’« Hamlet » on ne parle que
de deuil. Par exemple le deuil, en tant que non réalisé est bien ce qui fait, pour Hamlet, le
scandale du mariage de sa mère, bien trop précoce à son goût.
Ce qui est particulièrement à souligner dans la tragédie d’« Hamlet » ce sont les valeurs
rituelles, la fonction du rite dans le deuil. Ce rite, dit Lacan, qui fait coïncider la béance
ouverte par le deuil avec la béance majeure, le point x, le manque symbolique. En effet on
peut observer que dans tous les deuils mis en question dans « Hamlet », les rites ont été
abrégés, sont quasiment clandestins, il en va ainsi pour Polonius et Ophélie enterrés presque
sans cérémonie, à la va-vite, les rites qui leurs sont consacrés sont abrégés.
Quand au père, il a été, nous dit-il, offensé d’une façon éternelle, ayant été sur pris dans la
fleur de ses péchés, comme s’il n’avait pas eu le temps de se préparer à comparaître au
jugement dernier. Son ombre, son spectre en garde un grief inexpiable.
Ces éléments de la tragédie nous amènent à nous interroger sur le rapport du drame du désir
avec le deuil, les exigences du deuil si l’on veut approfondir la question de l’objet du désir.
Sujet et crime originel
Nous avons vu que le premier rapport, simple, entre le sujet et l’objet du désir s’articule en
terme de rendez-vous. Mais Freud nous a également enseigné que dans le deuil, le sujet
s’identifie à l’objet, le sujet peut, dit-on réintégrer l’objet à son ego.
Lacan nous éclaire alors en faisant valoir que dans « Hamlet » comme dans « Œdipe Roi », le
fond de ce deuil est un crime. Jusqu’à un certain point, tous les deuils qui se succèdent en
cascade semblent être comme les conséquences du crime initial, ce en quoi « Hamlet » est un
drame oedipien qui peut être comparé à l’Œdipe.
En effet la tradition analytique reconnaît dans le crime d’Œdipe la trame essentielle du rapport
du sujet au grand Autre, le lieu où s’inscrit la loi.
106
La connaissance analytique concernant les relations du sujet avec le crime originel s’est
élargit avec Freud qui dans « Totem et Tabou » met en place le crime, véritable mythe
freudien. Ce mythe nous indique une liaison essentielle ; l’ordre de la loi ne peut être conçu
que sur la base de quelque chose de primordial, le crime, c’est aussi le sens freudien du mythe
d’Œdipe. Pour Freud, le meurtre primitif du père, forme l’horizon, l’achèvement du problème
des origines. Ce meurtre primitif du père à l’origine de la horde possède un caractère
mythique, il institue le rapport de la loi au crime.
La tragédie d’ « Œdipe Roi » répond exactement à ce mythe comme reproduction rituelle en
ce sens qu’Œdipe, comme chacun de nous en quelque point de notre être, reproduit le drame
oedipien, renouvelle la loi sur le plan tragique. Je cite à ce propos Lacan dans le séminaire sur
« Le désir et son interprétation » : « Œdipe, en somme complètement innocent, inconscient,
accomplit à son insu, dans une sorte de rêve qui est sa vie, la vie est un songe, le
renouvellement des passes qui vont du crime à la restauration de l’ordre. Il assume lui-même
la punition, et à la fin nous apparaît châtré. (…) Le plus important en fait, c’est la punition, la
sanction, la castration, clé cachée de l’humanisation de la sexualité, clé dans laquelle nous
avons coutume, par notre expérience, de faire tourner les accidents de l’évolution du désir. »
A ce stade les différences entre les tragédies d’« Hamlet » et d’« Œdipe Roi » nous
apparaissent évidentes ; Dans « Œdipe Roi », le crime se produit au niveau de la génération
du héros, dans « Hamlet » il s’est déjà produit au niveau de la génération précédente. Dans
« Œdipe Roi » le héros ne sachant pas ce qu’il fait, est guidé par une sorte de fatalité, dans
« Hamlet » le crime est accompli d’une façon délibérée.
Le crime dans « Hamlet » est l’effet d’une traîtrise, le père est surpris dans son sommeil, dans
la fleur de mes péchés, dit il, c’est une véritable intrusion du réel qui vient faire rupture du fil
de sa destinée. L’irruption soudaine du crime est dans la pièce compensée par le fait qu’ici, le
sujet sait et c’est une différence fondamentale avec le drame oedipien. Le drame d’Hamlet,
contrairement à celui d’Œdipe, ne part pas de la question qu’est ce qui se passe, où est le
crime, où est le coupable, il se déroule à partir de la dénonciation du crime, mis au jour à
l’oreille du sujet. L’ambiguïté de cette révélation peut s’inscrire sous la forme du mathème
lacanien qui note le message de l’inconscient, le signifiant de A barré : S(A).
Dans la forme habituelle de l’Œdipe, le S(A) est incarné par le Père, car il est attendu de lui la
sanction du lieu de l’Autre, la vérité de la vérité dit Lacan. Le Père doit âtre l’auteur de la loi,
107
et pourtant, pas plus que quiconque, il ne peut la garantir, ayant lui-même à subir la barre, qui
fait de lui, pour autant qu’il est le père réel, un père châtré.
Dans la tragédie d’« Hamlet », la position au départ est différente, en cela que l’Autre s’avère
d’emblée comme Autre barré. Lacan commente ce point en ces termes : « Ce n’est pas
seulement de la surface des vivants qu’il est rayé, c’est de sa juste rémunération. Il est entré
avec le crime dans le domaine de l’enfer, c’est-à-dire d’une dette qu’il n’a pas pu payer, une
dette inexpiable, dit-il. Et c’est bien là pour son fils le sens le plus angoissant de sa
révélation. »
Alors qu’Œdipe a payé, qu’il présente dans la destinée du héros la charge de la dette
accomplie, rétribuée, le père d’Hamlet se plaint pour l’éternité d’avoir été stoppé, surpris,
brisé dans ce fil, de ne plus pouvoir jamais en répondre.
A ce point de notre investigation nous sommes mené à nous interroger sur la rétribution et sur
la punition, c'est-à-dire sur ce dont il s’agit avec le signifiant phallus dans la castration, nous
dit Lacan.
« Le déclin du complexe d’Œdipe »
En 1924, Freud, dans cet ouvrage, cité en sou titre, attire notre attention sur ce qui est en fin
de compte l’énigme de l’Œdipe, il en ressort que ce n’est pas simplement le fait que le sujet
ait voulu, désiré le meurtre du père, le viol de la mère mais que cela soit dans l’inconscient, au
point que le sujet ne s’en occupe plus du tout durant la période de latence et parfois dans un
cas idéal, il ne s’en occupe plus du tout de manière définitive.
Mais rappelons la découverte freudienne, le complexe d’oedipe entre dans son déclin quand le
sujet éprouve la menace de la castration. S’il veut prendre la place du père, il sera châtré. S’il
veut prendre celle de la mère, il le sera aussi, sachant que le fait que la mère est châtrée, point
d’achèvement, de maturité de l’Œdipe, lui est connu. Ainsi par rapport au phallus, le sujet est
pris dans une alternative qui ne lui laisse aucune issue.
Freud nous présente donc le phallus comme la clé du déclin de l’Œdipe, le phallus qui n’est
alors pas encore symbolisé mais qui est en phase de l’être. A l’égard du phallus, la position du
garçon et celle de la fille ne sont pas si dissymétriques, en effet le garçon renonce à être à la
hauteur tandis que la fille renonce à attendre aucune gratification sur ce plan, le renoncement
étant encore plus articulé pour elle.
108
Ce qui fait que Lacan commente et renforce ce savoir freudien en ces termes : « L’oedipe
entre dans son déclin dans la mesure où le sujet a à faire son deuil du phallus. Par là s’éclaire
la fonction ultérieure de ce moment de déclin. Les fragments, les détritus plus ou moins
incomplètement refoulés de l’Œdipe ressortent à la puberté sous la forme de symptômes
névrotiques. Mais ce n’est pas tout. Il est de l’expérience commune des analystes que de ce
déclin dépend la normalisation du sujet sur le plan génital, non seulement dans l’économie de
son inconscient, mais dans son économie imaginaire. Il n’y a d’heureux succès de la
maturation génitale que par l’achèvement aussi plein que possible de l’Œdipe, et ceci en tant
que l’Œdipe a comme conséquence chez l’homme comme chez la femme, le stigmate, la
cicatrice du complexe de castration. Peut être pouvons-nous éclairer le destin de l’Œdipe
comme deuil du phallus à partir de ce qui nous a été donné dans l’œuvre freudienne
concernant le mécanisme du deuil. » (in « Le désir et son interprétation »)
Le phallus en tant qu’objet dont nous avons à porter le deuil, n’est pas pour autant un objet
comme les autres, il a, à l’égard du deuil également, une place à part. Nous devons préciser
cette place sur un fond si nous voulons approfondir la question de la place de l’objet dans le
désir, l’analyse de la tragédie d’« Hamlet » nous permet d’avancer.
Le phallus
Freud nous a également enseigné ce qui donne sa valeur au phallus, il dit que c’est une
exigence narcissique du sujet. Il nous enseigne qu’à l’issue des exigences oedipiennes, le
sujet, se voyant de toutes façons, châtré, privé de la chose, préfère abandonner une partie de
lui-même, qui lui sera dès lors à jamais interdite, et qui formera la chaîne signifiante. Freud
nous dit encore que si la relation d’amour prise dans la dialectique parentale s’efface, si le
sujet laisse sombrer la relation oedipienne, c’est en raison du phallus, de ce phallus si
énigmatiquement introduit dès l’origine à partir du narcissisme.
Pour Lacan, le narcissisme a rapport à l’imaginaire. Il reprend cette idée freudienne en
explicitant que le sujet a à faire le tour de son rapport au champ de l’Autre, donc au champ
109
organisé du symbolique dans lequel son exigence d’amour a commencé de s’exprimer. C’est à
l’issue de ce tour que se produit pour lui la perte du phallus éprouvée comme telle, radicale,
précise il. Le sujet réagit alors à l’exigence de ce deuil du phallus avec son imaginaire, ce qui
permet d’identifier ce sujet à quelque chose qui représente sur le plan imaginaire le manque
comme tel, ce que Freud nous présente comme le lien narcissique du sujet à la situation.
Lacan dit de ce manque qu’il est « la réserve, le moule, à partir de quoi, le sujet aura à
remodeler et à assumer sa position dans la fonction génitale. »
Il me faut à ce point citer Lacan qui rappelle dans le séminaire « Le désir et son
interprétation », la distinction qu’il fait des fonctions de la castration, de la frustration et de la
privation :
« J’ai écrit – castration, action symbolique - frustration, terme imaginaire – privation, terme
réel. Je vous ai dit que la castration se rapportait à l’objet phallique imaginaire, que la
frustration, imaginaire dans sa nature, se rapportait toujours à un terme réel, et que la
privation réelle, se rapportait à un terme symbolique. Il n’y a dans le réel et à ce moment là, ni
faille, ni fissure. Tout manque est manque à sa place et tout manque à sa place est manque
symbolique. (…) Je n’ai rempli jusqu’à présent que la case de l’agent de la frustration, en
inscrivant la mère. C’est pour autant que la Mère, lieu de la demande d’amour, est d’abord
symbolisée dans le double registre de la présence et de l’absence, qu’elle se trouve être en
position de donner le départ de la dialectique, elle fait tourner en symbole de son amour ce
dont le sujet est privé réellement, le sein par exemple. »
Lacan pointe sur cette question de la nature singulière de l’action humaine et la notion d’agent
une différence nette avec ce qu’articulent les philosophes qui cherchant un commencement
absolu, avancent qu’il n’y a pas d’autre action vraie que de se mettre dans le droit fil des
volontés divines. La position de Lacan est en effet très différente lorsqu’il parle du sujet
concret, parlant, marqué du signe de la parole, je le cite : « (…) le sujet en tant que réel est
dans un rapport avec la parole qui conditionne chez lui une éclipse, un manque fondamental.
Au niveau symbolique, il s’agit du rapport à la castration. » (in « Le désir et son
interprétation »)
Lacan poursuit sa distinction au niveau de la privation et avance que le sujet a été
symboliquement castré, et ce au niveau de sa position comme sujet parlant, pas au niveau de
110
son être et donc son être a à faire le deuil de ce qu’il a apporté en sacrifice à la fonction du
signifiant manquant.
Cette fonction de la castration que Lacan a appelé moins phi, (-), Freud l’a pointé comme la
marque sur l’homme de son rapport au Logos.
Lacan utilisera cette notation (-) pour définir l’objet a du désir, tel qu’il apparaît dans le
fantasme. L’objet a qui, selon Lacan ; « est cet objet qui soutient le rapport du sujet à ce qu’il
n’est pas (…) à ce qu’il n’est pas en tant qu’il n’est pas le phallus. C’est l’objet a qui soutient
le sujet dans cette position privilégié, qu’il est amené à occuper dans certaines situations, où il
n’est pas le phallus. » (in « Le désir et son interprétation »)
Pour Lacan la position du phallus est toujours voilée, et il n’apparaît que dans ce qu’il appelle
des phanies, c’est dire par éclairs, « en reflet au niveau de l’objet. » dit-il. Bien sur la question
pour le sujet est de l’avoir ou pas mais Lacan précise encore à ce propos que « la position
radicale du sujet au niveau de la privation, du sujet en tant que sujet du désir, c’est de ne l’être
pas. Le sujet est lui-même, si je puis dire, un objet négatif. » (in « Le désir et son
interprétation »)
Lacan distingue des formes différentes dans laquelle apparaît le sujet au niveau de la
castration, de la frustration, de la privation, ainsi il souligne qu’au niveau de la castration le
sujet apparaît dans une syncope du signifiant, qu’il différencie de la situation où il apparaît au
niveau de l’Autre comme soumis à la loi de tous, où bien encore lorsque le sujet a lui-même à
se situer dans le désir.
La forme de la disparition de ce phallus a dans la tragédie d’ « Hamlet », une originalité
particulière ; en effet le ‘’mauvais’’ avec lequel est confronté Hamlet semble en rapport étroit
avec la position du sujet vis à vis du phallus. Le phallus est partout présent dans le désordre et
le ratage d’Hamlet dès lors qu’il s’approche des moments clés de son action.
Par exemple l’étrange façon qu’a Hamlet de parler de son père mort, cette sorte d’ « exaltation
idéalisante », dit Lacan, qui fait que la voix lui manque,qu’il s’étrangle et s’étouffe, pour
finalement dire que son père était comme tout autre alors qu’il veut évidemment dire le
contraire.
De même le rejet, la dépréciation, le mépris qu’il porte à Claudius a toutes les apparences
d’une dénégation. Lacan y remarque que dans la tragédie d’« Hamlet », à la différence de la
tragédie oedipienne, après le meurtre du père, le phallus est toujours là. « Il est bel et bien là
et c’est Claudius qui est chargé de l’incarner. » dit Lacan.
111
Et en effet le phallus réel de Claudius, il en tout le temps question, c’est en réalité le vrai grief
d’Hamlet contre sa mère, elle s’en est remplie. Il faut bien que quelque chose de spécialement
fort qui attache cette femme, après tout pas si différente des autres, à son partenaire. Il semble
même que ce soit là le point autour duquel tourne et hésite l’action d’Hamlet. Hamlet se
trouve désarçonné, déstabilisé, démobilisé devant une situation inédite en réalité, pour autant
que le phallus est là en position tout à fait inhabituelle, déplacé par rapport à la position
oedipienne.
Cette situation spécifique amène Lacan au commentaire suivant : « Le phallus ici bel et bien
réel, c’est ce qu’il s’agit de frapper. Et Hamlet s’arrête toujours. Le ressort même de ce qui
fait dévier à tout instant le bras d’Hamlet, c’est ce lien narcissique dont nous parle Freud dans
son texte du déclin de l’Œdipe, on ne peut frapper le phallus, parce que le phallus, même réel,
est une ombre. (…) La manifestation énigmatique du signifiant de la puissance, c’est là ce
dont il s’agit. » (in « Le désir et son interprétation »)
Dans la tragédie d’« Hamlet », l’Œdipe se présente sous une forme particulièrement
saisissante dans le réel, celle du criminel et de l’usurpateur installé comme tel. Ce n’est pas la
peur qui arrête le bras d’Hamlet, car il méprise ce personnage de Claudius, c’est qu’il sait
qu’il a à frapper autre chose que ce qui est là.
Ainsi lorsqu’il se rue derrière le rideau de la chambre de sa mère et tue sans hésiter Polonius,
il dira : « je croyais avoir affaire à quelque chose de meilleur », et juste auparavant s’il n’a
pas accomplit son acte alors que Claudius est en train de prier, sans défense, c’est aussi parce
qu’il voulait en avoir un de meilleur, le cueillir également dans la fleur de ses péchés, et que
tel qu’il se présentait là ce n’étais pas çà, ce n’était pas le bon.
Il s’agit du phallus et c’est pour cela qu’il ne pourra jamais l’atteindre jusqu’au moment où il
aura fait le sacrifice complet, en ce cas en grande partie malgré lui, de son attachement
narcissique, à savoir lorsqu’il sera blessé à mort et qu’il le saura.
Polonius n’est ici donc qu’une offrande offerte à la mémoire de son père, et quand après avoir
caché le corps, il s’amuse et plaisante, usant de métaphores et métonymies, pour ne pas
dévoiler la vérité de ce dont il parle en réalité. Ainsi lorsqu’il il dit “ the body is with the king,
but the king is not with the body “, il parle du lieu du phallus, tout en faisant l’idiot, ce qui
n’est pas sans rappeler dans l’analyse certaines situations de l’aveu du sujet qui sait, à son
insu, sa vérité. Lacan à insisté sur ce passage et nous fait remarquer que si l’on remplace le
mot roi par le mot phallus, l’évidence de ce dont il d’agit apparaît. Les paroles malicieuses
d’Hamlet révèlent alors que le corps est engagé dans cette affaire de phallus - le corps est
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avec le phallus - mais par contre le phallus, lui, n’est engagé à rien, il reste insaisissable mais le phallus n’est pas avec le corps -.
Ainsi c’est sur ce commentaire que Lacan conclura son étude d’« Hamlet » dans le séminaire
« Le désir et son interprétation » : « Nous pourrons alors situer précisément ces instants où,
par quelques voies, la voie majeure étant celle du deuil, l’objet en disparaissant, en
s’évanouissant pour un temps, un temps qui ne saurait subsister que l’éclair d’un instant, fait
se manifester la vraie nature de ce qui lui correspond dans le sujet, à savoir ce que j’appellerai
les apparitions du phallus, les phallophanies. »
L’étude de la tragédie d’« Hamlet » nous permet de préciser de près la dialectique du sujet
avec l’objet de son désir. Elle nous fait entrevoir ces brefs instants où la disparition de l’objet,
comme dans le deuil par exemple, permet d’appréhender, dans un reflet de l’objet, la vrai
nature de ce qui est en jeu pour le sujet, l’apparition du phallus.
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II / 2 - Sexualité, sexuation, perversion et théâtre
II / 2. a - Les hommes et La femme sur le théâtre
Appréhender une éthique du désir au théâtre nous conduit entre autre à relever une énigme
théâtrale particulière : pourquoi les hommes, depuis tant de siècles, ont-ils joués les rôles de
femmes ? En effet aucune femme n’était présente sur la scène des Grecs anciens, des
Byzantins, ni plus dans le théâtre japonais, nô ou kabuki ; autant d’endroits où elles ont été
interdites ou empêchées de jouer, cela pose question.
Ainsi François Regnault dans « Théâtre – Equinoxes » relève une énigme particulière au
théâtre : Pourquoi les hommes jouent-ils une femme sur le théâtre ?
Des raisons religieuses, morales et sexuelles
Nous avons le sentiment que les femmes n’ont joué au théâtre que très tardivement dans
l’histoire des hommes alors qu’il y a toujours eu des personnages féminins dans les pièces de
théâtres ou les épopées, même si chez Shakespeare et dans le répertoire classique il y a
toujours eu une grande majorité de rôles masculins.
D’emblée il apparaît que la question de l’homme jouant la femme ne peut être résolue par une
psychanalyse appliquée au théâtre en général. Car d’abord l’idée que seuls les hommes ont
joué est une généralisation abusive. De plus dans toute culture où le théâtre ne s’est jamais
proposé d’esthétique réaliste, il serait vain de s’étonner d’habitudes qui apparaissent
naturelles à tout le monde, il en va de même pour la psychanalyse qui ne devrait d’autant pas
s’en étonner qu’elle met assez aisément et fréquemment la mascarade féminine du côté du
fantasme de l’homme.
Il apparaît assez clairement que les principales raisons qui ont écarté les femmes du théâtre
furent la plupart du temps religieuses ou morales. Ainsi par exemple à Byzance, entre le
IXème et le XIème siècle, dans le théâtre sacré, les acteurs étaient choisis parmi le clergé. En
général les rôles des femmes étaient joués par des hommes. Le théâtre élisabéthain, hérité en
Angleterre de confréries religieuses, aura gardé du moins au temps de Shakespeare, le
principe de ne pas admettre d’actrices.
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Deux exemples très différents mais qui laissent supposer qu’alors n’accèdent au théâtre que
des religieux, pas ou pas très visiblement, des religieuses, et que le théâtre en de tels débuts,
ne fait que reproduire la séparation des sexes induite par la chasteté chrétienne.
Les raisons morales, combinées aux raisons religieuses bien sur, semblent d’un autre ordre :
elles excluent les femmes comme source naturelle d’immoralité sur le théâtre.
Le traité de Tertullien « De spectaculis » (environ 200 après J.C.) sur les spectacles dans le
domaine chrétien mêle les raisons religieuses et les raisons morales. Il condamne le théâtre
pour impudicité parce que les femmes qui s’y montrent, s’y corrompent, et lorsqu’elles n’y
paraissent pas, parce qu’alors les hommes, pour jouer les femmes, s’y efféminent. (On notera
rapidement ici que pour Freud l’homosexualité masculine fait le ciment des sociétés
d’hommes.)
Concernant le théâtre, ce traité parle d’impudicité, d’obscénité en opposition aux femmes
tenues pour le sexe de la pudeur. Il avance que même lorsque des femmes, sexe pudique par
définition, jouent des mimes sur la scène, et évitent ainsi à des hommes de s’efféminer,
l’obscénité demeure, et même en est accrue du fait de la pudicité naturelle des femmes. En
outre si des actrices jouent et que des spectatrices viennes les voir, il y aura double
impudicité, à laquelle s’ajoute, dans la pantomime, outre celle d’hommes qui jouent, celle
d’hommes jouant des femmes ; car il y est stipulé des degrés dans la dépravation, avec
toujours la référence centrale à Dieu, à un Dieu du « vrai » :
« L’auteur de la vérité n’aime pas le mensonge. Tout ce qui est factice est adultère à ses yeux.
Celui, par conséquent, qui se donne une voix, un sexe, des âges qui ne sont pas les siens, qui
fait passer pour vrais ses amours, ses colères, ses gémissements, ses larmes, n’aura pas
l’approbation de Celui qui condamne toute simulation. Au reste Lui qui frappe de malédiction
dans la Loi l’homme qui s’habillera en femme, comment jugera-t-il le pantomime qu’on
exerce de surcroît à faire la femme ? » (in « De spectaculis »)
Nous n’interrogerons pas le fond analytique des raisons religieuses, car il faudrait alors
analyser en profondeur les raisons de chaque religion, lesquelles pour l’analyse, ne forment
qu’un ensemble inconstant hors le trait obsessionnel qui fait seul leur lien, nous dit Lacan :
« C’est même de là que partent les guerres de religion, s’il est vrai que pour la religion (car
c’est le seul trait dont elles font classe, au reste insuffisant), il y a de l’obsession dans le
coup. ». (in « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Ecrits »
Tertullien articule donc à des fins peu louables ; la condamnation du théâtre, raisons sexuelles
et raisons sacrées.
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Une énigme du masculin au théâtre qui doit se lire, s’éclairer, dans l’intersection entre cette
dimension sacrée que conserve toujours le théâtre, même lorsqu’il s’est détaché de son
aliénation à la religion proprement dite, et son aspect profane, public, « démocratique ».
Au regard de l’art de l’acteur la question peut se poser de savoir expliquer d’un point de vue
analytique, comment un acteur peut-il jouer un rôle de femme, sans déplaire, ni entraîner le
rire, le scandale ou simplement le désintérêt ou l’insuccès.
La thèse de l’hystérie aux fantasmes sexuels propres aux deux sexes, de Freud
Une première réponse, souvent invoquée est que le masculin travesti fonctionne bien parce
tout homme, et l’acteur en particulier, a une part de féminité, et qu’offert comme une femme,
de façon passive, au regard des autres, de l’Autre, cette part est plus aisée à exprimer au
théâtre que dans sa vie courante.
Cette « solution » se fonde sur la thèse de Freud selon laquelle l’hystérique, et l’acteur
supposé se recruter de préférence dans cette catégorie clinique, a des fantasmes sexuels
propres aux deux sexes. Ainsi sa règle d’interprétation donnée dans un article de 1908, « Les
fantasmes hystériques et la bisexualité » (in « Névrose, psychose et perversion ») : « Un
symptôme hystérique est l’expression d’une part d’un fantasme sexuel inconscient masculin,
d’autre part d’un fantasme sexuel inconscient féminin. ».
Ainsi pourrait on dégager de cette thèse de Freud que le théâtre, lieu « naturel » de l’hystérie,
permet aux acteurs d’exprimer la bisexualité de leurs fantasmes dans une série de symptômes
que serait le jeu de l’acteur, symptômes appris, réglés, commandés, mais symptômes tout de
même si l’on se place dans la salle en position d’analyste et plus de spectateur. En effet si l’on
considère un regard clinicien depuis la salle, oubliant volontairement que ce n’est qu’un jeu,
une grande partie de la structure subjective et quelques uns des symptômes de l’acteur
peuvent facilement apparaître à la scène.
Inversement, notons à cette occasion que Lacan prend des métaphores théâtrales pour rendre
compte de la question de l’hystérique comme de celle du névrosé obsessionnel :
« L’hystérique s’identifie au spectacle, l’obsessionnel se donne à voir. » (in « Fonction et
champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Ecrits, p.303-304)
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En résumé il peut se déduire de cette thèse de Freud qu’un acteur peut exprimer dans son jeu
quelques traits de fantasme inconscient féminin, et qu’il le fera d’autant plus (plus facilement,
plus fortement, plus souvent) que dans son fantasme la part du féminin est plus grande.
Lacan, le nœud borroméen de la représentation
Mais si l’on part de l’axiome de Lacan pour lequel Hamlet n’est pas un cas clinique nous
pouvons avancer qu’après tout que l’acteur non plus n’est pas un cas clinique, que même s’il
peut se produire une hystérisation du jeu au théâtre, toutes les catégories cliniques permettent
au sujet d’accéder à la scène, on visera alors à ne plus partir de la structure clinique de
l’acteur, mais plutôt de l’examen analytique de son jeu.
Le texte de Lacan concernant « Hamlet » dans le séminaire sur « Le désir et son
interprétation » nous éclairera encore une fois sur ce qu’on peut savoir du jeu de l’acteur d’un
point de vue analytique, je le cite :
« La dimension qu’ajoute la représentation, c'est-à-dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent cet
Hamlet, est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes sommes intéressés dans notre
propre inconscient. Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de notre imaginaire, je veux
dire de notre rapport avec notre propre corps.
J’ignore, paraît-il, l’existence du corps, j’ai une théorie de l’analyse incorporelle, selon
certains qui ne sont frappés qu’à une certaine distance du rayonnement de ce que j’articule ici.
J’enseigne tout autre chose – le signifiant, c’est nous qui en fournissons le matériel. C’est
avec nos propres membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous faisons l’alphabet de ce
discours qui est inconscient, chacun de nous dans des rapports divers, car nous ne nous
servons pas des mêmes éléments. De même, l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas
simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir le
rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. »
Nous pouvons tirer de ce passage que l’inconscient de l’acteur était mis en fonction de réel
(bel et bien réel) et le corps en fonction d’imaginaire dans un nœud supposé au jeu de l’acteur,
et ainsi que le symbolique était représenté, dans le cas du théâtre par le rôle (le texte, le
personnage, etc.,).
Le passage qui précède celui-ci, nous en donne une illustration supplémentaire :
« Il est clair que l’inconscient se présentifie là sous la forme du discours de l’Autre, qui est un
discours parfaitement composé. Le héros n’est présent que par ce discours, de même que le
poète, mort depuis longtemps, c’est son discours qu’il nous lègue. »
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En effet il semble qu’il faille situer ce discours du côté du symbolique (composé), nous
pouvons en conclure alors que jouer, pour quelque acteur, c’est nouer dans la représentation,
en un nœud borroméen, ce discours qui vient de l’auteur (le poète ou le héro, c’est de ce point
de vue, la même chose), son corps (‘’ses membres’’, élément discontinu, et ’’sa présence’’,
élément continu comme Aristote fait du geste et de la voix les deux faces de ce même jeu), et
son inconscient, qui est son histoire.
Ce dernier point de l’inconscient comme étant « l’histoire » de l’acteur correspond
précisément à ce que dit Freud dans sa fameuse lettre à la diseuse Yvette Guilbert :
« La personnalité de l’acteur n’est pas éliminée, mais certains éléments, par exemple des
prédispositions qui ne sont pas parvenues à se développer ou des motions de désir réprimées,
sont utilisés sont utilisés pour composer le personnage choisi et parviennent ainsi à s’exprimer
et à lui donner un caractère d’authenticité. »
Nous pouvons avancer que l’inconscient de l’acteur et le nôtre se rejoignent en celui du poète,
sous la forme d’un rencontre, opérant par déplacement et condensation comme toute
formation de l’inconscient, par l’entremise de notre corps et même si nous restons assis,
rencontre au cours de laquelle nous laissons nos chaînes signifiantes se faire « recomposer »
par le discours du poète, du héros.
Ce qui me semble être une approche de la catharsis d’un point de vue du discours analytique.
Une sémiologie de La femme ?
Ainsi, lorsque l’acteur supposé homme joue le rôle d’une femme et tiens son discours, nous,
spectateur homme ou femme, prêtons nos émotions à cette femme, avec l’alphabet de notre
corps, sans que nos membres (nous ne bougeons pas), ni notre présence (on ne nous voit pas)
ne soient vraiment suscités. Seul notre esprit est un peu sollicité par la mise en scène.
Quand à l’acteur travesti, nul doute que ses fantasmes, son fantasme ne viennent se prêter, par
l’entremise de ses membres, au personnage, au rôle. La rencontre avec le rôle se fait ou ne se
fait pas, mais si elle a lieu, c’est que le « fantasme féminin » de cet homme, au sens de Freud,
se prête à la femme qu’il faut représenter, l’induit donc à féminiser ses membres et sa
présence.
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Nous pouvons éclairer notre propos en prenant l’exemple de l’onnagata : « celui qui joue la
femme » dans le théâtre japonais kabuki.
Rappelons tout d’abord l’exemple du vieillard jouant la geisha dans le théâtre nô qui nous
démontre que la distanciation et l’identification sont une seule et même chose.
Quelques commentateurs de cet art japonais de jouer la femme ont reconnu qu’il recourait à
des codes extraordinairement précis, à une sorte d’ascèse sémiologique où l’acteur, s’exerçant
jour et nuit, parvient, toute sexualité forclose, à évoquer seulement par des signes les arcanes
de la féminité. Autrement dit cette approche du jeu de l’acteur de l’onnagata procède de ce
que la femme n’existe pas, qu’il n’y a que des signes de la femme.
Ce qui illustre parfaitement l’axiome de Lacan (in « Télévision » p.60) qui énonce que la
femme ne se rencontre que dans la perversion: « Si l’homme veut La femme, il ne l’atteint
qu’à échouer dans le champ de la perversion ».
A la limite, seul un homme peut bien faire la femme, parce qu’elle n’est que l’ensemble des
signes qui la signifient.
Roland Barthes dans « L’empire des signes » (in Les sentiers de la créations, 5ème volume, p.
69, 122-123) aura également de brillantes formules illustrant cette position :
« Le travesti oriental ne copie pas la femme, il la signifie (…) la Féminité est donnée à lire,
non à voir… », ou encore : « L’acteur, dans son visage, ne joue pas à la femme, ni ne la copie,
mais seulement la signifie (…) le travesti est ici le geste de la féminité, non son plagiat (…) le
raffinement du code, sa précision ont pour effet - ou justification – d’absorber et d’évanouir
tout le réel féminin dans la diffraction subtile du signifiant : signifiée, mais non représentée, la
Femme est une idée, non une nature ; comme telle, elle est ramenée dans le jeu classificateur
et dans la vérité de sa pure différence : le travesti occidental veut être une femme, l’acteur ne
cherche rien d’autre qu’à combiner les signes de la Femme. »
Remarquons toutefois que Barthes, à la différence de Lacan, tient la sémiologie comme
éthique, il identifie le signifiant au signe, et prend donc le signifiant, non pas en tant qu’il
s’entend mais en tant qu’il se lit.
Ce qui fait limite, pour Barthes comme pour le spectateur occidental en général, c’est de ne
pas appréhender que les acteurs, japonais ou pas, ne travaillent pas de façon sémiologique,
mais plutôt signifiante, autrement dit, comme des sujets.
Ainsi un mouvement particulier de l’onnagata, qui est sa rotation complète sur place, doit est
un mouvement composé de déplacements juxtaposés et doit donner le sentiment d’un seul
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mouvement féminin. J’ai choisis cet exemple pour illustrer l’idée que toutes ces références,
ces codes aussi précis soient-ils de l’art de l’onnagata doivent nous amener à introduire ce qui
me semble être l’essence éternelle de l’art de l’acteur ; à savoir l’exténuation des codes dans
la puissance du continu.
D’un point de vue analytique, que pouvons nous conclure de l’acteur qui joue une femme sur
le théâtre japonais (le nô ou le kabuki), ceci :
a


Le mathème du fascinum (l’objet étant par nature un objet perdu il devient fascinant) de
Lacan, de la création chez le névrosé, l’objet (a) sur la castration imaginaire, qui rappelle qu’il
n’y a pas d’objet qui ne se présente sur fond de sa propre absence, sur fond de manque. En
effet l’objet apparaît dans l’art en général sous une forme médiée, par la médiation de la
représentation.
Il faudra considérer que les signes de la femme ont pour limite l’objet a et dissimulent chez
l’homme qui la joue le phallus, ici imaginaire, celui que l’homme comme voile dissimule sous
sa robe, car outre le pénis (à la différence du castrat chanteur, l’acteur n’a pas été émasculé),
c’est bien d’imagination qu’il s’agit en l’occasion.
L’homme joue, non la femme, car à la différence du travesti de cabaret qui renvoie à la
femme éternelle ou à la star (ce qui est la même chose) l’onnagata ne joue jamais que le
personnage particulier d’une pièce composé, et comme dans tout grand théâtre, le nô en fait
partie, il n’y a que des fables, et non des symboles.
« Mais si à la place de l’objet a, voix, regard ou sein supposé, qui font le prix désirable du
théâtre, on veut mettre un fétiche, par une opération que Freud suppose la substitution, alors
libre au spectateur fétichiste de deviner La femme sous son voile, La femme en tant qu’elle
existe pour le regard pervers, épris d’absolu. » souligne François Regnault dans « Pourquoi
les hommes jouent-ils une femme sur le théâtre ? » (in « Théâtre-equinoxes »)
Qu’un homme en soit le support, par ce qui, au lieu d’être considéré comme un costume, ou
un masque, sera considéré comme une mascarade nous amène a y reconnaître la féminité au
sens de la thèse de Lacan pour qui la femme « se prête plutôt à la perversion que je tiens pour
celle de L’homme. Ce qui la conduit à la mascarade que l’on sait, et qui n’est pas le mensonge
que des ingrats, de coller à L’homme, lui imputent. Plutôt l’à tout hasard de se préparer pour
que le fantasme de L’homme en elle trouve son heure de vérité. » (in « Télévision » p.64).
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Cette heure de vérité, le théâtre qui est fiction, s’y prête à son tour, et en présente le support
plus aisément de ce qu’un homme sous le voile, repliant la mascarade à l’intérieur, montre la
femme, pour tous les hommes (hommes et femmes) qui sont dans la salle.
Puisque d’une certaine manière la « mascarade » féminine existe pour le regard pervers de
l’homme ; sur le théâtre, lieu de la fiction, où l’acteur parle et agit comme s’il était quelqu’un
d’autre, l’acteur masculin peut jouer la mascarade féminine pour tous les hommes (et les
femmes) de la salle, puisque la féminité n’existe qu’au travers de la re-présentation d’un
ensemble de signes, en tant qu’ils sont signifiants et peuvent signifier la femme.
Au fond la question n’est pas de savoir si l’homme joue à la femme, ni s’il la copie, mais de
savoir s’il joue une femme, ce que Barthes réduit sémiologiquement à la signifier. Au sens
qu’il prête au signe de Saussure et non au sens du signifiant lacanien, pour lequel homme et
femme ne sont que des signifiants.
Mais à l’instar de tout art, l’art de l’acteur ne peut s’exprimer seulement en signifiants, la
question reste donc de savoir s’il peut s’exprimer en signes, s’il y a des codes de jeu.
Nous tenons qu’au théâtre, il n’y a aucun code de jeu et que ce que l’on appelle ainsi n’est que
la nomenclature technique de gestes, de mouvements, d’attitudes, de voix propres aux
techniques du corps en général, découpant certains segments discrets sur le corps entier et sur
ses mouvements continuels et continus.
Tout l’art est justement de passer d’un « signe » à un autre en faisant intervenir des qualités
pures comme la vitesse, la vivacité, le sentiment, la grâce, etc.
Sans doute le nô s’approche t-il le plus de ce que les observateurs occidentaux appelleront un
code, mais l’évolution du nô dans le kabuki permet aux observateurs avertis de vérifier que
son acteur jouant la femme, l’onnagata ne vérifie pas l’abstraction sémiologique, mais que cet
art se fonde d’avantage sur la « fleur », « la grâce » ainsi s’exprime un des premiers grands
acteur onnagata, Yoshizawa Ayame (1673-1729) : « Le fondement de l’art de l’onnagata est
le charme sensuel ».
Or le charme n’est pas un signe, mais son contraire, une adresse inconsciente qui ne s’adresse
à personne, mais représente le désir d’un sujet.
Ainsi pour paraphraser un célèbre proverbe zen, nous dirons que l’onnagata montre, joue la
femme, l’imbécile regarde le signe.
121
II / 2. b - Théâtre, sexuation et perversion
Ces considérations sur l’homme qui joue la femme au théâtre et sur la représentation de la
féminité, nous mènent à la problématique de la sexuation du sujet, et à ce titre nous pouvons
nous éclairer du tableau de la sexuation que Lacan dresse dans le séminaire XX: « Encore »
(page 73).
En effet, il n’est plus nécessaire de rappeler que pour la psychanalyse l'identité sexuelle relève
plus de la logique que du biologique. La logique des mathèmes de la sexuation, élaborée par
Lacan, est une écriture ultime du réel de la différence sexuelle.
Trois séries de caractères :
Le texte de Freud sur l'homosexualité féminine résume bien les questions soulevées par la
psychanalyse quant à l'identité sexuelle. Loin de la représentation simple d'une âme féminine,
vouée à aimer les hommes, par malheur tombée dans un corps masculin, ou d'une âme
masculine "bannie dans un organisme féminin", il faut nous dit Freud considérer trois séries
de caractères : les caractères sexuels somatiques, les caractères sexuels psychiques et le mode
du choix d'objet. Ces trois séries " jusqu'à un certain point varient indépendamment les unes
des autres et sont susceptibles, chez différents individus, de permutations diverses ".
Freud ajoute que l'essence du masculin et du féminin ne peut être élucidé par la psychanalyse
et se "volatilise" pour la masculinité en activité, pour la féminité en passivité.
Le biologique ne concerne jamais que le champ du besoin et de la satisfaction du besoin, or
l'être humain parle et de ce fait, ce champ du besoin est entièrement dénaturé, le désir et
l'amour fleurissent sur un autre champ, celui du langage.
C'était le cas également de l'identification que Freud avait laissée à l'état d'ébauche, en
distinguant une identification primaire au père par incorporation, celle à un trait unique de
l'objet aimé ou du rival, et l'identification par le désir au désir d'un autre. Par exemple, Freud
parle dans la genèse de l'homosexualité masculine d'une forte fixation à la mère comme objet,
puis d'un retournement à la puberté où la mère n'est pas abandonnée au profit d'un autre objet
sexuel féminin, mais où le jeune homme s'identifie à elle et se met en quête d'objets qui
puissent remplacer son propre moi ; cela laisse en suspens la nature de cette identification à la
mère pour un sujet qui ne remet pas en question, fût-il un travesti, son identité masculine.
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Il est utile ici de distinguer avec Lacan, d'une part une identification à l'image, celle du
semblable ou du moi idéal, et d'autre part une identification " de signifiant ", celle qu'il a su
lire dans l'identification au trait unique chez Freud, pour en faire le trait unaire, celui qui
marque la différence pure du signifiant. La lettre illustre cette opposition, en effet une lettre
est identique à une autre non pas parce qu'elles ont la même image, mais parce qu'elles sont
différentes de toutes les autres lettres.
La grammaire phallique.
Pour Lacan l'identité sexuelle est plus liée à cette identification de signifiant qu'à l'image. La
preuve en est que chez l'homme la parade virile paraisse féminine.
L'identité sexuelle découle directement de la position du sujet par rapport à un signifiant, le
signifiant phallique. Qu'il s'agisse d'un signifiant et non de l'organe anatomique, explique
pourquoi la possession ou non de ce dernier est contingente par rapport à la structure
déterminée par le complexe de castration. Pour Freud, il n'y a qu'un complexe de castration, la
différence chez le garçon et chez la fille étant temporelle pourrait-on dire, puisque pour le
garçon au départ tout le monde est pourvu d'un pénis, sa perception du sexe de la fille est
déniée dans un premier temps, et c'est la découverte de la castration qui clôt pour lui l'oedipe.
Au contraire, la fille voit tout de suite la différence et vit la castration comme une privation, "
un malheur individuel " qu'elle attribue d'abord à une mère phallique. Chez la fille, l'oedipe
commence avec la castration. Mais Freud note aussitôt que la petite fille peut très bien dénier
le fait de sa castration et se comporter comme si elle était un homme. Cela équivaut à
relativiser l'importance de la réalité de la présence ou non du pénis et de sa perception.
L'enfant ne voit que ce qu'il est déterminé à voir, et cette détermination est symbolique.
Le signifiant phallique est l'unique signifiant en jeu dans une dialectique de l'être et de l'avoir,
où la négation vient jouer subtilement, sans se priver du recours à l'équivoque. Ainsi du
Phallus, Lacan énonce que l'homme n'est pas sans l'avoir, alors que la femme l'est sans l'avoir.
Quant au phallus en question, s'agit-il de l'objet imaginaire ou du signifiant ? C'est qu'il faut
sacrifier l'un pour accéder à l'autre. Et qu'est-ce qu'être un signifiant ou avoir un signifiant ?
C'est aussi bien ne pas l'avoir tout à fait et ne pas l'être vraiment.
123
Quant à la femme dont il est dit qu'elle l'est sans l'avoir, Lacan nous annonce par ailleurs que
dans l'inconscient " elle l'est et elle l'a ", ce qui rapproche bizarrement sa formule de celle du
pervers. Si la femme l'a sur un certain plan, c'est comme un élément détaché. Lacan reprend
ici l'équivalence de l'enfant et de l'objet phallique.
Ces formules rendent déjà compte de bien des paradoxes freudiens, elles permettent aussi à
Lacan d'aborder la dialectique de l'amour et du désir dans les deux sexes. En effet, l'amour est
défini par une autre formule, c'est le don de ce qu'on n'a pas. L'amour est inconditionnel alors
que le désir est conditionné par son objet. Il en résulte une dissymétrie chez les deux
partenaires : la femme entend être aimée et désirée en même temps pour ce qu'elle n'est pas, et
elle trouve quant à son désir à elle, le signifiant dans le corps de celui à qui elle adresse sa
demande d'amour, l'organe prend alors valeur de fétiche. Quant à l'homme s'il trouve à
satisfaire sa demande d'amour chez la femme qui justement lui donne ce qu'elle n'a pas, son
propre désir du phallus tend à le porter vers " une autre femme " qui peut pour lui le signifier.
Remarquons que dès le texte " La signification du phallus ", Lacan signale ce dédoublement
également chez la femme puisque comment " l'Autre de l'Amour " en tant qu'il n'a pas ce qu'il
donne peut-il se substituer à l'homme dont elle chérit les attributs ?
Lacan retrouve ainsi les caractéristiques du ravalement de la vie amoureuse pointées par
Freud, mais il les retrouve comme les conséquences structurales de la logique du signifiant
phallique.
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La fonction phallique
Les formules grammaticales jouant sur l'être et l'avoir mettent déjà en place une logique qui
s'oppose à la logique classique aristotélicienne. Lacan a cherché à formaliser cette logique
sexuelle. Lacan aboutit à l'écriture des mathèmes de la sexuation. Il s'agit d'un tableau (voir
plus haut) qui présente la situation masculine à gauche et féminine à droite, mais
l'organisation de ce tableau dépend uniquement d'une fonction, la fonction phallique, que
j’écris ici (x), et des différentes situations qu'elle autorise. Cette fonction phallique résume à
la fois la castration, l'accès au signifiant phallus, et à la jouissance phallique que la castration
permet.
Ce tableau retrouve les particularités de l'identification sexuelle déjà rencontrées. Du côté
imaginairement homme, la castration est la loi universelle (x x), pour tout x, x est soumis à
la castration. Seul échappe à la castration le Père qui justement a pour fonction de l'appliquer
à tous, il en existe au moins un qui n'est pas castré. Contrairement à la logique mathématique,
l'exception confirme la règle. Du côté homme nous retrouvons le Phallus symbolique  (phi)
et le sujet $ qui s'en autorise, c'est-à-dire qui n'est pas sans l'avoir. Mais l'objet a est de l'autre
côté du côté femme.
Du côté femme, il n'y a pas d'universel, nous l'avons vu la castration y est abordée de façon
singulière, c'est pourquoi « La femme n'existe pas », (x x), pour pas tout x, x, ce qui peut
se lire d'une part comme cette absence de fermeture de l'ensemble femme, et d'autre part
comme le fait que la jouissance, si elle est pour une part phallique, c'est la signification de la
flèche qui rejoint phi de l'autre côté, n'est pas-toute phallique, une autre flèche va vers S(A)
(A barré), il existe une Autre jouissance proprement féminine qui concerne ce trou dans
l'Autre. Nous retrouvons peut-être là le dédoublement évoqué par Lacan dans "La
signification du phallus ", vers l'Autre de l'Amour.
Du côté Autre la négation de l'universel n'implique pas d'exception à la castration, la
castration se vérifie, mais elle s'applique une par une.
La nécessité de l'exception à gauche est solidaire du tout, mais aussi du pas-tout et de
l'impossibilité de l'exception à droite. C'est-à-dire que le père de la castration est solidaire de
l'inexistence de La femme et de l'Autre de l'Autre qui s'inscrit A (A barré).
125
Lorsque cet x qui dit " non " à la fonction phallique à gauche est forclos, il en résulte à droite
un passage de l'inexistence de l'exception, et du pas-tout au tout. C'est-à-dire que La femme
existe alors et représente toutes les femmes. Le névrosé peut le comprendre puisqu'en mettant
en suspens le Père, il y a pour lui équivalence entre Dieu et La femme rendue toute. L'analyse
révèle qu'il fait souvent de sa femme ce Dieu intouchable, un grand Autre non barré. Quant au
phallus il le trouve dans le " La " de " La femme ", puisque c'est un signifiant sans signifié.
Pour rapprocher notre acteur homme jouant une femme de cette théorie psychanlytique de la
sexuation, nous dirons que :
Du coté gauche, les formules de la sexuation masculine
et
rappellent que tout sujet s’inscrit dans la fonction phallique, sauf le cas singulier qui s’inscrit
en faux contre elle, et qui, de ce fait autorise tous les autres à former un tout. L’acteur homme
qui joue un homme vise à obtenir son jeu masculin, mais il visera plus encore, et par
excellence lorsqu’il joue une femme, l’effet propre à la sexuation caractérisée par l’exception
généralisée, représentée par les formules du côté droit du tableau :
et
le sujet se détermine, côté femme, en ne rencontrant jamais de suspens à la fonction phallique,
principe de continuité, et sans que cette errance jamais arrêtée puisse décrire aucun univers,
pas de tout.
Le sexe du personnage, masqué sous le vêtement n’importe pas, il est comme la partie
masculine annulée, le phallus sous le voile, seule sa fonction est à l’œuvre, c’est sa partie
féminine représentée par le charme, l’esprit, ‘’la fleur’’, lorsqu’il joue une femme, qui n’est
qu’un personnage dans une fable, donc codifiable, signifiable.
« Le jeu de l’acteur quel qu’il soit, ajoute les puissances du féminin, aux puissances du
masculin. En revanche, lorsqu’une femme joue un homme, par déguisement comme dans les
comédies de Marivaux par exemple, outre que les actrices y parviennent toujours fort bien, on
ne sera pas surpris qu’elles soient si habile à épingler les codes masculin, à s’en faire le
support, et que, marquant d’autant d’ « encoches masculines » la ligne continue de son jeu
que les agissements mâles lui en suggèrent, elle se trouve plutôt soustraire sa féminité propre
à l’ensemble de ce jeu, alors qu’en sens inverse, l’acteur qui joue une femme lui ajoute une
féminité quelconque » dit François Regnault dans « Théâtre-Equinoxes ».
Et François Regnault en tire la conclusion que les formules de la sexuation deviennent celles
mêmes du jeu de l’acteur à partir du moment où la fonction phallique, reçoit dans l’espace
126
spécial du théâtre constamment des interprétations risquées sous les espèces souvent en
opposition du quantitatif et du qualitatif, du discret et du continu, du fini et de l’infini, et cette
opposition dilue, exténue le symbole.
Perversion sur la scène
Une autre question soulevée par François Regnault dans « Théâtre - Equinoxes », faisant écho
à la problématique du désir et de la sexuation, est de savoir si une femme peut mettre en scène
des homosexuels masculins, des gays.
La première réponse qui nous vient alors est que puisqu’une femme a du désir devant la
présence physique masculine (ou juvénile) qui lui plaît, lui est-il alors difficile de représenter
cela, cela même qui vient de son désir à elle. D’autant que si elle met en scène des ‘’gays’’,
c’est à l’acteur qu’elle devra suggérer ce désir que peut être, à moins d’être ‘’gays’’, lui
n’éprouve pas.
La bisexualité, présente dans les doctes de ce siècle, habitant chacun d’entre nous, semble
nous permettre de demander aisément à l’acteur, à l’actrice de jouer des sentiments de désir
ou d’amour pour une personne du même sexe, de demander au metteur en scène masculin
d’exploiter sa féminité, au comme au metteur en scène féminin d’adopter une position
phallique.
Si nous considérons l’amour comme un versant dont le désir est l’autre versant, nous pouvons
avancer qu’alors que le désir s’en va vers le fétichisme, surtout chez l’homme.
En effet si on ne peut exclure la dimension du fétichisme dans l’homosexualité, on ne peut pas
plus l’exclure de l’homosexualité masculine non plus, Lacan nous le rappelle : « L’homme ne
rencontre La femme que dans la perversion. ».
Alors que l’amour s’en va plutôt vers une demande, une ouverture, un don « de ce qu’on n’a
pas », une demande infinie qui veut l’union absolue, une relation à deux qui s’excepte presque
du monde.
Le désir est fugitif, furtif, il cherche un objet, un bout, une partie, un appendice, un orifice, là
ou l’amour – chez la même personne tout à fait possiblement - demande une réponse à une
question essentielle, un appel absolu, une reconnaissance au-delà du monde, une « promesse
de bonheur » pour citer Proust.
Il se trouve que les grandes œuvres théâtrales ne se fondent pas sur le seul fétichisme, même
si nous pouvons reconnaître un fétichisme proprement homosexuel comme chez Genet, mais
127
toutes, mêmes celles au fétichisme le plus exacerbé, débouchent sur l’amour, le versant
« amour » y est toujours également présent sous une forme heureuse ou malheureuse.
Nous ajouterons même que nombreux sont les artistes, acteurs, chanteurs ‘’gays’’ désireux
qu’on les délivre d’un idéal de virilité, sont ravis et préfèrent travailler avec une femme, ou
sous la conduite d’une femme, plutôt que de s’affronter à la supposée dureté masculine ou
paternelle, ne retrouvent-ils point dans la femme qui les dirige une mère très aimée ?
Ce qu’on peut demander à une femme, qui est par définition, d’un autre sexe, c’est de traiter
la dimension de l’amour qui existe dans toute œuvre où la sexualité entre en ligne de compte,
tout comme on souhaiterait d’un homme qu’il le fît aussi, de telle manière que le metteur en
scène, homme ou femme peut importe aura forcé l’horizontalité fétichiste, la symétrie
homosexuelle, la réciprocité fascinatoire, en s’orientant vers un point qui les excède, selon
une perspective qui les fasse changer d’axe, vers une autre lumière, tel le sujet analysant
invité à traverser son fantasme au terme la cure.
En résumé un homme ou une femme qui met en scène devra s’exposer à trouver en lui, en
elle, le point par lequel une particularité (comme l’homosexualité) qui lui est étrangère, voire
odieuse, puisse lui devenir accessible, familière, aimable afin que la représentation du désir,
de l’amour ‘’gay’’, de toute exploration de l’exotisme ou de l’inavouable du cœur et de l’âme
humaine, mis en scène, puisse avoir la force d’une universelle conviction, car telle est au fond
l’immoralité du théâtre, si bien repérée par les Pères de l’Eglise.
Bien sur il existe des horreurs, des cruautés, des abjections qui seront irreprésentables pour
quelque metteur en scène que ce soit, c’est certainement la limite du théâtre, le point où
comme dit Freud le spectateur reculera, ne pourra s’identifier, rendant la catharsis impossible,
et préférera convoquer le psychiatre ou la police.
Et pourtant nous avons tous une certaine tendresse pour Œdipe, qui avait couché avec sa mère
et tué son père, en effet Œdipe n’est pas totalement étranger à l’enfant pervers polymorphe
que nous avons tous été…
De la perversion à la passion
Le théâtre, depuis les Grecs, peint les actions des hommes, mais il peint aussi leurs passions,
ainsi la misanthropie, l’avarice, l’amour, l’imposture chez le héros de comédie, mais les Grecs
peignaient aussi les passions en action : celle de la vengeance chez Oreste, de la vérité chez
128
Œdipe, de la folie chez Philoctète jusqu’à la passion pure exprimée en souffrance qu’endure
Prométhée de la part de Zeus.
Qu’en est il du théâtre et de la perversion à l’époque moderne où la psychanalyse, la
psychiatrie, la criminologie l’ont rencontré sous des formes monstrueuses ?
Freud lui même craignait que la clinique ne « marque » le théâtre moderne et impose au
spectateur des descriptions pénibles et inopportunes.
Rappelons tout d’abord ce savoir de Freud que « la perversion est le négatif de la névrose ».
La réponse éthique à la question poétique est que nulle perversion ne passe la rampe, ne peut
être représentée à la scène qu’à condition de devenir une passion, celle du personnage mais
aussi celles de ceux qui l’entourent et qui faute d’avoir la même la raillent, la persécutent, en
souffrent, ou s’identifient à elle.
Nous devons alors ne pas présupposer l’identification comme moteur obligé du dispositif,
l’identification doit être en perspective, sur un point à l’infini, mais pas par reconnaissance en
nous de quelques traits pathologiques semblables.
En bref nous admirons le pervers pour son audace, sa grandeur, sa fougue, même s’il est
condamnable, en revanche il doit être puni et donc il doit y avoir catharsis afin de ne pas être
dans le malaise au retour chez soi.
L’autre solution c’est le comique. Lorsque les particularités aberrantes, encombrantes,
ridicules d’une passion reçoivent leur sanction par le rire salutaire, qui punit le fou en le
laissant à sa folie, alors justice est faite.
Remarques sur les pièces ‘’Gays’’
La première remarque est que le théâtre ne revendique pas les changements de mœurs.
En effet, que le théâtre soit capable de tenir le « discours de l’Autre », ou d’entendre la parole
de l’Autre ne veut pas dire que l’Autre demande quoi que ce soit.
En revanche l’homosexuel, propose un choix, son choix d’objet, mais si, comme tout
personnage qui, au nom de ses particularités (sexuelles ou non), en vient à témoigner en leur
faveur sur la scène, il plaide en faveur de ses particularités sur la scène, il fera rire ou pitié.
En effet l’homosexuel qui demande que ses particularités soient reconnues en tant que telles
peut faire pitié, ou faire rire car les particularités sexuelles, quelles qu’elles soient, peuvent
faire rire ou pitié, si elles ne font pas horreurs.
129
C’est la particularité qui fait rire, il n’y a plus de rire dès que la passion est prise par son côté
universel, par exemple dès que l’amour, qui ignore d’ailleurs la différence des sexes, tire la
passion de son côté et suscite l’identification.
L’amour de Tristan et Iseult ne fait donc pas rire.
A noter que le terme gay est un euphémisme au sens rhétorique ; je cite ici François Regnault
dans « Théâtre et perversion » (in « Théâtre - Equinoxes ») : « pour ne pas déclarer un choix
d’objet en principe déterminé, l’amour des hommes, ou des garçons, ils ont inventé ce terme
qui désigne un mode de vie plutôt joyeux, gai en somme. Il y a comme un évitement déclaré
de la perversion supposée, d’où parfois l’affichage public d’un idéal de couple petit bourgeois
visant à faire rentrer la dimension perverse dans la névrose : la Chose qu’il ne faudrait pas
voir : ‘’moi un homme, j’aime un homme’’ dans le couple à la Feydeau. Mais on ne pourra
pas faire un grand théâtre de la passion à partir de là. On risque même d’obtenir ces pièces de
boulevard où l’homosexualité est devenue une question de standing ».
Le comique et le tragique
Si on veut éviter toute complaisance, il faudra recourir aux fonctions éternelles du théâtre, le
tragique et le comique.
« J'aurais tendance à penser que ces fonctions sont, elles aussi, transcendantales dans l'histoire
du théâtre: on les retrouve toujours d'une façon ou d'une autre dans quelque pièce de théâtre
que ce soit. » nous dit Lacan. En effet dans « Télévision », Lacan indique que le théâtre
produit à travers le noble, le tragique, le comique et le bouffon « les fantasmes dont les êtres
de paroles subsistent dans ce qu’ils dénomment, on ne sait pas trop pourquoi, la vie ».
Il ajoute que la psychanalyse est l'une des seules activités qui donnent au sujet le sentiment
tragique de son existence. Il dit, par ailleurs, que la vie est comique. Ce qu'il entend par le «
tragique » et par le « comique » n'a d'ailleurs pas forcément grand chose à voir avec ce
qu'Aristote, lui-même, pouvait appeler ainsi.
Lacan pense que le sujet moderne peut être confronté au tragique s'il rencontre une figure de
son désir qui est totalement inouïe.
Concernant la dimension tragique du théâtre traitant d’homosexualité, la réponse serait
certainement du coté des oeuvres traitant de la maladie, du sida par exemple. Difficile
130
cependant, concernant la maladie, comme le sida, de ne pas tomber dans le processus
compassionnel auquel cas l’œuvre alors se défait, revêt un aspect clinique, descriptif,
technique, elle force le théâtre à supporter l’insupportable : la clinique, ce qui répugnait à
Freud qui croyait dans ce cas la catharsis impossible.
Le sida, qui comme maladie disparaîtra, sauf à le traiter au théâtre comme une punition en
réponse à quelque faute commise, tout comme il y a la peste à Thèbes parce que Œdipe à tué
son père et couché avec sa mère. La maladie est alors utilisée comme un révélateur, à
l’identique de la peste à Thèbes révélatrice de la culpabilité d’Œdipe.
Ce n’est pas la peste qui frappe Œdipe, c’est Œdipe qui a causé la peste. Le tragique suscite
encore la pitié, sauf que dans ce cas elle ne concerne plus une victime mais un coupable.
Elle substitue une éthique de la culpabilité à une poétique de la souffrance. Ce qui ne
manquera pas d’interpeller la culpabilité, originelle ou non, de chacun.
Du côté de la comédie, il n’y a plus alors de réprobation d’un choix supposé naturel, il y a
seulement l’essence du comique (comme par exemple dans « La Cages aux folles »), l’amour
transi, qu’il soit entre partenaires homosexuels ou hétérosexuels est tout au tant source de
ridicule et de comique que d’autres passions telle que l’avarice, la misanthropie, la lâcheté,
l’exhibitionnisme, etc.
« Le comique, c'est le phallus, c'est-à-dire quelque chose qui est coextensif à l'espèce humaine
et qui est supposé faire rigoler puisque c'est la chose qui se gonfle et qui se dégonfle » dira
Lacan.
En effet, si l’on considère avec Lacan, que le phallus est l’objet fascinant de la comédie, il est
bien naturel que fasse rire tout ce qui s’y joue autour de la virilité et de son absence, de la
différence des sexes et du jeu avec cette différence.
131
III - Développements
III / 1 – L’articulation du désir au langage selon Hamlet ou Antigone
Articulation et corrélations du désir au langage, à la loi symbolique et au Nom-du-Père selon
Hamlet ou Antigone.
Dans le séminaire VI, de 1958-1959, « Le désir et son interprétation » Lacan explique que si
le névrosé en tant qu’homme entretient son insatisfaction, c'est que, enfant, il n'est pas
parvenu à articuler son désir à la loi symbolique qui en autoriserait une certaine réalisation. La
question est de savoir quelle est cette loi symbolique et quelles impasses peuvent en découler
pour le désir d'un sujet.
Nous l’avons étudié en détail précédemment, Lacan illustre son propos sur les impasses du
désir dans la névrose par le destin de « Hamlet ». Le drame de Hamlet est de savoir par
avance que la trahison, dénoncée par le spectre du père mort, frappe d’inanité toute réalisation
de son désir. Mais c’est moins la trahison du roi Claudius qui est en cause que la révélation
faite par le spectre à Hamlet de cette trahison. Cette révélation est mortifère puisqu’elle jette
le doute sur ce qui garantirait le désir d’Hamlet. En effet, la dénonciation du mensonge que
représenterait le couple royal rend à Hamlet insupportable le lien du roi et de la reine et
l’amène à récuser ce qui fonde symboliquement ce lien sexuel : le phallus. Il conteste que
Claudius puisse être le détenteur exclusif du phallus pour sa mère. Du même mouvement, il
s’interdit l’accès d’un désir qui serait en règle avec l’interdit fondamental, celui de l’inceste. Il
récuse la castration symbolique.
Car pour Freud comme pour Lacan, cette loi symbolique est portée par le langage : non
naturelle, elle oblige le sujet à renoncer à la mère. Elle le dépossède, symboliquement, de cet
objet imaginaire qu’est selon Lacan le phallus pour en attribuer la jouissance à un Autre, ici
Claudius.
Le complexe d’Œdipe, découvert par Freud, prend tout son sens de la rivalité qui oppose
l'enfant au père dans l’abord de cette jouissance. Il est aussi remarquable de constater que le
judaïsme puis le christianisme, par l'interdit qu'ils faisaient porter sur la convoitise incestueuse
132
et sexuelle, ont mis en place les conditions d'un désir subjectif strictement orienté par le
phallus et par la transgression de la loi. La tradition morale n'est pas sans susciter les impasses
du désir. Elle favorise par les réponses qu'elle donne le refus névrotique ou pervers de la
castration.
Hamlet finit ici par substituer à l’acte symbolique de la castration, rendu impossible par la
parole empoisonnée du spectre, un meurtre réel qui l’entraîne lui même et les siens dans la
mort. Le destin de Hamlet est emblématique des impasses du désir dans la névrose qui, si elle
prend rarement cette forme radicale, a la même cause pour origine : un évitement de la
castration.
Si le sujet veut s'accomplir autrement que dans cette infinie douleur d’exister dont témoigne
Hamlet, ou dans la mort réelle, son désir par une nécessité de langage ne peut qu'en passer par
la castration.
Car la jouissance est, dit Lacan, interdite à qui parle comme être parlant. Ce que montre aussi
la psychopathologie de la vie quotidienne, c'est que le refoulement de toutes les significations
sexuelles est inscrit dans la parole : les références trop directes à la jouissance sont évacuées
des énoncés les plus ordinaires. Elles n’y sont éventuellement admises qu'au titre de mot
d'esprit. Tel est donc l'effet de cette loi du langage qui, en même temps qu'elle interdit la
jouissance, la symbolise par le phallus et refoule de la parole dans l'inconscient les signifiants
de la jouissance. Paraît obscène à ce titre le retour trop cru des mots qui évoquent le sexe dans
la parole. Telle est aussi pour l'homme la relation du désir sexuel au langage. Pour peu que ce
refoulement originaire n'ait pas eu lieu, c'est le désir du sujet qui en subit les conséquences
dans la culpabilité ou dans les symptômes.
Pour la femme, l'accès au désir s'avère différent. D'emblée, la castration peut lui apparaître
comme la privation réelle d'un organe dont est doté l'enfant mâle ou comme une injuste
frustration. Puis elle vient occuper la place imaginaire de cet objet du désir qu'elle représente
pour son père en tant que femme. À cet égard, elle vit souvent avec difficulté la rivalité qui
désormais l'oppose à sa mère. Quoi qu'il en soit, il ne lui est pas imposé par le langage de
refouler la signification phallique qui pour l'homme sexualise toutes ses pulsions; car elle n'est
pas tout entière concernée par un refoulement dont elle supporte néanmoins les effets dans sa
relation à l'homme. Ce qui fit dire à Lacan qu'une femme vivait de la castration de son
partenaire et y trouvait repérage pour son désir.
133
Enfin, il ne suffit pas de cette référence à la castration pour que le désir puisse être réalisé ;
encore faut-il que cette castration, pour ne pas interdire toute réalisation du désir, vienne ainsi
trouver appui dans ce que Lacan appelle le Nom-du-Père.
Car c’est de cette référence au Nom-du-Père, lui aussi purement symbolique, que le désir
assumé tient son assise. Le sujet désirant s'autorise à jouir précisément parce qu'il impute au
père réel cette autorisation symbolique à désirer, le Nom-du-Père, sans laquelle la castration,
propre au langage, laisserait le sujet insatisfait et souffrant. Il aurait à renoncer à tout désir,
comme le montre la pathologie du sujet « normal »: son état dépressif.
Mais si le Nom-du-Père est un concept fondamental dans la psychanalyse, cela tient au fait
que ce que le patient vient chercher dans la cure est le trope de son destin, c'est-à-dire ce qui
de l'ordre de la figure de rhétorique vient commander son devenir. Est-ce à dire que la
psychanalyse inviterait à une maîtrise de ce destin? Tout va contre cette idée dans la mesure
où le Nom-du-Père consiste principalement en la mise en règle du sujet avec son désir, au
regard du jeu des signifiants qui l'animent et constituent sa loi.
Pour expliciter ce fait, il convient de revenir à la formalisation de Lacan, celle de la
métaphore paternelle, formalisation dont on observe qu'elle consiste uniquement en un jeu de
substitution dans la chaîne signifiante et organise deux temps distincts qui peuvent aussi bien
tracer le trajet d'une cure dans son ensemble.
Le premier réalise l'élision du désir de la mère pour y substituer la fonction du père en ce
qu'elle conduit, au travers de l'appel de son nom, à l'identification au père (selon la description
première de Freud) et à l'extraction du sujet hors du champ du désir de la mère. Ce premier
temps, décisif, régule, avec toutes les difficultés attenantes à une histoire particulière, l'avenir
de la dialectique œdipienne. Il conditionne ce qu'il est convenu d'appeler « la normalité
phallique », soit la structure névrotique qui résulte de l'inscription d'un sujet sous le coup du
refoulement originaire. Dans le second temps, le Nom-du-Père en tant que signifiant vient
redoubler la place de l'Autre inconscient. Il dramatise à sa juste place le rapport au signifiant
phallique originairement refoulé et institue la parole sous les effets du refoulement et de la
castration symbolique, condition sans laquelle un sujet ne saurait valablement assumer son
désir dans l'ordre de son sexe.
À partir de là découlent plusieurs conséquences : la métaphore étant création d'un sens
nouveau, le Nom-du-Père prend dès lors une signification différente. Si le nom inscrit d'abord
le sujet comme chaînon intermédiaire dans la suite des générations, ce nom en tant que
134
signifiant intraduisible supporte et transmet le refoulement et la castration symbolique. En
effet, le Nom-du-Père venant au lieu de l'Autre inconscient symboliser le phallus
(originairement refoulé), il redouble par conséquent la marque du manque dans l'Autre (qui
est également celle du sujet: son trait unaire) et, par les effets métonymiques liés au langage,
il institue un objet cause du désir. Ainsi s'établit entre Nom-du-Père et objet, cause du désir,
une corrélation qui se traduit par l'obligation, pour un sujet, d'inscrire son désir selon l'ordre
de son sexe, rassemblant sous ce Nom, le Nom-du-Père, du même coup l'instance du désir et
la Loi qui l'ordonne sur le mode d'un devoir à accomplir. Un tel dispositif se distingue
radicalement de la simple nomination puisque le Nom-du-Père signifie ici que le sujet assume
son désir comme assenti à la loi du père (la castration symbolique) et aux lois du langage
(sous le coup du refoulement originaire). Le défaut éventuel de cette dernière opération se
traduit cliniquement par de l'inhibition ou par une impossibilité de donner suite au désir dans
ses conséquences affectives, intellectuelles, professionnelles ou sociales.
Lorsque Lacan rappelle que le désir de l'homme, c'est le désir de l'Autre, il faut entendre que
ce désir est prescrit par l'Autre, forme avérée de la dette symbolique et de l'aliénation, et que,
d'une certaine façon, cet objet est également arraché à l'Autre. Ainsi le Nom-du-Père résume
l'obligation d'un objet de désir jusque dans l'automatisme de répétition.
Pour faire comprendre cette relation du désir au Nom-du-Père, Lacan va s’appuyer sur une
autre grande tragédie du répertoire théâtral : « Antigone ». Il fera d’Antigone l’attitude la plus
illustrative de « L’éthique de la psychanalyse »
Contrairement à Hamlet, le désir d’Antigone n’est pas frappé d’inanité par l’empoisonnement
d’une parole sans issue, elle sait ce qui fonde l’existence de son désir : sa fidélité au nom
légué par son père à son frère Polynice, Nom-du-Père ici. La limite que ce nom définit pour
les décisions et les actes est celle où se tient Antigone et c’est ce nom que veut bafouer Créon,
qui décide de laisser exposé le cadavre du guerrier mort. Contre le bien revendiqué par Créon,
l’ordre de la cité et la raison d’Etat en l’occurrence, elle oppose son désir, fondé sur ce lien
symbolique. La tragédie montre qu’à l’horizon de ce Bien invoqué par les maîtres et les
philosophes, pourvoyeur d’une morale périmée, le pire se dessine. Car l’issue atroce de la
tragédie procède directement de la volonté propre à Créon de faire le Bien contre le désir
d’Antigone. Ainsi, pour Lacan le Bien est-il, avec le service des biens ; honorabilité,
propriété, altruisme, biens de tous ordres, porteur de cette jouissance mortelle puisqu’il rompt
135
les amarres avec le désir, « il n'y a pas d'autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour
l'accès au désir » précise t’il.
La conduite d’Antigone a paru excessive à maint commentateur classique.
L'audace de Lacan est sans doute d'avoir montré, contre les morales traditionnelles fondées
sur le Bien, que le désir ne pouvait se soutenir que de son excès même par rapport à la
jouissance, que recouvre tout bien, tout ordre moral ou toute instance ordinale, quelle qu'elle
soit. Cet excès du désir est emblématique de l'épreuve que constitue pour un sujet la cure
analytique, et la seule faute qu'il puisse commettre est à l'encontre de son désir : céder sur son
désir ne peut que laisser ce sujet désorienté. Le sujet dépouillera donc dans la cure le « scrutin
de sa propre loi » et prendra le risque de l'excès.
Vers une éthique du désir…
136
III / 2 - Sur l’illusion
De la haine du théâtre et du comédien
« Et sans doute notre temps préfère l'image à la chose,
la copie à l'original, la représentation à la réalité,
l’apparence à l'être. Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que
l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité.
Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité
et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion
est aussi pour lui le comble du sacré. »
Feuerbach
Préface à la deuxième édition de
« L’essence du christianisme »
Le rapport que nous entretenons avec l'illusion est pour le moins ambivalent. Le langage
courant la situe du côté de l'erreur et à ce titre elle a été combattue comme source d'errance.
Néanmoins, parallèlement elle s'est trouvée activement recherchée, dans l'art essentiellement,
comme source d'émerveillement. Nous trouvons ainsi, d'une part, la philosophie classique qui,
depuis Platon, lui attribue une fonction négative et, à partir de là, s'est essentiellement
attachée à la combattre comme source d'erreur et, d'autre part, l'art mais également la
psychanalyse, qui y repèrent une fonction positive car l'envisageant comme un champ
absolument nécessaire en tant que constitutif de l'expérience subjective. C'est ce paradoxe
d'une situation à la fois recherchée et dénoncée qui me servira de fil conducteur à cette tentative d'élucidation de la haine tenace qui s'est exercée, tout au long de l'histoire, à l'encontre du
comédien et de l'art qu'il pratique.
Tout d'abord attachons-nous à quelques définitions générales.
Le Grand Robert définit l'illusion ainsi : « erreur de perception causée par une fausse
apparence (...) Interprétation erronée de la perception sensorielle de faits ou d'objets réels (...)
Apparence dépourvue de réalité (...) Opinion fausse, croyance erronée que forme l'esprit et
qui l'abuse par son caractère séduisant. »
Ces définitions s'inscrivent totalement dans la tradition philosophique visant à éradiquer l'illusion, dont Descartes est un des plus éminents représentants. Dans la première méditation
137
(1641) le philosophe énonce son célèbre principe de défiance généralisée: « Je ne dois pas
moins soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement
certaines et indubitables qu'à celles qui nous paraissent indubitablement être fausses. » Le
doute des « Méditations métaphysiques » va jusqu'à mettre en jeu l'existence même du monde
: « Je supposerai donc qu'il y a non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité,
mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute
son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les
sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies,
dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant
point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant point de sens, mais
croyant faussement avoir toutes ces choses. » Le projet philosophique de se défaire des
illusions, des « fausses opinions » semble alors dépasser son but explicite ; il est en effet soustendu et animé par un désir (ou une défense) plus radical d'expulser toute illusion et de placer
le sujet hors de ses atteintes. Du coup l'illusion menace de toute part, son pouvoir se fait plus
envahissant et c'est la vie qui est un songe et le monde se transforme en un vaste théâtre.
On sait comment Descartes se tirera de ce mauvais pas : après seulement vient le cogito. En
effet s'il y a un dieu rusé et dont la puissance est telle qu'il peut créer quelque chose à partir de
rien, à plus forte raison pourra-t-il faire que ce rien ait l'illusion qu'il est quelque chose.
Auquel cas la proposition : « je suis, j'existe » ne ferait qu'énoncer cette illusion chaque fois
que je la formule.
Il est intéressant de repérer qu'en ce siècle de baroque triomphant qu'est le XVIIe siècle,
cohabitent dans un même espace culturel d'une part la vaine tentative d'éradiquer l'illusion et
d'autre part sa glorification par l'intermédiaire du théâtre, de l'opéra et surtout par l'émergence
du lieu théâtral dans lequel ils se déploieront : la parfaitement bien nommée « boîte d'illusions
», boîte magique où la parole s'incarne dans un rapport au spectateur jusque-là inédit.
Le théâtre, lieu où l'on vient voir, theatron renvoie en grec à l'action de regarder, mais aussi
où l'on jouit de l'illusion, ce que le XVIIe siècle appellera l'illusion comique, va à ce titre être
combattu jusqu'à la haine. Cette proposition d'une haine du théâtre, si elle peut sembler
étonnante, voire exagérée, ne l'est aucunement. Il suffirait pour s'en persuader de rappeler ici
que le terme qui désigne celui qui résume à lui seul l' activité théâtrale, je veux parler du
comédien, peut à l'occasion devenir une insulte. L’utilisation du terme dans le sens de
personne qui feint, qui joue la comédie, apparaît d'ailleurs au XVIIe siècle. « Comédien »
devient une insulte car celui qui endosse un rôle est soupçonné de n'être jamais soi. C'est la
138
seule corporation artistique qui connut cette déchétisation, et de fait, on ne saurait obtenir le
même effet en traitant quelqu'un de pianiste ou de sculpteur... Aucun autre artiste n'aura eu à
subir l'excommunication. Depuis sa création, il y a deux mille cinq cents ans, jusqu'aux
développements contemporains concernant la société du spectacle, le théâtre a été le lieu de
débats esthétiques et éthiques souvent violents montrant ainsi que s'y jouent des enjeux de
jouissance suffisamment importants pour qu'il faille les combattre.
Pourquoi le théâtre, plus que tout autre art, a-t-il provoqué autant de rejet? Cette haine du
théâtre est vieille de deux mille cinq cents ans. Elle est même, pourrait-on dire, inaugurale.
C'est l'Occident tout entier, dans son projet explicitement philosophique, dans son projet de
vérité, qui s'est fondé sur cette haine et le rejet trouble et forcené qu'elle entraîne. Dans sa
« République », au Livre III, Platon fait expulser de la cité, par la bouche de Socrate et selon
le rituel athénien du Pharmakos, le poète tragique. Pour le philosophe, le théâtre est
irresponsable, suspect, coupable. Ainsi, il écrit : « Ils (les citoyens qui sont en âge d'être
guerriers) ne doivent rien faire d'autre, ni rien représenter par imitation ; en fait de
représentation, ils n'ont qu'un seul droit, qui du reste leur est propre, celui d'imiter dès
l'enfance les hommes courageux, prudents, pieux, généreux, et de qualités similaires ; mais ils
ne doivent pas être habiles à accomplir des actes indignes, ou quoi que ce soit de honteux, non
plus qu'à les imiter, afin qu'ils ne déduisent pas l'être d'après l'imitation. Car n'as-tu pas
remarqué que les imitations, quand on s'y livre intensément depuis la jeunesse, passent dans
les habitudes et la nature?... »
Tout est dit là et définitivement. Au théâtre, l'acteur et le spectateur sont entraînés dans le jeu
de l'illusion par le travail de la mimesis. Platon y flaire un extrême danger. Une telle mise en
question des limites par l'illusion fait du théâtre un concurrent du logos séparateur. La
mimesis pousse à l'extrême ce qui menace tout discours: l'ambiguïté, le mélange identitaire
par lesquels s'installent le masque, le jeu, l'illusion et le provisoire. Les pères de l'Église
(Tertullien, Chrysostome, Amboise...) reprendront dans leurs condamnations réitérées du
théâtre des arguments assez proches en y ajoutant un élément qui ne saurait nous laisser
indifférents. Peu à peu, ils rapprochèrent le théâtre du danger que représente le féminin. Tous
deux étant considérés comme les lieux de l'illusion, de la tromperie et de la séduction. Nous
rencontrons ici une curieuse préfiguration de la formule lacanienne de la féminité comme
mascarade.
Le mimos, l'hypocrites, qui sont les lieux de l'incarnation de l'illusion, sont montrés du doigt,
excommuniés. Cet état de fait perdurera. On se souvient que le curé de Saint-Eustache refusa
139
les derniers sacrements à Molière, et que c'est à la demande de Louis XIV que l'archevêque de
Paris autorisa qu'on lui donne une sépulture ecclésiastique dans le cimetière de la paroisse,
pour autant qu'il n'y ait aucune cérémonie et que le corps du défunt soit transporté de nuit.
Malgré l'ardeur avec laquelle le public recherchait le plaisir et l'émotion dramatique, il
méprise profondément celui qui en est le dispensateur. S'il faut en croire Victor Hugo, deux
siècles plus tard, dans « L’homme qui rit » le public fait du mépris des acteurs le salaire du
plaisir qu'il goûte au théâtre.
De fait, une recrudescence de ces questions liant le théâtre et les dangers de l'illusion peut être
repérée aux XVIIe et XVIIIe ; l'illusion théâtrale et les plaisirs qu'elle offre sont source de
mélange, de trouble et entrent en opposition avec la parole divine. Tout se passe comme si la
voix divine et sa parole étaient mises à mal par le trop-plein d'images qu'offre l'illusion
théâtrale. Ainsi se dessine un combat entre le sens offert par le logos séparateur et la
jouissance de l'illusion source d'ambiguïté. Pourtant, et là se situe un paradoxe de taille, le
dispositif religieux baroque ne se prive pas d'utiliser ces enjeux de l'illusion. Mais ce qu'il faut
repérer c'est qu'il ne vise pas seulement l'illusion mais bien l'articulation mœbienne de
l'illusion et de sa destitution. En effet ce courant artistique a sans doute porté à son paroxysme
cette tension entre évocation et révocation du vide de l'objet inclus au cœur de la
représentation. Comme nous rappelle l'étymologie même du mot illusion, il y a du jeu. Le mot
est dérivé de illusum, supin de illudere, « se jouer de », de il et de ludere, « jouer », de la
famille de ludus, «jeu ». L’illusion se joue de la représentation. Que mettent en scène, en
effet, les saisissantes coupoles en trompe-l'œil des églises baroques qui obéissent aux règles
de la théâtralité ? Une surcharge ornementale tourbillonnante composée de froissements
d'ailes, d'étoffes aux reflets moirés, de personnages aux poses semblables à celles d'acteurs
dont les regards conduisent le nôtre jusqu'au point central de l'œuvre où la vision se trouve
destituée car débouchant sur le vide : il n'y a rien à voir. Ou plus précisément, c'est le rien
qu'il faut voir, mais un rien somptueusement et théâtralement mis en forme. Avec une œuvre
où la destitution du regard occupe une place centrale et par la création de formes exaltées qui
traduisent l'irrémédiable tension entre le monde et la transcendance, le baroque religieux tente
de s'approprier ce qui ne cesse d'échapper à la figuration: l'irreprésentable du manque. Le
trompe-l'œil, qui est le fonctionnement même de la boîte d'illusions théâtrale, ouvre sur
l'absence et permet une expérience où s'éprouve le désir. L’illusion baroque est à la fois
glorification et mise à mort de l'objet. Sous le masque de l'opulence baroque et du triomphe
du semblant de la représentation théâtrale, apparaît une stratégie de la désillusion venant
140
interroger les rapports de la représentation et du réel. À l'excès de la présence de l'image, au
comblement du regard et du mouvement s'associent la fuite éperdue, le vidage des
consistances dans les espaces vaporeux, nuageux où l'objet perd ses contours, où le regard luimême se perd. En faisant proliférer les signes dans le vertige du sens perdu, le baroque
construit une mimétique du rien. Il crée un vide par surcroît d'images et engendre la
défaisance de l'ego (deshacimiento) décrit par saint Jean de la Croix. Cette absence, ce creux
autour duquel s'organise le travail représentatif, n'est autre que l'objet du désir. L’illusion se
révèle alors être la révélation ludique de l'impossible comme tel: il manifeste dans le jeu
représentatif ce que la représentation même est chargée de dissimuler. À savoir le réel du
manque. Ce n'est donc pas l'illusion en soi qui est combattue par l'Église mais une illusion
soutenue par un corps vivant et donc jouissant. Comment comprendre autrement l'attaque
spécifique du comédien ?
Il est dès lors possible de mettre en avant l’hypothèse que le jeu du comédien, support
essentiel de l'effet d'illusion, devient l'ennemi théologique numéro un à partir du moment où il
est repéré comme le concurrent direct du mystère de l'incarnation divine. Le problème
théologique que pose l'illusion est moins celui de la représentation - le baroque religieux en
use et en abuse - que celui de l'incarnation. Incarnation soutenue par une illusion du
personnage chez le comédien et incarnation réelle du Christ dans le mystère de l'eucharistie.
Pour le chrétien le pain et le vin sont, dans l'instant de la communion, réellement le corps et le
sang du Christ. Cela est répété tout au long des sermons des pères de l'Église.
Croire voir ce qu'on pense, c'est bien là le domaine de l'illusion, celui de l'image du corps
prise pour le corps réel, celui de la fiction prise pour la réalité : la présence imaginaire nie en
le comblant le sentiment d'absence et se donne pour la présence réelle. On peut comprendre à
partir de là en quoi le théâtre a pu paraître, au-delà des rationalisations, aussi dangereux : son
fonctionnement met à mal un des dogmes essentiels de la foi, que ce soit celle de la puissance
du logos chez les philosophes ou celle de l'incarnation divine chez les théologiens.
Ce que les ennemis du théâtre ont parfaitement repéré, sans jamais le formuler en ces termes,
c'est que justement l'illusion proposée par le théâtre n'est pas une simple image même
négativée, comme peut l'être le trompe-l'œil, mais qu'elle implique, pour pouvoir opérer, cette
dimension de l'au-delà de la représentation inscrite dans la jouissance du corps en jeu et
touche ainsi au réel. L’illusion théâtrale est irréelle, au sens où Lacan a pu le définir au cours
du Séminaire XI : « Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse » : « Irréel n'est
point imaginaire. L’irréel se définit de s'articuler au réel d'une manière qui nous échappe, et
141
c'est justement ce qui nécessite que sa représentation soit mythique (...). Mais d'être irréel,
cela n'empêche pas un organe de s'incarner. » À partir de là, nous pourrions dire que l'illusion
théâtrale touche au réel sans en avoir l'air, ‘’sainte-nitouche’’ de la jouissance. En cela, les
rapports du baroque au christianisme s'enracinent dans un rapport au corps et à la scène. Ce
qui est combattu par l'Église dans le théâtre serait le retour étrangement inquiétant car trop
proche de ce refoulé d'un corps jouissant qui s'expose. Cette jouissance n'étant tolérée que si
elle est explicitement articulée à l'Autre divin, comme nous le montrent la Sainte Thérèse du
Bernin ou l'exposition du corps souffrant sur la croix. Certes il y a de la jouissance, mais cette
jouissance est d'essence divine et à partir de là tout se passe comme si le fait d'être limitée au
strict cadre de l'Église permettait de contenir a minima la jouissance éprouvée. En effet, cette
jouissance, même si elle fait surgir du « hors-sens », n'est pas pour autant dépourvue de sens.
Elle n'est pas diabolique parce qu'enthousiasmante (au sens étymologique du terme c'est-àdire qu'elle permet au fidèle d'être inspiré voire possédé par Dieu). Autrement dit dans le
cadre du dispositif religieux, le théâtre et l'illusion qu'il peut susciter n'ont rien de gratuit car
adressés à l'Autre divin ils constituent une des voies d'accès à Dieu. Les enjeux théâtraux
déconnectés de cette adresse divine verseraient alors dans le risque d'une jouissance
autoentretenue, hors-sens et par-là même non maîtrisable. Être hors-soi pour l'Autre divin,
passe encore, mais pour soi-même ou pour autrui cela n’est plus toléré.
Pour Rousseau, le théâtre, qui cherche avant tout à flatter les passions du public, ne saurait
éduquer ce dernier sans le perdre. Quant au talent des comédiens, il n'est autre que « l'art de se
contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu'on est, de se
passionner de sang froid, de dire autre chose que ce qu'on pense aussi naturellement que si
l'on le pensait réellement et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d'autrui ».
De fait, le paradoxal travail du comédien participe de cet enjeu ek-statique. Son paradoxe
consiste en la volonté la plus aiguisée d'être soi, d'être vrai, tout en ne réussissant à
l'accomplir qu'en étant hors soi, qu'en se faisant autre, cela implique de faire tout à la fois
semblant, feindre et croire: il ne s'agit pas d'être le personnage mais de le jouer sans en être le
jouet. Le théâtre exige une extraordinaire maîtrise jamais achevée du jeu dans toutes ses
dimensions et, en même temps, un fondamental abandon, une radicale disponibilité à l'autre:
possession et dépossession de soi. Il s'agit d'être à la fois dans le jeu et « hors jeu ».
Absence à soi-même que Diderot défend : « C'est à un fantôme homérique que l'acteur
cherche à s'identifier (...) Le plus sûr moyen de jouer petitement et mesquinement, c'est
142
d'avoir à jouer son propre caractère », et que Rousseau condamne : « Un comédien sur la
scène, étalant d'autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu'on lui fait dire,
représentant souvent un être chimérique, s'anéantit, pour ainsi dire, s'annule avec son héros et,
s'il en reste quelque chose, c'est pour être le jouet des spectateurs. »
Ce n'est plus ici le théâtre mais le comédien qui se trouve directement mis en cause. Quelle est
la mystérieuse alchimie qui permet au comédien de convoquer la grâce, de rendre évident,
d'incarner ce qui n'est tout d'abord qu'une suite de mots? Au début du XIXe siècle, le court
texte d'Heinrich Von Kleist, que j’ai déjà évoqué précédemment, intitulé « Sur le théâtre de
marionnettes » met en son centre ce questionnement. L’auteur y aborde la question du
mystère de l'illusion paradoxale que suscite le comédien dans l'instant où s'incarne le personnage, ou, autrement dit, le mystère de la pertinemment bien nommée grâce du comédien. Cet
essai nous permet de comprendre de façon plus précise en quoi l'illusion théâtrale ne relève
pas du seul registre de l'image, du seul moi mais bien de son au-delà inimaginarisable.
Rappelons brièvement l'argument de l'ouvrage: le protagoniste du dialogue, un danseur de
l'Opéra, soutient que les marionnettes, simples pantins articulés, surpassent dans leurs
performances artistiques, l'interprète humain en ce qu'elles sont exemptes d'affectation (dont
l'étymologie latine nous renvoie à la recherche, la poursuite ; recherche et poursuite d'une
image qui affecte le corps dès que l'homme se sait, ajoutant inutilement des signes qui, loin de
convoquer la grâce, l'occultent). Affectation qui apparaît lorsque l'âme, faussée, « se trouve en
tout point autre que le centre de gravité du mouvement ». Kleist rend la conscience
responsable de cet état de fait : la grâce est devant ou derrière nous, elle est l'attribut de l'en
deçà ou de l'au-delà de l'humain qui se trouve, lui, condamné aux tourments et aux
gesticulations inutiles de l'entre-deux. Le problème, semble dire Kleist, est que nous sommes
d'abord un dedans, une intériorité nécessaire parce que subjectivante, mais abusive parce
qu'aliénante. L’être humain est en partie le produit de constructions imaginaires et idéales qui
déterminent un monde, une aire privilégiée où il semble régner, mais qui se révèle en fait être
celle de son exil. Les marionnettes, au contraire, se déploient d'emblée dans un dehors
miraculeux. Leurs membres, qui « sont morts, de purs pendules », n'obéissent en leurs
mouvements gracieux qu'aux forces extérieures de la gravitation. Elles évoluent comme hors
de soi et c'est en cela que réside leur grâce. La grâce ne saurait être qu'extime.
Rappelons une des situations exposées par Kleist: « Je lui racontai qu'il y a quelque trois ans
je me baignais en compagnie d'un jeune homme dont la silhouette s'auréolait d'une grâce
143
merveilleuse. Il devait être à peu près dans sa seizième année, et c'est de très loin seulement
que l'on pouvait apercevoir, suscités par la faveur des femmes, les premiers symptômes de la
coquetterie. Il se trouvait que nous avions vu peu de temps auparavant, à Paris, l'Adolescent
qui s'ôte une épine du pied, le « Spinario » (...). Un regard qu'il jeta dans une grande glace, à
l'instant où, pour se sécher, il posa le pied sur un escabeau la lui rappela; il sourit et me fit part
de sa découverte. En fait, je venais au même instant de faire la même ; mais, soit que je
voulusse mettre à l'épreuve sa confiance dans la grâce qui l'habitait, soit que je voulusse
remédier quelque peu à sa coquetterie, je me mis à rire et lui dis qu'il avait des visions ! Il
rougit et souleva son pied pour me faire voir; mais, comme on aurait pu aisément le prévoir,
cet essai échoua. Troublé, il le refit une troisième et une quatrième fois: en vain! Il était hors
d'état de refaire ce mouvement - que dis-je? les mouvements qu'il exécutait avaient quelque
chose de si comique que j'avais peine à me retenir de rire. »
De ce jour, le jeune homme s'égare, son esprit s'aliène. Devant le miroir il passe de longues
heures et voit ses charmes s'enfuir l'un après l'autre. Quelque chose d'indescriptible, une force
indéfinissable semble retenir, enserrer en un filet aux fines mailles le « libre jeu de ses
gestes ». Avec cette anecdote Kleist positionne la possibilité de retrouver quelque chose de
cette grâce entraperçue comme sans issue, si ce n'est comique... Ces ratages à répétitions
donnent lieu d'ailleurs, au théâtre, au cirque ou au cinéma, à un type de comique repéré justement sous le terme de « comique de répétition ». Dans ce cas c'est moins la répétition en soi
que la répétition d'un ratage qui se révèle être comique. L’homme de la rue, semble dire
Kleist, est dans l'impossibilité d'atteindre volontairement cet état de grâce qui se développe
d'emblée chez la marionnette. Un certain type de répétition, celle qui viserait à atteindre
l'idéal, cet espace de l'illusion une seconde pressenti et qui pour cela courrait désespérément
après une image entrevue, s'avère inutile parce qu'impossible. Le jeune homme est perdu dès
qu'il prend conscience de la grâce qui habite son geste : l'illusion devient impossible. Grâce
qui lui devient interdite car elle n'existe justement que pour autant qu'elle n'est pas sienne,
mais seulement le hante, étrangère, intouchable absolument. L’expérience quotidienne fait
donc croire que la rencontre attendue entre l'humain et l'état de grâce qui parfois le visite est
radicalement impossible.
On connaît le régime de la rencontre manquée (tuchè), depuis que Lacan a fait de la répétition
de cette rencontre un concept fondamental de la psychanalyse: « C'est justement de ce qui
n'était pas que ce qui se répète procède. » Or, l'art du comédien vient contredire cette
impossibilité. L’acteur, lui, peut et doit répéter pour permettre de créer cette illusion
nécessaire. Il a le pouvoir, et en cela il est réellement divin, de convoquer cette grâce. La
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question qui se pose à nous est alors la suivante : quelle est la différence d'état entre le jeune
homme décrit par Kleist qui tente vainement d'imiter le Spinario et le comédien qui, en
principe, détient le pouvoir de susciter chez nous illusion, même s'il ne s'agit que d'une
illusion consciemment cultivée ?
La scène du Spinario qui, par son ratage même, nous permet de repérer, en négatif, certains
éléments constitutifs de l'état recherché. Un jeune adolescent perd ce qui faisait sa beauté
alors même qu'il en prend conscience et qu'à partir de là, il essaie de la retrouver d'une part en
interrogeant celui qui, présent à la scène (le spectateur donc), pourrait lui apporter la
confirmation de ce qu'il a vu, et d'autre part en tentant de retrouver les coordonnées de ce qui
fut dans le miroir. Or, il semble justement que c'est ce type de rapport à l'autre et à son image
qui invalide, chez le jeune homme, toute possibilité de rencontre avec ce qu'il recherche.
Que la scène se déroule devant un miroir n'est pas sans importance.
L’anecdote pose ainsi d'emblée la question du rapport à soi à travers sa propre image. Sur la
surface-plan de la glace s'ouvrent soudainement, sous le regard du jeune homme captivé, des
perspectives créant une scène où le sujet loin de se présenter se re-présente.
Le présent s'y inscrit, et de ce fait surgissent passé et futur; un point de vue s'y fixe, comme
dans la scène à l'italienne, et du coup, s'en organisent le haut et le bas, la gauche et la droite,
l'image s'y arrête et, du coup, s'y suspendent les toiles de fond, se mettent en place les scènes
et prennent place les spectateurs. Nous sommes alors dans un théâtre de la re-présentation et
non de la présence. C'est bien ce qui se passe pour le jeune homme dont nous parle Kleist : il
se découvre, par surprise et sous le regard de l'autre, jouant, avec un certain talent, la scène du
jeune homme qui s'ôte une épine du pied. À partir de ce moment il est pris par son image. Car,
si chacun sait que le reflet spéculaire n'est qu'un fascinant leurre, nul n'échappe à son pouvoir
de fascination. Malgré la connaissance du piège, le corps s'y précipite. « Je sais bien... mais
quand même » pourrait être la formule du sujet pris au miroir.
Tel est le drame du Spinario raté qui, doublement affecté, va à partir de cet instant passer des
journées entières devant son miroir, rêvant, nouveau Narcisse, à d'improbables retrouvailles.
Il cherche, esquisse des gestes qui s'avèrent n'être pas les bons et s'engage alors dans le cercle
du maniérisme, dont l'essence est la pose, acte typique du modèle et du mauvais comédien.
À partir de là, nous pouvons mieux comprendre ce qui se passe pour l'adolescent : ne
retrouvant pas ce qui l'instant d'avant advint, il prend la pose. Il tend à ne faire qu'un avec
cette image idéalisée. Nous sommes ici du côté du moi idéal et non de l'idéal du moi. La grâce
145
est alors perdue, l'instant se fige dans une impossible répétition du même : à la place de la
grâce attendue, de la présence convoquant l'illusion, surgit le comique. À la place de cette
subtile suspension temporelle que constitue la possibilité de retrouver la légèreté de la
présence, apparaît la chute dans le temps. Où ça insiste imaginairement, l'existence
symbolique est mise en difficulté. Le jeune homme tente désespérément de coller à cette
figure entraperçue et convoitée, il essaie vainement d'effectuer un arrêt sur l'image et se
trouve désormais pré-occupé par un passé non dépassé. Son comportement vise à retrouver les
coordonnées des signes dans lesquels il croyait pouvoir se prendre et se comprendre. En
voulant faire bonne figure, en voulant s'identifier totalement à cette image qui le représente
comme personne mais le fait s'absenter comme sujet gracieux porteur d'illusion, il a soudainement perdu cette insouciance qui lui donnait accès à la présence, à un espace d'ouverture.
En voulant se faire reconnaître au regard de l'autre comme détenteur de la grâce, il ne réussit
qu'à s'éprouver dramatiquement incomplet et maladroit : il s'abîme dans la contemplation
d'une image lacunaire.
L’acteur doit donc se déprendre de ce mirage de la captation imaginaire pour accéder à une
dimension où la répétition et la rencontre de la grâce ne sont pas impossibles. Nous voyons
bien à partir de là que l'illusion que convoque le travail de l'acteur repose moins sur un travail
à partir de l'image spéculaire que sur l'activation de sensations.
Freud me semble donner incidemment la clé de ce fonctionnement à l'occasion de son texte
sur la prise de possession du feu. En effet, il y positionne l'Urmensh, l'homme des origines,
comme ayant un rapport spécifique au corps et à l'environnement: il lui serait donné de
comprendre le monde extérieur à l'aide de ses propres sensations corporelles et de ses propres
états corporels. Semblable en cela à l'Urmensh, pour le comédien éprouver quelque chose en
son corps, ce serait connaître quelque chose du monde extérieur. Éprouver des relations en
son corps lui permettrait d'être informé sur le monde. Il y aurait donc pour Freud une
cognition corporelle qui concernerait un corps non seulement dans le monde mais en contact
avec lui. Il s'agirait pour le comédien de rencontrer le monde au moyen des sensations et
relations intracorporelles. En sollicitant ainsi le corps le comédien se souviendrait que le corps
fut moyen de connaissance, qu'il servit même essentiellement à ça, dans un premier temps. Le
vécu du corps ayant été en soi une pensée, celle-ci semblerait pouvoir être réactualisée au
service du jeu. Il s'agirait donc ici de réactiver un corps non encore soumis à la loi de l'image.
146
Cette façon de positionner le problème vient interroger et remettre en question l'idée
véhiculée par le sens commun d'un acteur essentiellement narcissique. Le comédien
talentueux n'étant pas justement un nouveau Narcisse, mais celui qui est capable de convoquer
des signes qui pourront faire image, illusion pour le spectateur, sans pour autant s'y réduire.
Pour le formuler autrement on pourrait dire que le jeu chez l'acteur doit être ex-ploit, donc
sorti de ce qui pourrait être pensé comme une fausse intériorité du sujet. Ce n'est que dans le
détour par ce « hors » qu'une complicité avec le rôle pourra advenir. « Wo Es war, soll Ich
werden ) : c'est dans le lieu même de l'inconscient que je dois advenir.
Tentons maintenant pour conclure de percevoir, à partir de Freud, ce qu'il en est des enjeux de
l'illusion telle que la psychanalyse nous en parle. L’illusion n'est pas à proprement parler un
concept psychanalytique même si les cliniciens s'y référent régulièrement dans un sens qui
reste à définir pour le rendre opératoire.
Freud parle peu de l'illusion. Sans doute, pourrait-on dire, parce que le premier, et ce en
inventant la psychanalyse, il la laisse parler dans le cadre même de la cure. Néanmoins, la
notion d'illusion a été utilisée par lui, sinon clairement explicitée, en 1927 dans « L’avenir
d'une illusion ». Il en donne alors la définition suivante :
« Une illusion n'est pas la même chose qu'une erreur, elle n'est pas non plus nécessairement
une erreur. Il serait abusif d'appeler ces erreurs illusions. En revanche, ce fut une illusion de
Christophe Colomb d'avoir cru découvrir une nouvelle voie maritime vers les Indes. La part
que prend son souhait à cette erreur est très nette. On peut qualifier d'illusion l'affirmation de
certains nationalistes selon laquelle les Indo-Germains seraient la seule race humaine capable
de culture, ou bien la croyance selon laquelle l'enfant serait un être sans sexualité, croyance
qui n'a finalement été détruite que par la psychanalyse. Il reste caractéristique de l'illusion
qu'elle dérive de souhaits humains; elle se rapproche à cet égard de l'idée délirante en
psychiatrie, mais s'en distingue par ailleurs, indépendamment de la construction plus compliquée de l'idée délirante. (…) L’illusion n'est pas forcément fausse. Nous appelons (...) une
croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l'accomplissement de souhait vient au premier
plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l'illusion
elle-même renonce à être accréditée. »
Comme c'est souvent le cas chez Freud, le texte semble, à la première lecture, clair. Les
exemples et les critères de différenciation ne manquent pas. Néanmoins, une fois de plus, à y
regarder de plus près, les difficultés ne manquent pas. Pour distinguer une illusion du délire
147
ou de l'erreur, Freud examine deux critères : celui de la vérité et celui de l'importance du désir
en jeu dans le processus d'illusionnement.
Le premier critère, s'il permet de distinguer une erreur ou un délire, n'est pas, selon Freud,
pertinent en ce qui concerne l'illusion, qui peut à l'occasion se révéler vraie. Cela va
néanmoins à l'encontre de toutes les définitions citées précédemment qui insistent sur la
fausseté même de l'illusion. Paradoxe freudien, oxymore d'une illusion vraie. Pour Freud,
l'illusion ne s'opposerait pas à la vérité, comme elle ne s'opposerait pas nécessairement au
réel, comme nous avons pu le voir précédemment, dont elle tenterait de dire quelque chose.
Pour continuer à avancer examinons le second critère, qui est celui de la place du désir.
L’illusion serait une croyance motivée par un souhait, nous dit Freud. Ce critère, qui
permettrait de distinguer délire et illusion, ne va pas lui non plus sans poser des questions. En
effet, peut-on envisager un délire qui ne serait pas soutenu par un désir? Comment tenter de
résoudre alors cet autre paradoxe? La solution qui semble se profiler est à rechercher dans la
place qu'occuperait le désir dans le processus d'illusionnement.
Cette prépondérance fait passer la référence à la réalité à l'arrière-plan, ce qui permettrait de
comprendre pourquoi la vérité ou la fausseté de l'illusion n'est pas un critère pour Freud. Cela
implique que c'est l'origine et non le débouché de l'illusion qui la caractérise, la situant entre
l'erreur (où l'objet à sa part) et l'hallucination (où la réalité est perdue). En 1915, dans
« Considérations actuelles sur la guerre et la sur la mort », Freud avance: « Les illusions se
recommandent à nous, par cela qu'elles nous épargnent des sentiments de déplaisir et, au lieu
de celles-ci, nous laissent jouir des satisfactions, ce qui nous permet de supporter un morceau
de réalité. » L’illusion est alors créée « pour supporter le poids de l'existence » comme pourra
le dire Freud, en 1920, dans l' « Au-delà du principe de plaisir ». Cette vision freudienne
positionnant l'illusion comme un « sédatif » nous offrant cette « légère narcose » qui nous
aiderait à supporter la dure réalité me semble pouvoir apporter un élément supplémentaire de
compréhension quant à la haine du théâtre. Le théâtre serait dans ce cas ce dispositif qui à la
fois nous permettrait de supporter la dure réalité et le malaise qui lui est lié, mais qui par son
existence même rappellerait que le malaise est indépassable. Le plaisir de l'illusion théâtrale
viendrait à la fois produire la légère narcose nécessaire et en même temps rappeler que sans
cette sédation la vie serait insupportable. Ce que l'on hait au théâtre, c'est cet assujettissement
à l'incontournable travail de métabolisation du réel en réalité. En ce sens, la haine du théâtre,
comme la haine d'avoir à représenter, ne saurait être dépassée.
148
III / 3 – Le masque et le voile
Une question primordiale de la psychanalyse question porte sur le sens du double mouvement
qui pousse l'homme à interposer entre lui et le monde un voile, entre lui et lui-même un
masque.
Dès lors notre attention se laisse attirer par ce moment historique qui a particulièrement
inspiré Freud : en même temps que les premiers philosophes découvraient que la phusis
s'offrait à un dévoilement révélateur de l'existence d'un voile, les premiers tragiques faisaient
surgir sur scène l'acteur, l'hypokrites, l'homme porteur du masque.
Le lien par lequel Freud recueille (d'Empédocle) que Thanatos, la pulsion de mort, est voilée
derrière Éros renvoie de façon étrange au lien par lequel il s'affilie à Sophocle par lequel le
désir inconscient est masqué par le dispositif tragique.
D'une certaine façon on peut dire que la double problématique que Freud entretient à travers
la question, d'un côté, du désir inconscient, de l'autre, de la pulsion de mort, se révèle à
l'occasion de son rapport à la division du discours grec entre l'homme tragique masqué et
celui des premiers penseurs présocratiques d'une nature fondamentalement voilée.
Cette division entre homme masqué et nature voilée nous porte à la rencontre d'un réel
humain triplement énigmatique : premièrement le désir de l'homme tragique est masqué,
deuxièmement la pulsion de mort y est voilée derrière la pulsion de vie, troisièmement il y a
lieu de reconnaître que derrière le réel masqué du désir inconscient il y aurait un réel encore
plus originaire : le réel voilé de la pulsion de mort.
Une question peut alors être posée : quelle est l'incidence sur la psychanalyse de l'héritage
contradictoire par lequel elle est d'une part exposée à une dette envers les lumières et leur
langage (la prose, la science) et de l'autre à cet envers des lumières qui, par l'intermédiaire des
romantiques, parlera par l'intermédiaire du poétique en reprenant la question de la phusis telle
qu'elle fut posée d'emblée par ces premiers penseurs que furent entre autres Empédocle,
Héraclite, Parménide.
Pourquoi la force de cette question disparaît-elle avec l'apparition de la métaphysique ?
Parce qu'avec le mode de question socratique apparaît un certain délaissement et de la vision
tragique de l'homme et de la vision de la phusis par les premiers philosophes.
Ne pouvons-nous pas repérer dans ce délaissement, nommé par Heidegger « oubli de l'être »,
ce processus de détournement du regard que Freud fut conduit à mettre au jour, à travers sa
conception du déplacement qu'il discerne génialement dans le rêve ?
149
Pour se détourner d'une question hautement signifiante qui l'a laissé sans voix, le rêveur peut
ne pas demeurer dans la sidération causée par le signifiant (Verbluffung), il parvient à se
soustraire à la question signifiante posée sur son être en se tournant sur le terrain de son
rapport à l'avoir (l'objet sexuel), qui permet d'oublier ce qu'il en est du rapport à l'être ou au
desêtre.
La métaphysique serait-elle une réponse comparable à celle qu'invente le rêveur pour oublier
la rencontre du réel ?
En posant sa question sur l'étant: « Qu'est-ce que le Bien, qu'est-ce que le Beau, qu'est-ce que
le Juste? » Platon cessait d'être questionné par le signifiant sidérant « est-ce? ». En pouvant
questionner avec maîtrise et en répondant en maître à la question « qu'est-ce que c'est? » il
cessait de recevoir la question : « est-ce » pour poser la question de l'étant : « qu'est-ce que
c'est? » Cette question: « est-ce» ? et non pas « qui est-ce ? » n'est-elle pas celle qui est posée
par l'acteur tragique divisé par le masque qu'il porte? Lacan écrivant la lettre « $ » ne fait-il
pas entendre ce « est-ce? »
Il est intéressant de constater de quelle façon Lacan est conduit à dire, dans le cadre de son
dialogue avec Jean Hyppolite (dans les « Ecrits ») qu'il considère que Freud, sans avoir lu
Heidegger, avait été conduit par son propre chemin à contester : « La tradition de notre pensée
comme issue d'une confusion primordiale de l'être dans l'étant. » À cet égard il dit que Freud
« se montre très en avance sur son époque et bien loin d'être en reste avec les aspects les plus
récents de la réflexion philosophique » (c'est-à-dire celle d'Heidegger).
Quelques lignes plus loin, Lacan évoque que ce qui atteste chez Freud la sortie de cette «
confusion primordiale de l'être dans l'étant » est lisible dans son attachement profond aux
présocratiques. Je le cite dans les « Ecrits » : « On ne peut manquer d'être frappé par ce qui
comparaît constamment dans l'œuvre de Freud d'une proximité de ces problèmes, qui laisse à
penser que des références répétées aux doctrines présocratiques ne portent pas le simple
témoignage d'un usage discret de notes de lecture (qui serait du reste contraire à la réserve
presque mystifiante que Freud observe dans la manifestation de son immense culture), mais
bien d'une appréhension proprement métaphysique de problèmes pour lui actualisés. »
S'il y a actualisation c'est selon probablement que Freud redonne au mot « phusis » sa
signification grecque originaire d'un verbe qui signifiait: « Ce qui pousse à advenir » et qui fut
totalement oublié, refoulé par la tradition latine du substantif natura, qui donnera court à
l'idée d'une « nature » se manifestant fondamentalement par des mouvements de choses maté150
rielles ; atomes ou électrons. Si Freud trouva dans la phusis présocratique sa notion de pulsion
c'est que cette phusis originaire va être l'occasion de l'essor d'une pensée scientifique non
mécaniste mais poétique. Indissociablement associée au pouvoir du logos : « Notre seul Dieu
», dira-t-il.
Que ce soit par une expérience poétique originaire que la phusis en tant que parlante se donne
à l'homme renvoie à un processus de donation originaire du logos que Lacan repère ainsi chez
Freud. Ce dernier conçoit l'origine de l'être inconscient comme acte d'assomption, acte
d'acquiescement originairement langagier nommé Bejahung : un « oui » est donc donné à
quelque chose qui précède et qui parle : le logos habitant la phusis.
Commentaire de Lacan dans les « Ecrits » : « La Bejahung... n'est rien d'autre que la condition
primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s'offrir à la révélation de l'être ou, pour
employer le langage de Heidegger, soit laissé être. Car c'est bien à ce point reculé que Freud
nous porte puisque ce n'est que par après que quoique ce soit pourra y être retrouvé comme
étant. »
L’expression fondamentale de la phrase, celle par laquelle est établie une séparation radicale
de l'être et de l'étant, qui cessent par là d'être confondus, est celle-ci : ce n'est que par après
que quoique ce soit pourra être retrouvé comme étant c'est-à-dire comme objet du monde.
Ainsi le réel, qui en venant s'offrir à la révélation de l'être et s'exposer à la Bejahung, sera «
par après » retrouvé et ne sera donc plus « trouvé » : un voile est donc tombé sur le réel
primordial de telle sorte que le « oui » originaire qui a acquiescé à la présence de ce réel
primordial ne pourra plus avoir lieu puisque dorénavant ce réel ne sera plus accessible comme
présence mais seulement, à travers l'objet, comme re-présence cause du désir : le conflit de la
différence ontologique mis ainsi en scène est formalisable de différentes façons: pour Lacan
c'est la tension entre la « chose » et l'objet, entre cette signifiance originaire qui, surgissant
d'une primordiale intersection réel-symbolique, précède le moi mis en scène par le stade du
miroir. Lacan identifie cet ordre symbolique à Thanatos et l'oppose à Éros par lequel l'ordre
libidinal est soumis au principe de plaisir.
Le voile se déploie ainsi de différentes façons: S1 voile S2, a voile $, le principe de plaisir
voile l'au-delà du principe de plaisir.
Le point essentiel de la tension Éros-Thanatos, revisité par Lacan, est la mise en place de la
catégorie du réel comme impossible : c'est pour autant qu'il est impossible au principe de
plaisir de prendre en charge tout ce qui a été assumé par le oui originaire de la Bejahung que
demeure un au-delà, au delà du principe de plaisir, à jamais voilé.
151
Le dualisme freudien nous pose une question : en opposant à ce qui est « là », accessible au
désir sexuel, ce qui est « au-delà » du sexuel, il ne donne pas véritablement à penser s'il y a,
ou pas, une continuité entre ce qui se dévoile comme objet représenté pour Éros et ce qui s'est
voilé par Thanatos.
La possibilité de penser cette continuité est offerte par Héraclite à travers cette sentence
célèbre « phusis kruptesthai philei ».
À la traduction latine traditionnelle qui substantive la nature : la nature (phusis) aime (philei)
à se cacher (kruptcsthai), il est possible d’opposer la plus grande richesse sémantique du grec
pour lequel phusis n'est pas une substance mais un verbe signifiant « ce qui fait apparaître »
de telle sorte que l'énigme suivante se trouve formulée : ce qui fait apparaître aime ce qui fait
disparaître.
Par cette traduction le conflit Éros (ce qui fait apparaître) / Thanatos (ce qui fait disparaître)
est soustrait à son dualisme par l'intermédiaire du verbe philei - aimer- signifiant que c'est un
même mouvement qui aime ce qui fait apparaître (l'objet) et ce qui fait disparaître (le
symbolique), ce qui dévoile et ce qui voile.
S'il s'agit d'un même mouvement nous dirons que le dévoilé aime le voilement en montrant le
mystère. N’est ce pas cela la démarche de l'art ? elle s'oppose à celle de la science dont nous
dirons qu'inversement ce qui est dévoilé par la raison n'aime pas, ne respecte pas, ce que voile
la nature.
Ce double mouvement est éloquemment mis en scène par les mythes grecs qui opposent les
démarches contradictoires de Prométhée et d'Orphée envers les secrets de la nature.
Si Prométhée est le père de l'esprit prométhéen des lumières c'est qu'il a arraché par la ruse à
Zeus, qui voulait se réserver le secret du feu et des forces de la nature, son secret afin de le
révéler à l'homme. Il enseigna à cet homme l'utilisation des procédés techniques permettant
par l'invention de la mécanique de ruser avec la nature grâce à des instruments fabriqués par
l'homme, des machines obtenant des résultats semblant contraires au cours de la nature :
soulever des poids énormes, lancer des objets à grande distance.
Cette notion de ruse et de violence faite à la nature, qui apparaît dans le mot même de « mécanique » (mechané signifie « ruse ») aboutira quelques siècles plus tard, avec l'apparition de la
science expérimentale, à une attitude dans laquelle l'expérimentateur de la Renaissance et des
Lumières va engager avec la nature une relation nouvelle : en cessant d'être le lieu de cette
phusis qui demeurait respectée chez les mécaniciens grecs, elle va devenir, dans l'expérimentation scientifique, une chose à maîtriser désormais dénuée de respectabilité.
152
La nouveauté du développement de la physique moderne tient à ce que la phusis cesse d'être
logos poème de l'univers : en cessant d'être perçue comme elle l'était par les anciens - comme
cause d'étonnement permanent, de terreur sacrée devant l'énigme de l'existence, elle choit
comme un lieu qui déserté par le poétique devient machine dont la raison peut rendre compte.
Que la découverte de l'équation mathématique soit fondatrice pour la science est une chose;
autre chose est le type de subjectivité que cette évolution induit chez le nouveau scientifique
chez lequel le type de maîtrise qu'autorise la mathématisation exclut la relation d'amour de
transfert sur le réel. De ce désamour, les propos de Francis Bacon (1561-1626), philosophe
anglais et fondateur de la science expérimentale moderne, évoque la façon dont désormais les
secrets de la nature peuvent être traités selon des procédés judiciaires n'excluant pas la torture:
« Les secrets de la nature, dit-il, se révèlent plutôt sous la torture des expériences que lorsqu'ils suivent leur cours naturel. » dit il dans son ouvrage de 1620 intitulé : « Nouvel Organum
» (Livre 1).
Si l'on songe qu'à cette même époque des femmes nommées sorcières étaient torturées pour
avouer leurs secrets diaboliques, nous mesurons la structure des fantasmes masculins des
maîtres de la nature féminine.
Il faut aussi à ce point évoquer la façon dont la raison, selon Kant, doit se comporter à l'égard
de la nature : « Non pas comme un écolier qui dira tout ce qui plaît au maître mais comme un
juge en fonction, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. » dit il dans
« Critique de la raison pure. » Et la formule célèbre de Cuvier : « L’observateur écoute la
nature, l'expérimentateur la soumet à un interrogatoire et la force à se dévoiler. »
Ce vocabulaire où il s'agit de « forcer » la nature, de la « soumettre » à un interrogatoire,
évoque l'inquisition.
Il est important de repérer que l'attachement de Freud pour les sciences de la nature est un
attachement par lequel son approche scientifique, prométhéenne, du réel, est limitée, comme
chez Léonard, par son rapport esthétique au réel ; par ces maîtres que furent pour lui
Empédocle, Léonard et Goethe il sut apprendre ce que par ailleurs son expérience d'inventeur
lui enseigna : ce qu'était l'amour de transfert entre Éros et Thanatos et qu'on pourrait ainsi
traduire du point de vue psychanalytique : par le désir pour l'objet désirable fini le sujet
désirant est renvoyé, transféré, à l'amour d'un point au-delà du principe de plaisir qui est
source d'un flux infini.
C’est ce point au-delà, aussi bien impossible à atteindre par la raison que par la jouissance
sexuelle, qui s'ouvre comme non inaccessible à l'expérience esthétique. Cette tout autre voie
est celle que nous évoquons comme ouverte par Orphée.
153
Voie par laquelle il ne s'agit plus de forcer irrespectueusement la nature mais de pénétrer ses
secrets en considérant qu'en tant que phusis elle est un poème déchiffrable par le poète. Ou
bien elle est habitée par un logos qui se fait entendre ou bien elle se montre au regard par des
hiéroglyphes ou bien elle est un poème structuré par des mots ou bien elle est le lieu d'une
signature visible lisible qui par des signes hiéroglyphiques met en évidence une essence se
donnant à la contemplation d'un Goethe.
Elle se fait ainsi entendre à Orphée, qui par l'harmonie de sa lyre parlait aux arbres qu'il faisait
danser. Elle se fait entendre à Pythagore en lui révélant, à travers la vibration harmonique des
sons, que l'existence de la tierce, de la quinte, de la septième et de l'octave apprend que
l'univers est structuré mathématiquement par des nombres.
Elle se fait lire par Léonard qui découvre que la décomposition de la lumière en couleurs
permet de penser ce qu'est l'ombre.
Elle fait dire à Kant que pour concevoir le réel sublime de l'océan il ne faut pas le regarder
dans la perspective de la météorologie mais dans celle de la contemplation poétique.
Nous savons que Freud fut amené à décider de renoncer à des études de philosophie car; après
avoir entendu une conférence sur l'hymne à la nature de Goethe, il décida de faire des études
de médecine. Par ce modèle que fut Goethe, Freud reçut l'idée que la nature n'était pas
réductible à un mécanisme car demeurait un mystère (Éros - Thanatos) dont les nombres ne
rendaient pas raison. Nul doute qu'il ne fut enseigné par le livre de Goethe sur la « métamorphose des plantes », où l'auteur emploie le terme de « trieb-pulsion » pour évoquer
l'énigmatique mouvement présidant au savoir intime conduisant une plante à se
métamorphoser. Aucun romantique ne fut plus près de la conception d'Héraclite d'une phusis
radicalement voilée, par un voile qui ne cache mais révèle à travers des hiéroglyphes qu'il
trouva dans le mouvement des plantes. À sa façon il nomma ce réel mystérieux «
l'inexplorable ».
On pourrait ainsi opposer le regard scientifique au regard de l'artiste : le regard de la science
fait appel à un mode de lumière qui fait disparaître le secret qui était caché à la raison alors
qu'avec le regard du peintre, la lumière ne fait pas disparaître le secret mais le manifeste au
contraire en toute clarté.
Je conclurai sur le regard de Freud : si la clarté scientifique ne l'empêcha pas de regarder ce
que la raison prométhéenne, seule, ne peut pas voir c'est que son expérience de la phusis le
prédisposait à entendre, dans le même temps, que derrière ce que disait Éros, le dieu Logos
154
poussait Thanatos à creuser le mystère d'un réel que seule l'expérience esthétique peut
entrevoir.
155
III / 4 – Sur la vérité, le réel, la science et l’art
Un des intérêts de l'étude épistémologique des sciences c'est de mettre en évidence la
métaphysique des a priori subjectifs qui guident l'expérimentation scientifique. Autrement
dit, elle permet de mettre en évidence les « a priori » formalisés en axiomes, auxquels la
science s'identifie à tel ou tel moment de son histoire. La science avance lorsqu'elle met en
doute la certitude de ses « a priori ». Ainsi, on peut dire que la créativité du scientifique est à
l'œuvre lorsqu 'il réussit une désidentification.
Réussir une désidentification n'équivaut pas à faire abstraction de toute subjectivité car ce
sont toujours des a priori subjectifs qui guident les nouvelles théories. Les théories qui
précèdent l'expérimentation scientifique actuelle sont des fictions mathématiques. Ces
fictions appelées « models » ou « configurations », sont l'espace imaginé par le scientifique.
C'est dans cet espace imaginaire qu'il se représente le réel et qu'il réfléchit. Autrement dit,
c'est par l'intermédiaire de la représentation (la fiction) qu'on détermine les relations du
noumène et du phénomène. Cet espace imaginaire étant la transposition de l'espace réel, on
peut déduire que les fictions mathématiques ont une structure métaphorique. Cette identité de
structure ne gomme pas, évidement, les différences qui existent par ailleurs entre la fiction
mathématique et la fiction mythique ou mystique par exemple.
Du fait que c'est à travers le langage mathématique (système symbolique) qu'on appréhende
le réel et que ses fictions font appel à l'imaginaire, on peut conclure que l'objet de la science
n'est pas un réel pur, mais qu'il résulte d'un nouage entre le réel, le symbolique et
l'imaginaire. On peut également conclure que la fiction n'est pas ce qui s'oppose au réel et à la
raison. Elle est ce à travers quoi la raison appréhende le réel.
Or, c'est peut-être ça qui est difficile à supporter pour le sujet, qu'il soit scientifique ou non, à
savoir que la vérité ait toujours une structure de fiction. En tout cas, ce qui est remarquable
c'est la facilité avec laquelle on oublie ce que la science doit au symbolique et à l'imaginaire.
Cet oubli se traduit par une rhétorique, qui en revendiquant une objectivité absolue ne retient
comme objet de la science que le réel, assimilé à la vérité. Or, le réel n'est pas synonyme de
vérité. Ce qui est vrai ou faux c'est la fiction théorique qui permet d'en rendre compte. Cette
rhétorique (à ne pas confondre avec le discours scientifique) oublie également que le
signifiant « science » est loin d'être univoque et que la science est loin d'être unifiée. Or
156
l'histoire des sciences est un cimetière d'erreurs.
Ne faut-il pas conclure que les oublis de la science s'expliquent par le fait que le sujet a du
mal à renoncer à un garant de vérité absolue?
Le garant et la loi du Nom-du-Père
Dans les sociétés monothéistes, le sujet se soutient d'une parole: « Au commencement était le
verbe. » Le verbe de cet être transcendant est garant de vérité.
L’ordre social des sociétés religieuses est basé sur l'autorité des pères. Le pater familias et les
pères de la patrie sont supposés dire le bien et le faire respecter. Dans ce sens, on peut dire
qu'ils sont les maîtres chargés de transmettre une éthique qui trouve son fondement dans la
Loi transmise par la parole du Père Suprême.
Lorsqu'on proclame la mort de Dieu et qu'on détrône les maîtres, la place du garant devient
vide. Or, cette place à peine vide, les héritiers de la Révolution et du siècle des Lumières
s'empressent d'introniser le réel et la raison comme les nouveaux garants de la vérité qui fait
loi. Par cette substitution à la parole, le réel et la raison deviennent les seuls objets dignes de
foi.
Avec leur devise: « liberté, égalité, fraternité », les droits de l'homme constituent, certes, une
désaliénation par rapport au despotisme des maîtres (qui ne se contentaient pas de transmettre
une éthique). Mais on peut se demander si cette égalité fraternelle (entre pairs) et cette liberté,
qui ne trouve sa limite que là où elle nuit à la liberté d'autrui (article n° 4 de la Constitution),
n'ont pas oblitéré une limite qui fait loi pour l'être parlant, quelle que soit l'instance qui la
transmet.
Cette limite est ce que Lacan appelle la « Loi du Nom-du-Père ». Comme je vais le
développer maintenant, cette loi est ce par quoi il est signifié au sujet son « in-complétude »
du fait qu'il ne peut s'appréhender qu'à travers le langage.
« Le sujet est l'effet du signifiant. »
Cet aphorisme lacanien va à l'encontre de la théorie aristotélicienne pour qui parler d'une
chose équivaut à dire ce qu'elle est. Or, une fois qu'on a dit ce qu'elle est, on ne peut pas
affirmer le contraire. Cette logique s'appuie sur l'existence de substances premières avec des
157
propriétés et des accidents. Le langage étant ce qui en donne la signification. Appliquant cette
logique au sujet, on pourrait dire que le langage dit ce qu'est le sujet, considéré comme
substance première.
Or, en affirmant que le sujet est l'effet du signifiant, Lacan dit le contraire, à savoir: « Au
commencement est le verbe et non le sujet. »
Le langage, loin de traduire l'ordre de la réalité, génère des ordres. Ainsi lorsqu'on situe un
objet réel dans le temps et dans l'espace, on le saisit à travers un ordre symbolique qui résulte
d'une convention du langage. Exemple : on peut situer un événement selon le calendrier
grégorien, selon le calendrier de la Révolution, ou selon l'hégire musulmane. Mais quelle que
soit la convention de l'ordre symbolique, on ne peut appréhender le réel qu'à travers le
symbolique. Cela implique que l'ensemble des signifiants qui constituent l'ordre symbolique
ne saisit l'objet réel qu'à travers un ensemble de relations qui l'ordonnent dans une structure.
Si on prend la structure familiale on dira par exemple que tel sujet est le fils d'un tel et le père
d'un tel autre. Le signifiant fils ne se définit que par rapport au signifiant père et vice versa.
Contrairement donc aux postulats d'Aristote, la théorie lacanienne postule que le signifiant,
loin de refléter la signification, ne fait que renvoyer à d'autres signifiants. Le sujet étant, du
coup, non pas une substance première, mais l'effet d'un ensemble de relations signifiantes.
On reconnaîtra dans cette définition du signifiant une identité de structure avec la lettre de la
science moderne. Or la lettre ne saisit pas le réel dans son essence, mais par son rôle dans les
compositions où elle s'intègre.
Or, comme Lacan nous l’a montré, tout système symbolique pose des limites hors desquelles
un réel subsiste. Autrement dit, et pour en revenir au sujet, si celui-ci ne peut être appréhendé
que par le langage, le langage est impuissant à le signifier totalement. On peut donc conclure
que le langage marque le sujet du sceau d'incomplétude. De ce fait le sujet est divisé entre le
savoir que le langage lui permet d'appréhender et un réel dont la vérité lui échappe
irrémédiablement.
Le « mal-être » du sujet est dû à cette division originée par le langage. Du fait que le
signifiant, loin de dire ce qu'est le sujet, ne fait que le représenter par rapport à un autre
signifiant, on peut déduire que le signifiant dérobe l'être du sujet. Pour Lacan, l'être est le réel
venu au jour de la symbolisation, alors que le réel représente le point où l'être s'y dérobe.
C’est cette dérobade qui est difficile à supporter pour le sujet qui cherche à « se » retrouver
dans une signification première qui le constituerait comme une totalité. Toujours d'après
158
Lacan, le vice réside donc dans une pensée obnubilée par l'étant au mépris du signifiant.
Cette pensée obnubilée (la conscience) se soutient du refoulement originaire, qui est l'oubli
du point où l'être se dérobe (le trou dû à l'absence de signification première). Cet oubli est de
même nature que l'oubli de la science. Ce qui fait dire à Lacan que le sujet de la psychanalyse
(le sujet effet du langage) est le sujet de la science.
Par le refoulement originaire, le sujet oublie que le signifiant qui le saisit ne le saisit que
comme une altérité dans un ensemble d'altérités. Par cet oubli d'altérité, le sujet s'identifie au
signifiant qui revêt, comme la lettre, un caractère d'immutabilité.
Or, cet oubli ne se laisse pas oublier tout à fait. Le sujet sait, tout en voulant l'ignorer, qu'il
n'est pas que le signifiant auquel il s'est identifié, mais qu'il est autre infiniment.
L’inconscient, qui résulte de cette division du sujet, se trouve ainsi assumer les fonctions de
l'infini.
Lacan compare le sujet de l'inconscient au « Je » du cogito cartésien: « Je pense donc
j'existe ». Ce « Je » ne se sent exister que lorsqu'il « se » saisit dans l'acte de penser, en
dehors du contenu de la pensée. En ce sens il est comparable au sujet de l'inconscient qui ne
se saisit que comme sujet de l'énonciation, en dehors de la signification de ce qu'il énonce.
Autrement dit, ce « Je » ne se sent exister que lorsqu'il suspend tout savoir. On peut donc
dire que, plus qu'irrationnel, le sujet de l'inconscient existe en marge de la raison et du savoir.
La loi du Nom-du-Père a comme fonction de signifier la limite intrinsèque au savoir. Cette
limite se transmet à travers l'interdiction de l'inceste.
La mère est la première image à laquelle le sujet s'identifie, en tant qu'elle est supposée
détenir les signifiants d'un savoir absolu. Par la limite imposée à la liberté de jouir de la mère,
le père met une limite à la connaissance : « Tu ne connaîtras pas la femme (qu'est ta mère). »
Lacan formalisera plus tard cette interdiction en écrivant: « La (barré) Femme n'existe pas. »
En barrant l'article (La) qui définit l'Universel, cette écriture rend compte de la béance entre
le réel qu'on veut connaître et le symbolique qui nous barre l'accès immédiat à ce réel,
impossible à connaître totalement. C'est donc par l'inscription de ce barrage, par la «
légifération » de cette limite infranchissable, que l'interdiction de l'inceste signifie
l'incomplétude du savoir maternel, comme de tout savoir.
Or, si cette limite est difficile à supporter, elle est néanmoins libératrice. C'est-à-dire que si le
sujet est l'effet du signifiant, tout signifiant porte injure au sujet. Le signifiant de la
159
prédication (Je suis ceci ou cela) porte injure au sujet, parce qu'en le dé-finissant, il l'aliène.
Les signifiants de la prédication (les « valeurs » auxquelles le sujet s'identifie) insèrent, en
effet, le sujet dans le discours du maître.
Le nom transmis par le père n'est pas prédicatif. En tant qu'il ne dé-finit pas le sujet, il fait
contrepoids à la prédication injuriante. En l'identifiant, sans le définir, le Nom-du-Père
signifie au sujet : tu n'es pas que « ça » (l’objet du discours du maître), tu es « Un » autre. En
interdisant au sujet de faire de sa mère sa maîtresse, le Nom-du-Père desserre donc les « liens
» de l'aliénation et ouvre un espace de liberté : celui de l'altérité in-finie de la signifiance (la
signifiance est infinie, parce qu'un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant, sans
qu'aucune signification dernière ne l'arrête). Mais la liberté ainsi acquise trouve sa limite dans
le langage lui-même. Autrement dit, si le sujet peut se libérer du discours des maîtres, il ne
peut pas, en revanche, s'affranchir de la « limite » à la connaissance du réel imposée par le
symbolique.
N'est-ce pas parce que les droits de l'homme oblitèrent cette limite que les héritiers de la
nouvelle alliance font du réel et de la raison les nouveaux maîtres détenteurs d'une vérité sans
limite?
Si la « Loi du Nom-du-Père » desserre les liens du conformisme au discours du maître, ce
n'est que par la loi d'altérité qui s'y transmet. Souligner la nécessité de cette loi, ce n'est donc
pas faire l'apologie de l'autoritarisme des pères, puisque c'est précisément lorsque le père réel
tient un discours de maître qu'il s'oppose à la transmission de cette loi. Le père n'est pas, par
ailleurs, la seule instance susceptible de la transmettre. Souligner la nécessité de cette loi
libératrice c'est mettre en garde sur les dangers encourus par le sujet lorsqu'il l'oublie.
Lorsqu'on oublie cette loi - qui signifie la limite intrinsèque à la connaissance - le savoir
devient totalitaire et la parole qui n'est pas assujettie à ce savoir n'a plus « droit » de cité. Le
totalitarisme interdit, en effet, l'altérité.
Or, n'est-ce pas de ce totalitarisme que s'enrobe le savoir de la science contemporaine? Faut-il
dès lors conclure que le sujet a du mal à se passer d'un maître, malgré sa mise à mort
récurrente?
Telle semble être, en effet, la tragédie de l'être parlant.
Le « mal-être » qui résulte de la division originée par le langage se traduit d'un côté par la
recherche d'un « savoir » (un discours de maître), supposé combler le manque de « sens »
160
originel, et d'un autre côté par la révolte contre ce sens qui aliène. Comment sortir de ce
conflit, qui ne peut pas être résolu par les diverses luttes de classes, puisque la lutte se livre à
l'intérieur du sujet lui-même et que l'ennemi de classe numéro un c'est le Signifiant injuriant ?
Ce conflit ne trouve d'issue que lorsque le sujet renonce au sens. Plus précisément, le sujet ne
peut s'affranchir du totalitarisme du discours des maîtres que lorsqu'il renonce à « se »
retrouver dans un « sens » ou dans un « savoir » qui le dé-finirait totalement. Renoncer au
sens ou au savoir totalitaire c'est donner droit de cité à ce qui chez le sujet reste indéfinissable
ou in-finiment autre.
L’infini et la création
Dans les sociétés monothéistes, le Père de la Création instaure l'ordre symbolique (Les dix
commandements étant, comme le montre Lacan, les lois de la parole). Il est aussi celui qui
métaphorise l'infini. L’inconscient étant le lieu de l'infini, on peut conclure que Dieu est
inconscient. De même on peut conclure que l'âme (étant ce qui s'apparente à Dieu) est la
fiction métaphorique à travers laquelle le sujet exprime son désir de ne pas être réduit aux
déterminations de la contingence, comme aux déterminations du prédicat.
Lorsqu'on proclame la mort de Dieu, la fiction de l'âme perd sa transcendance et devient une
fiction trompeuse, disqualifiant ainsi le désir d'infini qui l'animait.
L’accès au réel sans la médiation de la fiction est une revendication fréquente de l'art
contemporain. Cette revendication se soutient de l'illusion d'un réel pur dans lequel le sujet se
réaliserait totalement. Or, cette « réel-isation » aboutit soit à une sidération muette du sujet,
soit à la monstration d'un réel qui porte inscrite la marque du fantasme (voir le
sadomasochisme de certains happenings ou de l'art corporel).
On a vu également que la science contemporaine oublie facilement sa dette envers le symbolique et sa dépendance envers l'imaginaire. Cet oubli est encore plus flagrant dans les
neurosciences ou les sciences biologiques, lorsqu'elles réduisent le sujet au réel des neurones,
ou au réel des gènes. Il est amusant de constater que cette réduction ne fait que substituer au
« Tout est écrit dans les astres » un « Tout est écrit dans les gènes ».
À chaque époque son maître !
Au vu de ce qui précède on peut donc constater que, contrairement aux sociétés
161
théocratiques, ce qui fait le dénominateur commun de la société contemporaine c'est la foi en
un réel pur garant de vérité absolue et, par voie de conséquence, la survalorisation du réel au
détriment de la parole (et donc de la fiction métaphorique).
Pour le réaliste contemporain il n'y a plus de « fruit interdit ». Se sentant libéré de cet interdit,
il oublie la limite imposée par le symbolique. Or dans l'absence de cette limite le savoir
devient totalitaire. Et c'est ainsi que le réaliste contemporain, affranchi imaginairement de la
limite du symbolique, se laisse assujettir par le savoir de la science, devenu totalitaire. Face à
ce totalitarisme, le sujet n'a plus son « mot à dire ».
On peut alors se demander si, comme notre époque aime à le croire, le « réalisme »
représente un progrès de liberté, de vérité et de jouissance pour le sujet, ou bien s’il ne fait
que substituer un discours de maître à un autre?
Il ne s'agit pas, évidemment, de contester les progrès bénéfiques du savoir scientifique, mais
de souligner comment la rhétorique qui fait de ce progrès un savoir totalitaire porte atteinte à
la liberté de la parole « singulière » (celle qui est inassujettissable). Lorsque cette parole est
atteinte, le sujet se laisse facilement noyer, comme Narcisse, dans l'image que lui offre le réel
de son corps. N'est-ce pas ce narcissisme qui est mis en scène par certaines « exhibitions » de
l'art contemporain?
La parole inassujettissable est celle qui se reconnaît dans la « fiction » spirituelle lorsqu'elle
aspire à l'infini, mais aussi dans la « fiction » artistique, lorsqu'elle ne se noie pas dans le réel.
Cette parole est également celle qui cherche à se faire reconnaître à travers et au-delà de la «
fiction » du symptôme.
Le symptôme met en scène l'objet fantasmatique supposé combler le manque originel. Or,
loin d'apporter la satisfaction escomptée, la rencontre de l'objet fantasmatique provoque la
souffrance. Si cette rencontre est insatisfaisante c'est parce qu'elle se soutient de l'illusion
d'une complétude qui n'est qu'une « Un-satisfaction ». Cet « Un » de la satisfaction
recherchée par le fantasme, c'est, en effet, le « Un » de la totalité qui s'oppose au « Un » de
l'altérité (du désir d'infini).
Le désir fantasmatique se soutient d'un « objet » métonymique qui se caractérise par sa fixité.
En revanche le désir d'in-fini fait appel à la « fiction », en tant que lieu de la signifiance
métaphorique, c'est-à-dire le lieu où le signifiant, loin de se réduire à une signification
précise, ou à une réalité dé-finie, se révèle dans son pouvoir de devenir « autre » infiniment.
Autrement dit, ce qui oppose ce désir d'altérité au désir totalisant et totalitaire du fantasme
162
c'est que ce dernier débouche sur une « répétition », alors que le premier amène à une « recréation ».
Or, c'est précisément ce pouvoir re-créatif du signifiant qu'oblitère le réalisme, lorsqu'il réduit
la fiction à une erreur.
Reconnaître un pouvoir re-créatif au signifiant (la poïesis) c'est reconnaître que si le langage
est incapable de dire toute la vérité, si en l'aliénant, il dérobe l'être du sujet, le signifiant, par
son pouvoir métaphorique infini, est aussi ce grâce à quoi le sujet peut retrouver un peu de
liberté, en faisant de sa trace originelle (assujettissement au signifiant) un trait original (une
parole singulière).
Reconnaître un pouvoir créatif au signifiant c'est, également, lui reconnaître une
transcendance. Cette reconnaissance est celle qui s'exprime à travers l'aphorisme lacanien : «
Le sujet est l'effet du signifiant ». Dire que le signifiant « cause » le sujet (le crée) implique
que s'il n'y a pas de garant de la parole vraie, c'est néanmoins par la parole que le sujet peut
appréhender la vérité de ce qui l'a constitué comme sujet désirant, ce qu'on appelle la «
traversée du fantasme ».
Je laisse Picasso conclure en rappelant ses propos sur la création artistique : « Ce n'est pas un
processus esthétique, c'est une forme de magie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous,
une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le
jour où j'ai compris cela, je sus que j'avais trouvé mon chemin ».
163
Conclusion
Par le « binôme » paradoxal, acteur/personnage, le comédien est un exemple illustrant
quelque chose de l’ordre de la division du sujet de l’inconscient.
Le métier d'acteur permettrait-il de poursuivre dans la phase adulte de la vie ce jeu
indispensable aux enfants, qui consiste à se doter pour un temps d'identités d'emprunt. Ainsi
les acteurs de poursuivre une patiente recherche sur la ligne de partage entre identité(s) et
altérité?
En effet, chaque fois que l’acteur incarne un personnage, il est partagé entre sa propre réalité
et sa proximité avec la « vérité » de cet « être de parole » il ramène alors chacun vers sa
propre division subjective. De par sa propre position en tant que sujet divisé aussi bien que
dans ses rapports à l’autre, le spectateur.
Au-delà de l’évidente dimension de catharsis, de « purification des affects » pour reprendre
l’expression de Freud dans « Personnages psychopathiques à la scène » ces deux pratiques,
celle du comédien et celle de l’analyste (de l’analysant ?) me paraissent être celles qui, dans
les liens sociaux, dans les rapports d’intra et d’intersubjectivité, peuvent le mieux refléter et
soutenir la condition de l’homme, ou plus précisément celle de l’être parlant, du « parlêtre »
de Lacan, sous sa forme essentiellement paradoxale et fondamentalement divisé.
Le comédien, parlêtre paradoxal et divisé.
Mais est-ce une condition absolue que de résoudre le paradoxe de Diderot du « être ou ne pas
être sensible, vrai, ressentir ou ne pas ressentir » ou de s’engager dans l’éthique de la
transmission d’un message esthétique ou idéologique pour que l’acteur trouve du sens ainsi
qu’une efficacité à sa pratique?, en effet ne lui faut il pas juste communiquer une sensation de
réalité au spectateur, ou comme le dit Lacan dans Télévision « bon heur de n’avoir qu’à
chatouiller la vérité pour faire honneur à sa position »?
« Ce que le public réclame, c'est l'image de la passion, non la passion elle-même » nous dit
Roland Barthes dans ses « Mythologies ».
164
Une forme de paradigme du sujet de l’inconscient semble pouvoir être dégagé de la pratique
de l’acteur, pour autant que cette pratique s’organise en fonction des mots d’un autre, de
l’auteur et du personnage en l’occurrence, celui-ci finalement ne fonctionnant autrement que
comme un effet de langage.
En effet c’est dans sa propre expérience subjective, et dans ses rapports à l’inconscient que le
comédien pourra trouver une source sans limite pour son travail artistique et sa recherche
créative. C’est, je le crois, en explorant les signifiants dont il est le sujet, en s’approchant
d’une destinée que lui conditionne son inconscient, lui, la marionnette de ce dernier, qu’il sera
le plus apte à identifier les signifiants clés qui déterminent les personnages qu’il interprète.
En même temps, nous pouvons déjà repérer que c’est à travers le personnage et le texte que
l’Autre du langage nous parle et que donc tout discours à propos du comédien nous conduira
éventuellement vers la définition lacanienne du désir de l’homme, et en l’occurrence, du désir
du comédien, comme étant « le désir de l’Autre ».
Parlant de son métier Michel Piccoli a déclaré: « Ce qui m'amuse maintenant, à soixante-huit
ans, c'est me manipuler moi-même, devenir mon propre marionnettiste ». Une remarque au
passage sur cette citation qui me semble souligner à quel point l'acteur, de nos jours, est sous
le contrôle des metteurs en scène et combien ceux-ci, d'interprétation en suggestion, le
dirigent véritablement.
Mais surtout; faut-il comprendre que jusqu'à soixante huit ans, une personne telle que Michel
Piccoli ait trouvé de l' « amusement » à se plier à la direction d'acteurs, à une forme de désir
de l’Autre?
Réflexions…
Quel risque place donc l'acteur le plus expérimenté, le plus flexible, en situation d'éprouver
tout à trac cette peur que déclenche d'ordinaire la conscience d'un grave danger ? Peut-être
n'est-il rien de plus angoissant que la peur d'être trahi par sa mémoire et donc joué par son
inconscient? Peut-être n'est-il rien de plus intimidant que le regard des autres, ce miroir qui
peut dire quelque chose comme "vous êtes la plus belle, ma reine, mais Blanche-Neige est
mille fois plus belle que vous."
Pourrait on dire alors, d’une certaine manière qu’un acteur recherche les situations favorables
tant aux blessures narcissiques qu'à leur réparation?
165
Pourquoi dès lors ne pas concevoir la représentation théâtrale comme une des tentatives les
plus élaborées d'intercommunication psychique.
Au demeurant pourrait-on vivre sans tenir quelque rôle?
En effet, toute communication entre les hommes n'est-elle pas analysable en termes de
représentation?
Les communications « sociales et affectives » ne relèvent elles pas de cette interaction
humaine désignée comme théâtre, lieu, scène de la représentation et du jeu?
Le théâtre n'est pas un vain embellissement de la théorie, ni même seulement une habile
métaphore de l'appareil psychique, mais bien le lieu où la psychanalyse peut approcher ce qui,
dans la clinique ne cesse de s’échapper. Comme du rêve, du mot d'esprit ou du lapsus, la
psychanalyse a, sinon tout, beaucoup apprendre du théâtre !
166
Bibliographie
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Lettres à Wilhelm Fliess - 1887- 1904, PUF, 2006
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Correspondance 1873 – 1939, Gallimard, 1979
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L'Identification - Séminaire Livre IX (1961-62)
Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse - Séminaire Livre XI - Seuil - 1964,
Le transfert Séminaire Livre VIII, - Seuil - 1960/61
La relation d'objet - Séminaire Livre IV –Seuil - 1956-57
Encore – Séminaire Livre XX– Seuil - 1972-1973
L'acte psychanalytique - Séminaire Livre XV - 1967-68
La Logique du fantasme - Séminaire Livre XIV – (1966-67)
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169
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