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LA GUERRE D'ALGERIE
Prologue (1945-1947) :
La proximité des côtes languedociennes et provençales, l'importance des intérêts français, la présence
d'une importante colonie (près d'un million de personnes d'origine chrétienne ou juive, et de statut civil
français pour environ 8 millions et demi de musulmans en 1954), ont habitué à considérer l'Algérie comme
indissolublement liée à l'avenir de la Métropole. Cette satisfaction n'est pas de mise. Elle oublie la violence
et les difficultés d'une conquête vieille de moins d'un siècle. Elle ignore totalement les aspirations des élites
musulmanes, à peu près totalement écartées des responsabilités, en particulier par les dispositions qui lient
l'octroi de l'intégralité des droits civiques à la renonciation au statut personnel musulman. Elle méconnaît
la misère et l'éloignement de la masse des paysans algériens. Elle sous-estime la force des sentiments
identitaires qui amène, en particulier, l'immense majorité à rejeter le statut personnel français comme une
apostasie, sans doute culturelle et nationale autant que religieuse, sentiments que ne suffisent pas à dissiper
les contacts amicaux que, malgré tout, ont pu entretenir des éléments privilégiés des différentes
communautés. Dans l'entre-deux guerres sont apparus les principaux mouvements de remise en cause : les
modérés de Ferhat Abbas, d'abord tentés vers l'assimilation, mais qui, déçus par l'absence de réformes
évoluent de plus en plus vers la conception d'une certaine autonomie ; les Ulema du cheikh Ben Badis,
religieux qui revendiquent moins l'indépendance que la reconnaissance de la personnalité arabomusulmane d'une nation algérienne différente de la nation française ; les radicaux de Messali Hadj (Étoile
nord-africaine, puis Parti du peuple algérien ou P.P.A.) partisans d'une indépendance immédiate.
La guerre précipite l'évolution : l'effondrement de mai 1940, l'épisode de Mers El-Kebir, la défaite de
Vichy en Syrie et au Liban et son occupation par les Britanniques, l'apparition des armées américaines au
Maghreb, sont, en dépit des efforts des Français libres, puis de l'armée d'Afrique, autant de témoignages
cruels d'une déchéance française qui peut paraître sans remède. Si les espoirs nourris par certains
nationalistes de voir balayé l'ordre colonial d'avant-guerre par une victoire des troupes de l'Axe disparaît
dès 1943, les proclamations des vainqueurs semblent autoriser des perspectives encourageantes pour la
majorité d'entre eux. Dans les derniers mois de la guerre, beaucoup de Maghrébins espèrent que la
Conférence de San Francisco, destinée à établir la Charte de la future organisation (mai 1945) proclamera
leur droit à l'indépendance. D'autres font plutôt confiance à la Ligue arabe, fondée au Caire le 22 mars
1945, et à laquelle l'émancipation des pays arabes tiendra longtemps lieu de programme.
Les revendications des Algériens sont résumées dans un texte essentiel, l'Algérie devant le conflit mondial.
Manifeste du Peuple algérien (12 janvier 1943), qui réclame une constitution propre, impliquant l'égalité
complète des Européens et des musulmans, mais aussi une réforme agraire, et la reconnaissance de l'arabe
comme langue officielle. Élaboré par Ferhat Abbas, ce texte est complété, à l'initiative de Messali Hadj, par
un additif (Projet de réformes faisant suite au Manifeste du Peuple algérien) qui fait allusion à la « nation
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algérienne », et exige que la future constitution soit, non pas octroyée, mais élaborée par une assemblée
constituante. A ces demandes, le Comité français de libération du général de Gaulle répond par le statut du
7 mars 1944, qui reprend des dispositions envisagées, mais non appliquées, par le Front populaire de 1936
(projet Blum-Viollette), en accordant en particulier à 70.000 musulmans la citoyenneté et l'accession au
collège électoral des citoyens français (dit « premier collège ») sans modification de leur statut personnel,
promesse étant faite aux autres d'une évolution identique dans un délai rapproché.
Ces mesures, très critiquées par les milieux français, paraissent très insuffisantes aux nationalistes, mais leur
refus n'entame pas la détermination du gouvernement, décidé à ne pas engager d'autres réformes avant la
fin du conflit. Autant que l'absence d'initiatives politiques, les Algériens musulmans souffrent de cinq ans
de famine, d'autant plus mal acceptées, comme le fera observer Albert Camus, qu'elle se sont
accompagnées de discrimination en matière de rationnement. Alors que la France célèbre la capitulation
allemande, les événements de mai 1945 manifestent la gravité des tensions accumulées. A l'initiative des
militants nationalistes, des manifestations sont organisées à l'occasion de la fête de la victoire. Mais
l'initiative leur échappe. De véritables émeutes enflamment le Constantinois. La grande peur des Français
d'Algérie, aussi vieille que la colonisation, se réveille à la description de la mise à mort d'une centaine
d'entre eux, massacrés dans les rues des villes (Sétif, Guelma), ou dans leurs fermes isolées.
La réaction répression française est d'autant plus brutale que les autorités ne peuvent compter que sur des
effectifs réduits. Elle fait au moins 1.500 victimes. Il n'est pas question, pour les Français, d'accepter de
voir se disloquer un empire dont le rôle a été si important dans le redressement survenu depuis 1940, alors
que, depuis septembre 1945, les troupes du général Leclerc reprennent pied en Indochine. Déjà peu
attentive aux changements avant 1939, détournée par l'occupation, puis la Libération, et désormais par les
soucis de la Reconstruction, des problèmes d'outre-mer, l'opinion est d'abord profondément ignorante des
difficultés qui peuvent s'y manifester. Pour ceux qui peuvent en avoir connaissance, la tentation est aisée
d'attribuer ces difficultés à l'action exclusive de l'étranger : britannique, avec quelque fondement pour ce
qui concerne le Levant ; voire nazi, comme le proclame, de façon peu crédible, le parti communiste au
lendemain des émeutes de Sétif. Il est difficile de concilier avec la revendication d'indépendance l'image,
toute récente, du loyalisme des populations et surtout des soldats musulmans.
Nouvelles occasions perdues (1945-1954) :
En dépit du lourd passif que constituent les événements de 1945, tous les chemins d'une évolution ne
sont pas fermés. Des représentants (dont 13 Algériens musulmans) sont appelés à siéger dans l' Assemblée
constituante élue en octobre 1945. La majorité des constituants n'est pas a priori hostile à des réformes.
Une amnistie est votée, les prisonniers politiques libérés. La loi Lamine-Gueye du 7 mai 1946 confère la
qualité de citoyens à tous les ressortissants des territoires d'outre-mer (Algérie comprise). Les péripéties de
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la vie politique française (départ du général de Gaulle, élaboration difficile d'une constitution) amènent le
vote, par la première Assemblée nationale de la IVème république, du statut de septembre 1947. Ce texte est
à la fois généreux dans ses principes proclamation de l'égalité effective de tous les Algériens, en particulier
dans l'accession aux emplois) et timide dans ses dispositions (maintien de l'expression « groupe de
départements français », maintien du système du double collège). Il n'est pas cependant dénué de
potentialités, puisqu'il remplace les vieilles Délégations financières, symbole du système colonial, par une
Assemblée algérienne dotée de vastes pouvoirs en matière de réformes, promet une réorganisation des
institutions municipales, reconnaît la place de la langue arabe.
Mais, dans les années suivantes, l'immobilisme domine les gouvernements, préoccupés par les tâches de la
reconstruction, la guerre froide, le conflit indochinois, et affaiblis au surplus par une instabilité chronique.
En Afrique du nord, ils cherchent avant tout à maintenir l'ordre français, en imposant aux deux
protectorats de Tunisie et du Maroc, tentés par la récupération de leur totale souveraineté, des liens
indissolubles avec la France. Ces efforts, marqués par la déposition du roi Mohammed V et son
remplacement par Ben Arafa (1953), et la lutte contre le néo-destour de Bourguiba, aboutissent au début
de 1954 à une agitation qui menace de tourner à la guérilla (dans les campagnes tunisiennes, le sud en
particulier, apparaissent les premiers maquis dont les combattants sont désignés par les Français du vieux
mot de fellaghas, littéralement coupeurs de routes.) Le calme de l'Algérie contraste alors avec les troubles de
ses deux voisins. Les positions françaises paraissent même avoir été renforcées. Les « départements
français d’Algérie » ont été inclus en 1949 dans la zone couverte par le pacte de l'Atlantique nord, ce qui
constitue une reconnaissance de légitimité de la part des Américains. L'organisation spéciale (O.S.) mise
sur pied en 1947 par un congrès du M.T.L.D. (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques,
qui a succédé au P.P.A. dissous) pour préparer la lutte armée est démantelée par la police française au
printemps de 1950 après quelques coups de main audacieux comme le hold-up de la poste d'Oran sous la
direction d'Aït Ahmed. Toutes les élections donnent aux candidats patronnés par le gouvernement général
des majorités confortables.
Mais ce repos est largement trompeur. Les événements de Tunisie et du Maroc sont connus et
commentés, d'autant plus que les contacts entre militants maghrébins sont étroits. La représentativité des
élus indigènes est très faible, en raison des trucages électoraux pratiqués sous la responsabilité du
gouverneur, le socialiste Marcel-Edmond Naegelen. Les programmes ambitieux de développement
économique et social sont mis en veilleuse. Cette situation fait le jeu des attitudes extrémistes. Côté
français, des lobbies influents, dans lesquels pèsent lourdement les intérêts de l'agriculture et du
commerce, s'emploient à paralyser les velléités de réformes, en exploitant les inquiétudes des « PiedsNoirs. » Côté algérien, les partisans d'une guerre révolutionnaire soulignent les impasses d'une solution
électoraliste. Les défaites de l'armée française en Indochine les décident à passer à l'action.
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Le déclenchement du conflit :
Les premiers « événements » en Algérie compromettent cependant les chances d'une évolution maîtrisée.
Dans la nuit du 30 octobre au 1er novembre 1954, 70 attentats répartis sur l'ensemble du territoire algérien
font 8 morts, et d'importants dégâts matériels. Le 31 octobre, le (F.L.N.) fait connaître ses buts de guerre :
négociations immédiates avec les « porte-paroles autorisés » du peuple algérien, sur la base de la
reconnaissance de la souveraineté algérienne ; abrogation de tous les textes « faisant de l’Algérie une terre
française », au déni de « l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple
algérien ». Dans une proclamation du premier novembre, il appelle à la « restauration d’un État algérien
souverain, démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques. »
L'événement, rétrospectivement considéré comme le point de départ d'une guerre de sept ans, crée peut
être alors une situation moins irrémédiable qu'il n'y paraît. Après la vague d'attentats, un certain calme s'est
rétabli. Il n'est pas totalement impossible d'espérer une accalmie comparable à celle que connaît, au même
moment, la Tunisie, où après l'engagement par le gouvernement de Pierre Mendès-France d'une politique
d'autonomie interne, les fellaghas commencent à rendre leurs armes. Les « chefs historiques » qui donnent
l'ordre d'insurrection en Algérie apparaissent à la fois comme des spécialistes de l'action clandestine (ce
sont pour la plupart d'anciens responsables de l'O.S.) et comme des militants déçus de l'incapacité de leur
parti (le M.T.L.D.) à surmonter la crise. Leur passage à l'action vise surtout à forcer les événements en
obligeant les Algériens à choisir leur camp, selon une stratégie révolutionnaire éprouvée ; il ne traduit pas
le mouvement irrésistible d'une majorité unanime sur les moyens, sinon sur le but final de l'indépendance.
Peut-être à ce moment encore, un train de réformes urgentes, accompagnées d'une répression mesurée,
pourrait éviter l'épreuve de force et consolider les espoirs des nationalistes modérés. Mais il conviendrait
d'agir très vite. Depuis juillet 1954, l'Égypte dispose, en la personne du colonel Nasser, porté à la tête de
l’État par l'éviction du général Néguib, d'un chef énergique, soucieux de faire de son pays le leader du
monde arabe, et de travailler à son unité et à son émancipation. L'anticolonialisme accède à une dignité
nouvelle avec la tenue de la conférence des pays afro-asiatiques de Bandoung (avril 1955), à laquelle ont
participé des délégués du Maghreb. Il faut aussi-et peut-être surtout- remarquer que l'appui des États-Unis
est appelé à se dérober de plus en plus : précisément en ce mois de juillet 1954 où Mendès-France tentait
de débloquer la situation au Maghreb, Washington poussait Londres et Le Caire à signer un accord
prévoyant l'évacuation de l'Égypte par les troupes britanniques, et se faisait concéder par la Libye
nouvellement indépendante l'utilisation de la base de Wheelus. Assurés d'une position solide en Afrique du
Nord, et ayant obtenu dès l'automne 1954 la création d'une armée allemande, qui a suivi le rejet du projet
de C.E.D. par l'Assemblée nationale française (30 août) les Américains ne sont pas en position de
demandeurs.
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Mais peu de Français sont prêts à accepter des révisions déchirantes. Le programme du F.L.N. est trop
radical pour paraître acceptable, ses chefs trop peu, trop mal, ou trop défavorablement connus pour être
crédibles. Les adversaires de toute réformes (et notamment les représentants des Français d'Algérie),
effrayés par l'affirmation arabo-musulmane du programme des « terroristes », et ne sont rassurés ni par la
promesse de respecter les personnes et les biens « honnêtement acquis », ni par l'assurance qu'un traité
maintiendra certains liens avec la France. Les partisans de Mendès-France sont loin de rassembler une
majorité de militants anticolonialistes, comme suffirait à le prouver la présence, aux côtés de vieux
militants socialistes aussi indiscutablement engagés que le professeur Charles-André Julien, ou l'homme
politique Alain Savary, de grandes figures comme celles du général Catroux, du grand orientaliste Louis
Massignon ou d'Albert Camus, plus soucieux de défendre respectivement une certaine conception de la
France, du message chrétien ou de l'humanisme, et de travailler à l'émancipation politique des Algériens
dans un cadre français, que d'envisager l'indépendance. De leur côté, le président du conseil et ses
ministres souhaitent avant tout rénover l'ordre français et de le rendre compatible avec les aspirations des
peuples de l'Afrique du Nord et avec les idéaux républicains. Le Maghreb, et encore moins l'Algérie, ne
constituent pas des tâches prioritaires, en comparaison des questions de défense européenne, puis des
tentatives de réforme constitutionnelle. Il en va de même du personnel politique. Dans la coalition qui se
forme contre le gouvernement dès la fin de 1954, on trouve bien sûr des adversaires de ses projets
libéraux, réels ou redoutés, en Afrique du Nord, conduits par le leader radical René Mayer, mais aussi les
communistes et le M.R.P., hostiles, pour des raisons opposées, à sa politique européenne.
Ainsi le bilan est-il médiocre. Les premières réactions du gouvernement à la nouvelle de l'insurrection
algérienne (et en particulier celles du ministre de l’intérieur François Mitterrand) sont essentiellement
consacrées à la réaffirmation de la souveraineté française, et au refus de tout compromis avec les
« rebelles. » Des mesures répressives inadéquates (dissolution du M.T.L.D., arrestation de ses militants)
facilitent les ralliements au F.L.N. En Algérie, le gouverneur Jacques Soustelle, qui a pris ses fonctions avec
des intentions réformistes, en est aux premiers contacts lorsque Mendès-France est renversé (février 1955.)
L'accélération de l'histoire :
Les mois qui suivent ne marquent pas de changement notable dans la politique de Paris. Le gouvernement
Edgar Faure, sans doute autant pour éviter de heurter de front une opinion peu préparée aux changements
que par difficulté d'élaborer une politique, se garde d'afficher des intentions nettes. C'est seulement en juin
1955 que sont signées les conventions franco-tunisiennes qui établissent l'autonomie interne. Au Maroc, le
résident Gilbert Granval cherche à imaginer une solution qui permette d'écarter Ben Arafa sans recourir
au rappel de Mohammed V. Le programme engagé par Soustelle, encouragé par des conseillers plein de
générosité et d'imagination, comme le commandant Vincent Monteil et l'ethnologue Germaine Tillion, et
qui sera celui de ses successeurs, ne manque ni d'ambition ni de générosité. Guidé par l'idée d'intégration
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(c'est à dire l'union à la France dans le respect des différences religieuses, linguistiques et culturelles), il
implique un effort considérable en matière de développement économique, de scolarisation, et une
profonde réforme municipale, fondement d'une vraie vie démocratique. Mais, faute de vouloir ou de
pouvoir envisager l'indépendance, il ne peut aborder le fond de la question : doter rapidement l'Algérie
d'institutions véritablement représentatives, qui ouvriraient d'autres perspectives que celles de la guerre.
Dès le printemps 1955, un durcissement est perceptible, avec la loi établissant l'état d'urgence.
C'est à ce moment-là que, pour les Français, l'Afrique du Nord bascule véritablement dans la guerre. Le 20
août 1955, deuxième anniversaire de la déposition de Mohammed V, est marqué au Maroc par une série de
manifestations. A Oued-Zem, en plein pays berbère, réputé calme jusque-là, 49 Européens sont massacrés
par les émeutiers. Le même jour, à l'appel des chefs du F.L.N. du Constantinois, des foules musulmanes
sont lancées contre les centres de colonisation (El-Habid et El-Halia notamment.) Les autorités françaises
annoncent 123 victimes du fait des insurgés (dont 71 Européens) et 1273 « rebelles » tués. « Fureurs
paysannes » destinées à créer l'irréparable, et qui, de fait, traumatisent bien des hommes de bonne volonté
(et notamment Soustelle), tant par leur caractère atroce que parce qu'elles ont mis en branle des
populations considérées jusque-là comme paisibles. En octobre, des coups de main sont lancés contre les
postes français en bordure du Rif par des maquisards qui se réclament d'une Armée de Libération
marocaine. Salah ben Youssef, adversaire de Bourguiba en Tunisie proclame son hostilité aux conventions
franco-tunisiennes acceptées par son rival, et sa volonté d'engager, à l'exemple des Marocains et des
Algériens, une lutte pour l'indépendance totale.
Face à cet aggravation, les gouvernements français sont amenés à régler rapidement les questions
tunisienne et marocaine. Edgar Faure accepte la restauration de Mohammed V, qui met sa signature au bas
d'une déclaration qui évoque un Maroc « indépendant uni à la France par les liens d’une interdépendance
librement consentie et définie » (6 novembre 1955.) Deux mois plus tard, le gouvernement Guy Mollet
reconnaît l'indépendance du Maroc (2 mars 1956), suivie de celle de la Tunisie (20 mars.) Ces mesures ont
l'avantage de renforcer des chefs d'État soucieux l'un comme l'autre d'éviter la rupture avec une France
dont l'appui technique, financier, et militaire, leur paraît indispensable à la consolidation de leur régime
face à des adversaires tentés par des options socialisantes et révolutionnaires. Elles donnent aussi
satisfaction à l'opinion internationale. Mais, faute d'être complétées par une négociation sur l'Algérie, elles
apparaissent surtout comme des expédients destinés à faire la « part du feu », comme si le destin de
l'Algérie pouvait être séparé de celui de l'ensemble de la région.
La guerre :
Le gouvernement socialiste de Guy Mollet a été formé aux lendemain des élections de décembre 1955, qui
ont vu la victoire d'un cartel électoral dit « Front républicain » (Mollet pour les socialistes de la S.F.I.O,
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Mendès-France pour une partie des radicaux) dont un des slogans principaux est la « Paix en Algérie ».
Mais loin de s'engager dans un processus de négociations, en dépit de contacts plus approfondis qu'on ne
le croit généralement, le gouvernement donne la priorité au rétablissement de l'ordre. Le vote de pleins
pouvoirs à une large majorité se traduit par l'envoi massif de renforts et le recours aux appelés du
contingent. Le souci de réformes du ministre-résidant Robert Lacoste s'avère rapidement inapplicable face
à la priorité donnée aux « opérations de maintien de l’ordre », comme le veut la formule officielle qui évite
le terme de guerre, à la fois pour ne pas choquer et pour ne pas donner un début de reconnaissance à un
adversaire auquel on refusera longtemps le moindre statut politique.
Cette déviance par rapport aux objectifs proclamés au départ s'explique superficiellement par les
manifestations d'hostilité réservées au président du conseil lors de son voyage à Alger, qui l'ont poussé à
renoncer à demander au général Catroux (ancien de l'armée d'Afrique, mais qui n'a pas oublié les propos
de son maître Lyautey sur l'inéluctabilité de l'indépendance) à représenter la France en Algérie. Mais plus
profondément, Paris met aux négociations avec le F.L.N. deux préalables (cessez-le-feu et élections libres)
que ne peut ni ne veut accepter ce dernier, qui exige avant toute chose la reconnaissance de l'indépendance
algérienne et de sa propre représentativité, deux points sur lesquels il se heurte au refus français. Le
gouvernement peut alors se prévaloir d'appuis comme celui de L'Union pour le salut et le renouveau de l'Algérie
française, fondée en 1957, qui rassemble des hommes aussi différents que les gaullistes Soustelle et Michel
Debré, l'ancien gouverneur Viollette, le militant de l'antifascisme Paul Rivet, et le gouverneur Delavignette
(qui saura dénoncer violemment par la suite les aberrations entraînées par les dérives du maintien de
l'ordre). Mais le F.L.N. peut se montrer d'autant plus intransigeant que sa position se renforce depuis 1955.
Du point de vue militaire, l'efficacité des maquis de l'A.L.N. (armée de libération nationale) est à son
apogée. Les effectifs, évalués à 6.000 hommes à la fin de 1955 sont triplés moins de deux ans plus tard. En
deux ans, le nombre d'actions de toutes sortes est multiplié par dix (de 200 par mois à plus de 2.000).
L'armée française, dont les effectifs ont été pourtant quadruplés (passant de 55.000 hommes en novembre
1954 à près de 200.000 à la fin de 1955 est sur la défensive. Des accrochages sanglants ont lieu, comme
l'affaire des gorges de Palestro dans laquelle 20 rappelés du contingent sont tués dans une embuscade (mai
1956). Les premiers attentats à la bombe (septembre) terrorisent la population européenne d'Alger. Le
ravitaillement en armes est facilité par l'évacuation du Fezzan, et la limitation du dispositif militaire
français au Maroc et en Tunisie. Dans ces deux pays, les actions armées contre les troupes françaises se
développent. Les maquis de « l’armée de libération marocaine », que viennent rejoindre d'anciens
supplétifs marocains de l'armée française, lancent des opérations contre les garnisons françaises,
notamment au Sahara (région de Tindouf). Des événements analogues se déroulent en Tunisie, en
particulier dans le sud. Aussi bien à l'est qu'à l'ouest, les combattants affirment leur solidarité avec les
Algériens et éventuellement combattent à leurs côtés.
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Les buts de guerre se précisent. En août 1956, une réunion des principaux dirigeants du mouvement pour
l'intérieur (Congrès de la Soummam) établit, sous l'impulsion d'Abane Ramdane, un véritable programme
politique, de connotation d'autant plus marxisante que le texte en a été rédigé par l'ancien responsable
communiste Amar Ouzegane. Ce programme définit le conflit comme une révolution patriotique, qui se
donne pour mission, après avoir mis fin au colonialisme, « obstacle au progrès et à la paux », d’édifier
« une république démocratique et sociale. » La réforme agraire est un élément-clé des transformations à
appliquer. Le programme ne fait que très peu référence à la question religieuse. Pourtant, la guerre de
libération apparaît aussi comme l'aboutissement du mouvement d'Islah, de purification de la religion des
influences des marabouts, dénoncés comme des collaborateurs du colonialisme. A côté de cet effort
d'orthodoxie, la religion moins savante qui imprègne les masses demeure, comme toujours depuis 1830, le
principe qui, notamment dans les campagnes, justifie la révolte contre l'occupation étrangère. Faut-il, dès
lors, s'étonner que les mots d'ordre de jihad imprègnent la guerre ? Le terme même de Moujahid
(combattant de la foi), donné aux soldats de l'A.L.N. et au principal journal du Front n'est pas un emprunt
neutre au vocabulaire religieux. Il permet au F.L.N. de dénier toute légitimité à ses adversaires ou
concurrents en les présentant non seulement comme des traîtres, mais aussi comme des renégats. Ce
magistère religieux justifie aussi des formes de mobilisation particulièrement contraignantes (pratique
rigoureuse du Ramadan, interdiction de la consommation de tabac.) Cette fonction unificatrice de l'Islam
sera très souvent méconnue ou minorée par les Français.
Ainsi le F.L.N. peut-il appesantir son emprise. Sur le terrain, une organisation politico-militaire inspiré des
modèles chinois et viet-minh prend en main l'encadrement des populations. La mobilisation des Algériens,
paysans, commerçants ou ouvriers, s'accélère. Si les sympathies ne manquent pas aux militants, la peur joue
aussi son rôle, alimentée par les assassinats, les mutilations, voire les massacres, auxquels les Algériens
musulmans payent le plus lourd tribut. La majorité des militants du M.T.L.D., à l'exception des fidèles de
Messali Hadj, bien implantés surtout en France, et réunis dans le mouvement national algérien (M.N.A.),
rejoignent le F.L.N.. Les éléments modérés, désespérant des réformes, impressionnés par son efficacité, se
décident à le rallier, à l'exemple de Ferhat Abbas, qui rejoint le Caire en même temps que Tewfik elMadani, figure marquante du mouvement des Ulema (printemps 1956). Les étudiants commencent une
grève générale illimitée. Le Front bénéficie à l'extérieur de l'appui des États arabes, mais aussi, à partir de
la conférence de Bandoung, de celui du Tiers-Monde. Dès la session de septembre 1955, ses délégués à
New-York sont en mesure de saisir l'O.N.U., sans succès, il est vrai.
Les maladresses françaises accroissent les difficultés. L'espoir d'une solution « maghrébine » achève de
s'évanouir avec l'arrestation de leaders du F.L.N. (Ben Bella, Boudiaf, Aït Ahmed) en octobre 1956, action
qui entraîne une brouille durable avec les chefs d'État marocain et tunisien. L'appareil détourné par
l'aviation française avait été en effet été affrété par le Maroc pour amener la délégation du F.L.N. à Tunis,
où devait se tenir, en présence de Mohammed V et de Bourguiba, une conférence destinée à proposer un
compromis. La portée diplomatique de cet acte a été d'autant moins mesurée que la décision
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d'arraisonnement a été prise à Alger et non à Paris, qui ne fait que couvrir de mauvaise grâce. Les Français
se sont refusés à comprendre que la modération des gouvernements tunisien et marocain, et leurs réserves
à l'égard du F.L.N. ne peuvent aller jusqu'à une neutralité qui les affaiblirait face à leurs propres adversaires.
Mais les conséquences de ce qui est, du moins, un succès dans l'exécution, sont moins graves que la
déconfiture de Suez.
Suez ou l'échec d'une action extérieure :
Les Français, mus par des considérations étroitement maghrébines, négligent les nouvelles données du
moyen-oriental. A la vieille rivalité entre Hachémites d'Irak (représentés par le vieux ministre Nouri Saïd)
et Égyptiens pour le leadership du monde arabe, que ravivent les ambitions de Nasser, se superpose une
confrontation entre États-Unis et U.R.S.S.. L'Égypte a refusé d'adhérer au pacte de Bagdad (février 1955),
conçu comme un élément de l'endiguement du communisme, et qui groupe, autour de l'Angleterre et de
l'Irak, la Turquie, l'Iran et le Pakistan. L'intransigeance est utile à Nasser pour contrecarrer les ambitions
irakiennes et apparaître comme le champion de l'arabisme. Elle est rendue possible par les avances de
l'U.R.S.S., qui accepte de lui livrer les armes refusées par les Occidentaux, et destinées à faire de l'Égypte la
première puissance militaire arabe face à Israël. Ces éléments de tension culminent dans un acte qui, pour
l'Égypte, est aussi symbolique que matériel : la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, dans laquelle
les capitaux français sont majoritaires (26 juillet 1956.) Cet acte est présenté comme une réponse aux
Américains qui n'ont pas accepté de financer les travaux du barrage d'Assouan, et surtout comme le signe
de la fin de la décolonisation. Dès cette époque, Paris et Londres envisagent une intervention militaire et
des contacts sont pris avec Tel-Aviv. Le 29 octobre, l'attaque israélienne se déclenche dans le Sinaï, puis le
5 novembre ont lieu les premiers parachutages franco-anglais
L'opération, qui intervient trois mois après l'initiative de Nasser n'est-elle pas hors de proportion avec ses
motifs ? La nationalisation, qui devrait être en soi légitime aux yeux d'un gouvernement socialiste, a, en
dépit de son caractère agressif et provocateur, été assortie d'une promesse d'indemnisation (promesse qui
sera d'ailleurs exécutée.) Les milieux économiques, et en particulier les dirigeants de la Compagnie,
soucieux d'établir de nouveaux rapports avec l'Égypte (la concession expire de toute façon en 1968) sont
d'ailleurs plutôt favorables à un compromis. L'appui en matière de propagande (notamment par radio) et
de livraison d'armes apporté par Nasser aux maquis algériens, non négligeable, n'est cependant pas décisif.
Il tient sans doute moins à la personnalité du Président et à la nature de son régime qu'à un sentiment de
devoir de solidarité arabe alors généralement exprimé. Guy Mollet (de même que le premier ministre
britannique Eden) semblent avoir réagi plus instinctivement que rationnellement. Il leur paraît impossible,
pour la conservation du rang de leurs deux états dans le monde, mais aussi au nom d'un certain nombre de
valeurs, de céder à un coup de force rapproché avec complaisance des actions de Hitler en 1936-1938,
comme cela avait été fait à Munich en 1938.
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En revanche, l'alliance anglaise et israélienne, n'est pas sans danger. Convient-il à la France, pour un profit
très douteux, de confondre sa cause avec celle de l'Angleterre, qui cherche à restaurer sa crédibilité à
l'égard de ses alliés du Proche-Orient, et d'Israël, décidé à une guerre préventive, le tout en dépit des
avertissements des Américains, attachés surtout à éviter un conflit qui ne pourrait manquer de donner à
l'U.R.S.S. l'occasion d'intervenir ? De ce fait, l'intervention cumule les effets négatifs : solidarité avec la
Grande-Bretagne, incarnation de l'impérialisme en Égypte, alors que la France s'y était jusque-là réservé le
beau rôle, économique et culturel; attaque contre un chef qui symbolise alors le renouveau arabe ; soutien
à Israël alors que les intérêts vitaux de cet État, que l'honneur national impose effectivement de défendre,
ne paraissaient pas menacés.
La force même, qui en d'autres temps eût imposé ces mesures, à défaut de les légitimer, est employée sans
conviction. Les moyens n'ont pourtant pas manqué : la France a elle seule engagé dans l'opération 30.000
hommes (dont deux divisions d'élite, La 7ème mécanique rapide et la 10ème parachutiste), 30 navires de
combat, 2 porte-avions, 3 flottilles d'aviation embarquées, 200 avions, 9.000 véhicules, transportés par une
centaine de bâtiments. La résistance égyptienne aux parachutages (5 novembre), puis aux débarquements à
Port-Saïd et Port-Fouad, a été faible ou nulle. Assemblée nationale et Conseil de la République donnent
une large majorité au gouvernement. Les sondages indiquent que l'expédition n'a pas été impopulaire.
Mais les Alliés qui ont préparé l'opération dans le plus grand secret, n'ont pas prévu qu'il conviendrait de
tenir tête aux réactions internationales. Ils sont impressionnés par les menaces soviétiques, qui se vantent
de pouvoir utiliser des fusées contre les territoires français et britanniques. Ils sont surtout paralysés par le
désaveu américain, qui utilise des pressions financières beaucoup plus crédibles, en un moment où les
finances et la monnaie des deux Etats (et surtout de la France) sont très compromises. Ainsi l'offensive
est-elle arrêtée dès le 7 novembre, sans avoir pu atteindre aucun objectif important, alors que sa seule
justification eût été la réussite. Dans cette affaire, comme le fera observer le général de Gaulle, qui a
approuvé l'opération, la France a surtout manqué d'un gouvernement.
L'armée et la guerre :
Faute d'avoir pu régler la question algérienne par le recours à des actions extérieures, le gouvernement
français (Guy Mollet jusqu'en mai 1957), puis Bourgès-Maunoury, puis Félix Gaillard), s'efforce de donner
à son armée les moyens de la gagner sur le terrain.
Une augmentation massive des effectifs (220.000 hommes en mars 1956, 400.000 à la fin de l'année,
450.000 un an plus tard) est effectuée grâce à des rappels de réservistes et à l'envoi du contingent (le
service militaire étant porté à 28 mois). Ces effectifs nombreux mettent en oeuvre, sous la responsabilité
des commandants en chef Lorillot, puis Salan (décembre 1956), un dispositif de quadrillage du terrain
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destiné à paralyser, puis à anéantir, les unités de l'A.L.N., et dont l'efficacité est indéniable. Les réseaux de
poseurs de bombes créés par le F.L.N. dans la capitale sont démantelés au cours de la « bataille d’Alger »
(janvier-octobre 1957). Des barrages, dont l'édification se termine à la fin de 1957, ferment les accès aux
confins marocains et tunisiens. La « bataille des frontières » qui atteint son maximum d'intensité en févrieravril 1958, et se complète par un blocus maritime plus efficace, mais aussi par de nombreuses actions
extérieures du S.D.E.C.E., compromet gravement le renouvellement du potentiel militaire du F.L.N. La
reprise en main des campagnes passe par la création de S.A.S. (sections administratives spécialisées), mais
aussi par le regroupement forcé dans des camps de près de deux millions de personnes, qui s'accompagne
de la création de « zones interdites » à la population.
En même temps, une série d'opérations visent à consolider le contrôle sur le Sahara, menacé par
l'extension de la guerre. Après l'appui prêté à Bourguiba contre les maquis du sud-tunisien (fin 1955-début
1956), des contre-attaques sont montées à l'est et à l'ouest du Sahara algérien. Au début de
1958,l'opération « Ouragan » dirigée, de concert avec les Espagnols, contre les maquis de l'Armée de
Libération marocaine au Sahara occidental, est destinée à rendre vaines les revendications sur l'ouest du
Sahara algérien, le Rio de Oro et la Mauritanie, proclamées par le leader de l'Istiqlal Allal el-Fassi en janvier
1956 et reprises en partie par Rabat devant l'O.N.U. en octobre 1957. Le Sahara apparaît en effet comme
de plus en plus important pour l'avenir de l'économie française. Le 11 janvier 1956, le pétrole a jailli pour
la première fois à Edjeleh, près de la frontière libyenne. C'est peut-être enfin la possibilité pour la France
d'assurer son autonomie énergétique future face au monopole encore détenu par les grandes compagnies
anglo-saxonnes (les « Majors »), et de consolider la place de la France dans une Europe qui commence à se
construire (traité de Rome, mars 1957). L'Algérie pourrait devenir le coeur d'une authentique Eurafrique,
ainsi que le démontre la création de l'Organisation commune des régions sahariennes (O.C.R.S.), qui
regroupe l'ensemble des zones limitrophes relevant des territoires de l'Union française, dans un ambitieux
programme de développement du désert.
Cette montée en puissance de l'armée s'accompagne d'une transformation de sa fonction. De plus en plus,
elle est amenée à assumer des responsabilités administratives. En 1959, les militaires se verront ainsi
attribuer les pouvoirs civils dans huit départements sur treize ; dans 64 arrondissements sur 76, ils sont
seuls responsables du maintien de l'ordre, les autorités civiles continuant à y exercer le reste de leurs
attribution sous leur autorité. Seules trois régions à très fort peuplement européen (arrondissements
d'Alger, Mostaganem et Oran) échappent à ces dispositions. Ceci n'est pas sans rappeler l'époque de la
conquête (1845-1870), lorsque les généraux administraient la plus grande partie du pays (dite « territoire
militaire »), les régions côtières formant le « territoire civil ». De même dans les campagnes, les officiers de
S.A.S, lieutenants ou capitaines, retrouvent la vieille tradition des « Bureaux arabes », transmise par
d'anciens officiers d'affaires indigènes du Maroc. Tout en commandant leur section de moghaznis, ils
s'efforcent de moderniser l'agriculture, de construire des écoles, de développer l'assistance médicale, tout
en initiant les notables à la vie municipale. Des S.A.U. (sections administratives urbaines) sont créées sur le
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même modèle dans les villes. L'Algérie se trouve ainsi ramenée au « régime du sabre », mélange
d'autoritarisme, de paternalisme et de sollicitude réelle pour les populations musulmanes, souvent
accompagnée d'une vision sans indulgence du système colonial. La thématique de l'intégration n'est pas
un vain mot pour de nombreux officiers qui y voient le moyen de faire accéder les Algériens à une société
plus juste et plus moderne. De même leurs anciens du second empire avaient rêvé du « Royaume arabe ».
Mais d'autres pratiques se superposent à ces anciennes recettes. La technologie la plus moderne (radars)
inspire les concepteurs des barrages, comme les utilisateurs de l'arme héliportée. Les unités spécialement
entraînées et très bien encadrées (parachutistes, Légion), à la tête desquelles s'illustrent les colonels Bigeard
ou Jeanpierre, se juxtaposent au tout-venant des régiments plus obscurs, non sans susciter réserves ou
jalousies. Les formules de la guerre subversive, introduite par les officiers d'Indochine, font l'objet d'un
intérêt particulier. Elles sont étudiées dans les écoles militaires (notamment à travers les cours du colonel
Lacheroy), tandis que sur le terrain les officiers des cinquièmes bureaux (action psychologique) sont
chargés de les mettre en oeuvre. Elles visent essentiellement à s'assurer le contrôle des populations en
utilisant des techniques de propagande et d'intimidation analogues à celles du F.L.N. La hantise d'un
complot marxiste utilisant le panarabisme pour tourner l'occident par l'Afrique tend à remplacer ou à
oblitérer les valeurs humanistes et antitotalitaires qui sont celles de beaucoup d'officiers. Trop souvent par
suite, la recherche du renseignement passe par la torture, dont l'usage, illégal, est cependant admis et
largement répandu, au nom de l'efficacité, sans que le pouvoir politique juge nécessaire d'intervenir
autrement que pour poursuivre les protestataires.
Le refus de l'internationalisation :
La France est soumise à une pression croissante. Celle-ci provient d'abord du Tiers-Monde, où les pays
décolonisés réclament la fin du régime colonial, mais également des leaders des partis d'Afrique noire
française. Les gouvernements anglo-saxons ne partagent pas la conviction selon laquelle les officiers
français défendraient le « monde libre » en Algérie. Tout en évitant officiellement de créer des difficultés à
la France, ils font connaître leurs préférences pour des négociations rapides, de manière à éviter de voir le
F.L.N. évoluer vers l'U.R.S.S. En R.F.A., l'on redoute de voir la R.D.A. profiter de la situation pour se faire
reconnaître par les Etats arabes. Ce n'est pas un hasard si l'intervention des parachutistes à Alger, origine
de la célèbre « bataille d’Alger » , est provoquée directement par la volonté du F.L.N. de déclencher une
grève générale destinée à appuyer l'ouverture d'un débat sur la question algérienne à l'O.N.U. (janvier
1957). A la fin de la même année, le gouvernement Gaillard refuse les offres de médiation tunisomaghrébines.
Ce souci de régler la question algérienne en toute souveraineté est sans doute celui qui est capable de
réunir la majorité politique la plus large. Quand le président du Conseil Félix Gaillard choisit d'accepter les
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« bons offices » anglo-américains dans l'affaire de Sakhiet (bombardement par l'aviation française du
village tunisien de Sakhiet Sidi Youssef, voisin d'un camp de l'A.L.N. d'où partent des raids contre la
frontière algérienne, et qui fait de nombreuses victimes civiles), il est renversé par l'Assemblée nationale
(15 avril 1958). On a vu voter contre l'ingérence de diplomates anglo-saxons un rassemblement hétéroclite,
groupant le P.C.F. et la droite, avec la caution d'hommes aussi différents que Soustelle, Pinay, MendèsFrance ou Mitterrand. Mais est-il possible d'aller plus loin et de définir une politique pour l'Algérie ? Le
projet de loi-cadre élaboré sous le gouvernement Bourgès-Maunoury, puis repris et modifié sous celui de
Félix Gaillard, se propose de découper l'Algérie en territoires ; l'institution du collège unique pour tous les
électeurs, musulmans ou non, est contrebalancée par la création de conseils des communautés paritaires.
Voté tardivement (février 1958) et sans enthousiasme, il ne va guère au-delà du statut de 1947. Son
application est d'ailleurs subordonnée à un retour à la paix rien moins qu'hypothétique. Mais peu
d'hommes politiques peuvent alors se vanter d'avoir un programme plus réaliste et plus énergique, et
moins encore de trouver une majorité pour le faire appliquer.
Comment, dans ces conditions, le problème algérien pourrait-il être réglé, comme l'ont été les précédents,
par les voies institutionnelles normales ? Une armée qui, sans être désavouée par le pouvoir civil, et
souvent à sa demande, est amenée à prendre des engagements politiques, voire à parler au nom des
populations, que beaucoup d'officiers ont l'impression de connaître, comprendre et aimer, qu'ils cherchent,
en tous cas à contrôler à l'instar du F.L.N. ; des Français d'Algérie pour lesquels le pouvoir n'est légitime
que pour autant qu'il garantit leur survie en tant que peuple défini par un pays et un statut privilégié, si
ténus que soient ces privilèges, qui leur apparaissent d'ailleurs surtout comme des garanties contre la loi du
nombre ; des groupes actifs désireux de faire tomber un régime inefficace. Telles sont, en peu de mots, les
forces qui amènent la journée du 13 mai, origine du retour du Général de Gaulle aux affaires (juin 1958).
Dans cette affaire, l'armée aura été, comme le dira le général Massu, paraphrasant de Gaulle, « le torrent et
la digue ». C'est le ralliement de la hiérarchie et notamment du général en chef, Salan, à l'insurrection
d'Alger, puis son appel à de Gaulle (15 mai), puis la menace d'une intervention militaire (« plan
Résurrection ») qui a poussé les parlementaires à faire appel au général pour résoudre la crise (29 mai).
Mais en revanche, c'est l'acceptation de la solution politique et démocratique convenue entre le même
général et les leaders des partis qui rend possible une solution conforme à la tradition républicaine, avec le
vote de la nouvelle constitution et le maintien (rien moins qu'assuré, à cette date, il est vrai), de la
suprématie d'un pouvoir civil.
De Gaulle et l'Algérie :
Il paraît abusif de dire que le général de Gaulle n'a pas eu le sens de l'Empire. Comme tout officier de sa
génération, il a partagé la conviction que les territoires coloniaux représentaient non seulement un facteur
de puissance et de rayonnement de la France dans le monde, mais une composante inaliénable du
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patrimoine national. Cette conviction a guidé toute son action pendant la Deuxième Guerre mondiale, et
l'a probablement amené à différer, comme on l'a vu, toute réforme jusqu'à la victoire. Il n'en reste pas
moins que, hormis un séjour de deux ans à l'état-major des Troupes du Levant à Beyrouth (1929-1931), il
n'a pas vécu cette expérience pratique du commandement français outre-mer qui colore le jugement de
tant de ses contemporains. S'il partage avec Lyautey, qu'il admire, le sens des égards envers les hiérarchies
traditionnelles, et en particulier le roi du Maroc, dont il fit un compagnon de la Libération, il ne semble
guère avoir ressenti la passion pour l'Afrique qui anima l'illustre maréchal.
Ce relatif détachement se confond avec la lucidité de l'homme d'État pour l'amener à aborder le
traitement de l'affaire algérienne, à propos de laquelle il n'a pas exprimé publiquement de programme
précis, hormis la nécessité de donner à l'Etat les moyens de mener une politique qui permette de mettre
fin au conflit. Quelque propos qu'il ait pu tenir en faveur de la formule de l'intégration, le Général ne
semble pas en avoir longtemps envisagé la possibilité, si tant est qu'il ait pu y croire sérieusement. Ses
préférences iraient sans doute à une Algérie évoluant dans le cadre français, au sein de la Communauté
instituée par la Constitution de septembre 1958 ; sans renoncer à ce projet, résumé dans la formule d'une
« Algérie algérienne liée à la France », il ouvre la porte à d'autres possibilités en s'engageant à laisser les
Algériens décider librement de leur destin (septembre 1959). Mais quel est le choix possible, étant donné
les circonstances ?
Le rapport de forces en Algérie :
D'un point de vue militaire, la capacité d'action du F.L.N. en territoire algérien a diminué. L'ensemble
d'opérations menées, région par région, sous la direction du général Challe au cours de l'année 1959,
contribue à réduire le potentiel militaire de l'A.L.N. Les réserves générales, composées essentiellement des
régiments parachutistes, sont employées à détruire systématiquement les unités combattantes dans une
zone précise, et se retirent en ne laissant subsister que des groupes trop faibles pour affronter les troupes
de secteur. Ainsi les espoirs du F.L.N. de jamais l'emporter sur le terrain se trouvent-ils ruinés. Pour
beaucoup de militaires, une solution politique allant dans le sens de l'Algérie française est également en
vue. Ils ont fait du référendum sur la Constitution du 28 septembre 1958, en faveur duquel ils ont été
encouragés à s'engager personnellement, une consultation en faveur de l'intégration (plus de 96% de
« oui » en Algérie). Rompus aux techniques de la guerre psychologique, habiles à tirer parti des violences et
des exactions dont se sont rendus coupables nombre de combattants des maquis, ils ont su mobiliser un
nombre important d'Algériens : en 1960, appelés musulmans au titre du service militaire, engagés
volontaires dans l'armée régulière, commandos, moghaznis des S.A.S., supplétifs, groupes d'auto-défense
formés dans les villages représentent plus de 200.000 hommes. Aux supplétifs (environ 70.000 convient
seuls le terme de « harkis » plus tard appliqué à l'ensemble).
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Cependant, ce succès ne signifie pas la possibilité d'alléger rapidement le dispositif militaire. Les offres de
« paix des braves », qu'on eût autrefois appelées l'aman, c'est-à-dire la reddition, assortie d'amnistie
immédiate, de la totalité des combattants « rebelles », échouent. Les pratiques employées par la France au
service du « maintien de l’ordre » , si elles obtiennent des résultats immédiats, ne peuvent que renforcer le
camp de ceux pour qui tout compromis est impossible. Bien que son organisation ait été profondément
éprouvée, le F.L.N., peut continuer à compter sur un noyau de militants dévoués, ainsi que sur un nombre
bien plus large de sympathisants. L'espoir de négocier avec des nationalistes moins intransigeants, désignés
sous le nom de « troisième force », s'avère utopique, les autres tendances de l'opinion algérienne n'ayant
guère la possibilité de s'exprimer dans un tel climat de manichéisme. Surtout, le Front, qui s'est doté dès
septembre 1958, d'un gouvernement provisoire, placé sous la présidence de Ferhat Abbas, se renforce
considérablement hors d'Algérie.
Les échecs sur le terrain sont en effet compensés par l'acquisition de nouveaux moyens d'action. L'armée
des frontières, stationnée en Tunisie et au Maroc, comprend 25.000 hommes bien armés, naturellement
incapables d'affronter l'armée française en bataille rangée, mais atout important en cas de règlement
d'ensemble, et moyen de pression non négligeable sur les gouvernement des deux États maghrébins.
Depuis 1957, le contrôle des travailleurs en France, obtenu au prix d'une véritable guerre civile contre le
M.N.A., assure des revenus qui constituent le plus clair des ressources financières. L'efficacité de
l'implantation, appuyée par des sympathisants français, est confirmée par la vague d'attentats, qui, à l'été de
1958, frappe l'ensemble du territoire métropolitain. Les faiblesses même du F.L.N. ne peuvent
qu'augmenter son intransigeance. Sans assise territoriale, sans représentativité indiscutable, sa légitimité ne
réside que dans sa capacité à poursuivre l'action entamée en 1954. Les divisions et les rivalités au sein de la
direction du mouvement favorisent l'attitude qui consiste à stigmatiser comme des traîtres les partisans des
compromis, et d'en appeler à la pureté du combat émancipateur contre les corrompus. Cas de figure dont
le premier n'est pas sans analogie avec la position de de Gaulle à Londres, et le second avec les luttes de
factions au sein de la Convention.
Enfin, les efforts menés depuis 1955 par les délégations du F.L.N. dans le monde ont porté leurs fruits. En
septembre 1958, les dirigeants ont formé un gouvernement provisoire de la république algérienne
(G.P.R.A.) Dès sa constitution, celui-ci est reconnu par l'ensemble des pays arabes, dont l'aide s'accroit à
partir de 1960. Sans aller jusqu'à la reconnaissance, l'U.R.S.S. et les pays de l'Est accueillent cordialement
des missions algériennes, et fournissent des armes et des subsides. Attitude analogue à celle de la Chine
communiste, qui, non reconnue diplomatiquement par la France, a pu sans risque reconnaître
officiellement le gouvernement provisoire. Dans la ligne de Bandoung, la diplomatie des pays d'Afrique et
d'Asie nouvellement indépendants, y compris ceux qui conservent avec la France des relations étroites, se
prononcent en faveur d'une solution négociée. Si le gouvernement américain continue comme par le
passé, à éviter la rupture ouverte, nul n'ignore ses préférences. On n'oublie pas les fracassantes
déclarations du Président Kennedy, alors sénateur (juillet 1957), en faveur de l'indépendance. La position
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française reste délicate à l'O.N.U., où seule la conviction que le général de Gaulle est résolu à s'engager
dans la voie de l'émancipation maintient la majorité à l'Assemblée générale au-dessous des deux-tiers qui
amèneraient le vote de résolutions visant à dessaisir la France de la question algérienne. Ainsi la position
française est-elle beaucoup plus difficile que ne laisse supposer la disproportion des forces militaires sur le
terrain.
L'année 1960 le démontre de manière éclatante. La nécessité de souscrire à la demande d'indépendance
des Etats africains et malgache, pourtant très ouverts à la coopération avec la France, souligne la difficulté
de faire l'économie de l'indépendance, ne serait-ce que dans le souci de conforter la légitimité de ces
gouvernements. L'ouverture faite aux délégués du G.P.R.A. (pourparlers de Melun, juin 1960) se heurte à
la volonté de celui-ci de se voir reconnaître l'exclusivité de la représentation des Algériens, exigence qui
paraît exorbitante. Mais ce refus de se soumettre aux exigences du F.L.N. est-il tenable ? Les contacts
personnels pris par de Gaulle avec des chefs de maquis (affaire Si Salah, juin 1960), s'ils peuvent inquiéter
les dirigeants du Front et les inciter à négocier, n'aboutissent pas à un cessez-le-feu, tandis que les
manifestations du 11 au 13 décembre 1960, à l'occasion desquelles des foules musulmanes nombreuses
réclament l'indépendance et acclament le F.L.N., démontrent que celui-ci conserve une capacité notable de
mobilisation. Pour la première fois, l'Assemblée générale des Nations Unies vote une résolution réclamant
l'indépendance de l'Algérie (19 décembre).
Il apparaît donc que la poursuite d'une politique visant à définir un statut de l'Algérie lié à la France, en
imposant des compromis au F.L.N., est impossible. N'est-elle pas, aussi, peu compatible avec l'image que
les dirigeants français se font de l'avenir de la France ?
Les nouvelles exigences :
Militairement, la reprise et l'accélération, par la Vème République, de la politique nucléaire mise en oeuvre
par les gouvernements de la IVème (choix dans lequel l'expérience de Suez n'a pas peu compté), impose
une révision des concepts de défense en même temps qu'elle nécessite des choix budgétaires.
La
conception d'une armée faite pour la guerre antisubversive et psychologique, développée depuis
l'Indochine est répudiée (suppression des cinquième bureaux en janvier 1960, des cours ou conférences
sur ce thème en juin 1961). On lui substitue celle d'une armée de non-bataille, capable de dissuader
l'adversaire par sa maîtrise technique de l'arme atomique. L'application de la dissuasion au territoire
national et à lui seul rend moins nécessaire de disposer de l'espace de manoeuvre que constituait l'outremer, puisqu'il est entendu que seule une attaque contre l'Hexagone ferait courir à l'adversaire le risque de
représailles, mais que, par là même, cet Hexagone se trouve « sanctuarisé ». Le coût des équipements
impose une réduction des effectifs (près de 500.000 hommes sur plus d'un million), qui offre l'avantage de
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renvoyer à la vie civile une main d'oeuvre indispensable en une période de croissance, et peut-être aussi
d'écarter des officiers trop tentés d’intervenir dans la politique.
Les arguments économiques pèsent également très lourd. Le fait de disposer de débouchés assurés ne
suffit pas à compenser pour l'économie française le coût de plus en plus élevé des transferts en direction
de l'Algérie : si celle-ci demeure le premier partenaire économique de la France, le déséquilibre des
échanges en faveur de cette dernière ne peut être comblé que par des subventions croissantes du budget
français. Le choix d'un politique d'intégration, ou même d'étroite association impliquerait l'élévation du
niveau de vie d'une population en accroissement démographique rapide (2,5 % par an). Cela exigerait une
ponction dans les revenus qui imposerait aux ménages français une diminution ou à tout le moins une
stagnation de leur niveau de vie, et obérerait les finances des entreprises. Cela est-il possible, sans créer de
crise sociale, ou sans compromettre le dynamisme de l'économie française ? De telles orientations ne
seraient-elles pas, d'ailleurs, en contradiction avec les exigences de la politique européenne ? La Vème
République a souscrit à l'engagement d'élimination complète des droits de douane entre les six États de la
C.E.E. Cette ambition impose à la monnaie et à l'ensemble de l'économie une forte compétitivité, peu
compatible avec de trop lourds engagements outre-mer. L'échec relatif du Plan de développement
économique et social annoncé par de Gaulle à Constantine (octobre 1958), souligne l'ampleur de la tâche
et ses difficultés, difficultés auxquelles l'incertitude de l'avenir n'est pas étrangère.
Les perspectives sahariennes sont un peu différentes. La mise en exploitation des gisements pétroliers a été
extrêmement rapide : dès novembre 1959 est inauguré le terminal de Bougie, relié aux puits de la région
d'Hassi Messaoud; en 1960, le pétrole du bassin de Polignac est évacué vers la Tunisie (oléoduc de la
Skhirra); en 1961 commence à être exploité le gaz d’Hassi R'mel-Arzew. Cette entreprise, menée
essentiellement avec des ingénieurs, des techniciens, et des capitaux français (publics à hauteur de 56 %,
privés à hauteur de 26 %), semble ressusciter, à un siècle de distance, l'esprit d'entreprise qui caractérisa les
constructeurs du canal de Suez. Il n'y manque même pas la réserve quelque peu méfiante que les
compagnies françaises croient percevoir chez les « Majors ». Outre un sentiment de fierté légitime, le rêve
d'assurer à la France une certaine autonomie énergétique paraît à portée de main : en 1962, les 20 millions
de tonnes produites représentent le tiers de l'approvisionnement national. Plus encore, le rôle du Sahara
dans la mise au point de ce qu'il est convenu d'appeler désormais la « force de frappe » est fondamental. La
première explosion expérimentale dans l'atmosphère a été est réalisée avec succès le 13 décembre 1960, et
dès la fin 1961 on passe au stade des tirs souterrains. En même temps, la base d'Hammaguir doit servir
aux tirs destinés à la qualification des engins militaires, mais également aux applications civile, pour
lesquelles les premiers tirs commencent dès 1961.
Ainsi la conservation du Sahara est-elle, sans doute, plus importante pour l'avenir tel que le conçoit le
général que celle de l'Algérie du nord. Mais le F.L.N. n'entend pas transiger sur la souveraineté de l'Algérie
indépendante sur ce territoire, même si les limites de celui-ci sont un résultat évident de l'impérialisme
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colonial. Les avantages escomptés d'une solution imposée par Paris (par exemple dans le cadre de
l'O.C.R.S.), équilibrent-ils le coût d'un conflit, surtout quand la possibilité de s'approvisionner facilement à
des prix compétitifs sur le marché mondial rend le pétrole algérien moins attrayant ? Une solution
transitoire, garantissant les intérêts des compagnies, n'est-elle pas préférable ? Ne peut-il en aller de même
pour les installations nucléaires et spatiales ?
Il s'en faut que ces idées s'imposent d'un seul coup. Mais elles constituent sans doute la toile de fond d'une
évolution qui porte à régler le problème par une négociation, même au prix de la perte de la souveraineté
politique.
Le temps ? Savons-nous s'il nous appartient ?
Il ne serait pas impossible, en théorie, de constituer à explorer ce que Bernard Tricot, un des grands
commis du général de Gaulle, a appelé les « sentiers de la paix ». Ce programme supposerait de travailler à
faire naître, chez les Algériens un courant plus conciliant que le F.L.N., en même temps que d'amener
Français d'Algérie ou cadres de l'Armée à un sentiment juste des nécessités du temps, cependant que des
réalisations concertées rénoveraient l'économie et la société algérienne. On en voit bien le caractère ardu,
sinon utopique. Sa poursuite exigerait à tout le moins, pour réussir, des efforts persévérants et prolongés.
L'opinion française, est-elle prête à accepter ces efforts ? Le gouvernement, dirigé par un homme que l'âge
amène à envisager une disparition imminente, peut-il compter sur la durée nécessaire ? La menace d'une
crise politique est en effet pressante. L'arrivée au pouvoir du général de Gaulle ne fait qu'accentuer
l'aspect de conflit intérieur que revêt la guerre depuis 1957-1958.
Pour toute une partie de la gauche, dont la force principale est le Parti communiste, mais que rejoignent
des dissidents socialistes, ainsi que des personnalités comme Pierre Mendès-France et François Mitterrand,
le gaullisme, issu d'un coup d'Etat militaire, est, au mieux, un pouvoir personnel de caractère bonapartiste,
au pire, un fascisme. L'impulsion donnée à l'action de l'armée, y compris sous ses formes les plus
répréhensibles, le refus obstiné de négocier avec le F.L.N., contribue à mettre toute une partie de l'opinion
en situation d'opposition, voire d'exil intérieur. La plupart se contentent de soutenir la cause qu'ils croient
bonne par leurs écrits, leurs manifestes ou leurs pétitions (dont la plus célèbre reste le manifeste des 121
de septembre 1960, protestant contre la torture et proclamant un « droit à l’insoumission »). Mais certains
des sympathisants du F.L.N. pensent devoir s'engager activement en sa faveur, tout en se refusant à
participer personnellement à la lutte armée. En octobre 1957 s'est constitué en Métropole le réseau
Jeanson, qui n'est démantelé qu'en 1960. Pour de tels militants, le combat pour l'émancipation de l'Algérie
est indissociable de la lutte pour une vraie démocratie en France, c'est à dire pour la chute du pouvoir
gaulliste.
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Symétriquement, le refus du chef de l'État de soutenir franchement la politique d'intégration amène les
partisans de l'Algérie française à contester de plus en plus ouvertement le régime. Certes, la plupart
entendent oeuvrer par l'expression de leurs idées. C'est le cas du comité de Vincennes, créé à la fin de
1960, au sein duquel on relève les noms de Georges Bidault, André Morice, Jacques Soustelle,
respectivement issus de la démocratie chrétienne, de la S.F.I.O. et du gaullisme. D'autres cependant, acquis
à la technique du complot (le colonel Argoud, le député d'Alger Pierre Lagaillarde), s'emploient à faire
basculer l'armée dont la majorité des cadres ne peuvent accepter d'autre issue que l'écrasement du F.L.N.
La semaine des barricades d'Alger (janvier 1960), organisée à la suite de la mutation disciplinaire du
général Massu, accusé d'avoir exprimé ses doutes et ses réserves à l'égard du gouvernement, est une
première épreuve de force : en créant un « camp retranché », après qu'une fusillade ait fait 24 morts, dont
seize gendarmes, les instigateurs espèrent, comme au 13 mai, amener l'armée à peser de façon décisive en
faveur de la politique d'Algérie française. Le loyalisme du général Challe, le fermeté du pouvoir, amènent
l'échec de la tentative. Cet « appel au soldat » est plus dangereux pour Paris (sinon pour les victimes du
terrorisme) que les rêveries romantiques des « porteurs de valise », comme on surnomme les Français au
service du FLN.
Sur le plan international aussi, le temps lui-même est compté pour agir. Dans ces années 60, qui voient un
renouveau de la guerre froide (crises de Berlin, échec du sommet de Paris), la menace d'un conflit
prochain n'est pas exclue. Il convient d'éviter qu'il ne surprenne une armée empêtrée en Algérie. La
construction du Marché commun doit s'achever en 1970. On ne saurait y engager un pays fragilisé par des
dépenses militaires qui ont atteint près de 29 % du budget de l'État en 1959. Dans de telles circonstances,
il ne faut pas s'étonner de voir l'action du Général se calquer sur des analyses analogues à celles que
Raymond Aron développait, dès 1957, dans ce document prémonitoire que fut La Tragédie algérienne. Sans
nourrir beaucoup d'estime pour le combat du F.L.N., ni remettre en question la valeur des arguments
favorables à un maintien de la présence française, il estime irréaliste de prétendre conserver dans la
République des populations ayant une culture, un niveau de vie, une démographie différents, sans exiger
de la Métropole des sacrifices dont il n'est pas sûr qu'ils soient indéfiniment supportés.
Les négociations :
Ainsi, à partir de mars 1961, le processus de négociations (approuvé par un référendum en janvier) est
engagé. Cette politique suscite naturellement l'hostilité des partisans de l'Algérie française, qui dénoncent,
le complet du général, et les palinodies de nombre de ses partisans. Les extrémistes (Susini, Lagaillarde) se
réunissent dans l'O.A.S. (organisation de l'armée secrète) dont le sigle apparaît au début de 1961. En avril,
le « putsch des généraux » représente le sursaut d'un certain nombre d'officiers (Challe, en particulier), qui
expriment, au nom de la majorité de leurs camarades, leur désaveu à l'égard de l'abandon d'une cause qu'ils
croient juste, et en faveur de laquelle ils ont souvent engagé leur parole auprès des populations. Ce
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désarroi a rencontré la volonté d'une minorité désireuse de renverser le régime (les colonels Argoud,
Gardes, Broizat, rejoints par les hommes de l'O.A.S). Mais cet ultime essai de recommencer le 13 mai se
brise devant la détermination du pouvoir, appuyé par la majorité de l'opinion, le loyalisme (ou l'attentisme)
d'un grand nombre de cadres, l'hostilité d'une grande partie des soldats du contingent.
Une première série de négociations (mai-juillet 1961) se termine par un échec. La délégation du G.P.R.A.
est intransigeante sur des questions qui tiennent à coeur au gouvernement français : en particulier, celui-ci
souhaite l'octroi de la double nationalité aux Français d'Algérie, le maintien de bases militaires échappant à
la souveraineté algérienne, et refuse de comprendre le Sahara dans l'application du processus
d'autodétermination. Bien que, dès septembre 1961, le Général ait renoncé à son exigence sur ce dernier
point, les négociations ne reprennent qu'en février. Il faut sans doute y voir l'effet de la compétition pour
le pouvoir qui oppose le G.P.R.A. (à la tête duquel Ben Khedda succède à Ferhat Abbas) à l'état-major de
l'Armée algérienne (dite A.L.N., armée de libération nationale). Les négociateurs algériens, menés par
Krim Belkacem, ont le souci de ne pas fournir à leurs rivaux le prétexte de les accuser de modérantisme,
tout en étant conscients qu'il existe des points sur lesquels, en apparence, ou dans l'immédiat, il est
impossible à Paris de céder totalement.
En revanche, Paris est plus que jamais pressé de conclure, car l'atmosphère ne fait que s'alourdir. En
Algérie, l'O.A.S., qui regroupe désormais, sous l'autorité plus ou moins théorique du général Salan,
l'ensemble des civils et ex-militaires décidés à l'action violente, prétend reprendre en main la cause de
l'Algérie française, et multiplie attentats à l'explosif ou assassinats contre des personnalités favorables à la
politique gouvernementale. De son côté, le F.L.N. peut se réorganiser, notamment à la faveur d'une trêve
temporaire (et unilatérale) du 20 mai au 16 août. À Paris, une manifestation organisée par les dirigeants du
front contre le couvre-feu imposé aux Algériens est réprimée au prix d'une centaine de morts (17 octobre
1961). L'extension de l'action de l'O.A.S. à la métropole accentue le climat de guerre civile, d'autant plus
qu'une mobilisation de la gauche s'organise en retour. Une manifestation de protestation contre les
agissements de l'organisation est violemment réprimée par un pouvoir qui n'entend pas laisser aux
organisations communistes le monopole de la défense de la république (affaire du métro Charonne, 9
morts). Ainsi peut-on aboutir aux (18 mars 1962), que le référendum du 8 avril approuve à une majorité
écrasante (90% des votants.)
D'Evian à l'indépendance :
Les textes d'Evian constituent, à bien des égards, un « étrange document ». Ils se composent d'un accord
de cessez-le-feu bilatéral et d'un ensemble de « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie » qui
émanent du seul gouvernement français. Ce caractère unilatéral a pour objet de souligner que la France
reste, en droit, maîtresse du jeu, en l'absence de l'État algérien à naître. Celui-ci n'est engagé que par la
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petite phrase qui stipule qu'après le référendum, les accords s'imposeront à ses dirigeants. Ces déclarations
organisent la période transitoire entre cessez-le-feu et référendum, en instituant un exécutif provisoire. Il
prévoient pour la communauté européenne une série de larges garanties des personnes et des biens. Les
intérêts pétroliers sont sauvegardés. Tout Algérien de statut personnel musulman sera automatiquement
citoyen algérien après l'indépendance. Une amnistie doit jeter l'oubli sur les actes commis pendant le
conflit (ce qui couvre les engagements dans l'armée française). La France conserve la disposition de la base
de Mers el-Kebir pour quinze ans, et des centres nucléaires et spatiaux pour cinq ans. Une coopération
économique et culturelle est prévue. Si, à partir de ce moment, la volonté française de quitter l'Algérie ne
peut être remise en cause, il n'en va pas de même de l'application des « accords » eux-mêmes. Le
gouvernement français ne peut imposer ni aux Français d'Algérie, ni à l'O.A.S. de coopérer au processus
de décolonisation. Le G.P.R.A. ne représente que très partiellement la direction du F.L.N. L'exécutif
provisoire mis en place sous la présidence d'Abderrahmane Farès est sans autorité réelle. L'avenir des
accords réside largement dans la bonne volonté des parties.
Or la situation ne fait que se dégrader. Entamée à partir de l'été 1961 (plasticages, première tentative
d'assassinat contre le chef de l'état), l'action de l'O.A.S. s'accentue à partir de février 1962 et tente de
paralyser le processus « d'abandon » . À la fin du mois, une directive du général Salan donne l'ordre de
s'attaquer à l'armée française, avant de pousser la population dans la rue. Un « Conseil national de la
Résistance » présidé par Georges Bidault est créé en avril en métropole. En même temps, les commandos
de l'O.A.S. multiplient les attentats, dont une partie frappe des Algériens musulmans coupables seulement
de circuler dans des quartiers européens, une autre des modérés, partisans d'une coopération, comme celui
qui coûte la vie à l'écrivain Mouloud Feraoun. A partir de juin, l'organisation abandonne le mot d'ordre de
résistance pour lui substituer la tactique dite de « terre brûlée » . De son côté, le F.L.N. ne respecte pas les
accords de cessez-le-feu, et entame une série de purges à grande échelle contre les « collaborateurs » ,
tandis que se multiplient les enlèvements de civils européens, présentés comme des représailles aux
attentats de l'O.A.S. Lors d'une réunion en mai à Tripoli, son comité directeur, le C.N.R.A (conseil national
de la révolution algérienne) désavoue les accords, traités de « plate-forme néo-colonialiste » . Les ambitions
rivales (notamment celles de Ben Bella, soutenu par l'état-major des forces de l'extérieur et son chef, le
colonel Boumediene), minent l'autorité du G.P.R.A. Dès avant l'indépendance, l'épreuve de force entre
nationalistes s'engage.
Ainsi, de manière apparemment paradoxale, le cessez-le-feu, loin de marquer le retour à la paix, se traduitil par un redoublement de violence. Deux guerres civiles (franco-française et algéro-algérienne)
s'exaspèrent, sans que la guerre franco-algérienne s'atténue véritablement. La police et la justice françaises
sont réorganisées et épurées pour agir prioritairement contre l'entreprise de l'O.A.S. L'action de l'armée
dans le réduit que l'organisation a essayé de constituer dans le quartier populaire de Bab el-Oued, la
fusillade de la rue d'Isly (26 mars) contre une manifestation de soutien aux civils de ce quartier soumis à la
répression achèvent de persuader les Pieds-Noirs de l'impossibilité d'un revirement de l'armée. En même
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temps, ils ont conscience que celle-ci n'assure plus leur sécurité face au F.L.N. ou à des « éléments
incontrôlés » . La seule année 1962 a été trois ou quatre fois plus sanglante qu'une année moyenne. À cela
s'ajoutent les occupations abusives d'appartements, de fonds de commerce, les vols de voitures, de
camions citernes, de véhicules de la croix-rouge internationale, la levée de dîmes sur les colons. Quant aux
musulmans victimes de vengeances ou « d’épurations », le chiffre des morts est évalué à plusieurs dizaines
de milliers sur un total évalué à environ 1 million de personnes compromises (soldats et familles), ce qui
représente un pourcentage beaucoup plus élevé que pour la communauté pied-Noir.
L'armée française, qui a entamé depuis plusieurs mois une sérieuse déflation des effectifs, et replié une
bonne partie du dispositif de quadrillage, mais conserve encore une force impressionnante (350.000
hommes au 19 mars, encore 280.000 en juillet), n'intervient pas (sauf initiatives isolées) pour mettre fin
aux exactions. Il est devenu difficile de compter sur les troupes dites « musulmanes » (130.000 hommes en
mars), dont le taux de désertion est important (150 hommes par jour avec armes et bagages en avril). Le
contingent (200.000 hommes) ne voit plus de véritable justification à son maintien. Les troupes de métier
souffrent de la crise qui déchire l'armée depuis le putsch d'avril 1961 et s'est traduite, outre les procès de
203 officiers, par le dégagement d'office de 350 d'entre eux, tandis que se multiplient les départs
volontaires (plus d'un millier entre 1960 et 1961, sur un total de 30.000).
La confrontation avec l'O.A.S. mobilise une partie des forces françaises, accentuant sans doute leur
concentration dans les villes ; elle fait planer sur tout engagement militaire contre le F.L.N. ou ceux qui
s'en réclament le soupçon de réaliser un des voeux de l'O.A.S. ou des partisans de l'Algérie française, c'està-dire la reprise générale des combats. Mais il est vrai aussi que, en-dehors même de ces circonstances, la
volonté de dégager la France de l'engrenage algérien suffit à expliquer l'attitude gouvernementale : le
premier ministre Georges Pompidou condamne les « crimes inadmissibles » commis en Algérie à
l'encontre des Français, mais souligne qu'il n'est pas question de recommencer la guerre, ni de mobiliser
toutes les forces militaires en Algérie pour assurer leur repli, qui serait la fin des espoirs de coopération des
communautés. Cet enfermement dans la dialectique du tout ou rien au détriment des devoirs les plus
élémentaires d'un gouvernement ne laisse pas d'étonner chez un homme, qui en d'autres circonstances a su
faire preuve de compréhension (en intervenant personnellement pour empêcher l'exécution du général
Jouhaud, condamné à mort par le haut tribunal militaire le 13 avril 1962).
Aussi ne faut-il pas s'étonner de l'exode massif (pudiquement appelé « rapatriement »), pendant l'année
1962, et particulièrement entre mai et août, de quelques 800.000 Pieds-Noirs et près de 100.000 réfugiés
musulmans, chiffres très supérieurs aux prévisions, qui avaient prévu le retour de 460.000 Pieds-Noirs sur
trois ans, et de quelques milliers de musulmans. En ce qui concerne les Pieds-Noirs, l'improvisation est à
peu près totale : ce n'est que fin mai que des mesures adaptées sont prises, avec l'engagement de moyens
réellement importants (20 navires par semaine, un véritable pont aérien mis en place), trop tard pour
permettre des départs autrement que dans la cohue et avec le minimum de bagages. Si l'exode des Pieds-
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Noirs constitue une improvisation, il apparaît presque privilégié en regard de celui de leurs compatriotes
musulmans. Une note du colonel Buis du 12 mai 1962 invite les cadres à s'abstenir de toute initiative
individuelle en ce qui concerne les opérations d'installation des Français musulmans en Métropole. Cette
mesure, justifiée par le souci de planifier les départs, apparaît comme lourde de conséquences dans des
circonstances où sauver des vies est une question d'heures. Le ministre d'État Louis Joxe, chargé des
affaires algériennes, va jusqu'à préconiser le renvoi en Algérie des . En réalité, de nombreuses initiatives,
sur lesquels le ministre de la Défense Pierre Messmer consent à fermer les yeux, permettent le
« rapatriement » de 25.000 personnes, ce qui est à peu près la moitié du total. Combien d'Algériens
musulmans auraient-ils quitté leur pays si la possibilité leur en avait été donnée ? C'est ce qu'on ne saura
jamais.
Le 1er juillet 1962, le référendum d'autodetermination, suivi, le 3, de la proclamation de l'indépendance,
met fin au conflit franco-algérien. En revanche, la guerre civile en Algérie et en France se poursuit pendant
un certain temps. Ce n'est qu'en septembre que Ben Bella, appuyé par l'état-major, s'impose au pouvoir à
Alger, avec l'aide discrète, mais efficace, de Paris, tandis que les massacres de « harkis » se poursuivent. En
France, l'épreuve de force se poursuit entre l'état et l'O.A.S. : le 6 juillet le lieutenant Degueldre,
organisateur des commandos terroristes de l’OAS, est fusillé ; le 22 août, un autre commando tente,
vainement, d'assassiner le général de Gaulle (fusillade du Petit-Clamart). Il faudra attendre 1965 pour que
les autorités jugent la menace définitivement écartée. Trois lois d'amnisties (1966 1968, 1982) chercheront
à effacer les traces de cette déchirure.
Il reste que le bilan est très lourd, en vies humaines tout d'abord. L'armée française a perdu 25.000
hommes (dont 15.000 au feu), 485 disparus ; les civils français, de leur côté, ont eu, avant le 19 mars, 2788
morts et 875 disparus, auxquels s'ajoutent, après le cessez-le-feu, au moins 1300 disparus. Plus difficile à
évaluer, les morts des Algériens musulmans, s'élèveraient à 300.000 ou 400.000 personnes, civiles pour la
plupart, victimes des opérations de l'armée française et de celles de l'A.L.N. dans une proportion difficile à
définir, l'étendue des purges menées par le F.L.N. après le cessez-le-feu étant inconnue (sans doute
plusieurs dizaines de milliers de personnes). Comment, par ailleurs, mesurer l'impact des souffrances, des
humiliations, ou des déchirements personnels ? Toutes les victimes pourraient reprendre la phrase célèbre
de Ferry : « il n’y a pas de compensation, non, il n’y en a pas, pour les désastres que nous avons subis ».
Conclusion :
Le départ qui mit fin à un siècle de présence d'une colonie française en Algérie est sans doute un des
chapitres douloureux d'une histoire qui, en Méditerranée, en compte beaucoup, depuis celui des juifs et
des morisques d'Espagne à celui des Arabes de Palestine, en passant par l' échange de populations de 1924.
Pour une minorité, celle qui eût souhaité le maintien de l'Algérie française, il s'agit d'une défaite nationale,
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et leurs pleurs sur le pays perdu n'ont d'autres équivalent que les larmes des Arabes sur la chute de
Grenade et la perte de l'Andalousie. Une autre minorité, celle qui milita contre la « sale guerre », se
réjouirait de la défaite du colonialisme français, arrachée par la lutte du peuple algérien et ses alliés de la
gauche française, si ce succès n'était compromis par le maintien d'un régime gaulliste dénoncé comme
répressif et bourgeois. La grande majorité, sans doute, surtout soulagée de la fin du conflit, accepte le
cessez-le-feu, puis l'indépendance, avec soulagement, en comptant sur le Général, pour ramener le pays
sur le chemin de la grandeur. Celui-ci, cependant, déclare en privé ne pas se faire d’illusion sur la capacité
des Français à affronter l’avenir.
En fait, la guerre aura marqué plus profondément la France qu'on ne le pense. Outre les prétendus
« rapatriés », pieds-noirs et musulmans (environ un million de personnes), près de trois millions de
Français de métropole ont connu l’Algérie en guerre, dont 25.000 au titre d'officiers de réserve. À ce
nombre, il faudrait encore ajouter les Algériens immigrés en France et leurs descendants. On devrait
encore évoquer les militants de syndicats (notamment l'U.N.E.F.) ou de partis politiques (en particulier la
S.F.I.O.), dont une minorité se détache pour former le P.S.U. en 1960), qui se forment dans l'opposition à
la guerre. Pour les uns et les autres, le conflit constitue une expérience, puis une référence majeure,
inévitable, et, souvent, obscurcie par une mémoire qui s'entretient de convictions jamais véritablement
remises en cause, de témoignages unilatéralement choisis. Le travail des historiens réussira-t-il un jour à
amener le dépassement d'attitudes de combat qui n'ont plus raison d'être ? On voudrait l'espérer sans trop
y croire.
Tous ces drames auraient-il pu être évités ? Il aurait fallu, pour cela envisager très tôt une évolution séparée
de la France et de l'Algérie, telle que l'avait rêvée, par exemple, Napoléon III ; il aurait fallu concevoir,
pour la colonie française, un rôle très différent, consistant moins à l'enraciner dans la fiction d'une
province française, pour garantir la pérennité de la domination de la métropole, qu'à lui conférer une
mission plus temporaire d'encadrement ; il aurait fallu susciter beaucoup plus tôt un développement
économique et social susceptible de rapprocher les genres de vie. Tout ceci aurait préparé les élites
françaises à accepter une évolution, et évité la radicalisation du nationalisme algérien. On voit bien l'utopie
de ces conditionnels (ou plutôt de ces irréels). N'aurait-on pas pu, du moins, mieux gérer la crise, et éviter
de la transformer en une affaire de portée nationale, en jetant toutes les ressources du pays dans le combat
? Aucun homme politique marquant n'a cru devoir ou pouvoir essayer de le faire. Il a fallu tout le prestige
du général de Gaulle (dépensé pendant quatre ans) pour trouver une issue que, il est vrai, la lassitude aurait
fini par imposer, mais dans quelles conditions ? La retraite, du moins, n'aurait-elle pas pu être mieux
conduite ? Il est difficile de répondre que non.
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