Le sujet de l'éducation
Il est fort possible que le titre de ce cours vous paraisse, à bon droit, peu "parlant" et sans doute
souhaiteriez vous obtenir d'emblée quelques éclaircissements sur mes intentions. En fait, cette
ambiguïté, voire cette obscurité, est délibérée et je vous propose, pour légitime que soit ce souhait,
d'y surseoir dans un premier temps afin que vous puissiez vous interroger par vous-mêmes.
Pause: Essayez de voir (en vous aidant, au besoin d'un dictionnaire) quel(s) sens - il peut y en
avoir plusieurs - vous pourriez donner à cet intitulé.
Peut-être vous semblera-t-il, ce faisant, que la philosophie est bien cet art de "couper les cheveux en
quatre", comme on le dit parfois. De fait, la philosophie peut bien se définir comme une activité
étrange qui paraît créer de la difficulté là où il n'y en aurait pas tout en prétendant démêler cette
obscurité. Disons qu'elle vise à faire émerger des problèmes afin de permettre de mieux saisir le
sens de notre rapport aux choses.
Considérez aussi ce premier exercice comme une approche de la tâche qui vous attend lors de
l'examen. Tout travail philosophique passe par cette interrogation prudente sur le sens des termes
qui apparaissent dans la question.
Pour en venir à la "réponse", voici quelques indications.
L'expression "le sujet de l'éducation" peut d'abord être prise comme une construction analogue à "la
ville de Paris" (une apposition). Elle dit alors que l'éducation est le sujet de notre réflexion ou que
cette réflexion "porte" sur l'éducation. Et, de fait, l'éducation est bien ici notre "sujet".
Mais le "sujet de l'éducation", ce peut être aussi celui sur qui s'exerce le processus d'éducation,
donc l'enfant ou l'élève, plus généralement l'éduqué. Nous parlerons donc de l'éduqué.
Notons ici que la langage paraît avoir plus d'un tour dans son sac puisque, non sans facétie, dans les
usages que l'on vient d'évoquer le sens des mots "sujet" et "objet" semble pouvoir s'intervertir.
Ainsi le sujet de mon exposé est aussi bien l'objet de ma démonstration et, quant à l'éduqué, s'il est
"sujet de l'éducation", c'est dans la mesure où il est l'"objet de tous mes soins", voire même de mon
désir (d'éduquer).
On ne sera donc pas étonné de trouver dans notre expression une certaine ambiguïté :
- d'un côté, le sujet est celui qui est soumis à un pouvoir, tel le "sujet du roi" (sujétion) ou à une
action, tel le "sujet d'un traitement médical" (assujettissement), le terme évoque alors une passivité,
et paraît pouvoir s'échanger assez facilement avec "objet", comme nous venons de le remarquer
- mais, d'un autre côté, il paraît aussi apte à désigner, non plus celui qui subit une action mais, celui
qui soutient activement un processus. Le vocabulaire de la grammaire ne dit-il pas que dans
l'expression "je chante", "je" est le sujet du verbe, donc de l'action "chanter" ?
Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, c'est ce dernier sens, le moins
exposé à l'ambiguïté, qui a prévalu à l'intérieur du discours philosophique. C'est donc à lui que, sans
totalement ignorer les autres, nous nous attacherons plus particulièrement.
Nous pouvons désormais revenir à notre question en notant ceci : il existe dans la pensée de
l'éducation un courant issu des mouvements qui dès le début du XXe siècle se sont réclamés d'un
projet d'Education Nouvelle, courant qui milite pour une pédagogie active et plus généralement met
en avant l'importance de la "pédagogie", or l'idée que l'enfant est sujet et doit être traité comme tel
est centrale pour ce courant. En réalité, cette même idée paraît largement partagée au sein des
sociétés contemporaines qui se caractérisent par leur reconnaissance de l'importance de l'enfant et
de son statut de "personne".
Il est certes vrai que le courant que je viens d'évoquer ne fait pas l'unanimité et vous avez sans
doute déjà lu des articles dans les journaux qui s'en prenaient au "pédagogisme". Mon intention
n'est pas de prendre position dans ce débat. Je remarque seulement qu'à ma connaissance, les
critiques adressées au pédagogisme au nom de la "défense du Savoir et de l'Ecole Républicaine" ne
paraissent pas (ou seulement rarement) aller jusqu'à une mise en cause directe du principe évoqué
plus haut, comme s'il s'agissait davantage de censurer le mauvais usage d'un tel principe et comme
si ce principe en lui-même était devenu décidément incontournable à l'intérieur de notre culture.
Pause : Lisez les journaux et/ou tentez de repérer dans les lectures que vous avez déjà faites ce qui
peut relever de ce débat.
Platon disait de la philosophie qu'elle commençait avec l'étonnement. Et je crois que cet
étonnement doit être compris comme portant non pas sur ce qui est étonnant d'emblée mais sur ce
qui, précisément, ne paraît guère étonnant mais semble plutôt aller de soi. Si, comme je viens de
l'indiquer, il nous semble si clair que l'enfant soit "sujet", alors cette évidence-même devrait nous
interroger. Les éléments de réflexion que je vous propose n'ont d'autre but que de rendre un peu
plus problématique cette "évidence".
Pour ce faire, nous commencerons par évoquer les commencements de la philosophie et de sa
réflexion sur l'éducation pour y constater l'absence de notre problème. Nous évoquerons ensuite ce
que signifie l'apparition de cette pensée qui définit l'homme comme sujet avant d'esquisser quelques
réflexions sur la façon dont cette pensée a pu se traduire dans le domaine de l'éducation.
Peut-être trouverez-vous, chemin faisant, que ce cours n'est pas très "pédago-centré", et sans doute
ne l'est-il pas assez à mon goût.
J'ai adopté ce parti-pris parce qu'il me semble que bien souvent la philosophie de l'éducation des
étudiants en Sciences de l'Education manque de bases philosophiques suffisamment solides et parce
que je crois important de ne pas séparer la "philosophie de l'éducation" de l'ensemble de la
réflexion philosophique - sans quoi elle risque fort de se réduire à l'exposé de simples convictions
ou à un ensemble de préceptes vertueux.
1. La pensée grecque de l'éducation : autour du Ménon
Je vous propose donc de commencer notre enquête par un retour à la philosophie de Platon. Ce qui
motive à mes yeux ce "passage par Platon" tient assez peu à l'idée généralement reçue (et assez
vraie dans l'ensemble) que la culture grecque serait une des sources de notre civilisation et qu'il
importerait de ressaisir comment la question qui nous occupe a pu se poser en son temps mais tient
plutôt au fait qu'on présente parfois la pensée de Platon comme une sorte d'anticipation d'une
pédagogie active ou d'une pédagogie du sujet.
Cette présentation prend essentiellement appui sur un passage d'un dialogue intitulé Ménon. Nous
étudierons donc d'un peu près la fameuse "pédagogie du Ménon".
A mon sens, cette étude devrait avoir pour effet de vous familiariser un peu mieux d'une part avec
la question du rapport entre philosophie et pédagogie et d'autre part avec celle du sens que les
Grecs pouvaient donner à l'éducation - qu'ils nommaient "païdeïa".
1A. Première approche du Ménon
La question centrale du Ménon est de savoir "si la vertu peut s'enseigner". Telle quelle, une telle
question peut paraître singulièrement étrange ou codée.
1A1. La vertu
Tout d'abord, le mot "vertu" peut revêtir à nos oreilles des connotations moralisatrices, voire de
morale sexuelle, assez étrangères à celles d'un Grec. La vertu a, dans le contexte qui nous occupe
maintenant, essentiellement le sens d'une excellence, d'un accomplissement de l'être humain (peut-
être sommes-nous plus près de ce que les Grecs entendaient par vertu si nous pensons à ce que,
dans un langage médical un peu vieilli, l'on nommait la "vertu de telle ou telle plante"). Et cette
excellence tient alors fondamentalement à la position de l'on peut occuper à l'intérieur de la Cité
(Polis). Retenons ici que la morale de la pensée classique grecque n'est pas une morale universaliste
(càd valable pour tout être humain) et qu'elle s'adresse fondamentalement au citoyen (càd à
l'homme adulte de sexe masculin membre de droit de la Cité).
1A2. Les Sophistes
Il convient ensuite d'avoir à l'esprit qu'à l'époque où vivaient Socrate et son élève Platon est apparu
un groupe de penseurs que l'on a dénommé "Sophistes". Le terme qui désigne plutôt ce que nous
nommerions des "savants" n'est pas en lui-même péjoratif mais il le devient sous la plume de Platon
qui en fait ses adversaires privilégiés. Notons encore que Platon s'oppose d'autant plus
vigoureusement à ces Sophistes qu'aux yeux de certains, comme le poète comique Aristophane, la
différence entre ces Sophistes et un philosophe comme Socrate n'est guère évidente : ils pouvaient
en effet apparaître tous ensemble comme remettant en cause le corps d'évidences traditionnellement
reçues sur lesquelles reposait la culture politique athénienne ou, plus généralement, la culture
grecque.
Ceci paraîtra peut-être troublant à certains d'entre vous tant nous avons l'habitude d'identifier dans
la représentation que nous nous en faisons le monde grec et la philosophie. Il nous faut pourtant
nous souvenir que Socrate a été accusé et condamné pour impiété et corruption de la jeunesse.
Pour en revenir aux Sophistes (que rien, malgré le mal qu'en dit Platon, n'interdit vraiment de tenir
pour des penseurs respectables), ils apparaissaient d'abord comme des voyageurs parcourant la
Grèce pour y donner des leçons.
Et ce qu'ils prétendaient enseigner, c'était précisément la "vertu".
Ils se faisaient en effet les diffuseurs d'une technique de maniement du langage rendant apte à la
construction de discours dotés d'un grand pouvoir de conviction (art que l'on nomme "rhétorique")
et affirmaient, non sans raisons, que celui qui maîtrisait cet art pouvait, par la force de sa parole,
briller dans les assemblées et peser sur la conduite des affaires de la Cité.
La question du Ménon fait donc écho à cette prétention des Sophistes, à laquelle Platon entend
s'opposer. Ce n'est pas tant que les Grecs ou Platon pensent que l'accès à la vertu ne soit pas une
affaire d'éducation mais ils se refusent à penser que cela soit quelque chose que l'on pourrait en
quelque sorte acheter, en payant une série de cours permettant l'acquisition d'une technique, aussi
"performante" soit elle.
Reste que si j'insiste ici sur le contexte intellectuel de l'oeuvre, vous pourrez constater en la lisant
qu'elle n'est pas explicitement construite comme une dénonciation de la sophistique (ce qui est
plutôt l'objet du Gorgias) et que la question posée y est considérée dans sa plus grande généralité (si
tant est qu'elle soit vraiment traitée jusqu'au bout).
1B. Note sur Socrate
Une dernière remarque sur Socrate et Platon.
Socrate occupe dans notre histoire culturelle une place tout à fait éminente. Cette place, il la doit
d'une part à l'impact évident que sa réflexion novatrice a eu sur ses contemporains mais aussi
d'autre part au fait que son élève Platon ait produit une oeuvre d'une impressionnante puissance
intellectuelle (et par ailleurs, la première dans l'histoire de la philosophie qui nous soit parvenue
dans son intégralité et non sous forme fragmentaire) qui donne corps à l'idée de philosophie - et en
invente même le nom.
Or la quasi-totalité de l'oeuvre est faite de dialogues dans lesquels "Socrate" joue le premier rôle. Il
est clair que Platon a voulu présenter son travail comme une sorte de prolongation de
l'enseignement de Socrate, faisant ainsi de lui le père fondateur de la philosophie.
Notons cependant qu'avant Socrate ont vécu des penseurs que nous appelons désormais
"présocratiques" et qui paraissent bien déjà "faire de la philosophie" : la pensée de Socrate paraît
alors constituer moins une création radicale qu'une inflexion novatrice à l'intérieur d'une tradition
naissante.
Notons surtout que l'unité du tandem Socrate-Platon est loin d'être si évidente. Dans bien des
dialogues les paroles mises dans la bouche du personnage Socrate sont très éloignées de ce que le
Socrate historique a pu dire. C'est que la pensée de Platon a connu bien des évolutions au cours
d'une longue vie sans que celui-ci fasse jamais le choix de bouleverser son procédé d'exposition -
peut-être parce que ces évolutions, malgré leur importance, lui semblaient toujours demeurer dans
une continuité essentielle à l'égard de la pensée de son maître. Soyez donc prudent : lorsque Socrate
parle, c'est bien Platon qui écrit.
De fait, nous n'aurions pas ce problème de savoir qui dit quoi exactement si Socrate lui-même avait
écrit. Or il s'y est toujours refusé. La fidélité de Platon à l'égard de son maître peut donc paraître un
peu curieuse puisque reposant sur une transgression d'un principe majeur de celui-ci. Car le refus
socratique de l'écriture n'est pas l'effet d'une incapacité ou d'une paresse : il est solidaire de
l'essentiel de l'attitude socratique. Le socratisme est davantage une attitude qu'une doctrine et
Socrate dit souvent qu'il n'a rien à enseigner - alors que l'écriture d'un livre est solidaire d'un projet
de transmission, et Platon a bel et bien une doctrine à transmettre.
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