Lire l`étude sur Le Spectre de Carthage

publicité
Le Spectre de Carthage constitue le point culminant de l’antagonisme entre Alix et la
culture phénicienne. Dans La Giffre Noire, il empêche la vengeance d’Icara, cité martyr rasée
par Rome sans raison aucune. Dans L’île Maudite et les Proies du Volcan, il empêche le
développement du commerce phénicien dans l’Atlantique. Carthage semble décidée à lui
rendre la monnaie de sa pièce.
Alix et Enak sont donc attirés à Carthage par le Sénat de cette ville qui a engagé un sculpteur
pour leur ériger une statue. Il s’avère assez vite qu’il s’agissait en fait d’un complot ourdi par
un certain Eschnoum, le frère du mage Raffa, pour se venger d’eux. Après avoir échappé à
une tentative d’empoisonnement, Alix fait la rencontre de Corus Maler, le tribun romain qui
commande la garnison locale. A la suite de plusieurs péripéties, nos héros vont devoir déjouer
la conspiration d’Eschnoum qui a pour but de faire sortir de Carthage une importante quantité
d’orichalque, un matériau explosif d’une puissance prodigieuse qui pourrait servir ses noirs
desseins de vengeance.
Personnages
Eschoum
Apparemment cet homme est le frère de
Raffa et possède les mêmes pouvoirs
hypnotiques que ce dernier quoique moins
efficaces. Il est apparemment venu à
Carthage avec son frère dont on ignore le
devenir, mort de vieillesse ?
Son nom est celui du dieu de la médecine à
Carthage, que les Romains nommeront par la
suite Esculape. Il est à la tête de la société
secrète qui se cache dans les ruines de
Carthage et attend son heure pour libérer la
terrifiante puissance de l’orichalque sur
Rome. A la fin de l’album, il disparaît dans
une explosion colossale dans le port de
Carthage. On ne sait pas s’il a survécu mais
ça me semble peu probable. Avec Brutus, il
est l’incarnation de ces cultures détruites par
l’expansion romaine et qui crient vengeance.
Corus Maller
Si Eschoum est l’incarnation de la vengeance
de Carthage, Corus Maler est celle de
l’impérialisme romain qui n’admet aucune
rébellion. Il témoigne dans sa lutte contre la
société secrète des carthaginois d’un
acharnement qui confine à mon avis à la folie
furieuse et la haine. Preuve en est cette
vignette où il préfère affronter le déluge et
une mort certaine plutôt que de manquer le
spectacle de la fin des ennemis de Rome. Il
semble connaître le secret de l’orichalque
depuis le début, ce qui lui donne tout au long
de l’album une longueur d’avance sur Alix
avec lequel il a l’attitude d’un mentor.
Lorsque j’ai lu cette bande dessinée pour la
première fois, je pensais qu’il était mort dans
l’explosion. Cependant une lettre lui est
adressée dans l’Odyssée d’Alix 2 et il est
même promu Sénateur dans le récent Roma
Roma. Personnellement j’aurais préféré qu’il
soit mort car il est pour moi l’alter ego
d’Eschoum : un fou dangereux.
Brutus
Un autre ennemi irascible de Rome. Il apparaît d’abord comme
l’antagoniste majeur du Tombeau Etrusque. A cette époque, chef
temporel de la secte des adorateurs de Moloch et prétendant au trône
d’Etrurie, il comptait profiter du chaos de la guerre civile pour
restaurer le monarchie étrusque. A Rome la monarchie a été abolie en
509 av J.C par la déposition de Tarquin le Superbe, assassiné plus
tard à Gabies.
Dans ce dernier tome, Brutus était un chef de bande brutal qui
cultivait vraisemblablement une foi simulée en Moloch comme le
montre ses échanges avec le grand prêtre de ce dieu. Il ne semble pas
non plus haïr Rome mais davantage chercher le pouvoir. Dans Le
Spectre de Carthage, Brutus a été défiguré par un aigle. Il hait Rome
plus que tout et réaffirme jusqu’à son dernier souffle sa foi en
Moloch et sa haine de Alix. C’est ce sentiment qui le pousse sans
doute à s’infliger la souffrance inutile de porter l’orichalque à main
nue alors qu’il pouvait très bien être porté dans un récipient. Je pense
qu’il a perdu la raison car il ne cherche plus rien pour lui-même que
la souffrance de Rome.
Samthô
Alix rencontrera-t-il un jour une femme,
personnages historiques mis à part, qui
partagera sa vie plus d’un jour ou deux
avant de mourir ? Grande question.
Samthô est la jeune prêtresse de Tanit, la
déesse de la Lune vénérée par les
carthaginois qui composent la société
secrète d’Eschoum. Par amour pour Alix
qu’elle a soigné et sans doute un peu plus
encore, elle vole le manteau de Tanit de
façon à lui garantir la libre sortie des ruines
mais ce geste blasphématoire n’est
finalement d’aucune utilité à notre héros et
Samthô meurt de façon aussi tragique que
vaine. Alix est un héros assez spécial, il ne
peut finalement que former un couple avec
son ami Enak.
Samtho, comme c’est bien mis en évidence
par le rappel de l’intrigue du roman
Salammbô de Flaubert (1862), reproduit
l’histoire de la prêtresse de Tanit amoureuse
de Mathô, le chef des mercenaires en guerre
contre Carthage.
Après le vol du Zaïmf, le voile de Tanit, par
Spendius, Salammbô se rend au camp des
mercenaires et se donne à Mathô pour
reprendre le voile. Lorsque Mathô est
vaincu et tué, elle meurt foudroyée de
douleur.
Alix et Enak
J’aime beaucoup cette représentation du début de
l’album où nos amis prennent la pose de Castor et
Pollux. Pour une fois, ils vivent leurs aventures en
parallèle. Pendant d’Alix s’engouffre dans les
souterrains et les bras de la jolie Samthô, Enak
découvre un morceau d’orichalque qui les mettra sur
la piste menant à Eschoum. Ces deux là se
complètent finalement assez bien dans cet album où
ils semblent partager la même fascination mêlée de
peur pour Carthage. Mais ne nous y trompons pas :
Alix n’est pas le personnage central de ce choc
frontal de Carthage contre Rome. Les deux
antagonistes sont en fait ces fous dangereux de Corus
Maler et Eschoum qui ont le bon goût de mourir
ensemble. Alix est trop humain pour condamner la
vengeance d’une cité martyre. Quant à Enak, pareil à
un Castor mortel, il suit la destinée de son immortel
jumeau.
Carthage
Là où les Romains passent, il y a toujours un avant glorieux mais pas forcément un après
très réjouissant
La tradition littéraire situe la fondation de Carthage en 814 av J.C. Le poète latin
Virgile (70-19 av J.C) qui écrit huit siècles après les faits, conte dans L’Enéide l’histoire de la
ville. La princesse Elyssa ou Didon pour les latins se serait enfuie de Tyr à la suite de
l’assassinat de son mari et se serait rendue en Tunisie actuelle avec une poignée de notables et
de vierges de Chypre. Sur place, le roi Labras accepte de lui donner autant de terre que peut
en contenir la peau d’un porc. Didon découpe alors la peau en lamelles de telle façon qu’elle
recouvre un espace suffisant pour permettre la fondation d’une citadelle qui sera l’embryon de
la ville.
Salluste cite par la suite l’aventure des frères Philène qui longèrent la côte libyque pour
déterminer les frontières de leur ville par rapport à la cité grecque de Cyrène.
Vers 650 av J.C, Carthage s’affranchit du tribut que les colonies phéniciennes devaient payer
à la cité-mère de Tyr et commence à s’étendre en Méditerranée.
Il ne faudrait pas croire que l’expansion de Carthage est le point de départ des guerres
puniques car la cité fut longtemps alliée de Rome contre les Grecs. A l’époque, les îles de
Sardaigne, Corse et Sicile font en effet l’objet d’une lutte d’influence entre les Etrusques,
Carthage, Athènes puis Rome. Le versant oriental de la Sicile est longtemps dominé par des
tyrans grecs d’origine athénienne dont Denys ou Hiéron sont sans doute les plus célèbres.
Bien que vassaux d’Athènes, ces tyrans gouvernent leurs cités de façon indépendante et
refusent même d’aider Athènes durant les guerres Médiques. Lorsque la puissance maritime
de cette cité s’effondre vers 330 av J.C suite à son annexion à l’empire d’Alexandre, les
colonies grecques ne peuvent plus attendre de secours de la métropole, qui a d’ailleurs tenté
de les annexer en 411, et sont donc menacées par l’expansion romaine. En 279 av J.C, le roi
Pyrrhus d’Epire intervient à la demande de Tarente contre Rome, la même année Carthage
conclut un traité de défense mutuelle avec la cité latine et envoie même une flotte pour
empêcher Pyrrhus de recevoir des renforts. On peut considérer que de 508 av J.C (premier
traité commercial) à 275, les relations entre Rome et Carthage sont cordiales. Mais une fois
Pyrrhus rentré en Epire et les Grecs sur le déclin en Méditerranée, les deux cités n’ont plus
d’ennemi commun.
En 264 av J.C, le conflit éclate lorsque les carthaginois sous Hannon assiègent la ville
de Messine tenue par des mercenaires en révolte et s’allient avec le tyran de Syracuse, Hiéron.
Les mercenaires, qu’on appelle Mamertins, font appel à Rome. Bien que souhaitant
initialement éviter la guerre, le Sénat envoie la même année le consul Appius Claudius
Caudex à Messine. Les assiégeants refusent de lever le siège et c’est le début de la première
guerre punique.
Après une série de victoires et de défaites non décisives, la flotte carthaginoise est finalement
détruite en 241 av J.C dans les îles Aégates, privant le général Hamilcar Barca de ses lignes
de communication avec la métropole alors même qu’il occupait la plus grande partie de la
Sicile. Aux termes du traité qui suit, Carthage évacue la Sicile et doit payer un très lourd tribut
de guerre.
Carthage se retrouve ensuite dans une situation très difficile lorsque les mercenaires
recrutés par Hamilcar Barca en Sicile demandent le versement de leur solde. Compte tenu du
tribut de 3200 talents dû à Rome, Carthage ne peut satisfaire à cette exigence. Les
mercenaires se révoltent sous la conduite de Mathô, Spendios et Autarite. C’est la guerre
inexpiable. Etrangement, Rome prend parti pour Carthage dans ce conflit qui aurait pu aboutir
à l’anéantissement de sa rivale. Cette guerre est extrêmement cruelle : les mercenaires
révoltés jettent 7000 prisonniers dans une fosse et supplicient les négociateurs envoyés par
Hamilcar. Celui-ci fait écraser ses prisonniers par ses éléphants en signe de représailles.
Il parvient ensuite à bloquer une partie de l’armée ennemie dans le défilé de la Hache où les
mercenaires sont réduits à se manger entre eux. La défaite des mercenaires devient alors
évidente et Hamilcar achève sa tâche en faisant assassiner leurs généraux lors d’un banquet. Il
détruit ensuite les Libyens qui s’étaient révoltés.
Dans les décennies qui suivent, les Carthaginois prennent possession du littoral ibérique
jusqu’à l’Ebre.
La seconde guerre punique éclate en 219 av J.C lorsque Hannibal prend la ville de
Sagonte, alliée de Rome puis pénètre en Italie par les Alpes. En 216 av J.C, on peut considérer
que Rome est militairement vaincue : à la bataille de Cannae, les Romains laissent sur le
terrain 60.000 morts, 80 sénateurs et un consul sans compter 10.000 prisonniers pour un total
de 86.000 hommes engagés. Hannibal refuse pourtant de marcher sur l’Urbs, ce qui lui vaudra
cette réplique légendaire de son lieutenant Marhabal « tu sais vaincre mais tu ne sais pas
profiter de ta victoire ». Il y a de nombreuses raisons possibles à cette attitude d’Hannibal
mais j’y reviendrai après.
En 202, Hannibal a dû quitter l’Italie pour revenir protéger Carthage. Il se heurte à
Zama à l’armée de Scipion Emilien allié à Massinissa des Numides. C’est une défaite totale
imputable à Hannibal en raison de l’ordre d’engagement des troupes dans la bataille.
La même année, Carthage doit démanteler sa flotte, évacuer les Baléares, payer un tribut sur
50 ans et renoncer à toute action militaire sans l’assentiment de Rome.
La troisième guerre punique qui éclate en 149 av J.C se distingue des précédentes en
ce qu’il s’agit d’une guerre d’extermination.
Comme je l’ai dit plus haut, Carthage dut s’acquitter d’un tribut payable sur 50 ans assorti de
l’interdiction de recourir à la lutte armée. En 151 av J.C, Carthage a terminé de payer ce
tribut, le gouvernement de la cité estime donc avoir le droit d’engager une action armée de
son propre chef. A la même époque le roi Massinissa des Numides met le siège devant
quelques places fortes carthaginoises, menaçant le ravitaillement de la cité. Le Sénat romain
arbitre plusieurs fois le différend en faveur des Numides. Carthage finit par envoyer une
armée importante, 50.000 conscrits, contre Massinissa. En raison de l’inexpérience des
troupes et de la mobilité de la cavalerie numide, c’est une défaite.
A la même époque, un homme politique romain, Caton d’Utique, conclut tous ses discours,
même les vœux pour un anniversaire, par « Carthago delenda est » c'est-à-dire « il faut
détruire Carthage ». En 150 av J.C, sous son influence, le Sénat romain déclare que Carthage
a rompu le traité de paix, nonobstant sa durée de validité qui était écoulée, et rassemble des
troupes en Sicile.
L’ultimatum lancé à Carthage est inacceptable. La ville doit être militairement
démantelée puis rasée à hauteur du sol, ensuite les habitants devront émigrer dans l’arrière
pays, tenu par les Numides, pour y fonder une nouvelle cité sans aucune liaison commerciale
ou maritime avec le reste du monde. Cela revenait à leur promettre une existence misérable.
Après avoir envoyé des otages à Rome et retiré les ouvrages défensifs de la ville dans l’espoir
d’adoucir les sanctions, le gouvernement carthaginois prend conscience de l’intransigeance
romaine et organise la résistance sous Hasdrubal.
En 147, après deux ans d’un siège mené avec une incompétence dont il est peu d’exemples,
Scipion Emilien est finalement mis à la tête de l’armée romaine et s’empare de la ville après
une série de combats urbains extrêmement violents. La dernière poche de résistance
constituée par la citadelle de Byrsa finit par tomber, tous ses défenseurs s’étant jetés dans un
bûcher pour ne pas avoir à se rendre.
Carthage est alors rasée pendant dix-sept jours pleins, ses habitants déportés et son
emplacement maudit avec du sel.
Au total les pertes militaires de Carthage devaient s’élever à 62.000 hommes sur 80.000
mobilisés mais le plus grave est l’extermination des habitants pendant le siège et leur
dissémination après celui-ci. Des 300.000 hommes, femmes et enfants qui peuplaient la ville,
une des plus grandes du monde antique, il ne reste plus rien.
Je voudrais souligner deux faits qui me semblent importants dans la destruction de Carthage :
- Elle était planifiée
- Elle allait à l’encontre de l’intérêt de Rome.
Planifiée, de quel point de vue ?
D’abord parce que Rome a déclaré la guerre sans motif valable. Comme je l’ai dit plus haut,
le traité signé avec Carthage était caduc. Ensuite parce que Carthage n’était plus une
puissance militaire. Sa destruction ne se justifiait que par la haine, le mot n’est pas trop fort,
des Latins pour cette cité, nourrie par le ressentiment de la défaite de Canae et l’invasion
d’Hannibal. La violence avec laquelle Caton d’Utique avait appelé à détruire Carthage toute
sa vie durant ne laisse aucun doute sur les intentions romaines : il s’agissait de détruire la ville
à la première occasion qu’elle représentât ou non une menace.
A l’encontre des intérêts romains, de quel point de vue ?
En 216 av J.C, Hannibal se retrouve en position de détruire Rome qui n’a plus d’armée à lui
opposer. Or, que fait-il ? Il rallie les villes du Latium et d’Etrurie et attend que le Sénat lui
fasse des offres de paix. Il n’est donc absolument pas dans une logique d’extermination, au
contraire justement des Romains 60 ans plus tard. Hannibal, de l’avis même des historiens
romains, voyait l’intérêt commercial du port d’Ostie et se serait sans doute contenté de voir se
former en Italie une fédération de cités Etats comme il en existait en Grèce à cette époque
dans laquelle le pouvoir de Rome aurait été amoindri.
Autre évènement révélateur : lors de la guerre inexpiable, Rome hésite à prendre le parti des
mercenaires révoltés puis décide de soutenir Carthage qui est pourtant son ennemie.
Pourquoi ? Parce que le Sénat était conscient de la richesse produite par le commerce avec
Carthage et ne voulait pas voir une cité civilisée tomber aux mains de barbares.
En 150 av J.C, la situation est la même : Carthage est menacée par les Numides et risque de
tomber avec à la clé des conséquences très graves pour le commerce avec l’Afrique. Le Sénat
n’ignore pas cela mais il prend alors la décision inverse : il décide d’achever le travail des
Numides en détruisant une grande cité commerçante car elle lui faisait de l’ombre.
Autre évènement accablant pour Rome : la ville de Corinthe est elle aussi détruite et ses
habitants massacrés par les troupes romaines la même année en dépit de sa position clé dans
le commerce maritime.
Le fait que Rome ait détruit ces deux cités sans en retirer aucun bénéfice économique ou
commercial et même au détriment du commerce méditerranéen tendrait à prouver qu’il s’agit
peut-être du premier génocide conscient de l’Histoire antique. Pour conclure je rappellerais
que Rome a été une civilisation essentiellement d’occupation. Malgré sa tolérance relative
pour les cultes païens, on ne peut nier que Rome a détruit des villes entières par pur
impérialisme.
Mode de gouvernement
Comme la plupart des cités-Etats antiques, Carthage est d’abord gouvernée par une monarchie
puis par une oligarchie au sein de laquelle s’affrontent l’aristocratie foncière et les riches
commerçants.
Carthage était gouvernée par deux Suffètes élus pour un an, que les romains appelaient des
rois, issus en général de la famille des Hannonides et de celle des Magonides. Ils détiennent le
pouvoir exécutif mais, au contraire des consuls romains, non le pouvoir militaire.
En dessous d’eux se trouve le Sénat au sein duquel siègent des représentants élus sans doute
en fonction de critères aristocratiques et/ou de fortune. Au sein du Sénat étaient choisis les
membres d’une assemblée qui partageait avec lui le pouvoir législatif, la Gérousie, composée
comme son nom l’indique des anciens.
Les généraux étaient élus parmi la classe aristocratique dont était issue la famille des
Barcides. On ne connaît pas très bien les détails du fonctionnement de ce régime ni son degré
de démocratie, Strabon et Diodore de Sicile écrivant des siècles après la destruction de
Carthage.
Religion
On a beaucoup diabolisé la religion punique et particulièrement le culte rendu à Moloch.
Comme je l’ai dit dans un autre article consacré aux incohérences dans Alix, les historiens du
XIXe et XXe siècle ont beaucoup relativisé les dires de Strabon ou Diodore de Sicile qui
parlent de sacrifices d’enfant fréquents et d’immolation par le feu. Pour Rome c’était peutêtre un moyen de légitimer à posteriori la destruction sauvage de Carthage que d’en faire le
lieu de l’abomination opposé à la civilisation. Toujours est-il qu’il n’y a plus vraiment de
preuves à l’heure actuelle pour appuyer la thèse de sacrifices humains fréquents. Le panthéon
de Carthage était dominé par Baal Hammon et Tanit, équivalent d’Astarté. Ensuite venaient
Eschnoum et Melqart. La religion punique semble avoir connu une influence importante en
provenance de l’Egypte et de l’Afrique qui se sont superposées aux origines tyréennes de la
population. Les Romains assimilèrent par la suite Baal Hammon à Cronos en raison du mythe
du Titan dévorant ses enfants puis Melqart à Hercule.
Le clergé ne semble pas avoir joué de rôle dans le déclenchement des guerres puniques.
Dans « Le Spectre de Carthage », J.Martin décrit une femme et des enfants se jetant dans les
flammes en sacrifice à Moloch. C’est en fait une allusion à la prise de la citadelle de Byrsa.
Le général Hasdrubal qui défendait Carthage lors de la dernière guerre punique proposa à
Scipion Emilien de se rendre s’il laissait la vie aux défenseurs. Lorsqu’il passa les portes de la
citadelle, sa femme aurait égorgé ses deux enfants et se serait jeté dans un brasier avec les
défenseurs survivants pour ne pas avoir à se rendre. Il ne faut pas nécessairement donner un
caractère religieux à un évènement à caractère symbolique et patriotique.
L’orichalque
L’orichalque est un métal ou alliage métallique qui a
beaucoup fait parler de lui car on ne sait pas
exactement à quel alliage les anciens se référaient en
utilisant ce nom. Orichalque veut dire littéralement
« cuivre des montagnes ». Rien de bien excitant me
direz-vous.
Selon Corus Maler, il s’agirait d’un fragment d’une
météorite tombé en Egypte et accaparé par les prêtres
d’Amon puis Hamilcar Barca. Puissant explosif
d’origine extraterrestre, l’orichalque a le pouvoir de
raser une cité. Avouez que ça a quand même plus de
gueule dit comme ça, non ?
Plus sérieusement, Hésiode le cite dans Le bouclier
d’Héraclès comme un métal dont Héphaïstos se serait
servi pour confectionner des protège-tibias pour le
demi-dieu : « des cnémides d’orichalque éclatant ».
Dans un hymne homérique, le poète aveugle gratifie
Aphrodite de boucles d’oreille en orichalque.
Là où cela devient plus intéressant pour les amateurs
d’ésotérisme, c’est lorsque Platon le cite dans la
partie du Critias qui est consacrée à l’Atlantide :
« tous les métaux, durs ou malléables, extraits du sol
par le travail de la mine, sans parler de celui dont il
ne subsiste aujourd’hui que le nom, mais dont en ce
temps-là il y avait plus que le nom, de cette espèce
qu’on extrayait de la terre en maints endroits de l’île,
l’orichalque. C'était alors le métal le plus précieux
après l’or. » (114e).
Ce métal, apparemment disparu, se retrouve dans les
colonnes du temple de Poséidon et sur d’autres
édifices, toujours selon Platon. Evidemment, le fait
qu’il s’agît d’un métal disparu et en plus atlante a fait
fantasmer beaucoup de romanciers de Francis Bacon
à Jacques Martin.
Toujours est-il qu’il ne faut pas oublier que Platon
était un philosophe, il chercha toute sa vie un modèle
idéal de cité gouvernée par un roi philosophe et des
pays utopiques qui sont des allégories de la société
athénienne. Dans le Timée et le Critias, Platon conte
l’histoire de l’Atlantide, royaume merveilleux du roi
Atlas, qui a été détruit à la suite d’une guerre contre
Athènes dans les temps anciens après avoir renié les
idéaux pacifiques qui avaient fait sa grandeur.
Ce dialogue n’est pas achevé, on ne connaît donc pas
le destin de l’Atlantide, cependant il ne faut pas
perdre de vue qu’un dialogue platonique est toujours
un débat entre deux conceptions de la cité dans lequel
l’une des deux triomphe sur l’autre. La victoire
d’Athènes sur l’Atlantide est celle du gouvernement
éclairé sur la tyrannie et non le récit d’un évènement
historique avec des accents poétiques comme peut
l’être un hymne homérique. L’existence de
l’orichalque est subordonnée à celle de l’Atlantide.
Conséquences des guerres puniques
Les guerres puniques ont eu des conséquences politiques et militaires durables pour Rome.
Les défaites répétées face à Hannibal au Tessin, La Trébie et surtout à Cannes ont constitué
un traumatisme pour une société romaine sûre de sa supériorité.
Le fait qu’une armée citoyenne ait pu être écrasée par des hordes de mercenaires hétéroclites a
remis en cause le système politique de Rome. Les contemporains dont l’imagination a
longtemps été frappée par les éléphants armés ont souvent attribué la responsabilité de leur
défaite à la présence de ces animaux. Or les Romains les avait déjà rencontrés lors de la
guerre perdue face à Pyrrhus le roi d’Epire. D’autre part, il est très peu probable que plus
d’une vingtaine de pachydermes ait survécu au passage des Alpes. On est même certains
qu’ils n’ont pas été engagés à Canae.
Les défaites du Tessin et de la Trébie ne sont pas désastreuses, celle du lac Trasimène
s’explique par la mort des consuls commandant l’armée dès le début du combat et la
désorganisation de l’armée privée de ses chefs. Par contre Cannes, c’est une autre affaire…
Pour la première fois, le rapport de force est favorable aux romains (86.000 hommes dont
9000 cavaliers contre 55.000 hommes dont 8000 cavaliers). L’armée carthaginoise manque de
vivres et n’a plus ou presque plus d’éléphants à engager. C’est là que vont s’affronter deux
conceptions stratégiques.
Les consuls Varron et Paul Emile ont été élus dans l’année en cours, ils ont suivi une
formation militaire assez courte et appliquent la tactique romaine : l’infanterie lourde au
centre, l’infanterie légère sur les ailes et la cavalerie sur les flancs prête à intervenir au cas où
ça tournerait mal. Leur plan consiste simplement à enfoncer le centre carthaginois avec les
légionnaires lourdement équipés jusqu’à ce que leur front cède.
Hannibal, lui, n’est pas un général novice. Il répartit ses hommes en un rideau de troupes
formant un front oblique. Les alliés celtes au milieu et l’infanterie lourde sur les côtés. Sur ses
flancs, la cavalerie numide et celte est prête à foncer sur la cavalerie romaine superbement
inactive et à la détruire avant de se rabattre sur le centre romain.
Pour cela il faut que les arrières de l’armée romaine ne soient plus protégés. En médiocres
tacticiens, Paul Emile et Varron ont placé les fantassins les moins bien équipés à l’arrière
garde.
La bataille se déroulera alors selon le plan
d’Hannibal que les consuls suivront sans le
savoir à la lettre. Les légions romaines
lourdes vont tenter de briser le front des
celtes
alliés
d’Hannibal.
Ceux-ci,
conformément aux ordres reçus, reculent de
façon à donner une impression de faiblesse
tout en n’engageant pas le combat. Les
troupes de Rome s’avancent de plus en plus
sans se rendre compte que l’infanterie
lourde de Carthage n’a pas bougé, et pour
cause ! En reculant, les celtes permettent à
Hannibal d’envelopper la masse de
l’ennemi à l’intérieur de ses rangs. Les
vétérans de son armée peuvent alors
détruire les flancs romains tandis qu’une
fois la cavalerie romaine détruite, la
cavalerie numide se rabat sur l’arrière garde
romaine mal équipée et la harcèle jusqu’à la
débandade. Complètement prisonnière dans
cette nasse, l’armée romaine est laminée
pendant des heures.
Bilan :
Rome : 50.000 morts dont 29 tribuns, 80
sénateurs et le consul Paul Emile. 20.000
prisonniers pour 86.000 hommes engagés.
Carthage : 6.000 tués, essentiellement les
Celtes qui ont reçu tout le choc de
l’infanterie romaine et sont pratiquement
détruits.
C’est un désastre comme la République
n’en connaîtra jamais plus et pire une
humiliation militaire.
Les conséquences politiques à court terme. La démocratie et le principe du gouvernement des
consuls élus est remis en cause comme jamais auparavant. Fabius Maximus Cunctator est élu
dictateur par les Comices Curiates. Ce patricien romain avait toujours préconisé l’évitement
de l’affrontement direct avec Hannibal et l’avait pratiquement acculé à la reddition par la
famine lorsque le Sénat l’a destitué au profit de Paul Emile et Varron. Après le désastre de
Cannes, il est immédiatement rappelé et recommence une dictature.
Sur le moyen terme, un homme providentiel émerge à Rome, Publius Cornelius Scipio,
Scipion l’Africain. Il n’a que 24 ans lorsqu’il est nommé proconsul en Espagne puis 31
lorsqu’il est élu consul et commande seul les forces romaines qui vont défaire Hannibal à
Zama. Avant 206 av J.C, la République est solide, les consuls qui se succèdent lors de la
première guerre punique ne sont guère contestés. La deuxième guerre punique voit Rome
recourir deux fois à la dictature puis confier deux fois le consulat à un homme qui n’avait pas
l’âge requis pour l’assumer. Lorsque le frère de Scipion l’Africain, Scipion l’Asiatique, est
élu consul à son tour la même année que son frère et commande l’armée avec lui, la
République court un risque sérieux de voir le pouvoir confisqué par cette famille. Publius
Cornélius consent à démissionner à son retour de Syrie mais le Sénat a joué un jeu dangereux
en exigeant son retrait volontaire. S’il avait eu la mentalité d’un chef d’Etat, la République
serait peut-être morte.
Militairement enfin, on assiste à une mutation des conceptions stratégiques. A Cannes c’est
l’école militaire romaine qui est battue. Hannibal a imité Alexandre en tenant une manœuvre
d’enveloppement par la cavalerie sur une armée plus nombreuse. En 202, à Zama, Scipion
copie Hannibal et c’est ce qui lui permet de remporter une victoire éclatante sur des troupes
carthaginoises peu expérimentées et privées de leur cavalerie numide cette fois alliée de
Rome.
C’est en large partie pour exorciser définitivement le spectre de Cannes que Rome a
exterminé Carthage. Jamais elle n’était passée aussi près de l’anéantissement.
Chronologie
814 av J.C : Fondation de Carthage
VIIe siècle : Indépendance de facto de Tyr
VI au IV e siècle : Expansion dans les Baléares, Corse et Sicile
264-241 av J.C : première guerre punique
240-218 av J.C : Occupation du littoral ibérique jusqu’à l’Ebre
218-202 av J.C : Seconde guerre punique
202- 151 av J.C : Remboursement du tribut à Rome. Tensions avec les Numides
150 av J.C : Opérations contre Massinissa. Défaite carthaginoise
149-146 av J.C : Troisième guerre punique. Destruction totale de la ville et des habitants.
Téléchargement