Avril 2003 Comment renouveler la critique de l’économie politique ?
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premier est capable du geste radical que vise Marx : dépasser la critique de l’économie politique (c’est-à-dire ce qui reste de
« la philosophie » après son travail d’autocritique) vers un renouvellement de la pratique de l’économie politique elle-même.
Il y a donc une vocation de la philosophie critique à se dissoudre en une critique de l’économie politique, enracinée dans un
redoublement de la conscience de l’historicité : être philosophe, c’est ni plus ni moins que prendre acte, de façon activement
critique plutôt que passivement descriptive, de l’historicité de l’économie politique comme discipline d’avant-garde dans
l’appréhension d’un objet lui-même historique — à savoir l’ensemble des rapports sociaux qui, en tant que rapports
économiques, déterminent l’existence matérielle de chaque être humain et, partant, les horizons existentiels que sa pensée
est capable d’embrasser comme possibles
. Je voudrais défendre la thèse suivante : dans la pratique de pensée que Marx
tentait de construire, la critique de l’économie politique était inséparable de la création continue d’une économie politique
critique. L’activité critique de la pensée consiste alors à construire une théorie de l’économie qui refuse méthodiquement la
confusion entre possible d’une part, « réel » ou « objectif » d’autre part : telle est la vocation unique de la philosophie pour
qui s’inscrit dans le legs marxien, et que les pages qui suivent vont tenter de développer autant que possible.
Une telle économie politique critique serait un ensemble de représentations conceptuelles capable de sans cesse se mettre
en crise, en fonction de la phase donnée de l’histoire des relations de production où l’on se trouve, c’est-à-dire de se nourrir
de la krisis du monde historique — krisis elle-même potentiellement influencée, en retour, par ces représentations.
Potentiellement seulement, car ces représentations n’auront pas d’influence sur le monde historique si elles sont acritiques,
c’est-à-dire si, de leur côté, elles ne se nourrissent pas des défis décelables dans le réel historique et si, par conséquent,
elles émanent d’une attitude « positiviste » envers la réalité sociale, dénuée de tout souci de déceler dans ce réel les
possibles émancipateurs. Le débat sur le « réalisme » est donc, en grande partie, un faux débat — ou, en tout cas, un débat
qui ne concerne pas l’économie politique critique : il s’agit bien davantage de discriminer, au sein même des représentations
à vocation réaliste, entre des réalismes critiques et des réalismes acritiques.
On aura pu être choqué de l’allusion que fait Van Parijs à « la technologie intellectuelle la plus avancée » censément
destinée à aider au recyclage : n’est-il pas vrai que les versions successives de la « Critique de l’économie politique », de
même que Le Capital et que toute une partie de la tradition marxiste, recèlent déjà tous les éléments d’une « technologie
intellectuelle » nécessaire à la construction d’une économie politique critique ? C’était effectivement le projet de Marx lui-
même, et Horkheimer l’a résumé clairement : « Les concepts qu’élabore [la] pensée [de Marx] ont pour fonction la critique de
la réalité actuelle. Les catégories créées par Marx : classe, exploitation, plus-value, profit, paupérisation, effondrement, sont
des facteurs d’un ensemble conceptuel dont le sens ne doit pas être recherché dans la reproduction de la société telle
qu’elle est, mais au contraire dans la modification et la correction de ce qu’elle a d’aberrant
. » On a ici l’image d’une
économie politique « oppositionnelle », pour reprendre le terme de Horkheimer, c’est-à-dire d’une théorie dont les catégories
conceptuelles de base sont construites selon une visée descriptive particulière : la description théorique du mode de
production capitaliste devait, dans la perspective de Marx, éviter tant de masquer des mécanismes d’oppression et
d’atomisation (notamment l’extraction de plus-value et l’aliénation du travail salarié qui lui est organiquement liée, ainsi que
l’illusion fétichiste de l’échange de marchandises cachant le fait qu’il s’agit d’un échange de travail abstrait) que de masquer
des possibles émancipateurs (notamment la décroissance dynamique des taux de profit, censée mener à la crise
d’effondrement du capitalisme, et l’existence d’antagonismes de classe, susceptibles de hâter cet effondrement par des
On se souviendra notamment de la célèbre discussion par Marx de la théorie aristotélicienne de la forme valeur (dans Le Capital, Livre
I, op. cit., p. 590-591) : Aristote aurait été incapable d’aller jusqu’au bout d’une intuition correcte sur la valeur-travail à cause du fait qu’il
vivait dans une société précapitaliste où le travail des esclaves interdisait d’intégrer pleinement « l’idée de l’égalité humaine » dans
l’analyse économique.
Max Horkheimer, « Traditionelle und kritische Theorie », art. cit., p. 235-236. (Je cite ici la traduction française de Claude Maillard et
Sibylle Muller, Gallimard, 1974, p. 51-52.)