Comment renouveler la critique de l`économie politique

Comment renouveler la critique de l’économie politique ?
Une démarche « pro-constructive » au-delà de Marx
Christian ARNSPERGER
FNRS et Chaire Hoover (Université catholique de Louvain)
1. Introduction
Karl Marx a mobilisé dans son travail de philosophe, entre 1843 et 1883, un vaste dispositif d’historicisation de la critique à
cinq niveaux : « La critique de l’économie politique est l’achèvement de l’historicisation marxienne de la critique. Elle
présuppose l’historicisation du thème de la critique (il ne s’agit pas d’une critique externe, mais de la critique interne qui
exhibe les contradictions du capitalisme), celle de la forme de la critique (Le Capital expose la vérité de son objet tout en
procédant à l’examen des conditions historiques de la validité de cette exposition), et celle de son objet (celui-ci n’est plus la
religion ou la politique, mais le niveau de l’histoire réelle : l’économie). Ces historicisations, acquises dès 1843, sont
maintenant [dans le trajet qui mène des Manuscrits de 1844 aux dernières éditions du Capital] complétées par celles de la
matière et du sujet de la critique. (…) La matière de la critique, ainsi historicisée, est maintenant fournie par l’économie
politique classique. Historicisée, la critique l’est aussi par son sujet : le prolétariat
1
. » Ce dispositif de pensée peut-il encore
être fécond aujourd’hui ? La question invite d’emblée à une certaine sobriété.
Marx a obligé la pensée à porter les aspirations profondes de catégories sociales « en panne d’émancipation ». Son grand
mérite a été de suggérer que la pensée dérive ses tâches des défis de l’histoire sans garantie de réussite : si l’histoire est le
mouvement permanent par quoi tout présent se met soi-même en crise, c’est-à-dire si l’histoire est littéralement l’autocritique
constante du présent, la pensée authentique a pour tâche de déceler, au sein des multiples processus qui composent cette
autocritique immanente, les orientations possibles et les moyens pratiques disponibles. Il ne peut dès lors s’agir, aujourd’hui,
que de recueillir l’héritage de Marx et de le pousser à fond vers l’avant.
Philippe Van Parijs a suggéré la métaphore du recyclage : « L’attitude correcte envers des artefacts aussi massifs que la
tradition marxiste n’est pas la conservation déférente, c’est le recyclage sans scrupules. Il n’y a donc rien de mal à morceler
des blocs encombrants, à éliminer des polluants mentaux paralysants, à utiliser la technologie intellectuelle la plus avancée
pour refaçonner des fragments disloqués, parfois au point de les rendre méconnaissables, ou à laisser le reste pourrir dans
l’oubli. Seule l’adoption éhontée de cette attitude peut garder en vie la tradition marxiste en tant qu’elle est une composante
essentielle de la culture politique de la gauche, c’est-à-dire de la pensée des individus et organisations dont l’action est
guidée par un souci prioritaire envers les moins avantagés, les exploités, les exclus, les opprimés. Seule la mise en pratique
1
Emmanuel Renault, Marx et l’idée de critique, Paris, PUF, 1995, p. 120-121.
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têtue et incessante de cette attitude peut rendre la tradition marxiste adéquate à une pensée fructueuse, pertinente et
efficace pour le monde d’aujourd’hui
2
. » On aurait tort de lire une telle déclaration comme l’annonce d’un abandon de
l’impulsion donnée par Marx, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à la recherche d’une théorie et d’une pratique
particulières de l’émancipation sociale. La clé des inspirations de Marx se trouve dans l’impulsion critique qu’il a réussi à
donner à une philosophie qu’il destine à une double dissolution : d’une part, au niveau théorique, dissolution de la pensée
philosophique dans la théorie toujours plus approfondie de l’économie ; d’autre part, au niveau pratique, dissolution de la
pensée philosophique par sa « réalisation » dans les actions des individus comme acteur collectif de cette histoire.
2. Le mort et le vif
Ce qui n’est pas clair pour autant, bien entendu, c’est le degré auquel la pensée de Marx lui-même, comme mise en œuvre
de cette impulsion pratique vers la double dissolution de la philosophie, peut rester un ferment vivant ; qu’est-ce qui est
vivant, qu’est-ce qui est mort de la pensée de Marx ? A l’évidence, cette question est en elle-même si vaste qu’elle dépasse
le cadre d’une étude comme celle-ci ; tout au plus peut-on donner quelques indications sommaires car, comme on le
verra dans la suite, il me semble que l’enjeu le plus radical du marxisme aujourd’hui n’est pas dans la conservation, ni même
dans la « re-construction » de la pensée marxiste ou des articulations du Capital ; l’enjeu, comme je l’expliquerai, est bien
davantage la dissolution pour ainsi dire « pro-constructive » de l’impulsion critique de Marx dans ce que j’appellerai une
économie politique critique, dont il s’agira de donner plus loin quelques éléments de base.
Le premier ensemble d’indications sommaires vient d’Immanuel Wallerstein, pour qui les quatre notions qu’il juge encore
pertinentes chez Marx aujourd’hui : celles de lutte des classes, de polarisation, d’idéologie et d’aliénation
3
. En revanche, a
perdu sa pertinence la conviction selon quoi « afin d’atteindre une société communiste, but ultime de l’humanité, le premier
pas nécessaire était de prendre le pouvoir d’Etat aussi rapidement que possible ». Comme contrepartie de cette perte de
pertinence de la révolution sociale et politique, Wallerstein propose ce qu’on pourrait appeler une théorie de la conscience
contestatrice : « Marx n’a jamais appelé les ouvriers (ou quiconque) à déclencher une lutte des classes ; il a observé qu’ils
en menaient une, souvent sans s’en rendre tout à fait compte. »
Le second ensemble d’indications sommaires vient de Jon Elster, qui considère comme encore vives de la méthode
dialectique dans une certaine version non purement matérialiste, la théorie marxienne de l’aliénation, la théorie marxienne
de l’exploitation, la théorie marxienne du changement technique et la théorie de la lutte des classes et de la conscience de
classe
4
. Cependant, aucune théorie économique crédible ne permet à Marx de soutenir sa vision de la lutte des classes,
dont Elster lui-même dit pourtant qu’elle reste « vibrantly alive »
5
; que faut-il en déduire, sinon qu’une théorie économique
alternative pourrait permettre de remettre sur les rails la notion de lutte des classes tout en contournant les obstacles
majeurs que Elster croit pouvoir mettre analytiquement en évidence
6
: d’une part, l’obstacle de la formation de la conscience
de classe chez des individus n’ayant pas de compréhension a priori de leur situation et de leurs intérêts ; d’autre part, le
2
Philippe Van Parijs, Marxism Recycled, Cambridge University Press, 1995, p. 1.
3
Immanuel Wallerstein, After Liberalism, New York, New Press, 1995, p. 219-231. Les citations de ce paragraphe sont toutes des pages
220 à 227.
4
Jon Elster, An Introduction to Karl Marx, Cambridge University Press, 1986, p. 186-200.
5
Ibid., p. 197.
6
Ibid., p. 129-134.
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problème de l’action collective que pose la menace permanente des comportements de « passager clandestin » dans le
Dilemme du Prisonnier
7
.
Si j’ai choisi ces deux ensembles d’indications sommaires, c’est parce qu’ensemble ils concourent à dégager une image des
défis actuels que je tiens, paradoxalement, pour éminemment stimulante : il ne me semble pas indifférent que Wallerstein,
rompu au holisme des structures historiques, et Elster, l’un des principaux défenseurs de l’individualisme méthodologique,
s’accordent pour prêter longue vie à ces deux composantes-clé de la théorie sociale de Marx que sont la lutte des classes et
l’aliénation. C’est le signe de ce que Marx a irrémédiablement marqué les sciences sociales par sa tentative radicale de
conciliation de deux aspects cruciaux de la modernité : d’un côté, l’aliénation atomisée par quoi tend à se traduire, pour le
meilleur et pour le pire, la vie sociale contemporaine ; de l’autre, l’aspiration à l’émancipation inscrite jusque dans les
nervures les plus fines du tissu socio-économique contemporain. Cette conjonction, certes, n’est pas neuve, et Marx lui-
même ne l’a pas inventée ; cependant, sa critique de l’idéalisme et son sens des dynamiques historiques l’ont d’emblée
porté à accorder une attention aiguë aux évolutions séquentielles, politiquement et économiquement nourries, de l’existence
concrète.
Les diagnostics de Wallerstein et de Elster indiquent que cette attention ne peut plus aujourd’hui se garantir d’une évidente
conscience révolutionnaire prolétarienne ou d’une évidente théorie économique ancrée dans la valeur-travail. Ainsi
suspendue dans le vide, l’impulsion critique marxienne requiert un pas en avant (pro-constructif plutôt que re-constructif) que
les philosophes marxistes n’ont pu effectuer faute de connaissances assez solides en théorie économique ; je ferai de ce
pas en avant l’objet des sections 5 et 6. Les sections 3 et 4 ont pour tâche de nous y acheminer progressivement.
3. De la philosophie critique à la critique de l’économie
politique puis à l’économie politique critique : horizon et échec
de Marx
Emmanuel Renault a fort bien exprimé la perspective philosophique de Marx : « La philosophie, effet de l’aliénation, est
caractérisée par l’inversion idéaliste. (…) La philosophie tente de réduire le monde à des théories alors qu’il lui faudrait
comprendre que les théories sont l’expression du monde, et que le mouvement de l’histoire n’est pas l’œuvre des idées. (…)
C’est pourquoi la négation de la forme idéaliste de la philosophie doit aussi s’accompagner d’une négation du contenu de la
philosophie. Inconsciente de sa propre historicité, la philosophie n’est pas assez critique envers soi-même. »
8
Toute
l’intuition qui pousse Marx à voir en effet dans la philosophie autocritique la seule pensée sociale pertinente peut se
retrouver à travers les extraits suivants, qui aboutissent directement à l’identification entre philosophie autocritique et théorie
économique : « Bien des gens puisent leur idéal de justice dans les rapports juridiques, qui ont leur origine dans la société
basée sur la production marchande, ce qui, soit dit en passant, leur fournit agréablement la preuve que ce genre de
production durera aussi longtemps que la justice elle-même. Ensuite, dans cet idéal, tiré de la société actuelle, ils prennent
leur point d’appui pour réformer cette société et son droit
9
. … Qu’est-ce qu’une “distribution équitable ? Les bourgeois ne
7
Voir notamment les discussions de Allen Buchanan, « Revolutionary Motivation and Rationality », in G.A. Cohen et alii (dir.), Marx,
Justice, and History, Princeton University Press, 1980, p. 264-287 ; Reinhard Wippler, « Individualisme méthodologique et action
collective », in F. Chazel (dir.), Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p. 207-224 ; Pierre Livet, « Les problèmes de
constitution d’une action collective », in R. Boudon, A. Bouvier et F. Chazel (dir.), Cognition et sciences sociales, Paris, PUF, 1997, p. 257-
281.
8
Emmanuel Renault, Marx et l’idée de critique, op. cit., p. 71 (mes italiques).
9
Karl Marx, Le Capital, Livre I, tr. fr. de J. Roy, revue par M. Rubel, in Œuvres, tome 1, Paris, Gallimard, 1965, p. 620, note (a).
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prétendent-ils pas que la distribution actuelle est “équitable” ? Et, en effet, n’est-elle pas la seule distribution “équitable”, sur
la base du mode de production actuel ? Les rapports économiques sont-ils réglés par les rapports juridiques ? ou bien ne
faut-il pas dire, à l’inverse, que les rapports juridiques découlent des rapports économiques ? (…) Le droit égal est donc ici,
en principe, toujours le droit bourgeois, [et] ce droit égal reste prisonnier d’une limitation bourgeoise
10
. … Les économistes
bourgeois sont (…) enfermés dans les idées d’une étape historique déterminée du développement de la société
11
. »
Ainsi, la fine pointe de l’autocritique de la philosophie réside dans lautocritique de l’économie politique en tant que discipline
de pensée en prise sur les forces historiques déterminantes. Il y a donc nécessité de quitter la philosophie (auto)critique et
entrer de plain pied dans la critique de l’économie politique la posture restant malgré tout critique en ce sens qu’on doit se
prémunir contre la naïveté qui consisterait à considérer les catégories et les thèses de l’économie politique comme
anhistoriques, c’est-à-dire comme des essences et des vérités en soi : « dans toute science historique et sociale en général,
il faut toujours retenir que le sujet ici la société bourgeoise moderne est donné aussi bien dans la réalité que dans le
cerveau ; et que les catégories expriment des formes et des modes d’existence, souvent de simples aspects particuliers de
cette société, de ce sujet (…) Cela vaut pareillement pour le développement des catégories économiques
12
. »
De 1844 à 1883, Marx n’aura pratiquement qu’une seule obsession : invertir la saisie idéaliste du réel en une saisie réaliste
des possibles ; cette inversion ne pouvait se faire, à ses yeux, que par la transformation des conditions matérielles de la vie
économique, et surtout de la sphère de la production. Pour mener à bien ce projet, il a visé ce que bien peu de ses émules
ont été capables de poursuivre : une critique philosophique des représentations théoriques que les économistes donnaient
de la vie économique. La pensée philosophique est pour Marx un outil d’analyse destiné à se dissoudre lui-même dans la
réalisation concrète des conditions matérielles d’une économie pleinement émancipatoire ; pour cela il faut pouvoir déceler
en permanence les absolutisations et les réifications qu’opère la l’économie politique quand elle se pose en représentation
« positive » du monde social, c’est-à-dire quand elle théorise les relations économiques d’une époque historique comme si
elles étaient ancrées dans des principes ontologiques intemporels.
Or, dans la perspective marxienne, l’historicité de l’économie politique n’est nullement une affaire de débats scolastiques
entre théoriciens ; elle est liée à l’historicité de l’objet même de l’économie politique, en l’occurrence l’ensemble des relations
économiques qui ordonnent une société et qui, plus profondément, génèrent et systématisent les structures de sens que la
société est à même de proposer (pour le meilleur et pour le pire) à ses membres à tel ou tel moment historique. Si
l’économie politique joue un rôle social immédiat, c’est bien celui de proposer une « grille d’interprétation » des phénomènes
sociaux qui rende le monde social lisible, donc sensé, donc habitable pour ceux qui « s’y retrouvent » dans la grille en
question et l’un des apports fondamentaux de Marx a été de montrer qu’en procédant de la sorte, l’économie politique
concourt en fin de compte, au milieu du XIXe siècle, à « ériger pédantesquement en système et à proclamer comme vérités
éternelles les illusions dont le bourgeois aime à peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles
13
. » La seule
différence mais elle est décisive entre les versions « classiques » et les versions « vulgaires » de l’économie politique
est que les premières, contrairement aux secondes, possèdent une rigueur et une profondeur suffisante pour qu’un critique
extérieur puisse leur restituer une dimension réflexive que les économistes eux-mêmes tendent en permanence à faire
disparaître derrière leur posture « positive ». Ainsi, et ce n’est un paradoxe qu’en apparence, pour Marx seul l’économiste
peut être pleinement philosophe. Ce qui distingue l’économiste philosophe de l’économiste non philosophe, c’est que seul le
10
Karl Marx, Critique du programme du Parti ouvrier allemand (1875), tr. fr. de M. Rubel et L. Evrard, in Œuvres, tome 1, op. cit., p. 1417
et 1419.
11
Karl Marx, Principes d’une critique de l’économie politique (1857-58), tr. fr. de J. Malaquais et M. Rubel, in Œuvres, tome 2, Paris,
Gallimard, 1968, p. 285.
12
Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », tr. fr. de M. Rubel et L. Evrard, in Œuvres, tome 1, op. cit., p.
261.
13
Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 604, note (a).
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premier est capable du geste radical que vise Marx : dépasser la critique de l’économie politique (c’est-à-dire ce qui reste de
« la philosophie » après son travail d’autocritique) vers un renouvellement de la pratique de l’économie politique elle-même.
Il y a donc une vocation de la philosophie critique à se dissoudre en une critique de l’économie politique, enracinée dans un
redoublement de la conscience de l’historicité : être philosophe, c’est ni plus ni moins que prendre acte, de façon activement
critique plutôt que passivement descriptive, de l’historicité de l’économie politique comme discipline d’avant-garde dans
l’appréhension d’un objet lui-même historique à savoir l’ensemble des rapports sociaux qui, en tant que rapports
économiques, déterminent l’existence matérielle de chaque être humain et, partant, les horizons existentiels que sa pensée
est capable d’embrasser comme possibles
14
. Je voudrais défendre la thèse suivante : dans la pratique de pensée que Marx
tentait de construire, la critique de l’économie politique était inséparable de la création continue d’une économie politique
critique. L’activité critique de la pensée consiste alors à construire une théorie de l’économie qui refuse méthodiquement la
confusion entre possible d’une part, « réel » ou « objectif » d’autre part : telle est la vocation unique de la philosophie pour
qui s’inscrit dans le legs marxien, et que les pages qui suivent vont tenter de développer autant que possible.
Une telle économie politique critique serait un ensemble de représentations conceptuelles capable de sans cesse se mettre
en crise, en fonction de la phase donnée de l’histoire des relations de production où l’on se trouve, c’est-à-dire de se nourrir
de la krisis du monde historique krisis elle-même potentiellement influencée, en retour, par ces représentations.
Potentiellement seulement, car ces représentations n’auront pas d’influence sur le monde historique si elles sont acritiques,
c’est-à-dire si, de leur côté, elles ne se nourrissent pas des défis décelables dans le réel historique et si, par conséquent,
elles émanent d’une attitude « positiviste » envers la réalité sociale, dénuée de tout souci de déceler dans ce réel les
possibles émancipateurs. Le débat sur le « réalisme » est donc, en grande partie, un faux débat ou, en tout cas, un débat
qui ne concerne pas l’économie politique critique : il s’agit bien davantage de discriminer, au sein même des représentations
à vocation réaliste, entre des réalismes critiques et des réalismes acritiques.
On aura pu être choqué de l’allusion que fait Van Parijs à « la technologie intellectuelle la plus avancée » censément
destinée à aider au recyclage : n’est-il pas vrai que les versions successives de la « Critique de l’économie politique », de
même que Le Capital et que toute une partie de la tradition marxiste, recèlent déjà tous les éléments d’une « technologie
intellectuelle » nécessaire à la construction d’une économie politique critique ? C’était effectivement le projet de Marx lui-
même, et Horkheimer l’a résumé clairement : « Les concepts qu’élabore [la] pensée [de Marx] ont pour fonction la critique de
la réalité actuelle. Les catégories créées par Marx : classe, exploitation, plus-value, profit, paupérisation, effondrement, sont
des facteurs d’un ensemble conceptuel dont le sens ne doit pas être recherché dans la reproduction de la société telle
qu’elle est, mais au contraire dans la modification et la correction de ce qu’elle a d’aberrant
15
. » On a ici l’image d’une
économie politique « oppositionnelle », pour reprendre le terme de Horkheimer, c’est-à-dire d’une théorie dont les catégories
conceptuelles de base sont construites selon une visée descriptive particulière : la description théorique du mode de
production capitaliste devait, dans la perspective de Marx, éviter tant de masquer des mécanismes d’oppression et
d’atomisation (notamment l’extraction de plus-value et l’aliénation du travail salarié qui lui est organiquement liée, ainsi que
l’illusion fétichiste de l’échange de marchandises cachant le fait qu’il s’agit d’un échange de travail abstrait) que de masquer
des possibles émancipateurs (notamment la décroissance dynamique des taux de profit, censée mener à la crise
d’effondrement du capitalisme, et l’existence d’antagonismes de classe, susceptibles de hâter cet effondrement par des
14
On se souviendra notamment de la célèbre discussion par Marx de la théorie aristotélicienne de la forme valeur (dans Le Capital, Livre
I, op. cit., p. 590-591) : Aristote aurait été incapable d’aller jusqu’au bout d’une intuition correcte sur la valeur-travail à cause du fait qu’il
vivait dans une société précapitaliste où le travail des esclaves interdisait d’intégrer pleinement « l’idée de l’égalité humaine » dans
l’analyse économique.
15
Max Horkheimer, « Traditionelle und kritische Theorie », art. cit., p. 235-236. (Je cite ici la traduction française de Claude Maillard et
Sibylle Muller, Gallimard, 1974, p. 51-52.)
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