Brassens, Stances à un cambrioleur INTRODUCTION : L’inspiration poétique de Brassens va très peu vers le fait divers, c’est pourquoi Stances à un cambrioleur fait exception dans la production du chanteur. Mais il s’agit davantage pour lui d’évoquer ses sentiments face à la malhonnêteté que de raconter un événement qui le touche de près : le cambriolage de sa propre maison de Crespières. Sentiments paradoxaux puisqu’ils mettent en valeur le cambrioleur d’une manière distanciée et inattendue. PREMIER AXE : UNE VALORISATION DU HORS LA LOI Brassens, en véritable humaniste, met au cœur de son texte la notion de pardon. Il évoque avec amusement les raisons qui le poussent à pardonner : on en compte quatre (choisir sa maison, fermer la porte après le vol, dérober le strict nécessaire, respecter l’outil du travailleur). Il s’agit donc presque d’un texte argumentatif qui relève les causes d’une telle charité. Mais le ton général du texte nous indique aussi que Brassens a décidé de faire de son cambrioleur un héros, ou plus exactement un homme de valeur. La première strophe débute par « Prince des monte-en-l’air », ce qui ressemble au terme qui se trouve à la fin des ballades du moyen age : c’est une sorte d’envoi qui entame le dialogue. C’est aussi le premier terme d’une liste d’expressions valorisantes. Il existe donc, étrangement, un champ lexical de l’hommage : « en ton honneur » (vers 4), « j’apprécie » (vers 5), « charme » (vers 31), « bon souvenir » (vers 32), « meilleures mains » (vers 20). Brassens fait même une distinction entre le voleur et le rôdeur (dans la 2e strophe) qui laisse supposer que le voleur exerce un art, alors que le rôdeur est un homme malfaisant. L’association vol – art apparaît nettement à la fin du poème, dans le post-scriptum. Il est amplifié par deux termes laudatifs : « vocation » et « talent », ce qui renforce l’hommage. Bien sûr, cet hommage est à la fois ironique et sincère. Ironique parce que Brassens évoque le désagrément d’être volé (« ne te crois pas du tout tenu de revenir » au vers 30) et c’est avec le décalage du second degré qu’il faut appréhender cet hommage : le but de Brassens est de faire sourire. Mais il est aussi sincère, car Brassens a toujours été un amoureux des humbles et des nécessiteux, un homme sensible au monde des gueux, comme le montre beaucoup de ses chansons. La valorisation se poursuit par deux symboles et une absence. Les deux symboles sont les deux butins délaissés : le portrait offert à son anniversaire (qui permet au chanteur d’évoquer le voleur comme un homme de goût : il met entre virgules un mot frappant « dédaigneux ») et la guitare (qui lui permet d’exprimer sa reconnaissance). Notons que chez Brassens les deux valeurs auxquelles il ne faut pas toucher se résument souvent par sa guitare et ses chats. Une absence est frappante aussi dans ce texte : le lecteur ne sait pas ce que le voleur a dérobé. L’allusion au strict nécessaire est la seule piste qu’il peut avoir. Ce « trou » dans la narration est évocateur de l’esprit anarchiste de Brassens, très peu tourné vers une conception matérialiste de la vie (il ne regrette aucun objet volé). Sur le plan rhétorique, on s’aperçoit aussi que la valorisation du voleur et du vol s’accompagne d’une dévalorisation du poète, c’est-à-dire du narrateur, c’est-àdire de Brassens lui-même. Un champ lexical assez frappant apparaît : « gaudrioles » (plaisanteries grivoises), « chansonnettes » (avec le suffixe diminutif), le verbe « colporter » (qui évoque le transport de marchandises pour les vendre) et le mot « artisanat » (qui pour Brassens définit sa production poétique). Ces termes donnent une image modeste du statut de chanteur (c’est-à-dire un brave voyageur qui vend ses chansons) et renforce par opposition le statut du voleur (c’est le hors-la loi, l’homme qui prend des risques : nous avons 3 mots qui les signalent : « gendarmes », « prison », « flics »). Enfin, on se rend compte que Brassens se souvient certainement des histoires policières de la littérature populaire (type Arsène Lupin) qui met, avec panache et légèreté, la sympathie du côté du hors-la-loi. DEUXIEME AXE : UNE COMPLICITE PARADOXALE Tout d’abord, la chanson prend la forme d’une lettre. En témoigne le « Postscriptum » de la fin. Ce texte a donc un destinataire concret et privilégié. On note par exemple au vers 21, l’expression « moi qui te parle » qui installe un lien direct et unique. Le lecteur semble absent des préoccupations du poète. Le registre est lyrique : Brassens confie ses sentiments à la première personne. On peut noter deux phases dans ses réactions : un implicite ressentiment traduit par une réflexion sur l’acte comme l’indique l’expression « mûr examen » (vers 18), puis la générosité du pardon que nous avons déjà évoqué et qui va jusqu’à l’imploration à Mercure (le dieu des voleurs, au vers ). La familiarité avec le voleur est exprimé par les possessifs « mon » et la gradation ascendante vers la complicité que nous voyons tout au long du poème : « mon salaud » (qui peut être considéré comme un hypocoristique, au vers 12), « mon vieux » (vers 19), « mon ami » (vers 33). Cette familiarité s’installe aussi grâce à une série de conseils. Le paradoxe ici consiste à imaginer l’homme volé qui souhaite à son voleur de faire un bon usage de son larcin (« que mon bien te profite », vers 33). Examinons les deux conseils les plus saillants : le premier évoque les difficultés du marchandage. Le voleur peut être la victime des receleurs. Il s’agit pour Brassens de mettre en garde son ami. Le deuxième conseil prend la forme d’une provocation (« mets toi dans les affaires » au vers 39) puisque Brassens fait un amalgame entre le voleur et l’homme d’affaire. L’homme d’affaire étant un voleur à grande échelle. Les amis de Brassens avaient d’ailleurs averti le chanteur que cette dernière strophe était trop polémique ou trop satirique pour être conservée. Brassens a donc souhaité, en la conservant, mettre en valeur un message provocateur, une critique sociale. Mais l’aspect le plus paradoxal de ce texte tient dans une fiction à forme hypothétique (introduite par « si ») au vers 22. La complicité des deux hommes n’est pas que factuelle, elle délivre un message moral. Brassens évoque la fragile frontière entre le bien et le mal, et il fait naître une seconde complicité : celle qui unit deux malfaiteurs virtuels dans l’exercice de leur art. Brassens montre avec brio, dans une question rhétorique frappante (« qui sait ? »), que chaque homme peut être amené par les circonstances (voir le verbe « rencontrer ») à côtoyer le mal. Le voleur est peut-être un poète qui a mal tourné. Le message moral met donc le chanteur célèbre et le voleur inconnu à égalité. Enfin, cette chanson est une manière de faire payer à son voleur un tribut : ils sont quittes parce que le poète a fait acte de création (vers 36). En écrivant une chanson, Brassens rétablit l’équilibre. C’est aussi un moyen simple de dépasser le malaise du vol, de ne plus se sentir lésé (une sorte de thérapie artistique)... CONCLUSION : En écoutant la musique qui accompagne le texte, on s’aperçoit d’une double intention du poète : créer une réaction paradoxale de complicité avec le voleur (l’air de guitare) mais aussi délivrer des messages moraux plus graves, plus essentiels (l’air lancinant de contrebasse). C’est pourtant le premier aspect de ce texte qui étonne le lecteur car c’est avec la distance du sage que Brassens s’amuse à faire de son voleur un brave type...