En quoi penser est-ce dangereux ? Oh la surprenante question que voilà ! Il n’est pas habituel me semble-t-il de présenter la pensée comme l’occasion d’un péril pour soi même et les autres. En effet, on aurait plutôt coutume de mettre en avant le cogito, de promouvoir l’activité qui consiste à penser, de l’entraîner, de la susciter, de la favoriser (notamment dans cette maison de quartier !) mais certainement pas de s’en prémunir ! C’est dire que la possibilité d’une mise en danger n’est pas la première réflexion qui vienne à l’esprit de celui qui se décide à penser. Au contraire, toute notre culture tend à faire croire que l’exercice de la pensée, reconnu pour être un exercice difficile, laborieux, nécessitant rigueur et méthode, reste, quoiqu’on en dise un exercice payant. Payant au sens de rémunérateur : j’obtiens un gain en pensant, gain que je n’obtiens pas en m’en abstenant. Penser, c’est du bonus ! Alors, qu’est-ce donc que cette histoire de malus et de mise en danger ? Comment concevoir le paradoxe d’une activité rémunératrice promesse de banqueroute ? Pour débuter notre réflexion, il n’est pas inutile d’éliminer une proposition juste mais que nous survolerons dans le cas présent. Ainsi, chacun songera aux intellectuels persécutés par les différents régimes autoritaires, aux penseurs résistants traqués par les dictatures et dont les œuvres brûlèrent dans des feux de haine et de bêtise. Penser, dans certaines circonstances est un véritable acte de bravoure, de courage, de mise en danger de sa personne. Nous laisserons pour le moment de côté ce type de péril en tirant notre chapeau à celles et ceux qui acceptent de le courir et en considérant que, peut-être, à la faveur de ces circonstances qui font l’histoire et les héros, nous serons ou pas de ceux-là. En l’occurrence, le péril dont il s’agira pour nous ce soir est d’ordre plus radical puisqu’il découle de la manière la plus naturelle qui soit de cette activité proprement humaine qu’est « penser », une activité qui entretient toujours un rapport tangentiel à la folie. Pour bien saisir cette activité spécifique, cette infinitif qu’est « penser », cet infini pour l’homme dirions-nous, encore faut-il qu’il soit défini. Peut-être pourrait-on commencer par dire ce que penser n’est pas ou ne sera pas pour nous ce soir. Ainsi, penser ne sera pas réductible au simple produit d’activité du viscère cérébral. Si un électroencéphalogramme plat est indiscutablement le signe que penser est une affaire compromise, l’existence d’un tracé normal n’est pas suffisante pour attester que sous les électrodes il y a un sujet en train de penser. Penser ne sera pas non plus la somme des fonctions intellectuelles huilées et emboîtées les unes aux autres, mises au service de l’assouvissement des besoins de chacun. Prenons un exemple. Moi vouloir femme. Moi mettre parfum, moi me souvenir que parfum utile, moi sortir, m’orienter, chercher boîte de nuit. Moi repérer joli dame. Moi éduqué, reçu instructions. Moi souvenir quoi bien, quoi mal. Donc, moi pas sauter sur la madame. Moi attentif, parler d’abord. Moi dire à elle gentilles choses. Moi content car dame m’emmène chez elle…. Arrêtons là ce récit bucolique, fleuri et captivant dans lequel chacun aura reconnu cette faim printanière de prédateur qui nous pousse à mettre la pensée dans ce qu’elle a de plus nécessaire au service de nos appétits les plus pressants, ici sexuels. Cette forme de pensée, commune à l’homme et l’animal, ressorti d’une conscience immédiate du monde extérieur et de ses propres besoins. Ce sentiment de soi et du monde qui ne distingue pas l’homme de la 1 bête est radicalement différent de la conscience de soi qui hisse l’homme au dessus du reste du vivant pour son plus grand malheur ou son plus grand bonheur ; c’est selon. L’infinitif penser ne sera pas réductible au seul sentiment de soi mais précisément, penser pourra s’envisager dès l’instant précis où quelque chose de soi se saisit lui-même en tant que sujet connaissant et objet de connaissance. C’est donc à l’aube de la conscience de soi que débute la possibilité de penser, que l’humanité mérite d’être remarquée puisqu’en deçà règne le vivant dans son décor naturel et son plus simple appareil. Du reste, voici la convention rassurante qui nous est classiquement proposé. Mais que reste-t-il de cette convention qui sépare l’humanité de l’animalité à la lueur des événements passés ? Qu’est l’homme devenu à force de cultiver cette conscience de soi, à force de penser et de se penser dans l’ordre de l’univers ? Le fossé qui nous sépare de l’animal s’est-il élargi ? L’homme s’est-il arraché à cette condition cruelle, sauvage et terrestre pour se hisser, grâce à cette conscience de lui-même, dans des cieux confortables et protecteurs ? Celui qui répondrait affirmativement à cette question passerait pour un fou ou un naïf. Car comment comprendre que l’homme occidental, au fur et à mesure qu’il se pense, que s’aiguise une conscience pensant sa condition, comment se peut-il que cet homme là puisse engendrer dans son sillage autant de crimes et de génocides ? Le nazisme, le stalinisme, ou, plus loin de nous, la Terreur révolutionnaire constituent des entreprises criminelles éclairées, pensées, méditées, préméditées. Chaque crime commis constitue un démenti formel à cette convention que nous rappelions à l’instant : loin d’éloigner la bête de l’homme, penser semble la rameuter. C’est pourquoi sur la tombe de l’homme du 20 ème siècle on aurait pu graver : ci gît la bête. Mais quelle épitaphe pour l’homme du siècle à venir, épitaphe qui démentira cette vérité orwellienne qui veut que les intellectuels soient portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires? Ecoutons Camus (qui nous sera d’une aide précieuse ce soir) dans L’homme révolté : il y a des crimes de passion nous dit-il, mais surtout des crimes de logique. Nazisme, stalinisme, Terreur appartiennent tous à la seconde catégorie, la catégorie des crimes logiques qu’autorise l’infinitif penser, catégorie de crimes qui n’auraient pas pu être perpétrés justement sans le recours à un penser meurtrier. Ces crimes sont bien l’aboutissement d’une réflexion, la consécration d’une raison achevée dans le crime qui, sûre d’elle-même, s’autorise à accomplir le mal au nom d’un souverain bien. Bien sûr, la question du mal sera centrale dans le débat de ce soir. Si le mal rôde avant tout dans l’univers éthéré de la conscience, alors la simple idée d’un penser innocent ne devient-elle pas suspecte ? N’y a-t-il pas là un piège dangereux à éviter ? Et si donc penser ne saurait-être une affaire innocente (le crime de penser n’entraîne pas la mort écrit Orwell qui relie pensée et crime), comment s’assurer que le fruit de notre travail ne sera pas une arme au service de mobiles que condamneront nos enfants? Il faut s’arrêter un instant sur l’œuvre de Camus, dont nous célébrons le 50ème anniversaire de sa mort, et lui reconnaître la justesse avec laquelle il instruit le procès de la raison. Ce procès est entrepris en réponse à l’absurdité de goulags érigés au nom de la libération du genre humain, en écho « aux massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité ». Pour comprendre comment l’infinitif penser, propre à l’homme, peut dangereusement dériver il faut partir de cette conscience de soi et de la révolte qui lui est 2 consubstantielle. Un homme révolté nous dit Camus, c’est un homme qui dit non. Et, précisément, penser c’est dire non. Mais, dans le même temps où il refuse la condition dans laquelle il se trouve, l’homme, par ce refus affirme l’existence d’une frontière, d’un horizon, une valeur qui vaut la peine de protester, de ne pas en rester là. Penser, se révolter ne consistent pas seulement en un refus de ce qui est, c’est aussi une affirmation de ce qui manque et gagnerait à être, c’est le vœu formulé d’un préférable. Au moment où un préférable est proclamé par le révolté, le révolté qui pense et objecte un non franc à l’ordre des choses, un révolté qui conspue Dieu, qui de Spartacus à la classe ouvrière refuse de se maintenir à la place que l’histoire lui assigne ; à partir de ce moment là, tout est prêt pour que démarre une tragédie dont nous connaissons au moins la fureur des premiers actes mais dont les ressorts nous échappent sauf à lire attentivement Camus et le critiquer. Cette tragédie est l’expression directe d’une conscience humaine qui à force de penser, de se penser, s’égare dangereusement semant des cadavres sur son chemin. Soyons lapidaires : l’individu qui ne se pense pas, qui ne voit pas dans la condition qui est la sienne matière à polémiquer et s’insurger, celui qui ne conçoit pas le caractère cruel du sort qui lui est réservé, celui là est l’homme d’avant la révolte, l’homme qui se contente d’être… D’être quoi ? Nous dirions d’être le jouet du destin ou, dans un monde où la transcendance est liquidée, d’être la marionnette consentante des intérêts de plus puissants que lui. Avec la révolte et la conscience qu’il a de lui-même apparait pour l’individu un horizon, un préférable comme nous disions à l’instant, un lointain accessible qui fera de lui un affranchi. Le sel de cette liberté à portée de conscience autorise alors le sacrifice. Camus nous dit : « [L’esclave] accepte la déchéance dernière qui est la mort, s’il doit être privé de cette consécration exclusive qu’il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux. » En acceptant le risque de mourir pour échapper à une condition qu’il refuse pour l’avoir pensée, l’homme place au dessus de lui la révolte et les valeurs qui l’accompagnent. Il accepte de jouer sa vie au nom d’une valeur commune à ceux qui, comme lui, prennent conscience que les règles du jeu méritent d’être reconsidérées. Qu’on ne se méprenne pas : la révolte n’est pas réductible à une lutte des classes car l’opprimé n’est pas le seul à se dresser. Il est des dominants, des maîtres ou des patrons qui eux aussi refusent les règles d’un jeu qui pourtant sert leurs intérêts immédiats. « S’ils refusent c’est par identification de destinées » nous dit Camus. « Dans la révolte, l’homme se dépasse en autrui et, de ce point de vue, la solidarité humaine est métaphysique » C’est ainsi que Camus postule, face à l’absurdité sur laquelle bute l’infinitif penser, l’équivalent du cogito cartésien : « je me révolte donc nous sommes. » Le je individuel s’articule au nous collectif. Nous considérerons ce point essentiel de la pensée de Camus, point insoutenable pour celui qui s’y trouve: penser c’est dans le même temps dire non et oui. Non à une condition injuste vouée aux gémonies, oui à une nature commune à tous et des valeurs consenties. Arrivés à ce point de notre introduction, et pour aborder le caractère dangereux du penser humain, si vous êtes d’accord nous dirons ceci : penser dans un premier temps c’est renoncer à l’innocence, c’est opposer un refus catégorique au mal métaphysique dont chacun est injustement frappé ; puis dans un second temps penser c’est proposer des remèdes terrestres à l’injustice du ciel ou de l’Histoire, c’est bâtir ici-bas un royaume des fins dont les moyens seront à définir. Penser, dans ce temps d’après la prise de conscience, d’après la révolte, devient le temps de choisir les moyens : jusqu’où irons-nous pour établir le royaume des hommes sans Dieu ? A quels sacrifices devront nous consentir ? Quels moyens seront à employer ? 3 Pourquoi le mot insoutenable trouve sa place ici ? Si l’infinitif penser livre à ses pieds des hommes qui se soudent par la révolte devant la question de l’action nécessaire à l’avènement du salut et de la liberté, aucune attitude contemplative ne sera permise permise: « Tout spectateur est un lâche ou un traître » s’écrie Frantz Fanon dans Les damnés de la terre. Il faut agir, une position doit être prise et quelque chose doit être tenté. « Il faut compromettre tout le monde pour le salut commun » clame Fanon. On retrouve Marx, pour qui il ne s’agit plus de se contenter de penser mais de transformer le monde. Aussi, reste à définir la méthode : quelle philosophie de l’action sera possible qui ne soit pas un reniement des principes même que découvre le révolté dans son cogito. Car c’est précisément cette tension du « je me révolte » articulé à un « donc nous sommes » qui risque de devenir difficile à soutenir dans une philosophie de l’action. Il faut, en quelques sortes, ménager la chèvre et le chou, le je et le nous, le oui et le non que nous évoquions à l’instant. L’histoire abonde de forfaits, dans lesquels nous constatons que, faute d’avoir respectée cette tension, la révolte s’est niée dans ses fondements et a liquidé l’un ou l’autre de ses termes : « Je me révolte n’importe comment donc nous ne sommes plus ». Le je du tyran écrase le nous collectif ou encore le nous de la masse empêche le je de l’individu d’advenir. Égrenons le chapelet de notre histoire : que trouvons-nous ? Nous y découvrons la dangereuse question du mal déclinée sous toutes ses formes et des tentatives pour y répondre. D’abord, en toile de fond il faut insister sur l’empreinte culturelle très forte du christianisme. Le Christ, fils de Dieu, répond à la question du mal et de la mort qui frappe si injustement les hommes. Par la souffrance qu’il assume au nom de tous et à la demande de son Père, le Christ réconcilie la Terre et le Ciel comme nul autre avant lui. Les hommes souffrent certes, mais les voilà entendus, ils ne sont plus seuls. Toutefois reste en suspend la question de l’origine et de la nécessité du mal au sein de la Création, question chère à Ivan Karamazov, qui faute de réponse, en bon mécréant, ôte au Créateur toute crédibilité. Dieu est amour et la grâce au bout du chemin, nous dit-on. En attendant, une chose est certaine : le Christ crucifié prononce cette dernière parole : « Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». A cet appel criant, à cet aveu déchirant la nuit, nul réponse lumineuse ne parvient. Le christ meurt en homme : livré à l’angoisse, abandonné à lui même, sur la croix, seule chose dont on soit assuré. Le royaume de l’amour et de la grâce est suspect. Seul celui de la justice des hommes peut être garanti. N’attendez pas le jugement dernier, il a lieu tous les jours clame Camus. Et quand bien même la grâce coifferait la mort au poteau, elle ne justifierait pas la souffrance ici-bas, notamment celle des enfants (à l’instar du père Paneloux dans le second prêche de La Peste). Pour beaucoup, le christianisme échouera dorénavant à répondre de manière satisfaisante à la question du mal. L’histoire récente peut se lire comme la traduction directe de ce refus d’attendre en pariant sur un au-delà. La réponse est ici-bas. L’homme conteste Dieu et lui ravit sa place. A cette place, « rien n’est vrai » dit Nietzsche, et surtout « tout est permis » proclame Dostoïevski. Ce « tout est permis », fruit d’une pensée qui refuse de faire allégeance à la transcendance, n’est-il pas dangereux ? On connait le sort réservé aux penseurs nihilistes accrochés au seul contenu négatif de la révolte, au non. Ivan Karamazov devient fou. Le Kirilov des Possédés décide de devenir Dieu et se suicide. Nietzsche, quant à lui, conscient de l’impasse, fait de l’absence de foi une méthode qui guide sa pensée dans le travail de destruction des idoles, résidus de Dieu. Mais en découvrant que rien n’est vrai il proclamera que rien n’est permis, pensant ainsi parer au 4 danger qui se profile. Loin d’un nihilisme destructeur, il fait œuvre d’architecte et pense que vivre libre ne peut se faire sans loi et qu’il faut prendre le pari d’adhérer sans fléchir et avec exaltation au monde tel qu’il est. Nietzsche dit oui à la création mais refoule le non du révolté, accepte l’inacceptable, pose le salut de l’homme non en Dieu mais ici-bas puisque, dit-il, « la tâche de gouverner les hommes va nous échoir ». Nietzsche ouvre la brèche par laquelle les nazis le récupéreront pour l’incorporer à leur mythologie délirante. Reste à savoir si la pensée nietzschéenne peut être qualifiée de dangereuse sous prétexte qu’elle fut récupérée par des fous et que son auteur n’a pas su la dresser comme une citadelle inviolable… N’est-ce pas là un problème qui se pose de manière cruciale à tout philosophe ? Mais avant Nietzsche, en 1845, un certain Stirner abat Dieu et toutes ses incarnations : l’Etat, la société, l’Humanité. Il pose l’individualisme comme une fin que rien ne doit contrarier, légitime le meurtre si celui-ci permet la promotion du règne de l’individu. Une pensée qui coïncide avec le suicide collectif explique Camus ne peut pas ne pas être une pensée éminemment dangereuse. Dans le sillage des penseurs russes comme Pissarev ou Dobrolioubov, la constellation terroriste scintillera, l’étoile d’un Netchaïev brillera dans toute sa violence. L’entreprise terroriste menée par Kaliayev, en 1905, mérite notre attention. Son mouvement projette d’assassiner le grand-duc Serge. Au dernier moment, Kaliayev se rétracte, refusant d’entraîner dans l’explosion de la calèche qui doit consumer le duc, sa femme et ses enfants qui sont innocents. Ceci est un modèle de rigueur et de fidélité aux fondements de la révolte nous dit Camus, qui écrira sa pièce nommée Les justes à partir de cet attentat censuré par les terroristes eux-mêmes. Pour ces penseurs, pour ces révoltés qui choisissent le terrorisme, le meurtre est inexcusable et nécessaire, il est les deux faces d’une même pièce : nous aurons à tuer parce qu’il le faut puis à mourir car rien ne justifie le meurtre. « Le meurtre s’est identifié avec le suicide dit Camus. Une vie est alors payée par une autre vie et, de ces deux holocaustes, surgit la promesse d’une valeur. » Vous l’aurez reconnue, c’est bien la figure du kamikaze qui se profile et que Camus semble approuver au moins dans sa fidélité aux fondamentaux de la pensée révoltée. De fait, la pensée de Camus n’est-elle pas dangereuse et peut-on considérer comme juste, pour reprendre ce terme cher à l’auteur, l’action kamikaze ? Il me faut encore mentionner avant de vous laisser la parole, le rôle particulier que l’art entretient avec la pensée, son pouvoir subversif certes, mais surtout sa fonction vitale pour nous. Quel monde habiterions-nous si à la fureur des fusils ne répondait nulle symphonie de Schubert ? Quelle vie possible si entre les prisons, les commissariats, les tribunaux ne poussaient ni théâtres ni musées ? De quelle monstrueuse culture serions-nous les enfants si nos bibliothèques ne fleurissaient que de codes pénaux, de vade mecum, de notices, de dictionnaires et si de leurs étagères avaient désertés la poésie de Baudelaire et les romans de Zola ? Quel type d’hommes serions-nous si nous n’étions bons qu’à mettre froidement en équations notre condition sans jamais porter un regard attendrit vers la beauté et l’amour qu’offre cette condition ? Comment comprendre la haine vouée aux artistes et à l’art par un Pissarev proclamant qu’ « il vaut mieux être un cordonnier russe qu’un Raphaël russe » ? Pourquoi l’art effraie-t-il tant? Que peut bien détenir l’artiste qui lui vaille d’être le premier homme à abattre dans les régimes autocratiques où la pensée est devenue folle ? Ne faut-il pas considérer l’artiste comme le véritable garde-fou, celui qui détient les clés? Les clés de quelle porte ? D’une porte qui ouvre sur quoi ? ******** 5 Au terme de ce débat, j’ai laissé le soin au philosophe Alain de nous éclairer. Ce que je vais vous lire est tiré du texte « Les marchands de sommeil » écrit en 1904. Je remercie tout particulièrement Pierre Bauza de me l’avoir soumis il y a deux ans au terme d’un débat comme celui de ce soir. « Les hommes qui veulent sincèrement penser ressemblent souvent au ver à soie qui accroche son fil à toutes choses autour de lui et ne s’aperçoit pas que cette toile brillante devient bientôt solide et sèche et opaque, qu’elle voile les choses et que, bientôt, elle les cache ; que cette sécrétion pleine de riche lumière fait pourtant la nuit et la prison autour de lui, qu’il tisse en fils d’or son propre tombeau et qu’il n’a plus qu’à dormir, chrysalide inerte, amusement et parure pour d’autres, inutile à lui-même. Ainsi les hommes qui pensent, s’endorment souvent dans leurs systèmes nécropoles, ainsi dorment-ils pendant que d’autres déroulent leur fil d’or pour s’en parer. Ils ont un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée est ainsi mise en cage et on peut la venir voir, spectacle admirable, spectacle instructif pour les enfants ; tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé d’avance. Seulement, le vrai se moque de cela. Le vrai est, d’une chose particulière, à tel moment l’universel de nul moment. A le chercher on perd tout système, on devient homme ; on garde à soi, on se tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était né d’ hier. Boire le Léthé, pour revivre. » Merci et bonne année à toutes et à tous. David Deneufgermain Jeudi 28 janvier 2010 *********** BIBLIOGRAPHIE Pour préparer cette séance, je me suis appuyé sur les ouvrages suivants : -Albert CAMUS : L’homme révolté, Le mythe de Sisyphe, La peste, Les justes, La chute, L’hôte (extrait de l’Exil et le royaume). Tous disponibles en livre de poche. -ALAIN : Les marchands de sommeil. On peut télécharger le texte à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/Alain/les_marchands_de_sommeil/les_marchands_de_so mmeil.html -Georges ORWELL : La ferme des animaux. Livre de poche. -Frantz FANON : Les damnés de la terre. Edition La Découverte (préfacé par Jean Paul Sartre) -Fédor DOSTOIEVSKI : Les possédés. Livre de poche. 6