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consubstantielle. Un homme révolté nous dit Camus, c’est un homme qui dit non. Et,
précisément, penser c’est dire non. Mais, dans le même temps où il refuse la condition dans
laquelle il se trouve, l’homme, par ce refus affirme l’existence d’une frontière, d’un horizon,
une valeur qui vaut la peine de protester, de ne pas en rester là. Penser, se révolter ne
consistent pas seulement en un refus de ce qui est, c’est aussi une affirmation de ce qui
manque et gagnerait à être, c’est le vœu formulé d’un préférable. Au moment où un
préférable est proclamé par le révolté, le révolté qui pense et objecte un non franc à l’ordre
des choses, un révolté qui conspue Dieu, qui de Spartacus à la classe ouvrière refuse de se
maintenir à la place que l’histoire lui assigne ; à partir de ce moment là, tout est prêt pour que
démarre une tragédie dont nous connaissons au moins la fureur des premiers actes mais dont
les ressorts nous échappent sauf à lire attentivement Camus et le critiquer. Cette tragédie est
l’expression directe d’une conscience humaine qui à force de penser, de se penser, s’égare
dangereusement semant des cadavres sur son chemin.
Soyons lapidaires : l’individu qui ne se pense pas, qui ne voit pas dans la condition
qui est la sienne matière à polémiquer et s’insurger, celui qui ne conçoit pas le caractère cruel
du sort qui lui est réservé, celui là est l’homme d’avant la révolte, l’homme qui se contente
d’être… D’être quoi ? Nous dirions d’être le jouet du destin ou, dans un monde où la
transcendance est liquidée, d’être la marionnette consentante des intérêts de plus puissants que
lui. Avec la révolte et la conscience qu’il a de lui-même apparait pour l’individu un horizon,
un préférable comme nous disions à l’instant, un lointain accessible qui fera de lui un
affranchi. Le sel de cette liberté à portée de conscience autorise alors le sacrifice. Camus nous
dit : « [L’esclave] accepte la déchéance dernière qui est la mort, s’il doit être privé de cette
consécration exclusive qu’il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de
vivre à genoux. »
En acceptant le risque de mourir pour échapper à une condition qu’il refuse pour
l’avoir pensée, l’homme place au dessus de lui la révolte et les valeurs qui l’accompagnent. Il
accepte de jouer sa vie au nom d’une valeur commune à ceux qui, comme lui, prennent
conscience que les règles du jeu méritent d’être reconsidérées. Qu’on ne se méprenne pas : la
révolte n’est pas réductible à une lutte des classes car l’opprimé n’est pas le seul à se dresser.
Il est des dominants, des maîtres ou des patrons qui eux aussi refusent les règles d’un jeu qui
pourtant sert leurs intérêts immédiats. « S’ils refusent c’est par identification de destinées »
nous dit Camus. « Dans la révolte, l’homme se dépasse en autrui et, de ce point de vue, la
solidarité humaine est métaphysique » C’est ainsi que Camus postule, face à l’absurdité sur
laquelle bute l’infinitif penser, l’équivalent du cogito cartésien : « je me révolte donc nous
sommes. » Le je individuel s’articule au nous collectif.
Nous considérerons ce point essentiel de la pensée de Camus, point insoutenable
pour celui qui s’y trouve: penser c’est dans le même temps dire non et oui. Non à une
condition injuste vouée aux gémonies, oui à une nature commune à tous et des valeurs
consenties. Arrivés à ce point de notre introduction, et pour aborder le caractère dangereux du
penser humain, si vous êtes d’accord nous dirons ceci : penser dans un premier temps c’est
renoncer à l’innocence, c’est opposer un refus catégorique au mal métaphysique dont chacun
est injustement frappé ; puis dans un second temps penser c’est proposer des remèdes
terrestres à l’injustice du ciel ou de l’Histoire, c’est bâtir ici-bas un royaume des fins dont les
moyens seront à définir. Penser, dans ce temps d’après la prise de conscience, d’après la
révolte, devient le temps de choisir les moyens : jusqu’où irons-nous pour établir le royaume
des hommes sans Dieu ? A quels sacrifices devront nous consentir ? Quels moyens seront à
employer ?