La folie de la vision: le peintre comme phénoménologue chez Merleau-Ponty A la mémoire de Jean-Toussaint Desanti (1914-2002) Kwok-ying LAU Université chinoise de Hong Kong 1. Introduction La décision d’intituler ce travail «La folie de la vision: le peintre comme phénoménologue chez Merleau-Ponty » a été motivée par la lecture du paragraphe suivant dans L’oeil et l’esprit, la dernière publication de l’auteur de la Phénoménologie de la perception: « [L]e monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l’Être, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elle. »1 La lecture de ce passage ne nous laisse aucun doute: pour le dernier Merleau-Ponty la vision du peintre est une vision de folie, puisque l’ambition du peintre est la possession totale de l’Être par les moyens artistiques. Plus loin dans le même écrit, Merleau-Ponty parle d’une « philosophie qui est à faire, c’est elle qui anime le peintre, non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l’instant où sa vision se fait geste, quand, dira Cézanne, il <pense en peinture> ».2 Selon Merleau-Ponty donc, l’œuvre du peintre est comparable à celle du philosophe: si un philosophe vise à la possession intellectuelle du monde, ce que vise le peintre est la possession artistique du même monde. Cette compréhension est soutenue par des notes préparatoires de l’un des derniers cours donnés par Merleau-Ponty au Collège de France : «Donc peinture une sorte de philosophie: saisie de la genèse, philosophie toute en acte. »3 En fait, concevoir le peintre comme une espèce de philosophe, en particulier une espèce de philosophe phénoménologique, est un trait de pensée implicite dans l’essai «Le doute de Cézanne » de Merleau-Ponty publié en 1945. Dans cet article désormais 1 2 3 M. Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit (Paris: Gallimard, 1964), pp. 26-27. L’oeil et l’esprit, p. 60. M. Merleau-Ponty, Notes de Cours 1959-1961 (Paris: Gallimard, 1996), p. 58. 2 classique, Merleau-Ponty affirme en citant Cézanne que ce dernier « écrit en peintre ce qui n’est pas encore peint et le rend peinture absolument.»4 Il ajoute tout de suite en termes quasiment phénoménologiques la phrase suivante : « Nous oublions les apparences visqueuses, équivoques et à travers elles nous allons droit aux choses qu’elles présentent. » 5 Cependant, en 1945, l’année de la publication de la Phénoménologie de la perception, la phénoménologie de la vision picturale de Merleau-Ponty n’est pas encore aussi radicale que celle exprimée dans L’oeil et l’esprit, travail contemporain du Visible et l’invisible dans lequel Merleau-Ponty donne une exposition systématique, même inachevée, de sa nouvelle conception ontologique. Afin de donner une vue d’ensemble de la philosophie de l’art de Merleau-Ponty dans sa relation avec sa pensée phénoménologique et ontologique, nous allons montrer dans les pages suivantes les moments essentiels du développement de la phénoménologie de la vision picturale chez Merleau-Ponty depuis l’article sur Cézanne jusqu’à L’oeil et l’esprit. Nous allons aussi nous renseigner par d’autres sources telles que l’article très important écrit entre temps «Le langage indirect et les voix du silence», 6 ou même des passages de la Phénoménologie de la perception. Nous souhaitons jeter des lumières sur la compréhension générale de la philosophie de Merleau-Ponty par les points suivants : a. Comme la phénoménologie de Merleau-Ponty vise à la réhabilitation du sensible, l’auteur du Visible et l’invisible a une esthétique construite au tour de ses méditations sur l’art et la peinture qui est partie intégrante de sa b. c. philosophie. L’évolution de la phénoménologie de la vision picturale chez Merleau-Ponty est parallèle au développement de sa pensée ontologique, de sorte que ses méditations sur la peinture occupent une place de plus en plus centrale à l’intérieur de son entreprise philosophique entière. L’esthétique scellée dans la phénoménologie de la vision picturale chez Merleau-Ponty est une esthétique d’une nouvelle espèce. Elle n’est pas un cadre conceptuel construit afin d’expliquer ou de donner sens aux expériences esthétiques en général ; elle comprend l’expérience esthétique comme l’expérience du sensible et cette compréhension sert comme base pour une nouvelle ontologie : ontologie de la chair qui est le Sensible-en-soi, origine de toutes formes d’idéalité. 4 5 6 M. Merleau-Ponty, “Le doute de Cézanne”, in Sens et non-sens (1ere ed. 1948, Paris: Nagel, 2e ed. 1958), p. 30. Sens et non-sens, p. 30. M. Merleau-Ponty, “Le langage indirect et les voix du silence”, in Signes (Paris: Gallimard, 1960), pp. 49-104. Cet article est la version remaniée du Chapitre 3 (“Le langage indirect”) de l’ouvrage posthume La prose du monde (Paris: Gallimard, 1969, pp. 66-160). 3 2. Réhabilitation du sensible et primat du préréflexif Nous avons mentionné ci-dessus que l’entier itinéraire philosophique de Merleau-Ponty peut être compris comme une tentative phénoménologique de réhabiliter le sensible. Elle est dirigée contre la tradition intellectualiste de la philosophie classique occidentale depuis Platon jusqu’à Hegel en passant par Descartes et l’idéalisme transcendantal kantien dans lequel le sensible est souvent vu comme la multiplicité chaotique incapable de se donner unité, sens et vie. Merleau-Ponty a toujours voulu, contre le préjugé intellectualiste, mettre en avant le caractère auto-organisateur et auto-donateur de sens du sensible : le Gestalt dans la Structure du comportement, le corps propre dans la Phénoménologie de la perception, et la chair dans le visible et l’invisible tous partagent ce caractère commun et fondamental. C’est pourquoi pour Merleau-Ponty la réflexion est toujours précédée par le préréflexif, et le but ultime de toute réflexion philosophique est de rejoindre l’ordre préréflexif de telle manière que l’intellect peut être coïncidé avec le sensible. Mais cette position théorique implique que ce qui rend possible la réflexion n’est pas un élément intellectuel quelconque qui impose ses lois de l’extérieur et par dessus sur l’ordre préréflexif à l’instar de l’Esprit absolu chez Hegel, le Dieu chez Descartes ou Berkeley, ou la source transcendante mystérieuse chez Platon. Selon Merleau-Ponty, l’origine de la réflexion se trouve dans l’ordre préréflexif lui-même : si l’ordre préréflexif lui-même n’est pas doté de la capacité de réflexion, et que toute réflexion n’était qu’animée par une source extérieure intellectuelle et pensante, la soi-disant entrée en réflexion de l’ordre préréflexif ne saurait qu’une sorte de manipulation mécanique à la merci d’un maître de marionnettes intellectuelles. Ceci n’est qu’une vision du monde non encore désenchantée qui est incapable de comprendre le phénomène de la vie le plus élémentaire: celui de l’auto-organisation. La reconnaissance de la capacité de réfléchir comme capacité inhérente à l’ordre préréflexif a pour effet le renversement de la conception classique de la philosophie : philosophie est bien sûr activité de réflexion, mais ni ses sources ne viennent d’un monde extérieur, ni sa destinée est dirigée vers un autre monde, bien au contraire. C’est ce monde-ci, le monde de la vie avec lequel nous sommes toujours déjà familiers, et notre rencontre avec lui qui forment la source de notre capacité de réflexion. Le monde de la vie est à la fois le champ de déploiement de nos expériences et le partenaire de notre rencontre d’expériences mondaines. En vertu de notre rencontre avec le monde, nous sommes informés par le monde et notre vie réflexive commence à notre insu. Merleau-Ponty radicalise le concept husserlien du monde de la vie dans celui du monde perçu, puisque la perception est le mode primordial de notre contact avec le monde. Ce trait de pensée est constant à travers 4 l’entier développement philosophique de Merleau-Ponty depuis la Phénoménologie de la perception, jusqu’au Visible et l’invisible. Dans ce dernier ouvrage, l’interrogation philosophique n’est jamais séparée du monde perçu. Elle est comprise comme acte d’auto-réflexion de la foi perceptive dans la présence silencieuse mais paradoxale du monde : nous voyons avec certitude qu’il y a des choses, qu’il y a des autres et qu’il y a le monde, mais que sont-ils précisément ? Une fois quand nous essayons d’articuler une réponse, l’évidence du monde se sombre dans une énigme.7 Elle nous donne le mal de tête et le désir de le dissiper. Le vertige qu’elle cause et la passion de le guérir s’appellent philosophie. 3. Le peintre comme phénoménologue Mais comment dissiper ce vertige et se guérir de ce mal de tête ? Rester fidèle à ce qui est donné dans notre première expérience encore muette et l’exprimer proprement selon ce qui est offert à notre vue, c’est le conseil de Husserl quand il écrit dans le §16 des Méditations cartésiennes : « Le début, c’est l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens. »8 Merleau-Ponty lui-même était resté fidèle toute sa vie à l’esprit et à la formule du conseil de Husserl quant à la fidélité à l’égard de la première expérience.9 Si la tâche principale du philosophe phénoménologique est décrire aussi fidèlement que possible le monde tel qu’il est vu et déployé devant nos yeux, cette tâche peut s’accomplir par le peintre aussi, et probablement d’une manière plus concrète. Car le philosophe ou le peintre doit être tout d’abord intrigué par l’énigme du monde ou touché par la merveille du monde même; c’est-à-dire qu’il doit être un être-au-monde. Tandis qu’un philosophe du type cartésien peut concevoir qu’il soit un sujet pensant sans corps, jamais un peintre ne peut prétendre qu’il puisse peindre uniquement avec son esprit sans ses mains. Avec son corps, un peintre prend toujours position dans le monde, il ne regarde jamais le monde à la manière de la pensée survolante. Dans ce cas, le peintre n’impose pas son attitude réflexive de nulle part; il est lui-même immergé dans le spectacle du monde. Par conséquent, le peintre vit en connivence avec le monde plutôt que comme spectateur pur du monde. 7 8 9 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible (Paris: Gallimard, 1964), pp. 17-19. E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana I (The Hague: M. Nijhoff, 1950), p. 77; Méditations cartésiennes, trad. fran. G. Peiffer et E. Lévinas (Paris: A. Colin, 1931), p. 33. Merleau-Ponty a cité plusieurs fois la traduction française par Lévinas de cette parole de Husserl, y compris dans « L’Avant-propos » à Phénoménologie de la perception (Paris: Gallimard, 1945, p. x) et dans Le visible et l’invisible (p. 171). 5 En fait, si « l’artiste est celui qui fixe et rend accessible aux plus <humains> des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir »,10 c’est tout simplement parce que l’artiste, en contraste avec un esprit pur, est doté d’un instrument charnel double: les yeux et les mains. «Instrument qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses fins, l’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main.»11 Avec cet instrument charnel double, «le peintre reprend et convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste enfermé dans la vie séparée de chaque conscience : la vibration des apparences qui est le berceau des choses.»12 En d’autres termes, ce que vise le philosophe phénoménologique—retour aux choses mêmes et communique ce qu’il voit à ses prochains humains au moyen des mots et des concepts—le peintre peut remplir cette mission d’une manière plus tangible sans assistance de concept: nous ramener directement aux phénomènes où nous pouvons témoigner d’une manière concrète la naissance des choses. En fait, ce qu’un peintre réussit à faire à travers son œuvre d’art, c’est rendre convergents tous les vecteurs visibles et intellectuels de la toile vers un sens identifiable, et ce mouvement de convergence essentiel pour rendre visible tout objet identifiable est déjà esquissé dans la perception du peintre. Ce mouvement de convergence « commence dès qu’il perçoit—c’est-à-dire qu’il ménage dans l’inaccessible plein des choses certains creux, certaines fissures, des figures et des fonds, un haut et un bas, une norme et une déviation, dès que certains éléments du monde prennent valeur de dimensions sur lesquelles désormais nous reportons tout le reste, dans le langage desquelles nous l’exprimons. » 13 Aux yeux de Merleau-Ponty donc, le peintre est comme un phénoménologue génétique : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. »14 Ici ce qui est à l’oeuvre est une opération de « transsubstantiations »15: c’est-à-dire la « genèse, [et la] métamorphose de l’être » du monde en la vision de l’artiste.16 Mais cet «éloge de la peinture » par Merleau-Ponty est-il un peu exagéré ? Comme disciple outre-Rhin de Husserl, l’auteur de la Phénoménologie de la 10 11 12 13 14 15 16 Sens et non-sens, p. 31. L’oeil et l’esprit, p. 26. Sens et non-sens, p. 30. Signes, p. 68. L’oeil et l’esprit, p. 16. L’oeil et l’esprit, p. 16. L’oeil et l’esprit, p. 28. 6 perception doit avoir pris connaissance du fait qu’une théorie de la donation par esquisses (Abschattung) de l’objet perçu est proposée dans §41 des Idées I, oeuvre programmatique publiée en 1913 par le fondateur de la phénoménologie.17 Toutefois, il est aussi indéniable que des peintres impressionnistes, Claude Monet tout d’abord, mais aussi Renoir, Pissarro et des autres, ont mis en pratique cette théorie presque un demi siècle auparavant en France. Ces peintres ont non seulement révolutionné l’art pictural, mais aussi la manière dont nous voyons le monde avec lequel nous avions cru être familiers depuis la naissance du temps. À partir des impressionnistes, nous avons appris une nouvelle approche de voir le monde, et le monde lui-même est vu sous de nouvelles lumières, au sens figuré et au sens littéral du terme. Les peintres impressionnistes nous ont donné une nouvelle vision du monde. Le monde n’est plus vu à travers le modèle de la représentation picturale du classicisme dans lequel les choses et les objets sur la toile sont toujours arrangés, grâce à la technique de « trompe-l’oeil », d’une manière nette et propre selon l’axe formé par les yeux du peintre et le point central de l’horizon que l’on suppose être le « point de fuite » fixe. La conception classique de la perspective, mise en théorie pendant la Renaissance italienne selon la conception géométrique, c’est-à-dire scientifique, de la perspective, est censée de donner une représentation illusoire du monde réel.18 Cette théorie, qui avait régné pendant quatre siècles sur la pratique de la peinture en Occident, n’était plus acceptée par les peintres impressionnistes. Sous le pinceau d’un impressionniste, l’objet pictural se montre lui-même toujours à travers le jeu interactif entre les lumières, les ombres, les couleurs, les reflets et les lignes. Un objet pictural sur une toile impressionniste n’apparaît jamais en conformité ni avec l’ordre de l’harmonie pré-établie des monades de Leibniz, ni selon la norme des idées claires et distinctes chère à Descartes, bien au contraire. Il se montre toujours plus ou moins illuminé ou sombre selon les conditions d’éclairage sous lesquelles il est situé dans un monde d’ambiance précis. Un objet pictural impressionniste n’apparaît jamais entièrement isolé ou totalement indépendant d’autres objets mondains qui l’entourent. Il est plutôt intégré nécessairement en promiscuité avec toute une constellation d’autres objets qui sont soit devant, soit partiellement cachés derrière, soit 17 18 Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Erstes Buch, Allgemeine Einfürung in die reine Phänomenologie (4e ed. 1980 conforme à la 2e ed. 1922, Tübingen: Max Niemeyer Verlag), pp. 73-76; Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fran. Paul Ricoeur (Paris: Gallimard, 1950), pp. 130-134. M. Merleau-Ponty, Notes de Cours 1959-1961, p. 50. Cf. Isabel Matos Dias, Merleau-Ponty: une poïétique du sensible, trad. fran. du Portugais par Renaud Barbaras (Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 2001), pp. 152-153. À notre avis, l’explication du concept et de la pratique de la perspective qui fait la plus grande autorité reste celle d’Erwin Panofsky. Voir son essai classique « La perspective comme forme symbolique », in La perspective comme forme symbolique et autres essais, trad. fran. sous la direction de Guy Ballangé (Paris: Les Éditions de Minuit, 1975), pp. 37-182; en particulier Section I, pp. 37-67. 7 partiellement superposés sur lui. Bref, sorti des mains d’un impressionniste, un objet pictural est la restitution d’une chose, par la vision du peintre fasciné par lui, au sein de l’atmosphère dans lequel il est immergé. Il n’est donc pas un objet des sciences exactes défini comme une « nature simple » à la manière de Descartes, un concept qui sert plus à illustrer l’ordre rationnel de la création parfaite du Saint Créateur. En même temps que leur succès en restituant le spectacle du monde comme il est perçu, les peintres impressionnistes nous ont appris à voir des choses qui sont invisibles à l’œil profane. Les séries de Claude Monet sur la Cathédrale de Rouen et sur les nymphéas de son jardin à Giverny peintes sur les temps différents de la journée et dans les saisons différentes sous des conditions climatiques différentes sont parmi les exemples les plus connus et les plus réussis de la technique et de l’enseignement impressionnistes.19 4. L’acte de peindre comme acte d’expression et son fondement charnel Si le peintre est comparable au philosophe phénoménologique, la philosophie qui anime son travail créatif n’est ni le réalisme empirique ni l’idéalisme transcendantal; elle est plutôt une philosophie d’expression, ou plus précisément, une philosophie de l’expression corporelle. Cela veut dire que l’acte de peindre n’est ni simplement un acte de copier la réalité naturelle, ni un acte pur de la possession intellectuelle par des schèmes préconçus. Pour Merleau-Ponty, il est bien clair que « l’art n’est ni une imitation, ni d’ailleurs une fabrication suivant les vœux de l’instinct ou du bon goût. C’est une opération d’expression. »20 Un acte d’expression n’est pas la traduction d’une pensée qui a été clairement formulée auparavant par nous-mêmes ou par les autres. Si un acte de peindre comprend en lui-même un moment de conception, sa conception ne peut précéder entièrement son exécution ; sinon il ne serait qu’une simple répétition ou imitation et non création. Tout comme un poète peut toujours essayer de composer un nouveau arrangement des mots afin d’exprimer ce qu’il / elle pense et sent, un artiste parle et peints comme si personne auparavant n’a peint une telle scène du monde comme lui. Comme un enfant qui connaît et reconnaît une chose en apprenant le mot qui la nomme, le peintre capture une chose selon sa nature et la présente en un objet identifiable, c’est-à-dire quelque chose qui a un sens plus ou moins déterminé pour nous. «Les créations d’un artiste ... imposent à ce donné un sens figuré qui n’existait pas avant elles. »21 Autrement dit, l’acte de peindre est un 19 20 21 Pour une analyse approfondie de la signification phénoménologique de la peinture impressionniste, cf. l’article publié en Chinois de l’auteur du présent travail: 劉國英:<印象主義繪畫的現代性格 與 現 象 學 意 涵 > (« La peinture impressionniste comme art moderne et son signification phénoménologique »), 《現象學與人文科學》(Phenomenology and the Humans Sciences), No. 1, 2004, pp. 125-153. Sens et non-sens, p. 30. Sens et non-sens, p. 34. 8 événement qui contribue à l’inauguration de sens, ou même un avènement qui institue la phénoménalisation des objets apparaissants. Il amène à l’expression d’une première expérience encore muette par l’institution de l’ontogenèse de l’objet visible. Si Cézanne doutait toujours de sa capacité de capturer cet événement inaugural, c’est parce qu’il était conscient des difficultés de peindre le monde tel que non seulement il pouvait «le convertir entièrement en spectacle, faire voir comment il nous touche, »22 mais aussi qu’une peinture réussie doit pouvoir réveiller des expériences similaires ou parallèles enracinées dans la conscience des autres. C’est pourquoi les difficultés de Cézanne sont celles de la première expression. Pour l’auteur de la Phénoménologie de la perception, l’exploit du peintre se base sur son soubassement charnel : son corps propre. « C’est l’opération expressive du corps, commencée par la moindre perception, qui s’amplifie en peinture et en art. »23 Tout commence par le corps, puisque « le corps est notre moyen général d’avoir un monde », et que le corps est aussi « éminemment un espace expressif. »24 Cependant le corps n’est pas un espace expressif parmi tous les autres. Comme mouvement expressif lui-même, le corps est l’origine de tous les autres espaces expressifs, et cela précisément parce que le corps est un système de possibilités kinesthésiques dans le monde. « Notre corps en tant qu’il se meut lui-même, c’est-à-dire en tant qu’il est inséparable d’une vue du monde et qu’il est cette vue même réalisée, est la condition de possibilité, non seulement de la synthèse géométrique, mais encore de toutes les opérations expressives et de toutes les acquisitions qui constituent le monde culturel. »25 Sous la forme du schéma corporel, le corps est doté d’un système d’équivalence et d’entente tacite réciproque entre les expériences visuelles, tactiles et auditoires. Ce système d’équivalence entre les éléments visuel, tactile et auditoire de nos expériences perceptives garantit que le monde perçu au niveau préprédicatif a déjà une unité. Le monde perçu unitaire sert comme la référence commune et ultime de toutes sortes d’opérations expressives, du geste corporel le plus simple aux activités intellectuelles les plus sophistiquées de signification. Ainsi, le monde sensible peut recevoir autant de sens immanents que lui confèrent les diverses activités expressives du corps, sens qui sont institués au moment même du contact du corps avec le monde et les choses du monde. 22 23 24 25 Sens et non-sens, p. 33. Signes, p. 87. Phénoménologie de la perception, p. 171. Phénoménologie de la perception, p. 445. 9 Par conséquent, si nous pouvons parler de l’énigme du monde, nous pouvons aussi parler du « miracle de l’expression »26 précisément parce qu’il est le corps qui réussit à amener à l’expression tous les sens immanents au seuil de s’exprimer. Aussi, pour Merleau-Ponty, le corps ne doit-il pas être comparé à un objet physique ; au contraire, il doit être comparé à une oeuvre d’art en vertu du fait qu’il est lui-même le mouvement expressif et l’origine de tous les autres espaces expressifs. « Dans un tableau ou dans un morceau de musique, l’idée ne peut pas se communiquer autrement que par le déploiement des couleurs et des sons ... Il n’en va pas autrement d’un poème ou d’un roman, bien qu’ils soient faits de mots ... Un roman, un poème, un morceau de musique sont des individus, c’est-à-dire des êtres où l’on ne peut distinguer l’expression de l’exprimé, dont le sens n’est accessible que par un contact direct et qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale. C’est en ce sens que notre corps est comparable à l’oeuvre d’art. Il est un noeud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes covariants. »27 En dernière analyse, comme c’est l’opération expressive du corps au contact avec le monde qui inaugure les sens dans les domaines qui vont de la musique, de la danse et de la peinture à ceux de la poésie, du roman et de la philosophie, le topos de la phénoménalisation est le même que celui de l’esthétisation. Une philosophie de l’expression phénoménologique va en parallèle avec une esthétique : comme le geste d’un philosophe phénoménologique à la recherche de l’origine du sens vise à rejoindre le geste qui interrompt le silence initial et inaugure la parole naissante, ce geste peut bien être le geste d’un peintre ou celui d’un poète. Aux yeux de Merleau-Ponty, il n’y a pas de privilège accordé au parler au détriment de la peinture à l’ordre primordial des choses, parce que tous les deux sont actes d’expression inaugurateurs de sens. Nous pouvons aussi comprendre maintenant pourquoi dans la philosophie de Merleau-Ponty les romans et les oeuvres d’art sont tous les deux des riches sources de la description phénoménologique. La philosophie n’a pas de supériorité par rapport aux arts, puisque tous les deux s’appuient sur le corps comme le site sensible commun du déploiement de leurs activités expressives donatrices de sens.28 5. Le génie de Cézanne : peintre de la Nature primordiale 26 27 28 Phénoménologie de la perception, p. 230. Phénoménologie de la perception, pp. 176-177. Pour une discussion approfondie de ce problème, cf. le petit livre remarquable de Ronald Bonan, Premières leçons sur l’esthétique de Merleau-Ponty (Paris: Presses Universitaires de France, 1997). 10 A ce stade de notre enquête, deux questions restent à poser. D’abord : pourquoi Cézanne était-il pendant un premier temps le peintre privilégié de Merleau-Ponty ? Ensuite : pourquoi ce privilège a pris fin dans L’oeil et l’esprit? Nous essayons de répondre à ces deux questions respectivement dans cette section et la section prochaine. Comme nous avons déjà mentionné au début de ce travail, l’article « Le doute de Cézanne » de Merleau-Ponty, paru en 1945, est contemporain de la Phénoménologie de la perception. Il est évident que cet article est un éloge de l’œuvre picturale de Cézanne contre l’école classique de la peinture occidentale, dont la critique de son principe technique a été brièvement évoquée quand nous présentions la révolution artistique amenée par les peintres impressionnistes. Toutefois, aux yeux de Merleau-Ponty, les impressionnistes n’ont pas tenu leur promesse révolutionnaire jusqu’au bout ; c’est seulement avec Cézanne que le renouveau artistique était complètement achevé. Nous avons indiqué plus haut que les peintures impressionnistes comportent un moment phénoménologique important. Merleau-Ponty lui-même l’a reconnu dans son article sur Cézanne quand il écrit que «l’impressionnisme voulait rendre dans la peinture la manière même dont les objets frappent notre vue et attaquent nos sens. »29 Afin de parvenir à cet effet, les peintres impressionnistes représentaient les objets «dans l’atmosphère où nous les donne la perception instantanée. »30 D’une façon générale, les objets sur les tableaux impressionnistes paraissent illuminés avec des tons de couleur vifs, parce qu’ils sont peints « sans contours absolus, liés entre eux par la lumière et l’air. »31 Pour rendre visible l’effet d’une enveloppe lumineuse autour des objets, seuls les sept couleurs du prisme sont utilisées ; les couleurs sombres comme les terres, les ocres et les noirs sont exclues. En plus, les peintres impressionnistes utilisent la méthode de la juxtaposition des couleurs complémentaires afin de mettre en accent le contraste entre les tons des couleurs locales. « Il résultait de ces procédés que la toile, qui n’était plus comparable à la nature point par point, restituait, par l’action des parties les unes sur les autres, une vérité générale de l’impression. »32 Cependant, l’acquisition de cette vérité perceptive instantanée a un prix à payer: « la peinture de l’atmosphère et la division des tons noyaient en même temps l’objet et en faisaient disparaître la pesanteur propre. »33 29 30 31 32 33 Sens et non-sens, p. 19. Sens et non-sens, p. 19. Sens et non-sens, p. 19. Sens et non-sens, p. 20. Sens et non-sens, p. 20. 11 Exprimer cette constatation dans le langage philosophique : les peintures impressionnistes sont encore trop empiristes et pas assez phénoménologiques ! En comparaison avec l’impressionnisme, la peinture de Cézanne est bien plus phénoménologique parce qu’ « il a voulu revenir à l’objet sans quitter l’esthétique impressionniste, qui prend modèle de la nature.»34 Selon Merleau-Ponty, le mérite de Cézanne consiste à «retrouver l’objet derrière l’atmosphère. »35 Plus précisément, il faut dire que sous le pinceau de Cézanne, l’objet pictural «n’est plus couvert de reflets, perdu dans ses rapports à l’air et aux autres objets, il est comme éclairé sourdement de l’intérieur, la lumière émane de lui, et il en résulte une impression de solidité et de matérialité. »36 Mais pourquoi Cézanne pouvait-il réussir cet exploit phénoménologique ? Parce qu’il est un génie : tel est la réponse de Merleau-Ponty. Aux yeux de l’auteur de la Phénoménologie de la perception, « Le génie de Cézanne est de faire que les déformations perspectives, par l’arrangement d’ensemble du tableau, cessent d’être visibles pour elles-mêmes quand on le regarde globalement, et contribuent seulement, comme elles le font dans la vision naturelle, à donner l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de s’agglomérer sous nos yeux. »37 « Le génie de Cézanne » : cette expression ne doit pas être comprise seulement au sens technique, mais aussi au sens philosophique du terme. Exprimer ce dernier sans détour, nous pouvons dire que Cézanne est animé par une vision phénoménologique qui comprend deux moments : la réduction et la constitution. Tout d’abord, en refusant de suivre ni des écoles artistiques dominantes ni des positions artistiques alternatives de la tradition non examinées,38 Cézanne a en effet effectué la réduction phénoménologique. Ensuite vient le moment de la constitution : « il veut peindre la matière en train de se donner forme, l’ordre naissant par une organisation spontanée». 39 Cependant, ce moment constitutif est précédé par une distinction phénoménologique cruciale. Dans les termes de Merleau-Ponty, Cézanne « ne met pas la coupure entre ‘les sens’ et l’ ‘intelligence’, mais entre l’ordre spontané des choses perçues et l’ordre humain des idées et des sciences. »40 Traduire cela en termes 34 35 36 37 38 39 40 Sens et non-sens, p. 21. Sens et non-sens, p. 20. Sens et non-sens, p. 21. Sens et non-sens, p. 25. Sens et non-sens, p. 23. Sens et non-sens, p. 23. Sens et non-sens, p. 23. 12 phénoménologiques : cette distinction n’est pas une distinction au niveau latéral entre deux régions d’être comme dans la tradition de l’empirisme et de l’intellectualisme, mais la distinction verticale entre d’un côté l’ordre de la nature primordiale et de l’autre côté l’ordre humain et culturel. La tâche de constitution n’est accomplie que lorsque nous réussissons à témoigner de la naissance de l’ordre de la nature primordiale. Toujours selon Merleau-Ponty, c’est précisément cette tâche-là que Cézanne a voulu accomplir : « C’est ce monde primordial que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnent l’impression de la nature à son origine. »41 Revenir en deçà du naturalisme des sciences objectives à l’origine de la nature primordiale : tel est le projet de recherche qui a été placé sur l’agenda phénoménologique depuis Husserl. Mais quand Merleau-Ponty a ajouté ensuite que « Cézanne a voulu ... remettre l’intelligence, les idées, les sciences, la perspective, la tradition, au contact du monde naturel qu’elles sont destinées à comprendre, confronter avec la nature, comme il le dit, les sciences ‘qui sont sorties d‘elle’, »42 l‘auteur de la Phénoménologie de la perception ne faisait rien d’autre qu’avancer que Cézanne est le phénoménologue-peintre par excellence. Aucun lecteur sérieux de ce jalon du mouvement phénoménologique en France ne serait surpris par cette mis en perspective de Merleau-Ponty, car le projet de ce grand ouvrage est précisément une tentative de revenir du monde des sciences objectives et de la culture au monde de la perception primordiale—ce dernier a un soubassement de la nature inhumaine—afin de rechercher l’origine du système de transcendances—le Monde-les Choses-les Autres. Le passage suivant montre comment Merleau-Ponty résume, parmi d’autres formules, le sens de son projet de recherche à la fin de la Deuxième Partie de cette oeuvre magistrale de 1945 : « Il faut que ces descriptions soient pour nous l’occasion de définir une compréhension et une réflexion plus radicales que la pensée objective. A la phénoménologie entendue comme description directe doit s’ajouter une phénoménologie de la phénoménologie. Nous devons revenir au cogito pour y chercher un Logos plus fondamental que celui de la pensée objective, qui lui donne son droit relatif et, en même temps, la mette à sa place. Sur le plan de l’être, jamais on ne comprendra que le sujet soit à la fois naturant et naturé, infini et fini. Mais si nous retrouvons le temps sous le sujet et si nous rattachons au paradoxe du temps ceux du corps, du monde, de la chose et d’autrui, nous comprendrons qu’il n’y a rien à comprendre au-delà.»43 41 42 43 Sens et non-sens, p. 23. Sens et non-sens, p. 23. Phénoménologie de la perception, p. 419. 13 6. Une invitation à voir l’invisible : vers une théorie générale de la vision picturale Dans quelle mesure nous pouvons affirmer, après Merleau-Ponty, que la recherche artistique de Cézanne est en parallèle avec la recherche philosophique de la Phénoménologie de la perception ? La vision picturale de Cézanne est-elle vraiment un parallèle de la vision ontologique de Merleau-Ponty ?44 Ce n’est pas notre but de répondre à cette question dans le présent travail. La question à laquelle nous nous attaquons maintenant est la suivante : pourquoi le privilège accordé à Cézanne par Merleau-Ponty dans l’article de 1945 a disparu dans L’oeil et l’esprit? La réponse que nous risquons de donner est la suivante : si en 1945 Merleau-Ponty avait trouvé dans la recherche artistique de Cézanne une coïncidence heureuse avec son projet philosophique dans la Phénoménologie de la perception, vers 1960 quand Merleau-Ponty écrivait son livre finalement inachevé sur l’ontologie radicalement nouvelle qu’il était en train de formuler, ses méditations sur les beaux arts étaient élargies en même temps à une théorie générale de la vision picturale. Il y a un développement parallèle entre ses réflexions sur l’art pictural et sur l’ontologie phénoménologique. En fait, il est bien naturel que nous nous posons la question sur le favoritisme de Merleau-Ponty à l’égard de Cézanne à partir du registre artistique : quant est-il des autres grands peintres avant et après Cézanne ? Comment faut-il comprendre la signification et évaluer l’achèvement des peintures de Da Vinci, Raphaël, Rembrandt, Vermeer, David, Van Gogh, Gauguin, Matisse, Chagall, Picasso, Paul Klee et Kandinsky et des sculptures de Michel-Ange, Rodin, Giacometti et Germaine Richier, pour ne nommer que quelques noms des plus illustres avant et après l’avènement de l’art moderne occidental? En face de cette interrogation, ce dont avait besoin Merleau-Ponty en 1960 n’était plus une philosophie de l’art restreinte centrée sur Cézanne, mais une théorie générale de la vision picturale qui était susceptible d’accorder une place à toutes sortes d’œuvre d’art qui représentaient des tendances les plus diversifiées ou même les plus opposées dans l’histoire de la peinture occidentale. Nous pensons que nous pouvons formuler cette nouvelle philosophie de la vision picturale par les termes suivants: une invitation à voir l’invisible à travers le visible. Chez Merleau-Ponty, il s’agit d’un développement parallèle à l’approfondissement de 44 Ce parallèle est contesté par Michel Haar. Voir son article “Peinture, perception, affectivité”, in Merleau-Ponty, phénoménologie et expériences, ed. Marc Richir et Etienne Tassin (Grenoble: J. Millon, 1992), pp. 101-122. Cf. aussi le dossier très intéressant réuni par Galen A. John, The Merleau-Ponty Aesthetic Reader: Philosophy and Painting (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1993). 14 la phénoménologie du monde primordial vers l’ontologie du visible et de l’invisible intervenu entre 1945 et sa morte prématurée en 1961. Les grandes lignes de cette théorie générale de la vision picturale s’annoncent dans la deuxième section de L’oeil et l’esprit par cette phrase: « Depuis Lascaux jusqu’aujourd’hui, pure ou impure, figurative ou non, la peinture ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité. »45 L’ambition de construire une théorie générale de la vision picturale afin de comprendre l’histoire globale de la peinture occidentale chez Merleau-Ponty se voit dans le passage que nous avons cité au commencement de cet article : « [L]e monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l’Être, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elle. »46 La vision du peintre est une vision de la folie, parce qu’elle vise à la possession totale de l’être, y compris tous ceux qui sont visible et tous ceux qui sont invisible. Le désir de voir l’invisible est la folie, mais la puissance de rendre visible l’invisible est une puissance magique : « le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision. »47 Cette puissance magique de la vision du peintre s’adresse en particulier à l’œil profane qui est un œil qui attend que les autres lui apprennent comment voir. Cependant, parmi tous ceux qui apprennent les autres à voir, il y a d’un côté l’intellectualiste dont le voir n’est en réalité que la réflexion sur le voir. De l’autre côté il y a le voir du peintre qui est une vision en acte. Par conséquent, la vision se dédouble.48 Seule la vision en acte est capable d’apprendre à l’œil profane à voir l’invisible. Comme vision en acte, « la vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation ‘physique-optique’ seulement avec le monde » à la manière d’un savant moderne.49 Au contraire, dans la vision du peintre « le monde n’est plus devant lui par représentation : c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques qu’à condition d’être d’abord ‘autofiguratif’ ; 45 46 47 48 49 L’oeil et l’esprit, p. 26. L’oeil et l’esprit, pp. 26-27. L’oeil et l’esprit, p. 27-28. L’oeil et l’esprit, p. 54. L’oeil et l’esprit, p. 69. 15 il n’est spectacle de quelque chose qu’en étant ‘spectacle de rien’, en crevant la ‘peau des choses’ pour montrer comment les choses se font choses et le monde monde. »50 Ce qu’un peintre fait, ce n’est pas projeter une représentation préconçue sur le monde à travers des images intellectuelles, mais apporter sur la toile ce qu’il voit dans le monde au moment même de l’auto-formation de sens des choses. De cette manière, il assiste à l’auto-phénoménalisation des choses et à l’auto-ontogénèse du monde. Ce que Merleau-Ponty a mis en accent dans L’oeil et l’esprit, et c’est en cela que son auteur a évolué par rapport à l’article sur Cézanne, c’est que le processus de formation de sens n’est plus compris comme initié par le corps comme sujet de l’expression. La vision donatrice de sens elle-même est provoquée autant par le visible, comme certains peintres, tel Paul Klee, ont rapporté. En fait ce dernier a raconté qu’il se sentait vu par les arbres dans la forêt51 de telle manière que la vision elle-même est dans une situation de l’entrelacs : « Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille toutes nos catégories en déployant son univers onirique d’essences charnelles, de ressemblances efficaces, de significations muettes. »52 Ici la théorie de la vision picturale est imprégnée de la dimension ontologique—l’entrelacs et la promiscuité—parallèle à l’ontologie de la chair radicalement a-subjective dans Le visible et l’invisible. Mais ce qui demande davantage d’explication est la chose suivante : qu’est-ce qu’il veut dire l’invisible dans cette nouvelle théorie de la vision picturale ? Qu’est-ce qu’il est à voir dans la dimension de l’invisible ? Notre réponse est sans délais: les éléments qui ne sont pas visibles en eux-mêmes mais qui rendent possible la visibilité de telle manière que d’autres objets peuvent être vus. Voici quelques exemples. a. L’espace et la lumière. Ceux-ci font partie des conditions de la visibilité, mais eux-mêmes invisibles, du moins pour les yeux profanes. C’est pourquoi pour Merleau-Ponty, la tâche de la vision picturale n’est pas « parler de l’espace et de la lumière, mais de faire parler l’espace et la lumière qui sont là. »53 Le tableau « La pie » de Monet, et en particulier la série des « Mont Saint-Victoire » de Cézanne sont d’illustres exemples des peintures admirables qui sont capables de nous faire parler l’espace et la lumière. Mais deux siècles avant les impressionnistes et les post-impressionnistes, la toile « Vue de Delft » (1660-1661) du peintre Hollandais Vermeer est déjà l’un des chefs-d’œuvre les plus réclamés de ce genre. 50 51 52 53 L’oeil et l’esprit, p. 69. L’oeil et l’esprit, p. 31. L’oeil et l’esprit, p. 35. L’oeil et l’esprit, p. 59. 16 b. La profondeur picturale. Selon Merleau-Ponty, c’est l’œuvre de Cézanne, encore une fois, qui nous fournit l’un des meilleurs exemples pour comprendre qu’est-ce que la profondeur picturale. Car Cézanne a cherché et recherché selon cette direction pendant toute sa vie artistique. Pour Merleau-Ponty, dans la question de la profondeur picturale «il ne peut s’agir de l’intervalle sans mystère que je verrais d’un avion entre ces arbres proches et les lointains. Ni non plus de l’escamotage des choses l’une par l’autre que me représente vivement un dessin perspectif … Ce qui fait l’énigme, c’est leur lien, c’est ce qui est entre elles—c’est que je voie les choses chacune à sa place qu’elles s’éclipsent l’une l’autre--, c’est qu’elles soient rivales devant mon regard précisément parce qu’elles sont chacune en son lieu. [Ce qui fait l’énigme,] c’est leur extériorité connue dans leur enveloppement et leur dépendance mutuelle dans leur autonomie. »54 Comprise de cette manière, la profondeur picturale n’est pas la troisième dimension peinte sur la toile et ajoutée à la hauteur et à la largeur ; elle est plutôt « l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une ‘localité’ globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là. » 55 La profondeur picturale, elle-même invisible sur une toile, peut rendre visible la déflagration de l’Être. Outre que Cézanne, quelques unes de peintures de Pissarro (par exemple « Les toits rouges, coin d’un village, hiver », 1877) peuvent aussi servir comme l’une des illustrations les plus parlantes de cette lignée de pensée. c. Les lignes. De même, il est connu depuis longtemps que pour les peintres les lignes ne sont pas visibles en elles-mêmes sur un tableau. Par exemple, le contour d’une pomme ou la limite entre un champ et la prairie à côté ne sont pas l’objet d’une représentation directe. «Ils sont toujours en deçà ou au-delà du point où l’on regarde, toujours entre ou derrière ce que l’on fixe, indiqués, et même très impérieusement exigés par les choses, mais non pas choses eux-mêmes. Ils étaient censés circonscrire la pomme ou la prairie, mais la pomme ou la prairie ‘se forment’ d’elles-mêmes et descendent dans le visible comme venues d’un arrière-monde préspatial. »56 Outre que des chefs-d’œuvre des grands maîtres de l’école de Bauhaus tels que 54 55 56 L’oeil et l’esprit, pp. 64-65. L’oeil et l’esprit, p. 65. L’oeil et l’esprit, p. 73. 17 Paul Klee et Kandinsky, les dessins et peintures de Matisse sur les corps féminins sont d’exemples éminents de la recherche picturale sur les lignes. Ce qu’ils montrent est encore une fois l’entrelacs et la promiscuité de l’Être. d. Mouvement. Il s’agit d’un autre thème paradoxal dont la représentation a préoccupé les philosophes occidentaux depuis Zénon de l’Elée. Comme ce dernier a essayé d’expliquer dans son fameux argument de la flèche volante, il n’y aurait plus de mouvement si l’objet qui se déplace restait à une position spatiale fixe à chaque moment du cadre temporel. Par conséquent, si nous voulons représenter le mouvement avec succès, il nous faut être capable de rendre visible qu’à un certain point temporel, un objet qui se déplace doit se trouver à une position spatiale déterminée et en même temps doit s’éloigner de cette position même. C’est bien la peinture moderne qui rend possible la visibilité du mouvement sur la toile. « La Liberté guidant le peuple » (1830) de Delacroix est un exemple bien connu de ce genre; mais à notre avis « La ronde de la nuit » de Rembrandt peinte presque deux siècles auparavant (1642) est l’exemple le plus éclatant de la magie picturale qui réussit à capturer le mouvement sur la toile. « Le tableau fait voir le mouvement par sa discordance interne ; la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée, et comme tous restent visiblement dans l’unité d’un corps, c’est lui qui se met à enjamber la durée. Son mouvement est quelque chose qui se prémédite entre les jambes, le tronc, les bras, la tête, en quelque foyer virtuel, et il n’éclate qu’ensuite en changement de lieu. »57 En d’autres termes, ce qu’un peintre réussit à restituer, c’est un état constant de déséquilibre du corps en mouvement qui, tout en passant à une position d’équilibre momentanée, nous conduit à anticiper, en vertu du savoir implicite de notre corps (par le schéma corporel qui garantit l’unité du savoir-faire et du pouvoir-faire préréflexifs de notre corps), le moment ultérieur de déséquilibre. Géricault, peintre du romantisme Français qui a inscrit son nom dans l’histoire de l’art occidental par l’oeuvre magnifiquement pathétique « Le Radeau de la Méduse », est aussi un spécialiste des peintures de cheval. Ses grands nombres de peintures qui étudient toutes sortes de mouvement des chevaux sont parmi les exemples les plus connus qui illustrent comment le mouvement réussit à trouver son moyen secret de la représentation picturale. Plus précisément, explique Merleau-Ponty, les peintures de Géricault sur « les chevaux de Derby d’Epsom me donnent à voir la prise du corps sur le sol, et que, selon une logique du corps et du monde que je connais bien, ces prises sur l’espace 57 L’oeil et l’esprit, pp. 79-80. 18 sont aussi des prises sur la durée. »58 Ce qui est essentiel dans la brève explication de l’invisible ci-dessus, c’est que, ensemble avec le visible, l’invisible rendent possible la vision picturale. Cette dernière est précisément cette sorte de vision qui « assiste du dedans à la fission de l’Être. »59 Car pour Merleau-Ponty, “la vision est la rencontre, comme à un carrefour, de tous les aspects de l’Être»,60 par la vision picturale, « c’est donc l’Être muet qui lui-même en vient à manifester son propre sens ».61 La vision picturale participe donc aussi au mouvement de phénoménalisation et d’ontologisation. Maintenant, nous pouvons comprendre pourquoi le dernier Merleau-Ponty ne maintenait plus son favoritisme à l’égard de Cézanne. Car dans sa conception de philosophie parvenue à la pleine maturité, ce qui correspond à sa conception de l’ontologie radicale qui est en train de trouver ses moyens d’expression propre est précisément une phénoménologie de la vision picturale en général. En ce moment, ce vers quoi Merleau-Ponty était aspiré n’était plus la thématisation d’une région d’être privilégiée quelconque (par exemple la nature primordiale), mais la clef vers l’éclosion de l’être universel. C‘est pourquoi pour l’auteur de L’oeil et l’esprit, le problème de la peinture n’est plus le problème de la dispute entre la peinture figurative ou non-figurative. Car comme nous avons montré plus haut, en 1960 Merleau-Ponty se rendait compte que «la peinture ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité. »62 Qu’elle soit figurative ou non-figurative, dans la mesure où une peinture peut laisser manifester « des rameaux de l’Être » à travers « profondeur, couleur, forme, ligne, mouvement, contour, physionomie », 63 elle accomplit la tâche phénoménologique première : «C’est ... l’Être muet qui lui-même en vient à manifester son propre sens. »64 7. Phénoménalisation, esthétisation et ontologisation : mouvements concentriques Chez le dernier Merleau-Ponty, il y a une radicalisation et généralisation de la perception en vision, en parallèle à la radicalisation et généralisation du corps-propre vers la chair—la chair comme le sensible par excellence, en même temps que la radicalisation de l’institution de l’événement de la phénoménalisation (l’avènement 58 59 60 61 62 63 64 L’oeil et l’esprit, p. 80. L’oeil et l’esprit, p. 81. L’oeil et l’esprit, p. 86. L’oeil et l’esprit, p. 87. L’oeil et l’esprit, p. 26. L’oeil et l’esprit, p. 88. L’oeil et l’esprit, p. 87. 19 du sens) en le mouvement de l’ontogenèse (la déhiscence de l’Être). Le monde comme la Nature inchoative s’institue comme mouvement de l’ontogenèse. Sollicité par la vision du monde et intrigué par son énigme et sa merveille, le philosophe et le peintre ne peuvent tous les deux se retenir du désir de s’exprimer en réponse à ce qu’ils voient. Tandis que le philosophe prend la parole et s’exprime en concepts, le peintre choisit de s’exprimer dans l’acte silencieux de peindre qui est l’expression sans concept de l’univers de l’Être. Par conséquent, le philosophe et le peintre participent tous les deux à l’événement de l’auto-phénoménalisation du monde qui institue le mouvement ontogénétique de l’Être. L’histoire de la philosophie occidentale depuis Platon a non seulement disqualifié l’artiste en général et le peintre en particulier le droit et la compétence de participer à cet événement de l’autop-phénoménalisation, le sensible est tout simplement dénié l’entrée à la maison de l’Être. Il a fallu attendre la phénoménologie de Hegel pour que le sensible soit donné un droit partiel de participer à cet événement inaugural de l’ontogenèse. Cependant, le sensible dans la phénoménologie hégélienne est relégué à l’étape la plus élémentaire du processus de la formation de l’Esprit ; il n’est toujours qu’un membre de la deuxième classe du club du jeu conceptuel. C’est seulement avec Merleau-Ponty que le sensible est pleinement réhabilité et regagne son droit entier comme participant compétent de l’événement de l’auto-phénoménalisation du monde. Pour Merleau-Ponty, l’événement même de la naissance de l’art dans les grottes de Lascaux est compris comme l’événement primordial de l’auto-phénoménalisation et de l’ontogenèse du monde et son déploiement historique ultérieur. «Les premiers dessins aux murs des cavernes posaient le monde comme ‘à peindre’ ou ‘à dessiner’, appelaient un avenir indéfini de la peinture, et c’est ce qui fait qu’ils nous parlent et que nous leur répondons par des métamorphoses où ils collaborent avec nous.»65 La naissance de l’art dans les grottes réelles et tangibles de Lascaux, beaucoup plus tôt que la naissance de la philosophie dans les murs imaginaires et mystérieuses de Platon, est comprise par Merleau-Ponty tout simplement comme la naissance de l’humanité : «Le champ des significations picturales est ouvert depuis qu’un homme a paru dans le monde. Et le premier dessin aux murs des cavernes ne fondait une tradition que parce qu’il en recueillait une autre : celle de la perception.»66 Naissance de l’art, naissance de l’humanité, naissance du monde : ils sont 65 66 Signes, 75. Signes, 87. 20 synonymes du même événement primordial, tout comme esthétisation, phénoménalisation et ontologisation sont les termes qui servent à nommer le même mouvement concentrique. L’importance mise par Merelau-Ponty sur la signification phénoménologique et ontologique de la naissance de l’art dans Lascaux a reçu l’écho de Georges Bataille, autre penseur important de la France contemporaine, dans son livre admirable Lascaux ou la naissance d’art. Nous empruntons les belles-lettres de Bataille pour participer, avec Merleau-Ponty, dans leur éloge de l’événement même de la naissance de l’art : «Inévitablement, l’art en naissant sollicitait ce mouvement de spontanéité insoumise qu’il est convenu de nommer le génie. Ce libre mouvement est le plus sensible à Lascaux, … elles [les peintures de Lascaux] créaient le monde qu’elles figuraient… Un sentiment de danse de l’esprit nous soulève devant ces oeuvres où, sans routine, la beauté émane de mouvements fiévreux: ce qui s’impose à nous devant elles est la libre communication de l’être et du monde qui l’entoure, l’homme s’y délivre en s’accordant avec ce monde dont il découvre la richesse… Réciproquement, l’accord de l’être avec le monde qui l’entoure appelle les transfigurations de l’art, qui sont les transfigurations du génie. »67 67 G. Bataille, Oeuvres complètes, Tome IX (Paris: Gallimard, 1979), pp. 80-81.