l’entier développement philosophique de Merleau-Ponty depuis la Phénoménologie de
la perception, jusqu’au Visible et l’invisible. Dans ce dernier ouvrage, l’interrogation
philosophique n’est jamais séparée du monde perçu. Elle est comprise comme acte
d’auto-réflexion de la foi perceptive dans la présence silencieuse mais paradoxale du
monde : nous voyons avec certitude qu’il y a des choses, qu’il y a des autres et qu’il y
a le monde, mais que sont-ils précisément ? Une fois quand nous essayons d’articuler
une réponse, l’évidence du monde se sombre dans une énigme.
Elle nous donne le
mal de tête et le désir de le dissiper. Le vertige qu’elle cause et la passion de le guérir
s’appellent philosophie.
3. Le peintre comme phénoménologue
Mais comment dissiper ce vertige et se guérir de ce mal de tête ? Rester fidèle à ce
qui est donné dans notre première expérience encore muette et l’exprimer proprement
selon ce qui est offert à notre vue, c’est le conseil de Husserl quand il écrit dans le §16
des Méditations cartésiennes :
« Le début, c’est l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agit
d’amener à l’expression pure de son propre sens. »
Merleau-Ponty lui-même était resté fidèle toute sa vie à l’esprit et à la formule du
conseil de Husserl quant à la fidélité à l’égard de la première expérience.
Si la tâche principale du philosophe phénoménologique est décrire aussi
fidèlement que possible le monde tel qu’il est vu et déployé devant nos yeux, cette
tâche peut s’accomplir par le peintre aussi, et probablement d’une manière plus
concrète. Car le philosophe ou le peintre doit être tout d’abord intrigué par l’énigme
du monde ou touché par la merveille du monde même; c’est-à-dire qu’il doit être un
être-au-monde. Tandis qu’un philosophe du type cartésien peut concevoir qu’il soit un
sujet pensant sans corps, jamais un peintre ne peut prétendre qu’il puisse peindre
uniquement avec son esprit sans ses mains. Avec son corps, un peintre prend toujours
position dans le monde, il ne regarde jamais le monde à la manière de la pensée
survolante. Dans ce cas, le peintre n’impose pas son attitude réflexive de nulle part; il
est lui-même immergé dans le spectacle du monde. Par conséquent, le peintre vit en
connivence avec le monde plutôt que comme spectateur pur du monde.
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible (Paris: Gallimard, 1964), pp. 17-19.
E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana I (The Hague: M.
Nijhoff, 1950), p. 77; Méditations cartésiennes, trad. fran. G. Peiffer et E. Lévinas (Paris: A. Colin,
1931), p. 33.
Merleau-Ponty a cité plusieurs fois la traduction française par Lévinas de cette parole de Husserl, y
compris dans « L’Avant-propos » à Phénoménologie de la perception (Paris: Gallimard, 1945, p. x)
et dans Le visible et l’invisible (p. 171).