La folie de la vision: le peintre comme phénoménologue

La folie de la vision:
le peintre comme phénoménologue chez Merleau-Ponty
A la mémoire de Jean-Toussaint Desanti (1914-2002)
Kwok-ying LAU
Université chinoise de Hong Kong
1. Introduction
La décision dintituler ce travail «La folie de la vision: le peintre comme
phénoménologue chez Merleau-Ponty » a été motivée par la lecture du paragraphe
suivant dans L’oeil et l’esprit, la dernière publication de lauteur de la
Phénoménologie de la perception:
« [L]e monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque
fou, puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte
à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à
distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de
l’Être, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elle. »
1
La lecture de ce passage ne nous laisse aucun doute: pour le dernier
Merleau-Ponty la vision du peintre est une vision de folie, puisque lambition du
peintre est la possession totale de lÊtre par les moyens artistiques. Plus loin dans le
même écrit, Merleau-Ponty parle dune « philosophie qui est à faire, cest elle qui
anime le peintre, non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à linstant
sa vision se fait geste, quand, dira Cézanne, il <pense en peinture> ».
2
Selon
Merleau-Ponty donc, l’œuvre du peintre est comparable à celle du philosophe: si un
philosophe vise à la possession intellectuelle du monde, ce que vise le peintre est la
possession artistique du même monde. Cette compréhension est soutenue par des
notes préparatoires de lun des derniers cours donnés par Merleau-Ponty au Collège
de France : «Donc peinture une sorte de philosophie: saisie de la genèse, philosophie
toute en acte. »
3
En fait, concevoir le peintre comme une espèce de philosophe, en particulier une
espèce de philosophe phénoménologique, est un trait de pensée implicite dans lessai
«Le doute de Cézanne » de Merleau-Ponty publié en 1945. Dans cet article désormais
1
M. Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit (Paris: Gallimard, 1964), pp. 26-27.
2
L’oeil et l’esprit, p. 60.
3
M. Merleau-Ponty, Notes de Cours 1959-1961 (Paris: Gallimard, 1996), p. 58.
2
classique, Merleau-Ponty affirme en citant Cézanne que ce dernier « écrit en peintre
ce qui nest pas encore peint et le rend peinture absolument.»
4
Il ajoute tout de suite
en termes quasiment phénoménologiques la phrase suivante : « Nous oublions les
apparences visqueuses, équivoques et à travers elles nous allons droit aux choses
quelles présentent. »
5
Cependant, en 1945, lannée de la publication de la
Phénoménologie de la perception, la phénoménologie de la vision picturale de
Merleau-Ponty nest pas encore aussi radicale que celle exprimée dans L’oeil et
l’esprit, travail contemporain du Visible et linvisible dans lequel Merleau-Ponty
donne une exposition systématique, même inachevée, de sa nouvelle conception
ontologique. Afin de donner une vue densemble de la philosophie de lart de
Merleau-Ponty dans sa relation avec sa pensée phénoménologique et ontologique,
nous allons montrer dans les pages suivantes les moments essentiels du
développement de la phénoménologie de la vision picturale chez Merleau-Ponty
depuis larticle sur Cézanne jusqu’à L’oeil et l’esprit. Nous allons aussi nous
renseigner par dautres sources telles que larticle très important écrit entre temps «Le
langage indirect et les voix du silence»,
6
ou même des passages de
la Phénoménologie de la perception. Nous souhaitons jeter des lumières sur la
compréhension générale de la philosophie de Merleau-Ponty par les points suivants :
a. Comme la phénoménologie de Merleau-Ponty vise à la réhabilitation du
sensible, lauteur du Visible et linvisible a une esthétique construite au tour de
ses méditations sur lart et la peinture qui est partie intégrante de sa
philosophie.
b. L’évolution de la phénoménologie de la vision picturale chez Merleau-Ponty
est parallèle au développement de sa pensée ontologique, de sorte que ses
méditations sur la peinture occupent une place de plus en plus centrale à
lintérieur de son entreprise philosophique entière.
c. Lesthétique scellée dans la phénoménologie de la vision picturale chez
Merleau-Ponty est une esthétique dune nouvelle espèce. Elle nest pas un
cadre conceptuel construit afin dexpliquer ou de donner sens aux expériences
esthétiques en général ; elle comprend lexpérience esthétique comme
lexpérience du sensible et cette compréhension sert comme base pour une
nouvelle ontologie : ontologie de la chair qui est le Sensible-en-soi, origine de
toutes formes didéalité.
4
M. Merleau-Ponty, “Le doute de Cézanne”, in Sens et non-sens (1ere ed. 1948, Paris: Nagel, 2e ed.
1958), p. 30.
5
Sens et non-sens, p. 30.
6
M. Merleau-Ponty, “Le langage indirect et les voix du silence”, in Signes (Paris: Gallimard, 1960), pp.
49-104. Cet article est la version remaniée du Chapitre 3 (“Le langage indirect”) de louvrage
posthume La prose du monde (Paris: Gallimard, 1969, pp. 66-160).
3
2. Réhabilitation du sensible et primat du préréflexif
Nous avons mentionné ci-dessus que lentier itinéraire philosophique de
Merleau-Ponty peut être compris comme une tentative phénoménologique de
réhabiliter le sensible. Elle est dirigée contre la tradition intellectualiste de la
philosophie classique occidentale depuis Platon jusqu’à Hegel en passant par
Descartes et lidéalisme transcendantal kantien dans lequel le sensible est souvent vu
comme la multiplicité chaotique incapable de se donner unité, sens et vie.
Merleau-Ponty a toujours voulu, contre le préjuintellectualiste, mettre en avant le
caractère auto-organisateur et auto-donateur de sens du sensible : le Gestalt dans la
Structure du comportement, le corps propre dans la Phénoménologie de la perception,
et la chair dans le visible et linvisible tous partagent ce caractère commun et
fondamental. Cest pourquoi pour Merleau-Ponty la flexion est toujours précédée
par le préréflexif, et le but ultime de toute réflexion philosophique est de rejoindre
lordre préréflexif de telle manière que lintellect peut être coïncidé avec le sensible.
Mais cette position théorique implique que ce qui rend possible la réflexion nest pas
un élément intellectuel quelconque qui impose ses lois de lextérieur et par dessus sur
lordre préréflexif à linstar de lEsprit absolu chez Hegel, le Dieu chez Descartes ou
Berkeley, ou la source transcendante mystérieuse chez Platon. Selon Merleau-Ponty,
lorigine de la réflexion se trouve dans lordre préréflexif lui-même : si lordre
préréflexif lui-même nest pas doté de la capacité de réflexion, et que toute réflexion
n’était quanimée par une source extérieure intellectuelle et pensante, la soi-disant
entrée en réflexion de lordre préréflexif ne saurait quune sorte de manipulation
mécanique à la merci dun maître de marionnettes intellectuelles. Ceci nest quune
vision du monde non encore désenchantée qui est incapable de comprendre le
phénomène de la vie le plus élémentaire: celui de lauto-organisation.
La reconnaissance de la capacité de fléchir comme capacité inhérente à lordre
préréflexif a pour effet le renversement de la conception classique de la philosophie :
philosophie est bien sûr activité de réflexion, mais ni ses sources ne viennent dun
monde extérieur, ni sa destinée est dirigée vers un autre monde, bien au contraire.
Cest ce monde-ci, le monde de la vie avec lequel nous sommes toujours déjà
familiers, et notre rencontre avec lui qui forment la source de notre capacité de
réflexion. Le monde de la vie est à la fois le champ de déploiement de nos
expériences et le partenaire de notre rencontre dexpériences mondaines. En vertu de
notre rencontre avec le monde, nous sommes informés par le monde et notre vie
réflexive commence à notre insu. Merleau-Ponty radicalise le concept husserlien du
monde de la vie dans celui du monde perçu, puisque la perception est le mode
primordial de notre contact avec le monde. Ce trait de pensée est constant à travers
4
lentier développement philosophique de Merleau-Ponty depuis la Phénoménologie de
la perception, jusquau Visible et linvisible. Dans ce dernier ouvrage, linterrogation
philosophique nest jamais séparée du monde perçu. Elle est comprise comme acte
dauto-réflexion de la foi perceptive dans la présence silencieuse mais paradoxale du
monde : nous voyons avec certitude quil y a des choses, quil y a des autres et quil y
a le monde, mais que sont-ils précisément ? Une fois quand nous essayons darticuler
une réponse, l’évidence du monde se sombre dans une énigme.
7
Elle nous donne le
mal de te et le désir de le dissiper. Le vertige quelle cause et la passion de le guérir
sappellent philosophie.
3. Le peintre comme phénoménologue
Mais comment dissiper ce vertige et se guérir de ce mal de tête ? Rester fidèle à ce
qui est donné dans notre première expérience encore muette et lexprimer proprement
selon ce qui est offert à notre vue, cest le conseil de Husserl quand il écrit dans le §16
des Méditations cartésiennes :
« Le début, cest lexpérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, quil sagit
damener à lexpression pure de son propre sens. »
8
Merleau-Ponty lui-même était resté fidèle toute sa vie à lesprit et à la formule du
conseil de Husserl quant à la fidélité à l’égard de la première expérience.
9
Si la tâche principale du philosophe phénoménologique est décrire aussi
fidèlement que possible le monde tel quil est vu et déplodevant nos yeux, cette
tâche peut saccomplir par le peintre aussi, et probablement dune manière plus
concrète. Car le philosophe ou le peintre doit être tout dabord intrigué par l’énigme
du monde ou touché par la merveille du monde me; cest-à-dire quil doit être un
être-au-monde. Tandis quun philosophe du type cartésien peut concevoir quil soit un
sujet pensant sans corps, jamais un peintre ne peut prétendre quil puisse peindre
uniquement avec son esprit sans ses mains. Avec son corps, un peintre prend toujours
position dans le monde, il ne regarde jamais le monde à la manière de la pensée
survolante. Dans ce cas, le peintre nimpose pas son attitude réflexive de nulle part; il
est lui-même immergé dans le spectacle du monde. Par conséquent, le peintre vit en
connivence avec le monde plutôt que comme spectateur pur du monde.
7
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible (Paris: Gallimard, 1964), pp. 17-19.
8
E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana I (The Hague: M.
Nijhoff, 1950), p. 77; Méditations cartésiennes, trad. fran. G. Peiffer et E. Lévinas (Paris: A. Colin,
1931), p. 33.
9
Merleau-Ponty a cité plusieurs fois la traduction française par Lévinas de cette parole de Husserl, y
compris dans « L’Avant-propos » à Phénoménologie de la perception (Paris: Gallimard, 1945, p. x)
et dans Le visible et l’invisible (p. 171).
5
En fait, si « lartiste est celui qui fixe et rend accessible aux plus <humains> des
hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir »,
10
cest tout simplement parce
que lartiste, en contraste avec un esprit pur, est doté dun instrument charnel double:
les yeux et les mains.
«Instrument qui se meut lui-même, moyen qui sinvente ses fins, l’œil est ce qui a
été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la
main.»
11
Avec cet instrument charnel double, «le peintre reprend et convertit justement en
objet visible ce qui sans lui reste enfermé dans la vie séparée de chaque conscience :
la vibration des apparences qui est le berceau des choses.»
12
En dautres termes, ce
que vise le philosophe phénoménologiqueretour aux choses mêmes et communique
ce quil voit à ses prochains humains au moyen des mots et des conceptsle peintre
peut remplir cette mission dune manière plus tangible sans assistance de concept:
nous ramener directement aux phénomènes nous pouvons témoigner dune
manière concrète la naissance des choses. En fait, ce quun peintre réussit à faire à
travers son œuvre dart, cest rendre convergents tous les vecteurs visibles et
intellectuels de la toile vers un sens identifiable, et ce mouvement de convergence
essentiel pour rendre visible tout objet identifiable est déjà esquissé dans la perception
du peintre. Ce mouvement de convergence « commence dès quil
perçoitcest-à-dire quil ménage dans linaccessible plein des choses certains creux,
certaines fissures, des figures et des fonds, un haut et un bas, une norme et une
déviation, dès que certains éléments du monde prennent valeur de dimensions sur
lesquelles désormais nous reportons tout le reste, dans le langage desquelles nous
lexprimons. »
13
Aux yeux de Merleau-Ponty donc, le peintre est comme un
phénoménologue génétique : « Cest en prêtant son corps au monde que le peintre
change le monde en peinture. »
14
Ici ce qui est à loeuvre est une opération de
« transsubstantiations »
15
: cest-à-dire la « genèse, [et la] métamorphose de l’être » du
monde en la vision de lartiste.
16
Mais cet «éloge de la peinture » par Merleau-Ponty est-il un peu exagéré ?
Comme disciple outre-Rhin de Husserl, lauteur de la Phénoménologie de la
10
Sens et non-sens, p. 31.
11
L’oeil et l’esprit, p. 26.
12
Sens et non-sens, p. 30.
13
Signes, p. 68.
14
L’oeil et l’esprit, p. 16.
15
L’oeil et l’esprit, p. 16.
16
L’oeil et l’esprit, p. 28.
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