Le théâtre, ici, n'est pas acquis, exalté ou déconstruit comme tel: pour Grüber, il est
perpétuellement à découvrir "ici et maintenant", chaque soir ou chaque matinée. Relisons le
beau texte de Bernard Pautrat publié en tête du Faust Salpêtrière (2), "Le démon du voyage"
(je reviendrai sur ce titre, sur le "voyage"): "(...) Il suffit de voir et d'entendre, sans naïveté
mais aussi sans précipitation. Que voit-on ? des formes grises, d'abord, contre la pierre grise;
des gestes indubitables, qui se suffisent à eux-mêmes; des petits travaux exécutés selon leur
ordre et finalité propres; des objets familiers, d'une insondable familiarité. Depuis quand tout
cela et jusqu'à quand ? c'est trop demander, bien sûr, puisque peut-être, cela n'ayant jamais
commencé, n'aura pas non plus à finir. Il y a là des visiteurs . ce sont des choses qui arrivent.
Eux seuls peuvent savoir, à la rigueur, pourquoi et comment et pour combien de temps (...)
Mais, ces êtres de passage, est-ce qu'ils jouent ? Ni plus ni moins que d'autres. S'ils marchent,
c'est avec leurs pieds, s'ils sifflent, avec leurs lèvres. Et s'ils trébuchent, c'est qu'ils ont une
faiblesse à la cheville. Alors ce n'est pas du théâtre ? La question n'est pas là: ça n'en est pas
encore, ça n'en est déjà plus; ou bien . ce n'est déjà plus la vie, laquelle, on le sait bien,
déplace avec soi son petit théâtre, mais ça n'est pas encore le théâtre tel qu'on l'attend, tel
qu'on le souhaite. Plutôt comme le passage d'une forme à une autre (...) Nous avons trop de
mauvaises habitudes, nous qui faisons ou consommons du théâtre (...) C'est pour tenter de se
dégager de ce mouvement-là qu'on a voulu renoncer à l'effet à tout prix, et montrer des
mouvements à ras de terre, à ras de pierre, montrer ce qui n'est pas fait pour être vu, montrer,
dans le passage équivoque, une minuscule naissance du théâtre qui sera toujours prise pour
autre chose (...) Regardons donc plutôt ce que chacun d'eux fait sans jouer: il fait ce qu'il sait
faire. L'un connaît bien les possibilités de sa main, l'autre s'applique parfaitement à prendre de
vraies mesures avec un vrai mètre, etc. Ce n'est rien, mais c'est déjà beaucoup (...) Cela n'est
pas fait pour durer (...) Les manteaux et chapeaux retournent comme ils sont venus à leur hall
de gare, à leur chantier, à leurs conversations d'émigrants, à leur indicateur des chemins de
fer. Maintenant tout peut recommencer. Car le jeu, ici, n'est pas vraiment un jeu au sens du
théâtre, parce que l'église n'est plus vraiment une église, le drame goethéen peut se produire
dans ce suspens continuel, entre son apparition ponctuelle et sa disparition, entre parenthèses.
on propose donc un Faust suspendu, interrompu, discontinu. Un Faust montré en retrait."
Ce qui fait déjà trois notions: le théâtre comme "geste latéral", un jeu "en retrait" et une
oeuvre "à l'état naissant" (Pautrat parle même d'une "minuscule naissance du théâtre", puis il y
revient: "En somme: un Faust à l'état naissant"). Mais ces trois notions convergentes ne
composent pas une thématique: elles désignent une pratique. Nous pouvons leur en ajouter
une quatrième, d'une espèce plus mêlée en ce qu'elle est à la fois thème et processus, nouant
par là thématique et pratique: celle du voyage, qui figure dans le titre de Pautrat. Le théâtre de
Grüber parle du voyage, souvent il le raconte: le voyage est son objet privilégié, mais il est
aussi, lui-même, le voyage, il s'éprouve comme tel. Rappelons que Hypérion de Hölderlin
donné, plus encore que joué, dans le stade olympique de Berlin, est devenu le Voyage
d'hiver...
Evoquons donc successivement les personnages voyageurs et le théâtre comme voyage. Ces
voyageurs le sont d'abord au sens littéral: les pèlerins de Sur la grand'route viennent "de loin"
et vont encore plus loin, à Jérusalem ou, plus sûrement, dans un autre monde; Faust parcourt
l'espace et le temps; à côté d'Empédocle qui gravit l'Etna, dans l'autre moitié de la scène, il y a
aussi des voyageurs, mais arrêtés, en attente dans le hall d'une petite gare où les trains doivent
être fort rares... jusqu'à Wozzeck qui n'arrête pas de courir ici et là, de passer de l'un à l'autre.
Tous portent les attributs du voyage: manteaux longs, chapeaux, valises ou baluchons. ou
encore ces personnages reviennent d'un voyage - ce qui est une façon de parler car,
précisément, ils n'en reviennent pas, ils s'y sont perdus et plus rien maintenant n'est comme
avant. Mistingue et Lenglumé, dans L'Affaire de la Rue de Lourcine, ont une nuit de