scène letton est si capillotractée qu'il a fallu prévoir un mode d'emploi analogue à celui qu'on
distribue avec les armoires en kit. Mode d'emploi intégré d'emblée au dispositif scénique, et
asséné plus qu'exposé, à grand renfort de texte projeté sur les panneaux vidéo. Non seulement
le projet s'en trouve plus alourdi qu'éclairci, mais il s'avère qu'une fois montée, l'armoire
faustienne ressemble à un meuble inconnu, aux contours incongrus et à l'utilité douteuse.
Un dispositif alourdi
Tentons de résumer ce qu'on a réussi à comprendre. Selon Alvis Hermanis, le Faust de notre
temps pourrait bien être le célèbre physicien britannique Stephen Hawking, lequel a déclaré
que l'humanité, faute de pouvoir s'empêcher de détruire son biotope naturel, ferait bien
d'envisager un prochain déménagement sur Mars. Le spectacle est donc hanté par la présence
muette de Stephen Hawking, incarné par le danseur Dominique Percy (en fauteuil roulant,
comme Hawking, lourdement handicapé), tandis que des images vidéo du projet Mars One
défilent sur les écrans (en alternance avec de somptueuses images de nature enchantée, de
spermatozoïdes fonçant vers un ovule pendant la scène d'amour entre Faust et Marguerite, de
volcans en éruption, et, donc, d'escargots amoureux), et qu'un clone du robot Curiosity se
promène de temps en temps sur le plateau. Premier souci : Faust est aussi incarné par un
chanteur, et pas des moindres, le ténor Jonas Kaufmann. Il y a donc deux Faust sur le plateau,
dont les rares actions sont souvent contradictoires. Lequel est lequel ? Qui pense quoi ?
Deuxième souci : le cœur du pacte méphistophélien devient la tyrannie de la science en
général, et la conquête de Mars en particulier. Or cette conquête, selon Stephen Hawking, doit
se faire pour la sauvegarde de l'humanité, alors que le Faust de Goethe/Berlioz agit pour son
propre intérêt. Si l'on réussit à passer au-delà de ce hiatus dans les motivations du/des héros, il
reste à supporter la chorégraphie lassante d'Alla Sigalova (de jolis jeunes gens en sous-
vêtements ou combinaison chair se tortillent ou font de chastes galipettes dans des cages
métalliques ou des aquariums de laboratoire), une direction d'acteurs a minima (pauvre Jonas
Kaufmann, qui semble souvent tout encombré de lui-même, alors que ses talents de comédien
égalent d'ordinaire sa virtuosité vocale) et le sacrifice du personnage de Marguerite,
complètement évacuée du dénouement qui signale pourtant, comme l'indiquent les chœurs,
son apothéose...
Reste la musique, bien défendue par Philippe Jordan et l'Orchestre de l'Opéra national de
Paris, et portée à bout de voix par les choeurs d'adultes et d'enfants de la maison, la maîtrise
des Hauts-de-Seine, et un trio vocal exceptionnel. Bryn Terfel est un grand Méphistophélès,
ricanant et roué. Jonas Kaufmann donne à son Faust une émouvante fragilité, et Sophie Koch
sauve courageusement Marguerite de l'effacement total. Cette Damnation inaugure, à l'Opéra
national de Paris, un cycle Berlioz qui se poursuivra sur plusieurs saisons, avec de nouvelles
productions de Béatrice et Bénédict, Benvenuto Cellini, et Les Troyens. On les espère aussi
bien servies du côté des interprètes (chaleureusement applaudis, le soir de la première, par un
public bien décidé à faire la part des choses), et plus convaincantes sur le plan scénique.
Sophie Bourdais
© Télérama
10 décembre 2015