Faust doublement Bastille damné à l'Opéra “La Damnation de Faust” se produisait pour la première fois le 8 décembre à l'Opéra national de Paris. Et si le public a chaleureusement applaudi les interprètes, il a surtout conspué la mise en scène. Difficile de lui donner tort. On a rarement vu bronca aussi violemment unanime que celle qui a accueilli, à la fin de la première de La Damnation de Faust le metteur en scène letton Alvin Hermanis et son équipe. Il fallait s'y attendre : tout au long de la représentation, on a senti monter le mécontentement et/ou la perplexité dans les rangs de l'opéra Bastille. Les premières huées, encore timides, ont surgi dès l'entracte. Le directeur musical, Philippe Jordan, a dû lever la main pour arrêter les rires compulsifs déclenchés par l'apparition en gros plan, sur les écrans vidéo surplombant le plateau, de l'étreinte passionnée de deux escargots, alors même que l'orchestre entamait l'un des morceaux les plus émouvants de la partition. Pendant la deuxième partie, des spectateurs ont manifesté sporadiquement leur agacement, voire leur colère. Comme pour le malheureux Faust, ça ne pouvait que mal se terminer. Un échec cuisant à sa création A la décharge d'Alvin Hermanis, La Damnation de Faust est une œuvre dont la dimension théâtrale n'a rien d'évident. Hector Berlioz s'est servi des Huit scènes de Faust composées dans sa jeunesse pour construire, dix-huit ans plus tard, non pas un opéra mais une « légende dramatique » aux longues digressions symphoniques, qui fut un échec cuisant lors de sa création en version de concert, en 1846, et ne fut portée à la scène qu'après la mort du compositeur. Le livret (en grande partie écrit par Berlioz d'après le Faust de Goethe traduit par Gérard de Nerval) balade le spectateur d'un tableau à l'autre, en s'autorisant de larges ellipses spatiales et temporelles. Faust et Marguerite sont des personnages fondamentalement passifs, ballottés par des événements qui semblent pilotés par le seul Méphistophélès... mais aussi par l'orchestre, traité par Berlioz en protagoniste plus qu'en accompagnateur. Alvis Hermanis a voulu actualiser le mythe. Pourquoi pas ! Comme l'affirmait Berlioz, « les voyages les plus excentriques peuvent être attribués à un personnage tel que Faust, sans que la vraisemblance en soit en rien choquée ». Mais la transposition choisie par le metteur en scène letton est si capillotractée qu'il a fallu prévoir un mode d'emploi analogue à celui qu'on distribue avec les armoires en kit. Mode d'emploi intégré d'emblée au dispositif scénique, et asséné plus qu'exposé, à grand renfort de texte projeté sur les panneaux vidéo. Non seulement le projet s'en trouve plus alourdi qu'éclairci, mais il s'avère qu'une fois montée, l'armoire faustienne ressemble à un meuble inconnu, aux contours incongrus et à l'utilité douteuse. Un dispositif alourdi Tentons de résumer ce qu'on a réussi à comprendre. Selon Alvis Hermanis, le Faust de notre temps pourrait bien être le célèbre physicien britannique Stephen Hawking, lequel a déclaré que l'humanité, faute de pouvoir s'empêcher de détruire son biotope naturel, ferait bien d'envisager un prochain déménagement sur Mars. Le spectacle est donc hanté par la présence muette de Stephen Hawking, incarné par le danseur Dominique Percy (en fauteuil roulant, comme Hawking, lourdement handicapé), tandis que des images vidéo du projet Mars One défilent sur les écrans (en alternance avec de somptueuses images de nature enchantée, de spermatozoïdes fonçant vers un ovule pendant la scène d'amour entre Faust et Marguerite, de volcans en éruption, et, donc, d'escargots amoureux), et qu'un clone du robot Curiosity se promène de temps en temps sur le plateau. Premier souci : Faust est aussi incarné par un chanteur, et pas des moindres, le ténor Jonas Kaufmann. Il y a donc deux Faust sur le plateau, dont les rares actions sont souvent contradictoires. Lequel est lequel ? Qui pense quoi ? Deuxième souci : le cœur du pacte méphistophélien devient la tyrannie de la science en général, et la conquête de Mars en particulier. Or cette conquête, selon Stephen Hawking, doit se faire pour la sauvegarde de l'humanité, alors que le Faust de Goethe/Berlioz agit pour son propre intérêt. Si l'on réussit à passer au-delà de ce hiatus dans les motivations du/des héros, il reste à supporter la chorégraphie lassante d'Alla Sigalova (de jolis jeunes gens en sousvêtements ou combinaison chair se tortillent ou font de chastes galipettes dans des cages métalliques ou des aquariums de laboratoire), une direction d'acteurs a minima (pauvre Jonas Kaufmann, qui semble souvent tout encombré de lui-même, alors que ses talents de comédien égalent d'ordinaire sa virtuosité vocale) et le sacrifice du personnage de Marguerite, complètement évacuée du dénouement qui signale pourtant, comme l'indiquent les chœurs, son apothéose... Reste la musique, bien défendue par Philippe Jordan et l'Orchestre de l'Opéra national de Paris, et portée à bout de voix par les choeurs d'adultes et d'enfants de la maison, la maîtrise des Hauts-de-Seine, et un trio vocal exceptionnel. Bryn Terfel est un grand Méphistophélès, ricanant et roué. Jonas Kaufmann donne à son Faust une émouvante fragilité, et Sophie Koch sauve courageusement Marguerite de l'effacement total. Cette Damnation inaugure, à l'Opéra national de Paris, un cycle Berlioz qui se poursuivra sur plusieurs saisons, avec de nouvelles productions de Béatrice et Bénédict, Benvenuto Cellini, et Les Troyens. On les espère aussi bien servies du côté des interprètes (chaleureusement applaudis, le soir de la première, par un public bien décidé à faire la part des choses), et plus convaincantes sur le plan scénique. Sophie Bourdais © Télérama 10 décembre 2015