1
Sur les injustes procès faits à Hegel et la philosophie spéculative :
(de la sonderweg
1
allemande au nazisme)
Il est de bon ton, aujourd’hui, en philosophie, de regarder la philosophie spéculative comme
devenue intenable, comme ayant été dépassée et même comme devant être regardée comme
particulièrement suspecte depuis « Auschwitz » ; « Auschwitz », raccourci bien malheureux dès
lors que, par ce nom devenu symbole, ce que l’on invite à considérer, c’est le « phénomène » du
camp d’extermination ou, pour reprendre la terminologie de R. Hilberg, du « centre de mise à
mort »
2
, cette abominable invention humaine du XXe siècle, alors qu’Auschwitz est avant tout
le nom d’un camp de concentration auquel les négationnistes veulent réduire tous les camps de
la seconde guerre mondiale. Que l’on évoque donc Birkenau plutôt (ou en même temps)
qu’Auschwitz, ou bien Treblinka, Chelmno, Sobibor, Belzec et l’on évoquera alors plus
sûrement ce dont il est question : le projet et la mise en œuvre de l’extermination du plus humain
en l’homme par l’homme, à travers l’homme juif, qui s’est produite dans une période couvrant la
fin des années trente et le début des années quarante du siècle dernier
3
.
Quel surprenant procès fait à la philosophie spéculative ! D’abord une philosophie dépassée ?
Mais l’on s’intéresse pourtant sans complexe à des philosophies bien plus anciennes ! Celles de
Platon, d’Aristote… Et l’on a bien raison. Ce n’est tout de même pas à la philosophie qu’il faut
apprendre qu’en tant que telle, même si, dans chaque doctrine, nécessairement certains points se
trouvent déterminés par le contexte global historique dans lequel son auteur a pensé, elle existe
justement le temps n’a pas de prise, témoignant de la liberté de la pensée, témoignant de la
pensée tout cours. Considérer sérieusement qu’un événement historique, aussi inouï soit-il, et
c’est bien effectivement le cas ici avec la shoah, rend certaines philosophies antérieures
dépassées (et là il s’agit en occurrence de la philosophie hegelienne qui seule semble faire l’objet
d’une telle -considération) implique de fonder les thèses soit qu’il n’y a pas de philosophie
hegelienne, soit que la philosophie (certaines philosophies ?) ne vaut que pour un temps. Or cette
considération de la philosophie hegelienne comme dépassée (comme on la trouve exprimée par
exemple chez Adorno ou J.F Lyotard) ne s’accompagne pas du développement de telles thèses.
Et une philosophie suspecte ? En même temps qu’ils se gargarisent de textes schopenhaueriens,
nietzschéens, heideggériens…, certains ne voient aucune contradiction à regarder la philosophie
spéculative comme porteuse du germe de l’esprit (ou de l’aspect de l’esprit) germanique ayant
conduit à la shoah ! A des auteurs comme Nietzsche, Heidegger…, on trouve volontiers toutes
sortes de circonstances atténuantes pour expliquer certains de leurs propos troublants et continuer
à regarder leur philosophie comme pertinente : là une sœur et un beau-frère manipulateurs
antisémites, ici un manque de recul circonstanciel sur l’histoire en train de se faire… Qui ose
faire le procès de Nietzsche est réactionnaire ; qui ose faire celui de Heidegger, tel Emmanuel
Faye
4
, un esprit limité qui n’a rien compris à la pensée du grand homme ! Que « Celan ait eu les
larmes aux yeux » en sortant de sa dernière entrevue avec Heidegger (mais que se sont dit les
deux hommes ?) serait un argument suffisant pour assurer que Heidegger n’est pas un philosophe
1
Voie particulière.
2
La Destruction des juifs d’Europe, Fayard, traduction A. Charpentier, Paris, 1988.
3
Les historiens débattent toujours sur les dates 1939, 1941, 1942 au moins quant à la conception du projet de
l’extermination. Ce qui est r, c’est que, de fait, les premiers gazages massifs de Juifs ont eu lieu à Chelmno en
1941, tandis que la même année sévissait déjà à l’Est (et d’abord en Pologne) ce que certains appellent aujourd’hui
la « shoah par balles ».
4
Ou Victor Farias avec son Heidegger et le Nazisme (traduction de M. Benarroch et J.B. Grasset, Verdier, Paris,
1987)
2
méritant qu’on s’interroge sur le lien possible de sa pensée avec le nazisme
5
. Voilà donc ce que
l’on pourrait mettre sur la balance philosophique, les « larmes de Celan » (qui sont peut-être, du
reste, des larmes de désespoir plutôt que des larmes d’émotion heureuse), pour la faire
favorablement peser du côté d’un Heidegger, alors que l’on n’hésitera pas à retirer du plateau le
penseur spéculatif avec toute son Encyclopédie des Sciences philosophiques et l’ensemble de ses
Cours, en arguant que sa pensée ne peut plus guère peser en pertinence aujourd’hui.
Les philosophies nietzschéenne, heideggérienne… méritent-elles d’être regardées comme
suspectes ? Une telle question, posée en ces termes en direction de philosophies, quelles qu’elles
soient si elles en sont, me paraît elle-même toujours suspecte. Y a-t-il alors seulement une
philosophie heideggérienne, comme va jusqu’à se le demander E. Faye
6
? Tel n’est pas le propos
ici. Il s’agit de partir de l’étonnement que génère la légèreté avec laquelle une partie du monde
intellectuel contemporain repousse la philosophie spéculative pour mettre au devant de la scène
(il semble bien en effet qu’il s’agisse d’un « pour », comme si, pour que puissent être entendues
de « nouvelles » philosophies, il fallait balayer la philosophie spéculative !) tout un tas de
pensées se revendiquant héroïquement anti-spéculatives après « Auschwitz-Birkenau-Chelmno-
Sobibor-etc ». On ne pourrait plus penser spéculativement (ne s’agit-il pas d’un pléonasme ?)
après « Auschwitz-Birkenau-Chelmno-Sobibor-etc ». Il faudrait penser « autrement » : par
bribes, par fragments … à la limite de la pensée, à la limite du sens. Il faudrait idéalement « anti-
penser » comme on fait de l’art « anti-art » ou « non art ».
Mais n’y aurait-il pas la manifestation d’un aveuglement pour le coup suspect ? Je me
souviens d’une conversation avec une heideggérienne (c’est ainsi qu’elle se désignait elle-
même), bien connue pour ses publications, qui s’intéressait à la question de la shoah comme
moi-même, au cours de laquelle elle me rétorqua : « Mais comment pouvez-vous vous intéresser
à la shoah comme vous le faites et être hegelienne (c’est ainsi qu’elle aimait à me désigner) ! » Il
m’a fallu bien sûr lui retourner le « compliment », ce qui n’a pas été sans générer de sa part un
silence embarrassé, comme du fait d’une subite prise de conscience (qui ne dura pas longtemps) !
N’est-ce pas une certaine haine de la pensée car une haine de l’homme (ou une haine de
l’homme car une haine de la pensée) qui a conduit à et orchestré « Auschwitz-Birkenau-
Chelmno-Sobibor-etc » ? Une haine de la pensée accomplie comme raison, conduisant à réduire
celle-ci au simple entendement, ce « grand séparateur » comme l’appelle parfois Hegel ? Et ce
serait au nom d’Auschwitz (en occultant au passage Birkenau-Chelmno-Sobibor-etc) que l’on se
débarrasserait de la pensée spéculative ? Que l’on justifierait sa mise au rencart ? Sans se
demander un seul instant si l’on ne serait pas soi-même en train de perpétuer cela même qui a
généré la shoah, cet acharnement de barbarie visant la destruction de l’homme et du sens ?
7
Il semble important de déployer ici au moins deux exemples : l’un qui permettra positivement
de toucher du doigt la pertinence maintenue de la philosophie spéculative, pertinence pour penser
ce monde dans lequel nous vivons et qui ne veut plus de la philosophie spéculative. Qui ne veut
plus de l’homme ? Qui ne veut plus de la pensée ? Qui ne veut plus du sens ? Mais qui veut
quoi ?
Ce premier exemple se construira autour de la pensée politique hegelienne selon une de ses
entrées, les Principes de la Philosophie du Droit (PPD)
8
, ouvrage dans lequel, pour beaucoup,
5
Conférence donnée par un professeur de philosophie de l’Université de Nice au Centre Culturel israélite d’Antibes
le 18 novembre 1997, à laquelle j’ai « répondu » par un article dans le numéro N°14 (décembre 1997) de Monada
Infos.
6
Heidegger, l’Introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, Paris, 2005.
7
Pour approfondir ce point, je me permets de renvoyer à mon Qu’est-ce que comprendre ?, Préface de Jean-Pierre Faye,
L’harmattan, Paris, 2009.
8
R. Derathé, Vrin, Paris, 1975.
3
se trouverait déployée l’apologie de l’Etat totalitaire, pour utiliser la terminologie avec laquelle
H. Arendt tenta de rendre compte, non sans générer du coup un amalgame dommageable, les
Etats nazi et stalinien, producteurs de camps.
Le second exemple devrait permettre quant à lui de coller à un texte
9
déployant explicitement
une critique du spéculatif comme mode de pensée dépassé après « Auschwitz ». Ce sera alors
l’occasion de pointer combien ce genre de critique aujourd’hui si largement développé « tombe
dans le piège » de ce qu’il dénonce : on ne pourrait plus penser spéculativement après
« Auschwitz ». Alors, cultivons la pensée « boiteuse » ! Comme si le « on ne peut plus »
penser… signifiait une mutilation perpétrée par « Auschwitz ». Mais je redemande : une
mutilation qu’il faut s’attacher à penser avec la pensée qui, comme le Phénix, renaît de ses
cendres, ou une mutilation qu’il faut faire sienne et entretenir avec pour résultat de s’empêcher
de penser, encore, dans la continuité d’« Auschwitz-Birkenau-Chelmno-Sobibor-etc » ?
-I- Sur certaines formes de lectures inadéquates (d’entendement) de la pensée spéculative
de l’Etat : raccourcis, goût des formules, « pied de la lettre »
Il s’agit donc ici de proposer un exposé visant à favoriser une certaine lecture, une certaine
approche de la pensée politique hegelienne telle qu’elle s’expose elle-même, notamment dans les
PPD
10
. On peut dire en effet que dans cet ouvrage Hegel expose, dans le détail, sa pensée du
politique ; quoique le philosophe précise, dans la Préface même de ces Principes : « Etant donné
la nature concrète et en soi différenciée de l’objet, nous avons négligé de faire ressortir et de
prouver dans les moindres détails la marche de l’argumentation logique, car cela pouvait tout
d’abord passer pour superflu puisque la méthode scientifique était supposée connue, et ensuite,
chacun s’apercevra - cela saute aux yeux - que le tout et la distribution de ses parties repose sur
l’esprit logique »
11
. Il faut donc entendre « dans le détail » par : selon l’ensemble des
déterminations engagées
12
.
Ainsi, du fait même que « la méthode scientifique [y est] supposée connue », les PPD risquent
précisément d’être abordés inadéquatement par les lecteurs qui y entrent directement, à savoir
sans la médiation par la pensée de la « méthode ». La pensée supporte mal les raccourcis.
Comprendre l’aspect d’une doctrine, surtout si elle atteint le niveau de la spéculation et qu’elle
se fonde en conséquence comme systématique, exige du lecteur qu’il parcoure cette dernière en
entier, sans quoi chacune des critiques formulées à son encontre ne peut être que d’entendement
et, par là, non valable.
Soit. Mais Hegel ne parle pas tant ici de l’ensemble du système que de la « méthode ». De
quelle méthode s’agit-il ? De la méthode de la pensée (spéculative) telle qu’elle se déploie dans
La Science de la logique
13
, livre aride s’il en est mais parce qu’il offre à penser dans l’élément
9
J.F Lyotard, Le Différend, Les Editions de Minuit, Paris, 1983.
10
En dépit de ce que peut laisser penser le titre, l’essentiel des Principes de la Philosophie du droit ne porte pas sur
le droit au sens juridique du terme : “ Quand nous parlons ici de droit, nous n’entendons pas seulement le droit civil,
comme on le fait d’ordinaire, mais la moralité, la vie éthique et l’histoire universelle qui, elles aussi, rentrent dans sa
sphère, parce que le concept unit les pensées selon la vérité » (PPD, adition au. § 33, p. 92).
11
C’est moi qui souligne ; p. 46.
12
Dans la Philosophie de l’Esprit (troisième moment de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques), la pensée
hegelienne du politique trouve également une place d’importance, mais avec moins de précision, le souci de Hegel
étant, dans l’Encyclopédie, de faire accéder le lecteur au mouvement de la totalité du système de la Pensée. Les deux
ouvrages se complètent donc, mais sans exclure, ni l’un ni l’autre, le passage nécessaire par le premier moment de
l’Encyclopédie qui est celui de la Logique.
13
« Chacun des degrés considérés jusqu’à présent est une image de l’absolu, mais tout d’abord selon une manière
bornée, et de la sorte il se propulse en direction du tout, dont le déploiement est ce que nous avons désigné comme
méthode » (La Science de la logique de 1830 - dite « Petite Logique » -, traduction de B. Bourgeois, Vrin, Paris,
1970, Addition au § 237, p 623).
4
pur de la pensée, dans ce que Hegel appelle « le royaume des ombres »
14
. Mais l’aridité de la
logique, son abstraction, qui font sa difficulté propre, n’est bien sûr pas une raison suffisante
pour justifier l’omission d’une entrée sérieuse dans son mouvement si l’on entreprend de se
prononcer sur (contre) le spéculatif
15
. Sur le fond, seul un exposé spéculatif (une redite ?
16
) de
la logique spéculative permet de prendre toute la mesure de la méprise que constitue la
considération de la pensée politique hegelienne comme une apologie de l’Etatisme et comme un
germe possible de l’idéologie totalitaire, voire du nazisme en particulier. Et permet,
corollairement, de prendre la mesure de l’ouverture fondamentale de la philosophie hegelienne
sur l’ « altéri », alors que nombreux sont ceux qui jugent qu’elle opère l’engloutissement de
tout « autre », la réduction de tout « autre » à du « même ». Un tel exposé permettrait d’assurer
que, quoique le système hegelien exige d'être intrinsèquement compris comme totalité, il
convient de le comprendre, non pas comme totalitaire, mais bien comme totalisant. E. Lévinas,
lequel a fondé une grande partie de sa pensée sur la distinction entre totalité et infini, n’y est pas
pour rien dans cette confusion associée à la philosophie hegelienne entre totalité et totalitaire.
Comme si toute totalité était totalitaire, alors que chez Hegel, précisément, la totalité et l’infini
(véritable)
17
sont une seule et même « chose », de sorte que c’est bien la notion de totalisant et
non celle de totalitaire qu’il faut associer à la pensée spéculative
18
.
En somme, on le comprend bien, on ne peut jamais se contenter de parler de la philosophie
spéculative. On ne peut que spéculer avec elle. C’est ainsi qu’il faut modestement reprendre à
son compte les propos de E. Weil dans la Préface de son Hegel et l’Etat, à savoir qu’ « on sera
déçu si l’on cherche dans ces pages une analyse complète de la philosophie de l’Etat de Hegel.
[Car] cette analyse ne saurait être effectuée qu’à partir de l’ontologie, de l’onto-logique
hegelienne, fondement de la compréhension de toutes les parties du système »
19
. De sorte que, et
là je prends plus que jamais les propos de Weil à mon propre compte, « un travail de l’espèce du
nôtre ne peut avoir qu’une seule prétention : éveiller l’intérêt pour le texte même et écarter les
obstacles à la compréhension qui se sont accumulés au cour du temps »
20
.
Il y a ainsi, parmi les lecteurs de la philosophie politique de Hegel, qui y voient une apologie
du totalitarisme, totalitarisme imaginé rapidement comme conjoint à un mode de pensée lui-
même totalitaire, de sorte que ce serait l’ensemble de la philosophie hegelienne qui trahirait
l’attirance pour la forme de la totalité dévorante et uniformisante, beaucoup de lecteurs pressés.
Certains sont même très pressés, qui s’appuient, pour justifier leur point de vue, sur cette
fameuse phrase contenue précisément dans la préface des PPD et qui ne doit être prise que
comme une formule synthétique qui ne prend sens que mise en perspective, elle aussi, avec La
Science de la logique, science de la pensée en tant que concrète (ouverte sur l’altérité), à savoir :
« Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel »
21
. C’est sûr qu’il est facile, en
tournant autour de cette phrase qui mériterait un livre entier, en l’isolant, en l’absolutisant, de
14
La Science de la logique de 1812 (dite « Grande Logique »), traduction de P.J Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-
Montaigne, Paris, 1972, Introduction, p. 32.
15
Deux professeurs de l’Université de Nice ont successivement refusé d’être directeurs de ma Maîtrise consacrée
précisément à cette Logique pour cette raison avouée que c’est une œuvre… trop difficile à comprendre !
16
« (...) prouver signifie, en philosophie, la même chose que montrer comment l'ob-jet se fait par lui-même et à
partir de lui-même ce qu'il est. » (La Science de la logique, addition au § 83, p.518). De sorte que, « que l'Idée est la
vérité, c'est ce dont la preuve n'a pas à être réclamée maintenant seulement ; tout l'accomplissement et
développement précédent de la pensée contient cette preuve » (Idem, addition au § 213, p.616).
17
Que Hegel distingue bien du « mauvais infini » ou infini indéfini qui n’en finit pas et se trouve ainsi
contradictoirement limité par son « autre » : le fini.
18
J’ai déjà traité de cette question dans cette Revue même. Je me permets de renvoyer à l’article concerné :
Le système hegelien est-il totalitaire ? (Numéro 4 de Mars-Avril 1997).
19
Vrin, Paris, 1950, p. 7.
20
Idem, p. 9.
21
p. 55.
5
prétendre, concernant la philosophie hegelienne, qu’elle prône un totalitarisme de l’Idée, du
Concept, de la Raison, de l’Esprit… et, dans le domaine particulier de la politique, précisément
un totalitarisme de l’Etat comme Etat rationnel. De ses PPD, Hegel dit : « Si ce traité contient un
enseignement, il ne se propose pas toutefois d’apprendre à l’Etat comment il doit être, mais bien
plutôt de montrer comment l’Etat, cet univers éthique, doit être connu »
22
. Cette phrase est d’une
importance considérable pour déterminer la façon par laquelle il convient de lire les Principes.
Précisément, il faut bien comprendre que ce que Hegel énonce, dans cet écrit, ne concerne ni un
Etat estimé idéal - ou en tout cas référentiel -, ni un idéal d’Etat, mais la pensée du politique, aux
génitifs subjectif et objectif, à savoir, pour parler strictement, la pensée de la pensée du politique
ou encore la pensée de ce qu’il y a de pensée dans le politique ; pensée de la pensée qui permet
de s’y retrouver, de comprendre ce qui est en jeu dans toute forme d’organisation politique que
l’on pourra également juger, à partir de là, ou comme insuffisante ou comme satisfaisante au
regard de la liberté, car tel est bien le concept clef de la pensée politique développée par Hegel
23
.
Toutefois, il faut l’avouer, tous les lecteurs de Hegel qui aboutissent à de telles estimations
ne sont pas des lecteurs expéditifs des PPD : c’est qu’on trouve bien dans l’ensemble de la
philosophie hegelienne (Logique exceptée) et, en l’occurrence, ici, dans les PPD, des éléments
qui peuvent provoquer, la concernant, des interprétations chargées d’un certain soupçon.
Néanmoins, il y a une manière de lire la philosophie de Hegel comme n’étant que la philosophie
de Hegel, avec ses insuffisances certaines, comme en connaissent toutes les philosophies, même
les plus brillantes, au lieu de la lire comme une expression particulière, quoique la seule produite
avec autant de complétude, de ce qu’il convient d’appeler la Pensée spéculative, laquelle a rendu
possible la philosophie hegelienne qui en constitue justement le « savoir ». En fait, il faut lire
Hegel plus que jamais comme celui-ci incitait à lire tous les philosophes : « Elle avait besoin que
son esprit fût distingué de la lettre et que le principe purement spéculatif fût dégagé de tout le
reste »
24
, dit par exemple Hegel de la philosophie kantienne.
D’ailleurs, dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel réalise une distinction fondamentale
permettant de « situer » adéquatement chacun de ses propos ; comme une sorte de guide de
lecture. Il s’agit de la distinction entre la figure, le moment et la manifestation historique. Or les
lecteurs omettent bien souvent de la faire avec lui, ce qui conduit à des méprises telles que celle
qui est au cœur du propos. Que désigne le moment ? Un moment a un sens fondamentalement
logique et il est un fondement logique (dans la perspective d’une logique concrète, c’est-à-dire,
pour parler vite, d’une logique qui ne se tient pas face à l’altérité, mais l’intègre sans la nier
25
) :
est un moment ce qui, appréhendé du point de vue de la signification, a une « place » logique
dans le cours du déploiement de la Pensée selon toutes ses déterminations et, corollairement,
dans le cours du déploiement de la réalité plus ou moins rationnelle ; je dirai cela un peu
différemment : ce qui est présenté comme un moment est toujours renvoyé à la totalité qui lui
donne sens et, en particulier, à son fondement.
Une manifestation historique, quant à elle, renvoie à une objectivation de l’Esprit
nécessairement spatio-temporellement déterminée, c’est-à-dire à la façon dont l’Esprit, à un plus
ou moins haut degré de son développement, pose son effectivité pour un temps. Une
manifestation historique n’est jamais « transparente » ; ou du moins, son sens n’est jamais
« transparent », pour cette raison qu’elle est toujours lourde de contingences ; c’est la pensée
philosophique qui, une fois que la manifestation historique s’est déployée, la pense et l’éclaire,
c’est-à-dire met en avant sa part de rationalité (plus ou moins grande).
22
p. 57.
23
« Le droit est la liberté en général en tant qu’Idée » (PPD, § 29, p. 88).
24
Différences des Systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, traduction de M. Méry, Vrin, Paris, 1952, p.79.
25
Pour approfondir ce point, je me permets de renvoyer à un article que j’ai publié dans cette Revue même : Y a-t-il
un inconscient hegelien ? (N°5, Mai-Juin 1996).
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