prétendre, concernant la philosophie hegelienne, qu’elle prône un totalitarisme de l’Idée, du
Concept, de la Raison, de l’Esprit… et, dans le domaine particulier de la politique, précisément
un totalitarisme de l’Etat comme Etat rationnel. De ses PPD, Hegel dit : « Si ce traité contient un
enseignement, il ne se propose pas toutefois d’apprendre à l’Etat comment il doit être, mais bien
plutôt de montrer comment l’Etat, cet univers éthique, doit être connu »
. Cette phrase est d’une
importance considérable pour déterminer la façon par laquelle il convient de lire les Principes.
Précisément, il faut bien comprendre que ce que Hegel énonce, dans cet écrit, ne concerne ni un
Etat estimé idéal - ou en tout cas référentiel -, ni un idéal d’Etat, mais la pensée du politique, aux
génitifs subjectif et objectif, à savoir, pour parler strictement, la pensée de la pensée du politique
ou encore la pensée de ce qu’il y a de pensée dans le politique ; pensée de la pensée qui permet
de s’y retrouver, de comprendre ce qui est en jeu dans toute forme d’organisation politique que
l’on pourra également juger, à partir de là, ou comme insuffisante ou comme satisfaisante au
regard de la liberté, car tel est bien le concept clef de la pensée politique développée par Hegel
.
Toutefois, il faut l’avouer, tous les lecteurs de Hegel qui aboutissent à de telles estimations
ne sont pas des lecteurs expéditifs des PPD : c’est qu’on trouve bien dans l’ensemble de la
philosophie hegelienne (Logique exceptée) et, en l’occurrence, ici, dans les PPD, des éléments
qui peuvent provoquer, la concernant, des interprétations chargées d’un certain soupçon.
Néanmoins, il y a une manière de lire la philosophie de Hegel comme n’étant que la philosophie
de Hegel, avec ses insuffisances certaines, comme en connaissent toutes les philosophies, même
les plus brillantes, au lieu de la lire comme une expression particulière, quoique la seule produite
avec autant de complétude, de ce qu’il convient d’appeler la Pensée spéculative, laquelle a rendu
possible la philosophie hegelienne qui en constitue justement le « savoir ». En fait, il faut lire
Hegel plus que jamais comme celui-ci incitait à lire tous les philosophes : « Elle avait besoin que
son esprit fût distingué de la lettre et que le principe purement spéculatif fût dégagé de tout le
reste »
, dit par exemple Hegel de la philosophie kantienne.
D’ailleurs, dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel réalise une distinction fondamentale
permettant de « situer » adéquatement chacun de ses propos ; comme une sorte de guide de
lecture. Il s’agit de la distinction entre la figure, le moment et la manifestation historique. Or les
lecteurs omettent bien souvent de la faire avec lui, ce qui conduit à des méprises telles que celle
qui est au cœur du propos. Que désigne le moment ? Un moment a un sens fondamentalement
logique et il est un fondement logique (dans la perspective d’une logique concrète, c’est-à-dire,
pour parler vite, d’une logique qui ne se tient pas face à l’altérité, mais l’intègre sans la nier
) :
est un moment ce qui, appréhendé du point de vue de la signification, a une « place » logique
dans le cours du déploiement de la Pensée selon toutes ses déterminations et, corollairement,
dans le cours du déploiement de la réalité plus ou moins rationnelle ; je dirai cela un peu
différemment : ce qui est présenté comme un moment est toujours renvoyé à la totalité qui lui
donne sens et, en particulier, à son fondement.
Une manifestation historique, quant à elle, renvoie à une objectivation de l’Esprit
nécessairement spatio-temporellement déterminée, c’est-à-dire à la façon dont l’Esprit, à un plus
ou moins haut degré de son développement, pose son effectivité pour un temps. Une
manifestation historique n’est jamais « transparente » ; ou du moins, son sens n’est jamais
« transparent », pour cette raison qu’elle est toujours lourde de contingences ; c’est la pensée
philosophique qui, une fois que la manifestation historique s’est déployée, la pense et l’éclaire,
c’est-à-dire met en avant sa part de rationalité (plus ou moins grande).
p. 57.
« Le droit est la liberté en général en tant qu’Idée » (PPD, § 29, p. 88).
Différences des Systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, traduction de M. Méry, Vrin, Paris, 1952, p.79.
Pour approfondir ce point, je me permets de renvoyer à un article que j’ai publié dans cette Revue même : Y a-t-il
un inconscient hegelien ? (N°5, Mai-Juin 1996).