Je tiens tout d’abord à féliciter Dr Deysi Kuzstra pour l’organisation de ce 3è sommet mondial
et à la remercier pour son invitation à évoquer un thème qui s’écarte beaucoup du schéma
habituel des Success Stories.
Ce que je vous propose, en effet, c’est de faire une présentation d’une approche analytique de
la pratique de l’éthique au sein de la famille.
Les points que je citerai dans cette intervention sont issus des travaux d’un groupe de
recherche français, le Groupe de Recherche en Ethique Individuelle Appliquée (GREIA), qui
s’intéresse à cette thématique dans le cadre d’un modèle conceptuel proposé par le penseur
Ostad Elahi.
D1 : Approche d’une pratique éthique au sein de la famille
Une application des concepts de l’éthique selon le penseur Ostad Elahi (1895-1974)
D2 : Quelques mots sur Ostad Elahi, humaniste iranien
En tant que penseur, il a développé une réflexion philosophique, morale et spirituelle, dans
l’héritage de la tradition aristotélicienne et néo platonicienne via la philosophie arabe et
persane. Il a également mené des recherches sur les principes communs aux grandes traditions
religieuses et a durant toute sa vie, prôné et pratiqué la tolérance.
Pour lui, le premier principe de l’éthique consiste en effet à ne pas chercher à imposer ses
opinions aux autres et à respecter la liberté de croyance et de pensée d’autrui.
Notons que ce penseur fut aussi un magistrat reconnu pour sa grande intégrité et son courage,
et également un musicien puisqu’il fut le plus grand maître du luth traditionnel kurdo-persan
appelé le tanbur.
Pour mieux comprendre l’intérêt des travaux du GREIA sur le thème de l’éthique dans le
contexte de la famille, je vais tacher de résumer le modèle conceptuel que ce groupe de
recherche a pris comme hypothèses de travail.
La réflexion d’Ostad Elahi s’est portée sur trois domaines :
D3 : la pensée d’Ostad Elahi : transcendance-être humain-éthique
La transcendance, ou plutôt l’Intelligence transcendante. Pour Elahi, la source
transcendante est unique et commune à tous les hommes, quelque soir leur croyance et
le nom que les traditions de pensée lui ont donnée, (Yahvé, Dieu, Allah, le divin, le
Bien, l’Absolu, etc.).
l’être humain
l’éthique
Le modèle conceptuel d’Elahi donne une articulation particulière à ces trois domaines.
D4 : transcendance et être humain
Pour Ostad Elahi, à l’instar de nombre de penseurs avant lui, il y a dans le soi de tout être
humain un germe transcendant (certaines traditions religieuses parleraient d’étincelle divine),
à l’origine notamment de sa capacité rationnelle et de sa conscience morale. C’est ce germe
en lui qui fait qu’il peut éprouver une aspiration au bien, à la beauté, à la justice, à la vérité,
qui lui permet de se questionner sur le sens de la vie et de la mort, d’agir de manière éthique,
etc.
Par ce germe transcendant en lui, l’homme, qu’il se dise croyant ou pas, est donc en relation
permanente avec la Transcendance, même si c’est la plupart du temps à son insu car ce germe
a besoin d’être activé et nourri pour que cette relation devienne consciente.
D5 : le perfectionnement de l’être humain par l’éthique
Comment nourrir et activer ce germe transcendant ? Par la pratique de l’éthique : c’est en
effet par la pratique assidue de l’éthique qu’il appartient à tout être humain de cultiver en lui
les caractères de son humanité, de corriger ses défauts, d’acquérir des vertus pourrait-on dire,
de développer sainement son soi et de rendre conscient son lien transcendant.
D6 : la pratique de l’éthique
Mais en quoi consiste la pratique de l’éthique ? Elle consiste essentiellement à porter son
attention sur l’ensemble des droits inhérents à l’existence d’autrui et à mettre en œuvre le
respect de ces droits (le droit va ici bien au-delà de la seule notion juridique et correspond à
l’ensemble des principes en rapport à l’intégrité, la dignité ou l’humanité d’autrui, autrui étant
d’ailleurs pris au sens large).
La pratique de l’éthique est donc un ensemble très vaste de principes qui peuvent se résumer à
cet adage universellement connu : vouloir pour autrui et faire pour lui le bien qu’on veut pour
soi-même et ne pas vouloir pour autrui, et ne pas lui faire, ce qu’on ne voudrait pas qu’on
nous fasse.
L’éthique est donc à la fois le fondement de la vie matérielle et celui de la vie spirituelle. En
fait, ces deux là ne sont nullement séparées car c’est l’intention éthique intime avec laquelle
on conduit sa vie, aussi active matériellement soit-elle, qui définit et permet le
perfectionnement du soi. Pour prendre une analogie dans l’architecture, on pourrait dire que
l’intention éthique trace les plans de l’édifice de soi, édifice dont les pierres sont les actes
éthiques de la vie quotidienne.
D7 : la relation entre conjoints, socle de la vie éthique
On en vient à présent au cœur de notre thématique puisque, selon Ostad Elahi, c’est la relation
entre les conjoints d’un couple qui constitue le socle de la vie éthique. Pourquoi cela et
comment cela ?
D’une part car la décision de s’engager avec quelqu’un à former un couple dans l’objectif de
construire un foyer est bien souvent le premier véritable contrat moral qu’on établit dans sa
vie en tant qu’être disposant de sa liberté de conscience et donc en tant qu’être responsable.
En tous cas, c’est sans doute l’un des contrats moraux les plus déterminants de la vie.
Or, l’éthique pouvant être définie comme la mise en application dans les situations du
quotidien des termes, parfois explicites
1
, mais dans bien des cas implicites, de ce contrat
moral, l’on conçoit dès lors que la relation entre les conjoints puisse constituer, tant par la
nature de l’engagement que par la fréquence et la diversité des situations où les conjoints sont
en rapport, la base de la pratique éthique.
Une autre raison, plus subtile, fait du couple le « laboratoire » idéal pour la mise en pratique
des principes éthiques : chacun des conjoints va en effet avoir à ses côtés, la personne qui
avec le temps, va le connaître le mieux, et volontairement ou pas, jouer le rôle de miroir de
l’ensemble de ses traits de caractère, et notamment de ses défauts. Ainsi, chacun des deux
partenaires aura le choix de prendre cette situation comme une formidable opportunité
d’améliorer son caractère et de corriger ses défauts, donc de progresser d’un point de vue
éthique et humain, ou bien de négliger cette question, voire même de se laisser aller dans son
couple à toutes sortes de comportements anti-éthiques.
1
Code civil, Art. 212 : « Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance » et Art. 213 : « Les
époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille ».
Selon ce qui a été dit tout à l’heure, l’éthique au sein du couple pourrait donc se résumer à
vouloir pour son conjoint, et faire pour lui, le bien qu’on veut pour soi-même et ne pas vouloir
pour son conjoint, donc ne pas lui faire, ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse.
D8 : quelques conditions d’une pratique éthique au sein du couple
A partir du moment où l’on considère que la pratique de l’éthique constitue le socle du travail
de perfectionnement de l’humanité en l’homme, cela signifie que ce travail d’ordre éthique au
sein du couple ne peut généralement pas se réduire à la seule pratique plus ou moins intuitive
de quelques principes hérités de l’éducation, mais qu’il doit faire, et peut faire, l’objet d’une
attention plus soutenue. Sinon, le risque, c’est de voir la routine ravager peu à peu même les
bonnes dispositions éthiques de départ. C’est un processus qu’il s’agit d’installer
progressivement en soi.
Je donnerai quelques illustrations de ce travail éthique dans le cadre de la vie familiale, mais il
paraîtra je crois évident que les conditions ici énoncées sont valables de manière générale
dans tous les contextes de la vie sociale.
Dans le modèle d’Elahi, pour avoir l’efficacité maximale, c’est-à-dire pour favoriser au mieux
le développement de l’humanité en l’homme, cette pratique de l’éthique doit répondre à
quelques conditions parmi lesquelles :
La nature de l’intention. L’intention doit être d’accomplir ce travail éthique avec son
conjoint en ayant pour ligne d’horizon, ce qu’on pourrait appeler la noblesse d’âme,
autre manière d’appeler ce qui est transcendant en nous. Pour se diriger vers cet
horizon il s’agit d’apprendre à agir de manière désintéressée.
Par ailleurs, l’intention ne doit pas être de corriger l’éthique du conjoint, mais sa
propre éthique. Or, l’expérience montre que le glissement, pour ne pas dire le
plongeon, de l’un à l’autre est facile et fréquent.
l’itérativité : pour qu’un principe éthique devienne une seconde nature, une vertu, il
s’agit de le pratiquer sur le long terme. Supposons que dans un couple, l’un des
conjoints ait une tendance, plus ou moins consciente, à faire des remarques qui
rabaissent ou blessent l’autre. Ce n’est pas en se forçant une seule fois à ne pas le faire
qu’il parviendra à vaincre en lui cette tendance installée, mais en s’y efforçant
longuement, avec probablement un certain nombre d’échecs à la clé.
l’intégralité : quand on décide de pratiquer un principe éthique envers son conjoint, et
qu’on fait des efforts pour ça, il arrive à certains moments que ses réactions génèrent
en nous une forme d’amertume. Il s’agit d’accepter, et même d’avaler, cette réaction
comme partie intégrante du travail éthique.
Supposons par exemple qu’ayant découvert, par hasard, que mon conjoint a une
activité professionnelle, ou une retraite, aussi prenante, voire plus, que la mienne, je
décide de m’efforcer à participer plus aux travaux ménagers pour le soulager. Il est
probable qu’au début, j’aurai tendance à le faire remarquer à mon partenaire et à
rechercher ses remerciements pour la moindre poubelle descendue ou le moindre
passage d’aspirateur. Et il est fort possible qu’il y a bien des cas où mon attente sera
totalement ignorée. Je ne dois pas m’en offusquer et poursuivre mes efforts si je
souhaite développer mon altruisme et mon sens de l’équité, car derrière cet exemple
un peu trivial, c’est bien quelque chose de cet ordre qui se joue.
la variété : de même que pour nourrir son corps sainement, il est nécessaire d’avoir
une alimentation variée, pour développer pleinement son soi, il ne s’agit pas de se
nourrir en se focalisant sur un seul principe éthique et en négligeant les autres. ex : si
l’on base tous ses efforts d’ordre éthique vis-à-vis de son conjoint sur l’équité dans les
taches ménagères, en se disant que c’est déjà bien assez, et en négligeant la dimension
affective, l’on risque fort de fragiliser sa relation de couple.
Ou bien vis-à-vis des enfants, si on ne pratique que l’affection et la tendresse en
rejetant tout ce qui est de l’ordre d’une autorité naturelle et nécessaire, on risque d’être
confronté à des situations problématiques que l’on sera incapable de gérer, par
déficience de cette qualité en nous. Par exemple, lorsqu’il s’agira d’aider ses enfants à
redresser d’éventuels dérapages.
la contextualité : la pratique d’un principe éthique est dépendante du contexte et ne
doit pas tomber dans une pratique aveugle qui ne tiendrait aucun compte des
circonstances.
Par exemple, s’il est recommandé que les conjoints puissent échanger sur leur pratique
mutuelle de l’éthique, notamment en exprimant l’un à l’autre de temps en temps les
points de comportements qu’il pourrait améliorer, il n’est pas de bon ton que cela se
fasse de n’importe quelle manière, à n’importe quel moment ou encore en présence de
tiers, sous peine de créer plus de difficultés que ça n’en résoudrait.
Ou bien, si l’on souhaite lutter contre une avarice notoire en développant sa générosité,
c’est évidemment quelque chose qu’il s’agira concrètement de tempérer si la situation
financière du couple se montre fragile.
l’équilibre : chaque principe doit être pratiqué de manière équilibrée, sans excès ni
défaut. Ainsi, bien que la sincérité et le fait de ne pas mentir soit un élément clé de la
pratique éthique, il ne s’agit pas de livrer systématiquement à son conjoint les
méandres les plus obscurs de notre âme.
Ou encore, supposons qu’on décide de combler une lacune en matière d’affection vis-
à-vis de son conjoint, il ne s’agit pas de tomber dans des démonstrations systématiques
qui risqueraient de finir par l’agacer et contrarier son désir légitime d’autonomie.
La pratique de l’éthique, pour produire des effets, se doit donc d’être un travail d’abord
intérieur, tout en nuances, ce qui nécessite attention, réflexion et analyse.
Notons que ce travail éthique sera d’autant plus fructueux pour le couple qu’il sera accompli
par les deux conjoints, chacun sur ses difficultés propres, et qu’il s’accompagnera de
beaucoup d’indulgence mutuelle…
Précisons par ailleurs que cette attitude sérieuse visant à s’appliquer à remplir les conditions
précitées, ne consiste nullement à se prendre soi-même au sérieux. Ce serait là une marque
d’égocentrisme, d’autosuffisance, contraire donc à la visée éthique.
D9 : les freins à la pratique de l’éthique : le soi impérieux
Or, il suffit de prendre la décision d’effectuer un travail d’ordre éthique, surtout vis-à-vis de
son conjoint, pour prendre conscience que dans notre pensée, des freins et obstacles nous
empêchent presque systématiquement de mettre en œuvre notre dessein et très vite étouffent
ou dilapident la motivation à s’améliorer.
Ce sont là les effets d’une instance pulsionnelle qu’Elahi appelle le soi impérieux, instance
hyperactive en nous qui nous pousse à agir contrairement à l’éthique, et utilise pour cela
différentes stratégies dont les plus efficaces sont :
l’inconscience : on n’a généralement aucune conscience que cette instance impérieuse
existe en nous, ce qui lui permet d’être active en toute tranquillité
l’oubli : on oublie de faire ce qu’on a décidé d’un point de vue éthique
les justifications rationalisantes, qui parviennent à nous convaincre que finalement, on
avait raison de ne pas agir éthiquement.
Le déplacement du problème sur le conjoint : on voit la paille dans son œil au lieu de
voir la poutre dans le notre.
En fait, l’essentiel du travail de perfectionnement du soi consiste à mettre sous contrôle cette
instance impérieuse afin de développer une pratique éthique déterminée, persévérante et
constructive.
C’est là, selon Elahi, qu’entre en jeu l’une des fonctions de la transcendance : en développant
une relation intérieure sincère à une référence transcendante, l’être humain reçoit une énergie
qui alimente sa démarche spirituelle, suscite en lui un désir du Bien et lui permet de maîtriser
progressivement et efficacement les émotions et les pulsions qui le portent à nuire aux autres
et à lui-même.
D 10 : Quelques effets de la pratique éthique au sein du couple
L’impact premier, on l’a dit, intervient sur la construction du soi et le développement de notre
propre humanité. Parmi les nombreux effets, on peut citer :
la diminution des exigences l’un envers l’autre qui sont l’une des causes principales
des mésententes dans un couple
Le développement d’un véritable mieux-être et d’une tendresse et intimité qui unit le
couple par delà la diminution de l’attirance physique, naturelle avec le temps.
Le développement d’un grand capital de confiance mutuelle, qui solidifie le couple
Le sentiment qu’une sorte d’abondance et de bienveillance entoure le foyer, l’aidant à
traverser les épreuves incontournables de la vie, lui permettant également de
développer une meilleure réussite sociale et matérielle.
Les conséquences sur l’épanouissement des enfants et sur la qualité de leur éducation.
Il est en effet reconnu que l’atmosphère qui règne au sein d’un foyer a bien plus
d’impact sur les enfants que toutes les paroles moralisatrices qu’on peut leur dire,
surtout si ces paroles ne sont pas confortées par les actes que les enfants observent au
quotidien chez leurs parents.
Les effets sur l’entourage : Un tel couple devient une source de mieux-être pour tout
son entourage, une source fiable de conseil et de soutien. L’effet de la pratique éthique
du couple déborde en fait le cadre du seul foyer pour s’étendre autour de lui et il est
possible de parler d’un effet de solidarité sociale résultant de la pratique éthique au
sein de la famille.
Conclusion
En conclusion, le fait d’affirmer, et de vérifier par l’expérience, que le travail éthique au sein
de la famille, et du couple en particulier, donc dans la vie la plus quotidienne, constitue la
base d’un cheminement à la fois vers l’humanité profonde de l’homme et vers sa dimension
transcendante me parait être un message fort dans ces temps où la famille éclate, en tout cas
en occident, et où la perception d’une dimension transcendante en l’homme a, pour sa part,
été évacuée depuis longtemps.
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