Pourquoi la Bolivie est-elle en crise
permanente ?
Voici quelques mois, un mouvement populaire a abouti à la démission du
président bolivien et à l’arrivée au pouvoir du vice-président. Cet article
analyse les racines profondes de la crise.
En ce qui concerne le revenu par habitant, la Bolivie occupe l’avant-dernier rang en
Amérique Latine. L’agriculture emploie près de la moitié de la population active, mais
la productivité est très faible. La Bolivie possède de grosses réserves minérales, surtout
d’étain, (dont elle est le principal producteur mondial) de gaz naturel, de pétrole, de
plomb, d’antimoine, de tungstène, de lithium, d’or et d’argent. Pétrole et gaz suffisent
largement aux besoins énergétiques du pays et à l’exportation. Le commerce extérieur
est basé sur les matières premières, ce qui entraîne la vulnérabilité de l’économie
dépendant de la fluctuation mondiale des prix.
Mais la découverte de nouveaux gisements, principalement de gaz, de pétrole, et de
nouvelles formes de distribution (comme le gazoduc avec le Brésil inauguré en 1997)
représentent un espoir pour l’amélioration de l’économie.
Pour comprendre les enjeux de l’exportation du gaz naturel de Bolivie, rappelons
quelques faits saillants des dernières années. En 1985, le gouvernement applique le
programme d’ajustement structurel prôné par le FMI. L’une des mesures, visant la
stabilisation monétaire, touche notamment l’entreprise d’hydrocarbures Yacimientos
Petrolíferos Fiscales Bolivianos (YPFB), appartenant à l’État. YPFP se voit imposer le
transfert de 75 à 85% de ses revenus au Trésor de la Nation, ce qui entraîne son
affaiblissement, un ralentissement de l’exploitation et de la production et la paralysie
de la construction des réseaux de distribution de gaz dans le pays. Ces mesures, qui
aggravent l’endettement d’YPFB, servent de prétexte pour critiquer la «mauvaise
gestion » des entreprises étatiques.
À partir de 1990, la privatisation est présentée comme solution à la crise : on annule le
monopole de YPFB pour différentes étapes du traitement des hydrocarbures. En 1996,
une loi autorisant la libéralisation totale du marché des hydrocarbures impose aux
entreprises privées une contribution fiscale très basse. Depuis lors, les entreprises
étrangères contrôlent la majeure partie des réserves d’énergies fossiles. En effet, 80%
des réserves de gaz sont contrôlées par Petrobras (Brésil), Total, Maxus (Ibéro-
français) et Repsol (Espagne).
Depuis 1997, d’importantes réserves de gaz naturel ont été découvertes dans le pays ;
on les a estimées en 2003 à 1,5 milliards de m³, ce qui place la Bolivie au deuxième
rang en Amérique du Sud. Or, une fois couvert la demande interne et les contrats
d’exportation dans les pays limitrophes, il en reste suffisamment pour exporter
ailleurs. Le problème réside donc dans la propriété des réserves de gaz, de sa
transformation et de sa distribution. L ‘État pourrait en tirer d’importants revenus s’il
pouvait l’ex-porter sans intermédiaires.
Un nouveau cadeau aux multinationales?
Quel serait pour la Bolivie le bénéfice d’une exportation de gaz via le Chili ? Les
principaux investissements se limiteraient au développement des puits et à la
construction des gazoducs. Peu d’effets sur les revenus et sur l’emploi local. Les plus
avantagées seraient les multinationales, la partie la plus juteuse de l’affaire étant le
transport, la liquéfaction et la re-gazéification. De plus, Pacific LNG paierait 2,5 $US
pour 100m³, un montant bien inférieur au prix payé actuellement par le Brésil (4,50
$US). De ce montant, l’Etat bolivien percevrait 18% de taxes, soit 45 cents.
Soulignons aussi que si les multinationales du consortium font pression sur la Bolivie
pour que le gaz passe par un port chilien (au lieu d’un port péruvien), c’est parce
qu’elles disposent d’intérêts importants au Chili.
Par ailleurs, le projet d’exportation de gaz devait soi-disant vitaliser l’économie
bolivienne. Cependant, le prix du gaz en Bolivie a augmenté de 1,25% et celui de
l’essence de 24,4% donnant lieu à des explosions sociales (en avril et en septembre
2000).
Une situation explosive
Les différents mouvements sociaux se cristallisent lors des dernières élections
présidentielles en 2002 par l’arrivée au parlement de deux forces politiques
émergentes : le MAS (Mouvement Vers le Socialisme) du dirigeant cocalero Evo
Morales et le MIP (Mouvement Indien Pachacuti). En toile de fond, des problèmes
structurels sans solution : la lutte contre l’éradication de la coca, la défense de l’eau,
etc... En février 2003, un premier coup de semonce annonce clairement une situation
devenue intenable. Le gouvernement a bien promis de corriger le tir, en retirant le
projet d’instaurer un impôt sur le revenu, en diminuant les dépenses par l’abaissement
des rémunérations des hommes politiques, en réduisant la caisse des “Dépenses
Réservées” de l’Etat,... Il a promis d’engager immédiatement des programmes de
relance économique. Cependant, en 7 mois, le gouvernement s’est cantonné dans les
mêmes pratiques, montrant clairement que rien ne pouvait faire changer sa manière
d’agir.
Le refus du peuple bolivien d’exporter le gaz par le Chili trouve son origine dans un
profond ressentiment après la perte de la façade maritime du pays lors de la guerre du
Pacifique (1879-1883), provoquée par des sociétés anglaises. Depuis, la Bolivie
enclavée, n’a cessé de revendiquer “un accès souverain à la mer” sur son ancien
territoire. Le Chili s’y est toujours opposé. La Bolivie souhaite y dis-poser d’un terrain
pour y construire un môle pour l’embarquement de son gaz et une usine de
liquéfaction. En outre, le projet d’exportation du gaz vers les Etats-Unis, à partir d’un
port chilien, permettra aux compagnies pétrolières et gazières étrangères d’obtenir des
gains d’environ 1,3 milliars de dollars, laissant à la Bolivie 50 millions de dollars
d’impôts et de droits d’exploitation. Enfin, depuis l’application de la capitalisation en
Bolivie, c’est l’État qui doit financer les géants pétroliers pour l’exploitation des
hydrocarbures. En d’autres mots, ces compagnies perçoivent d’énormes subventions
financées à même la dette extérieure de l’État.
Leur révolution d’octobre 2003
Le gouvernement, pris de court devant la montée des revendications et à défaut de
négociations sectorielles opportunes, se retrouve devant une contestation grandissante
dans les rues de La Paz. Au même moment, députés et sénateurs continuent à montrer
des pratiques magouilleuses qui provoquent la réprobation de la population : élection
au parlement d’un corps de hauts fonctionnaires malgré l’avis de l’opposition,
pourrissement des affaires en cours. Le jugement des militaires accusés lors du
massacre des événements de février 2003 est renvoyé devant la seule juridiction
militaire.
C’est donc sur fond de situation sociale explosive qu’éclatent, en octobre 2003,
d’imposantes manifestations dans tout le pays : mineurs, universitaires, enseignants,
retraités, paysans,… bloquent de nombreuses routes. L’affaire de l’exportation de gaz
bolivien via le Chili joue le rôle d’un détonateur.
Le 12 octobre, un appel à la manifestation est donné par des associations de quartiers
et des organisations syndicales de la ville d’El Alto. De celle-ci, qui pousse
dangereusement sur les hauts plateaux, dépend étroitement le ravitaillement de La Paz,
notamment en carburant, et le transport aérien. La ville est immobilisée avant d’être
prise d’assaut par la police et les militaires armés, comme pour la guerre. Cette
première journée d’affrontement aurait fait une trentaine de morts et des centaines de
blessés.
Le 13 octobre les habitants d’El Alto descendent en masse à La Paz pour manifester
leur colère. De nouveaux affrontements avec les forces de l’ordre laissent encore des
victimes dans les rues. Le 14, journée plus calme, on compte encore des victimes dans
certains quartiers d’El Alto et aux abords de La Paz. Le gouvernement commence à
mettre en marche un plan d’arrestations pour écarter la presse.
Le 15 octobre voit arriver paysans et mineurs, certains venus à pied de lointaines
provinces, freinés parfois par des barrages militaires se soldant par de sanglantes
batailles.
Démission !
Jusqu’à ce jour le gouvernement ne cède rien et dénonce, sans preuves, le MAS
comme responsable d’un coup d’État. Le Président Gonzalo Sanchez de Losada
déclare à plusieurs reprises qu’il ne démissionnerait pas pour maintenir l’ordre
constitutionnel, malgré la demande grandissante. Cependant certains ministres
démissionnent ou menacent de le faire, et le vice-président, Carlos Mesa, se démarque
clairement de la politique du Président.
Le soir du 15, après trois jours de concertation avec les membres du gouvernement
(MIR et NFR), le Président propose trois mesures, sans mentionner d’agenda et
menace de durcir la situation en cas de refus : un référendum sur le thème du gaz, la
révision de la loi sur les hydrocarbures et l’inscription de l’Assemblée constituante
dans la réforme constitutionnelle.
Immédiatement la proposition est refusée par les leaders du mouvement social, Evo
Morales (MAS), Felipe Quispe (CSUTCB), Jaime Solares (Centrale Ouvrière
Bolivienne, COB) et M. de la Cruz (Centrale Ouvrière de El Alto). Ils la jugent
tardive, trompeuse et ils réclament la démission immédiate du Président au nom des
victimes du conflit. En outre, le peuple réclame l’arrivée au pouvoir du vice-président
Carlos Mesa et une période de transition vers de nouvelles élections.
Le 16 octobre, au moins un quart de million de travailleurs et d’habitants de presque
tous les quar-tiers populaires d’El Alto et de La Paz entourent le Palais du
gouvernement pour exiger du millionnaire Gonzalo Sanchez de Lozado qu’il renonce à
la présidence et quitte la Bolivie. Le 17, après des affrontements avec l’armée qui font
encore plus de 50 morts et 200 blessés, Carlos Mesa entre en fonction comme nouveau
Président.
Pour les Boliviens, cela représente un signe de changement et d’espoir. Mais à la fin
de janvier 2004, la population relance un mouvement de grève très dur dans et autour
de la ville de La Paz. Les revendications sont les mêmes qu’en octobre 2003.
Leur richesse. Pour qui ?
Les compagnies réalisent donc un profit jugé non équitable et l’exportation par le Chili
n’est pas considérée comme acceptable. Dès lors, une majorité de Boliviens disent
préférer que le gaz reste enfoui, plutôt que de l’offrir en cadeau. Ils pensent qu’il faut
chercher les moyens de le transformer dans le pays et s’en servir comme un moteur
économique favorisant l’industrialisation et l’emploi.
Aujourd’hui, de puissantes multinationales contrôlent les réserves boliviennes. Y
exploiter le gaz est très avantageux: 97% des réserves exploitées ne rapportent que 6%
des bénéfices au Trésor général de la Nation. Avec la loi de capitalisation, la Bolivie
aura perdu entre 2002 et 2007 un montant supé-rieur à sa dette externe!
Enfin, la crise actuelle révèle que la population est fatiguée de solutions à court terme,
elle en a assez de la pauvreté. Elle perçoit que le modèle économique basé sur
l’exportation des ressources naturelles n’a pas contribué à l’essor social et
économique.
Luc Pochet
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