PARTIE III : CONFLITS ET LEADERS I) LA BAGARRE Document 1 : De la bagarre à la baston Dans une cour de récréation, la bagarre se décline au moins sous trois formes. Elle est connue avant tout comme une agression réelle entre enfants qui vient souvent régler une première agression verbale ou un désaccord. Dans ce cas, elle apparaît comme la solution la plus directe pour répondre à l'affront et laver son honneur, pour imposer son point de vue. La bagarre est aussi pratiquée sous forme de jeu, inspiré de dessins animés et de jeux vidéos dont on imite les héros ou inventé en fonction des opportunités. Le jeu initial n'empêche pas un dérapage qui le transforme en provocation véritable. Celle-ci devient pour certains enfants un outil privilégié pour se constituer une autorité. La bagarre se décline enfin en un processus de séduction entre garçons et filles qui se rapprocherait d'un jeu tout en comprenant certains aspects d'une attaque sérieuse, la relation entre les sexes étant par essence une relation d'opposition. (...) La forme de cet affrontement à l'école rurale de la Colline diffère pourtant des autres. En ville, elle trouve une inspiration visible dans la culture télévisuelle, empruntant des figures — katas — aux arts martiaux asiatiques: À la campagne elle est un corps à corps qui se joue à terre et qui rappelle des romans du début du siècle tels que La guerre des boutons. C'est tout le contact au corps de l'autre qui diffère de celui des écoles citadines. Les filles se violentent facilement, se tirent les cheveux, se pincent, se bousculent et les garçons se roulent dans la poussière. (...) Les enfants s'indignent en particulier d'une agression d'un grand envers un cadet pour lequel ils peuvent être prêts à se battre car s'il est courant que les plus âgés profitent de leur supériorité corporelle sur leurs cadets, il est aussi admis de tous que cette pratique est immorale : À l'école élémentaire des Landes, une fille dispute un garçon parce qu'il a frappé un enfant plus petit que lui. Elle ne défend pas sa propre cause mais celle du petit, victime d'injustice. L'enfant de CP avait traité le plus grand de « connard » qui l'avait frappé en réponse, attitude jugée déloyale par la fille en raison de la différence d'âge. Elle lui dit sur un ton autoritaire, avec une tête de plus que lui : Tu me taperais si je te disais "connard" comme le CP? (...) La cohérence interne des groupes de pairs, qui s'organise autour des leaders, est le fait d'une volonté de fixer un lien social et les tumultes qui l'accompagnent n'enlèvent rien à l'idée que l'ensemble des enfants d'une cour s'apparente à une micro-société car, comme l'a écrit G. Balandier, « la société s'appréhende comme un ordre approximatif et toujours menacé; à des degrés variables selon ses types ou ses formes, elle est le produit des interactions de l'ordre et du désordre, du déterminisme et de l'aléatoire » (1988 : 68). Julie Delalande : «La cour de récréation - Contribution à une anthropologie de l’enfance- Presses Universitaires de Rennes - 2001) II) LE LEADER Document 2 À l’école maternelle, les enfants rencontrés organisaient beaucoup leurs relations de manière hiérarchique autour d’un leader, un « chef» (selon leur terme) qui décide à quoi on joue et qui participe, veille au bon déroulement du jeu et gère les conflits entre les joueurs. Profitant de sa reconnaissance sociale par le groupe, il se garde le meilleur rôle et prend plaisir à soumettre ses pairs à son autorité (Delalande Julie, « Des recherches sur l'enfance au profit d'une anthropologie de l'école », Ethnologie française, 2007/4 Vol. 37) 1 PARTIE IV : LES GROUPES ET LES RESEAUX I) LE RÔLE ESSENTIEL DU GROUPE Document 3 : La compétition intergroupe. Les expériences les plus significatives sur ce point sont dues à Sheriff et Sheriff (1979) et se sont déroulées dans une colonie de vacances. À partir d'un groupe cohésif d'enfants de 12 ans coopérant pacifiquement à des activités agréables, les expérimentateurs organisent deux groupes en séparant les meilleurs amis. Ces groupes accomplissent toujours des jeux impliquant une coopération de leurs membres, mais on instaure des jeux compétitifs où la victoire d'un groupe implique la défaite de l'autre. Le réseau des affinités se transforme en conséquence. Ceux qui étaient amis dans le groupe initial et qui ont été séparés le deviennent progressivement moins. Les amitiés tendent à se circonscrire dans l'intragroupe et les amitiés intergroupes tendent à disparaître. Enfin une forte hostilité intergroupe se développe entraînant insultes et bagarres. L'installation d'un compétition entre les groupes s'est traduite par une modification des perceptions, des sentiments et des actions vis-à-vis de l'autre groupe. Dans cette expérience, les deux groupes étaient formés à partir d'un seul groupe. Que se passe-t-il lorsque deux groupes indépendants et cohésifs sont mis en compétition ? Une seconde expérience de Sheriff montre qu'on obtient les mêmes effets que précédemment. La compétition intergroupe — ici l'organisation d'un tournoi — se traduit par des sentiments et des conduites hostiles vis-à-vis de l'autre groupe. (A.Blanchet-A. Trognon : « La psychologie des groupes »-Armand Colin – 1978) Document n° 4 : Le favoritisme intragroupe. Le favoritisme intragroupe est une conduite consistant pour les membres d'un groupe à favoriser les membres de leur groupe d'appartenance au détriment des membres du groupe de non-appartenance. De très nombreuses expériences l'ont mis en évidence. Voici une expérience due à Tajfel (1981) illustrant ce phénomène : Des personnes ayant participé à une expérience doivent rémunérer leurs participants à l'exclusion d'eux-mêmes. Elles ont été réparties en deux groupes selon des catégories d'appartenance créées expérimentalement (par exemple le groupe A et le groupe B). Elles ne savent pas qui sont les personnes qu'elles rémunèrent, mais seulement si elles appartiennent à leur groupe d'appartenance ou à l'autre groupe. Par exemple, dans l'une des procédures expérimentales utilisées, les sujets reçoivent des échelles de rémunération comme celle-ci et doivent choisir une seule colonne pour rémunérer à la fois un membre de leur groupe et un membre du groupe auquel ils n'appartiennent pas : 7 1 8 3 9 5 10 7 11 9 1 12 1 Lorsque les valeurs du haut rémunèrent un membre du groupe d'appartenance et les valeurs du bas un membre du groupe de non-appartenance, le fait de choisir une colonne vers la gauche indiquera une stratégie de rémunération diminuant les gains en valeur absolue des membres du groupe d'appartenance au profit d'une différenciation des rémunérations en faveur des membres de ce groupe. Les résultats montrent que c'est la stratégie qui est la plus fréquente. Si on a le choix entre donner beaucoup à un membre de son groupe, mais beaucoup aussi à un membre de l'autre groupe, et donner moins --à un meml---e de son groupe tout en lui donnant nettement plus qu'à un 2 membre de autre groupe, c'est la seconde méthode qui sera préférée. Ainsi la différenciation intergroupe est-elle préservée, au détriment de la valeur absolue des gains. (A.Blanchet-A. Trognon : « La psychologie des groupes »-Armand Colin – 1978) II) INIMITIES DANS LA CLASSE : UNE REPRESENTATION EN RESEAUX Document 5 L’enquête s’est déroulée sur deux années scolaires (de 2010 à 2012) dans deux écoles primaires situées dans l’Est parisien : l’école A, au recrutement social relativement mixte (d’après un comptage sur les CE1 et les CM2, 34 % d’enfants de cadres ou de professions intellectuelles supérieures, 28 % d’enfants de profession intermédiaires, d’artisans ou de commerçants, et 38 % d’enfants d’ouvriers et d’employés) ; et l’école B, au recrutement social un peu plus favorisé (selon les mêmes critères, 49 % d’enfants d’origine supérieure, 29 % d’origine moyenne, et 22 % d’origine populaire). Nous nous sommes focalisés, dans chaque école, sur deux niveaux d’enseignement, le niveau CP (puis CE1 la deuxième année) et le niveau CM1 (puis CM2), soit des enfants pour la plupart âgés respectivement de 6-7 ans et de 10-11 ans, et une population globale de 104 enfants suivis. De façon générale, nous avons présenté aux enfants notre enquête comme une recherche sur « la manière dont ils voient le monde ». La première année, nous avons commencé par réaliser avec ces enfants des séances d’entretiens collectifs en petits groupes autour d’opérations de classements d’étiquettes représentant des métiers (« patron d’usine », « infirmière », « femme de ménage », etc.), cherchant ainsi à répliquer, dans un cadre délibérément collectif, une enquête précédente sur le « sens social des enfants » (Zarca 1999). (…)nous les avons d’une part interrogé sur les métiers exercés par leurs parents, d’autre part sur la façon dont ils perçoivent leurs camarades de classe. C’est à cette occasion que nous avons demandé de façon systématique aux enfants qui étaient leurs amis, puis, au contraire, « quels étaient les enfants qu’ils n’aimaient pas » et « pourquoi » (…)De façon à réencastrer ces déclarations enfantines dans un contexte plus objectif, nous avons par la suite, au début de la seconde année d’enquête, demandé aux enfants, dans un questionnaire distribué cette fois à l’ensemble des élèves des deux écoles2, de citer « trois bons amis » à eux. (…)L’analyse de réseau permet en l’occurrence de construire quatre graphes : un pour chaque niveau scolaire (CE1 et CM2), dans chacune des deux écoles (cf. graphes 1 à 4, pages 40-43). Ces graphes représentent simultanément : 1) les relations entre enfants, à l’aune des amitiés déclarées dans le questionnaire (les flèches correspondent aux citations) ; 2) les propriétés sociales des enfants, soit : leur sexe, leur origine sociale (populaire, moyenne ou supérieure – en fonction de la profession des parents), et leur origine migratoire (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) « 3 Document 6 Graphe 1 : école A, niveau CE1 4 Document 7 Graphe 2 : Ecole B, niveau CE1 5 Document 8 Graphe 3 : école A, niveau CM2 6 Document 9 Graphe 4 : école B, niveau CM2 Document 10 L’examen de la forme globale de ces réseaux permet en premier lieu de remarquer l’importance de l’institution scolaire, et en l’espèce du dispositif de la classe, dans la formation des sociabilités ordinaires. Alors que le questionnaire invitait les enfants à citer « trois bon amis dans l’école », ce n’est qu’exceptionnellement que les enfants, qu’ils s’agissent des plus jeunes ou des plus âgés, ont cité 7 « Document 12 Plusieurs enfants avaient pris l’initiative d’utiliser le système des notes scolaires pour classer les métiers que nous leur avions proposés, transposant ainsi, pour se repérer dans un monde professionnel qu’ils ne connaissent qu’imparfaitement, (…) cela a même constitué une surprise de l’enquête que de constater à quel point les schèmes scolaires d’évaluation informent jusque dans ses détails l’expression des inimitiés (…)Les entretiens fournissent de nombreuses illustrations d’enfants 8 - -- Document téléchargé depuis www.cairn.info Aix-Marseille Université 139.124.244.81 14/10/2014 14h04. © Belin « Document 11 (..) en se déplaçant le long du réseau depuis son extrémité ouest, on trouve un premier sousensemble de garçons d’origine populaire et issus de l’immigration pour la plupart d’entre eux ; puis un sous-ensemble de garçons d’origine sociale moyenne ou supérieure, essentiellement non-issus de l’immigration ; et enfi n un sous-ensemble de fi lles, dont la structure sociale est plus complexe, mais qui ménage néanmoins une place distinctive pour un groupe central homogame de filles d’origine sociale moyenne et supérieure (les filles d’origine populaire occupant une place plus périphérique). Chez les CM2 de l’école B (graphe 4), les sous-ensembles homogames sont plus nombreux, mais on peut notamment distinguer : au nord-ouest, un groupe où semblent se retrouver des garçons d’origine populaire et issus de l’immigration (globalement peu nombreux, compte tenu du recrutement social plus élevé de l’école B) ; un groupe socialement similaire, mais féminin, au nord-est ; à l’inverse, au sud-est, un groupe très cohérent de fi lles toutes non-issues de l’immigration et d’origine sociale supérieure ; et deux groupes masculins socialement équivalent, au sud-ouest. Concernant les enfants plus jeunes, l’effet ségrégatif de l’origine sociale et migratoire paraît déjà opérant. Ainsi, chez les CE1 de l’école A (graphe 1), le groupe de garçons (au sud-ouest) est scindé en deux : partie gauche, un groupe de huit garçons d’origine sociale moyenne ou supérieure, dont un seul est issu de l’immigration ; partie droite, un groupe de quatre garçons, tous d’origine populaire et issus de l’immigration. Une partition assez similaire s’observe chez les fi lles (à l’est du graphe) de cette classe, cette fois entre la partie inférieure populaire et issue de l’immigration, et la partie supérieure, où les fi lles partagent une origine sociale plus favorisée – à cette difi érence près que dans cette seconde partie, une certaine mixité migratoire est observable. Concernant enfin le niveau CE1 de l’école B (graphe 2), la dispersion globale du réseau n’empêche pas de retrouver les logiques de ségrégation sociale dont il est ici question. Le principal groupe de filles (au nord-ouest du graphe) est en particulier quasiment non-mixte du point de vue de l’origine sociale et migratoire (à une enfant près, Fessal). À l’ouest du graphe, le grand groupe de garçons est également très ségrégé : il oppose, dans sa partie supérieure, une majorité d’enfants d’origine sociale moyenne et supérieure, et quasiment tous non-issus de l’immigration (à l’exception de quatre enfants sur dix-huit), à une minorité d’enfants, dans la partie inférieure, quant à eux tous issus de l’immigration et avec par contre une certaine mixité sociale.(…) si ceux qu’on n’aime pas sont bien ceux que l’ordre social objectif tient à distance, ce n’est presque jamais en faisant explicitement référence à des différences proprement sociales que les enfants expriment leurs inimitiés. (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) - un camarade en dehors de leur propre classe (…)Si l’on s’intéresse ensuite à la structure interne des sociabilités, un autre constat s’impose : la très forte sexuation des sociabilités (…) (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) rendant compte de leurs inimitiés en évoquant des mauvais résultats scolaires. On peut prendre l’exemple d’Élise, fille d’origine sociale supérieure, dont les parents sont tous les deux nés en France, qui est, de fait, située au centre de son réseaux d’amies (elle est citée huit fois, cf. graphe 3). Voici comment elle explicite son inimitié pour Fouad, quant à lui garçon d’origine sociale moyenne, issu de l’immigration maghrébine, et « queue de réseau » (il est cité par un seul enfant) : « Wilfried : Mais qu’est-ce que t’aimes pas chez lui [Fouad] en fait ? Élise: Déjà il est pas intelligent [elle rit] ; il est pas rigolo [elle rit] W : Et comment tu sais qu’il est pas intelligent ? Élise: Ben il a des mauvaises notes ( ... ) puis j’aime pas parce que tu vois : c’est mon voisin... d’appartement ( ... ) il est juste au-dessus, il fait plein de bruit ! Des fois, quand on s’endort, on entend des balles : boum-boum-boum-boum » (CM1, école A). (…)Pour les enfants les plus jeunes, la situation se présente différemment, ne serait-ce que parce que les notes occupent une place bien moins importante dans le quotidien de leurs classes. Cela n’empêche pas ces enfants, néanmoins, de mobiliser des schèmes scolaires issus de leur propre évaluation quotidienne pour déprécier les enfants qu’ils n’aiment pas. Cet extrait d’entretien avec Bela et Eudiane, deux filles de CP, en est l’illustration. Toutes deux d’origine populaire, issues de l’immigration (respectivement algérienne et turque), et bien insérées dans un petit groupe aux propriétés similaires (cf. graphe 1), ces deux amies déprécient en entretien un garçon, Julien, d’origine populaire, issu de l’immigration ivoirienne, et plus isolé des ses pairs (il est cité deux fois) : « Julie : C’est un copain Julien ? Bela : Non non, il sait pas écrire... Eudiane: Il sait pas écrire, il écrit gros : quand on écrit là, il prend le page il écrit “L” et après il a pas de place. Bela: Il écrit trop gros... J (qui ne comprend pas) : Mais du coup, c’est un copain Julien ? Bela et Eudiane : Pas à moi, pas à moi ! J : Pourquoi alors ? Eudiane : Parce que c’est un cochon, la maîtresse elle dit que c’est un cochon ! Moi aussi on dit que c’est un cochon : on est d’accord avec Bela et moi... parce qu’il écrit gros... personne l’aime ! » (CP, école A). (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) « Document 13 On demande à Didier [enfant d’origine populaire, issu de l’immigration chinoise récente] qui sont ses copains et copines. « Toute la classe » dit-il d’abord. Mais les meilleurs ? Il cite Valentin « mais il me soûle un peu », Hamdi, Fouad même si « parfois il me soûle », Sliman « aussi », Jawad, Georges « un peu, enfin il me soûle ». On s’étonne qu’il ne cite pas de filles : « y a personne de meilleures copines » dit Didier (CM1, école A6 ). Ici, plusieurs enfants sont décrits comme « soûlants » par Didier. De fait, cet enfant est un peu isolé dans le réseau de la classe – un retour au réseau (graphe 3) montre que, si lui cite bien Jawad, Hamdi et Georges, il n’est cité par personne. Mais ce qu’il faut remarquer ici est que ces enfants « soûlants » sont uniquement des garçons ; autrement dit, les fi lles, parmi lesquelles il n’« y a personne de meilleures copines », ne sont même pas « soûlantes » – elles n’existent pas amicalement pour Didier, de même que pour la grande majorité des garçons. La réciproque est également vraie : il est rare que les fi lles fassent spontanément référence aux garçons lorsqu’on les interroge sur leurs relations amicales. 9 (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) « « Document 14 Au-delà des stricts résultats scolaires qui viennent fonder des frontières amicales, il faut par ailleurs souligner que les enfants font aussi régulièrement référence au comportement en classe (et plus largement dans l’enceinte scolaire) de leur pairs lorsqu’ils cherchent à expliquer leurs inimitiés. (…) chez les enfants les plus jeunes, les pratiques de dépréciation amicale s’appuient volontiers sur une évocation explicite de comportements en classe de type déviants. Dans l’exemple suivant, Louison et Marielle, deux filles d’origine sociale favorisée (la mère de Louison est architecte, le père de Marielle journaliste), et très bien insérées dans un groupe d’enfants aux propriétés similaires (elles sont citées respectivement quatre et cinq fois [cf. graphe 2]) justifient leur inimitié pour Abderaman et Achille,enfants bien plus isolés relationnellement (personne ne les cite), et par ailleurs, bien différents du point de vue de l’origine sociale et surtout migratoire (les parents d’Abderaman sont nés « en Afrique », et son père travaille en cuisine ; Achille est issu de l’immigration algérienne, son père travaille dans une pizzeria) : « Wilfried : Et Abderaman, vous l’aimez bien ? Louison : Non ! On se plaint de lui tout le temps ! Marielle : En plus, à chaque fois que X [l’enseignante] elle part et qu’on demande à des enfants de le surveiller : il monte sur la table des fois, il danse sur la table, il fait des bêtises... W : Et pourquoi vous l’aimez pas vous ? Louison : Parce qu’il fait que des bêtises ! [sur le ton agacé de celle qui a déjà répondu] (... ) Marielle : À cause d’Achille et Abderaman, ffffou on se fait engueuler un peu ! (...) Parce qu’Achille, à chaque fois qu’il fait une bêtise, il dit que c’est les autres ! Louison : Par exemple il monte sur la table, il danse, et après il dit que c’est Olivier... Julie : Mais Achille, il est avec Y [un autre enseignant], non ? Louison : Mais maintenant, ils l’ont changé de groupe tellement il est méchant ! Il y a que des insolents dans cette classe [en riant] » (CP, école B). Comme dans cet extrait, les enfants les plus jeunes, lorsqu’ils mentionnent de mauvais comportements, font typiquement référence à une scène (unique) concrète observée en classe – parfois immédiatement avant l’entretien – en insistant sur la description détaillée de la déviance. Ils insistent aussi sur les conséquences factuelles malheureuses de ces comportements : ici, les enquêtées pointent le fait que plusieurs personnes se font « engueuler » ; ailleurs, d’autres enfants, s’identifiant directement à l’enseignant soulignent que ce genre de comportements le ou la « font crier ». Par contraste, les enfants plus âgés manipulent la référence au comportement scolaire de façon plus abstraite – comme s’il devenait progressivement inutile d’entrer dans le détail des règles scolaires transgressées (…)De façon révélatrice, même les « moins bons élèves » sont amoureux des filles « qui ont des bonnes notes »... Ce degré de domination symbolique de l’institution scolaire et de ses schèmes de classements univoques dans les propos enfantins sur les sociabilités est un résultat qui nous a étonnés et questionnés (…). Ce qu’on saisit avec ce genre de séquence, c’est l’intériorisation des normes et injonctions dominantes dans l’espace scolaire (« avoir de bonnes notes » et « ne pas être en surpoids ») par les dominés eux-mêmes – avec, on l’imagine, toute la honte, voire la « haine de soi » que cela peut signifier (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) 10 Document 15 On pense par exemple ici au jugement alternatif que représente le qualificatif d’« intello », qu’on entend facilement au collège, que pourraient mobiliser les mal-classés scolairement pour déprécier les enfants qu’ils n’aiment pas. L’extrait ci-dessous, dans lequel nous tentons (maladroitement et sans succès) de rendre disponible ce terme pour Kévin, qui peine à expliquer ses inimitiés, est cependant révélateur de l’absence de familiarité, en CP, du jugement dépréciatif d’« intello » : « Wilfried : Et est-ce que y’en a dans la classe vous vous dites : c’est vraiment des “intellos”? Léonce : Ça veut dire quoi « intello » ? Kévin : Intelligent ! » (CP, école B). Ce terme typique de la contre-culture scolaire, absent donc en CP, semble tout de même prendre consistance au cours du primaire : les entretiens réalisés avec les CM1 permettent d’affirmer que ces derniers connaissent la notion (…) (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) « Document 16 Un premier schème relatif à l’hygiène est omniprésent dans les propos enfantins: propre et sain vs sale et malsain. L’effort parental pour apprendre quotidiennement aux enfants le dégoût des choses sales (« c’est dégoûtant », « ne mets pas les doigts dans ton nez », « lave-toi les dents », « ne porte pas à ta bouche », etc.), conduit à ce que ces derniers intériorisent la légitimité de ces jugements dépréciatifs, suffisamment en tout cas pour qu’ils deviennent des instruments d’appréciation et de classement de leurs camarades. Les extraits suivants témoignent de la prégnance, dans l’expression des inimitiés, de la partition entre propre et sale : « Wilfried : Kévin, c’est votre copain ? Félix : Non pas à moi ! Il sent mauvais, beurk! W : Il sent mauvais ? Giorgio : Non il sent pas mauvais, mais il est un peu pénible, parce que des fois, on fait rien ( ... ) et lui « Ah qu’est ce qu’il y a ? » [mime un coup de poing]. Il tord le bras comme ça W : Mais alors c’est vrai qu’il sent mauvais ? Félix : Non il sent pas mauvais, mais quand on s’approche de lui... Giorgio : Non quand il montre son haleine, beurk. Félix : Il est dégoûtant! Giorgio : Moi quand je me lave pas les dents, j’ai une haleine de chacal... (... ) Julie : Mais comment tu sais qu’il sent pas bon Kévin, tu sens sa bouche ? Félix : Quand on passe à côté de lui, beurk. Surtout quand il fait des gros prouts, tout son corps il est en prout on dirait. Il est dégoûtant. Giorgio : [rires] C’est bizarre ! Parce que normalement ça doit aller dans l’air ! J : Et vous vous en faites pas des prouts, vous ? Giorgio : Si. Mais moi dès qu’on me sent, je sens bon, le prout est parti. Alors que Kévin, ça dure des heures ! J : Et Félix toi t’en fait pas ? Félix : Oui quelque fois, mais des prouts qui s’entendent pas » (CP, école B). (…) Les crottes de nez, la salive, les pets, etc. : on retrouve là les excrétions qui font l’objet d’un apprentissage méthodique, dans la sphère domestique, de ce que l’on ne doit pas exposer aux yeux des autres. Ces dégoûts culturellement construits deviennent pour les enfants autant de points d’appui 11 qui paraissent suffisamment universels pour fonder le rejet. Or ces barrières hygiéniques qui sont ainsi tracées recoupent très largement, et font exister, en les signifiant par le dégoût, des frontières sociales (Memmi et al ., 2011) : Giorgio, Félix, Malia, Jones ou Carine sont des enfants de familles aisées – dont les pets « sentent bon » ou « ne s’entendent pas » – alors que Kévin et Hakim sont des enfants de milieux populaires et immigrés. Au schème du sale et du propre est presque indissociablement lié celui du sain et du malsain, qui en constitue en quelque sorte le prolongement sur un plan plus pratique : le sale a pour conséquence la contamination, la maladie, et c’est aussi pour cela qu’il faut s’en tenir à distance (pas seulement pour des raisons purement esthétiques (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) « « Document 17 ( ... ) Malia : ( ... ) elle est un peu brusque en fait... elle tape ! Carine: Et elle sait pas parler doucement... » (CM, classe B). Pour déprécier Keltoum, les deux filles évoquent certes des traits physiques, mais elles donnent d’autant plus d’importance à leur jugement dépréciateur qu’elles combinent ces remarques avec des mentions d’ordre plus moral, sur la manière de parler (« elle sait pas parler doucement ») et de se tenir (« elle est brusque »). Si ce sont les enfants qui s’expriment, qui s’activent pour trouver des bonnes raisons de détester, c’est aussi l’origine sociale et le style de vie familial qui parle : filles d’origine favorisée, Carine et Malia valorisent particulièrement le sens de la retenue, de la mesure, et dévalorisent symétriquement les usages plus animés du corps et de la parole. Il se trouve que notre enquête nous a permis de recueillir un point de vue symétrique, du côté de Keltoum, qui montre bien que l’esthétique en jeu ici est une affaire de point de vue social. Cette dernière enfant justifie quant à elle son inimitié pour Martin, un camarade socialement proche de Malia et Carine, en stigmatisant justement des manières langagières et corporelles qu’elle juge excessivement figées et contraintes : « Wilfried : Et Martin ? Keltoum : Trop sérieux... à chaque fois, dès qu’il fait la chorale, il est comme ça [elle mime une posture rigide], après il parle comme ça : il est droit comme si il faisait le garde à vous...» (CM, classe B). (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) Document 18 « Et pourquoi [vous ne citez] pas de garçons dans votre classe ? Carine : Ils sont tous méchants... Malia : Ils sont nuls... [elles rient] ils pensent qu’à la bagarre... aux toupies... (...) Karine : En fait ils sont bêtes les garçons, parce que quand ils sont amoureux d’une fille, ils leur courent après ! » (CM1, école B). (Wilfried Lignier et Julie Pagis : « Inimitiés enfantines - L’expression précoce des distances sociales » - Genèses 96, septembre 2014) « 12