Eloge du Professeur Alexis Jacquemin
Chère Brigitte, Chers Frédérique et Benoît, Christophe, Laurent et Joëlle, Jérôme et Laetitia,
Nous sommes venus très nombreux, remplis de tristesse, pour vous entourer de notre affection,
vous apporter notre soutien, pour nous recueillir, nous souvenir, mais aussi pour célébrer la richesse
d’une vie réussie.
Chers Amis d’Alexis,
Un grand homme nous a quittés.
Les témoignages émus et chaleureux recueillis ces derniers jours m’ont montré à quel point il
est difficile d’évoquer la personnalité d’Alexis sans aborder tout à la fois sa vie familiale, sa carrière
scientifique, son métier de professeur, son influence dans la société. Pour mieux retrouver l’homme,
je voudrais évoquer d’abord la vie de l’universitaire et du politique, tendue par la volonté de réaliser
un projet.
Le 15 juin 1983, Alexis reçut le Prix Francqui des mains du Roi Baudouin et de la Reine
Fabiola. A cette occasion, il prononça une allocution d’une remarquable lucidité qui, je pense, recèle
la clef de sa trajectoire. Il ouvrit son discours en évoquant Stuart Mill, philosophe et penseur
d’économie politique du 19ème siècle. « Il y a peu de chance, écrivait Stuart Mill, d’être un bon
économiste si on est rien d’autre. » Alexis se sentait habité d’une conception du travail
interdisciplinaire qu’il a entretenue depuis ses premières recherches jusqu’à ses derniers travaux. Il
voulait que l’analyse juridique et sa logique propre rejoignent l’analyse économique dans le souci
d’orienter un projet de société, mais il exprimait aussi devant le Roi l’angoisse d’être si peu armé en
face des graves problèmes économiques et sociaux qui déchiraient notre pays.
Alexis a surmonté son angoisse et atteint ses objectifs, démontrant dès le début de sa carrière
une rigueur académique exceptionnelle qu’il faut donner en exemple à nos jeunes générations de
professeurs. Dès ses premières recherches, il se choisit un domaine de compétence, à la fois cibet
de grande envergure ; pour s’y épanouir, il suit une méthode dont la largeur de vue rivalise avec la
profondeur. Dans son approche économique, il utilise des modèles théoriques et l’analyse empirique ;
formé en sciences humaines, il sait que tout ne peut être mesuré et quantifié. Au terme d’un séjour de
15 mois à l’Université de Californie à Berkeley en compagnie de Brigitte et de Frédérique, Alexis, âgé
de 28 ans, importe en Europe le nouveau concept d’économie industrielle et publie un an plus tard sa
thèse et son premier ouvrage, « L’entreprise et son pouvoir de marché ».
En 1967, il est engagé comme chargé de cours à l’Université catholique de Louvain ; dès ses
premiers échanges de correspondance avec Monseigneur Massaux, il montre une réelle ambition pour
l’université. Il lui propose de créer le CRIDE, Centre de Recherches Interdisciplinaires Droit et
Economie, dont l’originalité est l’approche interdisciplinaire et la conception d’un droit économique
davantage comme une démarche d’analyse que comme une discipline. Le Centre est un pionnier dans
son ouverture et son mode de travail : sept ou huit collaborateurs dont l’affectio societatis est
indispensable, déjeuners hebdomadaires, organisation de séminaires, coopération avec les universités
de Liège, de Gand, de Bruxelles. De nombreux chercheurs belges et étrangers participent aux travaux
du Centre ; parmi eux, Anne-Marie Kumps, Robert Wttervulghe, Bernard Snoy, Philippe Maystadt,
Bernard Remiche, Elisabeth de Ghellinck… Alexis dirige le Centre et suggère des thèmes nouveaux
qui restent d’une brûlante actualité : études et réflexions sur l’entreprise, relations entre le droit et
l’économie, magistratures économiques, rôle de la recherche et du développement, transferts de
technologie… Il est parmi les premiers à affirmer l’importance de ces sujets, à les travailler sur le plan
scientifique et à initier des études de grand impact, tout en veillant, en bon pédagogue, à les rendre
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compréhensibles pour un large public. Son « Que sais-je » publà l’époque sur le droit économique
reste aujourd’hui un ouvrage de référence.
Alexis comprend que l’impact national et international de ses recherches dépendra de ses
publications. Travailleur vif et rapide, il publiera durant sa carrière une vingtaine de livres et quelque
deux cents articles scientifiques. « C’était un plaisir de préparer une publication avec lui ! », m’a
confié Bernard Remiche, se souvenant d’après-midi de travail le sérieux alternait avec un humour
débridé. En 1975, il publie en français un ouvrage intitulé « Economie industrielle » ; il sera traduit en
cinq langues. Dans la foulée de son Prix Francqui, il publie en 1985 un livre qui sera déterminant pour
le reste de sa carrière, « Sélection et pouvoir dans la nouvelle économie industrielle », qui a fait lui
aussi l’objet de traductions en cinq langues européennes et en japonais.
Ce travail colossal provoque la montée d’une réputation internationale fondée sur l’excellence,
qui vient renforcer celle de « l’école de Louvain », comme l’appelait à l’époque un journaliste. Alexis
enseigne dans les universités de Washington, Laval, Nancy, Paris IX Dauphine, Michigan, Sorbonne,
Montreal, Florence. Il participe à la fondation et à l’animation de l’Association Internationale de Droit
Economique qui réunit juristes, économistes et gestionnaires issus d’une quarantaine de pays, autour
de thèmes concernant les relations entre le droit et l’économie. Son excellence est reconnue par des
récompenses prestigieuses telles que le Prix Européen Emile Bernheim, le Prix Européen Paul-Henri
Spaak et le Prix Francqui, la plus haute distinction scientifique décernée en Belgique.
L’activité du chercheur ne devrait cependant pas voiler celle du professeur qu’Alexis pratique
tant à Louvain qu’aux Facultés universitaires Saint-Louis. Ses exposés, se confondent la science,
l’humour et l’esprit de répartie, enchantent littéralement ses étudiants qui lui attribuent toujours les
évaluations les plus positives. Spécialiste de la concurrence, il ne veut pas qu’elle naisse dans les
enseignements parallèles que donnent ses collègues. C’est ainsi qu’il se lance en 1968, avec son
collègue et ami Henri Tulkens, dans la rédaction d’un traité, « Fondements d’économie politique »,
grand classique qu’ont connu et connaissent encore de nombreuses générations d’économistes, de
juristes et d’ingénieurs ; il en est à sa troisième édition et a été imprimé à plus de 40.000 exemplaires.
Alexis était un véritable précurseur qui avait compris bien avant d’autres l’importance capitale de la
pédagogie universitaire.
Toutefois, au terme de vingt années d’université, on sent chez Alexis le désir de tourner une
page. L’angoisse que j’ai évoquée le pousse-t-elle à jouer un rôle plus actif dans la société, à exercer
une influence qui dépasse la recherche académique et l’enseignement ? Alors qu’il était étudiant à
l’Université de Liège, il avait participé au mouvement des Jeunes Sociaux chrétiens ; en 1973, il avait
accepté le poste de chef de cabinet du Ministre Hanin, en charge de la politique scientifique. A la
demande de nombreux collègues, il accepte en 1986 de poser sa candidature au rectorat de l’UCL.
C’est en 1987 que s’ouvre la fenêtre vers une nouvelle carrière qu’il convient de qualifier de
politique. Le premier janvier 1985, Jacques Delors avait pris la présidence de la Commission
européenne et définissait des objectifs audacieux pour l’Europe : la convergence des politiques
économiques pour une croissance supérieure et des créations d’emplois plus nombreuses, l’avancée
vers l’union monétaire, la poussée technologique pour la maîtrise des secteurs d’avenir,
l’environnement, la dimension sociale. Qui mieux qu’Alexis aurait pu contribuer à l’élaboration d’un
plan aussi audacieux ? C’est ainsi qu’en 1987 il devient conseiller économique à la Commission
européenne et participe à la rédaction du Rapport Cecchini sur le coût de la Non-Europe. Pour le plus
grand bien de l’Union européenne, il rejoint en 1989 la Cellule de prospective mise en place par le
Président Delors, à laquelle il apporte une contribution fondamentale.
Alexis est un conseiller très écouté, qui a une grande influence sur l’appareil administratif. Il
est un intellectuel bâtisseur qui donne sa charpente à la politique industrielle de l’Union européenne.
Quel homme se cache derrière ce puits de science et d’intelligence ? Prenait-il le temps de
goûter à la vie ? Ce que chacun ressent est bien exprimé dans le message que m’adresse Robert
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Lacroix, recteur de l’Université de Montréal, qui a connu Alexis alors qu’il préparait à Louvain son
doctorat en sciences économiques. « J’ai été frappé, dit-il, par l’intelligence, le dynamisme, le
charisme et aussi l’humour de ce beau jeune homme aux allures un peu playboy dans sa rutilante
Mustang grise importée des USA. Il a été un modèle pour moi. J’ai revu régulièrement mon bon ami
Alexis. La magie de notre première rencontre se recréait dans des discussions toujours animées,
enrichissantes et porteuses de projets d’avenir. A chaque occasion, c’était une cure de
rajeunissement ! » Parmi les nombreux prix qui ont couronné la carrière d’Alexis, ne faut-il pas aussi
rappeler celui qu’il a remporté avec Brigitte en 1970 lors d’un championnat de rock-and-roll ?
Alexis était un homme chaleureux, rempli de charme, doté d’un humour direct et volontiers
caustique, tout en y mettant les formes, me dit un de ses amis proches, sauf lorsqu’il était vraiment
excédé. Tout au long de son parcours universitaire, il a entretenu avec mes prédécesseurs des liens de
confiance, empreints de cordialité et de partenariat. Ceux qui ont travaillé avec lui m’ont tous rappelé
avec émotion sa gentillesse et son amitié, que ce soit à l’université ou au sein de la Cellule de
prospective. Véritable humaniste, il était épris de la nature, de la musique, de l’art sous toutes ses
formes. Nous savions tous aussi que pour lui, si attaché à son épouse et père de quatre enfants, les
valeurs familiales avaient une grande importance.
Alexis tenait à la vie. Au cours des dernières années, il souffrait énormément de ne plus
pouvoir la partager avec les autres. Grâce à l’amour extraordinaire dont l’ont entouré Brigitte, sa
famille et ses proches, il a pu communiquer jusqu’au bout. Il a dit à des amis très chers qu’il était
content de ce qu’il avait fait de sa vie.
Alexis nous a comblés. Il a honoré l’université. Nous sommes heureux d’avoir pu partager
son amitié.
Merci, Alexis.
Marcel Crochet
Recteur de l'UCL
Le 19 août 2004
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